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Annie Verger

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de prix, autant d'entreprises rendant manifestes les


stratégies de classement et de déclassement des
œuvres d'art.
Le champ artistique français qui occupait
encore après la deuxième guerre mondiale une
position centrale est particulièrement menacé par
le processus d'internationalisation du champ de
production et de diffusion de l'art contemporain
qu'accompagne la mise en place de ces nouveaux
modes d'évalution.

Un marché
sans concurrence externe
L'hégémonie française résultait de la conjugaison
de plusieurs facteurs. Certains des pays d'Europe
qui, dans la première partie du 20e siècle, avaient
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rapport avec Paris, pratiquent à partir des années
30 une politique drastique ayant pour effet de les
exclure du champ artistique (interdiction d'exposer,
destruction d'œuvres, obligation de choisir entre
l'adhésion, le silence ou l'exil, etc.).
Ainsi, l'URSS remplace, par le décret du 23 avril 1932, les
groupements d'artistes et d'écrivains par des syndicats
uniques — plasticiens, musiciens, écrivains — et promulgue
le Réalisme socialiste comme doctrine officielle, en 1934.
Mais déjà les rapports que Malévitch entretenait avec l'État
illustraient les difficultés de l'avant-garde russe. Son voyage
en Allemagne en 1927, les contacts professionnels qu'il
établit avec les enseignants du Bauhaus et les autres
producteurs allemands, lui coûtèrent la liberté tandis que ses
œuvres exposées à Berlin demeuraient à l'Ouest pour aller,
par la suite, enrichir les collections du Stedelijk Museum
d'Amsterdam (2).

2— De nombreux artistes russes vinrent à Paris entre 1900


et 1930. Le catalogue de l'exposition Paris-Mosco^présentée
au Centre Georges Pompidou en 1979, a répertorié 73
artistes ayant fait le voyage à Paris ; 27 ont choisi de vivre
définitivement en France. Parmi ceux-ci, Baranov-Rossiné,
Léon Bakst, Chagall, Charchoune, Sonia Delaunay,
1— M. Kozloff, La Peinture américaine pendant la guerre Gontcharova,
Survage et Zadkine
Kikoine,qui,Larionov,
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Pevsner,
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ont contribué
Soutine,à
froide. Les avant-gardes, Histoire et critique des arts, 6, la réputation du champ artistique français ; il convient
juillet 1978. d'ajouter à cette liste Nicolas de Staël, arrivé à Paris en 1 936.
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Plus radicale encore devait être la politique de Prix de la critique à 20 ans et obtient un succès économique
l'Allemagne nazie qui saisit les œuvres, limogea les rapide, la valeur de ses œuvres décuplant en trois ans. Lors
conservateurs de musée trop progressistes, combattit le «bolchevisme de sa première rétrospective en 1958, l'ensemble de la
culturel» et créa, en 1933, le Ministère de la propagande critique (Pierre Descargues des Lettres françaises, François
englobant la Chambre d'Empire des Beaux-arts, avec, à sa Mauriac de L'Express, Claude Roger-Marx du Figaro
tête, Gœbbels. Celui-ci devait ordonner, en 1937, la réunion littéraire, entre autres), sollicitée par le Jardin des arts (5)
d'oeuvres issues des collections publiques et considérées pour répondre à la question : «Que faut-il penser de Bernard
comme décadentes en vue d'une exposition diffamatoire Buffet ?», le place parmi les plus grands maîtres de la
«Entartete Kunst». Un an après, 16 000 œuvres étaient peinture (Uccello, Grünewald, Goya, Daumier, etc.) et dans
confisquées, vendues aux enchères ou brûlées. Nolde battit la lignée de Picasso : «Le cas Buffet paraît à certains
le record de la relégation avec 1 052 peintures et dessins renouveler le cas Picasso. Il y a des analogies. Le
éliminés des collections allemandes (3). Pendant la même retentis ement dans l'opinion, la précocité, la fécondité fantastique.
période, l'Italie, l'Espagne ne réservaient pas d'accueil plus Une vision nouvelle de l'être humain, provocante et c'est là
favorable à leurs artistes d'avant-garde (4). ce qui explique la fascination exercée par les deux peintres.
En outre, on ne l'a guère remarqué, le point de départ est
Bien qu'à Paris on puisse faire état d'actes de le même, une expression profonde de la misère» (6).
même nature pendant l'occupation, le champ
artistique dans son ensemble n'a pas été l'objet Après la guerre, la reconnaissance des jeunes
d'entreprises de destruction comparables et, en artistes de la nouvelle Ecole de Paris, qui
1945, la France peut prétendre exercer, par défaut, bénéficient en partie des profits du capital accumulé par
le leadership européen. Alors que la plupart des les anciens, s'explique également par le récent
autres pays doivent tout reconstruire, tant sur le intérêt porté par le marché de l'art à ce que Georges
plan économique qu'intellectuel et artistique, Paris Bernier, dans son ouvrage L'Art et l'argent (7),
reprend ses activités telles qu'elles avaient été appelle les «illisibles». Jusqu'en 1960, seules les
suspendues pendant la guerre et bénéficie de la œuvres anciennes, considérées comme des valeurs-
clientèle étrangère, essentiellement américaine, refuges , pouvaient prétendre atteindre des prix
anticipant la reprise générale du commerce de l'art. records. Sans toutefois rivaliser avec ce secteur du
Le champ artistique français recouvre, en marché, la vente aux enchères du «Violon» de
outre, les investissements passés puisque la Georges Braque (1912) tableau appartenant à
génération des «grands ancêtres» qui avait constitué Nelson Rockefeller, et adjugé 145 000 dollars,
l'avant-garde au début du siècle est au niveau fait figure d'événement (8). En introduisant l'art
suprême de la consécration. A la mort de Matisse vivant dans les objets légitimes, cette opération
qui avait 85 ans en 1954, Picasso et Fernand Léger financière inaugure de nouveaux comportements
ont 73 ans, Braque, 72 ans, et Chagall, 67 ans. chez certains marchands et collectionneurs qui ont
Entre 1 948 et 1 962, les artistes français ou étrangers le goût du jeu et du risque et chez les artistes qui
ayant effectué la majeure partie de leur production peuvent évaluer leur position dans le champ, à
dans ce pays obtiennent les grands prix, notamment partir des fluctuations de leur cote.
ceux de la Biennale de Venise.
Cependant, le capital de légitimité artistique L'article d'Aline B. Louchheim, publié en 1944 par la revue
acquis avant la guerre ainsi que l'avance récente Art News (9) et intitulé «Who Buys what in the Picture
Boom», annonçait déjà l'évolution du marché des œuvres
prise par le marché de l'art français ne peuvent d'art. L'auteur — appliquant des méthodes d'analyse
masquer totalement la fragilité de cette position généralement réservées au champ de l'économie — esquisse
dominante. La réputation des «grands ancêtres» une typologie des acheteurs américains, à partir d'une
qui ont atteint le plus haut degré de la consécration, enquête menée auprès de 24 galeries choisies par la revue.
A la fin de la guerre, 33 % étaient de nouveaux
mais, par un effet de canonisation, se trouvent en collectionneurs et ils se répartissaient géographiquement ainsi :
quelque sorte placés hors concours, a tendance à 50 % de New York ; 25 % du Middle West, 12 % de l'Est,
.

