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Le racisme philosophique d’Emmanuel Kant

Une anthropologie indigène de la cosmologie occidentale

Jean-Christophe Goddard

Il n’est plus possible, après qu’on a lu La crise du Muntu du théoricien camerounais de la


colonialité philosophique Fabien Eboussi Boulaga, d’envisager la philosophie européenne et d’en
faire l’histoire autrement qu’en interrogeant son « mode d’existence », c’est-à-dire les formes
relationnelles de son engendrement et de son être-au-monde dans la mesure où elles permettent de
caractériser la nature précise et l’étendue de son agentivité concrète. Or, il apparaît que, de ce point
de vue, la façon même dont elle se promeut au titre d’absolu autoréférentiel (de théorie absolue)
n’agissant que sur soi-même, sans extériorité et sans contours, littéralement indéterminable et
départicularisé, n’est paradoxalement que sa manière propre de s’instituer comme la pièce maîtresse
d’« une organisation des rapports entre deux groupes antagonistes »1 – de sorte que son autonomie
épistémique définitionnelle, sa prétention à exister sous la forme d’un savoir exclusivement
engendré par l’exercice de la seule pensée pure, est indissociable de sa constitution
schismogénétique au sein et au bénéfice d’une société foncièrement agonistique et inégalitaire.
Une histoire lucide de la philosophie européenne s’obligera donc à un déplacement
analogue à celui qu’Eduardo Viveiros de Castro identifie dans A Inconstância da Alma Selvagem2
comme ce qui a été la troisième orientation de l’anthropologie amazonienne : non plus aborder les
sociétés étudiées sous l’angle de leur économie interne, mais du point de vue de leur économie
symbolique de l’altérité, c’est-à-dire de traiter leur sociologie du point de vue de leur cosmo-
écologie. De la même manière, les doctrines philosophiques, qui se présentent comme des totalités
discursives autorégulées, et les formes d’organisation sociale autosubsistantes qu’elles produisent
et légitiment, doivent être traités d’abord, et en tant que telles, comme des dispositifs de
détermination symbolique de l’altérité ennemie – à dominer ou à assimiler, à domestiquer ou à
absenter, etc. L’insistance sur l’appartenance des philosophies à l’histoire de la modernité coloniale
revêt par là une toute autre signification que celle d’une simple réduction historiciste, et relève, en
un autre sens que celui qui a prédominé dans l’institution historiographique universitaire, et sous
une forme plus précise, de la génétique des systèmes. Une telle approche peut-être encore définie
comme écologie des systèmes.
Elle s’autorise encore du projet esquissé par Marshall Sahlins, dans le prolongement de
l’anthropologie culturelle du capitalisme proposée par Sydney Mintz dans son fameux Sweetness and
Power, d’une « anthropologie indigène de la cosmologie occidentale »3 susceptible de mettre à jour
les « structures culturelles indigènes »4, pour ainsi dire « natives » et « de longue durée », qui
déterminent et « brouillent » la compréhension qu’ont les Européens des autres peuples. L’usage

1
Fabien Eboussi Boulaga, La crise du Muntu. Authenticité africaine et philosophie, Présence Africaine, 1977, p.
87.
2
Eduardo Viveiros de Castro, A Inconstância da Alma Selvagem, OSACNAIFY, 2002, p. 335.
3
Marshall Sahlins, La découverte du vrai sauvage, chap. VII : « La tristesse de la douceur. Ou l’anthropologie
indigène de la cosmologie occidentale », Gallimard, 2007, p. 335 sq.
4
Ibid., p. 336.

1
du mot « indigène » (qui n’est évidemment pas ici stigmatisant – comme il l’est du point de vue de
la compréhension dominante qu’ont les Européens des autres peuples) signifiant ici seulement
combien, pour les Européens, la cosmologie, certes sous la forme spécifique, scripturaire, savante
et critique, que lui donne l’Institution philosophique moderne, mais pas moins que chez les peuples
non-européens, constitue l’idiome privilégié de leur autodéfinition comme étant les « Personnes »,
les « Hommes » ou les « Gens » – et par conséquent de l’énonciation de leur contre-distinction
écologique (le modus loquendi propre à leur économie symbolique de l’altérité).
Racisme et idéalisme transcendantal
Les notes de travail du philosophe européen sans conteste le plus influent à partir de la fin
du XVIIIème siècle, Emmanuel Kant, rassemblées et publiées sous le titre Opus postumum,
constituent à cet égard un précieux document. Et tout particulièrement les liasses, rédigées au
printemps 1802, consacrées à la définition de l’idéalisme transcendantal, c’est-à-dire à la
connaissance philosophique, en lesquelles celle-ci est identifiée ni plus ni moins à la faculté d’être
« auteur de soi-même »5, c’est-à-dire de « se constituer soi-même systématiquement »6 ou de se faire
soi-même « une Personne », « dans le rapport avec soi-même et avec d’autres êtres en dehors de
soi »7.
Car ce qui porte le nom savant d’« idéalisme transcendantal » n’est précisément pas une
fiction théorique parmi d’autres, une manière de penser extrinsèque qu’il serait
anthropologiquement (et ontologiquement) indifférent d’adopter ou de ne pas adopter (c’est-à-dire
sans cesser d’être un humain et d’avoir rapport au monde des humains). Il est ce que le sujet pensant
se fait8 en se faisant sujet : sa manière de substantifier son humanité, de se spécier comme humain,
sans quoi il serait « comme une bête »9, et partant, sa manière de se faire, lui-même, le « système du
monde » – d’intégrer en un système et de garantir la réalité des phénomènes (leur statut ontologique
de réel manifesté) du fait même de se constituer lui-même en système. D’être lui-même condition de
possibilité de toute son expérience. L’idéalisme transcendantal (dont Kant répète depuis la Critique
de la raison pure qu’il est un réalisme10 – le seul réalisme possible : le seul moyen d’assurer la vérité
empirique des phénomènes) définit donc, au sens que donne à ce terme Viveiros de Castro à partir
de son étude de la cosmologie amazonienne, une « perspective » : la réflexivité d’une subjectivité
formée (une aperception anthropologique) résidant dans un point de vue (species), c’est-à-dire
d’indistinction de la vue et du vu – non pas une représentation possible du réel, mais la présentation
du réel, du seul réel possible pour cette humanité-là, de ce qui pour cette subjectivité formée est
« la chose même ».
La singularité que constitue une telle auto-détermination ontologique exclusivement
théorique et textuelle (se constituer en idéalisme philosophique), comme si le texte (son phrasé, ses
tours de langage, sa relationalité propre…) formait le corps de la spéciation perspectiviste (être un
humain et non un non-humain), pourrait surprendre, si l’on n’avait en tête, comme l’a fait voir
Michel de Certeau dans La fable mystique, que la réponse donnée par la modernité occidentale depuis
le XIIIème siècle à la hantise de la « fin », à l’exil du sens et la dislocation générale du cosmos, a
précisément consisté dans l’invention et la conduite d’une « expérience scripturaire »11 inédite de

5
Kant, Opus postumum, PUF, 1986, p. 235.
6
Ibid., p. 236.
7
Ibid., p. 242.
8
Ibid., p. 230.
9
Ibid., Cf. la note de François Marty, p. 352.
10
Kant, Critique de la raison pure, PUF, 1944-1975, p. 373 ; Opus postumum, Op. cit., p. 238.
11
Kant, Opus postumum, Op. cit., p. 29.

