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Revue des Études Grecques

Un nouvel hymne à Isis


Pierre Roussel

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Roussel Pierre. Un nouvel hymne à Isis. In: Revue des Études Grecques, tome 42, fascicule 195-196, Avril-juin 1929. pp. 137-
168;

doi : https://doi.org/10.3406/reg.1929.6945

https://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_1929_num_42_195_6945

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UN NOUVEL HYMNE A ISIS

A Kymé d'Éolide, dans les ruines d'un sanctuaire égyptien


M. A. Salac, professeur à l'Université de Prague, a eu la
bonne fortune de découvrir une stèle intégralement conservée
qui porte un « hymne » — je garde le nom traditionnel donné à
des documents similaires — en l'honneur de la déesse Isis (1).
Il l'a publié avec grand soin dans le Bulletin de Correspondance
Hellénique (2) ; mais, en raison de l'intérêt même du texte, il
m'a paru opportun de le signaler à l'attention des lecteurs de la
Revue des Études Grecques en le reproduisant ici inextenso et
en lui consacrant une brève étude. Pas plus que M. Salac, je
ne prétends poser, ni, à plus forte raison, résoudre les
multiples problèmes que soulève nécessairement un document de
cet ordre : la religion gréco-égyptienne, qui commença sans
doute à se former en Egypte bien avant l'occupation
macédonienne (3), et qui se répandit dans le bassin méditerranéen, est
un de ces domaines où l'on ne s'aventure qu'avec prudence
lorsqu'on n'a, de la religion égyptienne, qu'une connaissance
médiate et limitée.

L'hymne est précédé d'un intitulé, indiquant le nom du


lidèle qui l'avait fait graver et le sanctuaire où l'original aurait.

(1) Sur ce sanctuaire et les fouilles qui y furent faites en 1925, voir le Bull.
Corr. Hellén., XLIX, 1925, p. 477-8. La stèle est maintenant conservée au musée
de Smyrne.
(2) Bull. Corr. Hellén., LI, 1927, p. 378 etsuiv., n. 3.
(3) Cf. U. Wilcken, Urkund. Ptolemaeer Zeit, t I, p. 26.
REG, XLI|, 1929, n· 195-196. 10
138 P. ROUSSEL

été conservé. Le texte même se divise naturellement en un


certain nombre de versets que j'ai numérotés dans la
transcription ci-jointe (1).

Δημήτριος 'Αρτεμιδώρου ό και Θρασέας Μάγνη[ς]


άπο Μαιάνδρου "Ισιοι ευχή ν (vac.)
Τάδε εγράφη<0> ε* ~Άζ στήλης της εν Μέμφει,
ήτις έ'στηκεν προς τώ Ήφαιστιήωι (vac). — (i) Εισις εγώ εί-
5 μι ή τύραννος πάσης χώρας και έπαιδεύθην ύπ[ο]
Έρμου και γράμματα εϋρον μετά Έρμου, τά τε Ιερά
και τα δημόσια γράμματα, ίνα μη εν το"ϊς αύτοϊς
πάντα γράφηται. — (2) 'Εγώ νομούς άνθρώποις εθέμην
και ενομοθέτησα α ούθεις δύναται μεταθεΐναι.
40 (3) 'Εγώ είμι Κρόνου θυγάτηρ πρεσβυτάτηΌ>· — W Εγώ
ειμί γ[υ]-
νή και αδελφή Οσείριδος βασιλέως. — (δ) Έγώ ειμί ή κάρπον
άνθρώποις εύρούσα. — (6) Εγώ ειμί μήτηρ "Ωρου Βασιλέως.
(7) Έγώ είμι ή εν τώ τοϋ Κυνος άστρω επιτέλλουσα. — (8) Έγώ
είμι ή παρά γυναιξί θεός καλούμενη. — (9) ΈμοΙ Βούβαστος
15 πόλις ώκοδομήθη. — (10) Έγώ έχώρισα γήν άπ' ούρανοΰ.
(11) Έγώ άστρων οδούς έδειξα. — (12) Έγώ ηλίου και
σελήνη^]
πορέαν συνεταξάμην. — (13) Έγώ θαλάσσια έργα εύρον. —
(14)
Έγώ το δίκαιον ίσνυρον έποίησα. — (15) Έγώ γυναίκα και άνδρα
συνήγαγον. — (16) Έγώ γυναικι δεκαμηνιαΐον βρέφος ει;
20 ©ως έξενεγκεΐν έταξα. — (17) Έγώ υπό τέκνου γονεΤς
ένομοθέτησα οιλοστοργϊσθαι. — (18) Έγώ τοις άστόρ-
γοις γονεΰσιν διακειμένοις τειμω(ρί)αν έπέθηκα ·
(19) Έγώ μετά τοϋ άδελφοϋ Όσίριδος τας
ανθρωποφαγίας έπαυσα. — (20) Έγώ μυήσεις άνθρώποις έπέδε[ι]-
25 ξα. — (21) Έγώ αγάλματα θεών τειμαν έδίδαξα. — (22) Έγώ
τεμένη θεών ίδρυσάμην. — (23) Έγώ τυράννων άρ-

(I) Dans l'édition primitive, le n° 10 a été par erreur attribué à deux versets
consécutifs ; la concordance des chiffres n'est donc point rigoureuse dans le
Bull. Corr. Hell, et ici.
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γας κατέλυσα. — (24) Έγώ ©όνους έπαυσα. — (25) Έγώ στερ-


γεσθαι γυναίκας υπό ανδρών ήνάγκασα. — (26) Έγώ
το δίκαιον ίσγυρότερον χρυσίου και αργυρίου εποίη-
30 σα. — (27) Έγώ το άληθες καλόν ένομο[θέ]τησα νομίζε[σ]-
θαι. — (28) Έγώ συνγραφας γαμικας εύρον. — (29) Έγώ
διαλέκτους
Έλλησι καΐ βαρβάροις έταξα. — (30) Έγώ το καλόν και αίσ-

διάγε ινώσκεσθαι υπό της φύσεως εποίησαν — (31) Έγώ


όρκου «ροβερώτερον ουθεν έποίησα. — (32) Έγώ τον αδίκως
35 έπιβουλεύοντα άλλοις <^άλλω^> ύποχείριον τώ επιβου-
[λ]ευομένω παρέδωκα. — (33) Έγώ τους άδικα πράσσουσιν
τειμωρίαν επιτίθηυ.',. — (34) Έγώ ίκέτας έλεαν ένο{/.οθ[έ_ρ
τησα. — (35) Έγώ τους δικαίως άρ.υνου.ένους τειμώ. — (36)
Παρ' έρ,οΐ το δίκαιον ισχύει. — (37) Έγώ ποταυ-ών και ανέμων
40 [ΐ*]*'· θαλάσσης είρ.1 κυρία. — (38) Ουθεις δοξάζεται άνευ της ε-
υ.ής γνώσης. — (39) Έγώ είυ.·. πολέμου κυρία. — (40) Έγώ

κεραυνού κυρία είαΐ. — (41) Έγώ πραύνω και κυμαίνω θάλασσαν.


(42) Έγώ εν ταϊς του ηλίου αύγαϊς είμι. — (43) Έγώ παρεδρεύω
τη
του ήλιου πορεία. — (44) "Ο αν έμοί δόξη, τοΰτο και τελεϋτα[ι].
45 (45) Έμοι πάντ' επείκει. — (46) Έγώ τους εν δεσμοΤς λύω<ι>·.
(47) Έγώ
ναυτιλίας ειμί κυρία. — (48) Έγώ τα πλωτά απλωτά ποι[ώ ό]-
ταν έμοι δόξη. — (49) Έγώ περιβόλους πόλεων έκτισα. —
(50) Έ-
(γ)ώ είμι ή θεσμο<ρόρος καλούμενη. — (51) Έγώ ν(η)σσους έγ

[θ]ών εις φών [sic) άνήγαγον. — (52) Έγώ δμβρων είμι κυρία. —
(53) Έγώ
50 το Ίμαρμένον νικώ. — (54) Έμοΰ το είμαρμένον ακούει.
Χαίρε Αί'γυπτε θρέψασά με .

Comme l'a bien reconnu M. Salaô, un hymne à peu près


identique, mais mutilé, découvert dans l'île d'ios, avait été
140 P. ROUSSEL
publié depuis longtemps (1). Il était également précédé d'un
intitulé dont il ne subsiste qu'une dédicace à Sarapis, Isis,
Anoubis et Harpokratès (2). Avec de très légères divergences, il
donne les versets 1 à 32 de notre hymne, moins les versets 5
et 6, dont l'omission ne paraît pas intentionnelle.
D'autre part, un long, poème en l'honneur d'Isis a été mis au
jour dans l'île d'Andros (3); en dépit des lacunes et des
incertitudes du texte, il est facile de reconnaître que cet « hymne
d'Andros » n'est qu'une paraphrase poétique qui suit très
exactement, et verset par verset, le développement des hymnes
d'Ios et de Kymé (4). A la base de ces trois textes, il y a donc
un original commun.
Démétrios de Magnésie-du-Méandre nous invite à croire que
cet original se trouvait dans l'Héphaistieion, c'est-à-dire dans
le temple de Ptah, à Memphis. Au début de l'hymne d'Andros,
il est fait allusion, d'une manière amphigourique, à la
prétendue stèle memphitique (v. 3 et suiv.)

...άρ.αλλοτόκοΐ.σί τε
γαθοριένα πεδίοισιν, οπαι στάλαν άσάλευτον
είσε ααλοθρέσκων ίερος νόμος εκ βασιλήων,
σάρια τέας, δέσποινα, μοναργείας, ίκέτοασιν
λαοΐς άπύοισαν

Un texte littéraire nous fournit une version plus suspecte


encore : à Nysa d'Arabie, se seraient trouvés les tombeaux
d'Osiris et d'Isis, décorés chacun d'une stèle hiéroglyphique.
Sur l'une et l'autre stèle, on n'aurait pu déchiffrer que
quelques parties du texte primitif dont on nous donne la
transcription grecque. Or cette transcription, avec quelques variantes,

(1) Voir en dernier lieu, IG, XII, 5, n. 14 avec l'addition, p. 2Π.


(2) II faut lire à la 1. 3 Κ*[ρποχ,ρά]τη, comme l'a montré Is. Levy, Rev. Et.
Grecques, 1913, p. 262.
(3) IG, XII, 5, n. 739.
(4) Je comprends mal comment P. Foucart, Les Mystères d'Eleusis, p. 11, paraît
traiter l'hymne d'Andros et celui d'Ios comme deux documents entièrement
indépendants, dont le second aurait une bien plus grande valeur que le premier.
UN NOUVEL HYMNE A ISIS 141

correspond aux versets 1-7 et 9 de l'hymne de Kymé et


reproduit aussi la clausule, connue maintenant par ce même hymne.

