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l’homme
Le corps en exil | Léa Barbisan

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Chapitre VII. Corps


objet, corps sujet –
Dialectique de
l’aliénation
p. 301-350

Texte intégral
1 La confiance que Benjamin place dans la spontanéité
corporelle est soutenue par le constat de l’efficacité et de
l’inventivité du corps, dont la conscience ne commande
qu’un nombre infime de mouvements. Le corps agit trop
souvent dans le dos du « moi » pour ne pouvoir être
qu’« instrument d’action » (Bergson) : il jouit d’une
autonomie et d’un autodynamisme dont la conscience prend
acte dans l’après-coup, souvent pour constater sa propre
faillibilité. La plasticité du corps, sa faculté à intégrer ce qui
lui est étranger, explique le crédit accordé par Benjamin à la
technique. Le corps, suggère-t-il, saura incorporer les
nouveaux outils, les nouveaux médiums, et s’ouvrir aux
effets inattendus qu’ils déploieront dans sa chair : il saura,
en un mot, exploiter la technique. Cette assurance est
néanmoins hantée par une inquiétude : que le rapport puisse
s’inverser, que la technique puisse exploiter la plasticité du
corps. Si les écrits des années 1920 et du début des
années 1930, de Sens unique à « Expérience et pauvreté »,
s’attachent essentiellement à mettre en lumière le versant
positif de la technique et misent sur le potentiel
émancipateur de l’« innervation » qu’elle stimule, les textes
rédigés par Benjamin des années 1930 jusqu’à sa mort
prêtent attention à la part d’ombre de la technique, et
corrélativement à celle de la masse, que Benjamin pense à
nouveaux frais :

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« La “masse” ne semble pas être quelque chose de rond,


d’univoque. Il semble y avoir une dialectique de la masse,
celle-ci se donne à voir sous deux aspects, selon qu’elle soit
en train de se former ou qu’elle soit découverte. La masse
découverte est toujours le grouillement du nid de serpents
que l’on découvre avec dégoût sous la pierre qu’on
soulève1. »

2 Ce qui se fait jour dans la masse constituée – dans cette


masse qui n’est pas formation spontanée, auto-constitution
du corps collectif, mais produit de l’ordre social existant –,
c’est « non pas le visage, mais le mésentère de la classe
dominante2 ». Dans l’étrange anatomie sociale qu’évoque ici
Benjamin, la « classe dominante » est la membrane qui
maintient et retient la masse, canalise son métabolisme,
enserre ses organes. La masse peut être enfermée et
informée par la « classe dominante », et la technique, dont
cette classe est détentrice, offre les performants moyens
d’une captation de puissance.
3 Dialectique de la masse, dialectique de la technique : l’utopie
de l’« espace charnel » est érigée sur un terrain meuble. Si
Benjamin réitère dans « Expérience et pauvreté » la
confiance accordée à la « masse », la récupération des
masses par le national-socialisme qui semble confirmer les
thèses de Le Bon sur la fondamentale maniabilité des masses
et sur le lien indéfectible au meneur, introduit une coupure
au cœur des années 1930 et force Benjamin à repenser
conjointement la technique et le corps, et, partant, sa théorie
du corps collectif révolutionnaire. La duplicité de la
technique et de la masse le confronte à l’audace de la thèse
soutenant son utopie politique : faire de la déprise de soi
l’accomplissement de cette part d’étrangeté que les individus
ont en partage et qui favorise l’épanouissement de relations
transindividuelles où s’abolissent les rapports de sujétion,
c’est déclarer l’aliénation féconde. Comme l’a remarqué
Miriam Bratu Hansen : « Le concept benjaminien
d’“aliénation de soi” diffère de celui qu’emploient les
critiques pessimistes et lapsariennes de la modernité dans la
mesure où il n’implique pas l’hypothèse d’une condition
originaire, non-aliénée ou d’un moi identique et unifié3. »
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4 Sans renoncer à chercher les moyens de rendre l’aliénation


de soi « productive4 », Benjamin prête néanmoins une
attention nouvelle aux dangers qu’elle présente et s’interdit
d’accorder « une confiance aveugle dans la force, dans la
justesse et dans la promptitude des réactions qui se forment
au sein des masses5 ». Parce qu’il constate qu’« en
s’appliquant à l’homme, [la technique] ne cesse d’inventer
des variations avec ses affects, ses angoisses et ses désirs les
plus originaires6 », Benjamin s’impose une plongée dans les
profondeurs affectives du corps collectif. Dans l’abîme qui
baille sous l’épiderme sourdent les désirs que le capitalisme
et le fascisme dévoient, les angoisses qu’ils exploitent. Tant
que l’expérience commune de l’aliénation ne fait pas l’objet
d’une prise de conscience commune, le collectif semble
condamné à épuiser ses forces dans la répétition des mêmes
gestes, des mêmes efforts. Il faudra d’abord pénétrer les
mécanismes de censure et les contraintes de répétition pour
autoriser les angoisses inavouées et les désirs refoulés à se
dire. Dans Le Livre des passages, dans l’essai « L’œuvre
d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », dans les
thèses « Sur le concept d’histoire », et sans pouvoir mener à
bien son entreprise, Benjamin cherche les moyens de
comprendre l’aliénation des masses et de contrecarrer
l’accaparement de leur puissance.

Réification : L’être humain à l’ère de sa


reproductibilité technique
5 L’impétueux éloge de la guerre prononcé par Marinetti et
Jünger, leur commune esthétique de la destruction
flamboyante, impose à Benjamin un constat : « L’aliénation
de soi [de l’humanité] est telle qu’elle peut vivre son propre
anéantissement comme une jouissance esthétique de tout
premier ordre7. » Et si l’élan collectif des corps se muait en
pulsion de mort, si Éros révélait son inféodation à la pulsion
de mort, comme le suggère Freud dans Au-delà du principe
de plaisir8 ? Si, avant d’avoir atteint à l’« éternité de
l’anéantissement9 », à cette temporalité paradoxale où
s’impliquent réciproquement l’évanescence et la persistance,
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la masse s’annihilait dans un colossal autodafé, emportant la


nature et la technique dans une décharge définitive ? Si,
enfin, l’ultime « bonheur » auquel Benjamin veut voir
accéder l’humanité procédait non de la liaison de la « totalité
des vivants », mais de la fusion avec l’inorganique ?

Dépense : contre Bataille et Caillois


6 La jouissance collective comme suicide collectif : c’est le parti
que prennent, outre Marinetti et Jünger dont les tendances
fascistes sont patentes, Georges Bataille et Roger Caillois,
avec lesquels Benjamin entre en contact au cours des
années 1930 et dont il désapprouve l’engouement sans
nuance pour le principe de « dépense ». Dans « La notion de
dépense » (1933), Bataille s’intéresse en effet aux dépenses
« dites improductives » :
« Le luxe, les deuils, les guerres, les cultes, les constructions
de monuments somptuaires, les jeux, les spectacles, les arts,
l’activité sexuelle perverse (détournée de la finalité génitale)
représentent autant d’activités qui, tout au moins dans les
conditions primitives, ont leur fin en elles-mêmes10. »

7 « Expérience et pauvreté », écrit la même année, se présente


également comme une défense de ces gestes improductifs
que Giorgio Agamben qualifie de « purs moyens » parce
qu’ils « ont leur fin en [eux]-mêmes ». Benjamin se détache
toutefois de toute notion de dépense somptuaire, de
prestige : la « dépense », pour être authentiquement
gratuite, doit impérativement se garder de devenir principe
de promotion. Aux rituels sacrificiels qui captivent Bataille,
Benjamin préfère les pitreries de Mickey et Charlot.
8 La proximité de certaines des thèses benjaminiennes avec
celles de Caillois, en revanche, est frappante : l’article de
Caillois « Mimétisme et Psychasthénie légendaire » (1935),
consacré au mimétisme animal, rappelle à bien des égards
les essais de Benjamin « Le surréalisme » et « Doctrine du
similaire »11. Dans le mimétisme, écrit Caillois, « le corps […]
se désolidarise d’avec la pensée, l’individu franchit la
frontière de sa peau et habite de l’autre côté de ses sens […].
Il est semblable, non pas semblable à quelque chose, mais

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simplement semblable12. » Cette affirmation fait entendre un


puissant écho du phénomène de dislocation mimétique
décrit par Benjamin, où les choses « défigurées » dans
l’image ne sont « jamais identiques mais semblables :
impénétrablement semblables à elles-mêmes13 ». Caillois
voit la pulsion mimétique déboucher sur la pulsion de mort,
et en fait cas à ce titre : « [L’organisme vivant] n’est pas dans
un “milieu”, il est encore ce “milieu” et l’énergie même qui l’y
découpe, la volonté de l’être de préserver dans son être, se
consume en s’exaltant et l’attire déjà secrètement à
l’uniformité que scandalise son imparfaite autonomie14. » Le
mimétisme déclenche la coalition avec le « milieu », engage
une dépense extatique d’énergie – volontiers collective –, qui
s’effondre dans cette « uniformité » sans interstice propre à
l’inorganique.
9 L’activité s’épuisant dans la dépense jusqu’à la pétrification
totale : ce qui fascine Caillois et Bataille préoccupe
Benjamin. Le lien du « semblable » au « semblable », qui
donne à l’« espace charnel » sa structure poreuse et meuble
– structure où « il y a du jeu », condensée puis dilatée par le
battement de l’affectivité –, menace-t-il de s’abroger dans
l’unité continue du même ? Un péril se fait jour : que la
technique, plutôt que de connecter le semblable, produise
l’uniforme, et que l’« innervation » ne soit pas tant
potentialisation des corps qu’asservissement du vivant à
l’inorganique. Dans l’adhésion fébrile que le sacrifice insensé
des vies humaines sur les champs de bataille a emportée et
semble devoir emporter derechef, Benjamin voit se révéler
un élément clé de l’économie libidinale propre au
capitalisme. Dans Le Livre des passages, d’une citation à
l’autre, il pointe par effet de « montage15 » les pulsions
soutenant l’ordre capitaliste, un ordre semble-t-il pleinement
rationalisé. Le capitalisme, suggère Benjamin, exacerbe la
« pulsion de mort » qui habite le vivant. En soumettant les
corps laborieux à la machine, en les astreignant à répéter les
mêmes gestes pour produire jusqu’à l’épuisement des
fragments d’objets, l’économie capitaliste donne à
l’inorganique l’ascendant sur le vivant. Mais elle fait plus,

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elle pervertit le désir en l’attachant à l’objet qu’elle fait


produire en masse : la marchandise. Pour expliquer la
séduction qu’exerce sur le corps vivant le corps sans vie de la
marchandise, Benjamin fait jouer ensemble l’analyse
marxienne du « fétichisme de la marchandise » et
l’hypothèse freudienne de la « pulsion de mort ». Si
l’aliénation des corps et la réification des rapports sociaux
rencontrent peu de résistances, c’est que le capitalisme
commande efficacement aux investissements libidinaux.

Mécanique érotique : Marx avec Freud


10 Dans Le Livre des passages et dans l’essai sur Baudelaire,
Benjamin donne voix à cette inquiétude. « La naissance de la
masse est contemporaine de celle de la production de
masse16 », note-t-il dans « Zentralpark ». L’industrie
capitaliste produirait indifféremment la marchandise et
l’être humain, dans un cycle de production commandé par le
« moyen de production » : la machine. Dans « Sur quelques
thèmes baudelairiens », Benjamin se penche sur le travail à
la chaîne :
« La pièce à travailler entre dans le rayon d’action de
l’ouvrier indépendamment de sa volonté. Et c’est de façon
tout aussi autonome qu’elle lui échappe […]. Par la
fréquentation de la machine, les ouvriers apprennent à
adapter “leurs mouvements au mouvement continu et
uniforme de l’automate”17. »

11 Dans leurs contes fantastiques, E. T. A. Hoffmann, Edgar


Allan Poe et Oskar Panizza peuplent de poupées mécaniques
des « usines à humains » où est levée l’« opposition entre la
vie et l’automate18 ». Que les savoir-faire corporels, plutôt
que d’être enrichis, soient fossilisés par la technique, que la
« présence d’esprit charnel » se réduise à l’automatisme,
c’est là ce que suggèrent les analyses sur la « machine »
livrées par Marx et Engels dans Le Capital. La machine est
« un perpetuum mobile industriel » qu’une unique
« passion […] anime : il veut exploiter l’élasticité humaine
pour broyer toutes les résistances que lui opposent les
limites naturelles de l’homme19. » C’est une toute autre

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« innervation » que décrit Marx : « En même temps que le


travail mécanique surexcite au dernier point le système
nerveux, il empêche le jeu varié des muscles et comprime
toute activité libre du corps et de l’esprit20. » Le
« déchirement » membre à membre de l’« individu », dont
Benjamin faisait dans « Le surréalisme » la clé de l’agir
révolutionnaire, semble trouver sa réalisation ironique dans
la division du travail, qui partage les compétences, scinde les
gestes, et réagence les membres disparates des travailleuses
autour de la chaîne de montage. Les ouvriers et ouvrières
sont des « organes » intégrés au « corps de l’usine21 »,
organes dont la vulnérabilité doit sans cesse être jugulée par
la machine. Dans le système de la production industrielle,
l’ouvrier n’est qu’une piètre imitation du robot, l’ingéniosité
du corps humain et l’inventivité de ses gestes se donnent
comme la cause de sa déficience, le mécanisme apparaît
comme l’organisme accompli, modèle d’un corps
autosuffisant et infaillible, enfin délivré de ses carences. Ce
qui s’annonce ici n’est pas simplement l’intégration de
l’homme à la machine, c’est l’engloutissement de l’énergie
vivante par le mouvement machinal. Si le « moyen de
production » peut prendre la main sur la « force de travail »,
c’est que la « force de travail » s’épuise là où le mécanisme,
compris selon le schème du perpetuum mobile, semble se
maintenir incessamment en mouvement, sans déperdition
d’énergie. La chimère d’un mouvement auto-entretenu, bien
que révoquée par l’énonciation, en 1865, du deuxième
principe de thermodynamique, qui décrit le déclin
irréversible de l’énergie et la tendance à l’entropie, semble
bien plutôt redoubler de vigueur dans l’imaginaire collectif.
Parce qu’il est affirmé que la conversion de l’énergie entraîne
son épuisement, que la matière animée devient
inéluctablement matière inerte, mais qu’au même moment
l’objet technique fait preuve d’une efficacité inégalée en
renouvelant en apparence incessamment ses forces, la
machine devient au xixe siècle le lieu imaginaire où s’ancre le
fantasme de l’immortalité.

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12 En 1920, dans Au-delà du principe de plaisir, Freud


relocalise la loi de l’entropie dans le psychisme humain et lui
donne le nom de « pulsion de mort » : l’inorganique n’est pas
seulement le terme de la vie, il est ce vers quoi la libido tend,
ce à quoi la vie, finalement, aspire22. Que la « pulsion de
mort » s’exprime comme une « contrainte de répétition23 »
ne doit pas surprendre. L’automatisme est le mouvement
propre à l’« inorganique » créé de mains humaines –
mouvement implacable, totalement dépourvu de la plasticité
caractéristique du vivant. L’automate est l’image d’un corps
entièrement gagné à la « pulsion de mort » : figure
paradoxale, qui d’une part menace le corps humain, dont il
préfigure la pétrification, et qui d’autre part donne à voir
l’image rêvée d’un corps animé d’une énergie inépuisable. Il
s’annonce à double titre comme l’avenir du corps humain :
en tant que corps toujours déjà mort et en tant que corps
immortel, angoissant et enviable.
13 Dans Le Livre des passages, suivant le fil de citations de
Marx mais aussi de citations littéraires, Benjamin retrace le
lien de l’omniprésence de la machine à la dépréciation du
corps vivant – corps fragile, corps précaire –, qui s’efface
comme objet de désir au profit de l’incorruptible mécanisme.
Lorsque Baudelaire cherche dans les corps féminins ce qui
les rapproche tout à la fois de l’automate et du squelette, il
assume, dans l’interprétation qu’en donne Benjamin,
l’héritage combiné de Sade et de La Mettrie : « La rêverie
sadique tend aux constructions mécaniques. Quand il parle
de l’“élégance sans nom de l’humaine armature”, Baudelaire
voit peut-être dans le squelette une sorte de machinerie24. »
Dans la dernière liasse de ses manuscrits, intitulée « La
poupée, l’automate », Benjamin cite un passage de l’article
de Caillois « La mante religieuse », où l’essayiste met au jour
la persistance, chez l’insecte, de mouvements réflexes après
la décapitation, donc par-delà la mort. De là le fantasme de
l’automate, fantasme d’un corps sans vie n’évoquant
pourtant pas la putréfaction de la chair :
« La littérature connaît […] au chapitre des femmes fatales,
la conception d’une femme-machine, artificielle, mécanique,

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sans commune mesure avec les créatures vivantes, et surtout


meurtrières. La psychanalyse n’hésiterait pas, sans doute, à
faire dériver cette représentation d’une façon particulière
d’envisager les rapports de la mort et de la sexualité, et, plus
précisément, d’un pressentiment ambivalent de trouver l’un
dans l’autre25. »
14 L’automate draine l’énergie vitale des « créatures vivantes »
et en nourrit son propre mouvement, qui se perpétue
inlassablement après la mort de sa victime. De même, cette
« jeune et jolie femme » imaginée par Alphonse Toussenel :
« pile voltaïque […] chez qui le fluide captif est retenu par la
forme des surfaces et la vertu isolante des cheveux ; ce qui
fait que lorsque ce fluide veut s’échapper de sa douce prison,
il est obligé de tenter d’incroyables efforts, lesquels
produisent à leur tour, par influence, sur les corps animés
diversement d’effrayants ravages d’attraction26. » Les
techniques nouvelles que mobilise la production industrielle
offrent un corps inédit aux obsessions des sociétés
patriarcales. Mantes religieuses, poupées mécaniques,
femmes robots – autant de corps inertes qui s’animent de la
vie qu’ils captent et aliènent.