2
deuil résidant dans la construction d’un corpus scientifique, susceptible par ses tours de langage, sa
pratique singulière de l’énonciation, de reformer le réel (dans les termes de l’Opus postumum : le
« système du monde ») et de recréer le sujet (dans les termes de l’Opus postumum : de le « constituer
en système ») en le dotant d’un corps de sens (un texte-corps mystique – c’est-à-dire susceptible de
dire, de manifester, et donc de faire exister, jusque dans le déclin du monde, la présence de ce qui
est perdu). Une expérience qui, non seulement a inspiré le mouvement piétiste, auquel se rattache
Kant, mais a, selon de Certeau, fournit ses modèles d’énonciation à tout le langage occidental
contemporain, contaminant toutes les disciplines (philosophique, psychiatrique, romanesque…).
L’exigence et l’urgence d’une reformation du réel et de la subjectivité anthropomorphe, d’une
réaffirmation de la « perspective » occidentale (de l’auto-détermination ontologique de l’humanité
occidentale), par la fabrication d’un corps scripturaire étant aggravée par la rupture majeure que fut
au XVIème et au XVIIème siècle l’éclatement de l’univers en « ancien » et « nouveau » mondes, et
le privilège cosmologique évident et scandaleux des peuples contactés12.
C’est pourquoi, sur les feuillets de l’Opus postumum où il couche sa définition de l’idéalisme
transcendantal, le philosophe s’inquiète à deux reprises, entre deux phrases, de savoir combien
d’exemplaires de ses Leçons de géographie physique lui réserve son collègue à l’Université de Königsberg,
le théologien Friedrich Theodor Rink, auquel il en a confié l’édition à partir d’un cahier écrit de sa
main et de deux autres non autographes mais bien annotés par lui, et qui doivent très
prochainement paraître à la foire du troisième dimanche de Pâques. Ce qui ne doit pas être
interprété comme une distraction de l’attention, mais au contraire comme un effet de la « vigueur »13
intacte et de l’extrême concentration de la pensée du philosophe, ramené par l’acuité de son
interrogation sur la philosophie transcendantale à la détermination des caractéristiques
mathématiques et physiques de la Terre exposés dans la Géographie14, comme conditions spatiales,
par la délimitation de différentes zones d’habitation, des inégalités du développement culturel de
l’humanité.
La synchronie dans laquelle Kant inscrit les deux lignes de force théoriques, qui coïncident
ainsi dans le présent des annotations de l’Opus Postumum, en rapportant l’idéalisme transcendantal
à sa condition terrestre, spatiale, dit encore, autrement, son « indigénéité » occidentale. Les Leçons
de géographie physique données par le philosophe à l’Université de Königsberg de 1756 à 1796
découpent la surface du globe en zones climatiques dont les ressources et les caractéristiques
empiriques déterminent, singulièrement, des différences substantielles (c’est-à-dire illocales) de
perfectibilité, et assignent, par ce double mouvement de terrestrialisation maximale des origines et de
complète déterrestrialisation des caractères essentialisés, à certains peuples une supériorité
civilisationnelle et un privilège historique absolu sur les autres15. Ainsi, « l'habitant de la zonae
temperatae, surtout de la partie médiane a un corps plus beau, est plus travailleur, plus plaisant, plus
modéré dans ses passions, plus raisonnable [verständiger] qu'aucun autre genre d'homme dans le

12
Cf. Jacob Boehme, Aurora, cap. XIX, 8, 9. Traduction par Alexandre Koyré, dans sa Philosophie de Jacob Boehme,
Vrin 1979, p. 22 : « Comme je trouvais (…) que dans ce monde l’impie [Gottlosen : le sans-Dieu] était aussi
heureux que le pieux, et aussi que les peuples barbares avaient occupé les meilleures terres, et qu’ils étaient
encore bien plus heureux que les pieux croyants, je devins tout à fait mélancolique et triste, et l’Ecriture elle-
même, que cependant je connaissais assez bien, ne pouvait me consoler ».
13
Selon l’expression de François Marty in Kant, Opus postumum, Op. cit., p. 385.
14
Cf. Kant, Géographie, Aubier, 1999.
15
Dans son essai Sur l’usage des principes téléologiques en philosophie, Kant définit les races comme « des
formations dérivées, si définies et si permanentes, cependant, qu’elles justifient une distinction de classe »
(Kant’s gesammelte Schriften, Berlin Brandenburgischen Akademie der Wissenschaften (cité : AA), Band VIII, p.
164 ; trad. fr. in Emmanuel Kant, Œuvres philosophiques, II, Gallimard, 1985, p. 567).

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monde. C'est pourquoi ces peuples ont de tout temps instruit les autres et les ont vaincus par les
armes ; les Romains, les Grecs, les anciens peuples du Nord, les Mongols [Dschingisschan – le peuple
de Gengis Kahn], les Turcs, Tamerlan [Timour Lang, le chef de guerre turco-mongol], les
Européens après la découverte de Colomb, ont surpris tous les pays du Sud par leurs arts et leurs
armes16 ». On appréciera l’illustration de la modération et du caractère plaisant de l’habitant des
zones tempérées par l’évocation de deux chefs de guerre sanguinaires et d’un aventurier assoiffé
d’or. De cette suprématie, la couleur de la peau, héréditairement transmissible, est le marqueur
ontologique – ce qui atteste la conservation intacte des différences locales hors-lieu : dans ce hors-
lieu ou plutôt non-lieu qu’est l’espace colonial d’expansion des puissants et de déportation des
dominés. Ainsi, « l’humanité atteint sa plus grande perfection dans la race des Blancs. Les Indiens
jaunes [les asiatiques – Gengis Kahn ? Timour Lang ?] ont déjà un moindre talent. Les Nègres sont
de loin plus bas, et au plus bas, il y a une partie des ethnies américaines »17.
Robert Bernasconi, dans un célèbre article essentiellement consacré à la critique kantienne
du métissage racial, Kant as an Unfamiliar Source of Racism18, a montré la constance et la « virulence »
du racisme de Kant. Il a mis en valeur le fait que la supposée rupture que constitue pour
l’historiographie classique du kantisme la Critique de la raison pure (1781) et la Critique de la raison
pratique (1788) n’a été d’aucune incidence sur la théorie raciste, exposée avec la même détermination
et la même cohérence dans une série d’ouvrages publiés : en 1775 dans l’essai sur les Différentes races
humaines, en 1785 dans la Définition du concept de race humaine, et enfin en 1788 dans De l’usage des
principes téléologiques en philosophie. Il cite des notes de cours des leçons d’anthropologie données par
Kant en 1781-1782 selon lesquelles les natifs américains sont dépourvus de Bildung - c’est-à-dire de
culture ou de formation (c’est-à-dire de l’aptitude à se proposer des fins et, donc, à utiliser la nature
comme moyen conformément à des libres fins19) – et de Triebfeder – c’est-à-dire du fondement (ou
littéralement du ressort) subjectif de la détermination de la volonté (littéralement qui pousse à
l’action)20. Une incapacité qu’ils partagent avec ceux que Kant, adoptant le lexique de la traite,
appelle systématiquement les « Nègres » et qui les vouent autant qu’eux à l’esclavage. Seule la « race
blanche » étant susceptible d’atteindre au développement complet de toutes les aptitudes, de toutes
les dispositions et de tous les talents.
De sorte que le racisme de Kant oppose une incapabilité qu’il faut bien dire transcendantale21
à une capabilité transcendantale – celle précisément que théorisent les analytiques de la Critique de