Εγώ ΎΙτίς είυ.1 τ, βασίλισσα πάσης y ώρας ή παιδευθεϊσα ύπο 'EojjloU


καΐ οσα εγώ ένο^οβέτησα ουδείς αυτά δύναται λϋσαι. 'Εγώ εψα ή τοΰ
νεωτάτου Κρόνου θεοΰ θυγάτηρ πρεσβυτάτη.Έγώ ειυ,ιγυνή και αδελφή
Ότίριδος βασιλέως. 'Εγώ είυ,ι ή πρώτη κάρπον άνθρώποις εύροΰσα.
'Ενώ εί[χι [λητηρ "Ωρου τοΰ βασιλέως. Έγώ ειρ.ι ή εν τφ άστρω τώι
εν τω Κυνι έπιτέλλουσα. Έυ.οΙ Βούβαστος ή πόλις ωκοδομήθη. Χαίρε,
χαίρε, Αιγυπτε, ή θρέψασά αε.
C'est à la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile (I, 27)
qu'est empruntée cette citation ; mais Diodore s'abrite sous
l'autorité de quelques écrivains (τινές των συγγραφέων) qu'il ne
cite point. E. Schwartz, après avoir affirmé délibérément que
la source de Diodore en ce passage était Hékatée d'Àbdère, l'a
nié ensuite avec une égale décision, sans substituer aucun
nom à la place de celui qu'il écartait (1). J'imiterai la prudence
de son second mouvement.
Quel rapport convient-il d'établir entre le document conservé
par Diodore, datant par conséquent, au plus tard, du ier siècle
av. J.-C , et nos documents épigraphiques, dont l'époque n'est
déterminée qne d'après le critère, fort incertain, de la
paléographie? (2) Deux hypothèses peuvent être envisagées : selon
l'une, les hymnes de Kymé et d'Ios ne seraient qu'une
amplification du texte littéraire beaucoup plus bref. Le désordre
même que l'on remarque dans le développement de ces hymnes
autoriserait effectivement à croire qu'à la litanie première, des
versets en nombre indéterminé auraient été ajoutés après
coup. La stèle hiéroglyphique du tombeau d'Isis ne serait

(1) Ed. Schwartz, Rhein. Mus., XL, 1885, p. 229 : « Cap. 27, 3-6 (iiber die Gra-
ber von Osiris und Isis in Nysa) ist. . . dem Hekataeos zu zuschreiben. — Id., αρ.
Pauly-W., s. v. Diodorus, col. 761 : « Sicherlich ist Hekataeos fremd... der Wei-
nerflndende, Weltbesiegende Osiris-Dionysos...; hierzù gehort die von D. selbst
ausdrucklich als Variante bezeichnete Episode viber die Gottergràber in Nysa. »
(2) L'hymne d'Androspeut dater du Ier s. av. J.-C; l'hymne d'Ios du m' s. ap.
J.-C. ; je ne crois pas l'hymne de Kymé antérieur au i«r ou même au ne s. de
notre ère.
442 P. ROUSSEL

qu'une de ces fictions mises à la mode dès le début du me siècle


par Evhémère dans son roman Ιερά αναγραφή (1). Dans l'autre
hypothèse, sans essayer d'attribuer une autorité quelconque à
la fiction du tombeau de Nysa, on fait état de la mention d'une
stèle chez Diodore, de l'existence incontestable des stèles d'Ios et
de Kymé, et enfin de la nature des versets conservés par Diodore.
M. Salac a été ainsi amené à formuler l'opinion suivante (2) :
« II paraît vraisemblable que l'auteur suivi par Diodore a
transcrit le contenu d'une stèle analogue à la nôtre qu'il a localisée
dans une terre lointaine et qualifiée de stèle hiéroglyphique.
Et s'il s'est abstenu d'en reproduire toute la teneur, ce n'est
ni la vétusté de l'inscription ni sa propre paresse qui l'en ont
détourné : en fait, il n'a gardé que ce qui s'accordait avec ses
tendances évhéméristes et avec l'hypothèse que la stèle
surmontait un tombeau ». Si, comme je le crois avec M. Salac, nous
n'avons dans Diodore qu'un extrait tendancieux d'un long
« hymne » gravé dans un ou plusieurs sanctuaires égyptiens,
l'original de tous nos textes n'est pas postérieur au ier siècle
av. J.-G. : et peut-être remonte-t-il beaucoup plus haut (3).
Il reste à se demander s'il faut reléguer parmi les fictions la
stèle memphitique de l'Héphaistieion au même titre que la
stèle hiéroglyphique de Nysa. Dans une autre partie de son
histoire, Diodore situe à Memphis le tombeau d'Isis : Τήν δε
τΙσίν <οασι. . . μεταστασαν εξ ανθρώπων τυχειν αθανάτων τιμών καΙ
τα^ήναι κατά τήν Μέμφιν όπως δείκνυται μέχρι τοϋ νϋν ό σηκός,
υπάρχων εν τω τε μένε ι του 'Ηφαίστου (4). Donc, l'enceinte sacrée d'Isis
était une enclave du sanctuaire d'Héphaistos-Ptah ; l'accord est
notable avec le document de Kymé qui situe dans l'Héphais-

(1) Cf. Jacoby, ap. Pauly-W., s. v. Euhemeros, p. 952 et suiv. ; J. Kaerst, Gesch.
des Hellenismus, II, 2° éd., p. 181 et suiv.
(2) Loc. laud., p. 382.
(3) Comme on le verra plus loin, divers indices, entre autres, le rôle d'Isis
guérisseuse passé sous silence, donnent à croire que l'hymne est notablement
antérieur à Diodore; je ne crois pas néanmoins, avec H. v. Gaertringen (dans la
3e éd. de la Sylloge inscr. graec. de Dittenberger, n. 1267), qu'il faille faire
remonter l'original jusqu'à l'époque de Ptolémée Sôter.
(4)Diod., I, 22.
UN NOUVEL HYMNE A ISIS 143

tieion une stèle à l'honneur d'Isis. Mais cet accord peut montrer
tout juste que l'auteur de l'hymne connaissait les sanctuaires
de Memphis. Bien des textes religieux, magiques, astrologiques,
alchimiques ou médicaux sont donnés comme les reproductions
de documents vénérables, conservés dans de célèbres temples,
émanant souvent de la divinité elle-même (1). Memphis était
la ville sainte par excellence : le sanctuaire d'Isis à Memphis,
cité déjà par Hérodote (2), apparaît dans les romans de Xéno-
phon d'Éphèse et d'Héliodore (3) comme un lieu de culte dont
la vogue était immense. Quel prestige devait recevoir un texte
d'une origine soi-disant memphitique !
Il ne paraît pas impossible pourtant qu'une partie du
sanctuaire de Ptah ait été hellénisée et qu'une stèle rédigée en grec
y ait trouvé place. On sait qu'il y eut de bonne heure à
Memphis une population étrangère parmi laquelle figurent des

(1) Dès l'époque pharaonique, on rencontre des documents qui sont donnés
comme des copies de textes plus anciens, sans qu'on puisse toujours déterminer
si l'on est, ou non, en présence d'une fiction. La stèle Metternich, qui contient
des formules contre les reptiles, « a été gravée sous le règne de Nectanébo I
(XXXe dynastie, vers 378-340 av. J.-C.) pour le compte d'un prêtre nommé Nes-
joum, qui dit avoir fait copier un exemplaire déposé au temple de la nécropole
des taureaux Mnévis à Héliopolis »; cf. A. Moret, Rev. hist, religions, LXX1V,
1916, p. 215; la rédaction première est souvent attribuée à un dieu; cf. ibid.,
p. 268, note 1. Une stèle memphitique, où est exposée la doctrine cosmogonique
des prêtres de Ptah, serait une copie d'un vieux papyrus, mangé parles vers;
cf. Ërman, Ein Denkmal memphitischer Théologie, Sitzber. Berl. Akad., 1911,
p. 916-950 ; Breasted, Development of religion and thought in ancient Egypt,
p. 43 et suiv. — A l'époque gréco-romaine, le thème d'une stèle hiéroglyphique
découverte dans un sanctuaire est très fréquent; cf. Jambl., De mysleriis, V11I,
4 : Ερμήνευσε δε Βίτυς προφήτης, ht άδύτοις εύρων άναγεγραμ-μένην έν ίερογλυφικοΐς
γράμμασι κατά Σάϊν την εν Αίγύπτω. — Sur l'origine des livres hermétiques, voir
les exemples cités par Kroll, ap. Pauly-W., s. v. Hermes Trismegistos, col. 794 et
802. — Des recettes médicales se trouvaient dans le temple de Ptah à Memphis;
cf. Galen., De compos, medic, per genera (ed. Kuhner, vol. 13), V, 775.
(2) Herod., 11, 176 : il attribue à Amasis la construction du sanctuaire.
(3) Xen., Ephesiaca, IV, 1,1; 3,3; V, 4,6; Hehod.,Aethiopica, I, 18 (ed. Bekker) ;
voir aussi l'index de Th. Hopfner, Fontes historiae religionis aegyptiacae, s. v.
Memphis urbs. — Le sanctuaire d'Isis semble mentionné comme une partie du
sanctuaire d'Héphaistos dans un passage mutilé de l'hymne d'Oxyrhynchos, Pap.
Oxyr., XI, 1380, col. I, I. 2 : έν τώι] 'Ηφαίστου οίκω. .. Χμεϋνιν (d'après le contexte,
on indiquerait le nom spécial que porte en ce lieu la déesse),
144 P. ROUSSEL

Hellénomemphites (1). Peut-être furent-ils relégués d'abord


dans un quartier spécial, VHeliénion; mais, après la conquête
macédonienne leur influence dut grandir, et, bien qu'à Tordi-
naire les sanctuaires nationaux aient gardé jalousement leur
caractère égyptien, il y eut, à Memphis même, au moins une
exception : l'antique sanctuaire d'Osorapis est devenu à l'époque
ptolémaïque le Sarapieion, où l'on a exhumé des inscriptions
grecques et des sculptures de caractère hellénique (2). Gomme
le culte d'Isis s'associe étroitement à celui de Sarapis, il put, à
Memphis, se dépouiller, au moins en partie, de son caractère
trop exclusivement indigène (3).
Si l'on répugne à adopter cette hypothèse, du moins les
répliques affichées dans plusieurs sanctuaires égyptiens de
Grèce et d'Asie-Mineure donnent-elles à croire qu'un lieu de
culte réputé avait consacré la valeur et l'autorité de l'original.
Et l'on songe tout naturellement au Sarapieion d'Alexandrie,
centre de diffusion des cultes égyptiens, lequel se plaçait en
quelque sorte sous le patronage du Sarapieion de Memphis :
Αίγυπτίοις δε ιερά Σαράπιδος, επιφανέστατον ptiv εστί Άλεξανδρεΰσι,
άρχαιότερον δε έν Μέμφει (4). Nous allons voir que l'hymne
paraît avoir été composé par un Grec, instruit de fla religion
égyptienne : on peut se hasarder à dire que ce Grec était un
Alexandrin.

