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LA PRIÈRE D’IIJN ' I W I I I S I I

(aç-çalAI nl-niiisliixliiynli)

L e Soufi marocain ’ AImI as SmIAiii IIiii Mashish (I),


maître d ’Abûl-Hassan ash ShAdhili le fondntcur de l’or
dre shadhilite — fui le pôle (t/nlb) s|>iriIneI de son épo
que. Il m ourut en l’an 1228 de 1ère chrclienne, dans son
hermitage sur le mont nl-’Alam, du massif ril'ain ; son
tombeau sur la cime de cette montagne est un des lieux
de pèlerinage les plus vénérés de loiil le Maghreb.
On ne possède de lui qu’un seul texte, sa célèbre
prière sur le Prophète, que l’on récite dans loules les
confréries de filiation shâdhilite, et (pii est comme un
résumé de la doctrine soufique de l’Ilomme universel (ri/
insân al-kûmil).Nous en donnerons ici une traduction, puis
nous commenterons tous les passages difficiles.
Rappelons que tout prière sur h‘ Prophète se réfère
im plicitement à cette injonction coranique : « Dieu et
Ses Anges bénissent le Prophète ; ô vous (pii croyez, bénis
lez-le et souhaitez-lui la paix» (XXXIII, 55).
Le verbe arabe çallâ, que nous traduisons par
« b én ir» , signifie également « p rie r» ; le mot çalût, de la
même racine, désigne la prière et plus particulièrem ent
l’oraison rituelle, si l’action émane de l’homme, en même
temps que la bénédiction ou l’effusion de grâce, si l’action
émane de Dieu. (2)
Titus B u rc k h a rd t.

(1) Il e x is te é g a le m e n t la fo rm e Ib n B a sh îsh (« f ils d ’u n


h o m m e a u v isa g e s e re in »), q u i se m b le b ie n ê tre la fo rm e
a r a b e o rig in e lle de ce n o m p a tr o n y m iq u e ,le m im de Ib n Mash-
îsc h (ou : b e n M a sh îsh ) s’e x p liq u a n t p a r l ’a s s im ila tio n — t y p i ­
q u e m e n t m a g h ré b in e — d u bà a u n ù n p ré c é d a n t.
(2) S u r la s ig n ific a tio n g é n é ra le de la p r iè re s u r le P ro p h è te
v o ir : F r i t h jo f S chuon, C o m p ren d re l ’Isla m , P a r is 1961, p. 129
e t ss.

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ÉTUDES TR A D ITIO N NELLES

« O m on Dieu (.A llâ h u m m a ), bénis celui dont d é ri­


v en t les secrets et do n t jaillisse n t les lum ières, dans
lequel ascen d en t les réalités, et en lequel fu re n t
descendues les sciences d ’Adam , de sorte q u ’il re n d it
im p u issa n te s les créatu res, et que les enten d em en ts
se ra p e tisse n t à son égard, de sorte que personne
d ’e n tre nous, ni p rédécesseur ni successeur, ne p eu t
le saisir.
« Les ja rd in s du m onde sp iritu e l (a l-m a la k û t)
so n t ornés p a r la fleu r de sa beauté, et les bassins
du m onde de la to u te-p u issan ce (a l-ja b a rû t) débordent
p a r le flu x de ses lum ières.
« Il n ’existe p as de chose qui ne soit pas reliée à
lui, car, ainsi q u ’on l’a d it : N’é ta it le m éd iateu r, to u t
ce qui en dépend d is p a ra îtra it ! (Bénis-le, ô m on
D ieu), p a r une bénédiction telle q u ’elle lu i revient p ar
Toi de T a p ari, selon q u ’il en est digne.
« O m on Dieu, il est T on secret intégral, qui Te
d ém o n tre, et T on voile suprêm e, dressé d evant Toi.
« O m on Dieu, joins-m oi à sa postérité (10) et jus-
tifie-m oi p ar son com pte. F ais que je le connaisse
p ar u ne co n naissance qui m e sauve des abreuvoirs de
l’ig n o ran ce et m e désaltère au x abreuvoirs de la vertu .
P orte-m oi s u r son chem in, enveloppé de T on aide,
vers T a présence. F ra p p e p ar m oi su r la vanité pour
que je la d étru ise. Plonge-m oi dans les océans de
l’U nité (al-ahadiijah), tire-m oi des b ourbiers du
law hîd, et noie-m oi dans la source p u re de l’océan
de l’U nicité (a l-w ahdah ) afin que je ne voie ni n ’en ­
ten d e ni n e sois conscient ni ne sente que p ar elle.
E t fais du Voile suprêm e la vie de m on esprit, et de
son e s p rit le secret de m a réalité, et de sa réalité
to u s m es m ondes, p ar la ré alisatio n de la V érité
prem ière.
« O P rem ier, ô D ernier, ô E x térieu r, ô In térie u r,
écoute m on appel, ainsi que T u as écouté l’appel de
T on serv iteu r Z ach arie ; secours-m oi p a r Toi envers
Toi, aide-m oi p a r Toi envers Toi, u n is e n tre m oi et
Toi, et délie en tre m oi et autre-que-T oi : Allah,
Allah, A llah ! E n vérité, Celui qui t ’a im posé le C oran