Fétichisme : Marx avec Freud (suite)


15 L’attrait de ces femmes fatales et immortelles n’a d’égal que
la répugnance suscitée par le tissu vivant promis à la
pourriture. Le xixe siècle, bien qu’il porte sur le corps
souffrant un regard informé, voit ressurgir sous diverses
formes le motif de la vanité :
« La beauté du corps est toute entière dans la peau. En effet,
si les hommes voyaient ce qui est sous la peau […] la vue
seule des femmes leur serait nauséabonde : cette grâce
féminine n’est que saburre, sang, humeur, fiel […]. Et nous
qui répugnons à toucher même du bout du doigt de la
vomissure ou du fumier, comment donc pouvons-nous
désirer de serrer dans nos bras le sac d’excréments lui-
même27 ? »

16 Benjamin voit le mépris chrétien de la chair réactualisé, au


xixe siècle, dans l’utopie d’un Éden construit de main
d’homme – « arbres en carton peint », « fleurs en taffetas »,

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« oiseaux artificiels », « évitant ce que [la nature] a de


malpropre et d’irrégulier28 » –, et au premier xxe siècle dans
le « nihilisme spécifiquement médical » de Gottfried Benn et
de Louis-Ferdinand Céline, dont les textes portent
témoignage du « choc » que l’« intérieur du corps », mis a nu
sur les tables de dissection et dans les tranchées, a donné « à
ceux qui ont eu affaire à lui29 ». Aucune « créature vivante »
ne dispose du « sex-appeal de l’inorganique », dont la mode
sait tirer profit. « La mode est en conflit avec l’organique.
Elle accouple le corps vivant au monde inorganique. Vis-à-
vis du vivant, elle défend les droits du cadavre30. » Pas de
n’importe quel cadavre toutefois : non de l’organisme en
décomposition, mais du squelette. Car le mannequin est le
cadavre rêvé, utopique : le corps imputrescible. Le corps
apprêté de la poupée de cire évoque un paysage primitif –
« on voit souvent en rêve se gonfler des seins qui sont
comme la terre recouverts de forêts et de rochers, et les
regards ont laissé leur vie au fond des lacs qui sommeillent
dans les vallées31 » – ou, dans le cas de la beauté résolument
moderne des vers baudelairiens, un paysage urbain – « Tes
yeux, illuminés ainsi que des boutiques32. »
17 Dans la mode, qui substitue au corps le mannequin,
Benjamin voit se nouer le lien de la « pulsion de mort » au
« fétichisme de la marchandise ». Dans la liasse de
manuscrits consacrée à Baudelaire, il revient aux effets
conjoints du « fétichisme » et du « sadisme : « Sadisme et
fétichisme se mêlent dans les rêveries qui veulent rattacher
toute vie organique au règne de l’inorganique. “Désormais tu
n’es plus, ô matière vivante ! / Qu’un granit entouré d’une
vague épouvante, / Assoupi dans le fond d’un Saharah
brumeux”33. » Son interprétation tient à la double référence
freudienne et marxienne, elle-même renouvelée par l’analyse
de la « réification » livrée par Lukàcs dans « La réification et
la conscience du prolétariat ». Le corps mystérieux du
mannequin, hybride envoûtant de femme et de chose,
manifeste avec éclat le « caractère fétiche de la marchandise
et son secret ». Dans le fameux chapitre du Capital où est
exposé le « secret » du « fétichisme de la marchandise »,

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Marx revient d’abord à la question de la « valeur » et à la


« vérité physiologique » dont elle dépend : la valeur
correspond « essentiellement [à] une dépense du cerveau,
des nerfs, des muscles, des organes, des sens, etc., de
l’homme34 ». C’est de cette activité différenciée que procède
l’objet produit. La marchandise, quant à elle, tire son origine
de l’aliénation de cette activité : le processus de production
industriel – processus segmenté par la division du travail –
ne permet pas aux ouvriers et aux ouvrières de disposer
d’une vue d’ensemble sur le « corps de l’usine » et d’ainsi
reconnaître dans la marchandise le fruit de leur travail. Ils
redécouvrent, sur le marché, la marchandise et son prix, qui
se présente à leurs yeux non comme la valeur de leur travail
– de la puissance corporelle mise au service de la
production –, mais comme un attribut « mystique » faisant
de la marchandise « une chose sensible suprasensible ».
18 L’aliénation que décrit Marx emprunte la voie chiastique de
la projection et de l’introjection : l’activité collaborative qui
produit la marchandise est retranchée des corps humains et
projetée dans la marchandise, qui ce faisant s’anime de la vie
confisquée à ses producteurs. La marchandise n’est pas
d’abord définie par sa « valeur d’usage » – par les besoins
humains auxquels elle est susceptible de répondre –, mais
par sa « valeur d’échange », son prix, qui la réfère à un
équivalent monétaire abstrait et universel et la rend par là
commensurable à toutes les autres marchandises. Partant,
« le rapport social déterminé des hommes entre eux » prend
sur le marché « la forme fantasmagorique d’un rapport des
choses entre elles35 ». Les travailleurs eux-mêmes ne se
rapportent à leur activité de production que par
l’intermédiaire du prix et voient ainsi leur travail nivelé dans
l’abstraction de l’équivalence monétaire : plus de rapports
sociaux qui ne soient conditionnés par l’échange marchand,
c’est-à-dire par la valeur. Le capitalisme, suggère Marx
comme pour contredire par avance Weber, est un monde où
le « désenchantement du monde », sa rationalisation,
engendre un nouvel enchantement : les objets s’y animent et
communiquent entre eux grâce au langage universel de la

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valeur ; les êtres humains, qui ne se rapportent à leur propre


vie et n’échangent plus que par l’intermédiaire du langage de
la marchandise, s’y métamorphosent en choses mesurables,
quantifiables et convertibles – en « force de travail »
salariée. L’« aliénation » (Entfremdung, Entäußerung) de
l’activité humaine et des rapports sociaux – leur
« réification » (Verdinglichung), écrira Lukàcs – crée, en
chosifiant les corps vivants et en insufflant vie aux choses, le
« fétichisme de la marchandise ». La perversion capitaliste
des rapports sociaux dématérialise le corporel – l’activité
mutualisée des corps – pour le transsubstantier en « seconde
nature »36 – en nature informée par la valeur –, qui se donne
comme la nature même. « Le corps de la marchandise, qui
sert d’équivalent, figure toujours comme l’incarnation du
travail humain abstrait et est toujours le produit d’un travail
particulier, concret et utile37. » Depuis cette remarque
essentielle de Marx, Benjamin retrace la manœuvre
capitaliste de subtilisation des corps – un corps vivant pour
un corps inerte. Lorsqu’il admire la marchandise – et les
avatars que lui prête Benjamin, le mannequin, la poupée,
l’automate –, le travailleur vénère sa propre vie réifiée, rend
un culte au « devenir-marchandise38 » de son corps. Le
corps-objet, le corps-marchandise de la prostituée est la
présence concrète, au cœur des capitales, du paradoxe d’un
corps réincarné dans l’abstraction de la valeur et devenu, à
ce compte, absolument interchangeable. La prostituée est le
corps fait prix – ou plutôt : le prix fait corps –, corps
éminemment possédable et volatile, comme l’est la
marchandise démultipliée dans les vitrines.
19 Dans le corps composé de la prostituée se donne à voir
l’affinité de la « forme marchandise » et de l’emblème
baroque : « La putain est […] l’allégorie devenue être
humain. Les accessoires dont l’affuble la mode sont les
emblèmes dont elle se pare39. » Dans la segmentation
capitaliste du corps en compétences et dans la subséquente
transmutation de ces compétences en valeur Benjamin
reconnaît la « mortification » allégorique des corps,
autorisant la transformation des membres épars en

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signifiants. Dans le capitalisme, les corps dépecés trouvent


leur valeur de « force de travail » ou d’instruments de plaisir
sur le marché et s’inscrivent ainsi dans le flux de l’échange
des marchandises, tout comme ils obtenaient leur valeur,
dans l’emblème baroque, de l’économie de la signification ;
celle-ci organisait elle aussi, nous l’avons vu, l’équivalence
des signifiés et, de là, celle des signifiants : « Chaque
personnage, chaque objet, chaque combinaison peut en
signifier n’importe quelle autre40 », écrivait Benjamin au
sujet de l’allégorie. La marchandise et l’emblème sont deux
modalités de la conversion de la vie en valeur, de la nature en
« seconde nature », ou, selon le concept benjaminien, en
« mythe ». L’« amour de la prostituée » – la passion pour le
« cadavre » animé d’une vie énigmatique – est « l’apothéose
de l’empathie pour la marchandise41 ».
20 « L’empathie pour la valeur d’échange de la marchandise,
pour son substrat égalisant, voilà l’élément décisif42 », insiste
Benjamin. Le capitalisme fait fructifier la « pulsion de
mort » : il ne se contente pas d’effectivement soumettre la
vie humaine à la production de marchandises, il fait jouer
l’économie libidinale pour fixer l’affect, le désir, sur l’objet
produit – en réalité sur son prix – si bien que la
réappropriation de la force vitale et des rapports sociaux ne
semble pouvoir se faire qu’au prix de l’appropriation de la
chose appréciée qu’est la marchandise. Le travailleur et la
travailleuse ne semblent pouvoir accéder à leur corps que par
l’achat des marchandises qui en présentent l’image
défigurée-transfigurée, méconnaissable, et à ce titre,
fascinante. Fantasme suprême du salarié invité à « jouir de
son aliénation de lui-même et des autres43 » : acquérir le
corps imputrescible de la marchandise – le corps glorieux de
la valeur –, ce corps fût-il son propre squelette44.

La féerie capitaliste ou le mythe désenchanté


21 Dans l’essai qu’il consacre à la « réification », Lukàcs insiste :
la « forme marchandise » ne détermine pas que les rapports
économiques, mais est la « catégorie universelle de l’être
social total45 ». Son principe : la « rationalisation basée sur le

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calcul, sur la possibilité du calcul46 », qui transforme le


travail en temps et le temps en espace. Triomphe du temps
physique – du temps spatialisé – sur l’expérience qualitative
du temps dont Bergson, déjà, faisait le propos de Matière et
mémoire. Mais là où Lukàcs appuie le schème d’intelligibilité
offert par la thèse weberienne du « désenchantement du
monde », Benjamin reprend la thèse marxienne du
« fétichisme de la marchandise » pour pointer le
réenchantement dialectique du monde, qui s’opère par la
voie même de sa rationalisation exacerbée. Le capitalisme,
souligne Benjamin, n’est pas seulement le monde découvert,
balisé et mis en lumière de part en part par la rationnalité, il
est aussi une « féerie47 » : la science et la magie s’y intriquent
pour produire des images envoûtantes et inquiétantes –
spectrales – que Benjamin nomme « fantasmagories ».
Margaret Cohen a rappelé l’origine des termes « féerie » et
« fantasmagorie » : ils renvoient tous deux à des
divertissements particulièrement prisés au xixe siècle, où des
images de revenants et d’autres créatures surnaturelles
envahissaient les salles obscures grâce à des mécanismes de
projection comme la laterna magica bientôt alimentée par
l’électricité48. La « fantasmagorie » est le procédé technique
mis au service du fantasme, et le capitalisme s’y révèle
comme une merveilleuse machine à angoisses et à désirs.
22 L’ultime « fantasmagorie », « qui implicitement comprend la
critique la plus acerbe de toutes les autres49 », est attribuée à
Auguste Blanqui. Dans son petit texte L’Éternité par les
astres, il « emprunte les données aux sciences naturelles
mécanistes » pour « présente[r] l’idée du retour éternel des
choses dix ans avant Zarathustra50 » :
« L’univers tout entier est composé de systèmes stellaires.
Pour les créer, la nature n’a que cent corps simples à sa
disposition […]. Le résultat est nécessairement un nombre
fini, comme celui des éléments eux-mêmes, et pour remplir
l’étendue, la nature doit répéter à l’infini chacune de ses
combinaisons originales ou types […]. Tout être humain est
donc éternel dans chacune des secondes de son
existence […]. Le nombre de nos sosies est infini dans le
temps et dans l’espace. En conscience, on ne peut guère

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exiger davantage. Ces sosies sont en chair et en os, voire en


pantalon et paletot, en crinoline et en chignon. Ce ne sont
point là des fantômes, c’est de l’actualité éternisée. Voici
néanmoins un grand défaut : il n’y a pas progrès […].
L’univers se répète sans fin et piaffe sur place. L’éternité joue
imperturbablement dans l’infini les mêmes
représentations51. »
23 Pour Blanqui, emprisonné au fort du Taureau, les
révolutions ne sont plus que des révolutions astrales, et le
collectif une configuration de « corps simples » indéfiniment
répétés. L’immortalité se gagne au prix de la singularité des
vies, et l’éternité au prix de l’unicité de l’événement.
L’« actualité éternisée » : angoisse d’un présent
perpétuellement renouvelé qui, se déchargeant du passé
comme de l’avenir, devient temps « homogène et vide52 ». La
physique moderne rapporte l’expérience humaine du temps
à un référent universel donnant au mouvement sa mesure.
Ainsi décomposé en unité de mesure, le temps perd
l’orientation qu’il tenait de la mise en tension de ce qui
n’était plus et de ce qui pouvait advenir : le temps abstrait est
un temps absurde. La nature que décrit la science moderne
devient « seconde nature », « mythe » moderne. Un
« mythe » toutefois étrangement dépourvu d’intrigue : les
structures s’y effondrent et les corps s’y atomisent, au point
qu’aucun sens ne soutient plus son itération infinie.
24 Ce « temps infernal » où rien ne disparaît ni ne survient est
au cœur de la poésie baudelairienne. Il induit un état
psychique que Baudelaire nomme spleen : « Et le Temps
m’engloutit minute par minute / Comme la neige immense
un corps pris de roideur.53 » « Dans le spleen », note
Benjamin, « le temps se fait chose » : il y reconnaît une
forme de la mélancolie étudiée dans Origine du drame
baroque allemand, état d’abattement, de désespérance, qui
l’apparente à l’acédie. Il met au jour dans l’essai sur
Baudelaire, depuis une interprétation renouvelée de la
temporalité du jeu de hasard, la réversibilité de l’extase et du
spleen. Le joueur de roulette qui savait, dans les « images de
pensées » de la fin des années 1920 et du début des
années 1930, s’en remettre à la féconde « présence d’esprit

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charnelle » – ce joueur pour qui chaque instant était celui du


kairos, et le succès, le fruit d’un « corps à corps avec le
destin54 » – devient le prototype de l’homme en proie à ses
automatismes. Dans la nouvelle « La main heureuse »,
Benjamin prononce un jugement sans appel : « le jeu est une
chose douteuse, parce qu’il sollicite de façon désinvolte ce
que notre organisme a de plus fin et de plus précis55 ». Le jeu
dramatise artificiellement l’instant, afin de lui donner
l’intensité de la « catastrophe » et de stimuler cette
« présence d’esprit charnelle » qui esquive le danger et
transforme la mise en prise. Mais l’exaltation constante n’est
que l’envers du spleen, le sentiment de la « catastrophe en
permanence56 ». Dès lors qu’il se renouvelle incessamment
sous les mêmes auspices, l’instant intensif du kairos se perd
dans l’écoulement infini des secondes. Les « parcs
d’attractions », auxquels Benjamin donnait dans Sens
unique la mission de préparer l’éveil des forces
révolutionnaires de la masse, deviennent dans l’essai sur
Baudelaire les complices de l’exploitation capitaliste :
habituant le corps aux « chocs », ces pratiques récréatives
participent de son « dressage » et œuvrent sournoisement à
l’appauvrissement de la sensibilité. Sans cesse stimulée, la
« présence d’esprit charnelle » s’émousse plutôt qu’elle ne
s’épanouit, et le corps dont les ressources s’épuisent s’en
remet à ses gestes les plus simples et les plus sédimentés.
« Ils ne connaissent que trop bien la vanité, le vide, la
frustration de tout achèvement57 » – le portrait désabusé du
joueur et de l’ouvrier que livre Benjamin dans ses textes
tardifs s’inspire de ses lectures de Marx, de Lukàcs, mais
aussi des analyses de Georg Simmel sur l’« état d’esprit
blasé » du citadin, qui pointent l’imminent basculement de
l’hyperesthésie à l’apathie.

« Fétiche automatique »
25 « La pointe extrême de l’organisation technique du monde
consiste en la liquidation de la fécondité58. » Dans les motifs
chers à la décadence, au symbolisme et à l’art nouveau, qui
ornent l’intérieur des livres et les façades des immeubles,

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Benjamin reconnaît autant de symptômes du collapsus de


l’Éros : femmes-enfants, femmes en fleurs et lesbiennes
rejoignent, dans l’imaginaire fin-de-siècle, le cortège des
poupées mécaniques et des prostituées – images,
transfigurées par le désir masculin, de la stérilité d’un
système que menace l’épuisement des forces productives.
L’épuisement serait d’abord celui d’une « force de travail »
condamnée à alimenter le « fétiche automatique59 » qu’est le
capital jusqu’à l’exténuation de ses forces – condamnée
d’autant plus sûrement qu’elle se laisse séduire par son
propre devenir-chose. Au moment où Bataille et Caillois,
vantant les mérites d’une dépense en pure perte, courent au-
devant de la décharge terminale, Benjamin rappelle que cette
dépense est le fait même du capitalisme, qui ne gère pas tant
les ressources – naturelles et humaines – qu’il les consume
pour mieux produire de la valeur. Le capitalisme, suggère-t-
il, n’est pas une économie raisonnée, c’est une économie du
sacrifice qui exploite de façon aberrante la « pulsion de
mort ».
26 Malaise dans la dialectique : l’esclave ne travaille plus mais
s’éreinte dans l’accomplissement des mêmes rituels de
production et de consommation, le maître se désincarne
dans le capital, qui paraît ne pas avoir besoin d’esclaves pour
accroître son empire. À la dialectique se substitue
l’automatisme d’un mouvement d’accroissement,
entièrement vain puisque fondé sur l’accumulation de la
valeur : l’abstrait (la valeur) triomphe sur le réel (l’activité
humaine différenciée, les rapports sociaux) qu’elle refoule, la
marchandise conquiert le corps, auquel elle semble devoir
survivre. L’histoire se mécanise : le progrès n’est plus
dialectique, il ne procède plus du subtil jeu des tensions,
mais de l’addition de la même unité de mesure vide qui
jamais ne fera somme ni sens. Le capitalisme, ce ne serait
même plus la domination d’une classe par une autre, mais la
progressive annihilation de tout ce qui vit : sa conversion
sans reste dans le rien de la valeur. Cette économie qui nie le
réel s’effondrera fatalement avec l’épuisement des ressources
« organiques » qu’elle exploite et dont dépend sa croissance.

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D’un tel effondrement, l’humanité serait-elle encore en


mesure de se relever ? C’est là un pari que Benjamin n’est
pas prêt à prendre.

Entfremdung | Verfremdung – Tactiques de


l’esthétique
27 Comment, alors, enrayer la « contrainte de répétition » qui
s’empare des corps, du dedans et du dehors ? Où trouver les
forces aptes à faire contrepoids à cette « pulsion de mort »
qui informe les désirs et les pratiques ? Puisqu’il n’est pas
acquis que la technique participe du déploiement des
potentialités du corps, puisqu’il faut même constater qu’elle
se présente, dans la société capitaliste, comme l’instrument
de son asservissement, il faudra penser les moyens de
dépasser la « réception avortée de la technique60 » pour que
s’instaure un équilibre entre l’être humain et la technique. Le
triomphe des fascismes dans l’Europe des années 1930
impose à Benjamin de s’atteler à cette tâche dans l’urgence.
Dans l’analyse proposée dans « L’œuvre d’art à l’ère de sa
reproductibilité technique », c’est notamment à l’incapacité
des gouvernements démocratiques à s’adresser aux masses
que Benjamin fait remonter leur défaite.