16
Kant, AA, Band XXVI, Kant’s Vorlesungen, Akademie der Wissenschaften zu Göttingen, Band III, Vorlesungen
über physische Geographie, Walter de Gruyter, 2009, pp. 96-97.
17
Kant, AA, Band IX, p. 316. Cf. également Sur l’usage des principes téléologiques en philosophie, AA, Band VIII,
p. 176 (trad. fr. in Emmanuel Kant, Œuvres philosophiques, II, Op. cit., p. 582) : « cette race [celle des habitants
d’Amérique], trop faible pour un rude travail, trop indolente pour un travail assidu et inapte à toute culture
(quoique à proximité il se trouve assez d’exemples et d’encouragements), se situe encore loin en-dessous du
Nègre, qui pourtant occupe le plus bas degré de l’échelle parmi tout ce que nous avons nommé différences de
race ». Il est utile de noter que Kant tient donc dans ses interventions éditoriales et publiques au sein des débats
scientifiques avec ses contemporains les mêmes propos que ceux qu’il tient oralement devant ses étudiants. Il
s’agit en l’occurrence de répondre aux critiques du naturaliste Georg Forster contre l’essai sur la Définition du
concept de race humaine parues dans le Teutscher Merkur.
18
Robert Bernasconi, Kant as an Unfamiliar Source of Racism, in Julie K. Ward, Tommy L. Lott (eds), Philosophers
on Race: Critical Essays, Blackwell Publishers, 2002, pp. 145-166.
19
Cf. Rudolph Eisler, Kant-Lexikon, Gallimard, 1994, pp. 231-234.
20
Ibid. pp. 701-702.
21
Dans La dignité ou la mort. Ethique et politique de la race (La Découverte, 2019), Norman Ajari, traitant de la
« collision » de la philosophie morale de Kant avec sa pensée de la race, évoque de son côté le caractère « quasi
transcendantal » (p. 57) du degré d’abjection exceptionnel du Noir.

4
la raison pure et de la Critique de la raison pratique : la capabilité transcendantale de la race blanche,
inhérente à son aperception anthropologique. L’impossibilité des Autochtones américains et des
Noirs étant bien de ne pouvoir se constituer en idéalisme ou en système (se créer eux-mêmes), de
ne pouvoir, en conséquence, être eux-mêmes un système du monde (un principe de manifestation
du réel) – en d’autres termes : de ne pouvoir être une perspective (une subjectivité humaine formée).
Bien plus qu’une indignité morale (une hétéronomie), imputable seulement à une subjectivité
autoposée, ce que le racisme radical de Kant affirme des peuples non-blancs, c’est leur incapacité
foncière à s’autodéterminer ontologiquement.
Comme le relève Bernasconi, alors qu’il a accès à une large étendue de ressources critiques
contradictoires (récits de voyages, manifestes et théories politiques traitant de l’esclavage…), Kant
puise exclusivement ses arguments dans la littérature esclavagiste et négrophobe. En 1785, dans
son compte-rendu des Idées sur l’histoire de l’humanité de Herder, il théorise même son parti-pris raciste
comme une affirmation de la liberté du philosophe22 – non pas comme une affirmation de son droit
d’adopter arbitrairement une opinion philosophique, mais comme la seule décision compatible avec
sa qualité de philosophe. C’est qu’il faut remettre les choses à leur place : la cosmo-ontologie du
sujet transcendantal que Kant expose formellement à partir de 1781 n’est pas ce qui, de sa pensée,
échapperait à l’obsession raciste continue, entêtée, des leçons universitaires et des conversations
de table, elle énonce plutôt la raison de son racisme théorique foncier.
Le plus surprenant, comme le note Bernasconi au tout début de son article, c’est que rien
n’obligeait Kant à une telle virulence raciste : « il n’était sur cette question particulière ni soumis à
une pression politique, ni compromis par un quelconque intérêt personnel en tant que propriétaire
d’esclaves »23. On pourrait ajouter que Kant ne pouvait ignorer l’importance des travaux du
philosophe wolffien ghanéen Anton Wilhelm Amo-Guinea Afer, professeur aux Universités de
Halle puis d’Iéna moins de dix ans avant qu’il commence lui-même à enseigner. S’il n’était pas
informé de la théorie de la réceptivité d’Amo, pourtant assez proche de la sienne, du moins ne
pouvait-il manquer de connaître le fait unique dans son propre milieu intellectuel de la production
par un Africain d’une philosophie, pour reprendre les termes de Paulin J. Houtondji24, qui n’avait
rien d’Africain. Mieux encore : la Géographie physique évoque le baron de Lahontan, dont les Dialogues
avec un sauvage25, comme l’ont documenté David Graeber et David Wengrow26, diffusèrent dans
toute l’Europe les idées du grand intellectuel et leader anticolonial Huron que fût Kandiaronk, et
convainquirent même Leibniz (qui n’était pas en reste en matière de racisme27) de la possibilité
(anti-hobbienne) d’une société sans Etat fondé sur l’absolue liberté de désobéir28. De sorte qu’en
déniant aux « Indiens » le fondement subjectif d’une action libre, Kant inversait délibérément le
sens du témoignage porté par le baron (au mépris de sa réception par Leibniz dont le §. 256 des
Essais de théodicée, que Kant devait avoir lu, portait explicitement la marque).

22
Cf. Kant, AA, Band VIII, p. 62 ; et Robert Bernasconi, Op. cit., p. 149.
23
Robert Bernasconi, Op. cit., p. 146.
24
Paulin J. Hountondji, Sur la « philosophie africaine ». Critique de l’ethnophilosophie, Maspero, 1977, p. 167-
168.
25
Lahontan, Dialogues avec un Sauvage, Lux éditeur, 2010.
26
David Graeber et David Wengrow, Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité, Les liens qui
libèrent, 2021, p. 71 sq.
27
Cf. la note additionnelle au plan de conquête de l’Egypte que Leibniz propose en 1672 à Louis XIV. A ce sujet
lire Charles Wolfe, « Travel as a Basis for Atheism: Free-Thinking as Deterritorialization in the Early Radical
Enlightenment », in O. Gal and Y. Zheng (eds.), Motion and Knowledge in the Changing Early Modern World,
Studies in History and Philosophy of Science, 2014.
28
Cf. Leibniz, Opera Omnia, t. 5, Genève, 1768, p. 40.