figer le champ de production artistique dans 10 % du Far West et 3 % du Sud. La moyenne d'âge se
la mesure où l'ensemble des agents intéressés situait autour de 44 ans et la classe moyenne supérieure
- marchands, critiques, etc. - cherche à promouvoir était la mieux représentée. Les raisons de l'accroissement
de la clientèle américaine tenaient essentiellement à trois
des profils d'artistes capables d'exploiter le même facteurs un enrichissement résultant des événements
capital économique et symbolique accumulé. Ainsi, historiques ; les premiers résultats d'un effort d'éducation
:

l'apparition de Bernard Buffet sur le marché des et de culture produit par des sponsors tels que Pepsi-Cola,
valeurs d'espoir est interprétée, dans ce contexte, IBM ou l'Encyclopedia britannica et par la circulation des
comme la «découverte» indiscutable du successeur estampes ; l'augmentation régulière des cotes d'artistes
français tels que Renoir, Picasso ou Miro, etc., qui décourage
de Picasso. les amateurs d'art les moins fortunés. D'après cette enquête,
on distingue deux types de collectionneurs : ceux qui sont
La maîtrise d'un style misérabiliste illustrant les événements âgés et pourvus en capital économique, qui achètent
historiques immédiatement contemporains, contrastant «européen» et les œuvres les plus onéreuses — l'exemple de cette
avec l'âge de l'artiste qui a 17 ans en 1945, produit un effet catégorie d'amateurs est l'acteur Edward G. Robinson qui
considérable dans le milieu de l'art. Bernard Buffet reçoit le possédait «La desserte» de Matisse, «La pendufe noire» de
Cézanne, «Le portrait du père Tanguy» de Van Gogh ainsi
que des pastels de Degas ; l'ensemble de sa collection fut
3— P. Vaisse, Entartete Kunst, L'Information de l'histoire
de l'art, VIII, 4. 5 -Jardin des arts, 42, avril 1958.
4-En Italie, les rapports entre l'État et les artistes
apparais ent notamment à l'occasion de l'attribution des Prix de la 6-R. Charmât, Jardin des arts, 42, avril 1958.
Biennale de Venise. A propos de la période 1930-1942, voir 7— G. Bernier, L'art et l'argent. Le marché de l'art au XXe
l'ouvrage de L. Alloway, The Venice Biennale from Salon siècle, Paris, R. Laffont, 1977, p. 170.
to Goldfish Bowl. 1895-1968, Greenwich, Connecticut, 8-Ibid.
New York Graphic Society LTD, 1968. Pour l'Espagne,
voir l'ouvrage d'E. Arroyo, Trente-cinq ans après, Paris, 9— A. B. Louchheim, Who Buys What in the Picture Boom,
10/18, 1974. Art News, juillet 1944.
L'art d'estimer l'art 107

