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Dossier : Comment créer une collection

de vêtements pour homme ?


Vincent Schoepfer est créateur de mode masculine. Aujourd'hui directeur
artistique de la marque Patrons, il va nous raconter ici toutes les étapes qui ont
permis d'aboutir à sa collection homme Automne/Hiver 2016. Depuis 2002 et la
fin de mes études à l’école Esmod Paris, j’ai connu 14 années d’expériences
diverses, de doutes, de réussites, parfois d’échecs - qui font rebondir - mais
toujours des choses à apprendre et cette même passion au fond de moi. Non, la
vie d’un créateur de mode n’est pas linéaire, mais elle est très enrichissante. La
formation et l’expérience sont primordiales pour appréhender ce métier. Certains
pensent parfois que tout le monde peut créer sa propre ligne de vêtements,
mais selon moi, être designer représente bien plus qu’une question de goût.
C’est d’abord une passion, puis un apprentissage long de 3 à 4 années d’études
au minimum afin de connaître l’histoire de la mode et du costume, pour ensuite
savoir la réinterpréter et innover. Il faut aussi disposer de bases en modélisme
pour avoir bien en tête la faisabilité d’un vêtement. On doit
également apprendre à être précis dans l’élaboration des fiches technique et
maîtriser le dessin. Rencontrer les différents acteurs de la filière (façonniers,
fabricants de tissus, filateurs, etc.) pour comprendre leur façon de
travaillerMalgré la réussite de certains, sortir d'école de commerce ne fait pas
directement de vous un créateur de mode. Faire des sweaters à « message »,
c’est simple. Être créateur de mode dans la continuité, c’est plus compliqué et
cela nécessite rigueur et savoir-faire.
La marque PATRONS s’articule autour de trois fondamentaux : un dressing créateur
réfléchi et consistant, offrant un mix étudié entre pièces intemporelles et modèles plus
tendances, une politique de prix justes et cohérents et, enfin, une écoute et une proximité
forte avec les clients qui participeront activement au développement de la marque."
Septembre 2015 : imaginer et concevoir la collection de A à Z
L’été touche à sa fin. Comme chaque saison, le calendrier des collections de prêt-à-
porter suit son cours bien rythmé. Une page blanche qui revient tous les 6 mois, avec le
challenge commercial en ligne de mire. Créer une collection de vêtement, c'est tout
un processus qui demande du temps et une organisation claire, définie avec des dates
limites pour chaque étape.
Analyser, s'inspirer, poser les bases
Tout d’abord il faut poser les bases. On commence par le cahier
des charges qui contraint de :
•Rester fidèle aux saisons précédentes pour avoir une continuité
dans le style,
•Respecter un prix juste pour les clients et pour le
développement de l’entreprise,
•Rester créatif et, pour ma part, ne pas succomber aux sirènes de
la principale tendance du moment : le « normcore ».
Le normcore s'illustre par la volonté de rejeter toute forme de sophistication. On pousse la
normalité à l'extrême. Steve Jobs a largement contribué à lancer la tendance avec sa tenue
unique : jean délavé, haut noir et baskets blanches.
Ok, les bases sont posées. Maintenant, par quoi et par où commencer ?
Il faut se poser et faire le point sur les saisons passées. Qu’est-ce qui a marché
ou non d’un point de vue commercial ? Créer ce n’est pas répondre à ses
propres désirs, c’est aussi savoir analyser les tendances et surtout l’air du temps en
prenant en compte l’image et le positionnement de la marque.
Pour commencer, un bon benchmark s’impose. Cela permet de voir ce qui
fonctionne et comprendre aussi comment s’en différencier. Ne pas rester dans sa
bulle et vivre avec son époque, tout en respectant l’ADN de la marque, est un
équilibre délicat à trouver.
Ensuite, il faut rassembler ses idées, et choisir le ou les thèmes qui donneront à
la collection sa touche unique. Avec l’expérience, cela vient rapidement car
l’analyse des tendances permet de mieux appréhender l’air du temps.
Dans mon cas, c’est différent à chaque fois. Un souvenir de voyage, un morceau de
tissu, une exposition, un livre d’art…
Cette saison, c’est un lieu qui sera ma source d’inspiration. La chaussée des
Géants, en Irlande du Nord. Fan de la série Game of Thrones, j’ai pu apprécier la
beauté des lieux de tournage dans cette partie de l’île.
C’est un lieu unique, avec ses cheminées basaltiques en forme d’hexagone. L'effet est
très graphique et moderne.