Quelle est exactement la nature du document que nous


étudions? Comme je l'ai dit, on a accoutumé d'appeler « hymnes »

(1) Sur cette question, voir U. Wilcken, Urk. Ptol. Zeit, p. 537, n. 116.
(2) La distinction entre le Sérapéum grec et le Sérapéum égyptien, établie par
Mariette, semble caduque; cf. U. Wilcken, Arch. Jahrb., XXX1I (1917), p. 149 et
suiv. ; Urk. Ptol. Zeit, I, p. 9 et suiv.
(3) W. Otto, Priester u. Ternpel im hellenistischen Aegypten, t. I, p. 127,
signale une inscription d'un σύνοδος qui aurait été érigée dans le sanctuaire de
Ptah à l'époque d'Auguste ; cf.lnscr. graec. ad res roman, per tin., Ι, η. H14, sans
précision de provenance; le premier éditeur serait Miller, Mélanges a"arch.
égypt.
' et assyr., 1 (1873), p. 52, que je n'ai pu consulter.
(4) Paus., 1, 18, 4.
UN NOUVEL HYMNE A ISIS 145

les textes similaires d'Andros et d'Ios. Dans la troisième


édition de la Sylloge inscriptionum graecarum, M. Hiller vonGaer-
tringen, qui, pour la première fois, a fait figurer dans ce recueil
le texte d'Ios, l'intitule : Isidis aretalogia (1). On sait que les
arétalogues sont des personnages, parfois attachés à des
temples, qui rapportaient les prodiges accomplis par la puissance
divine, et en publiaient les vertus (αρετάς) révélées par les
miracles (2).
Ici, le trait caractéristique, c'est que la déesse elle-même
prend la parole ; elle expose en premier lieu son nom et sa
qualité (Είσις ... τύραννος πάσης χώρας), puis le nom du dieu qui
l'a instruite, les bienfaits qu'elle a rendus aux hommes, en y
mêlant des indications sur le nom de son père, de son époux et
frère, de son fils, de sa résidence préférée. A partir du verset
10, elle dit, non sans désordre, avec des retours, des répétitions,
des intercalations singulières, les manifestations de son
pouvoir qui s'étend au monde entier, mais s'emploie le plus
souvent au bénéfice de l'humanité.
Cet-emploi de la première personne — du « Ich-Stil »,
comme disent les philologues allemands — a été étudié par
Deissmann-(3) et parNorden (4), qui l'ont retrouvé dans l'An
cien et le Nouveau Testaments, particulièrement dans le
quatrième Évangile, et aussi dans les papyrus magiques. Il en
faudrait rechercher l'origine en Orient, en Babylonie et en
Egypte, où les dieux et les personnages de qualité recourent à
ce style. L'usage en est naturel lorsqu'un dieu, sollicité par une
prière ou contraint par une formule, se manifeste, apportant
le secours que l'on attend de lui (5) ; il révèle ses noms et ses

(1) Sylloge, 3· éd., n. 1267.


(2) Cf. S. Reinach, Cultes, mythes et religions, III, p. 293 et suiv. ; Crusius, αρ.
Pauly-W., II, p. 670 et suiv., Reitzenstein, Hellenistische Wundererzàhlungen,
p. 9 et suiv.; Otto, op. land,, II, p. 226, note 3.
(3) Licht vom Osten, 4° éd. (1923), p. 108 et suiv.
(4) Agnostos Theos, p. 186 et suiv.
(5) Selon Norden, c'est un « soteriologisches Redetypus ». Au point de vue de la
forme, le participe accompagné de l'article (εΐμ·. ή... -παιδευθεϊσα κτλ.) serait le
146 P. ROUSSEL

titres pour démontrer qu'il est bien la divinité invoquée et


pour appuyer la promesse de salut qu'on espérait. G'esf ainsi
que dans le XIe livre des Métamorphoses d'Apulée, à l'appel de
Lucius, surgit des flots une figure divine qui, avant de lui
garantir la délivrance de ses maux, se fait connaître à lui sous
les noms variés que les divers peuples lui donnent — sans
omettre son nom véritable, Isis — et avec les divers attributs
de sa puissance (l).
Mais, détaché de toute scène d'apparition, un morceau
semblable, transcrit sur une stèle et lu par les fidèles, n'est en
somme qu'une glorification de la divinité. C'est évidemment
le but que s'est proposé Démétrios de Magnésie : ayant reçu
quelque grâce d'Isis, il la remercie en lui dédiant une stèle qui
célèbre sa puissance (2). En ce sens, le nom d'hymne ne paraît
pas impropre (3), et la substitution des formules à la première
personne aux formules habituelles à la seconde personne ne
change pas essentiellement la nature du morceau. Gomme
dans les hymnes et dans les litanies, l'essentiel paraît être
l'énumération des qualités divines, que ce soit le dieu ou le
dévot qui y procède.
Ainsi que l'a indiqué Norden, il n'est pas douteux qu'il faille
chercher en Orient le prototype de cet usage; mais notre texte,

critérium d'un usage étranger à l'hellénisme; l'hymne d'Ios tendrait à y


substituer le relatif.
(1) Apul., Metam., XI, 5-6.
(2) L'usage existe en Egypte ; voir les exemples cités par Erman et Ranke,
Aegypten u. aegyptisches Leben im Altertum (Tubingen, 1923), p. 309-310. On lit
sur une inscription : « Je consacrerai ce monument à ton nom et j'y graverai
pour l'éternité cet hymne en ton honneur, si tu sauves pour moi le peintre Necht-'"
Amon». En Grèce, à Délos, pour remercier Sarapis du secours qu'il a apporté,
on lui consacre un hymne gravé sur une petite colonne (P. Roussel, Les cultes
égyptiens à Délos, 1917, p. 70 et suiv.) ; la différence avec notre document, c'est
que c'est un hymne de circonstance qui relate le miracle opéré par le dieu.
Norden, loc. laud., veut instituer une différence entre les prières grecques qui
célèbrent surtout les actes du dieu et les prières orientales, qui, sans négliger
les actes, mettent surtout en évidence les qualités.
(3) Wunsch, ap. Pauly-Wissowa, s. v. Hymnos, col. 170-171, range les texte9
d'Ios etd'Andros dans la littérature hymnologique*
UN NOUVEL HYMNE A ISIS 147

qui s'inspire, on le verra, de documents égyptiens (1) a été


manifestement rédigé par un Grec. Je n'en veux d'autre preuve
que le verset 29 où il est dit : 'Εγώ διαλέκτους "Ελλησι καΐ βαρβά-
ροι,ς έταξα. Une indication analogue se rencontre dans l'hymne
d'Aménophis IV en l'honneur du dieu-soleil Aton : « Tu mets
chaque homme à sa place, créant ce qui lui est nécessaire, tous
avec leurs héritages et leurs biens, avec leurs langues diverses
de paroles, leurs formes diverses aussi, et leurs peaux diverses
(de couleur), car tuas divisé les peuples étrangers » (2). Mais le
Grec l'a transposée à sa manière et lui a mis la marque de son
préjugé.
Or, ce Grec, comme il me semble, nous a révélé, par un
détail, la signification qu'il attachait à son texte. Dans la
littérature hymnologique de la Grèce, apparaît fréquemment la
formule d'adieu, par laquelle on termine le poème adressé à la
divinité : Χαίρε κτλ. (3). Ici, l'auteur a éprouvé le besoin de
terminer sur une formule analogue ; mais, puisque la déesse
elle-même parlait et se rendait hommage, il fallait une trans-

(1) On remarquera pourtant que l'hymne homérique à Déméter, qui n'est pas
influencé par l'Orient, fournit déjà un exemple analogue; la déesse se révèle à
la rnère de Kéléos : Ε'.μΙ δε Δημήττ,ρ τιμάοχος χτλ. (ν. 268 et suiv.). — Les
hymnes égyptiens, par exemple le grand hymne à Osiris, dont on trouvera
une traduction dans A. Moret, Le Nil et la civilisation égyptienne, p. 113 et suiv.,
peuvent fournir avec notre texte de nombreux rapprochements ; mais ils
s'adressent à la divinité. — Au point de vue formel, on rapprochera plutôt
quelques passages de la stèle Metternich, (citée ci-dessus, p. 143, note 1) : « C'est
moi Isis, fécondée par son mari et enceinte d'Horus, la divine. J'enfantai Horus,
fils d'Osiris, dans un nid de papyrus etc. » (trad. Moret, loc. laud., p. 232). Suit le
récit de la lutte d'Isis contre Seth, figuré par un scorpion qui pique Horus
enfant. Dans un autre passage, Isis prononce une formule de guérison : « Je
suis Isis, la déesse, maîtresse de la magie, qui crée la magie, l'initiée, celle qui
dit les paroles (magiques); tous les reptiles qui piquent m'obéissent » (p. 260).
Sur cette stèle, d'autres divinités aussi s'annoncent solennellement, Thoth,
Chnoum, enfin une divinité solaire, Min, de Koptos : « (Je suis) celui qui se lève
au ciel....; quand il ouvre l'œil, la lumière se manifeste; quand il le ferme, la
nuit se manifeste...; je suis celui qui illumine les deux terres, etc. » (p. 266).
(2) Je reproduis la traduction de A. Moret, Le Nil et la civilisation égyptienne,
p. 379.
(3) Voir surtout, pour l'époque hellénistique, les hymnes de Callimaque et, en
dernier lieu, l'hymne à Sarapis trouvé à Délos et signalé ci-dessus (p. 146, note 2 ;
ef; /<?, XI, 4, n. 1299 et Powell, Collectanea alexandrina, p. 68-71).
148 P. ROUSSEL

position. Et c'est ainsi qu'il a imaginé cette clausule : Χαίρε


Αΐγυπτε θρεψάσασά με, laquelle, lorsqu'on a rattaché le document
au tombeau d'Isis, s'est transformée, également avec une
transposition, en une sorte de formule funéraire, non point l'adieu
à la déesse morte, mais le salut de la déesse à la terre
d'Egypte.
Notre auteur avait à coup sûr des prétentions littéraires. La
composition de l'hymne, comme je l'ai dit, est défectueuse;
mais le rédacteur s'est efforcé d'atteindre à la solennité,
d'employer des termes nobles et, çà et là, de donner à la prose une
sorte de coloris poétique. Il a voulu produire à la fois un effet
de monotonie et de variété en recherchant, à la fin d'un
certain nombre de versets, les assonnances, puis, en recourant à
des terminaisons différentes (1). Il a prétendu donner ainsi un
spécimen de style hiératique à l'imitation de modèles égyptiens
qu'il ne connaissait pas à coup sûr directement, mais dont
quelque exégète indigène ou semi-indigène, avait fourni une
interprétation. Hérodote a déjà trouvé dans le personnel
inférieur des sanctuaires égyptiens des informateurs plus ou moins
fidèles (2). Sous l'occupation macédonienne, le nombre de ces
personnages a dû se multiplier et le haut clergé lui-même n'est
pas resté entièrement impénétrable à la culture hellénique (3).
Ainsi notre hymne, qu'il ait été à l'origine écrit sur
papyrus ou affiché dans le temple de Ptah à Memphis ou dans le
Sarapieion d'Alexandrie, ne peut être considéré comme le
témoignage d'une foi naïve. Il suppose une élaboration savante,

' (1) On remarquera les variations intentionnelles dans la place du verbe, par
exemple §§ 39 et 40 : 'Εγώ είμι πολέμου κυρία ■ εγώ κεραυνού κυρία ειμί. Dans
l'emploi des aoristes présents et moyens, il est curieux de noter des divergences
entre les hymnes d'ios et de Kymé (συνέταξα et συνεταξάμην, 1. 19 de l'hymne
d'ios et § 12; inversement διεταξάμτ,ν et έταξα, 1. 34-35 et § 29) ; de même dans les
formes συνήγαγον et συνήγαγα (§ 15 et 1. 21), ευρον et εύρα (§ 13 et 1. 20). Dans ce
dernier cas, on peut supposer que l'auteur de l'hymne de Kymé a voulu éviter
trois finales en α (θαλάσσια Ιργα εΰρα).
(2) Cf. W. Spiegelberg, Die Glaubwurdigkeit von Herodots Bericht ilber Aegyp-
ten (Heidelberg, 1926).
(3) Sur ce point, voir les conclusions prudentes de W. Otto, Priester und Tem-
pel im^hellenisf.ischen Aegypten, t. II (1908), p. 413 et suiv.
UN NOUVEL HYMNE A ISIS 149

et la vogue qu'il paraît avoir eue n'implique nullement qu'il


ait correspondu dès l'origine à des conceptions populaires et à
des données strictes de la liturgie (4). C'est un fait qu'on ne
doit pas négliger dans l'étude du document.