vendue deux millions et demi de dollars au début des parmi les rubriques consacrées à l'art ancien tend à
années 60 ( 1 0) — et les nouveaux acquéreurs qui achètent légitimer l'art vivant auprès de ses lecteurs. Elle
«patriotique» et relativement moins cher, en spéculant sur s'adresse aussi aux acheteurs qui ont les moyens
l'avenir de la peinture contemporaine indigène. C'est le cas
de Robert Seuil — propriétaire d'une compagnie de taxis d'accéder à cette catégorie d'objets de luxe, sans
à New York — qui réunit un ensemble d'oeuvres obligatoirement posséder la compétence culturelle
représentant le Pop'Art, au moment où apparaissait ce mouvement et le capital social nécessaires à la constitution
(il se flatte même d'avoir lancé James Rosenquist en d'une collection de tableaux.
achetant notamment son «Fill» ,de 26 mètres de long sur
3 mètres de haut) alors qu'il se débarrassait de sa première L'analyse comparative des classements
collection d'Expressionnistes abstraits (11). effectués par Connaissance des arts, entre 1955 et
1976, met à jour le projet d'entreprises de ce genre
qui est d'étendre le marché de l'art contemporain
— jusque-là réservé aux connaisseurs et à quelques
grands amateurs fortunés — à un plus large public
encore peu convaincu de la valeur esthétique des
L'invention du palmarès œuvres modernes, en lui fournissant des instruments
C'est pendant cette période de prospérité et de d'appréciation apparemment objectifs (index,
domination artistique française qu'apparaissent les classement, vote, etc.) de façon qu'il investisse
classements périodiques d'artistes dans la revue dans la «jeune» peinture. L'auteur de l'index de
Connaissance des arts (12). En 1955, puis par la 1955, Georges Charensol - qui avait déjà établi
suite environ tous les cinq ans, un groupe d'agents un classement des dix meilleurs peintres du premier
quart du siècle, en 1925 — publie la liste des
constitué en instance de consécration se trouve
investi, à travers une consultation mondaine et personnalités invitées à se prononcer et en même
facultative, du pouvoir de désigner les valeurs de temps les réflexions, les hésitations, les repentirs,
demain sur lesquelles il est intéressant de parier. les scrupules d'amateurs d'art aussi prestigieux que
Malraux ou Paulhan ou d'artistes confirmés, tels
Opération risquée, puisqu'en classant, les
personnalités sollicitées, qui ont pour la plupart autorisé que Chagall ou Zadkine. Il manifeste ainsi son
la publication de leur choix personnel, s'exposent honnêteté intellectuelle, en renforçant la crédibilité
à la sanction postérieure de l'histoire de l'art et du jury et, par voie de conséquence, l'autorité de la
peuvent se trouver associées au déclassement de revue invitante.
leurs protégés. L'élaboration de ce type de liste Par ailleurs, l'initiation et l'information
proposées aux lecteurs se prolongent — entre la
atteste l'importance des enjeux économiques du parution des index — par la publication mensuelle
marché de l'art à cette époque. Il faut rappeler
que si Connaissance des arts n'est pas une revue du cours des ventes d'œuvres d'art contemporain
spécialisée dans l'art contemporain, elle semble (mêlée à celle de la peinture et du mobilier anciens).
s'adresser cependant à une fraction de la classe Elles contribuent à légitimer économiquement des
dominante en ascension, comme le suggèrent les palmarès essentiellement établis sur l'estime
publicités qui y sont insérées et qui portent sur les accordée aux artistes contemporains par des
marques de champagne, de parfums, d'officines spécialistes choisis par la revue. Par exemple, une
d'antiquaires, de compagnies d'aviation, de voitures de ces publications est consacrée à «la cote des
de grand luxe, de bijoutiers de la place Vendôme, premiers peintres de l'index Connaissance des arts
de marques de cigares, etc. Elle participe à la 1961» ; l'information peut prendre l'aspect d'un
formation d'amateurs d'art qui fréquentent des article d'histoire de l'art : «Où en est le
expositions, acquièrent des catalogues et des misérabilisme ?» ; mais le plus souvent, elle est directement
ouvrages d'histoire de l'art. La présentation d'une liée à l'état du marché de l'art : «L'audience des
enquête concernant les artistes contemporains non-figuratifs s'accroît», «L'École de Paris toujours
en vedette», «Bernard Buffet se défend bien en
ventes publiques», etc.
10— G, Bernier, op. cit. Cinq palmarès ont été publiés en vingt ans.
Le premier, obtenu à partir d'instruments de
11— W. Bongard, Kunst und Kommerz. Zwischen Passion sélection et de nomination toujours utilisés par la
und Spekulation, Oldenburg, Gerhard Stalling Verlag, 1967.
Voir le chapitre «Les nouveaux Nouveaux Medicis», p. 145. suite, se distingue néanmoins des suivants ; en
12— Création de la revue Connaissance des arts en 1952. donnant la liste des dix jeunes peintres les plus
1er index CdA, n° 36 - février 1955 représentatifs révélés après la Libération, ce
2e index Cd A, n° 112 -juin 1961 classement contribue au renouvellement du champ de
3e index CdA, n° 172 -juin 1966 production. D'autre part, le choix d'un jury
4e index CdA, n° 232 -juin 1971 essentiellement français témoigne de l'absence de
5e index CdA, n° 292 -juin 1976. concurrence étrangère, y compris dans les
On peut noter une certaine évolution du compte
rendu des index par la revue. En 1955, Georges Charensol manifestations internationales. Pour les autres
donne la règle du jeu et fait un commentaire des résultats consultations, la question posée («Quels sont les dix peintres
en produisant la liste des personnalités ayant accepté que vivants que vous préférez aujourd'hui ?») rétablit