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LA PRIÈRE D 'IB N M A SH ISH

com m e loi, te ra m è n e ra au term e p ro m is (Coran


XXVIII, 84).
« N otre Seigneur, accorde-nous une m iséricorde
de T a p a r t et arran g e -n o u s une bonne co nduite de
n o tre a ffa ire (Coran, XVIII, 9).
E n vérité, Dieu et Ses Anges b én issen t le P ro ­
phète ; ô vous qui croyez, bénissez-le et so u h ai­
tez-lui la p aix (Coran, XXIII, 55).
« Q u e les grâces (çalaw ât) de Dieu, Sa paix, Ses
salu tatio n s, Sa m iséricorde et Ses bénédictions (ba-
r a k â t) soient su r n o tre seigneur M uham m ad, T on ser­
v iteur, T on p ro p h ète et T on envoyé, le pro p h ète illet­
tré, et s u r sa fam ille et ses com pagnons (des grâces)
aussi no m b reu ses que le sim ple et l’im p air et que les
p aroles p a rfa ite s et bénies de n o tre Seigneur.
« E x alté soit ton Seigneur, le S eigneur de la gloire,
au -d essu s de ce q u ’ils lui a ttrib u e n t, et que la paix
soit su r les envoyés. L ouange à Dieu, le m aître des
m ondes (Coran, XXXVII, 179-182). »

« O m on Dieu (A llâ h u m m a ), bénis celui do n t d éri­


v ent les secrets et d o n t ja illisse n t les lum ières. »
Il y a co m p lém en tarism e e n tre les « secrets »
(■asrâr) et les « lum ières » (a n w â r), c a r les p rem iers
sont des p ré d isp o sitio n s laten tes, de l’hom m e ou du
cosm os, tan d is que les secondes sont des « effluves »
ou des « fu lg u ra tio n s » de l’E tre qui ré p o n d en t aux
« secrets » et en a c tu a lis a n t les p o ten tialité s sans j a ­
m ais en liv rer le fond.
O n appelle « secret » (sirr) le tréfo n d s de l ’âm e,
« lieu » ou organe de la co n tem p latio n des « lu m iè­
res » : « Les lu m ières divines — éc rit le Soufi Ibn
A tâillah a l-Isk an d âr! dans ses H ika m — a fflu e n t su i­
v a n t la p u re té du secret ». Celui-ci est sem blable à
u n m iro ir q u i reflète les réalités divines et les polarise
en q u elq u e so rte selon sa p ro p re p réd isp o sitio n (istV
d â h ) (3).

(3) V o ir à ce s u je t : M u h y i-d -d în ib n ’A ra b i, La Sagesse des


P ro p h è te s (F uçûç a l-H ik a m ), t r a d u i t p a r T itu s B ru c k h a rd t, P a ­
ris 1955 ; c h a p itre s u r Seth.