Le visage des masses : enjeux esthétiques et


politiques
28 Car si le député, personnage clé des régimes républicains
parlementaristes, s’adresse à ses pairs, le dictateur court-
circuite les organes de représentation pour apostropher les
masses. Que propose le fascisme aux masses pour emporter
ainsi leur adhésion ? Il leur retire tout pouvoir de décision,
mais leur donne un meneur. Ce n’est pas là, toutefois, ce qui
intéresse en premier lieu Benjamin. Le fascisme, dit-il, offre
aux masses un visage, il leur tend l’image spéculaire qu’elles
semblaient ne jamais devoir obtenir : « Dans les grands
défilés solennels, dans les rassemblements monstrueux, dans
les manifestations sportives réunissant les masses et dans la
guerre, qui aujourd’hui sont tous présentés aux appareils
d’enregistrements, la masse se dévisage61. » Le fascisme
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attribue au corps massif une anatomie, et, de là, une identité


– un genre, une race. Les images fascistes organisent, avec
une efficacité inégalée, le « stade du miroir » du corps massif
en manque de Gestalt, et lui assigne l’« identité aliénante »
qui lui permettra de se découvrir. Le fascisme attache la
masse à son image, sublimée par un médium qui semble
expressément conçu pour elle : le film. « La prise de vue en
plongée permet de saisir au mieux les groupes composés de
centaines de milliers de personnes […]. Ce qui signifie que
les mouvements de masses, et en tout premier lieu la guerre,
sont des formes de comportements humains
62
particulièrement adaptées aux caméras . » Si le capitalisme
libéral aliène les travailleurs à la production d’objets qui les
fascinent précisément parce qu’ils ne sont pas en mesure de
s’y reconnaître – fétichisme –, le fascisme œuvre à une forme
inédite d’aliénation : il fait produire à la masse une image
dans laquelle elle est appelée à se reconnaître et s’aduler –
narcissisme. Le fascisme masque l’expropriation capitaliste
des corps par la restitution fallacieuse d’une Gestalt
fantasmatique. Il ne faudrait pas s’y tromper : l’attachement
pulsionnel à l’objet qu’est le « visage » collectif, produit par
la masse mais façonné par le dictateur, ne fait pas obstacle à
la « pulsion de mort ». Car la masse ainsi aliénée à une
identité prescrite, la masse ainsi captivée par son colossal
portrait, peut se regarder mourir tant que c’est « en beauté »,
sous le feu des projecteurs. La politique – ici la politique
belliqueuse des régimes dictatoriaux préparant les massacres
de la Seconde Guerre mondiale – peut faire l’objet d’un
plaisir esthétique ironiquement désintéressé, pour peu qu’ait
été incisée au cœur de la masse cette schize qui lui permettra
d’admirer son propre sacrifice. Le dictateur est un metteur
en scène habile, qui fait de la masse tout à la fois la star de
son film de guerre et son public fanatisé.
29 Les fascismes ont fondé leur empire sur un usage avisé des
nouveaux appareils dont s’est enrichi l’arsenal des machines,
appareils dévolus à la production non de choses, mais
d’images, la photographie et le film. En démultipliant son
visage, mais aussi celui de sa masse, le dictateur se donne les

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moyens d’« interpeller » (Althusser) ses spectateurs à


chaque coin de rue et dans chaque intérieur. Son exploit
consiste à avoir su réunir la « valeur d’exposition » propre
aux images reproductibles et la « valeur cultuelle63 » propre
aux images auratiques : les icônes qui jadis tenaient leur
autorité d’un régime restreint de visibilité – « la valeur
cultuelle en tant que telle exige véritablement que l’œuvre
d’art soit tenue secrète64 » – l’acquièrent à présent de leur
circulation dans des médiums qui optimisent les conditions
de leur exhibition. Comme l’aliénation, l’émancipation des
masses est affaire d’une politique de l’image dont Benjamin
s’impose d’élaborer la teneur.
30 Dans l’essai « Petite histoire de la photographie » (1931),
dans le commentaire qu’il consacre la même année, au
« théâtre épique » de Brecht, et dans les différentes versions
de « L’œuvre d’art à l’ère de la sa reproductibilité
technique » s’échelonnant de 1935 à 1939, Benjamin
s’intéresse à des pratiques artistiques d’avant-garde qui se
saisissent des nouveaux médiums pour inaugurer des formes
de production et de réception des images « que le fascisme
ne puisse absolument pas mobiliser pour atteindre ses
objectifs65 ». Il les croit aptes à opposer à l’organisation
fasciste des masses une contre-organisation, fondée sur une
« politisation » libératrice de l’esthétique. Politiser
l’esthétique pour politiser les masses : qu’est-ce à dire ?
Produire des images qui ne soient pas destinées à être
contemplées, mais qui puissent être saisies par ceux qui les
regardent. L’essai sur le surréalisme entendait cette saisie
comme un engloutissement, une dévoration instantanée de
l’image perçue par le corps agissant. La réflexion sur
l’esthétique proposée par Benjamin dans la dernière
décennie de sa vie, sans renier cette thèse, la redouble d’une
thèse contradictoire : pour que les corps ne s’épuisent pas
dans la pure conformation aux contraintes de la vie dans la
capitale capitaliste, il faudra leur présenter des images qui
les arrêtent, interrompent la répétition. Le « choc », de
stimulus aussitôt intercepté par la « présence d’esprit
charnelle », devient temps d’arrêt, suspension de l’action. Ce

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temps d’arrêt, que Benjamin découvre dans le « théâtre


épique » de Brecht et qu’il cherche à pointer dans l’« image-
mouvement » (Deleuze) du cinéma, doit donner aux corps
l’occasion de se réfléchir : de se confronter à une image
d’eux-mêmes dans laquelle ils ne se reconnaissent d’abord
pas et dont ils devront élaborer le sens pour enfin s’en saisir.
L’image devra être compréhensible avant d’être préhensible,
mise à distance et interrogée avant d’être incorporée.
L’« innervation » des corps par la technique ne saurait plus
être immédiate : il revient désormais à l’image de médier
leur rapport.

L’aura, image indicielle


31 L’essai « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité
technique » est un texte sous tension. D’abord, parce qu’il
s’impose de comprendre et de riposter à un fait politique,
l’adhésion des masses au fascisme, sur le terrain de
l’esthétique. Ensuite parce que Benjamin oppose au bouclage
autarcique de la masse opéré par les fascismes, d’un côté la
masse dispersée et déconcentrée, déjouant sans le savoir les
pièges de l’identification, de l’autre la masse accédant à
l’identité constituée par les relations sociales que dérobe le
capitalisme. D’un côté, donc, la masse anonyme et sans
notion d’elle-même, de l’autre la classe, le prolétariat.
Options inconciliables que Benjamin semble pourtant
vouloir tenir ensemble, comme pour soustraire doublement
la masse à la captation fasciste. Le texte de 1935 s’inscrit en
effet pour partie dans la continuité des réflexions initiées
dans Sens unique et reprises dans l’essai consacré au
surréalisme, mais il s’impose de préciser l’articulation entre
l’« espace d’images » et l’« espace charnel » dont dépend la
genèse de la masse révolutionnaire. La « petite histoire » des
nouveaux médiums que raconte Benjamin est le récit du
déclin d’un certain rapport du corps à l’image, et, par là, d’un
certain rapport du corps à la technique. Ce rapport lui-même
est analysé par Benjamin sous deux aspects. Celui de la
production de l’image : comment l’image se réfère-t-elle aux

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corps qu’elle montre ? Celui de sa réception : comment


l’image s’adresse-t-elle aux corps qui la regardent ?
32 De la production de l’image à sa réception, dans l’antinomie
entre l’image auratique et l’image par montage, Benjamin
s’intéresse à la double question de la relation s’établissant
entre le corps et la technique, et entre le corps et son image.
L’« aura », introduite comme la digne héritière de la
« beauté » qu’il plaçait au cœur de son essai sur « Les
Affinités électives de Goethe », est définie, nous l’avons vu,
comme « l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-
il ». C’est l’inaccessible même, et ce précisément parce que
l’aura est la trace d’une présence, d’un hic et nunc qui n’est
plus et qui pourtant nous parvient du fond des temps.
Présence d’une absence, donc, « indice » plus encore
qu’« icône66 », l’œuvre auratique tient son « autorité » de la
relation privilégiée qu’elle entretient à un fait dont elle est
l’unique témoignage. Dans « Petite histoire de la
photographie », Benjamin expose le phénomène depuis le
commentaire d’une photo de David Octavius Hill :
« Dans cette pêcheuse de New Haven, qui baisse les yeux
avec une pudeur si nonchalante, si séduisante, il reste
quelque chose de plus qu’une pièce témoignant de l’art du
photographe Hill, quelque chose qu’il est impossible de
réduire au silence et qui réclame impérieusement le nom de
celle qui a vécu là, qui est encore réelle sur ce cliché et ne
passera jamais entièrement dans l’art.
Et je me demande : comment la parure de ces cheveux
et de ce regard enveloppait-elle hier les êtres
comment baisait cette bouche à laquelle le désir
follement comme fumée sans flamme s’enroule67. »

33 Dans son fameux essai sur la photographie, Barthes formule


à son tour le paradoxe de la saillie dans l’image d’une
présence appartenant au passé, qui, comme telle, doit rester
intangible :
« Ce que la Photographie reproduit à l’infini n´a eu lieu
qu’une fois : elle répète mécaniquement ce qui ne pourra
jamais plus se répéter existentiellement. En elle, l’événement
ne se dépasse jamais vers autre chose : elle ramène toujours
le corpus dont j´ai besoin au corps que je vois68. »

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34 Ce « reste » qui réclame nom, c’est le corps de cette femme


dont la photographie a préservé – et tout à la fois créé – le
pouvoir de séduction. Car la captation du regard naît du
regard à jamais baissé et invisible de la marchande de
poisson de New Haven. L’érotisme de l’image
photographique est celui d’un corps exposé au regard, dans
son indéniable présence, mais d’un corps dont le hic et nunc
n’est pourtant pas celui du spectateur – d’un corps vivant
mais mort, qui jamais ne pourra être étreint.
35 L’aura de la photographie ne tient pas en premier lieu au
sujet représenté, ni au talent de l’artiste, mais à la relation
qu’entretiennent l’appareil technique et le corps dont il saisit
la silhouette, relation qui informera celle du spectateur à
l’image. Le regard pudique de la marchande de poissons
témoigne de la « timidité » qu’éprouve l’humain confronté
pour la première fois à un appareil capable d’offrir de lui
« une image qui semblait aussi vivante et véridique que la
nature elle-même69 ». L’appareil, à une époque où le temps
de pose durait jusqu’à ce que lumière et ombre s’impriment
sur la plaque sensible, « requérait à son tour que le modèle
soit installé dans un lieu aussi retiré que possible70 ». Si
l’image est si séduisante, c’est qu’elle est le fruit de la scène
de séduction jouée entre le corps et l’objectif, de la lente
conquête de l’intimité. À l’issue de ce tête-à-tête, l’appareil
est à même de livrer bien plus que le reflet de son modèle,
puisqu’il a pris l’empreinte de son corps : ce qu’il offre aux
regards, ce n’est pas une simple représentation, c’est une
image qui s’inscrit dans la lignée de l’imago romaine – du
masque mortuaire – au sujet de laquelle Georges Didi-
Huberman écrit qu’elle maintient « un contact substantiel et
subsistant avec [son] origine71 ».
36 Image imprenable que cette image originaire et originale où
s’est retranché le « visage humain », image appartenant au
passé et dévolue, à ce titre, au « culte rendu au souvenir des
êtres chers, éloignés ou disparus72 ». Si l’aura doit se perdre,
c’est que la photographie n’est plus le lieu élu où le réel laisse
sa trace, mais qu’elle est devenue technique de reproduction
de la reproduction. L’image photographique répond

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désormais au « besoin de posséder l’objet d’aussi près que


possible73 ». L’unicité s’éclipse, et avec elle le contact favorisé
qu’entretenaient l’œuvre – la chair faite image – et son
propriétaire. Mais le potentiel d’émancipation que recèlent
les techniques de reproduction, qui semblaient aptes à ruiner
le fétichisme, a été ici aussi trahi par la « réception avortée
de la technique ». L’image, d’index, est devenue
marchandise : chose sans origine qui peut être achetée par
tous mais possédée par aucun, puisqu’elle est tout à la fois
partout et nulle part. À l’acquisition de l’image, Benjamin
oppose son incorporation, dans la droite lignée de ses
premiers textes sur l’« innervation » technique des corps.
L’« innervation », toutefois, s’y effectue par l’intermédiaire
des nouveaux « médiums » producteurs d’images, qui
opèrent le raccord de l’« appareil technique » à l’« appareil
perceptif74 », et renouent le lien de la performance technique
aux possibles du corps humain. La reprise de cette réflexion
s’impose également depuis le constat du corps-à-corps qui se
joue entre l’humain et la technique – l’« innocence » qui
caractérisait les premières relations de l’homme et de
l’appareil est perdue, l’équilibre fragile auquel atteignaient
les photographies de Hill et de Dauthendey s’est effondré.
Pour contrer la propagande fasciste, qui prolonge
l’asservissement capitaliste du corps à la machine en
organisant ses masses selon les besoins de la caméra, il
faudra produire des images qui écartent les corps des circuits
assignés.

Éloge de la distraction
37 Au film est dévolue la mission d’« exercer » la « présence
d’esprit » que requiert l’incessante exposition aux chocs :
« Le cinéma est la forme d’art qui correspond au lourd
danger de mort auquel doit faire face l’homme
d’aujourd’hui75. » Le public de cinéma est placé devant des
images en mouvement dont la succession rapide doit
toujours déborder la temporalité réflexive. Les images que
projette le projectionniste non tant sur l’écran qu’au visage
des spectateurs produisent un « effet de choc physique »

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auquel seule une « présence d’esprit renforcée » peut


apporter la réponse adéquate. Le spectateur distrait doit être
éminemment attentif – aux couleurs et aux formes, aux
mouvements surtout – pour parvenir à suivre le rythme
précipité de l’histoire décousue – coupée et montée – que
raconte le film. Apprendre au spectateur à se saisir d’images
« haptiques », telle est la mission qui échoit au film.
L’architecture montre la voie à ce nouveau médium : « Les
bâtiments font l’objet d’une double réception : par l’usage et
par la perception. Ou, faudrait-il dire, par le toucher et par la
vue76. » D’un côté, les percées de l’architecture
haussmannienne, auratiques dans la mesure où elles rendent
le sentiment de la distance au citadin et imposent le respect
des idoles séculières que l’industrie fait fleurir dans le Paris
du Second Empire. « Esthétisation de la politique », ici aussi,
puisque, comme le souligne Rebecca Comay, ces perspectives
« ajournent indéfiniment la jouissance qu’elles promettent,
tout en faisant efficacement obstacle aux insurrections en
empêchant la construction de barricades77 ». De l’autre, une
architecture usuelle, habitée, manipulée, pratiquée. C’est
cette architecture-là que Benjamin veut voir servir de modèle
au film, parce qu’elle indique que l’« homme distrait » n’est
pas réduit à la passivité, mais qu’il est au contraire tout
disposé à l’apprentissage :
« L’homme distrait est parfaitement capable de
s’accoutumer. Allons plus loin : seule notre capacité à
accomplir certaines tâches de façon distraite prouve que leur
accomplissement est devenu pour nous une habitude. Au
moyen de la distraction offerte par l’art, il est possible de
vérifier, sans en prendre conscience, à quel point notre
aperception est capable d’accomplir de nouvelles tâches78. »

38 La notion d’« accoutumance », toutefois, est problématique :


elle suggère la sollicitation exclusive du pouvoir adaptatif du
corps. Le film risquerait alors de se donner comme le moyen
d’assurer l’assimilation des contraintes que présente
l’environnement technicisé.
39 Dans un commentaire épistolaire de « L’œuvre d’art à l’ère
de sa reproductibilité technique », Adorno met en garde
Benjamin, dont il juge naïf l’engouement pour le cinéma de
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Chaplin et de Disney79 : la distraction, insiste-t-il, est la


réaction réflexe de l’être humain exploité, perclus de fatigue
physique et psychique. L’expérience que l’ouvrier fait au
cinéma ne diffère pas de celle qu’il fait à l’usine, elle la
redouble et la soutient : elle est la coercition devenue source
de plaisir. C’est à cette inquiétude que donnera voix « Sur
quelques thèmes baudelairiens » : « Le processus qui
détermine, sur la chaîne d’usine, le rythme de la production,
est à la base même du mode de réception conditionné par le
cinéma80. » Aiguillonné par Adorno, Benjamin s’affronte à ce
que Gilles Moutot désigne justement comme
« la difficulté à distinguer conceptuellement (mais, sans
doute aussi, dans la réalité historique elle-même) entre les
excitations susceptibles d’allumer dans les masses l’étincelle
révolutionnaire qui les constituera en sujet politique et celles
qui travaillent au contraire, et au sens littéral du terme, à
énerver les individus pour obtenir des “foules amorphes” –
voire […] des foules conditionnées par la voix du fascisme
tonitruant dans les haut-parleurs81. »

40 Tout l’enjeu, pour Benjamin, est de distinguer sa « réception


distraite » de la réactivité aux chocs à laquelle Adorno la
rapporte – et même de montrer que le « choc »
cinématographique peut subvertir l’effet du « choc »
mécanique, en inquiéter l’économie. L’art, affirme Benjamin,
doit susciter dans son public « une demande » que l’ordre
social existant n’est pas encore en mesure de satisfaire. Le
film ne doit donc pas répondre aux exigences posées par la
société, il ne doit pas exercer les corps à l’accomplissement
des « tâches » que leur assigne le capitalisme. Il doit, au
contraire, créer des attentes que l’organisation actuelle des
rapports ne peut combler et qui, subrepticement, tendront à
sa contestation.

Le film : espace d’images, espace de jeu


41 Le film n’est pas imitation de la vie : il crée une « nature au
second degré82 » qui n’est pas « seconde nature », mais un
espace construit de toutes pièces à partir de fragments
enregistrés du réel. L’image produite et reproduite donne un

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accès inattendu au réel, qui, médiatisé par l’appareil, devient


en retour « espace d’images » : s’initie dans le film une
subtile dialectique de l’authentique et de l’artificiel, de la
présence et de la représentation, qui trouble la partition
rassurante entre ce qui est construit et ce qui est donné. La
caméra, d’abord, filme indifféremment la scène jouée et la
vie : dans la séquence d’information, dans le documentaire,
mais aussi dans certains films de fiction comme ceux
d’Eisenstein, paysannes, ouvrières et soldats jouent leur
propre rôle. Le réel s’introduit jusque dans le studio, où un
réalisateur exigeant qui souhaite filmer une scène d’effroi
peut « profiter du retour ponctuel de l’acteur sur le plateau
pour faire tirer, sans le prévenir, un coup de feu dans son
dos83 ». Plus fondamentalement : on ne fait pas vraiment
semblant au cinéma. Les contraintes techniques du tournage
sont trop importantes pour que l’acteur puisse s’identifier au
personnage : « Sa performance […] est composée de
nombreux fragments de performance84. » L’actrice de
cinéma n’incarne pas son rôle : la « vie » du personnage ne
tient pas en premier lieu à sa performance personnelle, mais
à la performance technique du cameraman, de la monteuse,
et des autres producteurs invisibles de la séquence
cinématographique. Le cinéma désincarne, comme l’évoque
Luigi Pirandello dans un commentaire mélancolique du
cinéma muet :
« L’acteur de cinéma […] se sent en exil. Exilé non seulement
de la scène, mais aussi de lui-même. Il ressent, avec un
malaise confus, le vide indéfinissable engendré par la
sensation que son corps défaille, se volatilise, qu’on lui
dérobe sa réalité, sa vie, sa voix, les bruits qu’il produit en se
mouvant, pour en faire une image muette qui tremble un
instant sur l’écran et disparaît dans le silence […]85. »

42 Aliénation du corps qui, semble-t-il, illustre


remarquablement la subtilisation, la « sprectralisation »
(Derrida) capitaliste des corps fondant le « fétichisme de la
marchandise ».
43 Comment, cependant, transformer en fétiche une image
insubstantielle, éphémère, disloquée ? Si culte il y a – et le
capitalisme a su réintroduire le culte dans le médium qui lui
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était le moins prédisposé –, ce ne peut pas être celui du


fantôme cinématographique, mais seulement celui de la star,
réincarnation seconde du corps désintégré de l’acteur. Le
corps que le film expose à la masse n’est pas une Gestalt,
mais un corps suturé, composé et décomposable, un agrégat
métastable, une rhapsodie de gestes et de mimiques. Pour
parvenir à présenter à la masse un corps total et unitaire, le
fascisme a recours aux prises de vue en surplomb qui lui
permettent d’offrir de la masse une image globale, vaste
tableau plutôt qu’« image-mouvement86 ». Si Leni
Riefenstahl, dans « Le Triomphe de la volonté », organise les
corps en macrostructures uniformes et rigides, en
automatise les mouvements et en règle solidement la
cadence, le film d’avant-garde – Benjamin sacre d’un même
geste Chaplin et Eisenstein – morcelle les figures pour
proposer des agencements irréguliers, précaires et variables,
qui se défont et se reconstituent selon des lois semble-t-il
toujours nouvelles. Nouvelles, d’autant plus que la caméra,
par ses zooms et ses ralentis, est en mesure d’enregistrer des
éléments du réel imperceptibles à l’œil humain : « Pour la
première fois, elle nous donne accès à l’inconscient optique,
comme la psychanalyse à l’inconscient pulsionnel87. » En
pénétrant dans les espaces, dans les gestes les plus
quotidiens, la caméra produit des images tout à la fois
instructives – dont la science saura faire usage – et
invérifiables, et qui, déréalisant le réel, y ouvrent un « champ
de possibles » que l’imagination peut arpenter. Le film, à ce
titre, soumet au public une certaine composition du visible.
Il ne tient pas tant sa véracité des fragments du réel qu’il
indexe que du principe du montage, par lequel il montre que
le « réel » n’est pas l’original dont l’image doit se faire la
fidèle copie, mais qu’il est lui-même toujours déjà
composition. Il n’y a pas de réel qui ne soit produit de
l’activité humaine de transformation. Là où le film fasciste
prétend révéler dans l’image l’indélébile essence de la masse,
le film d’avant-garde ne masque pas sa nature de chose
construite, son irréductible « second degré ». Et c’est

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précisément parce qu’il s’exhibe comme « nature au second


degré » qu’il donne accès au réel.
44 Le film est vrai dès lors qu’il expose le réel pour ce qu’il est,
et efficace, car en révélant le réel comme « espace d’images »
analysables et manipulables, il autorise le public à en
démonter les structures et en interroger les possibles en
latence. Le film, en insérant dans l’« espace d’images » des
coupures, des interstices, y introduit du « jeu », l’avérant par
là comme « espace de jeu » (Spiel-Raum), invitant le public
à s’accorder une « marge de manœuvre88 » (Spielraum)
inédite dans sa façon de se rapporter au « donné ». C’est à
cet égard que la « réception distraite » propre au cinéma se
révèle apte à initier une pratique émancipatrice. Car le film
engage ses producteurs et son public dans un exercice sans
fin – indéfiniment reproductible, et surtout sans finalité –
qualifié d’« expérimentation » et de « test », mais aussi de
« jeu ». L’expérimentation et le jeu ont en commun d’être
des pratiques peu ou prou réglées, dont l’issue est toutefois
incertaine et peut être « rejouée ». La réussite de telles
pratiques ne consiste pas tant pour Benjamin dans les
résultats auxquels elles parviennent, que dans la liberté de
mouvement dont elles permettent l’acquisition progressive et
qui pourra être réactualisée en d’autres occasions.
Finalement, l’objectif importe peu, car il n’est que prétexte ;
seuls comptent les gestes appris inconsciemment au cours de
l’expérimentation ou du jeu, gestes dont l’utilité encore insue
ne se restreint pas aux fins fixées au préalable : « Comme un
enfant, lorsqu’il apprend à attraper des objets, tend aussi
bien la main vers la lune que vers une balle, de même,
l’humanité se pose des objectifs réalisables et d’autres qui
sont, de prime abord, utopiques89. » Apprendre à attraper,
c’est se donner les moyens d’attraper la balle et un jour – qui
sait ? – la lune, et bien d’autres choses encore que l’enfant
n’imagine pas.
45 Le jeu et l’expérimentation participent de ces
« innervations » individuelles et collectives dont les
retombées sont imprévisibles. Parce que le film expose le réel
comme un « espace d’images », et cet « espace d’images »

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comme un « espace de jeu » inexploré, l’« accoutumance »


qu’il crée n’est pas réductible à l’adaptation au donné, elle est
l’indice de l’acquisition imprévue de « moyens » nouveaux
qu’aucune fin n’épuise. À la différence des gestes
professionnels, d’emblée déterminés par le résultat qu’ils
sont tenus d’atteindre, le jeu et la recherche sont des
pratiques ouvertes, qui tentent sans présumer de leur succès
et peuvent réussir là même où elles semblent échouer. Le
film engage son public dans un jeu avec le réel, sans autre
gain en perspective qu’un moment de détente – un moment
que n’oriente pas la tension vers une fin. Précisément,
suggère Benjamin, c’est la vanité même de la distraction qui
la rend féconde : c’est quand l’être humain prétend ne rien
faire que peuvent se déployer sous ses yeux, et à portée de
main, les ressources du réel que l’ordre social existant se
refuse à faire valoir.