leur vote soit publié (52) ; en 1961 et 1966, les palmarès la compétition entre des artistes confirmés (Picasso
précédents sont rappelés. Le panel de connaisseurs publié
se compose de 54 et 41 personnalités. En 1971, il devient est placé hors concours au palmarès de 1966) ;
plus difficile d'établir des comparaisons, le nombre des elle porte au jour les luttes entre les tendances
réponses publiées ayant fortement diminué (26) pour un esthétiques, les écoles et entre les pays dès lors
nombre sensiblement identique de participants. En 1976, qu'apparaissent de nouvelles instances de
le vote et le nom des participants ne sont plus communiqués consécration. La proportion de personnalités étrangères
par la revue qui refuse désormais de considérer l'index
comme un palmarès bien qu'elle continue à donner une invitées à participer aux sélections s'accroît
liste d'artistes avec le nombre de voix obtenues. considérablement entre 1961 et 1976.
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Pour établir le premier index, Connaissance des arts a fait Svanberg — ou à celui de la génération suivante, «L'étoile
appel à une centaine de personnalités choisies — comme scellée», fondé en 1952 — Degottex, Duvillier, Hantaï,
l'indique l'auteur — «dans tous les milieux et dans toutes Marcelle Loubchansky, Messagier).
les générations». 52 ont accepté que leur vote soit publié.
On peut cependant considérer cet échantillon comme Le premier index Connaissance des arts présente,
représentatif dans la mesure où le nombre de voix obtenu
par les lauréats coïncide presque parfaitement avec les votes en outre, l'intérêt de dresser un état du champ de
rendus publics. Les principales catégories d'agents intéressés l'art contemporain, dix ans après la reprise du
à produire la valeur des œuvres d'art sont présents mais marché de l'art français. La publication des votes
dans des proportions diverses. En 1955, les critiques d'art d'un panel de connaisseurs a fait émerger, à
ont été les plus nombreux (17) à s'être prononcés l'occasion de cette sélection, environ 165 artistes
ouvertement. Ils ne font que tenir, à cette occasion, leur rôle de
spécialistes des jugements esthétiques qui imposent, au jour considérés au moins une fois comme «les plus
le jour, une vision de l'art contemporain à travers des représentatifs» de leur génération, révélant ainsi
synthèses et des bilans. Mais ils le font à partir de positions une morphologie détaillée du champ artistique.
moins «neutres», soit qu'ils expriment la politique artistique La classification de l'ensemble de ces artistes
de leurs journaux (à droite comme à gauche), qu'ils
inspirent des mouvements, qu'ils créent des courants ou (d'après les catégories répertoriées par l'histoire
qu'ils fondent des Salons, etc. Ce premier palmarès est de l'art moderne) se présente comme un
l'exemple du compromis entre ces diverses tendances continuum, s'étendant du réalisme expressionniste
(certains journalistes des Lettres françaises ayant plutôt — englobant le misérabilisme de Grüber et de
défendu le courant réaliste représenté par Buffet, Lorjou, Buffet ainsi que l'exubérance colorée de Lorjou —
Pignon ou Minaux, alors que d'autres écrivains d'art
— auteurs d'ouvrages sur l'art abstrait — soutenaient de jusqu'à l'art informel de Wols et Degottex, en
Staël, Manessier, etc.). passant par toutes les combinaisons possibles du
Le premier index se distingue également des suivants réalisme et de l'abstraction — par exemple les
par la forte représentation des artistes dans le jury (10 ainsi «post-cubistes constructifs», héritiers de Lhote
que 3 décorateurs assimilés aux producteurs d'art), qui ont (Desnoyer, Despierre) ou «décoratifs» (Clavé,
ainsi été conduits à désigner leurs pairs dans un classement
situé hors du champ institué des concours et des prix. Bores), les «abstraits allusifs» descendants de
Ensuite, viennent les amateurs d'art -7-, les directeurs Bissière, réunis dans le groupe des Peintres de
de galerie -4-, les conservateurs de musée et «amis du tradition française (Manessier, Bazaine, Estève,
musée» -4-. les inspecteurs des Beaux-arts -2-, les commis- Le Moal, Singier) ainsi que de Staël et Vieira da
saires-priseurs -2-, les gens de lettres et universitaire -2 + 1 .
Le dévoilement de ces processus d'évaluation — qui Silva.
permet de confronter le vote de chaque membre du jury au Cette sélection est en même temps
palmarès — fournit, en outre, des informations plus représentative des luttes pour occuper une position
pertinentes sur le fonctionnement du champ artistique. En dominante dans le champ artistique ; luttes révélées par
vérifiant le nombre de lauréats présents dans la liste établie l'omission ou la surreprésentation de certaines
par chaque sélectionneur, un autre classement des catégories
de sélectionneurs représentées apparaît, moins basé sur le tendances esthétiques. On note, par exemple,
poids numérique dans le jury des groupes d'agents engagés l'absence quasi totale du Réalisme socialiste (il est
à juger de l'art contemporain que sur la capacité anticipa- vrai condamné un an auparavant par le Parti
trice de leurs jugements. Les catégories dont les votes se communiste (13))— Fougeron n'est cité qu'une
trouvent être les plus conformes au palmarès sont en même fois — ainsi que de l'abstraction lyrique — son chef
temps les moins impliquées dans la lutte pour imposer de
nouvelles définitions de l'art vivant ce sont les inspecteurs de file Georges Mathieu n'obtient que deux voix —,
des Beaux-arts (qui citent respectivement 8 et 5 noms alors que le réalisme du type de l'École de Paris
:

