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E Depuis pas mal d’années, il y a entre la France et [¢ ¢
1¥Allemagne un échange incessant de leurs principales oeuvres
dramatiques. On représente en France quelques piéces allemandes;
en Allemagne, beaucoup de piéces frangaises (2). Cela crée, dans
un milieu restreint, il est vrai, de peu-d’influence politique,
et que sa culture -j’aime A le croire- rend accessible aux idées
généreuses et hautes, cela crée, entre les deux pays, des
relations profitables A 1’un comme A l’autre, et que nous
youdrions voir s’étendre, de plus en plus, & tous les domaines de
leur mutuelle production. - .
Echange intellectuel, qui peut, qui doit se traduire, plus
vite qu’on le pense, par un plus important échange économique.
Lrintéret éveille l’amitié; l’amitié consolide l’intérét, du
moins entre braves gens. Ai-je besoin de dire qu’en dépit des
énervements, des irritations, des manoeuvres équivoques d’une
politique que nous savons @tre celle d’un homme, non d’un peuple,
nous sommes beaucoup en France, et, d’année en année, beaucoup
plus, qui appelons de tous nos voeux 1’avénement de ce régime de
l’intérét et de l’amitié confondus, gui pousse, chaque jour
davantage, les hommes vers la grande unité humaine (3). Est-ce
donc un réve impossible ? Est-ce m@me un réve ?
On dit qu’en France, tout finit par des chansons (4). Ah! si
en Allemagne tout pouvait commencer par des opéras !
Le fait que la Selomé de M. Richard Strauss (S) ait eté
jouée chez nous n’a, en soi, rien que de trés ordinaire.
Hauptmann (6), Sudermann (7), Beyerlein (8), et bien d’autres,
eurent chez nous une large hospitalité et de grands succés. Je ne
parle pas de Wagner, qui fait aujourd'hui le fond du répertoire
de tous nos théatres de musique. Nous accueillons avec joie le
talent, doa qu’il vienne. En quelque langue qu’il s’exprime,
nous nous montrons enthousiastes pour le génie. Beethoven et
Bach, de méme que Tolstoi et Ibsen, recueillent tout ce qu’il y a
de meilleur dans nos tendresses, de plus ardent dans nos
ferveurs. Donc, rien.de plus naturel que M. Richard Strauss, le
plus illustre musicien de 1’Allemagne d’aujourd’hui, bénéficie,
shez nous, de son grand talent, et de notre hospitalité. Ce n’est
pas cela qui m’étonne.”> A
Que Saloné ait été jdué en allemand, par des artistes
allemands, cela est déja "plus intéressant>
Mais ce qui semble tout A fait nouveau, le prodige, c'est
qu’on ait donné & cette représentation l’éclat exceptionnel d’un
galaj c'est que le président de la? République, . habituellement
plus réservé, méme envers des artistes de chez nous; c'est que .*
les ministres, pour si peu que ce soit; c'est que ce quéon
appelle si comiquement les Polivoirs Publics; c'est que ce qu¥on
appelle si franchement 1’élite de la société parisienne, y aient
assisté en quelque sorte officiellment. Comme s’ils s'étaient
concertés pour donner A cette féte un caractére particulier, une
signification qui dépassat-les frontiéres de° l'art, lequel,
dfailleurs, n’a pas de frontiéres. Voila ce qui m’étonne et qui
m’enchante. -On ne peut nier que ce soit 1A quelque chese de plus qu’un
de ces incidents de la vie parisienne, comme il nous en arrive
chaque année.
Certes, l’osuvre de M. Richard Strauss est belle. Il n’était
que juste et conforme & ses traditions que Paris y fft fate. Mais
Si belle, si étrange, si richement décorée qu’elle soit, sa
beauté, son @trangeté, sa puissante couleur ne suffiraient pas A
expliquer le petit dvénement que, pour ma part, je considere
comme important et dont je me réjouis fort.
Il y 4 quelques années, une telle représentation, dans les
conditions of elle fut réalisée, était impossible. Bien que ncus
nten fussions plus & prendre d'assaut les brasseries et
charcuteries allemandes du faubourg Montmartre (9), & lancer
d'intrépides petits marmitons contre les cygnes de Lohengrin
(10), elle e0t soulevé bien des objections, réveillé bien des
répugnances et bien des brutalités; elle ett certainement
déchatné, dans les journaux, bien des polémiques furieuses. Rien
de tel aujourd’hui. Chacun a, comme il a pu, apporté son concours
Acette fate. Pas une note aigre, dans la presse, pas une voix
discordante. Les vieux grognards du patriotisme, de plus en plus
disséminés, se sont tus.
Enfin, le soir méme, quand M. Richard Strauss apparut au
pupitre, ce furent, des fauteuils dforchestre aux galeries
supérieures, de longues acclamations. Pas un visage ne se crispa.