Masse critique : le temps de la réflexion


46 Si Adorno voit dans l’homme distrait un homme hébété,
jouissant de sa propre impuissance, Benjamin voit un
homme affranchi des contraintes que lui impose la machine
sociale et par là disposé à l’étonnement, à la curiosité et à
l’apprentissage. De cet état d’esprit, qui est tout autant un
état du corps, Benjamin veut faire le terreau fertile sur lequel
peut germer la conscience critique faisant encore défaut à la
masse. Adorno ne manque pas de reconnaître dans cette
« théorie de la distraction » qui « ne [le] convainc pas du
tout, malgré sa séduction en forme de choc90 », un effet de
l’influence de Brecht sur Benjamin. Aussi s’assigne-t-il la
mission d’« arrêter [le] bras » de son ami « jusqu’à ce que le
soleil de Brecht ait sombré à nouveaux dans des eaux
exotiques91 ». Nul doute que le cinéma que décrit Benjamin
est un cinéma « épique », dans le sens que Brecht donne à ce
terme. Est-ce néanmoins à la seule influence du concepteur
du « théâtre épique » que Benjamin doit sa théorie de la
« réception distraite » ? Si Benjamin est si sensible au projet
brechtien, c’est que celui-ci lui donne les moyens de
réélaborer sa propre pensée de la « présence d’esprit

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charnelle » et d’y faire une place à la réflexion. Dans l’essai


sur le surréalisme, Benjamin avait déjà introduit, nous
l’avons vu, une forme réduite a minima de délai se jouant
dans l’articulation de l’« espace d’images » à l’« espace
charnel », de la perception à l’agir. L’échange avec Brecht
amène Benjamin à prolonger ce délai pour que puisse
s’introduire entre l’image et le corps cette médiation
réflexive qu’il avait pourtant bannie. En ce sens, Adorno a
raison de nouer un lien entre la conception brechtienne du
théâtre et la théorie du cinéma de Benjamin. Mais il a tort de
rapporter l’intérêt de Benjamin pour le « geste au sens
somatique », dans lequel il voit s’exprimer la tendance de
son ami à l’« immédiateté92 », à l’ascendant de Brecht.
Brecht incite au contraire Benjamin à faire de son corps
collectif un corps temporisé, réfléchi, qui analyse et
s’organise avant d’agir.
47 Que retient Benjamin du « théâtre épique », auquel il
consacre en 1931 un essai synthétique, repris dans une
seconde version en 1939 ? La distance et le délai qui faisaient
défaut à sa « présence d’esprit charnelle ». La distance,
d’abord, est celle du comédien à son rôle, qu’il s’interdit
d’incarner. Brecht exige de ses comédiens qu’ils
maintiennent consciemment l’écart entre ce qu’ils sont et ce
qu’ils prétendent être : ce ne sont pas des personnages qui
évoluent sur le « podium » brechtien, mais des comédiens.
De même que l’acteur est incessamment interrompu lors du
tournage par les « coupez », le comédien sur la scène
« épique » s’interrompt régulièrement – non, toutefois, pour
rejouer la même scène, mais pour présenter au public un
mouvement suspendu : une image. De là, l’intérêt que porte
Benjamin dans le film non au flux des images, mais à la
saccade, au « choc », à la succession de temps d’arrêt. C’est
le « théâtre épique » qui familiarise Benjamin avec le
principe du montage, dont il louera les prouesses dans les
films d’Eisenstein comme dans les photomontages de John
Heartfield. L’interruption du mouvement donne naissance
aux « gestes » que Benjamin place au cœur de son analyse du
« théâtre épique ». Brecht extrait du flux des relations

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sociales des interactions spécifiques, auxquelles il impose


une « clôture », un « cadrage strict » qui brusquement les
fait accéder à la visibilité. Les corps figés des comédiens
assument leur place dans l’espace de la représentation, qui
de ce fait n’est plus simulacre de vie, mais exposition de
« situations93 ». Si les gestes brechtiens sont « trouvés dans
la réalité94 », ce n’est pas dans le but de produire un
quelconque effet de réel. Brecht mobilise un ensemble de
procédés destinés à briser l’illusion dramatique et
l’identification qu’ambitionne le théâtre traditionnel : ces
procédés – introduction de songs, d’inscriptions, d’adresses
au public – rappellent inlassablement au spectateur qu’il
assiste à une mise en scène et endiguent la participation
affective que pourrait susciter l’intrigue.
48 Comme le film d’avant-garde, le « théâtre épique » a
vocation à capter certains éléments du réel et à en proposer
un « arrangement expérimental95 » soumis au regard
critique du public. Cet « arrangement expérimental » ne
procède pas d’un jeu avec les formes, il a pour vocation de
faire sens. Les gestes retenus par Brecht sont des images
signifiantes situées à égale distance du symbole et de
l’allégorie : au contraire du symbole, leur sens ne se donne
pas immédiatement, mais doit être élaboré ; au contraire de
l’allégorie, leur signification n’est pas fixée au préalable par
la convention, mais résulte d’un effort d’interprétation qui
engage conjointement le metteur-en-scène, les comédiens et
le public. Les gestes brechtiens sont autant de
« Pathosformeln96 » sociales : ils se présentent aux regards
comme les symptômes identifiables d’un rapport de force
s’exerçant d’un corps à l’autre et relevant d’une certaine
organisation du social. L’enjeu de l’élucidation de ces gestes
est un enjeu politique, et ce à double titre : d’une part parce
que dans les gestes sélectionnés par Brecht et ses comédiens
se cristallisent des rapports de pouvoir ; d’autre part parce
que l’interaction qui s’établit entre les comédiens et le public,
que le « quatrième mur » ne sépare plus, et au sein même du
public, engendre elle-même des liens de l’ordre du dissensus
et de l’accord, de l’affrontement et de la solidarité.

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L’« intervalle » que crée l’interruption de l’action, au cœur


d’un personnage ou d’un événement, fait office de délai, où le
suspens, loin de s’intensifier, se relâche pour ménager une
pause propice à l’étonnement, à l’analyse et à l’échange.
49 L’importance qu’accorde Benjamin, dans ses commentaires
du « théâtre épique » comme du montage photographique, à
l’inscription qui fait « fonction de mèche amenant l’étincelle
critique dans la cohue de l’image97 », indique que la pensée
critique est pour lui fonction de la traduction de l’image en
langage. « Littérariser » le geste, c’est faire pénétrer la
« formulation » dans la « figuration98 » pour en faire un
objet non d’admiration, mais d’interprétation. À la
différence du geste kafkaïen, qui tend vers la signification
sans y accéder, le geste brechtien opère la translation du
corps vivant au langage : le geste doit pouvoir être discuté, et
même « cité », parce que, comme un mot, il n’appartient à
personne en propre mais circule dans l’espace social, comme
ce qui l’articule et le manifeste. D’où la nécessité, pour le
comédien, de savoir « espacer ses gestes comme un
typographe espace les mots99 ». Sa transition par la scène
« épique » – sa transformation en geste citable et
reproductible – permet à une interaction que l’on aurait pu
croire idiosyncratique de révéler sa qualité d’expérience
partageable et partagée, parce qu’induite par un certain
agencement des rapports sociaux. Le corps quitte de la sorte
la sphère de l’intimité pour devenir le « théâtre des
contradictions de l’ordre social que nous connaissons100 », et
le public est invité à se faire le diagnosticien de ce corps
social fébrile, dont il se reconnaît partie prenante.
50 « Aliéner » (entfremden) le réel, l’inscrire dans l’espace de la
représentation, c’est ici le « mettre à distance », le « rendre
étranger » (verfremden), pour en faire un objet
d’étonnement perspicace et en montrer la fondamentale
altérabilité. Comme le film d’avant-garde, le « théâtre
épique » tend au spectateur un miroir : le reflet qu’il y
découvre provoque d’abord ce « sentiment d’étrangeté101 »
(Befremden) qui force l’interrogation. Le « théâtre épique »
réfléchit les corps, non pour engager un processus

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d’identification à l’image spéculaire, mais pour les arracher à


l’immédiateté du vécu qui est trop souvent, dans la société
capitaliste, l’immédiateté du subi. L’écart creusé entre le
corps et son image autorise le recul critique, la prise de
conscience de cette « marge de manœuvre » qu’il faudra
bientôt exploiter. Le geste « épique » – en « rendant
étrangère » l’aliénation – doit permettre aux spectateurs de
percevoir et de comprendre les rapports sociaux s’engageant
entre les corps assujettis, et ainsi de se charger d’un savoir
nouveau, apte à engager de nouvelles pratiques. Partant,
l’aliénation peut basculer de la captation, du devenir-chose, à
la réflexion, au devenir-sujet. Cette « subjectivité » là est
collective et pratique, car elle se constitue et se maintient
dans l’échange : ce n’est pas à la conscience d’un « moi »
abstrait qu’accèdent les spectateurs, mais à celle d’une
identité dynamique et relationnelle, tissée des liens sociaux
qu’escamotent les rapports de production capitalistes.
Apprendre à la masse à devenir sujet, c’est lui donner
l’occasion de se reconnaître comme ce collectif humain qui,
par son activité collaborative, fait d’ores et déjà l’histoire.
Une telle pédagogie ne pourra se « borne[r] à transmettre
des connaissances », elle devra bien plutôt les
« engendre[r]102 ». Émanciper la masse, c’est lui donner les
moyens de devenir la matrice d’un savoir d’elle-même, de sa
situation et de ses ressources. Pour éviter les travers des
pédagogies autoritaires, il faudra que la « Grande
Pédagogie » de Brecht instaure la perméabilité de l’espace où
siège le public et de l’espace où jouent les comédiens, pour
autoriser chaque spectateur à intervenir dans
l’« arrangement expérimental » de la scène et à devenir ainsi
« partenaire de jeu ».
51 Mais le jeu a ici une méthode – produire des gestes
signifiants et citables en mesure de manifester et de
mobiliser les liens sociaux – et un objectif : la prise de
conscience de ces liens. Les passages consacrés à la « pièce
didactique » se donnent comme un correctif apporté à l’essai
« Programme pour un théâtre d’enfants prolétarien » (1929),
emblématique de l’utopie du corps que Benjamin révise

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progressivement. L’essai de 1929 vantait les mérites d’une


pédagogie par le jeu entièrement orientée autour de
l’improvisation, exigeant un retrait presque total du
pédagogue : « Les représentations théâtrales se produisent
en passant, sans faire exprès pourrait-on dire, presque
comme une farce que feraient les enfants103. » Les gestes y
jouaient également un rôle fondamental, non comme signes
toutefois, mais comme « signaux » issus d’un monde où
l’enfant est son propre maître. Dans le théâtre d’enfants, les
gestes étaient les avertissements destinés à engager
immédiatement chez le partenaire de jeu un comportement
concordant. La « délivrance radicale du jeu » donnait
naissance à des gestes absolument singuliers, ancrés dans
« l’unicité inopinée104 » de la représentation. Du geste-signal
au geste-signe, le corps se voit dépossédé de sa spontanéité.
L’essai de 1929 voulait faire fructifier l’insubordination
enfantine, dans laquelle s’incarnait une « présence d’esprit
charnelle » que n’entravait pas la réflexion. L’essai de 1931
veut voir le théâtre accompagner les masses infantiles hors
de l’état de minorité.
52 Le public ne saurait en rester au plaisir premier du jeu – si
« jouissance » il y a, elle lui viendra du « processus de
connaissance105 ». Le rire, l’« ébranlement du diaphragme »,
n’a valeur qu’en tant qu’il met en branle la pensée. Dans la
« pièce didactique », le jeu est autorisé par la lectio qu’il met
en pratique. Le théâtre devient « forum » : à « la domination
des masses fondées sur les réflexes et les sensations »,
Benjamin oppose sa formation aux « débats », aux
« résolutions responsables », aux « tentatives de prendre des
positions bien fondées106 ». À l’« effet nerveux produit sur les
individus » doit impérativement se substituer la réflexion –
le processus de reconnaissance – déterminant l’organisation
du collectif en classe. La révolution a pour condition
préalable la perte de l’innocence.

De la masse à la classe
53 Dialectique de la tactique : entre le contact et la stratégie,
entre l’innervation et l’organisation, entre la spontanéité

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corporelle et la médiation réflexive, la synthèse est-elle


possible ? Dans « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité
technique », Benjamin maintient la tension, quitte à se
contredire d’une note de bas de page à l’autre. Il fait la part
belle à sa thèse de l’« innervation » collective et de la
« présence d’esprit », il persiste à voir le « rire collectif »
établir des liens salutaires au cœur du public. Il adopte
simultanément une rhétorique plus convenue sur le rôle de
guide que doivent jouer les « cadres du prolétariat obéissant
à une ratio collective », dont les « actions sont médiées par
une tâche à accomplir107 ». Dans cette digression consacrée à
la comparaison entre la « masse compacte » gagnée au
fascisme et la masse révolutionnaire, l’émotion est située du
côté de la pure réactivité, donc de l’hétéronomie, tandis que
l’analyse et la pensée stratégique sont présentées comme les
armes d’un prolétariat enfin soudé par la « conscience de
classe ». Mais au sein même de cette note, Benjamin fait à
nouveau droit, discrètement, à l’efficacité de la « présence
d’esprit » en affirmant :
« Ce qui était à l’origine l’agissement brutal d’une masse
compacte peut devenir, même en l’espace de quelques
secondes peut-être, l’action révolutionnaire d’une classe. La
spécificité de ces phénomènes proprement historiques tient
au fait que la réaction d’une masse compacte peut provoquer
en elle-même un ébranlement qui l’ameublit et lui permet de
s’appréhender comme l’association de cadres disposant
d’une conscience de classe108. »

54 Balayées les stratégies mûries par les leaders informés : la


« conscience de classe » s’acquiert en « quelques secondes »,
dans le sillage que trace l’« ébranlement » contagieux des
corps. Cette importante note, qui n’apparaît que dans la
deuxième version du texte, contient les contradictions
fondamentales qui travaillent la pensée benjaminienne de
l’émancipation. Le corps collectif capricieux semble devoir,
pour s’émanciper, prendre conscience de ce qu’il est : la
masse des travailleurs exploités, le « sujet-objet » (Lukács)
du mode de production capitaliste appelé à le dépasser. La
masse est un corps en attente d’identité : pour déjouer
l’identification au masque que lui tend le meneur, il faudra
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que la « masse » donne naissance à la « classe ». Si c’est bien


là garantir la masse contre le « trait panique » qui l’habite et
la dispose à « l’enthousiasme guerrier, la haine des juifs et
l’instinct de survie109 », reste à savoir qui est en mesure
d’accoucher la « conscience de classe ». En d’autres termes :
qui doit présenter à la masse l’image déroutante dans
laquelle elle apprendra à se reconnaître, ni comme nation ni
comme race, mais comme prolétariat. L’avant-garde, comme
le suggère Brecht ? L’intellectuel, comme le suggère
Adorno110 ? Confier le destin du prolétariat déclaré puéril à
ces figures de pédagogues éclairés, n’est-ce pas renoncer à
l’auto-émancipation de la masse dont Benjamin faisait la clé
de la révolution ?

Hantise et délivrance – Vers l’histoire, et sa


fin
55 Le corps sur lequel Benjamin fondait son utopie politique
pose désormais problème : plus d’essentielle complicité
entre la technique et le corps, l’affectivité s’est révélée
pervertible et la chair réifiable. Le rêve du déploiement
immédiat et total de la puissance corporelle se brise.
À l’aliénation capitaliste et fasciste des corps, il faudrait
opposer une aliénation au « second degré », qui viendrait
rompre l’enchantement en s’exposant et donnerait les
moyens d’une prise de conscience émancipatrice. Dans la
dialectique benjaminienne de la masse, la médiation prend
la forme d’une médiatisation du corps par le médium
cinématographique – et par la photographie, qui l’annonce,
et par le « théâtre épique », qui en reprend le principe formel
pour le parachever. Le corps reproduit se voit : là où l’image
« auratique » donne l’illusion de l’intangibilité – de la
permanence et de l’intégrité – d’une Gestalt qui précéderait
et transcenderait sa duplication dans l’image, l’image montée
montre un corps truqué, manifestement décomposé et
réagencé par la technique. Elle ruine, par ce geste, la chimère
de l’intangibilité du réel, de l’irréfutabilité du fait, de
l’univocité du sens.

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56 C’est chez Brecht que Benjamin découvre la figure de la


dialectique qu’il fera sienne : le mouvement interrompu ou la
« dialectique arrêtée », qui « fait jaillir haut l’existence hors
du lit du temps et la laisse miroiter dans le vide un instant,
afin de la coucher à neuf dans son lit111 ». L’image arrête la
contradiction – non qu’elle la résolve, tout au contraire : elle
bloque la dynamique de l’Aufhebung pour exposer les forces
en présence. Face au matérialisme dialectique engagé dans
sa marche forcée vers la conciliation, Benjamin veut
exacerber la tension jusqu’à ce que puisse avoir lieu ce « saut
du tigre112 » qui fera éclater le continuum du temps. Aussi ne
saurait-il s’agir de « coucher à neuf dans son lit », dès que
possible, l’« image dialectique », mais bien de l’arracher au
« lit du temps ». Puis quoi ? La contradiction ne doit pas
donner l’occasion d’un progrès compassé, mais de ce que
Benjamin nomme, dans Le Livre des passages, le
« réveil113 » : un bond impétueux hors du lit douillet que
creuse le temps sans temps de l’inconscience.