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ÉTUDES TRADITIONNELLES

E n tan t que le « secret » se situe du côté des poten­


tialités, il joue u n rôle passif à l’égard des « lu ­
m ières », qui sont comme des prolongem ents du fiat
lux ; m ais p ar son fond insondable, il s’identifie à
l’« essence im m uable » (al-’ayn ath-thnbitah) de l ’être,
à l’archétype qui ne « subit » aucun acte extérieur
à lui-même, p u isq u ’il contient ém inem m ent et
in d istinctem ent tout ce que la conscience individuelle
réalise en mode existentiel et successif.
Ceci nous perm et d ’envisager le rap p o rt entre « se­
crets » et « lum ières » dans toute son am pleur un i­
verselle, les prem iers correspondants aux archétypes,
et les secondes aux Qualités divines, qui sont les
sources m êmes de l’Existence. Selon un certain aspect
des choses, les « lum ières » p rê te n t l’existence aux
« secrets », non-m anifestés comme tels ; en les m ani­
festan t elles les voilent en mêm e tem ps. E t selon
un au tre aspect, com plém entaire du prem ier, les
« secrets » p o larisent les « lum ières » en différenciant
la lum ière une de l’Etre.
Les archétypes, indistinctem ent contenus dans
l’essence divine, se distinguent d ’abord, d ’une m a­
nière principielle, dans l’Intellect prem ier (al-’aql-
awival), et c’est p ar lui q u ’ils tran sp a raissen t en quel­
que sorte dans le cosmos ; ainsi, ils « dérivent » de
lui et se « scindent » à p a rtir de lui (4). De même, la
Lum ière divine se brise à trav ers le prism e de l’Intel­
lect en m ultiples « lu m iè re s» .
L’Intellect prem ier est com m e l’« isthm e » (bar-
z a k h ) entre les deux « m ers » de l’incréé et du créé,
de l’E tre p u r et de l’Existence, laquelle est relative.
Selon une parole du Prophète, l’Intellect est la pre­
m ière chose que Dieu créa ; il ne diffère cependant
pas de l’E sp rit (ar-rùh), qui com porte à la fois un
aspect créé, angélique, et un aspect incréé ou divin
(5). En un certain sens, l’Intellect est com m e la

(4) Le v erbe a ra b e in sh a q q a t, q u ’em ploie n o tre te x te , a l ’un


e t l ’a u tre sens.
(5) Sur l’aspect a n g éliq u e de l ’E sp rit, Abd a l-K a rîm a l-J ilî
é c rit : « C’e st l ’Ange que les S oufis n o m m e n t : la V érité p a r
la q u e lle (les choses) so n t créées. Il e st a u ssi la R é alité M oham -
m éd ien n e (a l-lia q îq u t a l-m u lia m m a d iy a h ). D ieu re g a rd a cet
Ange to u t en Se re g a rd a n t L ui-m êm e ; Il le créa de Sa lu m iè re
et créa de lu i le m onde... s> (A l-in sâ n a l-k â m il, c h a p itre su r ar-

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LA PRIÈRE D 'IB N M ASH ISH

conscience de l’E sprit, et celui-ci est com m e la vie


de l’Intellect. Si l’on ne parle pas, en Islam , de l’« In ­
tellect divin », alors q u ’on parle de l’« esp rit divin »,
c’est que ce d ernier seulem ent « ém ane » de Dieu
à la m anière d’un souffle qui traverse tous les degrés
de l’E tre ; l’Intellect, lui, est pour ainsi dire sta ti­
que, et il ne sau rait se définir au trem en t que par son
objet : si celui-ci est l’univers créé, l’Intellect est
lui-m êm e créé, tan d is q u ’il n ’est ni créé ni « in tel­
lect » en ta n t q u ’il a pour objet im m édiat l’Absolu,
car sous ce rapport, aucune qualité propre ne le dis­
tingue de l’Essence divine ; il est ce qu’il connaît (6).
Les deux « faces » de l’Intellect, l’une tournée vers
Dieu et l’au tre vers le m onde, sont indiquées dans
cette parole du P rophète : « La prem ière chose que
Dieu créa est l’Intellect (al-’aql). Il lui d it : reçois
(ou : tourne-toi vers Moi, iqbal), et il reçut ; puis II
lui d i t : tran sm ets ( o u : d éto u rn e-to i, idbar), et il
tran sm it. » Citons encore la parole suivante du P ro­
phète, qui se réfère égalem ent à l’Intellect, sym bolisé
p ar le Calame suprêm e (al-qalam-al-a’lâ) : « La p re­
m ière chose que Dieu créa est le Calame. Il lui d it :
écris ! Il répondit : qu’écrirai-je ? Ecris, lui d it Dieu,
Ma science au su jet de Ma création ju sq u ’au jo u r de
la résu rrectio n ». Il résulte de ceci que l’Intellect est
créé en ta n t q u ’in stru m en t cosm ique, alors que la
science q u ’il tran scrit — ou la connaissance q u ’il
réfracte — est d ’essence divine.
Ainsi, l’Intellect prem ier est le m édiateur universel,
et c’est à lui que le P rophète s’identifie p ar le secret
même de sa fonction.
« dans lequel ascendent les réalités, et en lequel
fu ren t descendues les sciences d ’Adam. »

fû h ). S ur l ’a sp ect d iv in de l ’E sp rit, il é c rit : « Le S a in t-E sp rit