5
Une perspective anti-perspectiviste
Une telle résolution pouvait s’expliquer par cette forme de conscience « assiégée »
caractéristique de ce que l’anthropologue du suprématisme blanc Ghassan Hage a appelé « l’état de
colon en déclin »29, par quoi le dominant éprouve l’existence même du dominé, du plus faible,
comme une menace constante portant systématiquement atteinte à sa propre puissance – et qui
oblige le colonisateur à renforcer toujours un peu plus la coïncidence à soi, à fixer son identité sous
la forme d’une intériorité substantielle, d’une réflexivité autoposée susceptible d’englober et de
produire en soi l’extériorité (c’est-à-dire la relationalité) – de ne laisser aucune chance à l’altérité,
non pas seulement de la surprendre, mais de l’entraîner dans un devenir incertain qu’elle n’aurait
pas pu intentionnellement produire elle-même. Dans cette mesure, la « perspective » occidentale
(l’aperception anthropologique du colonisateur) auto-constituée par le corps-texte kantien
(l’idéalisme transcendantal) inversait bien, trait pour trait, le perspectivisme amazonien – le
perspectivisme des « ethnies américaines », qui, du point de vue de l’autodésignation de la
« Personne » kantienne, occupent la place la plus basse parmi toutes les races formées à partir de la
souche humaine commune, pour ainsi dire antésubjective, que Kant suppose en amont de leur
différenciation. Ce faisant, elle trahissait, en outre, le sens véritable de la menace que constituait le
Nouveau Monde pour son « découvreur » – celle d’une atteinte aux fondamentaux de sa
métaphysique.
Eduardo Viveiros de Castro a donné dans Métaphysiques cannibales une définition précise de
la conception perspectiviste partagée par (tous) les peuples du Nouveau Monde : « le monde est
composé d’une multiplicité de points de vue : tous les existants sont des centres d’intentionnalité,
qui appréhendent les autres existants selon leurs caractéristiques et puissances respectives »30. De
sorte que les divers types d’actants ou d’agents subjectifs qui habitent l’univers (dieux, animaux,
plantes, morts, objets…) présentent « un même mode, pour ainsi dire performatif, d’aperception »,
les « mêmes dispositions perceptives, appétitives et cognitives »31. Ce qui n’implique pas, ajoute
Viveiros de Castro, qu’ils voient tous la même chose et qu’ils se voient entre eux comme chacun
se voit et voit les autres. C’est précisément parce qu’un tel perspectivisme, en quelque sorte
généralisé, suppose la « personnitude » ou la « perspectivité »32 de n’importe quel existant, le même
« potentiel ontologique » d’occuper un point de vue, qu’il s’ensuit une multiplicité potentielle de
réalités, et une incertitude foncière des apparences : la possibilité permanente (et dangereuse) pour
tout être humain d’être interpellé dans sa propre langue par un esprit, un mort, ou un animal
prosopomorphique exprimant une autre réalité que la sienne et le voyant autrement que comme il
se voit – c’est-à-dire autrement que comme un humain. Aparecida Vilaça33, opposant le
perspectivisme Wari’ à la catéchèse monothéiste et substantialiste (la personne comme intériorité
individuelle, unifiée et séparée) des missionnaires chrétiens, reprenant une expression d’Anne-
Christine Taylor34, montre que la condition humaine amazonienne est celle de « personnes
chroniquement instables », en perpétuel déséquilibre, jamais assurées d’elles-mêmes, toujours

29
Ghassan Hage, L’Alterpolitique. Anthropologie politique et imaginaire radical, « La mondialisation de l’état de
colon en déclin », EuroPhilosophie Editions, 2021 (https://books.openedition.org/europhilosophie/1162).
30
Eduardo Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales, PUF, 2009, p. 20.
31
Ibid., p. 21.
32
Ibid., p. 22.
33
Cf. Aparecida Vilaça, « Le diable et la vie cachée des nombres. Traductions et transformations en Amazonie »,
Editions de l’EHESS, « L’Homme », 2018/1, n°225, p. 157 sq.
34
Cf. Anne-Christine Taylor, « Corps immortels, devoir d’oubli : formes humaines et trajectoires de vie chez les
Achuar », in Maurice Godelier et Michel Panoff (eds), La production du corps. Approches anthropologiques et
historiques. Ed. des Archives contemporaines, 1998, p. 318.

6
exposées au risque d’une transformation selon leur contexte relationnel ; leur stabilisation ne
pouvant intervenir que temporairement, par la parentalisation des affins (de l’altérité ennemie), la
fabrication de parents et l’intégration à une parentèle, c’est-à-dire par un mouvement vers le dehors.
A ces trois aspects imbriqués constitutifs du perspectivisme amérindien, la multiplicité des
perspectives (des humanités potentielles), la multiplicité des réalités (le « multiréalisme »),
l’incomplétude ontologique de la condition humaine (son hétéronomie foncière), la perspective
occidentale substitue l’affirmation de l’exclusivité de sa perspectivité et la déshumanisation du reste
des existants, l’unicité du réel (le mono-monde), la complétude ontologique du sujet (sa constante
coïncidence aperceptive à soi). Bref : la différence en soi ou la Distinction ontologique de son unique
humanité et de son unique monde. De ce point de vue, elle définit quelque chose d’aussi étrange
(du point de vue d’une épistémologie amazonienne – et, pourrait-on ajouter, pour une large part
non-européenne) qu’une perspective anti-perspectiviste ou, si l’on préfère, qu’un perspectivisme réduit
à une seule perspective.
La guerre aux « rêveurs de la sensation »
La solution de l’antinomie de l’idée cosmologique d’une liberté humaine et de la nécessité
universelle de la nature, qui constituait pour Kant, d’après une lettre à Christian Garve du 21
septembre 1798, le « scandale »35 auquel il a voulu mettre fin en écrivant la Critique de la raison pure,
réside dans la distinction du caractère intelligible et du caractère empirique de l’homme – le seul
moyen de penser que liberté et nature, « chacun dans son sens complet (vollständig) », c’est-à-dire
sans aucune modification du sens qu’elle revêtent dans l’antinomie elle-même (la troisième des
antinomies de la raison pure), peuvent se rencontrer en même temps et sans aucun conflit dans les
mêmes actions (et chez les mêmes actants) selon qu’on rapporte celles-ci à leur cause intelligible
ou à leur cause sensible. Mais, ce que cette solution garantit, c’est, avant toutes choses, la loi d’airain
de l’idéalisme transcendantal d’après laquelle tout ce qui arrive a une cause qui a elle-même sa cause
dans l’ordre des phénomènes (c’est-à-dire selon la façon dont le réel se manifeste selon les
déterminations catégoriales du sujet connaissant pour autant qu’il coïncide aperceptivement à soi
– qu’il est une (vraie) Personne), les phénomènes ne pouvant objectifier une Nature qu’à cette
condition. De cette loi, ajoute Kant, d’une manière très intimante, « il n’est permis, sous aucun
prétexte, de s’écarter (abgehen) ou d’excepter (ausnehmen) aucun phénomène, parce qu’autrement on
placerait ce phénomène en dehors de toute expérience possible, le distinguant par-là de tous les
objets de l’expérience possible pour en faire un simple être de raison (Gedankendinge) et une chimère
(Hirngespinst – l’effet d’un trouble du cerveau) »36.
De quoi parle-t-on ? Qui voudrait se soustraire à une telle loi ? Quels phénomènes voudrait-
il excepter de toute expérience possible ? Au moins depuis les Rêves d’un visionnaire (Geisterseher –
celui qui voit de esprits), un pamphlet chaotique publié contre Emanuel Swedenborg en 1766, Kant
poursuit le même projet : la disqualification scripturaire, l’extirpation du corps-texte de
l’aperception monoperspectiviste du témoignage oculaire, sensoriel – par les « yeux charnels »37,
mais aussi par l’ouïe et le toucher38 – que font les « rêveurs de la sensation »39 (ce qui pourrait être,
par une sorte de retournement du stigmate, une excellente définition des maîtres de la cosmovision

