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Yascha Mounk
31/08/2018
Il est cependant indéniable que les sondés qui ont affirmé aimer l’idée de
« pouvoir militaire » – aux États-Unis, par exemple, c’est plus d’un tiers des
jeunes Américains aisés – ne crieraient pas de joie si demain les colonels
s’emparaient du pouvoir.
C’est bien sûr une grave erreur. Les générations passées ont une conscience plus
aiguë de ce que nous avons à perdre. Ils ont vécu sous la menace du
communisme. Certains ont même connu dans leur chair la force destructrice
du fascisme. Mais pour la plupart des plus jeunes, pas seulement en Amérique
du Nord mais aussi en Europe, ces craintes sont très abstraites. Ils
n’accueilleront peut-être pas une dictature à bras ouverts, mais ils sont très
désinvoltes quand il s’agit de défendre la démocratie. Or, une fois qu’un
dictateur a pris le pouvoir, il devient bien sûr très difficile de l’en déloger.
Pas du tout. Je dis de façon très explicite que le seul système politique
véritablement légitime est à la fois libéral et démocratique. Pour le dire
autrement, la promesse de notre système politique est d’accorder aux citoyens à
la fois la liberté individuelle (l’aspect libéral) et l’autogouvernement collectif
(l’aspect démocratique). Un système politique où la majorité peut décider
d’enfermer quiconque exprime des idées impopulaires ou interdire à une
minorité de pratiquer une religion est fondamentalement oppressif.
Les populistes aiment présenter l’ascension des technocrates comme une sorte
de complot de l’élite : des politiciens et des experts, disent-ils, ont construit
toutes ces institutions pour usurper le pouvoir politique des citoyens ordinaires.
Mais c’est trop simpliste. Depuis l’après-guerre, bien des domaines de notre vie
économique et politique sont devenus très complexes. Qu’il s’agisse des règles
du commerce transfrontalier, des exigences de sécurité d’une centrale électrique
ou de la direction d’une économie soumise à des mécanismes monétaires de
plus en plus sophistiqués, les règles nécessaires à la sécurité et à la prospérité de
nos peuples se compliquent de plus en plus.
La manière dont une nation se conçoit elle-même est fondamentale. Une vaste
guerre culturelle sévit aujourd’hui autour de cette question dans quasiment
toutes les démocraties occidentales. D’un côté, nous trouvons la droite
identitaire qui veut abolir toute distinction entre nationalité et ethnicité : selon
elle, seuls les descendants du groupe dominant sont de vrais Français, de vrais
Italiens ou de vrais Polonais. De l’autre, nous avons une gauche bien
intentionnée qui bien souvent abandonne complètement l’idée même de
nation ; elle est si consciente de la souffrance qu’engendrent ses excès qu’elle
préfère renoncer à tout patriotisme. C’est selon moi une mauvaise solution, ce
que je dis dans mon livre. Le nationalisme conserve une puissance politique
énorme, il faut se battre pour son contrôle plutôt que de laisser les pires
individus décider de sa signification.
Un autre aspect important que nous pourrions envisager est de créer des
expériences communes à tous les citoyens. Un système éducatif public fort est
irremplaçable sur ce terrain. Mais d’autres dispositifs destinés à provoquer des
contacts entre personnes de classes et d’origines culturelles différentes sont aussi
très intéressants selon moi, tels que l’année de service civique, sur une base de
volontariat.
Les grosses entreprises technologiques, par exemple, peuvent tout à fait installer
leur siège dans un pays où la fiscalité des entreprises est faible. Mais Apple a
toujours besoin d’amener ses iPhones aux consommateurs sur le territoire
français. Google a besoin de vendre ses publicités à des consommateurs dont les
adresses IP sont françaises. Si bien que les responsables politiques nationaux
conservent sur ces entreprises bien plus de leviers leur permettant de recouvrer
de justes impôts qu’ils ne l’admettent parfois.
Je ne peux pas promettre un happy end. Les forces qui ont acculé jusqu’à la crise
un système politique à la stabilité autrefois remarquable sont à la fois profondes
et multiples. Il est parfaitement possible qu’elles s’avèrent inarrêtables.
Mais je sais aussi que, à la différence des citoyens russes ou vénézuéliens, turcs
ou même hongrois, nous conservons aujourd’hui encore notre capacité à nous
mobiliser politiquement. Nous pouvons nous battre pour nos valeurs sans
craindre de finir en prison. C’est pourquoi je ne suis ni optimiste ni pessimiste :
je suis déterminé. Certaines de mes valeurs les plus profondes sont menacées, en
France presque autant qu’en Allemagne et qu’aux États-Unis. Mon devoir
moral est de consacrer mon énergie au combat pour ce qui est juste plutôt qu’à
l’estimation au doigt mouillé de mes chances de réussite, et d’y employer toutes
les possibilités et les libertés dont je dispose. J’espère que vous pensez comme
moi.
[1] « Ensemble d’institutions électorales obligatoires qui traduit dans les faits la
volonté populaire en politiques publiques »
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