(rûh a l-quils) est l’e sp rit des e sp rits ; il tra n s c e n d e l ’E xistence,
de so rte q u ’il n ’est p a s p e rm is de l ’a p p e le r créé, c a r il e st un
a sp ect p a rtic u lie r de D ieu, en v e rtu d u q u e l le m on de su b siste.
Il est e sp rit, m ais n o n pas com m e les a u tre s e sp rits , c a r il est
l ’E s p rit de Dieu, et c’est lu i q u i a été in su fflé à A dam ... »
(ibid., c h a p itre s u r rû h a l-q u d s).
(6) « Sache qu e D ieu m a n ife s ta cet In te lle c t com m e une e s­
sence u n iq u e s u b s is ta n te p a r elle-m êm e, lim ité e (m u ta h a y y iz )
selon u n e c e rta in e école e t n o n -lim ité e selon une a u tre , c ette
d e rn iè re o p in io n é ta n t p lu s ju ste ... » (M uhyi-d-dîn Ibn ’A rabî,
a d -d u rra t a l-b a ïd h â (« La P e rle b lan c h e »).

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3
ÉTUDES TRADITIONNELLES

L’Intellect prem ier est au cosmos entier ce que


l’Intellect réfléchi est à l’homme. Ainsi, l’homme
dont la conscience intim e est l’Intellect prem ier
même, est à la fois un homme et l’être cosmique
total ; son cœ ur est le cœ ur de l’univers, et tous les
élém ents du cosmos sont comme des modalités, non
pas de sa n ature individuelle m ais de sa nature intel­
lectuelle et universelle ; il est P« Homme universel »
(al-insàn al-kâm il). C’est en lui que les réalités
(.hnqûïq) « ascendent » par la réintégration de toutes
choses dans l’Unité, réintégration perpétuellem ent
opérée par l’Intellect, et c’est en lui égalem ent que les
réalités « descendent » par la réflexion des vérités
universelles dans l’esprit hum ain : selon le Coran,
Dieu enseigna à Adam les « noms » de toutes cho­
ses (11, 30).
« de sorte q u ’il rendit im puissantes les créatures, et
que les entendem ents se rapetissent à son égard, de
sorte que personne d ’entre nous, ni prédécesseur ni
successeur, ne peut le saisir. »
Le Tout rend im puissant sa partie, en ce sens
que la partie ne saurait jam ais em brasser le tout.
Il en est de même de l’« Homme universel » qui,
selon cette perspective, n ’est autre que M uhammad :
Muhammad, en tan t qu’il est le dernier des prophètes
dans le tem ps et le « sceau » de la fonction prophé­
tique, représente — en vertu de l’analogie inverse
entre le Ciel et la Terre — la m anifestation terrestre
la plus complète du M édiateur universel, l’Intellect
prem ier ; dans les autres religions, la précellence du
fondateur respectif a pour base tel autre rapport
m étaphysique, telles l’« Incarnation » ou l’« Illum ina­
tion » (7).

(7) En u n c erta in sens, le nom de chacun des g ran d s envoyés


divins est le nom du M édiateur univ ersel, m ais aucun ne l ’est
sous le m êm e ra p p o rt que les a u tre s. — « L’Hom m e un iv ersel
est le pôle a u to u r duquel évoluent les sphères de l ’existence
de la p rem ière à la dern ière. 11 est un seul depuis que l ’univers
existe et il se m an ifeste dans les diverses religions, é ta n t cha­
que fois nom m é en vue de tel vêtem ent et à l’exclusion des
a u tre s. Son nom originel est M uham m ad... A chaque époque
il po rte le nom qui correspond à son re v êtem en t actu el; ain si,
je l’a i ren co n tré sous la form e de m on m a ître sp iritu e l S haraf
a d -d in Ism a’îl a l-Jab a rtî...» (’Ab al-K arîm a l-J îlî, op. cit., cha­
p itre su r a l-insân a l-kà m il).