35
Cf. Kant, AA, Band XII, p. 257 sq.
36
Cf. Kant, Critique de la raison pure, Op, cit., p. 399. Traduction modifiée d’après Immanuel Kant, Kritik der
reinen Vernunft, Band 2, suhrkamp 1976, p. 495.
37
Kant, Rêves d’un visionnaire, Vrin, 2013, p. 132.
38
Ibid., p. 130.
39
Ibid., p. 100.

7
chamanique) de leur commerce avec ces « ombres de la nuit »40 aux « formes incertaines »,
prosopomorphes, que sont les esprits (et les morts), les nombreux êtres immatériels qui
apparaissent et agissent dans l’univers, qui y multiplient les centres d’intentionnalités (et, de ce fait,
le pluralisent : le pluriversalisent), en un mot : qui portent atteinte à l’isolement ontologique de la
Division aperceptive des seules Personnes (qui, pour reprendre une expression fameuse de Tobie
Nathan, ne nous laissent « jamais seuls »). A tel point, s’indigne Kant, qu’à les écouter on risque de
ne plus connaître « en toute sécurité »41 la marque propre de « l’âme » (de la perspective unique des
Humains) qui la distingue des « principes bruts de la nature corporelle » – chaque corps étant
susceptible d’abriter une perspective. La surnature d’habiter la nature. La perspective d’être dans le
corps.
Le « scandale » auquel la Critique veut mettre un terme est bien celui que constitue cette
métaphysique visionnaire qui oblige à penser la possibilité d’un commencement spontané,
inconditionné, d’une série de phénomènes naturels, autrement dit la liberté transcendantale (la thèse
de l’antinomie), comme une causalité surnaturelle42, c’est-à-dire contraire à la nécessité des lois
naturelles (antithèse de l’antinomie). Un scandale, qui, comme trente ans plus tôt le scandale en
France des possédées de Loudun, en interrogeant le naturel ou le surnaturel des faits observés (et
rapportés) rend incertaine la réponse à la question de savoir ce qui est vraiment vu, avoue la fragilité
de la perception elle-même, son manquement foncier à l’établissement de la vérité, et amplifie
l’inquiétude sociale ambiante en panique épistémologique. Comme à Loudun, ce sont dans le texte
kantien les femmes qui véhiculent et fabriquent cette incertitude. De Certeau a suggéré dans La
possession de Loudun43 que le théâtre de la possession diabolique des religieuses pouvait être compris
comme une rébellion de femmes cultivées, agressives et provocantes, parvenant à imposer par la
frayeur (non sans humour) leurs revendications au pouvoir patriarcal religieux et politique auquel
elles sont soumises. La peur des femmes, de ce qu’elles peuvent en matière de théâtre cosmologique
et de débordements métaphysiques, est sensible d’un bout à l’autre des Rêves d’un visionnaire. Le récit
écrit des « expériences trompeuses »44 du Geisterseher constitue ainsi un risque certain pour leurs
lectrices (c’est pourquoi au scandale de la métaphysique des esprits s’ajoute celui de sa textuation),
et, parmi elles, tout particulièrement pour les femmes enceintes « sur qui l’effet produit pourrait
être funeste »45. L’emballement pathologique de leur imagination étant susceptible d’exercer une
influence néfaste sur le corps de l’enfant à naître. Une manière, pour Kant, de dire l’enjeu
anthropologique majeur de la lutte scripturaire qu’il mène contre les rêveurs de la sensation : qu’il
en va de la bonne formation même des Personnes.
La liberté européenne de se promener
Gregory Schrempp consacre dans Magical Arrows46, sous le titre Kant Among the Maori, une
remarquable étude de métaphysique comparée sur la troisième antinomie kantienne et la
cosmologie maori. Il y rapproche le récit maori sur la libre décision cosmogonique (cosmos-creating
decision) de la manière dont Kant dans la Remarque sur la thèse de la troisième antinomie exemplifie

40
Ibid., p. 111.
41
Ibid., p. 77.
42
Une préoccupation constante chez Kant : le §.81 de la Critique de la faculté de juger argumente en faveur de
la théorie de l’épigenèse, parce qu’elle permet « le plus petit usage du surnaturel » (AA, Band V, p. 424).
43
Michel de Certeau, La possession de Loudun, Gallimard, 2005, « La rébellion des Amazones », p. 199 sq.
44
Kant, Rêves d’un visionnaire, Op. cit., p. 129.
45
Ibid., p. 136.
46
Gregory Schrempp, Magical Arrows. The Maori, the Greeks, and the Folklore of the Universe, The University of
Wisconsin Press, 1992.