Fantasmes et fantômes : l’histoire comme mémoire


57 L’« image dialectique » – la dialectique faite image – tient sa
puissance d’impact du « champ de forces114 » en son sein.
Quelle est la tension qui s’y fait explosivement jour ? Est-ce
la contradiction entre les « forces productives » en
expansion et les « rapports de production » devenus
intenables ? Si c’est cette tension-là qu’évoquait l’essai sur le
« théâtre épique », l’« image dialectique » apparaît dans Le
Livre des passages comme « surdéterminée », comme l’est
l’« image de rêve115 » à laquelle Benjamin l’associe. L’« image
dialectique », en effet, n’y désigne plus le mouvement
corporel suspendu en geste, mais, dans un premier temps,
les « fantasmagories » dont Benjamin se met en quête dans
la capitale du xixe siècle. La fantasmagorie désigne un
procédé de projection d’images pré-cinématographiques mis
au point par Etienne-Gaspard Robert : les fantasmes y sont
les images animées de fantômes faisant retour parmi les
vivants. Le terme renvoie également à l’analyse marxienne
du « caractère fétiche de la marchandise » et sert à qualifier

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la résurgence dans le monde des marchandises des rapports


sociaux escamotés par les rapports de production
capitalistes : ici aussi, le fantasme est celui d’une animation
de l’inorganique où ferait retour le refoulé de l’économie
capitaliste.
58 Benjamin file ensemble cette double référence pour tenter de
pointer ce qui, dans la société capitaliste, fait retour : il
traque les spectres qui hantent le monde prospère du Second
Empire et perturbent son éternel présent. Chez Benjamin, la
fantasmagorie regroupe un ensemble de phénomènes
disparates – modes vestimentaires, ornements
architecturaux, pratiques de loisir, leitmotivs littéraires –,
lieux communs où se cristallisent les fantasmes et les
fantômes de l’époque marquant l’acmé du capitalisme
industriel et l’apothéose de la marchandise. Pourquoi
s’attacher de la sorte à une époque révolue et s’imposer de
travailler en historien ? Parce qu’on ne peut interpréter les
rêves que rétrospectivement : les fantasmagories du Paris du
Second Empire – passages, crinolines, dioramas et
phalanstères – sont des rêves obsolètes, dont les ruines
offrent au regard attentif un texte discontinu. L’écart
temporel donne à l’historien la distance qui convient
également au psychanalyste.
59 Avec le geste brechtien, les fantasmagories ont en commun
d’avoir valeur de symptômes. Les gestes « épiques »,
toutefois, parce qu’ils sont extraits du réel et « cités » sur
scène, sont d’emblée présentés comme des images
signifiantes : ils renvoient au réel qu’ils rendent saisissable.
C’est de l’intentionnalité du metteur-en scène et des
comédiens que leur provient leur caractère de signes : tout,
dans le « théâtre épique », indique que l’on est dans l’espace
d’une représentation où sont donnés à voir et soumis à
l’analyse des fragments révélateurs du réel. Les
fantasmagories ne s’exposent elles ni sur les scènes de
théâtre ni dans les salles obscures, mais constellent le
quotidien des citadins, qui vivent ainsi dans un « espace
d’images » dont ils n’ont pas conscience qu’il est « espace
d’images » – qui vivent, enfin, dans un « monde de rêve116 ».

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Non que le réel soit ailleurs, derrière le rêve ou au-delà : il


est « en équilibre réversible avec le rien de tous les
songes117 », pourrait-on dire en empruntant à Valéry sa belle
formule. La fantasmagorie est le songe matérialisé, donc
devenu réel, et la vie devenue songe. En qualifiant l’espace
social de « monde de rêve », Benjamin interroge la
possibilité d’une référence à un « réel » qui serait l’autre de
l’illusion. Mais alors où est la dialectique susceptible de
mettre en branle la réflexion et d’amener à la prise de
position critique ?
60 La dialectique, l’« image de rêve » semble d’abord devoir la
tenir du vacillement de son sens, de la perplexité qu’elle
suscite chez l’observateur éveillé : elle recèle quelque chose
qu’elle occulte à la fois. « La psychanalyse a depuis
longtemps découvert dans les images-devinettes les
schématismes du travail du rêve118. » Mais « qui est donc le
sujet du rêve119 ? », s’inquiète Adorno, alarmé par ce qui lui
paraît être une malencontreuse tentative de psychologisation
de l’« image dialectique ». Faire de l’« image dialectique »
une « image de rêve », n’est-ce pas en faire un phénomène
purement subjectif – quand bien même ce phénomène
s’exprimerait dans les concrétions de l’espace public –, et
« passer de la sorte à côté » de l’objectivité du « mouvement
social dans ses contradictions120 » ? N’est-ce pas, à ce
compte, abandonner la méthode critique marxienne pour se
faire le psychanalyste d’un hypothétique « moi de masse
[qui] n’existe que dans les tremblements de terre et dans les
catastrophes elles-mêmes de masse, alors que la plus-value
objective s’impose précisément chez les sujets isolés et
contre eux » ? « Qu’il ne subsiste, dans le collectif, aucun
espace pour les différences de classe, voilà qui parle
suffisamment net comme mise en garde121 », insiste Adorno
dans la longue lettre que lui inspire la lecture du premier
« exposé » du projet benjaminien.
61 Si Benjamin fait indéniablement une entorse au
matérialisme dialectique, c’est pourtant d’une confrontation
suivie avec le marxisme que témoigne sa réflexion –
expérimentale et inachevée, à ce titre parfois

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contradictoire – sur l’« image dialectique ». Car Benjamin


poursuit, à la faveur de cette méditation, l’élaboration de son
« matérialisme anthropologique ». La catégorie centrale de
sa conception singulière du matérialisme, annoncée déjà
dans l’essai sur le surréalisme, est le corps. Mais le corps, qui
ne connaissait dans les années 1920 que le temps de l’instant
opportun et était constamment sur le qui-vive, est à présent
plongé dans un sommeil de plomb. L’« espace d’images »
dans lequel vit le collectif ne stimule plus l’agir, mais bien
plutôt l’entrave. Benjamin cherche pourtant ici aussi à
renouer le lien de l’« espace d’images » à l’« espace
charnel », mais par un détour de plus en plus long.
Temporisation accrue de l’agir, conditionné non plus
seulement par la prise de conscience collective d’une
situation commune, mais aussi par la remémoration d’une
histoire partagée.
62 D’une « image dialectique » à l’autre – « image-devinette »
d’abord, puis « image mnésique122 » –, Benjamin pense le
lien de son « matérialisme anthropologique » à l’histoire,
mais à une histoire qu’il conçoit, « sans les “gardes-fous” que
constituent les opérateurs de périodisation et de
dynamisation de l’histoire fournis par la pensée
marxiste123 », comme mémoire. Du Livre des passages aux
thèses « Sur le concept d’histoire », le corps collectif se leste
en effet d’une mémoire – de cette mémoire profonde
procédant de l’« oubli » que Benjamin a placée au cœur de
ses essais sur Proust et sur Kafka. L’« image dialectique »
n’est plus tant le lieu où s’exposent les contradictions du réel
que le terrain de rencontre entre l’instant présent et l’instant
passé ressurgi de l’oubli. L’accession à la conscience de soi ne
se fait, pour la masse, que par la reconnaissance des
fantômes qui hantent son inconscience. C’est sur la
résurgence opportune de l’image mnésique, mais aussi sur la
prise qui s’en saisit pour la reconnaître, « ferme, en
apparence brutale124 », que Benjamin fonde l’espoir d’une
délivrance de l’oppression.

La superstructure, rêve sans sujet

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63 Saisir une « époque depuis les petits symptômes à sa


surface125 » : Horkheimer rend bien compte, en ces mots, de
l’entreprise à laquelle s’attelle Benjamin dès 1927 et qu’il
poursuit jusqu’à sa mort. La surface qui s’offre au regard du
diagnosticien est la surface épidermique de la capitale
française, dans un même temps parée et voilée, adornée et
dissimulée par les ornements Art nouveau. Ces ornements
sont les symptômes qu’il faudra interpréter : les corps qui
fleurissent les structures architecturales, les « armatures »
qui embrassent les corps ne sont pas tant les effets patents
d’une maladie secrète que des « images de rêve »,
expressions chiffrées de quelque chose qui ne se dit que
« disloqué » (entstellt), c’est-à-dire déplacé,
condensé, défiguré par la censure qui opère à son encontre.
Comprendre le symptôme non comme un effet mais comme
une image – comme l’expression d’un phénomène latent,
inaperçu comme tel –, c’est l’amendement que Benjamin
propose d’apporter à la théorie marxienne du rapport entre
infrastructure et superstructure, soit entre la production
matérielle et l’idéologie :
« Il semble, tout d’abord, que Marx, ici, ait voulu établir une
relation causale entre superstructure et infrastructure. Mais
la remarque selon laquelle les idéologies de la superstructure
reflètent de manière erronée et déformée les rapports
sociaux va au-delà. La question est, en effet, la suivante : si
l’infrastructure détermine dans une certaine mesure la
superstructure, dans le matériau de l’expérience et de la
pensée, mais si cette détermination ne se réduit pas à un
simple reflet, comment faut-il – en faisant totalement
abstraction de la cause qui explique sa naissance – la
caractériser ? Comme son expression […]. Les conditions
économiques qui déterminent l’existence de la société
trouvent leur expression dans la superstructure, de même
que, chez l’homme qui rêve, un estomac surchargé trouve
dans le contenu du rêve, non son reflet mais son
expression126. »

64 La superstructure, propose Benjamin, est le rêve de


l’infrastructure, un rêve dont les images se matérialisent
dans la capitale :

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« […] on sait que le dormeur, semblable en cela au fou,


entreprend dans son corps le voyage macroscopique et que
les rumeurs et les sensations du corps propre – pression
artérielle, mouvements des viscères, battements du cœur,
sensations musculaires – qui, pour l’homme éveillé, bien
portant, se confondent dans le murmure général du corps en
bonne santé font naître, grâce à l’exceptionnelle acuité de sa
sensibilité interne, des images délirantes ou oniriques qui les
traduisent et les expliquent. Il en va de même pour le
collectif assoupi qui, dans les passages, s’enfonce au dedans
de lui-même127. »

65 Comme l’a noté Margaret Cohen128, Benjamin opère dans ces


notices importantes un rapprochement forcé mais fructueux
entre Marx et Freud, pour proposer une interprétation
étrangement matérialiste du rêve et une interprétation
étrangement psychanalytique de la superstructure.
Rapprochement forcé, compromis fragile, puisque Freud
s’attache justement à montrer, contre le poncif selon lequel
« les rêves viennent de l’estomac129 », qu’il faudra bien
trouver « le motif du rêver […] en dehors des sources
somatiques130 », dans le psychisme. Benjamin fait pourtant
un emprunt essentiel à la psychanalyse qui lui permet
d’éclairer le concept sinon vague d’« expression » : la théorie
du « retour du refoulé ». Dire que l’infrastructure trouve son
expression ou sa traduction dans la superstructure, c’est dire
qu’elle y fait retour. Comme le refoulé, elle exerce une
pression vers la conscience. La catégorie marxienne
d’infrastructure est d’un même coup comparée au corps et
associée au refoulé – corrélation intenable d’un point de vue
strictement freudien, puisque seuls les « représentants
psychiques » des pulsions, jamais le somatique en tant que
tel, peuvent faire l’objet d’un refoulement. S’appuyant sur
l’analyse marxienne du fétichisme de la marchandise,
Benjamin soutient que le refoulé de la société capitaliste
n’est rien d’autre que le processus matériel de production : le
labeur mutualisé « du cerveau, des nerfs, des muscles, des
organes, des sens, etc.131 ». D’où la référence peu freudienne
aux processus physiologiques – ce qui s’ex-prime, ce qui fait

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pression, c’est le métabolisme « surchargé » d’un corps


collectif bel et bien vivant, mais qui ne sait pas qu’il vit.
66 Ce corps accède, grâce au « travail du rêve », à la figuration
dans les « images de rêve » de la superstructure, non sans
avoir d’abord été « défiguré » par l’effet de la « censure ». Le
travail du rêve permet ainsi au refoulé d’une société de se
manifester dans les images de rêve, tout en en dévoyant la
poussée. Car exprimer c’est trahir, c’est-à-dire tout à la fois
divulguer et camoufler. La matrice des fantasmagories n’est
pas un « moi de masse », ni une « conscience collective »,
mais la masse, le corps collectif à lui-même aliéné, qui
produit, transforme inlassablement la matière, et qui
détermine la superstructure sans pourtant pouvoir découvrir
dans ces images son reflet, ou alors à ce point défiguré qu’il
ne saurait s’y reconnaître. Le collectif qui dort est ainsi
dépossédé de ses propres forces, constamment à l’œuvre
mais dévolues à la production de songes qui trahissent
quelque chose de son travail. C’est précisément parce que le
travail corporel est refoulé, comprimé dans l’« oubli dont la
principale caractéristique est de s’oublier lui-même132 », qu’il
se rappelle au collectif dans des images séduisantes et
menaçantes, dont il est en peine de se reconnaître le
producteur.
67 En affirmant que les éléments de la superstructure
constituent le rêve qui habite les forces productives
maintenues dans l’ignorance de leur propre productivité,
Benjamin cherche le lien avec le jeune Marx. Il cite un
passage de la lettre de septembre 1843 que ce dernier
adresse à Arnold Ruge :
« Il nous faut prendre pour devise : réforme de la conscience,
non par des dogmes, mais par l’analyse de la conscience
mystique et obscure à elle-même, qu’elle apparaisse sous une
forme religieuse ou politique. Il apparaîtra alors que le
monde possède depuis longtemps le rêve d’une chose et que,
pour la posséder réellement, seule lui manque la conscience
claire133. »

68 De cette fameuse formule, Benjamin propose une lecture


singulière. La « chose » qui hante les rêves du collectif et
dont il lui suffirait de prendre conscience pour la posséder
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dans les faits, c’est, suggère Benjamin dans ces notes, le


corps collectif lui-même, soit les rapports sociaux, qui
constituent l’activité de production. Aussi pourrait-on
répondre à la question inquiète d’Adorno – qui est donc le
sujet du rêve ? » – que le rêve, précisément, n’a pas de sujet.
Le rêve – l’idéologie – est le produit d’une dynamique
contradictoire dans laquelle Benjamin veut retrouver la
« lutte des classes » s’exerçant dans l’inconscient. Dans un
sens : dynamique « prolétarienne » du « retour du refoulé »
– pression vers la conscience d’éléments n’obtenant pas
reconnaissance. Dans l’autre sens : « censure »
« bourgeoise », dont l’effet de blocage défigure ces éléments.
La fantasmagorie, au sens freudien, est un compromis : la
stabilisation imagée d’un bras de fer souterrain entre une
force résurgente et une force conservatrice. C’est comme
produit de ce rapport de forces que l’image de rêve peut être
dite « dialectique ». Du premier essai sur Brecht, où
Benjamin introduit la notion de « dialectique à l’arrêt », au
Livre des passages, l’interprétation de l’« image
dialectique » se complique : s’il semblait d’abord suffisant de
« citer » le réel pour faire accéder les rapports de force
sociaux à la visibilité, et de là à la conscience, il faudra à
présent rendre compte de la défiguration qui s’opère dans
l’accès à la figuration. Seul le détour interprétatif permet
d’approcher ce que l’« image de rêve » décèle et dissimule
tout à la fois.

La société sans classe, entre utopie et idéologie


69 L’apparente simplicité de la métaphore somatique ne doit
pas tromper. Le corps n’est jamais réductible aux processus
physiologiques de conversion de l’énergie : le corps qui rêve
n’est pas qu’un corps qui végète, c’est aussi un corps désirant
et donc susceptible de s’arracher au cycle indéfiniment
répété de la production marchande pour s’élancer vers une
autre forme de mutualisation des pouvoirs. Les
fantasmagories ne trahissent pas uniquement le labeur qui
leur donne corps, elles expriment également les « souhaits »
du collectif. Élucider les souhaits inconscients du collectif

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depuis l’analyse de la superstructure – en l’occurrence, de la


politique et de la religion –, tel était l’objectif que se fixait le
jeune Marx dans la fameuse lettre de 1843 adressée à Arnold
Ruge. C’est cette mission que Benjamin fait sienne à son
tour, mais en s’imposant de déchiffrer les formes culturelles
où s’expriment ces souhaits inconscients, armé cette fois de
la méthode d’interprétation des rêves développée par Freud.
Benjamin, en effet, articule Freud à Marx autour de la notion
de « souhait » : les images de rêve sont des « images de
souhait134 », affirme-t-il dans l’exposé de 1935, évoquant par
là la théorie freudienne du rêve comme accomplissement
d’un souhait inconscient.
70 Mais la référence à la psychanalyse, jamais rigoureusement
débrouillée, amène Benjamin à passer subrepticement de
Freud à Jung, à qui il emprunte la thèse d’un « inconscient
collectif » cohérent et cohésif. À quoi rêve le collectif ? Il
« rêve l’époque suivante », répond Benjamin en citant
Michelet. Cet avenir sur lequel se fixe le désir se présente au
regard intérieur du collectif :
« [Un collectif] mêlé […] à des éléments de l’histoire
primitive [Urgeschichte], c’est-à-dire d’une société sans
classe. Les expériences qui lui sont relatives, entreposées
dans l’inconscient du collectif, donnent naissance, avec la
compénétration du nouveau, à l’utopie, dont on trouve trace
en mille configurations de la vie, depuis les édifices durables
jusqu’aux modes passagères135. »

71 L’« histoire primitive » désignerait, à ce compte-là, l’« état


primitif » idyllique, la « société sans classe » d’avant
l’institution des rapports de domination, l’« âge d’or136 »
dont le souvenir serait préservé depuis la nuit des temps
dans l’« inconscient collectif », et qui persisterait à informer
les rêves des générations humaines. Les fantasmagories du
xixe siècle témoigneraient du retour opportun d’images
mnésiques ancestrales, fonds commun d’une humanité
originairement unie mais déchirée par l’histoire. La
proposition inquiète Adorno : il voit l’« image dialectique »
se métamorphoser en image « mythico-archaïque137 », et la
société en communauté naturelle. Les craintes d’Adorno sont
largement compréhensibles : en faisant de la « société sans
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classe » un souvenir résurgent, Benjamin semble bien


postuler l’existence, par le passé, d’une « société sans
classe », l’utopie marxienne n’étant plus alors que la
réactualisation d’une expérience première, oubliée mais non
disparue. Une fois débarrassées des scories de la
« nouveauté », les fantasmagories livreraient au collectif la
clé non plus de sa situation actuelle, mais celle de l’origine et
de la destination légitime de son désir.
72 Benjamin prend toutefois quelques précautions dont Adorno
ne relève pas la portée : si les fantasmagories sont des
« images de rêve », alors elles n’exposent pas tant les
souhaits du collectif qu’elles les trahissent, œuvrant
simultanément à « dépasser et à transfigurer […] les
carences de l’ordre social de production138 ». Les
fantasmagories sont des images compensatoires qui
accomplissent dans l’imaginaire les souhaits dont les
rapports de production empêchent la réalisation effective.
Comprise comme rêve, la fantasmagorie est le seuil où
s’institue la réversibilité de l’utopie et de l’idéologie : elle est
le lieu inexistant où l’exploitation n’existe pas. La « société
sans classe » s’y présente comme un état persistant de
jouissance partagée : comme un Éden dont l’humain n’aurait
jamais été exilé – luxuriance de la faune et de la flore,
oisiveté des corps éternellement jeunes. Les images de
l’« histoire primitive » viennent partout masquer les
innovations techniques par où l’actuel serait susceptible de
se faire connaître : les cariatides dénudées sourient depuis
les façades fin-de-siècle, les lianes de l’Art nouveau
s’enroulent autour des structures de métal, rocaillage et
rusticage donnent au béton l’apparence de la roche et du
bois. Dans la fantasmagorie comme dans l’allégorie,
l’histoire se manifeste comme nature : non, cependant,
comme l’« histoire-nature » déchue et frappée de
« périssabilité » de l’emblème baroque, mais comme une
nature sans histoire qu’aucune Chute n’aurait maculée. La
« société sans classe » ne s’y donne pas comme ce qui a été
perdu, mais comme ce qui est d’ores et déjà là. La
fantasmagorie évacue de la sorte la rupture et le regret, et