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LA PRIÈRE D 'IBN M ASHISH

« Les jard in s du monde spirituel (âl-m alakût) sont


ornés par la fleur de sa beauté, et les bassins du
monde de la toute-puissance (al-jabarût) débordent
par le flux de ses lum ières. »
Le M édiateur universel, l’Intellect prem ier, est
comme un m iroir qui réverbère la Beauté divine.
D’après Plotin — dont la doctrine a été confirmée
et complétée par les Soufis, — l’Intellect prem ier
(nous) contemple sans cesse l’Un, tout en projetant,
sans pouvoir les épuiser, les contenus de sa contem ­
plation dans l’Ame universelle, qui le contemple. C’est
en elle que se situent les jard in s du m alakût. Quant
aux « bassins » du monde de la toute-puissance, ce
sont les « réservoirs » de la non-m anifestation, conte­
nus dans l’E tre pur, dont jaillit l’Existence qui, dans
sa pureté originelle, n ’est autre que la « lum ière
moham édienne » (an-nûr al-m uham m adî). (Selon une
parole du Prophète, « Dieu prit une poignée de Sa
lum ière et lui dit : sois M uhammad ! »)
« Il n ’existe pas de chose qui ne soit pas reliée à
lui, car, ainsi qu’on l’a dit : si n ’était le m édiateur,
tout ce qui en dépend disparaîtrait. (Bénis-le, ô mon
Dieu), par une bénédiction telle qu’elle lui revient par
Toi de Ta part, selon q u ’il en est digne. ».
Selon les Soufis, la bénédiction ou l’effusion de
grâces (çalât) dont Dieu comble le Prophète, n ’est
autre que l’irradiation (tajallî) de l’Essence divine,
qui s’épanche éternellem ent dans le cosmos, dont
M uhammad est la synthèse. Dem ander la bénédiction
de Dieu sur le Prophète, c’est donc se conform er à
l’acte divin et y participer intentionnellem ent ; aussi
la tradition assure-t-elle que celui qui bénit le P ro­
phète, s’attire la bénédiction de l ’univers entier (8).

(8) Citons à ce propos quelques paro les du P ro p h ète, tr a n s ­


m ises p a r diverses chaînes : « (L’archange) G abriel — sur lu i
la paix — vint à m oi et me dit : « ô M uham m ad, personne ne
te b é n ira sans que so ix a n te -d ix m ille anges ne le b é n iro n t; et
celui que b é n isse n t les anges sera des gens du p a ra d is ». — « Si
q u e lq u ’un m e b é n it p a r v é n ératio n , Dieu — exalté soit-Il —
créera de sa p a ro le un ange d o n t les deux ailes s’é te n d en t de
l ’o rien t à l ’occident, d o n t les deux pieds so n t posés su r la sep­
tièm e te rre in fé rie u re et d o n t la nuque est pliée sous le trô n e
div in , et Dieu d ira à cet angle : b én is m on serv iteu r, com m e il
b é n it Mon P ro p h è te ! et il le b é n ira ju s q u ’a u jo u r de la ré s u r­
rectio n ». — « Si q u e lq u ’u n m e b é n it une fois, D ieu le b é n ira

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ÉTUDES TRADITIONNELLES

« O mon Dieu, il est Ton secret intégral, qui Te


dém ontre, et Ton voile suprêm e, dressé devant
Toi. »
La « réalité essentielle » (haqîqnh) du M édiateur,
sa racine en Dieu, si l’on p eut s’exprim er ainsi, n ’est
au tre que la prem ière autodéterm ination (ia’a yy û n )
divine, l’E tre (al-w ujûd) en ta n t qu’il se détache en
quelque sorte du Non-Etre Çadam). Cette prem ière
déterm ination, qui englobe toutes les autres, est en
soi un secret ou un m ystère, car com m ent l’in d éter­
m iné peut-il se déterm iner lui-m ême ? D’une part, la
prem ière déterm ination « dém ontre » Dieu, car l’in ­
déterm iné est incom préhensible ; d ’autre part, elle
Le voile en Le lim itant d’une certaine m anière ; elle
Le révèle et Le voile en même tem ps (9).
« O mon Dieu, joins-m oi à sa postérité (10) et ju s ­
tifie-m oi par son compte. Fais que je le connaisse
p ar une connaissance qui me sauve des abreuvoirs
de l’ignorance et me désaltère aux abreuvoirs de la
vertu. Porte-m oi sur son chem in, enveloppé de Ton
aide, vers T a présence. F rappe par moi sur la vanité
pour que je la détruise. »