8
la liberté transcendantale. Dans les deux cas, la liberté est liberté de se lever sur ses jambes et de
marcher. Il rappelle que le nom du dieu maori de la guerre, Tu, signifie littéralement « tenir debout »,
et que celui-ci est, en raison de cette posture, le progéniteur de l’humanité – celui qui engendre le
caractère spécifique (species-character) des humains. On pourrait, à première vue, penser que
l’exemple kantien dégrade la signification hautement métaphysique (et héroïque) que les Maori
attribuent à la station debout. L’acte de se lever réside, en effet, dans la Remarque kantienne sur la
liberté dans le fait de « se lever de [son] siège, tout à fait librement et sans subir l’influence
nécessairement déterminante de causes naturelles »47. Ironiquement, Schrempp se représente Kant
« crumpled up over his manuscript and looking forward to his famous daily walk »48 ; quand le récit
cosmologique maori attribue à la spontanéité (en termes kantiens : la faculté de commencer une
série de phénomènes naturels) la puissance de générer la « myriade » des formes de vie (forms of life)
divergentes qui composent le monde naturel.
En réalité, la réduction kantienne de la liberté transcendantale à une décision aussi prosaïque
que celle de se lever de table pour faire une promenade ne signifie pas sa moindre valeur
cosmologique. Kant insiste, à travers l’exemple choisi, sur le fait que l’événement que constitue la
libre action (se lever), ainsi entendue, n’est nullement un commencement absolument premier dans
le temps, par rapport auquel il demeure « la continuation d’une série précédente ». La Remarque
sur la thèse (la liberté) formule ainsi déjà, par la précision qu’elle apporte, la solution de l’antinomie.
Elle ajuste la nouvelle définition cosmologique de la liberté par laquelle il sera possible d’échapper
au conflit du surnaturel et du naturel par la réfutation d’une causalité surnaturelle – c’est-à-dire
d’une décision cosmogonique qui comme celle de du dieu maori constituerait un événement
fondateur dans le temps, en d’autres termes : un acte ancestral futuralisant (ce qui, en outre,
autoriserait de penser plusieurs temporalités). Par cet ajustement liberté et nature sont de nouveaux
compatibles et forment par leur coexistence même le point de vue qui définit en propre la
perspective cosmologique spécifique (monoperspectiviste) en quoi consiste l’idéalisme
transcendantal – de sorte que la certitude épistémologique et perceptuelle se trouve rétablie.
Leur coexistence définit bien, en effet, un nouveau modèle anthropologique (sous la forme
de la coexistence dissociée en l’homme du caractère intelligible et du caractère empirique). La
géographie physique atteste ainsi la valeur critique de la promenade du point de vue de l’autodéfinition
anthropologique de l’Européen :
Lorsqu’un Indien voit un Européen aller indifféremment quelque part, alors il pense : « il a
quelque chose à faire ». Qu’il revienne, alors il pense : « il a déjà fait ce qu’il avait à faire ». Qu’il le
voit se déplacer pour une troisième fois, alors il pense : « il n’a pas toute sa tête ». Car l’Européen
ne va se promener que par plaisir, ce qu’aucun Indien ne peut faire, ni même n’est en mesure de se
représenter. […] Leur esprit ne peut être tiré de son ensommeillement que par de l’eau de vie, du
tabac, de l’Opium et autres substances fortes.49

Elle atteste aussi, en déniant aux Indiens ne serait-ce que la représentation de la possibilité
de la promenade, que la liberté transcendantale – le concept par lequel Kant résout l’antinomie du
surnaturel et du naturel au détriment de la métaphysique multiréaliste des esprits – est le concept
d’une Distinction raciale.
Une anti-cosmologie

47
Kant, Critique de la raison pure, Op. cit., p. 350.
48
Gregory Schrempp, Op. cit., p. 146.
49
Kant, Vorlesungen über physische Geographie, Op. cit., p. 94.

9
En conclusion de son étude, Schrempp considère comme significative la manière dont le
philosophe allemand exacerbe et rigidifie la structure duelle de la pensée cosmologique (la
détermination de la liberté et de la nature comme deux principes cosmogoniques contradictoires
d’égal intérêt) en lui conférant la forme d’une antinomie schismogénétique entièrement
subordonnée à un principe de non-contradiction opposant dogmatiquement la libre causalité et la
légalité de l’ordre naturel. De sorte que la solution de leur litige ne puisse plus résider (comme il en
va d’ailleurs, ainsi que l’a montré Bateson, de tout conflit schismogénétique) que dans le renvoi dos
à dos des deux parties, et l’extinction définitive d’un vain conflit qui ne tenait qu’à un « mirage
transcendantal »50. Une manière de penser le dualisme cosmologique, qui pour Schrempp, revient
purement et simplement à orchestrer le « rejet » ou l’évitement du problème même de la cosmologie
et, partant, de sa pratique – dont Kant reconnaît par ailleurs la généralité et la nécessité
(l’inévitabilité) anthropologique au titre de penchant naturel de la raison (par une sorte de
naturalisation de ce qui a suscité historiquement et suscite encore, le plus souvent sous des formes
rémanentes, l’intérêt maximal de la presque totalité des sociétés humaines). Une manière d’éviter
l’inévitable.
Sous cet aspect, la solution de l’antinomie de la liberté et de la nature (l’idéalisme
transcendantal) par quoi est acquise chez Kant, contre la généralité anthropologique (historique et
géographique), c’est-à-dire contre ce qui fait sens pour la plupart des sociétés, la perspective
(l’aperception anthropologique) indigène occidentale, ou, si l’on préfére, le « type transcendantal de
subjectivité » unique européen – au sens que Gabriel Catren donne à l’expression « type
transcendantal » : un assemblage de structures transcendantales définissant un encadrement
particulier et restrictif du champ expérientiel infini51 – cette solution, et donc la perspective qui
s’auto-constitue avec elle par une sorte de stérilisation et d’épuisement asthénique de la tension
conceptuelle et narrative entre la spontanéité sans loi et la cosmogénèse réglée qui traverse en
permanence pour les régénérer les récits cosmologiques existants, peuvent bien être dites
proprement « anti-cosmologiques ». La perspective monoperspectiviste, la perspective
« claustrée », dirait Catren52, en quoi consiste l’idéalisme transcendantal, est ainsi tout aussi
paradoxalement anti-perspectiviste qu’anti-cosmologique.
Comme le montre, en effet, l’exemple maori (caractéristique de la plupart des cosmologies
polynésiennes), la liberté et la nécessité naturelle, loin d’entrer en conflit et de s’exclure
mutuellement comme elles le font dans la construction kantienne de l’antinomie, organisent et
stimulent plutôt de concert le récit cosmogonique. Tout d’abord sous la forme des deux récits non
exclusifs et parfaitement complémentaires que sont, d’un côté, la narration en prose des décisions
et des actes cosmogénétiques de héros fondateurs agissant librement en contravention avec l’ordre
naturel légal, et, de l’autre, la généalogie cosmique des êtres au fil d’un procès nécessaire de gestation
ou de croissance organique naturelle mobilisant des modèles mathématiques d’organisation sérielle.
Mais de telle sorte que, si le premier s’énonce bien dans le langage de la volonté, de la spontanéité,
de la planification, chaque libre décision produit toutefois par séparation (on dirait en allemand

50
Kant, Critique de la raison pure, Op. cit., p. 378.
51
Cf. Gabriel Catren, « Le phénoumène », in Emmanuel Alloa, Elie During (eds), Choses en soi, PUF, 2018, pp.
353-369.
52
La caractéristique de « l’extension spéculative » de la philosophie transcendantale que propose Gabriel Catren
(en s’inspirant du « perspectivisme » amazonien) a d’abord pour effet d’opposer Kant à lui-même en lui
reprochant d’avoir restreint les potentialités de la philosophie transcendantale à un unique type transcendantal
humain, pensé comme « essence immuable », seul dépositaire de la critique de toute « extrapolation »
métaphysique, fermé à tout processus susceptible de conduire à « des symbioses avec des sujets qui habitent
d’autres types transcendantaux » et d’opérer des mutations du type transcendantal lui-même.