Les mationalistes amollis souriaient. M. Rochefort (11), espoir
des revanches futures, faisait, dans sa baignsire, de vieux mats
d’esprit. M. Arthur Meyer, comme Homare, sommeillait (12). Au
moment ct Salomé couvre de baisers furieux la tete coupée de Jean
Baptiste, une dame trés connue pour son patriotisme intégral, se
pencha toute frissonnante vers l’amie, non moins intégrale, ‘qui
était pres d’elle, et lui dit :
- Oh! ma chére... Et moi qui crayais que M. Strauss ne
faisait que des valses ! (13)
Crest donc qu’il y a quelque chose de change.
Nrexagérons rien, pourtant. &t ne prenons point pour uney
réalité immédiate notre désir d’apaisement et de réconciliation
universels. Il] ne faudrait point encore crier au miracle et
croire qu’Allemands et Frangais, nous allons nous embrasser comme
font deux amis, depuis longtemps séparés, et qui se retrouvent.
La soirde fut magnifique, mais elle eut, autant, et plus qu'une
autre, sa part de curiosité e de snobisme. Les applaudissements
furent unanimes, mais ces applaudissements ne sont point le
baiser de paix. M. Richard Strauss n’est point 1’Empereur
@’Allemagne. Et le théatre du Chatelet, ot, pourtant, se jouent
tant de fééries, n'est point une conférence diplomatique.
Parmi les spectateurs de Salomé, beaucoup, il faut bien le
dire, n’@taient 1A que parce qu’il fallait @tre 1a. Manquer cette
solennité théatrale, ctedt été manger & son devoir de parisien
@légant, lequel devoir consiste & figurer dans ntimporte quellee -r
sse, espagnole, italienne- surtout quand elle est
erchée et que les places y codtent cinq lis (15). Ils
étaient venus avec leurs préoccupations de tous les jours, ou
plutet de tous les sairs, et ils avaient endossé, avec 1’habit
regiementaire, les mames émotions réglementaires qu’ils apportent
haque représentation de salon ou de théatre, c’est-a-dire que
de X... était vraiment bien jolie, que la toilette de Mlle
P... était d’un godt exquis, et qu’il n'y avait plus a douter que
Mlle Ry... ne fat au mieux avec M. P..
Les moins friveles, les penseurs de club et de boudoir, qui
réfléchissent et qui commentent chaque événement de notre vie,
disaient =:
- Eh bien, quei ? Un preté pour un rendu. L’Empereur
Guillaume a dé@coré notre Massenet. Qu’on décore son Richard
Strauss. Et n’en parlons plus.
Car il ne faut rien prendre au sérieux, n’est-ce pas 7
rec
Quel que seit le sentiment qui a amené cette foule brillante
au Chatelet, jfai constaté avec joie que les haines anciennes ont
beaucoup perdu de leur apreté et de leurs revendications
intransigeantes.
On on’a pas encore oublié (16)... On se résigne
plus confiance en des espcirs stériles.
Quelqu’un m’a dit, que j’ai commu, il y a cing ans a peine,
patriote ardent et militant 1
= Que voulez-vous ? La vie a une force d’usure, une force
deffacement, qui est terrible... Et puis, aprés tout, nous
devons bien nous le dire, nous avons fait de la guerre notre
supréme Justice. Nous avons demandé son jugement. Elle nous a
condamnés (17)... Ltarrachement (18) a été douloureux. Mais
peut-étre, au lieu d’agacer, d’irriter nous-mémes notre blessure,
eussions-nous agi plus sagement en essayant de la fermer.
- Alars, maintenant, vous renoncez, lui ai-je demandé 7
- Fermettez... Je renance... je renonce Je n’en sais
rien... Jtattends...
Voila ai nous en sommes.
+» On na
4
Crest que mille petits faits nous ont instruits. Nous
connaissens davantage l’Allemagne. Nous sommes regus avec plus
que de la courtoisie, avec quelque chase & quoi l’on ne résiste
pas : de la sympathie. Peu & peu, nous y avons eu des intéréts et
formé des amitiés. Nous pénétrons mieux dans l’ame de ce peuple
intéressant, .probe, pacifique, et qui donne au monde 1’exemple
d'un travail acharné (19). Nous lfadmirons. Qutimporte la
politique des Empeeurs ? Comme eux, elle est passagére. Seul le
peuple est durable. Les peuples commencent, oh! bien abscurément
encore, mais enfin ils commencent & avoir conscience de leur
force souveraine. De plus en plus, ils tendent & se détacher de
ces particularismes nationaux of @touffe leur expansion et se
cmprime leur génie. Ils aspirent & lfunité. Et ils entrevoient
le moment of ils pourront former une sorte de syndicalisme tout
puissant contre les fantaisies, les ambitions, les neryosités,
les mégalemanies de ceux qui les ménent (20), La guerre les»
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