d'artistes sélectionnés), des conservateurs de musée dont — héritier de Bonnard — est largement représenté
l'autorité est incontestée (tels que Germain Bazin, par des artistes tels que Aujame, Baboulène,
conservateur en chef du Département des peintures au Musée du
Louvre, qui vote pour 6 artistes inscrits au palmarès). Berthommé-Saint- André, Brianchon, Humblot,
D'autres catégories participant à la circulation des œuvres Legueult, Oudot, etc.
d'art par métier (les commissaires-priseurs) ou par goût La liste complète des artistes nommés en
(les amateurs d'art et les collectionneurs) sont également 1955 servira de référence pour les comparaisons
proches du résultat de l'enquête qui consacre des artistes futures. Elle permet de mesurer l'effritement de la
déjà reconnus du milieu spécialisé de l'art (Prix de la
critique, groupes institués comme par exemple «Les Peintres valeur d'une génération d'artistes : sur les 165
de tradition française», artistes dont la moyenne d'âge se peintres nommés au moins une fois en 1955, 57
situe, à l'époque, entre 40 et 50 ans et qui sont exposés demeurent dans le classement de 1961, 47 en 1966,
dans les plus grandes galeries parisiennes, etc.). 14 en 1971 et 17 en 1976. Les valeurs sur lesquelles
En revanche, les votes des directeurs de galerie d'art le milieu spécialisé misait ne résisteront pas aux
contemporain sont dans l'ensemble plus éloignés du
palmarès. Ce qui se comprend : leur fonction habituelle est pressions du marché international : dès 1961,
en effet de montrer l'art vivant, de promouvoir une tendance Bernard Buffet se retrouve à la 18e place et en
esthétique (c'est le cas de Denise René qui vote pour 1966, il n'y a plus d'artistes du premier palmarès
Vasarely, Dewasne, Härtung ou Mortensen) et non de parmi les dix lauréats.
participer à des rétrospectives. Les préférences publiées à Les classements organisés périodiquement
l'occasion de l'index Connaissance des arts 1955 reflètent
plutôt leur position dans le champ du commerce de l'art. par Connaissance des arts retraduisent les
Les artistes, enfin, pourtant nombreux dans cette transformations du champ de production artistique.
consultation, sont trop impliqués dans la production A partir du deuxième index, les modalités de la
artistique pour avoir un jugement commun ou moyen ; consultation changent ; l'objectif n'est plus de
ils ont plutôt cité des confrères proches de leurs tendances
esthétiques (Labisse nommant Toyen ; André Lhote, désigner des «successeurs» dans un marché national,
Estève, etc.). D'autre part, les gens de lettres peuvent être mais d'instaurer une sorte de «baromètre du goût»
regroupés, dans ce cas particulier, avec les artistes puisque
leur vote rappelle les rapports existant entre les champs
artistique et littéraire. On peut supposer que la revue
Connaissance des arts a fait appel à André Breton pour sa 13— Jeannine Verdès-Leroux, L'art de parti. Le parti
compétence et pour le rôle qu'il a joué auprès des artistes communiste français et ses peintres, 1947-1954, Actes de la
(son choix reste lié au groupe des surréalistes — Martta, recherche en sciences sociales, 28, juin 1979, pp. 33-55.
L'art d'estimer l'art 109