Isis, dans le monde gréco-romain, est devenue la déesse


universelle (2): on l'implore sous les noms les plus divers ;
on sollicite d'elle toutes les grâces ; on lui attribue des pouvoirs
illimités. L'hymne de Kymé^ tout en complétant celui d'Ios,
ne nous fait connaître aucun aspect nouveau de la déesse. En
face de chaque verset, il serait aisé d'inscrire un texte
correspondant, emprunté à Diodore, à Plutarque (3), à l'hymne de
Kios (4), au grand hymne sur papyrus mis au jour à Oxy-
rhynchos (5), au xie livre des Métamorphoses d'Apulée. Il me
suffira de rapprocher ici un texte épigraphique qui provient
de Cyrène et a été tout récemment publié (6). Sans reproduire
notre texte, il présente avec lui d'étroites analogies et dérive

(1) Deissmann, op. laud., p. 111, y voit « ein tester Bestandteil der liturgischen
Texte des Isiskultes », ce qui me paraît aussi inexact que d'y retrouver, avec
Erman (cité par Deissmann, p. 109, note 2) « was einfachere Gemuter von der
Isis dachten ».
(2) Voir l'article si riche de Drexler, ap. Roscher, Ausfûhrl. Lexicon griech. u.
rb'm. Mythologie, s. υ. Isis ; plus récemment, celui de Roeder, ap. Pauly-Wis-
sowa, IX, col. 2084 et suiv., qui ne remplace pas celui de Drexler; Reitzenstein,
Zwei religionsgesc/i. Fragen (Strasbourg, 1901), p. 104 et suiv., où le rôle des
« missionnaires » d'Isis, à l'époque ptolémaïque, est singulièrement exagéré.
(3) Particulièrement au traité de Iside et Osiride. Pour tous les textes littéraires,
il suffit maintenant de se reporter aux Fontes historiae religionis aegyptiacae.
publiées par Th. Hoplner (Ronn, 1922-1925).
(4) Kaibel, Epigr. graec, 1029.
(o) Pap. Ox'jr., t. XI, n. 1380 ; cf. G. Lafaye, Litanie grecque d'Isis, Rev.
Philol., 1916, p. 55-108 et surtout R. H. van Groningen, De papyro Oxyrhyn-
chita 1380 (Dissert. Groningue, 1921), où l'on trouvera de nombreuses et utiles
observations. L'hymne d'Oxyrhynchos fournit de multiples rapprochements
avec notre document.
(6) Cf. G. Oliverio, Notizario archeol., ministero délie colonie, IV (1921),
p. 210 et suiv. (pi. XXXII). L'auteur signale aussi une inscription mutilée tardive
trouvée à Cyrène et contenant des dispositions qui se rapportent au culte d'Isis
ISO P. ROUSSEL

sans doute d'un original commun. Un néocore d'Isis le dédia


en 103 ap. J.-G. (133 de l'ère de Gyrène).

'Αγαθή τύχη
L ρλγ "Ισιοι και Σεράπιδι
'Αγαθός Δαίμων νεωκόρος άνέθη(κε).
Έγώ τύραννος Είσις αιώνος μόνη,
5 πόντου τε και γης τέρ μονάς τ' επιβλέπω
και σκήπτρ' έχουσα και μι' ούσ' επιβλέπω *
Καλοΰσι δη με πάντες υψίστη ν θεόν,
πάντων μεγίστη ν των εν ούρανώι θεών.
Αυτή γαρ εύρον πάντα και είλόμην πόνον.
10 Γρα©ή δ'έπι σωραγεΐσι δηλώσει σαφής
δεικνυσα τάμα πάσιν έξευρήματα,
α και βρότοις έδειξα και καρπούς βίου.
Πόλεις τε σεμνούς περιβόλοις έτείχισα
βροτοΐς τ' ενειμα ταΰτα τρανώς είδέναι.
15 Έμοΰ δε χωρίς
ούδ' άστρα γαρ ©οιτώσι
γείνετ' ουδέν
την αυτήν
πώποτε,
όδον

αν μή εξ έμοΰ λάβωσιν έντολ[ας πάρος]


ου μή τε γαία καρπον ηρι
άν μή έπινε ύσω πάντ[α
20 Τις αν δύναιτο ταν- -
ή τις μαράναι- -
τα μεν βίος--
το παν- -

Plutarque, tentant de réfuter une interprétation « naturiste »


des mythes relatifs aux dieux égyptiens, écrit : « Une telle
interprétation n'a rien de dangereux, à condition qu'elle conserve
à ces dieux leur caractère universel et n'en fasse pas des dieux
spécifiquement égyptiens (1) ». Dans l'hymne de Gyrène, le
vœu de Plutarque est réalisé : la personnalité d'Isis s'est
complètement effacée ; elle n'est plus que la déesse unique, com-

(1) De Aid., 66.


UN NOUVEL HYMNE A ISIS 151

mune à l'humanité, résumant en elle tous les pouvoirs sur le


monde. Et si, après avoir posé cette affirmation initiale, on
énumère encore un certain nombre de ses bienfaits et de ses
vertus, c'est apparemment pour satisfaire à la tradition et aussi
à ce sentiment religieux qui s'exprime dans toutes les litanies
et se complaît à envisager les aspects infinis d'une puissance
illimitée.
L'hymne de Kymé a conservé à Isis son caractère de déesse
égyptienne. Dans la clausule finale, la déesse salue en l'Egypte
sa terre nourricière. D'autre part certains traits bien précis lui
sont conservés : elle est fille de Kronos, qui est Geb (1), le dieu
de la terre ; elle a eu pour maître Hermès, qui est ïhotb (2) ; elle
est femme et sœur d'Osiris, mère d'Horus qui a été roi à son
tour (3) : elle est Isis-Sôthis (4). La ville de Boubastis est son
fief (5).
Ce dernier trait nous rappelle comment, dans FÉgypte
même, Isis avait peu à peu étendu son empire. La divinité
principale de Boubastis, ville de la Basse-Egypte, était la
déesse à tête de lionne Bastit, qu'Hérodote appelle Boubastis
et assimile à Artémis (6). L'historien en fait une fille d'Osiris
et d'Isis (7). Et Isis elle-même n'avait longtemps régné en sou-

(1) Le couple Geb, dieu de la terre et Nout, déesse du ciel, enfante Osiris et
Isis, Seth et Nephthys. — Sur l'identification de Kronos et de Geb. que l'on
trouvait déjà chez Manéthon, cf. Pohlenz, ap. Pauly-W., s. v. Kronos, col. 2000. —
Kronos avait un temple à Alexandrie : cf. Macrob., 1, 7, 14 ; Athen., 111, 110 b. Je
ne sais pourquoi Diodore, dans la prétendue épitaphe de Nysa, le qualifie de
νεώτατος, ce qu'il précise un peu plus loin (épitaphe d'Osiris) en l'appelant :
νεώτατος θεών απάντων.
(2) On donnait parfois à Isis Hermès-Thoth pour père; cf. Plut., De Is., 3 et
12. Sur Thoth, dieu de la sagesse, inventeur des lettres, cf. Roeder, αρ. Roscher,
Lexicon, s. v. Thoth, col. 849. Sur l'assistance apportée par Thoth à Isis et à
Osiris, cf. A. Moret, op. laud., p. 100 et suiv.
(3) § 6, Horus est qualifié de βασιλεύς comme Osiris : ils ont régné l'un et
l'autre sur l'Egypte.
(4) § 7 : εγώ είμι ή έν τω τοϋ Κυνός αστρω έπιτέλλουσα. Sur lsis-Sothis, outre
Drexler, op. laud., col. 434, voir P. Perdrizet, Terres cuites de la collection Fou-
quel (1921), p. 21 et suiv. ; Van Groningen, p. 49.
(5) Au § 1, Isis est dite τύραννος πάσης χώρας, ce qui ne s'applique peut-être
qu'à l'Egypte ; cf. Van Groningen, p. 10 et 44.
(6) Herod., Il, 136.
(7) Ibid., 156.
152 P. ROUSSEL

veraine absolue que sur un étroit canton où ses adorateurs


reconnaissaient son omnipotence (1). Parla suite, elle
s'identifie avec Bastit, et, à mesure que la religion d'Osiris progresse,
on la confond avec d'autres déesses des nomes égyptiens, avec
Neith, Nephtys, Hathor dont elle prend les titres et absorbe
les fonctions (2). Selon le témoignage du même Hérodote, que
l'on ne conteste point, Osiris et Isis étaient les seules
divinités adorées par tous les habitants de l'Egypte (3).
Quelle qu'ait été à l'origine la nature d'Isis — et sur ce
point l'incertitude est extrême (4) — il est assuré qu'en
Egypte, avant l'époque macédonienne, elle fut déjà la déesse
aux noms multiples (5), la grande, celle qui était, à l'origine, la
reine des déesses et des femmes. Qu'on parcoure la liste des
épithètes qui lui furent données (6), en même temps qu'on en
admirera l'infinie variété, on n'hésitera pas à souscrire au
jugement de G. Maspéro qui considérait, paraît-il, l'hymne
d'Ios comme « l'interprétation assez fidèle d'un texte
égyptien (7) ».
Comme les versets de l'hymne de Kymé, ces épithètes
nous montrent le double rôle d'Isis, protectrice des hommes
et présidant à la marche de l'univers. On serait tenté d'abord

(1) Le siège primitif d'Isis ne peut être déterminé avec certitude : on a


soupçonné qu'il était à Per-hebit (dans le Delta, au sud-ouest de Mansourah) ; cf.
Moret, op. laud., p. 99.
(2) Cf. Sourdille, Hérodote et la religion de l'Egypte, p. 93 et suiv.
(3) Herod., II, 42.
(4) Cf. Roeder, ap. Pauly-W., s. v. Isis, col. 2086-2087. Peut-être est-il vain
de rechercher le caractère originel d'Isis, si l'on admet qu'elle fut une déesse
locale : ses fidèles lui reconnurent des pouvoirs multiples.
(5) L'appellation πολυώνυμος ou μυριώνυμος que l'on rencontre dans les textes
grecs a son équivalent en égyptien : cf. Sourdille, p. 100, et surtout van Gronin-
gen, p. 30-36.
(6) Cf. Brugsch, Religion und Mythologie der alten Aegypter, p. 646-648. On
regrettera que toutes ces épithètes nous soient présentées pêle-mêle, sans
distinction d'époques.
(7) Cette opinion de Maspéro est rapportée par P. Foucart, Mystères d'Eleusis,
p. 72 ; cf. Gruppe, Griesch. Mylhol., p. 1563, note 2 : « Es sind drei griechische
Formen oder Nachahmungen (il s'agit des textes d'Andros et d'Ios et de celui de
Diodore) die in letzter Linie auf ein aegyptisches Original zuruckzugehen
scheinen ».
UN NOUVEL HYMNE A ISIS 153

de rapporter cette double conception de la divinité à l'influence


des doctrines rationalistes de la Grèce; d'une part, à l'évhémé-
risme, qui fait des dieux les inventeurs des diverses choses
utiles à l'humanité et en quelque sorte des héros civilisateurs,
sujets au trépas, divinisés pour leurs services éminents;
d'autre part, au stoïcisme, qui rapporte à la divinité Tordre
universel et l'harmonie du monde (1). Mais, comme on l'a
souvent remarqué (2), l'évhémérisme trouvait en Egypte un sol
favorable puisque, selon les traditions indigènes, « les
dynasties divines ont régné avant les Pharaons et les dieux sont les
premiers habitants de la Terre-Noire (3) ». Et d'autre part, les
prêtres élaborèrent des conceptions cosmogoniques : les dieux,
diversement hiérarchisés selon les centres religieux où une
doctrine se constituait, jouaient leur rôle dans la création et
l'administration du monde (4). Nous connaissons surtout le
système héliopolitain, où Isis ne représente qu'un élément
cosmique : l'humus fécondé (5). Mais des dogmes uniformes ne
s'imposèrent jamais à l'Egypte entière. Et, comme Ta écrit
M. Moret, « chaque dieu, dans chaque ville, recelait en lui
assez de potentiel vital pour devenir démiurge, au moins dans
l'opinion de ses fidèles. Plah à Memphis, Khnoum à
Elephantine...., Neit à Sais, Nout..., Thot..., tous ces dieux, et
plusieurs autres, jouaient le rôle de Démiurge dans les systèmes
qui expliquaient la création universelle (6) ».
En ce qui concerne Isis, l'égyptologue Brugsch, enseigne :
« Isis ist Ailes umfassend, Ailes empfangend und gebiirend,
Ailes nàhrend und beschùtzend, das im Tode Schlummernde