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transforme le paysage stérile en Pays de Cocagne. Ces images


sont conservatrices, dans le sens où elles dissimulent,
derrière les corps alanguis et la nature efflorescente, la
réalité de l’exploitation dévorante des ressources humaines
et naturelles par une technique au service du capital. Elles
sont utopiques par l’idée qu’elles donnent de ce que le
progrès technique pourrait rendre possible : un
désœuvrement serein s’épanouissant dans le « jeu partagé
entre la nature et l’humanité139 ».
73 C’est ce potentiel critique que Benjamin met au jour dans
l’utopie fouriériste d’une symbiose de l’organique et du
technique – utopie dont il fait la première fantasmagorie de
son parcours. Le « matérialisme hédoniste140 » de Fourier,
qui n’est pas sans affinité avec le « matérialisme
anthropologique » de Benjamin, repose sur l’idée d’une
rationalité propre à la nature, dont Fourier veut faire le
principe sur lequel ériger sa communauté harmonieuse.
Plutôt que de réprimer les passions, en faire les forces
motrices de la vie sociale : « Qu’on l’arrache [l’homme –
L.B.] à la civilisation […]. Alors l’ordre qui domine le
mouvement physique, le mouvement organique, le
mouvement animal, éclatera dans le mouvement passionnel ;
la nature organisera elle-même l’association141 ». Benjamin
trouve particulièrement louable l’utopie d’une collaboration
ludique de la technique, de l’humain et de l’animal, « qui,
loin d’exploiter la nature, est en mesure de l’accoucher des
créations virtuelles qui sommeillent en son sein142 ». Il y voit
s’annoncer un souci des ressources naturelles qu’il juge
urgent d’opposer à la croyance du « marxisme vulgaire » en
une nature qui serait « offerte gratis143 ». Mais le postulat
d’une technicité inhérente à la nature, d’un équilibre
« numérique » des corps et des passions – postulat que
Fourier appuie sur une mystique du nombre parfaitement
hermétique – concilie d’emblée la technique et la nature,
dont les rapports doivent pourtant être élaborés. L’analyse
de l’utopie fouriériste, si bienveillante soit-elle, montre que
c’est dans la rêverie que l’utopie s’épanouit le plus librement.
Le « bonheur du phalanstère est un bonheur barbelé », une

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société sans classe aussi « inaccessible et protégé[e]144 » que


l’est le Paradis perdu.
74 Le xixe siècle rêve partout l’image de la société sans classe, il
ne la réalise nulle part. Tant que l’utopie habille de ses
figures intemporelles les façades, les passages et les
intérieurs, elle se met au service de « l’embellissement
stratégique » d’un monde invivable – et bientôt, dans
l’inventaire des fantasmagories, les spéculations numériques
de Fourier cèdent le pas aux spéculations financières
d’Haussmann. Authentiques « images-devinettes » que ces
fantasmagories où se condensent le désir et la peur.
Regardées sous un angle : le Paradis. Sous un autre : l’Enfer.
Leur « dialectique » tient à cet enivrant mouvement de
bascule. Mais l’ambivalence qui les caractérise suffit-elle à
leur donner la puissance de révélation que Benjamin prête à
l’« image dialectique » ? Adorno en doute et, à vrai dire,
Benjamin aussi. Les images de l’« histoire primitive » –
réminiscences ou bien fantasmes, qu’importe –, sont en
elles-mêmes impuissantes à dénoncer l’oppression, et
tendent même à s’en rendre complices en offrant l’image de
l’éternité homogène de l’Arcadie productiviste.

Donner le temps à l’inconscient


75 Dès l’exposé de 1935, au moment où il semble faire de
l’« histoire primitive » l’objet du désir collectif accédant,
dans les fantasmagories, à son expression, Benjamin pointe
le péril d’un séjour prolongé dans la fantasmagorie
capitaliste et dans l’« image intemporelle du monde, […]
pour ainsi dire éternelle145 » qu’elle dessine. D’où
l’importance de la distance historique : il est indispensable
de s’être réveillé du rêve pour extraire le « contenu latent »
que ses devinettes savent si bien cacher, et pour ensuite agir,
c’est-à-dire rendre efficace le désir. Ne pas céder à la
fascination du désir empêché dans l’image, c’est précisément
ce que n’ont su faire ni les surréalistes, ni Jung, avec qui
Benjamin s’attache à prendre ses distances. Contre « la
forme archaïque de l’histoire primitive146 » que Carl Gustav
Jung met au cœur de sa conception de l’inconscient collectif,

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Benjamin choisit d’historiser l’« histoire primitive ». Susan


Buck-Morss interprète la formule lapidaire de Benjamin
« Tant qu’il y aura un mendiant, il y aura encore du
mythe147 » comme une critique nette de la conception
jungienne de l’inconscient collectif : « là où Jung verrait dans
l’image du mendiant un symbole exprimant une vérité trans-
historique de la psyché collective, Benjamin y voit une figure
historique dont la persistance est le signe de l’état archaïque
non de la psyché, mais de la réalité sociale148 ». Sans pour
autant abandonner l’idée d’un inconscient collectif,
Benjamin change son fusil d’épaule : si l’inconscient collectif
est peuplé d’images immémoriales, ce n’est pas parce qu’il
garderait les souvenirs de l’enfance angélique de l’humanité,
mais parce que comme l’inconscient personnel, il « ignore le
temps » (Freud) et dépossède ainsi de leur historicité les
souvenirs qu’il réserve.
76 « Le collectif qui rêve ne connaît pas l’histoire149 » :
l’« histoire primitive » est du passé historique oublié – du
passé devenu inassignable, errant, qui hante l’actuel de sa
survivance obstinée. L’« image de rêve » est une « image
mnésique » qui ne dit pas son nom. La prise de conscience
ne va pas, à ce titre, sans remémoration. Il faudra donc
comprendre le lien de l’« histoire primitive » à l’histoire, de
l’immémorial à la mémoire. Non d’ailleurs pour donner une
date aux événements – ce n’est pas là l’histoire que souhaite
écrire Benjamin –, mais pour se donner les moyens de
reconnaître le passé, c’est-à-dire de se savoir interpellé par
sa réapparition.
77 Tout autant qu’aux contenus de la mémoire collective, c’est
aux modalités spécifiques de son élaboration, à l’histoire de
la mémoire, que Benjamin est amené à s’intéresser. Le
capitalisme industriel, constate-t-il, est un formidable
accélérateur d’oubli. La société marchande, qui doit pour
s’épanouir accroître les cadences de production et de
consommation, vit de l’obsolescence de ses produits, du
renouvellement incessant de la « nouveauté ». Le « passé le
plus récent », « la chambre d’enfant » même, sombre « dans
les profondeurs sous-marines150 » de l’oubli. Le « monde de

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nos parents » s’abîme dans l’immémorial, non parce que s’y


révéleraient les structures archétypales d’un inconscient
universel et a-historique, mais parce que « nous ne sommes
plus reliés à [ce monde] par la tradition151. » Le rythme
accéléré qu’impose la production industrielle empêche
l’avènement de ces moments de pause propices à la gestation
de l’« expérience » (Erfahrung) et, a fortiori, à sa
transmission. Dans l’essai « Le conteur », Benjamin revient
sur ces pratiques de transmission de la mémoire
communautaire que le bouleversement des rythmes
condamne au déclin : « Le récit, tel qu’il a longtemps
prospéré dans le monde de l’artisanat […] est lui-même une
forme pour ainsi dire artisanale de la communication […]. Le
conteur imprime sa marque au récit, comme le potier laisse
sur la coupe d’argile l’empreinte de ses mains152. » Imago là
aussi, masque mortuaire, le récit conservait l’emprunte toute
« auratique » du corps du conteur, assurant par cet héritage
la continuité des générations. L’« histoire primitive » que
Benjamin entreprend de défricher avec « la hache aiguisée
de la raison153 » est, quant à elle, le corrélat de l’éternel
présent de l’« expérience vécue » (Erlebnis) capitaliste.
78 Le crépuscule de la tradition signe-t-il le triomphe de
l’oubli ? Précisément, insiste Benjamin, et le triomphe de
l’oubli est le triomphe d’une autre mémoire – d’une
mémoire qui ne se constitue plus dans le récit, qui ne fait
plus l’objet d’une élaboration et d’une communication réglée
par le rituel : d’une mémoire dont les souvenirs
fragmentaires ressurgissent à l’improviste, sans que la
bouche du conteur les appelle, sans que sa parole leur
restitue leur place dans l’économie d’un sens. L’expérience
des générations passées n’est plus transmise sous forme de
conte, elle est oubliée, c’est-à-dire qu’elle se sédimente dans
l’inconscient d’une société que Pierre Mabille, cité par
Benjamin, nomme « inconscient de l’oubli » :
« Vaste fond sous-marin où toutes les cultures, toutes les
études, toutes les démarches des esprits et des volontés,
toutes les révoltes sociales, toutes les luttes entreprises se
trouvent réunies dans une vase informe… […]. C’est du
monde extérieur qu’est fait cet inconscient… Né de la vie
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sociale, cet humus appartient aux sociétés […]. Cet énorme


travail confectionné dans l’ombre reparaît dans les rêves, les
pensées, les décisions, surtout au moment des périodes
importantes et des bouleversements sociaux, il est le grand
fonds commun, réserve des peuples et des individus154. »
79 Cet inconscient-là n’est pas le dépôt d’une hypothétique
« histoire primitive », il est la réserve de l’histoire que la
société capitaliste refoule. Dans l’inconscient, écrit Freud,
« rien ne peut être mené à sa fin, rien n’est passé ni
oublié155 ». Le passé est d’autant plus « présent […] qu’il a été
oublié156 », renchérit Benjamin dans l’essai sur Kafka. L’oubli
est la mémoire la plus sûre, la plus persévérante : c’est le lieu
de tous les spectres qui font obstinément retour. Ce qui
hante les rêves du corps social, ce n’est plus le lointain
vacarme de ses organes laborieux, c’est son passé, immédiat
ou plus lointain, dont il n’a plus le souvenir. À la topique en
tension infrastructure-superstructure, Benjamin l’historien
en substitue une autre, tout aussi chargée de tensions, mais
de tensions à présent temporelles. Les « images
dialectiques » que produit le corps qui rêve se nourrissent de
la tension entre deux dynamiques de répétition
asynchrones : d’une part un passé qui ne se laisse pas
enterrer et fait retour, de l’autre un présent oublieux qui
s’égrène en instants identiques.

Survivance : la « faible force » des affects


80 Tout est oublié, rien n’est perdu. Si la récurrence des
spectres peut contrarier la mécanique du temps, c’est parce
que leur retour est motivé : ils visent le présent dont ils
exigent reconnaissance, arrêtant ainsi la fuite en avant. Sans
cette intention tenace, pas d’intensité de l’instant. La
résurgence à contretemps, mouvement propre à ce qui a été
oublié, ouvre la voie à une mémoire collective qu’aucun
rituel ne peut plus réguler. « Mémoire involontaire » que la
mémoire de l’oubli – Proust lui-même envisageait que cette
mémoire indocile ne soit pas seulement celle des événements
vécus en propre, mais puisse s’enrichir d’un passé
impersonnel :

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« Du moment que je ne connais pas toute une partie des


souvenirs qui sont derrière moi, du moment qu’ils me sont
invisibles, que je n’ai pas la faculté de les rappeler à moi, qui
me dit que dans cette masse inconnue de moi, il n’y en a pas
qui remontent à bien au-delà de ma vie humaine157 ? »

81 Dans le « vaste fond sous-marin » de l’inconscient collectif,


comme dans le corps endormi du narrateur d’À la recherche
du temps perdu, les époques passées s’intriquent, les lieux se
juxtaposent. Benjamin cite avec admiration le moment
inaugural du roman proustien, où le passé se rappelle au
narrateur somnolent dans ses membres engourdis :
« [La] mémoire [de mon corps], la mémoire de ses côtes, de
ses genoux, de ses épaules, lui présentait successivement
plusieurs des chambres où il avait dormi, tandis qu’autour de
lui les murs invisibles, changeant de place selon la forme de
la pièce imaginaire, tourbillonnaient dans les ténèbres158. »

82 En chargeant son corps d’un inconscient


transgénérationnel, Benjamin ne prend-il pas le risque de
voir un souvenir rémanent entraîner dans ses rets la totalité
du passé et lester brusquement l’actuel d’un fret trop lourd et
trop dense ? « Chaque courant […] a sa pente, déterminée
par ce qui est tombé dans l’oubli. Cette pente est si forte que
seul, d’ordinaire, le groupe peut s’y abandonner ; l’individu –
le précurseur – menace de s’effondrer sous la violence du
courant, comme cela est arrivé à Proust159. » Ce n’est pas à
l’individu isolé, c’est au collectif qu’il revient de faire droit à
ce passé tissé, comme l’écrit Mabille, de « toutes les révoltes
sociales, toutes les luttes entreprises ».
83 L’« inconscient de l’oubli » se nourrit des souhaits séditieux
qu’inspire un ordre social fondé sur l’oppression, et dont
l’exploitation capitaliste est la forme contemporaine. Car le
capitalisme industriel a une histoire, tout comme les conflits
sociaux qui s’y font jour. C’est cette histoire de l’oppression
et de l’insubordination que file en secret l’oubli : non sous la
forme narrative d’une recension orientée des faits, mais sous
la forme condensée d’images mnésiques où se rencontrent
des instants disparates que lient des affects voisins. À quand
le souvenir remonte-t-il ? Là n’est pas l’essentiel. Une chose
est sûre, néanmoins, cette résurgence intempestive amplifie
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le désir actuel et exaspère l’urgence de son accomplissement.


Freud l’affirmait : « […] les souhaits inconscients restent
toujours en mouvement. Ils constituent des voies qui sont
toujours praticables160. » Benjamin transpose l’idée à
l’échelle collective et transgénérationnelle et met au jour la
surprenante « synchronicité161 » des moments disjoints dans
le temps. La jonction des désirs dans l’« image dialectique »
n’est pas arbitraire, puisque l’actuel tend à retrouver les
voies frayées par les aspirations des générations précédentes
et rendues ainsi « praticables ». Aussi l’inconscient collectif
n’est-il pas une « vase informe » où tout s’indétermine, mais
la réserve des désirs engendrés par l’oppression et dirigés
contre elle. Ici aussi Benjamin retrouve Marx, qui écrivait à
Ruge : « On s’apercevra qu’il ne s’agit pas de tirer un grand
trait suspensif entre le passé et l’avenir, mais d’accomplir les
idées du passé162. » Et plus loin, la proposition
benjaminienne fait entendre l’écho de la fameuse sentence
du 18 Brumaire de Louis Bonaparte :
« Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font
pas de toutes pièces, dans des circonstances qu’ils auraient
eux-mêmes choisies, mais dans des circonstances qu’ils
trouvent immédiatement préétablies, données et héritées. La
tradition de toutes les générations disparues pèse comme un
cauchemar sur le cerveau des vivants163. »

84 La deuxième thèse de « Sur le concept d’histoire » fait droit à


l’idée d’une solidarité affective des générations précédentes à
la génération présente :
« Le passé est marqué d’un indice secret, qui le renvoie à la
rédemption. Ne sentons-nous pas nous-mêmes un faible
souffle de l’air dans lequel vivaient les hommes d’hier ? Les
voix auxquelles nous prêtons l’oreille n’apportent-elles pas
un écho des voix désormais éteintes ? Les femmes que nous
courtisons n’ont-elles pas des sœurs qu’elles n’ont plus
connues ? S’il en est ainsi, alors il existe un rendez-vous
tacite entre les générations passées et la nôtre. Nous avons
été attendus sur la terre. À nous, comme à chaque génération
précédente, fut accordée une faible force messianique sur
laquelle le passé fait valoir une prétention164. »

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85 « Notre vie, pour dire les choses autrement, est un muscle


qui a assez de force pour contracter la totalité du temps
historique » : notre « idée du bonheur » est fondée
« précisément sur la désespérance et sur la déréliction qui
étaient les nôtres165 ». Et pas uniquement nôtres, mais celles
d’une « tradition des opprimés166 » qui surgit avec plus de
force de l’oubli collectif où sourdent les affects suscités par
l’exploitation injuste – désir de « bonheur », « haine »
aussi – qu’elle ne le faisait de la mémoire rituelle à laquelle le
conteur donnait voix. Que cette mémoire profonde
s’exprimant dans le rêve puisse être le motif de l’action, c’est
selon Benjamin ce que Bergson n’a pas su voir :
« L’“homme pratique”, caractérisé par son “bon sens”, fait
figure chez [Bergson] de sujet idéal de l’action […]. Sa
définition du présent comme état de notre corps se rendrait
perméable au rêve […], s’il envisageait un corps moins formé
que celui de l’individu. Si l’on postule que ce corps est le
corps de l’humanité, alors il serait peut-être possible de
comprendre que ce corps doit se laisser profondément
pénétrer par le rêve pour se rendre apte à l’action167. »

86 Dans un manuscrit un peu plus tardif des thèses « Sur le


concept d’histoire », Benjamin apporte un correctif à cette
proposition : « Le sujet de l’histoire : les opprimés, pas
l’humanité168. » La mémoire donne au corps collectif des
contours plus restreints que ceux de l’humanité générique,
mais plus vastes que ceux du prolétariat, qui doit se
découvrir responsable – non pas coupable, mais solidaire –
de la tradition sans voix des irréductibles « vaincus » de
l’histoire.
87 Contracter ce « muscle » que les désirs et les désespérances
des générations précédentes ont « innervé », c’est là un
effort que Benjamin nomme « messianique » : n’en dépend
pas uniquement le bonheur propre à chacun, mais aussi le
bonheur de ceux et celles que les « vainqueurs169 » ont pour
l’heure bannis dans l’oubli. Michael Löwy insiste avec
raison : « la tâche messianique est entièrement dévolue aux
générations humaines. Le seul messie possible est collectif :
c’est l’humanité elle-même – plus précisément […]
l’humanité opprimée170. » C’est de l’attente – et plus encore
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de l’expectation – des générations oubliées que vient la


« faible force » qui échoit au corps collectif. L’attente, en
effet, est active : elle est en cela comparable à la pression
qu’exerce le refoulé. Benjamin fait jouer la survivance des
spectres contre l’affirmation d’Horkheimer « L’injustice
passée a eu vraiment lieu, elle est consommée, achevée. Les
victimes sont vraiment mortes171… » Il lui répond : « La
remémoration peut transformer ce qui est inachevé (le
bonheur) en quelque chose d’achevé et ce qui est achevé (la
souffrance) en quelque chose d’inachevé172. » La souffrance
n’est jamais qu’individuelle : symptôme des rapports de
domination, elle est sociale et politique, et persiste tant que
persiste la violence qui l’engendre. Déclarer l’« injustice
passée » « consommée, achevée », c’est oublier que
l’injustice survit à ses victimes et poursuit, en des formes
certes renouvelées, son travail de fossoyeur. Il faudra donc
espérer que la médaille des « vainqueurs » ait un revers et
que l’amassement du « butin » grossisse souterrainement la
masse inquiète des « vaincus », jusqu’à ce qu’éclatent la
souffrance et l’urgence de son abolition. La remémoration
doit rouvrir le temps historique pour mieux le clore –
réaliser le désir de bonheur né de la souffrance. Elle ne
saurait se réduire à un « devoir de mémoire », puisqu’elle
répond à l’exigence d’une réparation non seulement
symbolique, mais effective et définitive, pour et par les
opprimés. Elle est à ce titre un geste tout à la fois éthique et
politique. Éthique, dans la mesure où elle fait droit à la
souffrance. Politique, parce qu’elle s’impose d’y mettre un
terme.