•Les contraintes à prendre en compte
•Top départ ! Pas de temps à perdre, on a 4 mois pour faire de ces idées une collection de
vêtements.
•Mais attention, je n'ai pas dit précipitation, il faut s’organiser autour d’axes
fondamentaux :
•Le budget de la saison, pour rester dans les clous car les coûts peuvent vite exploser si on
ne gère pas bien les choses,
•La création de l’univers de collection autour des inspirations et à partir de mots-clés,
•La gamme de couleurs,
•Un plan de collection cohérent (nombre de pantalons, tee-shirts, chemises, etc.),
•Le dessin des produits et la réalisation des dossiers techniques,
•Le choix des matières,
•La mise au point des prototypes.
•Pour commencer, il faut mettre à plat les inspirations sur le papier en quelques mots
clés. Par exemple, de façon assez intuitive avec les mots suivant :
•Irlande > Chaussée des Géants > Hiver > Minéral > Graphique > Sauvage > Wild
•Matière > Tartan > Tweed > Laine > Molleton
•Ensuite, il faut remplir les blancs sur les différents axes de conception. Quelle gamme de
couleurs pour cette collection ? Cette région sauvage d'Irlande du Nord abrite des dégradés
de vert et de gris, l’océan tout proche apporte des bleus profonds et la couleur de la terre,
des bruns et des bordeaux sanguins.
Voici le moodboard qui définira l'ambiance, l'atmosphère de la collection.
Le création d’un moodboard est super utile pour mettre en place ses idées. C’est un condensé de la collection en grand format que l’on a
tous les jours sous les yeux pendant toute la période de création.

Ici un moodboard qui présente la collection à travers des dessins et des photos de
différentes pièces.
Les dessins et les dossiers techniques
La partie la plus fastidieuse et la plus importante. Tous les
détails doivent être pensés à ce moment. Les silhouettes version
croquis de mode comme on les imagine, qui sont présentes sur
le moodboard, ne sont que la partie « fun » du travail de dessin.
Le dessin essentiel est le dessin technique, celui qui permettra
au modéliste de concevoir le vêtement. Il doit être précis et est
souvent réalisé par informatique sur un logiciel comme
Illustrator. La mode est une technique, un savoir-faire dans la
conception des vêtements.
Notre imagination n’a pas de limite mais le corps humain et les
matières pour la production, oui.
Le modélisme, c’est-à-dire tout ce qui concerne la création de
patrons, est régi par des codes à la fois dictés par la
morphologie des hommes ou des femmes, ainsi que par les
propriétés techniques du tissu (chaîne et trame, jersey...).
C'est vraiment la partie fastidieuse où il ne faut louper aucun détail !
Le choix des matières utilisées dans la collection se fait
au moment du salon « Première Vision ». C’est le
rendez-vous textile de chaque début de saison : il a lieu
deux fois par an, en février et septembre. Salon
international, tous les meilleurs fabricants de tissus s’y
retrouvent.
Les étapes de création précédentes permettent d’arriver
sur le salon avec des idées précises sur les matières et
les couleurs. Sans quoi, il serait très facile de
s’éparpiller ! On a toujours envie de se laisser aller à
choisir des tas de tissus différents. Sur place, je me sens
comme un enfant dans un magasin de jouets. Il y a de
très belles choses qui viennent d’Italie, du Japon ou du
Royaume-Uni.
Octobre 2015 : sourcing et suivi de production
Tout est lancé. C’est une période propice aux déplacements pour aller
rencontrer les fabricants et surveiller de près la mise au point du premier
échantillon.
Cette année, je pars pour le Portugal - dans un petit village non loin de Porto -
visiter l’usine qui produit les chemises Patrons.
L’occasion d’une petite parenthèse sur le « made in ». Pour moi qui suis
designer, le contact avec les usines est primordial. J’attache plus d’importance
à la manière et aux conditions dans lesquelles sont fabriqués les vêtements,
qu’à leur pays d’origine. Chez Patrons, nous travaillons en France, comme au
Portugal ou en Chine.
BonneGueule l'a déjà évoqué, le « made in France » n’est pas un gage de
qualité ou de savoir-faire absolu. On trouve de tout : des façonniers très haut
de gamme comme des fabricants peu recommandables (cf : 
les scandales d’ateliers clandestins découverts en banlieue parisienne ces der
nières années
).
Le plus important est la traçabilité, la qualité des matières premières et la
relation de confiance tissée avec les façonniers.