(1) Un mélange identique de doctrines se rencontre dans ce que Phylarque,


vers le milieu du m0 siècle, écrivait au sujet de Sarapis : cf. Is. Lévy, lieu. Hist.
HeL, t. LX, p. 295.
(2) Voir en particulier Reitzenstein, Zwei relif/ionsgeschivhtliche Fragen, p. 89
et suiv.
(3) Moret, p. 413; cf. p. 68 et suiv. (les dynasties divines).
(4) Sur le système des ennéades, cf. Sourdille, p. 34 et suiv.
(o) Moret, p. 430-431.
(6) P. 441-442. 11 est évident que, selon le système héliopolitain, on n'aurait
pu attribuer à Isis la séparation du ciel et de la terre (§ lu de notre hymne),
opération qui est faite par Shou.
REG, XLII, 1929, n» 195-19C. 11
154 P. ROUSSEL

zu neum Leben erweckend, aile Theile bei Kosmos in ihrem


Zusammenhange erhaltend (1) ». Dès lors, ne paraît-il pas
vain de rechercher, en prenant l'hymne de Kymé pour base,
si les Grecs ont en quelque manière modifié ou altéré la nature
de la déesse égyptienne? Sans disconvenir qu'un Grec et un
Egyptien aient dû se faire d'Isis une idée fort différente par
suite de la diversité même de leur pensée religieuse, sans
contester non plus que le simple fait de la transcription grecque
ait pu fausser la valeur et la portée des titres attribués à la
déesse, il faut avouer qu'en raison des notions multiples qu'elle
a fini par représenter pour les Egyptiens, en raison aussi de
la complexité de leurs systèmes théologiques et cosmologiques,
dont nous sommes bien éloignas de connaître toutes les
variantes, on trouvera malaisément une opposition manifeste
entre les données égyptiennes et celles de notre texte. Qu'il
s'agisse de l'Isis législatrice, protectrice de la morale et de la
justice, favorable aux femmes, propice aux suppliants,
maîtresse de la guerre, ou de la reine du ciel, de la terre et des
mers, réglant la marche des astres, lançant la foudre, calmant
les vents (2), il sera toujours possible de justifier ces
attributions selon la tradition indigène, en puisant dans l'immense
réserve d'épithèles que constituent les textes1 hiéroglyphiques
pour Isis ou pour les autres divinités à qui elle a pu se
substituer.
A coup sûr, on imagine mal qu'un Égyptien, rappelant
l'œuvre civilisatrice de la déesse, rapporte à son action
l'origine d'une ère de liberté, tandis que chez un Grec, même à
l'époque ptolémaïque, a pu subsister une haine théorique de

(1) Op. laud., p. 646.


(2) Le § 52 peut surprendre néanmoins : εγώ δμβρων ειμί κυρία. Bien que dans
le delta les averses d'hiver ne soient pas rares, ce n'est pas de la pluie que
l'Égyptien attend la fécondation de la terre. Voir les vers de Tibulle, Eleg., I,
7, 25 : Te propter (à cause du Nil) nullos tellus tua postulat imbres | arida nec
pluvio supplicat herba Iovi. Peut-être aperçoit-on ici la retouche étrangère. Je
remarquerai que, dans l'hymne d'Oxyrhynchos, Isis a toute puissance non
seulement pour déchaîner les vents et faire retentir le tonnerre, mais encore pour
faire tomber la pluie et même la neige (I. 227-230; 1. 237-240).
UN NOUVEL HYMNE A ISIS 155

la tyrannie, ce qui expliquerait notre verset 23 : Εγώ τυράννων


αρχάς κατέλυσα (1). Mais ce n'est qu'un détail : en deux points
au contraire, malgré les remarques présentées ci-dessus, on
peut pousser un peu plus loin l'enquête et, sans aboutir à des
certitudes, s'efforcer d'entrevoir s'il y eut déviation de la
religion d'Isis par le fait de l'influence grecque.

Il est bien connu qu'aux temps gréco-romains, Isis fut la


protectrice des marins et garantit contre les dangers de la mer.
A quatre reprises, l'hymne de Kymé revient sur le rôle marin
de la déesse : 'Εγώ θαλάσσια έργα εύρον (§ 13) ; εγώ ποταριών και
ανέμων καΐ θαλάσσης είυ.1 κυρία (§ 37) ; εγώ πραύνω καΐ κυμαίνω
θάλασσαν (§ 41) εγώ ναυτιλίας είυ.1 κυρία * εγώ τα πλωτά απλωτά
ποι[ώ δ]ταν εμοί δόξη (§ 47-48) (2). Il lui attribue aussi l'origine
des îles : εγώ ν(ή)σσους έγ β[υθ]ών είς <ρών άνήγαγον (§ 51).
L'hymne d'Andros interprète ainsi le § 13 (ν. 34-35) :

αδε θάλασσας
πράτον εν άνθρώποΑσι Τϊεράσιριον τίνεσα υ-όχθον

(1) Voir la juste remarque de van Groningen, p. 58. Il y a d'ailleurs quelque


contradiction entre ce verset et le verset 1, où Isis est dite τύραννος -άσης χώρας.
— Je ne crois pas qu'on puisse interpréter ce passage par le rappel de
l'oppression perse qu'Isis aurait fait cesser, ni admettre que ces τύραννο·, seraient des
puissances supra-terrestres qui opprimeraient l'homme selon la conception qui
s'est développée en particulier dans le judaïsme, personnifiant la destinée
(ειμαρμένη) dans des άρχοντες τοΰ αιώνος τούτου (Reitzenstein, Poimandres, p. 76 et
suiv.). 11 faut s'en tenir au sens courant et admettre une addition hellénique.
Isis met fin à la brutalité des mœurs primitives ; elle doit donc assurer aux
hommes une libre constitution.
(2) Ce dernier verset est ambigu ; signifie-t-il que la déesse rend impropre à
la navigation, s'il lui plaît, des espaces auparavant navigables, ou qu'elle fait
flotter des corps non-flottants ? Le premier sens est confirmé par l'hymne
d'Andros (v. 148-150); pour appuyer le second, on rappellerait le passage
d'Hérodote où l'île de Chemmis devient flottante, par suite, semble-t-il, de
l'intervention de Léto, c'est-à-dire d'Outit, déesse de Buto (11, 156 : Αιγύπτιοι φατι
είναι αυτήν πλωτήν, ώς ε'ν τή νήσω ταύτη ουκ έούση πρότερον τλωτΐ) Ατ,τώ... Άπόλ-
λωνχ παρ» "Ισιος παρακαταθήκην δεξαμενή διέτωτε κατακρύψατα). 11 faudrait
rapprocher aussi le g 51, cité ci-dessus, selon quoi Isis fait surgir les îles du fond
de la mer; et l'on entreverrait ici une série de légendes analogues a celles que
l'on racontait sur Délos.
156 P. ROCSSEL

et développe en 13 vers les §§ 47-48 en reprenant l'idée qu'Isis


a inventé la navigation. C'est à peu près ce que prétend aussi
Hygin (GGLXXVII) : velificia primum invertit Isis ; nam dttm
quaerit Harpocratem filium simm, raient velificavit (1).
En tant que divinité marine, Isis est souvent associée à
Sarapis, et l'on a admis que le couple, à l'origine étranger aux
choses de la mer, n'y avait étendu son patronage qu'après
avoir été installé dans la grande ville commerçante
d'Alexandrie (2). Mais, en laissant de côté la question complexe de
Sarapis, pour justifier la doctrine selon laquelle l'Isis Pelagia serait
une création exclusivement alexandrine, il faudrait cesser de
recourir à des arguments périmés. Dans un article récent
consacré à Iris, on lit : « Les Egyptiens, qui n'aimaient pas la
mer et qui n'avaient guère d'intérêts au-delà de la mer, étaient
bien éloignés de conférer à une déesse puissante et amicale la
protection de la mer (3) ». Cette doctrine a été suffisamment
réfutée; dès 1882, G. Maspéro en faisait justice : « Les auteurs
grecs et latins nous ont répété à l'envi que la mer était
considérée par les Egyptiens comme impure (4) et que nul d'entre
eux ne s'y aventurait de son plein gré. Les modernes ont réussi
jusqu'à présent à se persuader, sur la foi des anciens, que
l'Egypte n'avait jamais eu ni marine nationale, ni matelots
indigènes. Le voyage d'exploration de la reine Hâtshopsitou,
les victoires navales de Ramsès III, seraient le fait des
Phéniciens combattant ou naviguant sous bannière égyptienne, et
non pas d'Egyptiens proprement dits... le roman de Saint-
Pétersbourg [il s'agit du conte célèbre du Naufragé, qui date
de la XIIe dynastie] nous montre que les matelots auxquels
Pharaon confiait la tâche d'aller chercher au loin les parfums

(1) De nombreux textes sont cités par Orexler, loc. laud., col. 474 et suiv.
(2) Cf. par ex. U. Wilcken, Urk. Ptol. Zeit., I, p. 35.
(3) Roeder, ap. Pauly-W., IX, col. 2116.
(4) Le plus connu de ces textes est celui du De Iside, 32, sur l'horreur des
prêtres égyptiens pour la mer et leur aversion à l'égard des pilotes qui vivent
de la mer; cf. l'index de Th. Hopfner, op. laud., s. v. mare, pisces, sal.
UN NOUVEL HYMNE A ISIS 157

et les denrées de l'Arabie étaient bien de race et d'éducation


égyptienne (1) ».
L'opinion de G. Maspéro a été confirmée par toutes les
découvertes nouvelles (2). Il n'en résulte pas à coup sûr qu'lsis,
à l'époque pharaonique, ait été la protectrice des marins
égyptiens (3) : nul texte, à ma connaissance, n'en fournit un
témoignage (4). Mais rappelons qu'lsis, dans sa quête éplorée
dOsiris, s'aventure jusqu'à Byblos : elle semble ainsi qualifiée
pour assurer une traversée heureuse à ces barques d'Egypte
qui, de bonne heure et si souvent, firent route vers la côte
phénicienne (5).

(1) Contes populaires de l'Egypte ancienne, \T' éd. (1882), p. lxx-lxxi.


