Notes de voyage
La traversée s'est faite en une heure. Le
_temps d’admirer ce beau lac tranquille qui est
la baie de Noirmoutiers, lie, toute rose, en
face, qui se rapproche 4 chaque instant, et se
découpe, plus nette, sur un ciel de nacre fine;
& sa gauche, la tour du Pilier et les récifs du
Moine, frangés d’écume ; a sa droite, les dunes
plates qui rayent la mer comme d'un trait
dencre violette, le village de Barbatre dont les
maisons blanches 6+ les moulins 4 vent sem-
blent baigner dans V’eau, le passage du Gois,
~ marqué de distance en distance par de hautes
balises, qui s¢ découvre et se desséche aux
heures du jusant... et déj& nous accostons &
Yestacade du bois de la Chaise, un bois de
pins tristes et d’yeuses superbes, aux trones410 LA VACHE TACHETER
\
tordus, au feuillage presque noir. Juché sur un
des madriers de Vestacade, un amateur de
péche maugrée, sous le large chapeau de paille
en forme de cloche gui Yabrite, comme d’une
tente. Subitement dérangé, il replie sa ligne
@un air furieux ets’en va. -
— Hé! m’sieu Padioleau, fait un petit
homme & collier de barbe nofre, qui se balance
sur Ja chaine mobile... a a-t-ty mordu, la
dorade?
' — Gnia, gnia, gnia!... grogne M. Padioleau.
Puis il s’ébroue ainsi qu’un vieux cheval of
s’enfuit vers le bois, & grandes enjambées, plus
‘vite.
Un passager, bonhomme court et raide, a
figure ingrate et considérable de cuistre de
collage, s’agite extraordinairement. Il est vétu
de noir des pieds 4 Ja téte, avec un chapeau
haut de forme dont le poil se rebrousse au vent.
— Dis donc, Rosalie, s’écrie-t~il en s’adres-
sant & sa femme, grosse personne blonde,
molle ef tavelde... C'est tras curieux! Jamais
je ne mo serais figuré une ile comme ga... Et
toi ? ; :
— Moi, je ne sais pas, répond Rosalie dune
voix chantante... moi, je trouve ca irés beau.
—Trés beau! trés beau!... Evidemment
c’est tres beau... C’est trés beau, en effet; mais
. ga m’étonne, ca me trouble... Et toi?
Pesca
NOTES DE VOYAGE
— Moi, je ne sais pas.
— J’auraiseru que cela eit été plus imprévu,
moins géographique |... Sais-tu 4 quoi cela res-
semble, une ile?,.. Mon Dieu, cela ressemblo &
un continent plus petit!... Et puis je vais te
dire, une ile case comprend mieux de loin que
de pres... Tiens! une mouette!... Ah! cest
gentil, c’est comme un pigeon}...
Pendant la traversée, il n’a cessé d’expliquer
les choses & sa femme, en termes techniques et
supérieurs. :
— Ecoute-moi, Rosalie... Jamais on ne dit
dun bateau a son mouillage, qu’il part; on dit:
il Gérape... C’est tres important de connaitre
cela, dans un pays essentiellement et profon-
dément maritime... Surtout, Rosalie, garde~toi
dappeler un drapeau autrement qu'un pavil~
Jon... On se moquerait denous...
Et, debout sur le pont, les jambes écartées,
Yair trés important, il répétait :
~— Il vente bonne brise de nord-noroit...
Nous tanguons... Hé, hé! 1 y a de la mer
aujourd’bui... Rosalie, améne ton ombrelle...
Rosalie, cargue ton manteau... Rosalie, arrime
ta valise... .
Maintenant, assis sur une malle, un peu dé-
concerté, il murmure :
— Crest trés curieux! Tu diras ce que tu
voudras, mais je ne me figure pas étre dans une12 _LA VACHE TACHETES
ile... Jaurais bien fait d’apporter mon cache~
poussiére, et ma lorgnette!...
*
x*
Des gamins, des femmes nous abordent et
nous offrent leurs services, presque timide-
ment, & voix basse, un joli sourire aux lévres.
Aucun empressement d’ailleurs, ‘et pas un eri,
pas une bousculade, pas la moindre poursuite.
On ne se, sent pas enlever ses paquets de vive
force, par des mains impérieuses et crochues.
- Au lieu @’étre entourés, heurtés, abasourdis par
Yarmée glapissante des commissionnaires et
des mendiants, ainsi que cela se passe 4 tous
Jes débarcadéres, peu & peu le vide se fait
autour de nous. Les bagages déchargés restent
Is, fout bétes, sans que personne se présente
pour les emporter a la ville. J’examine la route
- qui débouche du bois sur Vestacade, rien : pas
~ méme Vombré Pun cheval attelé 4 Vombre
~ @une charrette... Quatre anes, quatre pauvres
~-« cugnots», Voreille basse, attendent au piquet
les excursionnistes fabuleux, sous la garde
d’une vieille qui, couchée 4 plat ventre sur le
sable, fume sa pipe, indolente, les yeux fixds,
an loin, sur la mer.
NOTES DH VOYAGE 43
La route serpente, dans Ja bruyere fleurie,
entre les pins et les chénes verts, cdtoie des
rochers tapissés de lichens bizarres et de petites
plantes jaunes au parfum devanille. Une femme
qui ramasse des aiguilles de pin, pieds nus, la
tote couverte d’un mouchoir a carreaux rouges,
s'interrompt de travatiler et vient vers nous,
souriante et sans hate. . :
~~ Jai une villa, nous dit-elle, une belle
villa... La villa des Glaiculs... ly aun piano...
~ (est Ja seule of il y a un piano.
_- Cesta vous, cette villa?
—. Ah! dame, non!
_— Vous étes chargée de Ja louver?
_ Ah! dame, ouil... Hy a un piano... Et
puis, tous jes matins, je vous porterai des
chevrettes. - :
_ Nous verrons cela tantot, ma brave
femme! .
— C’est gal... J’ suis dans le bois, 1a, ou |
bien 14... ou n’importe of... vous naurez qu’da
m’appeler... Ab! dame, oui!
Et elle se-remet & ramassor ses aiguilles’
ae pin du méme mouvement purement doux,
en souriant toujours. ~
‘Au bout de deux cents métres, brusquement
la route retourne vers Ja mer, dominant une
plage de sable toute. dorée. La, une tente est
dressée, sous laquelle des tables servies s’al-
Karol Cytrowski, L'Abbé Jules D'octave Mirbeau en Tant Qu'exemple de L'influence de Fiodor Dostoïevski Sur Le Roman Français de La 2e Moitié Du XIXe Siècle
Lucía Campanella, "Le Journal D'une Femme de Chambre" Et "Puertas Adentro" de Florencio Sánchez: Rencontre Interocéanique de Deux Écrivains Anarchisants