d ix fo is ; si q u e lq u ’u n m e b é n it d ix fois, D ieu le b é n ira cent


fois ; si q u e lq u ’u n m e b é n it cen t fois, Dieu le b é n ira m ille
fois... » — « Il n ’y a p a s de se rv ite u r de D ieu qui m e bénisse,
san s que sa b é n éd ictio n , en s o r ta n t ra p id e m e n t de sa bouche,
ne p a rco u re to u te te rre et to u te m er, to u t o rie n t et to u t occi­
d e n t en d isa n t : je suis la b én éd ictio n d ’un tel, fils d ’u n tel,
qui b é n it M uham m ad, l ’élu, la m eille u re des c réa tu re s de Dieu.
A lors il ne re s te ra pas de chose q u i ne le bénisse, ce se rv ite u r.
Et D ieu c réera de cette b én éd ictio n u n o iseau q u i a u ra so ix a n -
te-d ix m ille a iles, su r chaque aile il y a u ra so ix a n te -d ix m ille
visages, d a n s ch aq u e visage il y a u ra so ix a n te -d ix m ille b o u ­
ches, et chaq u e bouche a u ra so ix a n te -d ix m ille lan g u es ; c h a­
cune d ’elles lo u e ra D ieu en so ix a n te -d ix m ille langages ; et
D ieu in s c rira p o u r lu i les récom penses de to u t cela. » — T outes
ces p a rab o les e x p rim e n t la ré cip ro cité in ca lcu lab le e n tre
l ’hom m e sin g u lie r et l ’H om m e u niversel.
(9) Ce q u e l ’on p e u t égalem ent a ffirm e r de m àyâ, selon la
d o c trin e v é d a n tin e . L’orig in e de m â y â est u n secret in so n d ab le,
p u isq u ’elle e st ni ré elle com m e l ’A bsolu, ni irré e lle com m e le
n é a n t. C’est a in s i que les S oufis e n v isag e n t la « R é alité Mo-
h a m é d ie n n e » (a l-h a q îq a t a l-m u h u m m a d iija h ) en ta n t que p re ­
m ière d é te rm in a tio n e x iste n tie lle .
(10) Il s’agit é v id em m en t de la p o sté rité sp iritu e lle . R e m a r­
quo n s to u te fo is que ’Abd as-S alâm Ib n M ashîsh d e sc en d a it lu i-
m êm e du P ro p h è te , p a r Id rîs, le s a in t fo n d a te u r de Fès.
L’e xistence d ’in n o m b ra b le s sa in ts issu s de la p o s té r ité c h ar-

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LA PRIÈRE D T B N M ASHISH

Ces derniers m ots sont une paraphrase du verset


coranique : « Mais nous lancerons la vérité (al-haqq)
sur la vanité (al-bâtil), de sorte q u ’elle la fracasse,
et voici q u ’elle s’évanouit » (XXI, 17). (11). C’est
comme si le m aître disait : fais que mon esp rit s’iden­
tifie à la Vérité divine (al-haqq), qui seule transcende
et d étru it l ’illusion de ce monde.
« Plonge-m oi dans les océans de l’Unité (al-ahadiyah),
tire-m oi des bourbiers du tawhîd. »
A t-taw îd signifiant norm alem ent l’attestation de
l’Unité ou, par extension, l’union à Dieu, la de­
m ande d ’Ibn M ashîsh est paradoxale ; ce qu’il vise
par elle, c’est la confusion du créé et de l’incréé ;
c’est comme s’il disait : préserve-m oi des pièges que
la doctrine de l’Unité, mal comprise, tend aux eni­
vrés, qui ne savent plus distinguer entre le Seigneur
et le serviteur.
« E t noie-moi dans l ’essence (ou la source)
('ayn) de l’océan de l’Unicité (al-wahdah) afin que
je ne voie ni n ’entende ni ne sois conscient ni ne
sente que p ar elle. »
Allusion à la parole sacrée ( hadîth qudsî ) : « Mon
serviteur ne cesse pas de s’approcher de Moi ju sq u ’à
ce que Je l’aime, et lorsque Je l’aime, Je suis l’ouïe
par laquelle il entend, la vue par laquelle il voit, la
m ain avec laquelle il saisit et le pied p ar lequel il
m arche ; et s’il Me dem ande quelque chose, Je lui
donnerai certainem ent. » Selon cette parabole de
l’union, le serviteur ne cesse pas d’être serviteur, m ais
sa n atu re hum aine est comme pénétrée et englobée
p ar la Réalité divine.
Dans l’Unité au sens de al-ahadiyah, toutes traces
de la créature ou du serviteur sont effacées, tandis
que dans l’Unicité au sens de al-wahdah, la créature
ap p araît en Dieu, la m ultiplicité dans l’unité et l’unité
dans la m ultiplicité. Le prem ier état correspond donc
à l’extinction {fana) et le second à la subsistance
(baqâ) en Dieu.