(2) Sur les vaisseaux de mer des Égyptiens, voir Ch. Boreux, Études de
nautique égyptienne, dans les Méin. Inst. Caire, t. L. 2e t'asc. (1925), p. 460 et suiv.
— La question de la flotte égyptienne est indépendante de celle des ports
maritimes de l'Egypte pharaonique sur lesquels il est difficile actuellement
d'avoir une opinion bien assurée; voir en dernier lieu les remarques de S.
Breccia, dans le Bulletin de la Société archéologique d'Alexandrie, t. VI, 1er t'asc.
(1925), p. 3-7, avec renvoi aux études antérieures de G. Jondet, R. Weill et
K. Lehmann-Hartleben. M. Weill, qui tient pour l'origine crétoise du port de
Pharos, ne disconvient pas que l'Egypte ait eu une Hotte puissante. H. R. Hall,
dans la Cambridge Ancient History, t. I, p. 320, écrit : « The popular idea of the
Egyptians as no sailors and as afraid of the sea is entirely erroneous ».
(3) Avant que les vaisseaux de la reine Hatskepsout se risquent sur la mer
pour leur célèbre expédition au pays de Pount, un sacrifice est offert à la déesse
Hathor : cf. A. Erman-H. Ranke, Aegypten und aegyptisches Leben im Alter turn
(Tubingen, 1923), p. 310. D'autre part, dans le papyrus de Pétrogradqui contient
le récit du voyage d'Oun-Amon, au xe s. av. J.-C, sur la côte de Syrie, il est
question d'une statue d'Amon réservée aux expéditions étrangères et qu'on
appelait pour cette raison « Amon des chemins » ; cf. A. Moret, Rois et dieux
d'Egypte, 1™ éd. (1911), p. 230-231.
(4) Je reconnais qu'un texte grec oppose llsis Pélagia à l'Isis Égyptienne ;
les deux, divinités auraient eu à Corinthe des sanctuaires distincts (Paus., H, 4,
7); mais, dans le même passage, il est question de deux sanctuaires de Sarapis,
dont l'un serait consacré au Sarapis de Canope : cf. A. Rusch, De Sarapide et
hide in Graecia cultis (Diss. Berlin, 1906), p. 31-33. 11 n'y a aucun
enseignement précis à tirer de cette dualité des lieux de culte.
(3) Les découvertes de P. Montet ont montré l'ancienneté des relations entre
l'Egypte et Byblos ; voir son étude sur Les Egyptiens à Byblos, Mon. Piot, t. XXV
(1921-22 , p. 231-272 La tradition qui mène Isis-à Byblos n'est pas récente ; on y
trouve des allusions dans les textes des Pyramides ; cf. Sethe, Zur aeltesten
Gesch. des aegypt. Seeoerkehrs mit Byblos und dem lÂbanongebiet, Aegypt.
Zeitschr., XLV, 1908, p. 7-14; Breasted, op. laud., p. 26; Montet, Le pays de
Negaou et son dieu, Syriu, IV, 1923, p. 181 et suiv., particulièrement p. 188-190.
Nous n'avons pas à rechercher ici dans quelle mesure les divinités égyptiennes
458 P. ROUSSEL

Si la Dame de la mer peut se rattacher à une tradition


indigene, en est-il de même pour la Maîtresse des Mystères
que nous monlre le verset 19 : εγώ μυήσεις άνθρώποις επέδειξα?
La question paraît d'abord oiseuse, car Plutarque met en
relation directe l'institution des mystères avec la légende osi-
rienne : « Vengeresse d'Osiris, sa sœur et épouse, après avoir
étouffé et éteint la fureur et la rage de Typhon, n'accepta
point que les luttes et les combats qu'elle avait affrontés, sa
quête errante, tant d'actes de sagesse, tant de courageux
exploits, tombassent dans l'oubli et le silence, mais elle
associa aux plus saintes cérémonies mystiques (ταΐς άγιωτάταις
τελεταίς) des images, des rappels et une représentation de ses
épreuves d'alors et fonda ainsi une doctrine de piété et en
même temps une consolation pour les hommes et les femmes
semblablement éprouvés (1) ». Mais tout le traité que Plutarque
a consacré à Isis et à Osiris nous donne une interprétation
philosophico-religieuse des mythes et rites de l'Egypte, qu'on
ne peut accepter qu'après examen.
M. Moret, qui a consacré un intéressant ouvrage aux
« Mystères égyptiens »_, a bien montré qu'en Egypte, on
représentait des drames mimés, avec le concours du populaire, par
exemple qu'on mettait en scène la passion d'Osiris, sa mort
et sa résurrection (2) ; d'autre part, qu'il existait des rites
secrets, célébrés conformément à un livre sacré de l'officiant :
prêtres-acteurs ou prêtres récitants composaient le personnel
qui renouvelait chaque jour le mystère du sacrifice et de la
résurrection d'Osirisetpar là même assurait le salut éternel du
dieu. Mais, quelque ressemblance que l'on puisse découvrir

ont pu, au cours de ces relations, adapter certains caractères des divinités
syro-palestiniennes.
(1) De Isid., 27.
(2) A. Moret, Mystères égyptiens (Paris, 1913), p. 3-102. — Dans les Rois et Dieux
de l'Egypte, un chapitre est consacré aux mystères dlsis (lre éd., p. 163-213);
mais il ne s'y agit que des mystères de l'époque gréco-romaine.
UN NOUVEL HYMNE A ISIS 159

entre ces pratiques et les mystères d'Eleusis (1) par exemple,


il faut bien reconnaître avec M. Sourdille (2) que, si les
mystères grecs se définissent comme un ensemble de cérémonies
réservées à des fidèles préalablement initiés et célébrées à
leur profit, on n'en trouvera pas l'équivalent en Egypte. Sans
doute les hommes peuvent-ils retirer un bénéfice, eux aussi, de
la célébration des rites mystérieux de la religion osirienne;
mais, au préalable, il convient qu'ils trépassent : « Tout
homme mort auquel on applique les rites osiriens, par un
effet de magie imitative, ressuscitera comme Osiris ». Le
pharaon jouit d'un privilège spécial : de son vivant, ces rites
lui assurent l'immortalité. Peut-être y avait-il quelques
autres exceptions ; mais M. Moret doit bien conclure que la
plupart des hommes « ne réalisaient qu'en mourant tous les
avantages de la condition d'imahou [initié] ; rares étaient ceux
qui, grâce à une mort simulée, bénéficiaient d'une initiation
complète. Les autres n'étaient censés renaître qu'après la mort
réelle ».
(l)La thèse de l'origine égyptienne des mystères d'Eleusis, fondée
essentiel ement sur des textes grecs tardifs, ne supporte pas l'examen ; voir en dernier
lieu Ch. Picard, Rev. El. Grecques, 1927, p. 321 et suiv.
(2) Hérodote et la religion de l'Egypte, p. 283 et suiv. ; dans cette discussion,
on trouvera tous les éléments nécessaires pour établir une démarcation nette
entre les mystères grecs et ce qu'on appelle les ο mystères égyptiens ». Déjà
A. Wiedemann, Herodots Zweites Buck (Leipzig, 1890), p. 30, avait nié
expressément l'existence de mystères égyptiens en s'autorisant de l'absence de toute
cérémonie préalable d'initiation : « Von einem Geheiinbund, der das Geheimniss
kannle, ist nuch keine liede ». P. Foucart, sur les indications de G. Maspéro,
avait trouvé dans la langue égyptienne un terme, amakhou, équivalant à peu
près au myste ou à Vinitié de la religion grecque (cf. Mystères d'Eleusis, p. 78-
79). M. Moret a repris et précisé l'interprétation de ce terme (Mystères égyptiens,
p. 91 et suiv.); mais, de cette étude même, il ressort que ïimahou égyptien,
désignant d'ordinaire l'homme qui a eu « le bénéfice d'une sépulture consacrée
selon le rite osirien » n'a guère de rapport avec le μύστη; grec. Les « mystères »
d'Osiris, célébrés en Abydos, ne comportent aucune initiation : cf. Breasted,
op. laud., p. 285 et suiv. ; Moret, Le Nil et la civilisation égyptienne, p. 287 et
suiv. Le fidèle qui s'y rendait en attendait certains avantages, comme le pèlerin
musulman qui fait le voyage de la Mecque. Ni dans l'un ni dans l'autre cas, on
ne peut proprement parler de « mystères » ; cf. encore Otto, Priester und
Tempel, p. 222, note 4, et, tout récemment A. Wiedemann, Arch. Religioiiswiss.,
XXI, 1922, p. 469, signalant que l'emploi ambigu du terme « mystères» est une
source d'erreurs.
160 P. ROUSSEL

Si donc l'auteur de l'hymne attribue à Isis l'institution des


μυήσεις, c'est-à-dire des initiations (1), il faut admettre qu'il
introduit ici une conception étrangère à l'Egypte. Le poète
d'Andros est plus précis encore : interprétant le premier verset
de notre hymne, selon lequel Isis inventa, avec l'aide deThoth,
les caractères Ιερά καΐ δημόσια, il écrit (v. 10 et suiv.) :

Δειφαλέω δ'Έρ μανός απόκρυφα σύνβολα δέλτων


έυρομένα γ.ραχάδεσσι κατέξυσα, ταΐσι γάραξα
φρικαλέον ριύστα». ς ·. ερον λόγο ν (2).

La mention des mystes et d'un hiéros logos, évoquant l'idée


d'instructions secrètes données à des initiés, s'applique
exactement aux mystères grecs. Mais puisqu'à Kymé, aussi bien
qu'à Andros, nous sommes en présence, comme je l'ai dit,
d'un morceau savant de littérature religieuse, il est permis de
se demander si les données qu'on en peut tirer répondent en
réalité à une transformation déjà marquée dans la religion
gréco -égyptienne d'Isis. La déclaration d'Isis : εγώ τας μυήσεις
άνθρώποις έδειξα rappelle singulièrement l'institution du culte
d'Eleusis, telle que la présente l'hymne homérique (3). Le
rapprochement entre Démêler et Isis se trouve déjà chez
Hérodote (4) ; il est parachevé chez Diodore (5) ; il s'impose
évidemment à l'auteur grec de l'hymne qui fait de la déesse
égyptienne une καρποφόρος et une θεσμοφόρος (6). Gomme il lui
reconnaît l'honneur d'avoir réglé les rapports entre les hommes
et les dieux, ne s'est-il pas laissé entraîner par ce rapproche-

il) Sur la μύησις dans le culte éleusinien, cf. Piïngsheim, Arch. Beitr. z. Gesch.
des Eleus. Kults (Bonn, 1905), p. 39 et suiv.
(2) Les caractères hiéroglyphiques sont regardés comme permettant la
transmission d'une doctrine ésotérique connue seulement des prêtres; cf. Diod., Ill,
3 ; Sourdille, op. laud., p. 309 et suiv.
(3) V. 473 et suiv. : Έ Se (Déméter) χιοΟσα θεμιστοχόλοις βασιλεΰσι | δεΐξε ... |
δρεσμοσύνην θ' ιερών καί έπέφραδεν όργια πασι.
(4) Herod., Il, 59, 156.
(5) V, 69.
(6) Cf. P. Foucart, Mystères d'Eleusis, p. 71 et suiv., où les traits communs
entre Déméter et Isis sont relevés pour démontrer l'origine égyptienne de
Déméter.
UN NOUVEL HYMNE A ISIS 161

ment à rapporter aussi à Isis l'invention propice des rites


d'initiation, sans qu'on en doive pour cela affirmer l'existence
dans le culte isiaque, à l'époque où l'hymne fut composé?
11 n'y a nul doute que ces rites aient existé au temps
d'Apulée : les cérémonies auxquelles est soumis Lucius, au
xi* livre des Métamorphoses, rappellent les pratiques de toutes
les religions « mystiques », aussi bien de celle d'Eleusis que
de la religion de la Grande Mère ou de Mithra (1). Il est plus
malaisé de déterminer quand et comment ces pratiques
s'introduisirent dans le culte gréco-égyptien des divinités
alexandrines et lui donnèrent la forme qu'arbitrairement on lui veut
souvent reconnaître dès le moment où il fut célébré. Toutes
les indications qu'on cherche à tirer, non sans effort, de textes
tardifs sur l'élaboration d'un culte à mystères en Egypte même,
à l'époque de Ptolémée I, par les soins d'un prêtre égyptien,
Manéthon, et d'un exégète grec d'Eleusis, Timothéos, résistent
mal à l'examen (2). Alors même qu'on prétendrait rattacher
les origines du culte de Sarapis aux délibérations de ces trois
personnages, il reste que nous n'apercevons nulle trace de
mystères de Sarapis à l'époque ptolémaïque (3). Et si Timo-
theos a fondé à Alexandrie une succursale du sanctuaire
éleusinien — ce qui est contesté (4) — , c'est une hypothèse

