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Metaphysiques Cannibales. Viveiros de Ca PDF
Metaphysiques Cannibales. Viveiros de Ca PDF
Spinoza métis
Le déni est flagrant. Comme cette image du Brésilien est aussi, quelques
lignes plus bas, celle d’un « Ethiopien », on a à juste titre interprété le déni
comme un déni de judéité. Le caractère insultant des adjectifs « noirs et
crasseux », repris dans le mot « éthiopien », qui en grec signifie « gens au visage
brûlé », a été souligné, et l’on pourrait facilement compléter l’analyse en disant
que l’image de cette altérité totale d’un homme « jamais vu auparavant » est
l’image la plus insultante qui soit : celle d’un « sale juif ». On a encore souligné
que le Brésil et l’Ethiopie sont au 17ème siècle deux espaces de colonisation
portugaise, mais on pas assez insisté sur une dimension particulière commune
aux deux insultes (« brésilien » et « éthiopien ») lorsqu’elles s’appliquent aux
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participations « contre nature » : l’homme qui devient rat, le rat qui devient
homme) selon les rapports de composition ou de décomposition qui ont lieu sur
le même plan de nature.
Comment expliquer la singulière coïncidence de l’anthropologie cannibale
de Viveiros de Castro avec la métaphysique deleuzienne de la nature, sinon par
Spinoza, c’est-à-dire déjà par le Brésil ? Par la traduction philosophique de la
pensée indigène, déjà effectuée, sous la forme d’une métaphysique des devenirs,
4 des hybridations, des participations et des agencements aberrants à même une
nature conçue comme multiplicité de multiplicités. Cette dimension indigène du
spinozisme, de leur spinozisme, n’est-ce pas aussi ce qu’expriment Deleuze et
Guattari, dans ce même dixième chapitre de Mille Plateaux, en présentant leur
propre manière d’opérer comme celle de sorciers, et en écrivant à plusieurs
reprises « nous, les sorciers » ? L’image hallucinatoire du « Brésilien crasseux »
était l’image de la pensée cannibale que Bento de Espinosa allait introduire en
Europe, de façon encore souterraine, sous les traits de Benedictus de Spinoza,
avant que le spinozisme longtemps occulté par les lectures que lui imposaient les
problématiques de la métaphysique blanche ne révèle son vrai visage métis.
elle a montré comment à partir des années 80, grâce au développement des
technologies nouvelles de la production et de la reproduction d’images, le
capitalisme, devenu « culturel-informationnel », a tiré parti de la flexibilité
anthropophage du sujet moderne, de son essentiel métissage, pour produire et
vendre des modèles prêt-à-porter de subjectivations hybrides indifféremment
adoptables par chacun et indéfiniment renouvelables. Elle a surtout montré
comment cette globalisation de l’anthropophagie a eu pour effet pervers d’abolir
5 l’inquiétude, l’inconstance, qui accompagne naturellement tout processus
d’hybridation en garantissant, à travers la nouvelle économie du capitalisme
cognitif multipliant les images-mondes susceptibles de structurer
temporairement la subjectivité, plutôt une « espèce d’existence hédoniste, lisse
et sans turbulences, éternellement stable ».
Là est peut-être l’enjeu d’une défense de l’anthropophagie littérale. Les
déclarations de Oswald de Andrade d’après lesquelles la dévoration cannibale
n’avait pas pour principe la faim semblent plaider contre l’anthropologie littérale
et en faveur de sa dimension principalement ontologique. C’est pourtant encore
le Manifeste Anthropophagique qui inspire l’« esthétique de la faim » de
Glauber Rocha, le fondateur dans les années 60 du cinéma Novo brésilien.
Gilles Deleuze, qui voyait dans le cinéma de Rocha le cinéma politique moderne
(anti-colonial) par excellence, a noté « l’étrange positivité » de la faim chez
Rocha : la violence de l’affamé, bouffeur de terre, bouffeur de racines, qui vole
et tue pour bouffer, est proprement la violence anthropophage, celle qui, dans
une communication aberrante de toutes les violences (celle des propriétaires, des
bandits, des prophètes et des saints), met en transe tous les états sociaux, dévore
les différences dans un mouvement qui abolit toute perspective de progrès et
d’ordre.
« Voici pourquoi », confiait Rocha, « dans Antonio das Mortes, il existe
une relation anthropophage entre les personnages: le professeur mange Antonio,
Antonio mange le cangaceiro, Laura mange le commissaire, le professeur mange
Laura, les assassins mangent le peuple, le professeur mange le cangaceiro. Cette
relation anthropophagique est de liberté ». Il faut souligner que dans le portugais
populaire que parle Rocha, manger veut aussi bien dire « baiser ». La scène
cannibale d’Antonio das Mortes est le corps à corps des ennemis-amants
entrelacés, roulant ensanglantés l’un sur l’autre sur le sol poussiéreux du Sertao.
Cette collusion de la violence meurtrière et de la prédation sexuelle au préjudice
de l’ordre social ne doit pas surprendre : on sait ce que l’Ogre Gille de Rais
faisait aux enfants. C’est à rendre au cannibalisme sa littéralité, au cœur même
de l’anthropophagie globale du capitalisme cognitif, que s’est employé Glauber
Rocha en « imposant la violence de ses images et de ses sons dans 22 festivals
internationaux ». Le moyen de laisser insister l’image du « Brésilien noir et
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crasseux », sans laquelle Bento de Espinosa ne nous aurait pas légué en héritage
le spinozisme.