n elle du P ro p h è te pro u v e que celle-ci p e u t ê tre com m e la m a ­


tiè re p re m ière d ’une p a re n té sp iritu e lle , lo rsq u e la vocatio n et
l ’e ffo rt p e rso n n els en a c tu a lise n t les p o te n tia lité s.
(11) E l-b â til, que nous tra d u iso n s p a r « v a n ité », sig n ifie
to u t ce q u i est fa u x , ép hém ère et illu so ire .

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ETUDES TRADITIONNELLES

« E t fais du Voile suprêm e la vie de mon esprit,


et de son esprit le secret de m a réalité, et de sa
réalité tous mes mondes. »
C’est-à-dire : Fais que la prem ière de toutes les
déterm inations, l’Etre, soit l’essence même de mon
esprit, que le M édiateur universel soit le secret de ma
réalité spirituelle (haqîqah), et que sa propre réalité
spirituelle s’assim ile toutes les m odalités de mon
existence.
« par la réalisation de la Vérité prem ière ».
dont le Coran dit : « Nous n ’avons créé les cieux et
la terre et ce qui est entre les deux que par la vérité »
(XV, 84). Dieu même est appelé « la Vérité » (al-
haqq).
« O Prem ier, ô Dernier, ô Extérieur, ô Intérieur. »
Ces noms divins sont m entionnés dans le Coran
dans ce même ordre.
« Ecoute mon appel, ainsi que Tu as écouté l’appel
de Ton serviteur Zacharie ; »
qui im plora Dieu de ne pas le laisser sans héri­
tier ; Dieu l’exauça m algré son âge et la stérilité de
sa femm e (Coran, III, 37 ss.).
« Secours-moi p ar Toi envers Toi, aide-moi par
Toi envers Toi, unis entre moi et Toi, et délie entre
moi et autre-que-Toi : Allâh, Allâh, Allah ! En vérité,
Celui qui t’a imposé le Coran comme Loi, te ram ènera
au term e prom is (Coran, XXVIII, 84) ».
La dernière phrase est un verset du Coran, adressé
au Prophète lors de la fuite (hijrah ) à Médine. Ici,
elle se réfère à l’exil de l’esprit dans le monde : Dieu
prom et à celui qui L’invoque de le ram ener en sa
vraie patrie, l’éternité ou Dieu lui-même.
« Notre seigneur , accorde-nous une m iséricorde de
T a part, et arrange-nous une bonne conduite de notre
affaire (Coran, XVIII, 9) ».
C’est la prière prononcée, selon le Coran, par les
sept dorm ants d’Ephèse, au m om ent où ils se réfu ­
gient dans la cave. Celle-ci est l’image par excellence
de l’isolem ent (fchalwah) du contemplatif en son propre
intérieur.
En vérité, D ieu tt ses Anges bénissent le Prophète ;
ô vous qui croyez, bénissez-le et souhaitez-lui la paix
(Coran, XXIII, 55).
« Que les grâces (çalawât) de Dieu, Sa paix, Ses

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LA PRIS RE D 'IBN M ASHISH

salutations, Sa m iséricorde et Ses bénédictions (bara-


kât) soient su r notre seigneur M uham m ad, Ton ser­
viteur, Ton prophète et Ton envoyé, le prophète illet­
tré, et sur sa famille et ses compagnons, (des grâces)
aussi nom breuses que le sim ple et l’im pair et que
les paroles parfaites et bénies de notre Seigneur. »
Les grâces dont Dieu comble Sa créature prem ière
et globale sont innom brables et sans fin comme Ses
paroles créatrices.
« Exalté soit ton Soigneur, le Seigneur de la gloire,
au-dessus de ce qu’ils Lui attribuent, et que la paix
soit sur les envoyés. Louange à Dieu, le m aître des
mondes (Coran, XXXVII, 179-182) ».

T itus B ubckhardt.

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