L’Éveil ?
88 D’où le lien intime de la « remémoration » à la « présence
d’esprit » : « L’image vraie du passé passe en un éclair ».
Elle n’apparaît qu’à « l’instant du danger173 », lorsque le
passé est menacé par sa retraite forcée dans l’oubli, et le
présent auquel le passé s’adresse par le maintien d’un statu
quo intolérable qui serait la « catastrophe » même. Aussi est-
il indispensable que l’image mnésique soit reconnue à temps,

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de peur que le rêve vire au cauchemar. Du Paris du Second


Empire à l’Europe emportée dans la Seconde Guerre
mondiale, le doux sourire des cariatides a fait place aux traits
convulsés du Führer. L’imminence de la catastrophe
suffirait-elle à déclencher l’éveil ? Dans un brouillon à l’essai
de Kafka, Benjamin notait déjà la réversibilité du rêve et du
cauchemar et soutenait que les seules « innervations » ne
pouvaient déterminer l’issue (hors) du rêve :
« Il y a dans le rêve une zone spécifique où commence le
cauchemar. Sur le seuil de cette zone, le rêveur mobilise
toutes ses innervations physiques dans le combat qu’il mène
pour échapper au cauchemar. Cependant, c’est seulement au
cours du combat que se décide si ces innervations aideront
sa libération ou, au contraire, rendront son cauchemar
encore plus oppressant. Dans ce dernier cas, elles ne
déclencheront pas un réflexe de libération, mais de
soumission174. »

89 Si Benjamin affirmait dans l’exposé de 1935 que le rêve


contenait les possibilités de son propre dépassement –
« chaque époque […] cherche […] dans son rêve à s’arracher
au sommeil175 » – et que la masse s’éveillerait d’elle-même à
elle-même, il ne soutient plus guère cette hypothèse dans les
textes de la fin des années 1930. Il n’y aura pas de « ruse »
du rêve : l’éveil – le devenir-sujet de la masse – est tributaire
de l’intervention de l’« historien matérialiste », qui veille
quand « le sommeil de la raison engendre des monstres »
(Goya). C’est à cette figure centrale des thèses « Sur le
concept d’histoire » qu’il revient de tirer la belle endormie de
son sommeil centenaire pour l’éveiller à la conscience de sa
mission et de ses forces.
90 Pourquoi l’historien n’est-il pas absorbé par le rêve, par le
cauchemar de ses contemporains ? Parce que, le regard rivé
aux ruines du rêve d’une époque révolue, il ne participe pas à
la production des songes et préserve une égale distance à
l’égard d’un passé qu’il n’a pas vécu et d’un présent auquel il
ne concourt pas. Sa contemporanéité se constitue,
paradoxalement, dans l’écart :
« C’est là le sens ésotérique de la formule, l’historien est un
prophète tourné vers le passé. Il tourne le dos à son propre
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temps ; son regard visionnaire s’enflamme à la vue des cimes


des événements antérieurs s’obscurcissant dans le passé.
À ce regard visionnaire, son propre temps est plus nettement
présent qu’il ne l’est aux contemporains qui en suivent le
rythme176. »
91 Sans cette double distance, pas de rapprochement possible.
Seul celui qui ne vit pas dans l’adhésion sans reste à son
temps dispose de la « présence d’esprit » nécessaire à la
reconnaissance simultanée du passé et de l’actuel. Pas de
mémoire, pas d’identité collective sans ce corps disloqué,
asynchrone, dont les pieds sont ancrés dans son époque
mais dont le regard fouille le séjour des spectres. Pas de
« délivrance177 » sans le secours de ce corps étranger qui doit,
depuis l’exil qu’il assume, ouvrir dans l’actuel « la porte
étroite par laquelle le Messie178 » – la masse des opprimés –
peut entrer sur la scène de l’histoire.

Notes
1. Walter Benjamin, « James Ensor wird 70 Jahre », in : Gesammelte
Schriften, IV-2, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1991, p. 567 (je
traduis).

2. Walter Benjamin, « James Ensor wird 70 Jahre », in : Gesammelte


Schriften, IV-2, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1991, p. 567.

3. Miriam Bratu Hansen, « Walter Benjamin’s Aura », Critical Inquiry,


34/2008-4, p. 336-375 ; ici p. 373 (je traduis).

4. Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité


technique » (première version), traduit par Rainer Rochlitz, in : Œuvres,
III, Paris, Gallimard, 2000, p. 89.

5. Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire » (traduction en français


faite par Benjamin lui-même), in : Gesammelte Schriften, I-3, Francfort-
sur-le-Main, Suhrkamp, 1991, p. 1264.

6. Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le Livre des passages,


traduit par Jean Lacoste, Paris, Éditions du Cerf, 1997, p. 410.

7. Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité


technique » (première version), traduit par Rainer Rochlitz, in : Œuvres,
III, Paris, Gallimard, 2000, p. 113.

8. « Le principe de plaisir semble être tout simplement au service des


pulsions de mort » (Sigmund Freud, Au-delà du principe de plaisir,
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traduit par Janine Altounian, André Bourguignon, Pierre Cotet et Alain


Rauzy, Paris, Presses universitaires de France, 2010, p. 65). Plutôt que de
suggérer la subordination d’une pulsion à une autre, je pense que
Benjamin cherche à penser leur intrication, afin que la « dispersion »
n’implique pas la désintégration des relations, et que, réciproquement, la
solidarisation des corps n’entraîne pas la fossilisation de leurs liens.

9. Walter Benjamin, « Fragment théologico-politique », in : Œuvres, I,


Paris, Gallimard, 2000, p. 264 sq.

10. Georges Bataille, « La notion de dépense », in : La part maudite


précédé de La notion de dépense, Paris, Les Éditions de Minuit, 2011,
p. 23 sq.

11. Se pose la question de l’éventuelle lecture des essais de Benjamin par


Caillois. Celui-ci ne cite pas, en tout cas, Benjamin ; il évoque néanmoins
les travaux de Klages (Roger Caillois, « Mimétisme et Psychasthénie
légendaire », in : Le mythe et l’homme, Paris, Gallimard, 2012, p. 119). Il
est donc possible que la proximité du « mimétisme » de Caillois et de la
« faculté mimétique » de Benjamin tienne à cette source commune.

12. Roger Caillois, « Mimétisme et Psychasthénie légendaire », in : Le


mythe et l’homme, Paris, Gallimard, 2012, p. 111.

13. Walter Benjamin, « L’image proustienne », in : Œuvres, II, Paris,


Gallimard, 2000, p. 140.

14. Roger Caillois, « Mimétisme et Psychasthénie légendaire », in : Le


mythe et l’homme, Paris, Gallimard, 2012, p. 122.

15. « Ce travail doit développer à son plus haut degré l’art de citer sans
guillemets. La théorie de cet art est en corrélation très étroite avec celle
du montage » (Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le Livre
des passages, traduit par Jean Lacoste, Paris, Éditions du Cerf, 1997,
p. 476).

16. Walter Benjamin, « Zentralpark », in : Charles Baudelaire. Un poète


lyrique à l’apogée du capitalisme, traduit par Jean Lacoste, Paris, Payot,
1979, p. 225.

17. Walter Benjamin, « Sur quelques thèmes baudelairiens », in :


Œuvres, III, Paris, Gallimard, 2000, p. 361 sq. Benjamin cite Marx.

18. Walter Benjamin, « E.T.A. Hoffmann und Oskar Panizza », in :


Gesammelte Schriften, II-2, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1991,
p. 647 (je traduis).

19. Karl Marx, Le Capital, Livre I, sections 1 à 4, traduit par Joseph Roy,
Paris, Flammarion, 1985, p. 430 (traduction modifiée).

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20. Karl Marx, Le Capital, Livre I, sections 1 à 4, traduit par Joseph Roy,
Paris, Flammarion, 1985, p. 449.

21. Karl Marx, Le Capital, Livre I, sections 1 à 4, traduit par Joseph Roy,
Paris, Flammarion, 1985, p. 446 (traduction modifiée).

22. « Le principe de plaisir est alors une tendance qui se trouve au


service d’une fonction à laquelle il incombe de rendre l’appareil animique
absolument sans excitation ou de maintenir en lui constant ou le plus bas
possible le montant de l’excitation […]. Nous remarquons que la fonction
ainsi définie participerait de la tendance la plus générale de tout le vivant
à retourner au repos du monde inorganique » (Sigmund Freud, Au-delà
du principe de plaisir, traduit par Janine Altounian, André Bourguignon,
Pierre Cotet et Alain Rauzy, Paris, Presses universitaires de France, 2010,
p. 64).

23. Sigmund Freud, Au-delà du principe de plaisir, traduit par Janine


Altounian, André Bourguignon, Pierre Cotet et Alain Rauzy, Paris,
Presses universitaires de France, 2010, p. 34.

24. Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le Livre des


passages, traduit par Jean Lacoste, Paris, Éditions du Cerf, 1997, p. 369.

25. Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le Livre des


passages, traduit par Jean Lacoste, Paris, Éditions du Cerf, 1997, p. 707.
Benjamin cite Caillois.

26. Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le Livre des


passages, traduit par Jean Lacoste, Paris, Éditions du Cerf, 1997, p. 212.
Benjamin cite Toussenel.

27. Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le Livre des


passages, traduit par Jean Lacoste, Paris, Éditions du Cerf, 1997, p. 420.
Benjamin cite Odon de Cluny.

28. Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le Livre des


passages, traduit par Jean Lacoste, Paris, Éditions du Cerf, 1997, p. 418.
Benjamin cite Victor Fournel.

29. Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le Livre des


passages, traduit par Jean Lacoste, Paris, Éditions du Cerf, 1997, p. 89.

30. Walter Benjamin, « Paris, capitale du xixe siècle » (exposé de 1935),


in : Paris, capitale du xixe siècle. Le Livre des passages, traduit par Jean
Lacoste, Paris, Éditions du Cerf, 1997, p. 40.

31. Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le Livre des


passages, traduit par Jean Lacoste, Paris, Éditions du Cerf, 1997, p. 95.

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32. Walter Benjamin, « Sur quelques thèmes baudelairiens », in :


Œuvres, III, Paris, Gallimard, 2000, p. 385. Benjamin cite Baudelaire.

33. Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le Livre des


passages, traduit par Jean Lacoste, Paris, Éditions du Cerf, 1997, p. 370
(traduction modifiée).

34. Karl Marx, Le Capital, Livre I, traduit par Joseph Roy, Paris,
Flammarion, 1985, p. 99.

35. Karl Marx, Le Capital, Livre I, traduit par Joseph Roy, Paris,
Flammarion, 1985, p. 100 (traduction modifiée).

36. Georg Lukàcs, « La réification et la conscience du prolétariat », in :


Histoire et conscience de classe, Paris, Les Éditions de Minuit, 1960,
p. 113.

37. Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le Livre des


passages, traduit par Jean Lacoste, Paris, Éditions du Cerf, 1997, p. 670
(traduction modifiée). Benjamin cite Marx.

38. Georg Lukàcs, « La réification et la conscience du prolétariat », in :


Histoire et conscience de classe, Paris, Les Éditions de Minuit, 1960,
p. 140 (traduction modifiée).

39. Walter Benjamin, résumé du projet sur Baudelaire, in : Gesammelte


Schriften, I-3, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1991, p. 1151 (je
traduis).

40. Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand, traduit par


Sybille Muller, Paris, Flammarion, 2009, p. 187.

41. Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le Livre des


passages, traduit par Jean Lacoste, Paris, Éditions du Cerf, 1997, p. 528
(traduction modifiée).

42. Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le Livre des


passages, traduit par Jean Lacoste, Paris, Éditions du Cerf, 1997, p. 404
(traduction modifiée).

43. Walter Benjamin, « Paris, capitale du xixe siècle », in : Paris, capitale


du xixe siècle, traduit par Jean Lacoste, Paris, Éditions du Cerf, 1997,
p. 39 (traduction modifiée).

44. Ainsi, cette remarque de Adam Müller, dont Benjamin note la


proximité avec l’analyse marxienne : « […] au lieu que l’on s’approprie
mon corps et qu’on prenne en conséquence le soin de sa survie, on n’en
prend à présent plus que l’essentiel, sa force, et, comble d’ironie, on
laisse à ma libre disposition le reliquat de son squelette inutile. »
(Benjamin cite Müller dans la petite anthologie « Vom Weltbürger zum
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Großbürger », in : Gesammelte Schriften, IV-2, Francfort-sur-le-Main,


Suhrkamp, 1991, p. 853 ; je traduis).

45. Georg Lukàcs, « La réification et la conscience du prolétariat », in :


Histoire et conscience de classe, Paris, Les Éditions de Minuit, 1960,
p. 113.

46. Georg Lukàcs, « La réification et la conscience du prolétariat », in :


Histoire et conscience de classe, Paris, Les Éditions de Minuit, 1960,
p. 115 sq.

47. Benjamin prévoyait à l’origine d’intituler son essai sur Paris :


« Passages parisiens. Une féerie dialectique » (cf. l’introduction de Rolf
Tiedermann in : Walter Benjamin, Gesammelte Schriften, V-1, Francfort-
sur-le-Main, Suhrkamp, 1991, p. 14 sq.).

48. Cf. Margaret Cohen, « Walter Benjamin’s Phantasmagoria », New


German Critique, 48 (3)/1989, p. 87-107.

49. Walter Benjamin, « Paris, capitale du xixe siècle », in : Gesammelte


Schriften, V-1, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1991, p. 75.

50. Walter Benjamin, « Paris, capitale du xixe siècle », in : Gesammelte


Schriften, V-1, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1991, p. 75.

51. Walter Benjamin, « Paris, capitale du xixe siècle », in : Gesammelte


Schriften, V-1, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1991, p. 76. Benjamin
cite Blanqui.

52. Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », traduit par Pierre


Rusch, in : Œuvres, III, Paris, Gallimard, 2000, p. 439.

53. Walter Benjamin, « Sur quelques thèmes baudelairiens », in :


Œuvres, III, Paris, Gallimard, 2000, p. 376. Benjamin cite Baudelaire.

54. Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le Livre des


passages, traduit par Jean Lacoste, Paris, Éditions du Cerf, 1997, p. 516.
Benjamin cite Anatole France.

55. Walter Benjamin, « Die glückliche Hand », in : Gesammelte


Schriften, IV-2, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1991, p. 776 (je
traduis).

56. Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le Livre des


passages, traduit par Jean Lacoste, Paris, Éditions du Cerf, 1997, p. 361.

57. Walter Benjamin, « Sur quelques thèmes baudelairiens », in :


Œuvres, III, Paris, Gallimard, 2000, p. 364.

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58. Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le Livre des


passages, traduit par Jean Lacoste, Paris, Éditions du Cerf, 1997, p. 576.

59. Karl Marx, Le Capital, Livres II et III (ici, Livre III), traduit par
Maximilien Rubel, Paris, Gallimard, 2008, p. 1714. Marx emploie cette
expression pour désigner le « capital productif d’intérêt », soit « la valeur
qui s’engendre elle-même, l’argent qui enfante de l’argent : sous cette
forme, nulle cicatrice ne trahit plus sa naissance ».

60. Walter Benjamin, Eduard Fuchs, in : Œuvres, III, Paris, Gallimard,


2000, p. 184.

61. Walter Benjamin, « Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen


Reproduzierbarkeit », in : Gesammelte Schriften, VII-1, Francfort-sur-le-
Main, Suhrkamp, 1991, p. 382 (je traduis).

62. Walter Benjamin, « Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen


Reproduzierbarkeit », in : Gesammelte Schriften, VII-1, Francfort-sur-le-
Main, Suhrkamp, 1991, p. 382.

63. Walter Benjamin, « Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen


Reproduzierbarkeit », in : Gesammelte Schriften, VII-1, Francfort-sur-le-
Main, Suhrkamp, 1991, p. 358.

64. Walter Benjamin, « Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen


Reproduzierbarkeit », in : Gesammelte Schriften, VII-1, Francfort-sur-le-
Main, Suhrkamp, 1991, p. 358.

65. Walter Benjamin, « Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen


Reproduzierbarkeit », in : Gesammelte Schriften, VII-1, Francfort-sur-le-
Main, Suhrkamp, 1991, p. 350.

66. Je renvoie par ces termes à la théorie du signe de Charles S. Peirce :


« Une icône est un signe qui renvoie à l’objet qu’il dénote simplement en
vertu des caractères qu’il possède, que cet objet existe réellement ou non.
N’importe quoi […] est l’icône de quelque chose, pourvu qu’il ressemble à
cette chose […] ». « Un indice est un signe qui renvoie à l’objet qu’il
dénote parce qu’il est réellement affecté par cet objet. […] ce n’est pas la
simple ressemblance qu’il a avec l’objet […] qui en fait un signe, mais sa
modification réelle par l’objet » (Charles S. Peirce, Écrits sur le signe,
traduit par Gérard Deledalle, Paris, Éditions du Seuil, 1978, p. 140).

67. Walter Benjamin, « Petite histoire de la photographie », in : Œuvres,


III, Paris, Gallimard, 2000, p. 299. Les vers cités sont de Stefan George.

68. Roland Barthes, La chambre claire. Note sur la photographie, Paris,


Gallimard, 1980, p. 15.

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69. Walter Benjamin, « Petite histoire de la photographie », in : Œuvres,


III, Paris, Gallimard, 2000, p. 301 sq. Benjamin cite Heinrich Schwarz.

70. Walter Benjamin, « Petite histoire de la photographie », in : Œuvres,


III, Paris, Gallimard, 2000, p. 303.

71. Georges Didi-Huberman, Devant le temps. Histoire de l’art et


anachronisme des images, Paris, Les Éditions de Minuit, 2000, p. 81.

72. Walter Benjamin, « Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen


Reproduzierbarkeit », in : Gesammelte Schriften, VII-1, Francfort-sur-le-
Main, Suhrkamp, 1991, p. 360 (je traduis).

73. Walter Benjamin, « Petite histoire de la photographie », in : Œuvres,


III, Paris, Gallimard, 2000, p. 311.

74. Walter Benjamin, « Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen


Reproduzierbarkeit », in : Gesammelte Schriften, VII-1, Francfort-sur-le-
Main, Suhrkamp, 1991, p. 381.

75. Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité


technique » (première version), traduit par Rainer Rochlitz, in : Œuvres,
III, Paris, Gallimard, 2000, p. 107.

76. Walter Benjamin, « Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen


Reproduzierbarkeit », in : Gesammelte Schriften, VII-1, Francfort-sur-le-
Main, Suhrkamp, 1991, p. 381 (je traduis).

77. Rebecca Comay, « Materialist Mutations of the Bilderverbot », in :


Andrew Benjamin (dir.), Walter Benjamin and Art, Londres,
Continuum, 2005, p. 32-59 ; ici p. 43 (je traduis).

78. Walter Benjamin, « Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen


Reproduzierbarkeit », in : Gesammelte Schriften, VII-1, Francfort-sur-le-
Main, Suhrkamp, 1991, p. 381 (je traduis).

79. Cf. Lettre d’Adorno à Benjamin du 18 mars 1936, in : Theodor W.


Adorno et Walter Benjamin, Correspondance (1928-1940), traduit par
Philippe Ivernel, Paris, La Fabrique, 2002, p. 184 sq.

80. Walter Benjamin, « Sur quelques thèmes baudelairiens », in :


Œuvres, III, Paris, Gallimard, 2000, p. 361.

81. Gilles Moutot, Essai sur Adorno, Paris, Payot, 2010, p. 125.

82. Walter Benjamin, « Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen


Reproduzierbarkeit », in : Gesammelte Schriften, VII-1, Francfort-sur-le-
Main, Suhrkamp, 1991, p. 373 (je traduis).

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83. Walter Benjamin, « Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen


Reproduzierbarkeit », in : Gesammelte Schriften, VII-1, Francfort-sur-le-
Main, Suhrkamp, 1991, p. 368.

84. Walter Benjamin, « Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen


Reproduzierbarkeit », in : Gesammelte Schriften, VII-1, Francfort-sur-le-
Main, Suhrkamp, 1991, p. 367.

85. Walter Benjamin, « Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen


Reproduzierbarkeit », in : Gesammelte Schriften, VII-1, Francfort-sur-le-
Main, Suhrkamp, 1991, p. 366. Benjamin cite Pirandello.

