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DE L’URBANISME AU DEVELOPPEMENT
DE L’URBANITE
Michel Bonetti
Novembre 1977
L’enjeu de la réflexion sur l’incidence des formes urbaines et de l’architecture sur le rapport
des usagers à la ville réside à mon sens dans le passage d’une approche en terme d’urbanisme
à une approche en terme de développement de l’urbanité. Un tel changement de mode de
pensée revient à s’interroger sur les conditions de construction (ou de reconstruction) de
l’espace public.
Mais avant d’aborder ce thème, il est nécessaire de remettre en cause certains poncifs qui
circulent dans notre société et qui obèrent la réflexion sur ces problèmes.
Le premier concerne le discours selon lequel on aurait des banlieues, des formes urbaines, des
HLM complètement homogènes, identiques, où il se passerait à peu près la même chose :
délinquance, violence, etc. C’est totalement faux. Il existe une très grande différenciation des
situations sociales, des modes d’appropriation de ces espaces dans les quartiers et même à
l’intérieur d’un quartier. Cela appelle des stratégies et des modes d’action fondamentalement
différents.
Par ailleurs, on tend à établir une corrélation mécaniste entre le chômage, la présence des
immigrés ou la concentration de familles nombreuses et l’acuité des tensions sociales. Or ceci
n’est absolument pas vérifié. Bien entendu le chômage est un facteur qui peut accroître les
difficultés de la vie sociale, mais deux quartiers connaissant des taux de chômage équivalents
peuvent fonctionner de façon fondamentalement différente. Evitons donc ce genre de court-
circuit qui facilite la pensée.
Troisième idée fausse : la représentation selon laquelle ces quartiers seraient trop denses. En
réalité, ils ont une très faible densité pour la plupart. Le vide prévaut, et un vide qui n’est pas
aménagé, qui est laissé à l’abandon, n’est plus un espace public. De plus ce vide qui coûte
cher car on n’a pas les moyens de l’entretenir.
Autre représentation qui circule : on tend à stigmatiser certains quartiers car il y a des
manifestations de violence. Or les quartiers les plus problématiques ne sont pas
nécessairement ceux qui font la une de la presse. Certains quartiers sont effectivement assez
« vivants », les agressions sont fréquentes, ils flambent parfois : cela veut dire qu’il y a de la
vie, et c’est bien parce que l’on n’a pas su entendre, écouter et répondre à ces demandes qui
s’expriment ainsi que cette énergie se transforme en violence. A mon sens, les quartiers les
plus inquiétants sont sans doute ceux ou il ne se passe apparamment rien. Certains sont atteint
d’une sorte de dépression collective parce que les habitants n’ont jamais été écoutés. Ils sont
confrontés à la boutade de Schultz : « The answer is no, but don’t stop asking ! » (La réponse
est non, mais continuez à demander).
Deux mots sur les formes urbaines et la vie sociale. J’appuie ce que disait André Bruston. Les
formes urbaines ne produisent pas mécaniquement les relations sociales, elles ne sont pas à
l’origine des conflits. Cela a été la croyance notamment du fonctionnalisme et ce n’est pas par
hasard si les urbanismes ou les architectes se sont emparés de cette conception sociologique.
Cela leur conférait un rôle majeur dans la production de la société. Certaines recherches
prétendaient même établir des corrélations entre le nombre d’étages ou la forme de la rue et la
sociabilité ou entre la densité urbaine et les modes de relations sociales. A propos de ces
recherches, Pierre Bourdieu dirait : « Ce n’est même pas faux ». Effectivement, il y a des
corrélations entre ces phénomènes, mais cela ne signifie pas pour autant qu’il y ait des
relations de causalité. C’est une confusion fréquente. En fait, il y a des processus d’interaction
extrêmement complexes entre les formes urbaines et la vie sociale. A mon sens, quatre
sphères interagissent :
Dans ma jeunesse j’ai fait de la sociologie traditionnelle naïve. J’analysais les relations entre
les habitants. J’ai beaucoup appris depuis que j’ai eu l’occasion de passer de l’autre côté de la
scène, dans les arrière-cuisines, pour analyser le fonctionnement des organismes de
logements, des services municipaux et de différents services publics. J’ai été très surpris. J’ai
découvert un univers qui coproduisait le lien social dans cette interaction entre l’espace et une
population. Ces organisations sont en fait coproductrices des problèmes sociaux. Elles ne font
pas face aux problèmes qu’elles veulent régler : elles les coproduisent par leur fonctionnement
même. Je peux vous montrer comment des organismes produisent des impayés de loyers, des
tensions sociales, des conflits.
La gestion politique des quartiers constitue un autre enjeu fondamental. J’adhère tout à fait à
la formule de M. Delalande quand il dit « Les élus sont les garants de la cohésion sociale ». Je
pense que les maires sont encore plus : ils sont les symboles par lesquels passe et se construit
l’appartenance à la collectivité locale. S’il n’y a pas de possibilité d’identification symbolique
même conflictuelle, il n’y a pas de possibilité d’appartenance à la collectivité locale prise au
sens plein du terme, c’est à dire, non pas uniquement administratif, mais sociologique.