10
littéralement par Entscheidung) une myriade de formes de vie, spécifiques et divergentes, ayant toutes
leur propre principe de régulation ; tandis que le procès cosmogonique régulier de la généalogie ne
se déploie pas de manière linéaire et ne peut être dit qu’en mobilisant le lexique de la recherche, de
la poursuite intentionnelle d’un but. Ce qui permet à Schrempp d’interpréter le récit en prose
comme une reconfiguration (recasting) du procès naturel en tant que volonté, et la généalogie comme
une reconfiguration de la volonté en tant que procès naturel53. La cosmologie maori, au lieu de
dissoudre purement et simplement dans l’inanité d’une antinomie, comme le fait Kant, le problème
posé à la pensée par la double cosmogénèse possible par la liberté et par la nature, lui donne toute
son ampleur et sa vigueur en faisant jouer leur alternance et leur enchevêtrement – l’alternance de
leurs modes d’enchevêtrement – au bénéfice d’une même et unique cosmogénèse dédoublée, qui
est d’abord une genèse infinie des qualités ou épithètes personnifiées qui composent le réel. La
cosmogénèse en nombre infini des épithètes – c’est-à-dire des Personnes – contredisant, et à vrai
dire mettant d’emblée en échec, le principe même d’une réalité et d’une identité substantielle.
L’épithétisation suivant une double voie (répondant à une double nécessité) : celle de la
multiplication infinie d’unités de multiplicités distinctement qualifiées (la spéciation), celle de la
prolifération infinie des qualités d’un même terme nominal (sa dividuation). En d’autres termes, la
double cosmogénèse (prosaïque et généalogique) assurant conjointement la multiplication des
« types transcendantaux » et leur « déclaustration ».
Ce faisant, la cosmologie maori satisfait aux caractéristiques fondamentales d’une pensée
(et d’une société) « immanentiste » au sens que Marshall Sahlins donne à ce terme dans son dernier
ouvrage, qui pourrait bien être considéré comme une anti-Critique-de-la-Raison-Pure, The New
Science of the Enchanted Universe. An Anthropology of Most of Humanity54 : l’absence de distinction entre
le surnaturel et le naturel, là où tout événement procède de l’agentivité d’un esprit (d’un existant
volontaire), l’absence de distinction entre sujet et objet, là où tous les objets sont des sujets,
l’absence de distinction entre physique et métaphysique, là où la « physicalité » est
« métaphysicalité » (où la possibilité d’avaler des esprits n’est effectivement, comme le note Kant
dans les Rêves d’un visionnaire, pas une plaisanterie55), de sorte que tout récit cosmogonique ne peut
consister que dans une genèse de la multitude des êtres personnels ou, plus exactement, des
« personnitudes » multiples (y compris celles des « hommes ») qui composent exclusivement
l’univers présent et l’agissent par leurs relations complexes. Le « transcendantalisme » au sens
kantien du terme, ou l’idéalisme transcendantal (la restriction du champ expérientiel à la seule
expérience possible-autorisée par les lois de l’entendement, celle d’un monde objectif impersonnel
– au sein duquel seul une classe spéciale d’objets, les êtres vivants, sont susceptibles d’être jugés,
mais non sus, comme poursuivant une fin), est un « transcendantalisme » au sens que Sahlins donne
à ce terme du point de vue de son anthropologie générale : un dispositif de guerre épistémique qui,
pluriséculaire (Sahlins remonte au XIème siècle chrétien), n’est révolutionnaire que par son
acharnement à séparer le matériel du spirituel, à absenter le divin de la nature, c’est-à-dire à
réprimer, pour l’extirper, le savoir empirique de la plus grande part de l’humanité, celui de la
présence constante (du being there) d’une constellation d’esprits et de la dépendance à leur égard de

53
Gregory Schrempp, Op. cit., p. 149.
54
Marshall Sahlins, The New Science of the Enchanted Universe. An Anthropology of Most of Humanity, Princeton
University Press, 2022.
55
Cf. Kant, Rêves d’un visionnaire, Op. cit., p. 77. L’indistinction de la physicalité et de la métaphysicalité, soit,
dans les termes qu’utilisent Kant, l’admission de l’hypothèse (immanentiste) selon laquelle « l’âme » serait une
« substance constitutive de la matière » aurait pour résultat que « l’idée plaisante de Leibniz selon laquelle nous
avalerions peut-être avec le café des atomes promis à devenir des âmes humaines ne serait plus une idée pour
rire ».

11
tout ce qui revêt un quelconque sens pour l’existence humaine. Le type transcendantal claustré
(kantien) – le type transcendantal indigène occidental – peut, en ce sens, être singulièrement désigné
(en croisant Catren et Sahlins) comme « type transcendantal transcendantaliste ».
C’est que, comme l’atteste l’essai de 1788 (postérieur aux deux premières Critiques et
préparatoire à la troisième) Sur l’usage des principes téléologiques en philosophie, le projet de Kant n’est pas
d’écrire un récit cosmogonique, mais une « physiogonie »56, une histoire (ou une science) de la nature
dont l’objectif principal affiché est d’expliquer « naturellement »57 les différences raciales – la
question raciale contaminant ainsi de part en part le problème cosmologique pour dissoudre sa
généralité anthropologique dans l’exceptionnalité du sujet-philosophe européen auto-constitué
comme système racial du monde. Comme l’a montré Stella Sandford dans un remarquable article
paru en 2018 sous le titre Kant, race and natural history58, il s’agit, en effet, de ce point de vue – que
Kant, usant de la rhétorique caractéristique des contre-savoirs, qualifie de « vraie métaphysique »
(la métaphysique of Most of Humanity étant la fausse-métaphysique) – de redoubler l’unité
transcendantale (stricto sensu) de la nature (l’idéalisme transcendantal) par un usage transcendantal de
l’idée d’une unité systématique de la nature dans la perspective d’un dépassement de l’hétérogénéité
des formes naturelles par leur classification et la détermination a priori de leurs relations en un Tout
final – a contrario du sens même du récit cosmogonique immanentiste qui est de faire surgir leur
profusion non téléologique, inclassifiable et intotalisable.
Il ressort d’une lecture attentive de l’essai que la préoccupation première du recours au
jugement téléologique, sous l’insistance de devoir penser « la plus grande unité dans la filiation
originelle »59 par « dérivation » des races à partir d’une souche unique commune à toute l’humanité,
est, en réalité, de figer leurs différences respectives et d’établir leur invariabilité60. Résultant du
développement par adaptation climatique de dispositions originelles finalisées implantées dans la
souche originelle, les races définissent avant tout des organisations naturelles spécifiques immuables.
Le caractère proprement anti-cosmogonique de cette « physiogonie » est on ne peut plus manifeste :
les différences raciales une fois générées sont telles qu’elles « ne permettent à aucune nouvelle
forme de cette sorte de surgir »61. L’histoire de la nature kantienne est une théorie de la fin de l’histoire
naturelle. Les deux aspects, la stérilisation du procès génétique et la fixité inhérente aux formes
actuellement générées (c’est-à-dire leur caractère de races – le concept de race étant précisément
celui d’une disposition finale originelle invariable), s’articulent dans une théorie de la migration
parfaitement accordée, non seulement au discours de la pratique esclavagiste en cours au XVIIIème
siècle, mais aussi à celui du racisme socialisé anti-migratoire occidental actuellement le plus
répandu : puisqu’il n’existe « plus de possibilité pour de nouvelles formations dérivées qui
résulteraient d’une migration »62, et que celles qui existent, originellement réglées « d’après les
lieux »63 auxquels elles étaient accordées et où elles se sont développées, sont invariables, le migrant
Indou (le Tzigane) et le migrant Africain (le Nègre esclave affranchi), faute d’y être contraint par la
force, demeureront sous le climat tempéré où il se sont ou ont été déplacés nécessairement rétifs