86. De la complexe théorie de l’« image-mouvement » exposée par


Deleuze dans L’image-mouvement et L’image-temps, on retiendra cette
phrase synthétique : « […] l’image-mouvement ne reproduit pas un
monde, mais constitue un monde autonome, fait de ruptures et de
disproportions, privé de tous ses centres, s’adressant comme tel à un
spectateur qui n’est plus lui-même centre de sa propre perception »
(Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, Paris, Les Éditions de Minuit,
1985, p. 53 sq.).

87. Walter Benjamin, « Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen


Reproduzierbarkeit », in : Gesammelte Schriften, VII-1, Francfort-sur-le-
Main, Suhrkamp, 1991, p. 376 (je traduis).

88. Walter Benjamin, « Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen


Reproduzierbarkeit », in : Gesammelte Schriften, VII-1, Francfort-sur-le-
Main, Suhrkamp, 1991, p. 369.

89. Walter Benjamin, « Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen


Reproduzierbarkeit », in : Gesammelte Schriften, VII-1, Francfort-sur-le-
Main, Suhrkamp, 1991, p. 360 (je traduis).

90. Lettre d’Adorno à Benjamin du 18 mars 1936, in : Theodor W.


Adorno et Walter Benjamin, Correspondance (1928-1940), traduit par
Philippe Ivernel, Paris, La Fabrique, 2002, p. 187.

91. Lettre d’Adorno à Benjamin du 18 mars 1936, in : Theodor W.


Adorno et Walter Benjamin, Correspondance (1928-1940), traduit par
Philippe Ivernel, Paris, La Fabrique, 2002, p. 190.

92. Lettre d’Adorno à Benjamin du 6 septembre 1936, in : Theodor W.


Adorno et Walter Benjamin, Correspondance (1928-1940), traduit par
Philippe Ivernel, Paris, La Fabrique, 2002, p. 206.

93. Walter Benjamin, « Qu’est-ce que le théâtre épique ? » (première


version), in : Essais sur Brecht, traduit par Philippe Ivernel, Paris, La
Fabrique, 2003, p. 21. Sauf exception, je me réfère à la première version

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de l’essai « Qu’est-ce que le théâtre épique ? », parue en 1931. Une


seconde version est parue en 1939.

94. Walter Benjamin, « Études sur la théorie du théâtre épique », in :


Essais sur Brecht, traduit par Philippe Ivernel, Paris, La Fabrique, 2003,
p. 35.

95. Walter Benjamin, « Qu’est-ce que le théâtre épique ? » (première


version), in : Essais sur Brecht, traduit par Philippe Ivernel, Paris, La
Fabrique, 2003, p. 22.

96. Le concept de Pathosformel (formule de pathos), élaboré par Aby


Warburg, désigne la fixation dans l’image d’affects passionnels
fondamentaux, constituant un répertoire commun de mouvements du
corps (gestes) et de ses accessoires (drapés), « cités » par des artistes à
différentes époques. Cf. l’essai de Roland Recht « L’Atlas Mnémosyne
d’Aby Warburg », in : Aby Warburg, L’Atlas Mnémosyne, Bruges,
L’écarquillé, 2012, p. 7-48.

97. Walter Benjamin, « Pariser Brief [2]. Malerei und Photographie »,


in : Gesammelte Schriften, III, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1991,
p. 505 (je traduis).

98. Walter Benjamin, « Qu’est-ce que le théâtre épique ? » (première


version), in : Essais sur Brecht, traduit par Philippe Ivernel, Paris, La
Fabrique, 2003, p. 25. Benjamin cite Brecht.

99. Walter Benjamin, « Qu’est-ce que le théâtre épique ? » (première


version), in : Essais sur Brecht, traduit par Philippe Ivernel, Paris, La
Fabrique, 2003, p. 31.

100. Walter Benjamin, « Qu’est-ce que le théâtre épique ? » (première


version), in : Essais sur Brecht, traduit par Philippe Ivernel, Paris, La
Fabrique, 2003, p. 27.

101. Walter Benjamin, « Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen


Reproduzierbarkeit », in : Gesammelte Schriften, VII-1, Francfort-sur-le-
Main, Suhrkamp, 1991, p. 369.

102. Walter Benjamin, « Qu’est-ce que le théâtre épique ? » (première


version), in : Essais sur Brecht, traduit par Philippe Ivernel, Paris, La
Fabrique, 2003, p. 30.

103. Walter Benjamin, « Programm eines proletarischen


Kindertheaters », in : Gesammelte Schriften, II-2, Francfort-sur-le-Main,
Suhrkamp, 1991, p. 765 (je traduis).

104. Walter Benjamin, « Programm eines proletarischen


Kindertheaters », in : Gesammelte Schriften, II-2, Francfort-sur-le-Main,

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Suhrkamp, 1991, p. 767.

105. Walter Benjamin, « Qu’est-ce que le théâtre épique ? » (première


version), in : Essais sur Brecht, traduit par Philippe Ivernel, Paris, La
Fabrique, 2003, p. 33.

106. Walter Benjamin, « Qu’est-ce que le théâtre épique ? » (première


version), in : Essais sur Brecht, traduit par Philippe Ivernel, Paris, La
Fabrique, 2003, p. 29.

107. Walter Benjamin, « Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen


Reproduzierbarkeit », in : Gesammelte Schriften, VII-1, Francfort-sur-le-
Main, Suhrkamp, 1991, p. 370 (je traduis).

108. Walter Benjamin, « Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen


Reproduzierbarkeit », in : Gesammelte Schriften, VII-1, Francfort-sur-le-
Main, Suhrkamp, 1991, p. 370 sq (je traduis).

109. Walter Benjamin, « Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen


Reproduzierbarkeit », in : Gesammelte Schriften, VII-1, Francfort-sur-le-
Main, Suhrkamp, 1991, p. 370 sq.

110. « [Le prolétariat] a autant besoin de nous en termes de connaissance


que nous de lui pour que la révolution se fasse. De cette mise au clair sur
la relation des intellectuels au prolétariat dépend essentiellement, selon
moi, la formulation ultérieure du débat esthétique […] » (Lettre d’Adorno
à Benjamin du 18 mars 1936, in : Theodor W. Adorno et Walter
Benjamin, Correspondance (1928-1940), traduit par Philippe Ivernel,
Paris, La Fabrique, 2002, p. 89).

111. Walter Benjamin, « Qu’est-ce que le théâtre épique ? » (première


version), in : Essais sur Brecht, traduit par Philippe Ivernel, Paris, La
Fabrique, 2003, p. 34.

112. Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », in : Œuvres, III,


Paris, Gallimard, 2000, p. 439.

113. Walter Benjamin, « Paris, capitale du xixe siècle », in : Paris,


capitale du xixe siècle, traduit par Jean Lacoste, Paris, Éditions du Cerf,
1997, p. 46.

114. Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le Livre des


passages, traduit par Jean Lacoste, Paris, Éditions du Cerf, 1997, p. 487.

115. Walter Benjamin, « Paris, capitale du xixe siècle », in : Paris,


capitale du xixe siècle, traduit par Jean Lacoste, Paris, Éditions du Cerf,
1997, p. 43.

116. Walter Benjamin, « Paris, capitale du xixe siècle », in : Paris,


capitale du xixe siècle, traduit par Jean Lacoste, Paris, Éditions du Cerf,
https://books.openedition.org/editionsmsh/24984?lang=fr 68/74
25/03/2024 15:01 Le corps en exil - Chapitre VII. Corps objet, corps sujet – Dialectique de l’aliénation - Éditions de la Maison des sciences de l’…

1997, p. 46.

117. Paul Valéry, Mauvaises pensées et autres, in : Œuvres, t. II, Paris,


Gallimard, 1960, p. 860.

118. Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le Livre des


passages, traduit par Jean Lacoste, Paris, Éditions du Cerf, 1997, p. 230
(traduction modifiée).

119. Lettre d’Adorno à Benjamin des 2, 4 et 5 août 1935, in : Theodor W.


Adorno et Walter Benjamin, Correspondance (1928-1940), traduit par
Philippe Ivernel, Paris, La Fabrique, 2002, p. 160.

120. Lettre d’Adorno à Benjamin des 2, 4 et 5 août 1935, in : Theodor W.


Adorno et Walter Benjamin, Correspondance (1928-1940), traduit par
Philippe Ivernel, Paris, La Fabrique, 2002, p. 158.

121. Lettre d’Adorno à Benjamin des 2, 4 et 5 août 1935, in : Theodor W.


Adorno et Walter Benjamin, Correspondance (1928-1940), traduit par
Philippe Ivernel, Paris, La Fabrique, 2002, p. 160.

122. Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », appareil critique, in :


Gesammelte Schriften, I-3, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1991,
p. 1243 (je traduis).

123. Gilles Moutot, Essai sur Adorno, Paris, Payot, 2010, p. 137.

124. Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le Livre des


passages, traduit par Jean Lacoste, Paris, Éditions du Cerf, 1997, p. 491
(traduction modifiée).

125. Lettre de Horkheimer à Benjamin du 18 septembre 1935, in : Walter


Benjamin, Gesammelte Schriften, V-2, Francfort-sur-le-Main,
Suhrkamp, 1991, p. 1143 (je traduis).

126. Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le Livre des


passages, traduit par Jean Lacoste, Paris, Éditions du Cerf, 1997,
p. 409 sq.

127. Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le Livre des


passages, traduit par Jean Lacoste, Paris, Éditions du Cerf, 1997, p. 406.

128. Cf. Margaret Cohen, Profane Illumination. Walter Benjamin and


the Paris of Surrealist Revolution, Berkeley / Los Angeles, University of
California Press, 1993.

129. Sigmund Freud, L’interprétation du rêve, traduit par Janine


Altounian, Pierre Cotet René Lainé, Alain Rauzy et François Robert,
Paris, Presses universitaires de France, 2010, p. 258.

https://books.openedition.org/editionsmsh/24984?lang=fr 69/74
25/03/2024 15:01 Le corps en exil - Chapitre VII. Corps objet, corps sujet – Dialectique de l’aliénation - Éditions de la Maison des sciences de l’…

130. Sigmund Freud, L’interprétation du rêve, traduit par Janine


Altounian, Pierre Cotet René Lainé, Alain Rauzy et François Robert,
Paris, Presses universitaires de France, 2010, p. 263.

131. Karl Marx, Le Capital, Livre I, traduit par Joseph Roy, Paris,
Flammarion, 1985, p. 99.

132. Walter Benjamin, « Franz Kafka », traduit par Christophe David et


Alexandra Richter, in : Sur Kafka, Caen, Nous, 2015, p. 62. Benjamin cite
Willy Haas.

133. Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le Livre des


passages, traduit par Jean Lacoste, Paris, Éditions du Cerf, 1997, p. 484
(traduction modifiée). Benjamin cite Marx.

134. Walter Benjamin, « Paris, capitale du xixe siècle », in : Paris,


capitale du xixe siècle, traduit par Jean Lacoste, Paris, Éditions du Cerf,
1997, p. 36.

135. Walter Benjamin, « Paris, capitale du xixe siècle », in : Paris,


capitale du xixe siècle, traduit par Jean Lacoste, Paris, Éditions du Cerf,
1997, p. 36 (traduction modifiée).

136. Lettre d’Adorno à Benjamin des 2, 4 et 5 août 1935, in : Theodor W.


Adorno et Walter Benjamin, Correspondance (1928-1940), traduit par
Philippe Ivernel, Paris, La Fabrique, 2002, p. 160.

137. Lettre d’Adorno à Benjamin des 2, 4 et 5 août 1935, in : Theodor W.


Adorno et Walter Benjamin, Correspondance (1928-1940), traduit par
Philippe Ivernel, Paris, La Fabrique, 2002, p. 160.

138. Walter Benjamin, « Paris, capitale du xixe siècle », in : Paris,


capitale du xixe siècle, traduit par Jean Lacoste, Paris, Éditions du Cerf,
1997, p. 36 (traduction modifiée).

139. Walter Benjamin, « Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen


Reproduzierbarkeit », in : Gesammelte Schriften, VII-1, Francfort-sur-le-
Main, Suhrkamp, 1991, p. 359 (je traduis).

140. Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le Livre des


passages, traduit par Jean Lacoste, Paris, Éditions du Cerf, 1997, p. 642.

141. Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le Livre des


passages, traduit par Jean Lacoste, Paris, Éditions du Cerf, 1997, p. 644.
Benjamin cite Giuseppe Ferarri.

142. Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », in : Œuvres, III,


Paris, Gallimard, 2000, p. 437.

https://books.openedition.org/editionsmsh/24984?lang=fr 70/74
25/03/2024 15:01 Le corps en exil - Chapitre VII. Corps objet, corps sujet – Dialectique de l’aliénation - Éditions de la Maison des sciences de l’…

143. Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », in : Œuvres, III,


Paris, Gallimard, 2000, p. 437. Benjamin cite Josef Dietzgen.

144. Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le Livre des


passages, traduit par Jean Lacoste, Paris, Éditions du Cerf, 1997, p. 653.

145. Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le Livre des


passages, traduit par Jean Lacoste, Paris, Éditions du Cerf, 1997, p. 417.
Benjamin cite Jung.

146. Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le Livre des


passages, traduit par Jean Lacoste, Paris, Éditions du Cerf, 1997, p. 494
(traduction modifiée).

147. Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le Livre des


passages, traduit par Jean Lacoste, Paris, Éditions du Cerf, 1997, p. 417.

148. Susan Buck-Morss, « Benjamin’s Passagen Werk: Redeeming Mass


Culture for the Revolution », New German Critique, 29 (1)/1983, p. 211-
240 ; ici p. 222 (je traduis).

149. Walter Benjamin, Gesammelte Schriften, V-2, Francfort-sur-le-


Main, Suhrkamp, 1991, p. 1023 (je traduis).

150. Walter Benjamin, « Julien Green », traduit par Maurice de


Gandillac, in : Œuvres, II, Paris, Gallimard, 2000, p. 178.

151. Walter Benjamin, « Julien Green », traduit par Maurice de


Gandillac, in : Œuvres, II, Paris, Gallimard, 2000, p. 478.

152. Walter Benjamin, « Le conteur », in : Œuvres, III, Paris, Gallimard,


2000, p. 126 sq.

153. Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le Livre des


passages, traduit par Jean Lacoste, Paris, Éditions du Cerf, 1997, p. 473.

154. Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le Livre des


passages, traduit par Jean Lacoste, Paris, Éditions du Cerf, 1997, p. 414.
Benjamin cite Mabille.

155. Sigmund Freud, L’interprétation du rêve, traduit par Janine


Altounian, Pierre Cotet René Lainé, Alain Rauzy et François Robert,
Paris, Presses universitaires de France, 2010, p. 633.

156. Walter Benjamin, « Franz Kafka », traduit par Christophe David et


Alexandra Richter, in : Sur Kafka, Caen, Nous, 2015, p. 61.

157. Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, in : À la recherche du temps


perdu, t. III, Paris, Gallimard, 1988, p. 374.

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25/03/2024 15:01 Le corps en exil - Chapitre VII. Corps objet, corps sujet – Dialectique de l’aliénation - Éditions de la Maison des sciences de l’…

158. Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le Livre des


passages, traduit par Jean Lacoste, Paris, Éditions du Cerf, 1997, p. 421.

159. Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le Livre des


passages, traduit par Jean Lacoste, Paris, Éditions du Cerf, 1997,
p. 410 sq.

160. Sigmund Freud, L’interprétation du rêve, traduit par Janine


Altounian, Pierre Cotet René Lainé, Alain Rauzy et François Robert,
Paris, Presses universitaires de France, 2010, p. 633.

161. « Chaque présent est déterminé par les images qui sont synchrones
avec lui » (Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le Livre des
passages, traduit par Jean Lacoste, Paris, Éditions du Cerf, 1997, p. 479).

162. Lettre de Marx à Ruge de septembre 1843 [en ligne :


http://www.karlmarx.fr/marx-correspondance-ruge.php].

163. Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, traduit par


Grégoire Chamayou, Paris, Flammarion, 2007, p. 50. Il faut noter que
Marx, à la différence de Benjamin, affirme que « la Révolution du
xixe siècle ne peut pas tirer sa poésie du passé, mais de l’avenir […]. Les
révolutions antérieures avaient besoin des réminiscences de l’histoire
universelle pour s’étourdir sur leur propre contenu. La Révolution du
xixe siècle doit laisser les morts enterrer leurs morts pour en venir à son
propre contenu » (p. 55).

164. Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », in : Œuvres, III,


Paris, Gallimard, 2000, p. 428 sq.

165. Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le Livre des


passages, traduit par Jean Lacoste, Paris, Éditions du Cerf, 1997, p. 498.

166. Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », in : Œuvres, III,


Paris, Gallimard, 2000, p. 433.

167. Walter Benjamin, brouillon de l’essai sur Baudelaire, in :


Gesammelte Schriften, VII-2, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1991,
p. 769 (je traduis).

168. Walter Benjamin, brouillon des thèses « Sur le concept d’histoire »,


in : Gesammelte Schriften, I-3, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1991,
p. 1244 (je traduis).

169. Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », in : Œuvres, III,


Paris, Gallimard, 2000, p. 432.

170. Michael Löwy, Walter Benjamin : Avertissement d’incendie. Une


lecture des thèses « Sur le concept d’histoire », Paris, Presses
universitaires de France, 2007, p. 39.
https://books.openedition.org/editionsmsh/24984?lang=fr 72/74
25/03/2024 15:01 Le corps en exil - Chapitre VII. Corps objet, corps sujet – Dialectique de l’aliénation - Éditions de la Maison des sciences de l’…

171. Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le Livre des


passages, traduit par Jean Lacoste, Paris, Éditions du Cerf, 1997, p. 488.
Benjamin cite la lettre d’Horkheimer du 16 mars 1937.

172. Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le Livre des


passages, traduit par Jean Lacoste, Paris, Éditions du Cerf, 1997, p. 489.

173. Walter Benjamin, brouillon des thèses « Sur le concept d’histoire »,


in : Gesammelte Schriften, I-3, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1991,
p. 1243 (je traduis).

174. Walter Benjamin, brouillon de l’essai Franz Kafka, in : Sur Kafka,


Caen, Nous, 2015, p. 281.

175. Walter Benjamin, « Paris, capitale du xixe siècle », in : Paris,


capitale du xixe siècle, traduit par Jean Lacoste, Paris, Éditions du Cerf,
1997, p. 46.

176. Walter Benjamin, brouillon des thèses « Sur le concept d’histoire »,


in : Gesammelte Schriften, I-3, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1991,
p. 1235 (je traduis).

177. Dans le contexte des thèses « Sur le concept d’histoire », je choisis


de traduire « Erlösung » par « délivrance », terme qui a une signification
« inséparablement théologique […] et politique », selon les mots de
Michael Löwy (Walter Benjamin : Avertissement d’incendie. Une lecture
des thèses « Sur le concept d’histoire », Paris, Presses universitaires de
France, 2007, p. 35).

178. Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », in : Œuvres, III,


Paris, Gallimard, 2000, p. 443.

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés)


sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Référence électronique du chapitre


BARBISAN, Léa. Chapitre VII. Corps objet, corps sujet – Dialectique de
l’aliénation In : Le corps en exil : Walter Benjamin, penser le corps [en
ligne]. Paris : Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2020
(généré le 25 mars 2024). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/editionsmsh/24984>. ISBN : 978-2-
7351-2782-5. DOI : https://doi.org/10.4000/books.editionsmsh.24984.

Référence électronique du livre


BARBISAN, Léa. Le corps en exil : Walter Benjamin, penser le corps.
Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Éditions de la Maison des sciences de
l’homme, 2020 (généré le 25 mars 2024). Disponible sur Internet :

https://books.openedition.org/editionsmsh/24984?lang=fr 73/74
25/03/2024 15:01 Le corps en exil - Chapitre VII. Corps objet, corps sujet – Dialectique de l’aliénation - Éditions de la Maison des sciences de l’…

<http://books.openedition.org/editionsmsh/24884>. ISBN : 978-2-


7351-2782-5. DOI : https://doi.org/10.4000/books.editionsmsh.24884.
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https://books.openedition.org/editionsmsh/24984?lang=fr 74/74

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