Novembre 2015 : validation des prototypes
Retour à Paris. La collection prend forme. Les premiers
prototypes arrivent, la phase de correction / validation
commence. Il faut vérifier que les mesures sont bien conformes
aux dossiers techniques et finir de valider les matières choisies
pour l’échantillon commercial.
Il faut être rigoureux jusqu’aux moindres détails ! C’est l’assurance
d’une collection qui tient la route. En moyenne, il faut
deux prototypes par modèle pour arriver à la validation du
prototype commercial. Un premier qui n'est pas tout à fait correct,
que l'on renvoie à l'usine pour être corrigé, et un second qui sera
parfois (mais pas toujours) le bon.
C’est un coût à évaluer en début de saison car la note peut être
salée. Préparation et précision sont les clés pour ne pas
exploser le budget.
Décembre 2015 : élaboration de la stratégie de communication
Si les usines ont tenu les délais, ce qui n’est malheureusement pas toujours le
cas, la collection est enfin prête !
Cette saison, aucun nuage à l’horizon ! Mais les retards dans la mise au point
créent souvent beaucoup de stress en fin de saison.
Décembre : c’est le moment de penser à la communication à mettre en
place autour de cette nouvelle collection. En effet il ne suffit pas de faire
de beaux vêtements pour donner envie. C’est ma casquette de directeur
artistique : donner vie à ces vêtements, en images, pour créer le lookbook qui
sera envoyé aux acheteurs et aux clients retails.
Cette saison, le décor est naturellement le même que celui inspirant la
collection. L’équipe de Patrons part donc en Irlande du Nord au mois de
janvier 2016 pour faire le shooting photo de la collection dans les
magnifiques décors de La Chaussée des Géants.
Un lieu idéal pour recevoir l'inspiration.
Mais ne soyons pas trop pressés, il reste encore beaucoup de travail.
Organiser la production du shooting n'est pas une mince affaire, il faut :
Faire le casting du mannequin qui sera le visage de la saison,
Choisir un photographe professionnel ; dans ce cas, le talentueux Manu
Fauque,
Organiser le voyage : billet d’avions, logement, etc.
Je travaille également depuis plusieurs saisons avec un réalisateur de film, 
Cédric Coldefy, qui produit nos images chaque saison pour Patrons. Il faut
bien s’organiser pour ne pas trop dépenser mais aussi s’assurer que les
conditions sur place seront optimales pour toute l’équipe.
De mon côté, je préfère travailler dans la durée avec les mêmes personnes
pour créer une complicité et passer des moments agréables. Il faut aussi
savoir se détendre, même hors des heures de boulot, surtout si on passe 4
jours ensemble à l’étranger 😉
Fin décembre tout se précise : vivement 2016 pour présenter la
collection ! En attendant ça sera détente et quelques jours en famille pour les
fêtes.
Janvier 2016 : production des supports de communication
Le dénouement. C’est comme un accouchement. Des mois de réflexion, de
travail acharné, et tout prend forme.
Il nous reste encore notre petite virée en Irlande pour produire les photos de
la campagne. Ce sera un moment formidable de travail avec l’équipe sur les
routes sinueuses de la côte.
Les photos et le film de campagne de la collection en poche, je dois encore
m’occuper de la mise en page et de la DA du book papier. Je mets un point
d’honneur à toujours imprimer le book, c’est un objet qui met en valeur tout
notre travail.
Fin janvier, la collection est réellement terminée. C’est un peu de moi que je
laisse après ces mois d’efforts et c’est une autre partie du travail qui
commence : la vente de la collection aux revendeurs. Mais ça, c’est une autre
histoire, avec tout autant de challenges.
Le public, lui, ne verra la collection en boutique ainsi que le film
 qu'en septembre 2016.
Le mot de la fin
En écrivant ces quelques lignes, je prends encore une fois
conscience de la difficulté de mon métier et des enjeux à chaque
saison.
Je pourrais avoir envie de baisser les bras mais je suis animé par
une passion indéfectible : un amour du produit et du savoir-faire
des artisans qui travaillent à mes côtés. Innover et proposer une
vision de la mode masculine.
Faire des vêtements, c’est être ancré dans une réalité concrète.
C’est une économie réelle qui peut parfois paraître superficielle
même si, finalement, tout le monde a besoin de se vêtir et se
soucie de son apparence.
Je ne prétends pas habiller l’humanité mais j’y contribue à mon
échelle, en y mettant tout mon cœur et ma passion.

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