56
Kant, AA, Band VIII, p. 163 ; tr. fr., Op. cit., p. 566.
57
Ibid., p. 178 ; trad. fr., p. 585.
58
Stella Sandford, « Kant, race and natural history », in Philosophy & Social Criticism, 2018.
59
Ibid., p. 164 ; trad. fr., p. 568.
60
Cf. Ibid., p. 171 ; trad. fr., p. 577 : « […] la différence des races ne se juge malgré tout pas à ce qu’elles ont de
commun, mais au contraire d’après ce qui les différencie ».
61
Ibid., p. 166 ; trad. fr., p. 570.
62
Ibid., p. 177 ; trad. fr., p. 584.
63
Ibid., p. 173 ; trad. fr., p. 579

12
au travail (à « un emploi qu’on puisse à proprement parler nommer travail »64), comme d’ailleurs à
toute sédentarisation, tous deux restant irréversiblement et téléologiquement déterminés par leur
moindre disposition naturelle à l’activité qu’exigeaient les lieux où se sont originellement formées
leurs races65.
L’entreprise anti- ou contre-cosmologique de l’idéalisme transcendantal (dans la troisième
antinomie de la Critique de la raison pure), l’une des plus radicales et des plus violentes entreprises de
disqualification épistémique de toutes formes de récits cosmogoniques immanentistes et de
destruction des ressources infinies, métaphysiques et humaines, qu’ils recèlent, contribuait ainsi, en
ruinant la cosmologie au bénéfice de la seule « science de la nature », au seul projet qui tenait à cœur
à Kant à travers l’idée d’un système téléologique du monde : que l’on ne considère pas, comme le
font « les gens qui se plaisent à brouiller tous les caractères héréditaires »66, « la différence entre les
Nègres et les autres hommes » comme « de simples nuances contingentes ». Il n’est pas excessif, de
ce point de vue, de considérer la « perspective » kantienne (en tant qu’aperception anthropologique
indigène européenne) comme centralement négrophobe. Car, dans cette histoire téléologique de la
nature, la race des Noirs occupe une place cruciale. Située au plus bas degré de l’échelle67 des races,
sa différenciation stigmatisante est ce qui permet, d’une part, de différencier la race des Américains
(des Amérindiens), qui, située loin en dessous d’elle, plus bas que plus bas, déchoit de l’échelle
même, par une sorte d’imperfection absolue (sa disposition originelle téléologique résidant dans cette
imperfection), et, d’autre part, la race des Blancs, qui, par sa perfection absolue (sa disposition originelle
téléologique résidant dans cette perfection), transcende l’échelle, pour ainsi dire, vers le haut. La
différence noire apparaît alors comme une imperfection relative (comparée à l’imperfection absolue
des Américains), qui a pour opposé, non pas la perfection absolue des Blancs (avec lesquels aucune
comparaison n’est possible), mais la perfection relative des Indous (la disposition originelle
téléologique des Indous résidant dans cette perfection relative). La négrophobie (essentielle au
système), comme motif premier de contre-production de l’altérité en tant qu’altérité raciale, est
ainsi ce qui permet à l’Européen de situer sa propre différence absolue à l’intérieur du système
naturel racial comme celle du sujet-auteur du système – c’est-à-dire de s’y intégrer comme ce qui
s’en excepte (et, simultanément, de produire à l’intérieur du système l’exception, hors système, de sa
propre négation sous la forme de la différence abjecte de l’Indien d’Amérique).
On sera très probablement enclin à considérer qu’une telle construction téléologico-raciste
du système du monde a peu à voir avec la téléologie pure pratique (la fameuse « morale kantienne »)
dont les principes sont exposés dans la Critique de la raison pratique. Or, elle a précisément tout à
voir. Dressant le bilan de son essai, Kant livre l’architecture générale de son entreprise scripturaire
(son plan de guerre épistémique) : l’idéalisme transcendantal auquel conclut la Critique de la raison
pure pour fonder la possibilité d’une nature en général, comme la téléologie naturelle qu’il expose
dans ses écrits sur l’origine et la différence des races (sur la base d’une doctrine du jugement
téléologique qui connaitra sa pleine exposition avec la Critique de la faculté de juger), autrement dit
l’extirpation épistémique de l’ontologie des autres et le système raciste du monde, devront
nécessairement être pris en compte par la doctrine pure pratique des fins (la doctrine de la liberté
morale qu’expose la Critique de la raison pratique) si on veut lui assurer « une réalité objective, eu égard

64
Ibid., p. 174 ; trad. fr., p. 580.
65
Cf. Idem, l’intégralité de la note esclavagiste de Kant ; trad. fr., p. 580-581.
66
Ibid., p. 169 ; trad. fr., p. 574.
67
Cf. Ibid, p. 176 ; trad. fr., p. 582, déjà cité ci-dessus note 17 : « cette race [celle des habitants d’Amérique],
trop faible pour un rude travail, trop indolente pour un travail assidu et inapte à toute culture (quoique à
proximité il se trouve assez d’exemples et d’encouragements), se situe encore loin en-dessous du Nègre, qui
pourtant occupe le plus bas degré de l’échelle parmi tout ce que nous avons nommé différences de race ».

13
à l’effectuation de l’objet, c’est-à-dire eu égard à la possibilité de la fin qu’elle prescrit de réaliser
dans le monde »68. La réalisation concrète des fins de la morale « kantienne » n’est donc possible
que dans un monde « désenchanté » dans lequel la race blanche européenne domine
téléologiquement les « races » des Africains et des Américains. Non pas, parce que le monde est
ainsi fait et qu’il faut bien y adapter ses principes moraux. Mais parce que ce que l’extirpation de
l’Univers enchanté et l’ordre téléologique naturel de l’esclavagisme colonial européen contribuent
en tant que tels directement à la réalisation des principes purs pratiques. Comme le remarque Stella
Sandford, le concept de race est « un postulat du jugement téléologique réfléchissant, en fait, le
modèle même d’un tel concept »69. Le jugement raciste (qui est donc le « modèle même » du jugement
téléologique) n’est pas une opinion privée (stupide et arriérée) du philosophe, mais le jugement
philosophique par lequel il lui est, par excellence, possible de penser un ordre moral du (de son)
monde.

68
Ibid., p. 183 ; trad. fr., p. 591.
69
Stella Sandford, Op. cit., p. 20.

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