Vous êtes sur la page 1sur 2
15 Une nouvelle justice, 21 avril, inédit... Trai on Se ‘eingulier. Crest un viewx bonhoume qui & 1a manie de toujoui her en jardin, et de ny rien jamaie semer. En quoi il ressemble fort & le gens de ma con- ‘ssance Te; lesquels traitent leur cerveau comme mon voisin son jardin, Peut-@tre espére-t-il que les laitues et les choux pousseront tout seuls, car le curé lui dit que rien n'est impossible & Dieu, et le député radical que rien n'est impossible & la science. Dieu apporte les semences on ne sait d'ou, le aéputé les fait germer on ne sait comment, et de la collaboration de ces deux mys~ teres, le vieux attend en b&chant, les récoltes merveilleuses promises & sa double foig de catholique et d'honme libre. Du moins expliqué-je ainsi cette obstination aux vains labours, puisque nous avons l'étrange orgueil de vouloir expliquer les choses inexplicables. Dés ltaube, chaque jour, mon voisin vient A son clos, distant de la ville ot il habite de deux kilométres, Aussit@t arrivé, il quitte sa veste, retrousse ses manches, échancre sa chemise par ol son thorax velu apparatt, empoigne sa b&che ; puis il va faire le tour de sa propriété, inspectant la terre, remuée de la veille. Aprés quoi, hochant sa t@te sculptée par 1'fige comme une vieille racine, il se met & b&cher lentement, méthodiquement. Durant des heures et desheures, on voit les mottes brunes se soulever et s'écraser ensuite en mouvements réguliers de respira= tion. Quelques oiseaux, & l'afffit dans les arbres prochains, s'aventurent parfois A rabattre, d'un vol avisé et prudent, derriére le vieux bécheur, dont 1'{inutile béche ne raméne méme plus, & la surface du sol, les insectes et les vers, chassés par les continuels fouissages. Puis, quand il a fini de b&cher par un bout, {1 recommence par un autre, et ainsi toute l'année, Rien ne l'arr&te, ni 1a pluie qui le trempe, ni le vent trop fort, ni le soleil trop brilant. $a peau, solidement corroyée, le cuirasse contre les brutales, les dangereuses coléres de la nature, Et c'est & peine si le vent secoue ses cheveux rudes et ras, pareils aux touffes de joubarbes roussies qui poussent sur les vieux toite et les vieilles pierres des talus. Une petite cahute faite de planches mal jointes et couverte de branchages secs lui sert d'abri pour le repos de midi. C'est 1& qu'il déjeune frugalement de pain bis et de fruite blete, 18 qu'il dort, comme un sourd, pendant deux heures, étendu sur de vieux sacs pourris. Je respecterais ea manie - car toutes les manies sont respectables et elles ont, sans doute, des causes profondes - si elle ne me g@nait pas. Mais elle me g@ne. Chaque fois que 1a b&che e vieux b&cheur rencontre un caillou, il le jette dans mon jardin par-dessus_ ire. C'est ainsi qu'it-bourcule mes repiquages, en- dommage mes planches de ieee écorche les arbres, brise les cloches et effondre les chissis ot j'élave des plantes délicates et m'acharne & mystifier la nature ? par des semis paradoxaux devant lesquels reculerait la hardiesse hybridatrice de My de (Vilmorin. Saas Bien des foid, je 1'ai averti que je ne pouvais tolérer de tels us, qui m'étaient préjudiciables, Mais il ne m'écoute méme pas, et jamais je n'ai pu obtenir de lut une réponse. ~ Ecoutez, vieille brute, lui dis-je un jour. J'admire le mystére qui vous porte A toujours b&cher un champ que vous n'ensemencerez jamais, Maie cette admiration s'arréte aux pierres que vous lancez continuellement dans mon jardin, Elles dé- truisent, chaque jour, des beautés inconnues et des formes de vie qui doivent stu- péfier la nature. Ctest intolérable