(1) Cf. de 'Jong, De Apuleio Isiacorum mysteriorum teste (Diss. Leyde, 1900) ;
Dibelius, Die Isisweihe bei Apulejus u. venoandte Initiationsriten , Heidelberg .
Sitzber., phil.-hist. Klasse, 1917, fasc. 4. — Parmi les ouvrages plus généraux
où il est question des cérémonies discutées par Apulée, je me bornerai à
signaler F. Cumorit, Les religions orientales dans le paganisme romain, lre éd.
(Paris, 1906), chap. IV, et Reitzenstein, Die hellenistischen Mysterienreligionen,
3e éd. (Leipzig, 1927).
(2) Voir la critique pénétrante qu'en a faite Is. Levy, Rev. Hist. Rel., LXI,
1910, p. 177-196.
(3) U. Wilcken, Urkunden, Einleitung, p. 83, admet cette origine du culte de
Sarapis, que je ne discute pas ici — ce qui n'est pas une preuve d'adhésion ;
mais, ibid., p. 75, il nie avec raison l'existence de mystères de Sarapis.
(4) Cf. Otto, op. laud., t. Il, p. 265, note 1. Je ne sais si le pap. Oxyr., XIII,
1612, qui parait attribuer à Athènes le monopole des mystères éleusiniens,
apporte un appui à la thèse dOtto, comme le pense L. Deubner, Heidelberg.
Sitzber., 1919, fasc. 17, p. 10. Il importe peu ici; le fait étrange, c'est qu'un
personnage, appelé par le roi pour présider au culte de Déméter, aurait travaillé
162 P. ROUSSEL

gratuite et invraisemblable de lui attribuer par surcroît


l'organisation des mystères d'Isis.
Dans la Grèce propre, où Isis a des sanctuaires dès le ive s.
av. J.-G. et où, à partir du 111e siècle av. J.-C, abondent les
documents relatifs aux cultes égyptiens (1), il nous est
pourtant impossible de reconnaître clairement que les associations,
formées d'abord pour assurer l'exercice du culte par les
contributions volontaires de leurs membres, aient évolué vers les
confréries d'isiaci telles qu'on les rencontre en Italie. Nous
voyons que ces associations subsistèrent alors même que le
culte était reconnu oificiellement et desservi par un prêtre élu
ou tiré au sort entre les citoyens. A Délos par exemple, les
sociétés de mélanéphores et de thérapeutes consacrent des ex-
voto datés par le nom du prêtre d'État : on a pu supposer que
les uns et les autres se distinguaient de la masse des fidèles
en ce qu'ils étaient soumis à une initiation préalable ; mais
l'hypothèse ne se peut démontrer (2).
Tout un travail obscur a dû se produire, soit à
Alexandrie (3) et en d'autres points de l'Egypte, peut-être à Memphis

à fonder un culte sans mystères de Sarapis et un culte à mystères d'Isis : toute


l'histoire des origines du culte gréco-égyptien est à reprendre.
(1) Cf. A. Rusch, op. laud., (ci-dessus, p. 157, note 4). — Sur les sanctuaires
d'Isis antérieurs à I'« invention » de Sarapis, cf. P. Roussel, op. laud., p. 296;
il est notable qu'ils sont fondés par des Αιγύπτιοι (cf. Dittenberger, Sylloge·1,
n. 280, 1. 43).
(2) P. Roussel, Cultes égyptiens à Délos, p. 271 et 289. En fait, tout ce que nous
constatons, à Délos comme dans le reste du inonde grec, c'est d'abord
l'association privée, faisant les frais du culte, puis l'organisation officielle du culte sur
le modèle grec (prêtres annuels, en particulier) avec survivance d'associations
coopérant toujours à l'entretien du culte (οί συμβαλόμενοι εις τον βωμόν; cf.
p. 285). Nos textes ne nous permettent pas d'aller plus loin, non plus que la
disposition des sanctuaires : l'existence de cryptes ou μέγαρ» ne prouve
aucunement des rites d'initiation (ibid., p. 136-137). — Sur les thérapeutes de Memphis
et les κάτοχοι, qui ne sont pas des candidats à l'initiation, cf. Wilcken, Urkunden,
p. 52 et p. 72 et suiv. ; Reitzenstein, p. 209.
(3) L'existence de mystères de Dionysos en Egypte à l'époque de Ptolémée
Philopator est prouvée par l'édit qu'a publié Schubart, Einfilhrung in die Papy-
ruskunde, p. 352; cf. C. R. Acad. Inscv., 1919, p. 237 et suiv. — K. Sethe a
trouvé dans des écrits coptes des expressions désignant l'initiation, qui ne se
pourraient expliquer que par un emprunt au démotique, par suite aux religions
à mystères de l'Egypte hellénistique ; il en conclut que la population indigène
UN NOUVEL HYMNE A ISIS 163

en particulier (1), soit en Grèce et aussi en Asie-Mineure et


en Sicile (2), par quoi les divinités égyptiennes, assimilées
aux divinités chthoniennes helléniques, ont adopté certaines
formes déterminées de leur culte. On le voit clairement à
Tithoreia de Phocide où, selon le témoignage de Pausanias,
on célébrait en l'honneur d'Isis une fête dont les particularités
ne s'expliquent point par la religion égyptienne (3). Mais, en
vertu du rapprochement signalé entre Déméter et Isis, le type
du mystère éleusinien a dû particulièrement s'imposer (4).
Toutefois, le mystère grec, entendu au sens précis du mot,
— culte secret à initiation — s'est pénétré de bien des éléments
mystérieux et des croyances eschatologiques que comportait le
culte égyptien (5). D'autre part, les conditions mêmes de la
propagation de ce culte dans un monde étranger ont pu
modifier et en quelque sorte rénover le sens de l'initiation en
même temps qu'agissaienl, à une époque de syncrétisme
grandissant, des éléments venus d'autres religions exotiques (6).
x\insi se constituèrent peu à peu les mystères gréco-égyptiens

avait participé à ces mystères ; cf. Nachr. Gœtting. Gesellsch., Philol.-hist.


Klasse, 1919, p. 151-158.
(1) Sur le rôle probable de Memphis dans ce travail, voir les indications d'is.
Lévy, Journal asiatique, CCX1, 1927, p. 303 et p. 309.
(2) P. Roussel, op. laud., p. 282, note 2.
(3) Paus., X, 32 ; cf. Rusch, p. 22 et suiv. : Nilsson, Griechische Feste, p. 154,
a bien montré que les cérémonies célébrées à Tithoreia supposaient la
substitution d'Isis à une divinité indigène, peut-être Artémis Laphria ; mais je ne sais
pourquoi il veut que l'élément « mystérieux » n'ait été introduit qu'avec Isis.
De même, on veut rapprocher l'interdiction d'entrer dans le sanctuaire de
Tithoreia sans le consentement de la déesse, acquis en songe (Paus., X, 32, 13 :
ους <xv αυτή ιτροτιμήσασα τ\ Τ1σις καλέση σφ'ας δι' ενυπνίων) de l'avertissement,
donné à Lucius, de ne se présenter à l'initiation qu'appelé par la déesse (voca-
tus, Apul., Metam., XI, 21 ; cf. Reitzenstein, Mysterienreligionen, p. 252). Mais
le rite de l'incubation n'a rien de spécifiquement égyptien : cf. P. Roussel,
op. laud., p. 292, note 2, et, sur les rêves des κάτοχοι du Sarapieion de
Memphis, Wilcken, Urkunden, p. 68 et 249.
(4) G. Lafaye, ap. Saglio-Pottier, Diet, antiq., s. v. Isis, p. 582, a déjà signalé
la ressemblance entre l'initiation de Lucius et les lûtes éleusiniens.
(5) Sur les éléments « secrets » de la religion égyptienne, cf. Sourdille, op.
laud., p. 361 et suiv.
(6) Sur tous ces points, voir Reitzenstein, Mysterienreligionen, où Ton
trouvera, avec quelque désordre, une multitude de remarques suggestives.
464 P. ROUSSEL

d'Isis, qui n'apparurent pas, dès le début de l'époque


hellénistique (1), par la volonté d'un souverain, et qui ne se
confondirent pas non plus avec le culte officiel, pratiqué dans tant
d'Etats grecs en l'honneur des divinités d'Egypte.
La pensée grecque, en assimilant avec ténacité Isis et
Démêler, a favorisé l'éclosion de ces mystères en même temps
que la religion grecque en a fourni le cadre (2). Mais cette
éclosion fut, à mon gré, tardive; la mention rapide des μυήσεις
dans notre document n'a nulle valeur probante. Par contre,
on peut tirer de ce document même un argument indirect à
l'appui de la thèse que je soutiens.

Les mystères d'Isis, à l'époque d'Apulée, avaient une


efficacité nettement définie; voici les promesses que fait la
déesse à Lucius : « Tu vivras heureux ; tu vivras sous ma
protection, avec gloire, et lorsqu'ayant accompli le cours de tes
ans, tu descendras aux enfers, là aussi, dans cet hémisphère
souterrain, tu me verras comme maintenant, brillant parmi
les ténèbres de l'Achéron, régnant sur les profondeurs du
Styx ; habitant toi-même les Champs-Elysées, je te protégerai
et tu ne cesseras de m'adorer. Et si, par l'assiduité de tes soins,

(1) Sans admettre dans son intégrité la thèse d'Ed. Meyer, combattue par
Reitzenstein, op. laud., p. 95, selon quoi il n'existe pas, avant l'ère chrétienne,
de religions hellénistiques à mystères (Ursprung u. Anfànge des Chrislentums,
III, p. 393), on peut croire qu'elles n'apparaissent pas au iue s. av. J.-C. ;
cf. Wilamowitz-Moellendorff, Hellenislische Dic/dung, I (1924), p. 62. J. Kaerst,
Geschichte des Hellenismus, II, 2e éd. (1926), p. 266-267, s'exprime avec
ambiguïté : ο Nun fehlt es gewiss auch in der hellenistischen Frubzeit nicht vôllig
an religiôsen Strômungen, die der spâteren Mysterien-und Erlôsungsreligion
verwandt sind Aber dièse Strômungen sind zunâchst im wesentlichen noch
auf die engeren Kreise bestimmter Mysteriendienste beschrankt ».
Reconnaissons qu'on ne sait rien de ces petits « cercles » au début de l'époque
hellénistique.
(2) F. Cumont, op. laud., p. 120, avait déjà reconnu que la religion gréco-
égyptienne « prit la forme des mystères répandus dans le monde grec et fut
rapprochée en particulier de ceux d'Eleusis ». Mais, selon lui, on le devrait
attribuer aux Ptolémées qui réglèrent le rituel grec de la religion nouvelle, et
à l'intervention de l'Eumolpide Îimothéos.
UN NOUVEL HYMNE A ISIS 165

la piété de tes exercices, la persévérance de tes abstinences, tu


mérites bien de ma divinité, sache qu'il m'est permis, à moi
seule, de prolonger l'espace de ta vie au-delà des temps fixés
par le destin (1) ».
11 est possible de tirer de l'hymne de Kymé un évangile et,
particulièrement d'après la dernière partie de l'hymne, où la
déesse, laissant en quelque manière ses bienfaits passés,
s'exprime au présent (2), d'établir, selon les pouvoirs qu'elle
s'attribue expressément, les secours que les fidèles pouvaient
attendre d'elle. Négligeons tout ce qui se rattache à sa
maîtrise des éléments et des corps célestes (3) : il reste qu'elle
protège l'innocence et la justice, qu'elle accorde la gloire et la
victoire, qu'elle « délie ceux qui sont enchaînés ». que toutes
ses décisions s'accomplissent et qu'elle règne sur le destin.
Aucune de ces attributions ne nous surprend :
L'identification d'Isis et de Dikaiosyné se rencontre de bonne heure (4).
Dès le temps des premiers Ptolémées on s'adresse à la déesse
pour obtenir d'elle la considération du souverain (δ). La
« délivrance des liens » nous rappellera que toute une
catégorie de papyrus magiques (οεσρώλυ-α) procure des formules à cet
effet (6) : or Isis est la magicienne par excellence (7). Enfin

(1) Metam., XI, o.