en même temps qu'un «Panthéon des peintres neurs invités — mieux représentés que les directeurs
vivants». L'ouverture des instances de jugement de galerie — est également déterminant. Peggy
à des personnalités étrangères a modifié la Guggenheim à Venise, Marie-Laure de Noailles,
compétition dans la mesure où, dans les années 60, la la baronne Alix de Rothschild, Igor Troubetzkoy à
plupart des pays délèguent des représentants dans Paris, Philippe Dotremont, Maurice Naessens,
toutes les opérations de légitimation. On note 3 1 % directeur de banque à Bruxelles, comptent parmi
de personnalités étrangères dans le jury de 1 96 1 et les plus prestigieux.
49 % dans celui de 1966. Le poids des catégories Deux autres catégories aux frontières plus
d'agents appelés à juger de l'art contemporain ainsi floues apportent leur caution intellectuelle : les
que leur compétence évoluent en fonction de ces critiques et les historiens d'art. Dans le premier
nouvelles données. Par exemple, les conservateurs index, les critiques d'art étaient plutôt des
d'institutions culturelles étaient, en 1955, peu journalistes intervenant dans les débats esthétiques en
nombreux -3- et plutôt choisis pour leur prestige cours, notamment dans des magazines
(Le Louvre) et leur impartialité (conservateur de hebdomadaires tels que Les Lettres françaises, le Figaro
peinture classique) ; l'arrivée de conservateurs littéraire, les Nouvelles littéraires, etc. Par la suite,
étrangers montre que la revue oriente ses choix vers leur collaboration à des revues spécialisées (Opus
des personnalités beaucoup plus engagées dans la international, Chroniques d'art vivant, etc.), leur
production de l'avant-garde. En effet, grâce à une participation à la formation de groupes et de
politique dynamique des musées-fondations (14), tendances artistiques et la multiplication des
la réputation de certains conservateurs (15) s'est catalogues, manifestes, biographies et bilans, etc.,
établie d'après la gestion de leurs musées d'art les insèrent plus directement dans le champ de
contemporain (achats audacieux, activités l'art contemporain (16). Il faut noter que les
spectaculaires, nouveaux rapports avec le public, etc.) artistes sont de moins en moins représentés dans
et d'après leur compétence que rendent manifestes les jurys. En 1955, ils étaient au deuxième rang
les grandes expositions internationales et autres (25 %), après les critiques d'art ; en 1961, ils
rendez-vous périodiques où les pays sont en partagent la quatrième place avec les conservateurs
compétition. Ils passent ainsi progressivement au premier de musée (9,25 %) ; en 1966, il ne reste que
rang des instances de consécration. Georges Mathieu ; en 1971, aucun artiste n'est
mentionné dans les votes publiés.
Si la représentation des conservateurs de musée est faible Ce mode de classement, produit à intervalle
dans le premier index (environ 6 %), elle s'accroit régulier et fondé sur le goût personnel des instances
légèrement dans le deuxième (9, 25 %) pour devenir dominante à de légitimation, peut être considéré comme un
partir de la troisième consultation ( 24,5 % en 1966 et 36 %
en 1971). En 1961, le nombre des personnalités étrangères intrument de mesure, apparemment objectif, du
invitées se répartit dans les catégories telles que celles des devenir des artistes, de la durée des tendances et,
critiques d'art, des conservateurs de musée, des enseignants plus généralement, de l'état des luttes au niveau
d'histoire de l'art, des directeurs de galerie et des international pour le monopole de la consécration.
collectionneurs. La proportion entre Français et étrangers varie selon Il éclaire également les fluctuations du marché de
les groupes. Elle est nettement à l'avantage des Français
pour la catégorie des artistes, celle des commissaires-priseurs l'art, s'il ne les produit pas. Les élections et les
et des collectionneurs ; elle reste assez équilibrée pour celle éliminations, d'un palmarès à l'autre, rendent
des critiques et des enseignants d'art, mais elle s'inverse compte de l'état et de l'aire du champ de la
complètement pour celle des conservateurs de musée compétition. Par exemple, les artistes sélectionnés
(en 1961, un seul conservateur français pour 4 étrangers ;
en 1966, 1 pour 9). comme «valeur d'espoir», en 1955, sont lourdement
pénalisés par le nouveau mode de constitution du
La crédibilité des index Connaissance des arts se jury lors de la deuxième consultation. Ainsi, les
juge à l'aptitude des responsables de ces entreprises «grands ancêtres» sont réintroduits dans le jeu des
de classement à renouveler les membres du jury, préférences (d'où le déclassement de Buffet, Clavé,
ces derniers se devant, par leur métier ou leurs Lorjou, etc., au profit de Picasso, Braque, Miro,
investissements, d'être le mieux à même etc.) ; de plus, le choix ne se limite plus aux artistes
d'interpréter les tendances du marché. L'accroissement du travaillant en France. Les représentations des
nombre de conservateurs d'institutions culturelles courbes de l'estime accordée aux artistes par les
ayant acquis ailleurs leur réputation internationale, instances de consécration sont, à cet égard, très
témoigne de cette capacité ; le choix des collection- révélatrices.
Celles-ci ont été établies à partir de la position des artistes
ayant obtenu le maximum de voix dans le premier palmarès
14— Le système de la fondation privée aux Etats-Unis -1- ou qui, bien qu'ayant eu des voix — sans être dans les 10
permet de faire passer la gestion du patrimoine avant sa premiers — ont recueilli le maximum de votes en 1961 -2-.
conservation et notamment de revendre des œuvres en La chute de l'estime accordée aux lauréats du premier
surnombre pour investir dans des mouvements plus palmarès s'explique par le fait que, dès 1961, ils se trouvent
contemporains. Ce fut le cas du Musée Guggenheim qui mit en mesurés aux artistes des générations précédentes. Le
vente une cinquantaine de Kandinsky, au début des troisième schéma met en évidence la trajectoire d'artistes
années 60. étrangers, apparus dans le deuxième palmarès et présentant
15— Harald Szeemann, né en 1933 à Berne. Directeur de la
Kunsthalle de Berne de 1961 à 1969. Il devient, par la suite,
«organisateur indépendant d'expositions», en Europe et en 16— Gerald Gassiot-Talabot a participé à l'exposition
Australie. Directeur de la Documenta de Kassel en 1972, «Tendances de l'art en France 1968-1978/79» à l'ARC
sa réputation est née du succès de grandes expositions comme responsable du Parti pris n° 2. Cette rétrospective
telles que «Quand les attitudes deviennent forme», à Berne montrait l'implication des critiques d'art dans la formation
en 1969, puis à Krefeld et à Londres ; voir Art press, 1 1, des tendances pendant cette période, Parti pris n° 1 ayant
mai 1974 et 87, nov. 1984 et Arte Factum , 1, 1983. été organisé par Marcelin Pleynet.
110 Annie Verger