Les évaluations que nous avons faîtes sur un ensemble de quartier montrent que l’on est face à
une situation de vide politique dans de nombreux quartiers. Bien entendu, cela ne concerne
pas les gens présents ici. Quand on a ce genre de débat, on se retrouve effectivement avec des
élus qui investissent dans ces quartiers, comme en témoigne leur présence. Mais il y a certains
quartiers dans lesquels les maires ou les élus mettent rarement les pieds.
J’ai été sollicité par le maire d’une grande ville de 100.000 habitants pour traiter le problème
d’un quartier de 20.000 habitants. Il m’a dit : « Faites un projet, je vous finance, on aura les
moyens, etc... ». Je lui ai répondu : « Si vous voulez vraiment faire un projet et non une
opération, il faut lancer tout le travail d’élaboration de ce projet par un moment symbolique
fort en tenant un Conseil Municipal sur le quartier ». Il m’a arrêté tout de suite : « Vous aurez
tous les moyens voulus pour faire des projets, élaborer des opérations, mais ne comptez pas
sur moi pour m’afficher politiquement sur ce quartier ». Ce maire peut mettre tout l’argent
qu’il voudra dans ce quartier, il ne changera rien parce que son attitude traduit un déni de
citoyenneté.
Les déficiences du système de gestion urbaine entraînent également une situation de vide
institutionnel dans certains quartiers. On voit bien actuellement qui vient remplir le vide
institutionnel et politique : le Front National, les intégristes. Nous, coproduisons donc cette
situation.
Cela ne veut pas dire, par ailleurs, que les formes urbaines n’ont pas d’incidences sur la vie
sociale. Elles sont le support, la scène sociale sur laquelle se construisent ces relations. On
hérite, d’une certaine manière, d’un urbanisme rationaliste formel qui avait pour mot d’ordre,
en quelque sorte, d’organiser l’espace et d’y mettre de l’ordre sur un modèle rationaliste. Ces
espaces offrent de grandes perspectives, des formes architecturales lisses, sans aspérité,
identiques, etc... Or nous n’avons pas rompu avec cette idéologie, elle est toujours à l’oeuvre
y compris dans les réhabilitations puisque c’est ma même conception normative qui prévaut.
C’est un rationalisme qui nie la différence. Il n’y a plus de support à l’imaginaire. On pourrait
dire qu’en fait on est dans un système, un urbanisme, une architecture dominée par le
symbolique, en tant que code de correspondance entre des éléments produisant un sens
univoque. Le symbolique a en quelque sorte annulé, détruit l’imaginaire. Il n’y a plus de
support à l’imaginaire dans ces quartiers et le seul imaginaire qui subsiste est effectivement
mortifère.
Cela ne veut pas dire que cette architecture est criminogène, mais il est porteur d’un
imaginaire dépressif. On peut analyser les révoltes des jeunes comme de la production de
sens, d’un imaginaire, avec les matériaux dont ils disposent. Vous fabriquez votre vie, votre
sens, votre imaginaire avec ce que vous avez sous la main. Quand ce n’est qu’un univers
laissé à l’abandon, qui ne vous donne pas du sens, le seul moyen de produire de l’imaginaire
est de le détruire.
L’autre problème important concernant cet urbanisme normatif qui annule la différence, c’est
l’absence d’historicité. Vous me direz que c’est normal, c’est neuf, il n’y a pas d’histoire. En
réalité on a construit contre l’historicité. On a isolé ces quartiers de la ville, heureusement,
elle les rattrape maintenant, et on les a construits formellement, morphologiquement en
rupture, en opposition à la confusion, à la diversité, à la richesse urbaine. On a volontairement
crée des quartiers atemporels au nom d’une modernité qui devait être éternelle. Alors, les
habitants, y compris à travers la violence, dans des échanges, dans des relations conflictuelles
font, comme l’on dit « des histoires », mais ils créent ainsi de l’histoire, parce qu’il n’ont pas
d’autre moyen. Là aussi, on crée l’histoire avec ce que l’on a sous la main.
Le mythe des équipements structurants reste en fait vivace. J’en ai encore eu récemment la
preuve lors d’un jury de projet urbain, où un architecte a proposé de créer un équipement
socio-culturel structurant dans le quartier. Or cet équipement n’allait rien structurer du tout !
On est encore submergé par ce genre de croyances effrayantes, et une révolution culturelle est
nécessaire en matière d’urbanisme. J’ai enseigné à des étudiants en urbanisme. Ils devaient
faire des mémoires sur des ZAC. J’étais terrifié ! Ils avaient 25 ans et leurs modèles de pensée
étaient ceux des années 60 parce que leurs professeurs continuent à adhérer à ces modèles. On
est dans un processus de reproduction d’un modèle de pensée complètement archaïque.
L’enjeu à mon sens revient à considérer que les habitants sont coproducteurs de la ville.
Produire de la ville, c’est produire de la différence dans toutes ses composantes. On peut
penser l’espace, les formes urbaines en partant de la façon dont les gens vivent, en analysant
leurs attentes, en pensant à partir de la réalité, en partant de leurs capacités potentielles, mais
pas en déconnectant complètement ces espaces des processus sociaux, culturels et
économiques qui s’y développent, dont ces espaces sont les supports.