(2) A partir du verset 33, à l'exception de quelques versets, le présent est
substitué à l'aoriste.
(3) Je laisse aussi de côté le role marin de la déesse sur lequel j'ai iusisté
ci-dessus, p. 155 et suiv.
(4) Cf. P. Roussel, op. land., p. 147 ; 1s. Lévy, Cinquantenaire de l'Ecole des
Hautes-Etudes (Bibl. de l'École, fasc. 230,1921), p. 211 et suiv.; Van Groningen,
op. laud., p. 26.
(o) Cf. Wilcken, Urkunden, p. 36 ; dans le verset 38 : οϋθεί; δοξάζεται άνευ τής
έμής γνώμης, il n'y a pas lieu d'attribuer à δοςάζειν le sens particulier que ce
terme aurait dans la littérature hermétique ; cf. Reitzenstein, Poimandres,
p. 22 et note 1 ; voir aussi Mysterienreligionen* , p. 258*et suiv. ; ρ 358 et
suiv. : le prophète auquel le dieu confère un pouvoir miraculeux est « glorifié »
(δοξάζεται) par le dieu.
(6) Cf. Reitzenstein, Hellenislische Wundererziiklungen, p. 120 et note 1;
Norden, Agnostos Theos, p. 205, citant la traduction en grec des odes de
Salomon (en Syrien) : ό δους μοι έςουσίαν τοϋ λύειν του; δεσμούς.
(7) Cf. Drexler, αρ. Roscher, Lexicon, col. 546 et suiv. Les Égyptiens, aux
yeux des Grecs, excellent dans la. magie ; les deux divinités Isis et Thoth
166 P. ROUSSEL

c'est un fait bien connu que les hommes se tournaient vers


Isis, entre autres divinités, pour s'affranchir du joug du
destin (1). Il vaut au moins de remarquer que l'auteur de l'hymne
a terminé par l'affirmation redoublée de la suprématie d'Isis
sur l'aveugle fatalité : Εγώ το l|jiap[jiivov νικώ · ει/.οΰ το είμαρ-
jjiivov ακούει. C'est en cela précisément qu'elle apporte la
σωτηρία. Par l'effet des conceptions astrologiques, le sort de
l'homme était considéré comme réglé d'immuable manière
dès sa naissance (2); une .nécessité implacable pesait ainsi
sur lui et déterminait toute la suite de son existence. Pour s'y
soustraire, il se tournait vers la religion, la philosophie ou la
magie qui devaient lui en fournir également les moyens (3).
Le dévot qui lisait l'hymne affiché dans un sanctuaire égyptien
était heureux d'y trouver cette réconfortante assurance.
Mais, si l'on compare ces promesses à celles que nous avons
trouvées chez Apulée, on ne peut manquer d'être frappé
qu'ici, sur un point essentiel, la déesse égyptienne observe une
discrétion surprenante. Certes, c'était un privilège précieux
d'échapper aux infortunes que la destinée adverse ménageait
ou de prolonger ses jours au-delà du temps fixé par le destin.
Mais, puisqu'il faut mourir, Isis n'éclaire-t-elle l'au-delà
d'aucun rayon d'espoir (4)? Ou lui semble-t-il suffisant d'avoir

enseignent cette science ; cf. Th. Hopfner, Griechisch-Aegyptische Offenba-


rungszauber, 2me partie (dans les Studien z. Palaeographie u. Papyruskunde, de
Wessely, t. XXlll, 1924), p. 3 et suiv., § 7-18. Dans notre hymne, c'est le seul
passage, à ce qu'il semble, où l'on entrevoie la magicienne.
(1) Cf. Apul., XI, 6; 15 ; 25.
(2) Cf. Curuont, Religions orientales, chap. VII ; Astrology and religion among
the Greeks and Romans (1912).
(3) Cf. Gundel, ap. Pauly, W., s. v. Heimarmene, eel. 2636 et suiv. ; Th.
Hopfner, Ojf'enbarungszauber, 2me partie, §§ 105 et suiv. D'après un texte nouveau,
Sarapis est capable d'agir παρά μοϊραν; cf. Arch. Rel. Wiss., XV1I1, 1915,
p. 258 et 263.
(4) L'hymne de Cyrène paraît également muet sur ce point. On a voulu
rapporter aux espérances d'outre-tombe uu autre fragment trouvé aussi dans
l'Isieion [Notiziario, p. 212; cf. Silvio Ferri, // teleslerio isiaco di Cirene dans
les Studi e materiali di storia délie religioni, t. Ill (1927), p. 240 et suiv. ; mais
ce texte semble être une inscription funéraire et n'avoir aucun rapport avec
Isis ; voir la restitution tentée par H. v. Gaertringen, ihu. Fil., VI, 1928, pj 415.
UN NOUVEL HYMNE A ISIS 167

rappelé, en passant, ces μυήτει.; qu'elle aurait instituées, sans


qu'aucune allusion accessoire en précise le sens et le contenu?
Revenons encore au roman d'Apulée pour mieux marquer
le contraste ; voici, dans le texte original, le début du discours
qu'Isis adresse à Lucius : « En adsum tuis commota, Luci,
precibus, rerum naturae parens, elementorum omnium
domina, saeculorum progenies initialis, summa numinum,
regina maîiium, prima caelitum, deorum dearumque faciès
uniformis, quae caeli luminosa culmina, maris salubria fla-
mina, inferum deplorata silentia nutibus meis dispenso ».
Isis est reine du ciel et de la mer, comme dans notre hymne;
mais en plus, l'auteur y revient deux fois, elle est reine des
enfers (1) ; à ce titre, elle donnera à Lucius les assurances
formelles concernant l'autre vie, que nous avons citées plus
haut. En lisant l'hymne de Kymé, soupçonnerait-on qu'Isis
régnait sur le monde inférieur, comme l'affirmait déjà
Hérodote (2), et que, dans la lre moitié du 111e s. av. J.-C, on
l'identifiait parfois avec Persephone (3)?
Faut-il tirer de ce silence une conclusion? On pourra
objecter que l'hymne ne mentionne pas non plus le pouvoir
guérisseur d'Isis, laquelle a pourtant opéré des cures
miraculeuses (4). Mais, à vrai dire, dans l'association d'Isis et de
Sarapis, l'exercice de la médecine thaumaturgique revenait

(1) Voir aussi l'hymne à Isis publié par A. Delatte, Musée Belge, 1913, p. 141,
où la déesse est appelée πυρ "Αϊοος.
(2) Herod., II, 123 : Osiris et Isis régnent sur les morts (άρχηγετεΰΐΐν τών κάτω).
(3) Ainsi Archemachos d'Eubée. Selon Plutarque, De Is., 27, Sarapis est Plu-
ton et Isis, Persephone ; cf. Hopfner, Fontes, p. 75. — Selon l'hymne d'Andros,
Isis châtie aux enfers les parents négligents (v. 41 et suiy.).
(4) Cf. Drexler, col. 521 ; Isis est parfois identifiée avec Hygie ; cf. P. Roussel,
op. laud., p. 150. Mais on ne signale aucune guérison éclatante opérée par
elle, comme c'est le cas pour Sarapis qui a déjà guéri Démétrios de Phalère
(Hopfner, Fontes, p. 58-59). Selon Diod., I, 29, la guérison des hommes serait
le principal souci de la déesse : πασαν γαρ σχεδόν την οίκου μένην μοφτυρεΐν έαυτοΐς
εις τας ταύττ,ς τιμάς φιλοτιμουμένην δια τήν έν ταϊς θεραπείαις έπιφάνειαν. 11
attribue aux Égyptiens eux-mêmes l'opinion qu'Isis a inventé toute espèce de
remèdes *al της Ιατρικής έπιττήμης μεγάλην εχειν έμπειρίαν. Mais l'auteur de notre
hymne, qui attribue tant d'inventions à Isis, s'est bien gardé de lui rapporter
l'invention de la médecine, et cette omission ne peut être fortuite.
168 P. ROUSSEL

plutôt à Sarapis. Et j'inclinerais à croire que, si l'hymne est


muet sur ce point, c'est qu'Isis n'était considérée
qu'accessoirement comme une divinité guérisseuse. Je croirais de même
qne, si le rôle infernal de la déesse a été laissé dans l'ombre,
c'est que le Grec qui a rédigé l'hymne, non plus que les
fidèles auxquels il s'adressait, ne s'attachait outre-mesure à
la vie d'outre-tombe. On a attribué d'ordinaire la rapide
diffusion du culte égyptien dans le bassin méditerranéen aux
espoirs qu'il éveillait dans les âmes inquiètes sur la destinée
future (1). Mais il faut bien reconnaître que les documents
grecs du 111e au 1" s. av. J.-C. ne fournissent aucun fait à
l'appui de cette hypothèse (2). L'hymne de Kymé, qui
contraste si fortement avec le texte d'Apulée (3), donne à croire
que le monde hellénique ne connut pas, du moins avant notre
ère, les anxiétés que manifestera l'Occident. Pour les Grecs
du ine s. av. J.-C, Isis fut avant tout Notre-Dame de la mer,
et l'hymne accuse nettement cette préoccupation (4). Mais il
n'indique en rien qu'on vénérât en elle la Rédemptrice,
assurant aux hommes par des mystères la vie heureuse dans l'au-
delà. S'il en est ainsi, on peut dire que l'intérêt de notre
document est moins dans ce qu'il contient que dans ce qu'il ne
contient pas.
P. Roussel.

(1) Cumont, Religions orientales, p. 120 et suiv.


(2) Cf. P. Roussel, op. laud., p. 292. La seule inscription de Délos où l'on peut
soupçonner une allusion à une sorte d'apothéose d'une défunte, a bien été
trouvée dans un sanctuaire égyptien, mais elle mentionne, au lieu d'isis, Démé-
ter Éleusinia et Koré (ibid., p. 199, n. 206).
(3) Le P. Lagrange a déjà signalé que dans l'hymne d'ios, Isis ne se donnait
pas comme déesse du salut dans l'autre monde (Rev. Bibl., XVII, 1920, p. 440-
441) ; mais 1'bymne était incomplet. — Dans l'hymne d'Oxyrhynchos, on trouve
quelques allusions à l'immortalité conférée à Osiris et à Horus par l9is et peut-
être à son rôle infernal; cf. Van Groningen, p. 71.
(4) Au rr s. ap. J.-C. et encore au iue, on recopiait l'hymne sous sa forme
traditionnelle ; c'est peut-être l'indice qu'à Kymé ou à Ios on s'en tenait à la
conception première. Toutefois on ne peut étendre à ces exemplaires tardifs le
raisonnement qui vaut pour l'original.

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