Représentation graphique de l'estime accordée aux artistes par les instances


de consécration établie à partir des index de Connaissance des arts entre 1955 et 1976

O français
• étranger

1. Artistes ayant obtenu 4. Artistes français et étrangers ayant obtenu


le maximum de voix dans l'index CdA 1955 le maximum de voix en 1971 et 1976

Classement des agents représentés


dans les index CdA par catégories

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1971
3. Artistes étrangers ayant obtenu
le maximum de voix en 1961
L'art d'estimer l'art 111

Tendances esthétiques représentées dans les 5 palmarès


établis par la revue Connaissance des arts entre 1955 et 1976
1955 1961 1966 1971 1976
École de Paris,Carzou, Clavé ••
Cubisme/Post cubisme ••
Braque, Picasso, Marchand, Villon • • •
Abstraction française ••
Bazaine, Manessier, de Staël, V. da Silva • •• •
Réalisme/Expression (tendances diverses)
Bacon, Balthus, Buffet, Chagall, • • • • •• • • •
Gromaire, Lorjou, Minaux, Pignon •• •
Abstraction lyrique,Hartung, Soulages • • ••
Surréalisme, Max Ernst, Matta, Miro •• ••
Abstraction/Matière,Dubuffet, Tapies • • •• ••
Abstraction américaine (tendances diverses)
Cari André, Sam Francis, W. de Kooning, •• •• •• • ••
Motherwell, Rothko, Ryman, Stella, Tobey, •• • • •*
Cy Twombly •
•• • ••
Pop'art,D.
Claes Oldenburg,
Hockney,
Rauschenberg,
J. Johns, Lichtenstein,
A. Warhol •• • ••
Sculpture, Calder, H. Moore •• ••
Abstraction géométrique/Op'art •• •
Albers, Soto, Vasarely •
Nouveaux ré alistes, Arman, Tinguely • ••
Cobra, Alechinsky, A. Jörn •
Art pauvre, Be jys •
• artiste français
* artiste étranger
La redistribution des 50 artistes sélectionnés par les cinq index CdA en tendances
esthétiques (telles qu'elles sont délimitées par le champ de l'histoire de l'art)
permet de voir l'évolution du goût des instances de consécration. Jusqu'en 1966,
les tendances représentées par la France sont dominantes, et se partagent entre
l'abstraction et le réalisme. En 1971 , la proportion des artistes étrangers est
inversée (15 pour 6 français). C'est la fin de l'École de Paris ;les représentants du
cubisme ne sont plus cités en raison de leur prestige. L'abstraction française
disparaît, tandis que l'abstraction américaine progresse ainsi que le Pop'art.
1976 consacre l'internationalisation du champ de production artistique. Seuls
résistent les Nouveaux réalistes et Dubuffet.
Les colonnes verticales indiquent les tendances esthétiques dominantes
pour chaque index ainsi que la proportion des artistes français et étrangers. La
lecture horizontale du tableau indique la permanence d'une tendance d'un index
à l'autre ou sa disparition ainsi que la proportion des artistes français ou étrangers
dans la tendance représentée.

des caractères d'homologie avec certains profils français deux artistes entrés en compétition pour le Grand prix de la
(Mathieu/De Kooning ; Vieira da Silva/Sam Francis, par Biennale de Venise 1964. L'estimation a été effectuée
exemple ; les éliminations de Rothko en 1971 et de Tobey de la manière suivante : les cotes, pour les quatre années
en 1976 correspondant à leur mort). Le quatrième schéma choisies, ont été établies d'après la liste des ventes publiques
rend compte de la courbe de célébrité des artistes ayant — artiste par artiste — donnée par «l'annuaire international»
recueilli le maximum de voix en 1971 et 1976. Ce dernier de Mayer (17), qui mentionne le format des œuvres, le plus
graphique fait apparaître le succès indiscutable des artistes souvent l'année de création, le sujet, le prix (une
étrangers puisqu'il ne reste plus que deux Français pouvant reconversion des formats en points et des francs de l'année
encore rivaliser avec les nouveaux-venus (Américains, considérée en francs 82 a été effectuée). La totalité des
Anglais ou Allemands) ; il s'agit de Vasarely et d'Arman. ventes publiques annuelles pour un artiste a été divisée parle
Le marché économique a amplifié ces reclassements nombre de points mis en vente, sans tenir compte des
en produisant de façon très inégale la valeur de certaines jugements esthétiques (période «bonne» ou «mauvaise»),
écoles, ce qui a pour effet de fixer des seuils au-delà desquels pour obtenir un prix moyen par point.
les cotes ne progressent plus. Une comparaison entre les
palmarès de Connaissance des arts et l'évolution des cotes Le tableau comparatif des artistes français est assez
de quelques artistes pendant la même période (en prenant
des années de référence les plus significatives dans le champ, homogène, avec quelques crêtes (Bazaine, Clavé)
comme par exemple, 1964, année de la Biennale de Venise mais, dans l'ensemble, ces artistes ne dépassent pas
qui a précipité l'inversion des tendances, 1970 qui consacre un certain seuil — situé autour de 5 000 F. le point —
le retour du marché étranger, 1974 qui correspond à une et ne paraissent pas avoir, jusque-là, répondu aux
expansion et 1982) montre que la désaffection du milieu
spécialisé à l'égard de l'École de Paris — au sens large — se
traduit par des conséquences économiques considérables.
Le tableau retrace l'évolution de la valeur 17— E. Mayer, Annuaire international des ventes, Paris,
économique de la plupart des artistes du premier index Connaissance Éd. Publisol, 1964, 1970, 1974, 1982. Pouvoir d'achat du
des arts, sur une période de 20 ans, ainsi que de celle des franc, Finances, 15. 09. 1982. '
112 Annie Verger

Comparaison du palmarès du premier index Cd A avec íes


sanctions du marché économique d'un échantillon d'artistes primés
de l'art représentées par l'évolution des cotes
Comparaison des
cotes des artistes
du premier
palmarès de CdA entre
m AN ESS ER elles et à celles de
I

Bissière et de
Rauschenberg.
La cote est
représentée par le prix
du point pour les
quatre années de
référence. Les trois
premiers artistes
ont eu la cote la
plus forte en 1964.
Les deux suivants
ont obtenu la cote
la plus forte en
1970. Les quatre
suivants ont eu la
cote la plus forte
en 1974. Hn bas,
les cotes les plus
lories.