et criminel. Si ces pierres vous encombrent ou que ce soit, en vous, une irrésistible passion de les jeter quelque part, jetez- les chez votre autre voiein. Je n'y vote nul embarras. Ou sinon, je m'adresserai contre vous & la justice de mon pays, si peu enclin que je sois & désirer son in- tervention dans mes querelles... A ces paroles de menaces, le vieux ne leva méme pas la t@te... Et le bruit de ma voix ot stamoncelaient, en temp&tes, d'anciennes coléres et que gonflaient explosivement un ardent besoin de vengeance, lui fut aussi indifférent que le bruit du vent dans les arbres, ou le roulement d'une voiture lointaine, sur la route. Que faire d'un home pour qui 1'évocation de la Justice n'est méme pas un effroi ou un repentir 7 Cela m'exaspéra. = Eh bien | m'écriai-je, outré par tout ce que je ressentais d'indignation devant ce silence obsting, en mme temps qu'une idée géniale s'illuminait en moi... Eh bien, je ferai mieux 1... Je vous tratnerai devant un tribunal merveilleux et ter ribless. = Et quel 7... fit-il en me montrant sa bouche tordue d'affreuses grimaces = Je vous forcerai & comparoir devant le Syndicat des journalistes parisiens... Car {1 faut en finiree. Cela parut 1'impressionner vivement. Une pierre qu'il se disposait & lancer par- dessus la cl8ture, eur une rangée de cloches, retomba, piteusement, & ses pieds. Il était vaincu ! = Clest bon !... diteil. Durant huit jours, aprés cette scéne, le vieux.se tint tranquille. Mais l'habi- tude des pierres était trop ancienne ; trop invétérée, sa passion de les jeter. Un matin, je le vis qui recommencait & les faire pleuvoir sur mes chassis. Je nthésitai plus, et jtallai, auseitSt, exposer mon cas & M, Adrien Hébrard, M. Hébrard est, on le sait, un homme rond, jovial et persuasif. Lthabitude des longs stages dans les cafés lui a donné une philosophie indulgente. D'abord, il me félicita de la pensée que j'avais eue de recourir A la justice du Syndicat des journalistes parisien = La magistrature a fait son temps, me dit-il... Elle s'est fort déconsidérée, ces mois derniers... Et puis, tout cet appareil démodé 1... Ces palais, avec ces grandes salles qui vous glacent dés qu'on y entre, qui paralysent, par la terreur, thoume le plus honn&te { et le désarment !.., Non I non I... Il faut & notre société moderne une justice plus en rapport avec les progrés de la science... et plus expéditive, surtout. Nous avons inauguré la justice en veston, dans ces: bati- ments impersonnels que sont les h8tels et les grands cafés de Paris. Le temps de boire un bock, et clest fait I... Alors, il vous jette des pierres, ce vieux eroquant 2... Bien ! Bien I! Nous allons le convoquer pour jeudi, voulez-vous ?..+ Et nous le salerons a'importance !... Le Chat Noir... ca vous plait-il 7... Salis remplira le réle de I'huissier 1... Et vous savez, tous jugeons aussi les sépara~ tions de corps, les divorces, les empoisonnements, les attentats & la pudeur, le vagabondage, etc., etces. Depuis que c'est nous qui "sons les juges", quel malheur que ce brave Canivet soit absent !... I1 nous manque, vraiment ! - Et cela cofite ? questionnai-je, timidement. = Cela ne cofite pas cher, répondit M. Hébrard. avec bonhomie... cela cofite les bocks, voila tout... vous paterez les bocks ! oe ltassurance que bonne justice serait faite, je quittai M. Hébrard, en- chanté, Hélas 1! jeudi, le vieux b&cheur n'est pas venu se présenter devant la justice du Chat Noir... Il b&chait. Mais je pense que 1@ Syndicat des journalistes parisiens va prendre des réso- lutions viriles. ; le Tournal, Lb

Vous aimerez peut-être aussi