A U 5C H F NB E R G
i,

aspirations du milieu spécialisé qui les avait Georges Braque et d'André Lhote - et qui ont
considérés, au début de leur carrière artistique, comme formé la génération de l'après-guerre. Roger Bissière
les mieux placés dans la compétition. En revanche, répond à des critères de sélection qui ont de moins
la cote de Rauschenberg - jeune espoir des années en moins cours sur le marché de l'art international.
60 — est immédiatement élevée ; si l'on compare la A l'opposé, Robert Rauschenberg représente
valeur économique de Buffet et celle de cet artiste, l'avant-garde soutenue par les directeurs de galerie
en 1974, elle est dans un rapport de 1 à 7 (la valeur new-yorkais ; il débute sa carrière à la Documenta
moyenne du point étant, pour Buffet.de 1 790 F. de Kassel, en 1959 ; sa formation a commencé au
et pour Rauschenberg de 13 232 F.) (18). La cote Black Mountain College avec Albers.
de Nicolas de Staël fait exception. Pour reprendre
les éléments de comparaison, la valeur économique
de Buffet en 1974 était dans un rapport de 1 à 21
avec celle de cet artiste (point de Staël : 38 134 F.).
Ce succès est vraisemblablement dû au destin
tragique du peintre qui se suicide en 1955 ; le
marché de l'art investit dans une production finie, Internationalisation
aux frontières de l'abstraction allusive et totale qui des jugements artistiques
échappe aux classements et déclassements de l'art
vivant. On peut remarquer, à cet égard, que la mort Les palmarès publiés par la revue Connaissance des
de Bissière, en 1964, n'a pas entraîné les mêmes arts exprimaient, à l'origine, le jugement du champ
effets économiques. La position de cet artiste est artistique français sur le marché de l'art vivant.
exemplaire ; elle correspond aux attentes du champ L'évolution de la composition des jurys, due
artistique français qui continue de promouvoir, notamment à la présence de personnalités
dans les grandes compétitions, des artistes âgés (il a étrangères, s'explique par l'apparition d'instances de
76 ans en 1964), qui peuvent encore bénéficier de consécration qui diversifient les modalités de
la réputation de leurs aînés - il a été l'ami de sélection.
Après la deuxième guerre mondiale, la
Biennale de Venise avait acquis l'autorité pour
18— Pour montrer la rupture économique qui se produit désigner les artistes de réputation internationale,
entre l'école française et l'école américaine, n°nous sans être considérée comme la rivale de Paris,
emprunterons un exemple à Connaissance des arts, 348, dans la mesure où le Grand prix revenait, la plupart
du temps, à un Français ou à un artiste ayant
effectué la majeure partie de sa production en
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de France. Cependant, cette institution favorisait une
compétition plus ouverte — 59 pays ont été une ou
plusieurs fois représentés à Venise - ; elle offrait
L'art d'estimer l'art 113

une structure spécialisée permanente et laissait le La position des conservateurs, par exemple, est liée
choix des exposants aux commissaires nationaux, à celle de leurs musées, lesquels entrent également
réunis ensuite en jury international pour décerner dans le jeu des comparaisons et des classements, au
le Prix (environ 35 membres). A partir de 1960, ce même titre que les pays qu'ils représentent. C'est
jury est limité à sept personnalités de «notoriété ainsi qu'en 1964, la Biennale de Venise présente
publique», dont deux italiens et cinq étrangers. une exposition consacrée à «l'art d'aujourd'hui
C'est à cette occasion qu'apparaissent plus dans les musées», qui est conçue comme une
nettement les enjeux et les luttes pour détenir le reconnaissance des meilleures institutions culturelles
monopole du pouvoir de consécration. Les pour leur gestion du département d'art
polémiques soulevées par les palmarès ont mis en contemporain, notamment pour la présentation de courants
évidence les mécanismes de sélection, à tous les d'avant-garde et pour leurs investissements sur des
niveaux. valeurs d'espoir. Le Solomon R. Guggenheim
Museum de New York, la Täte Gallery de Londres,
La plus célèbre a été provoquée par l'attribution du Grand le Wallraf-Richartz Museum de Cologne, le Museum
prix, en 1964, à l'Américain Robert Rauschenberg alors des 20ten Jahrhunderts de Vienne, le Moderna
que la France attendait la consécration de Roger Bissière. Museet de Stockholm, le Kaiser Wilhelm Museum
Ce palmarès inaugure, au-delà du classement des artistes,
celui des pays engagés dans la compétition. Alan R. Solomon, de Krefeld ou le Musée d'art moderne de Paris,
directeur du Jewish Museum de New York, chargé pour invités à Venise, sont considérés par le milieu
cette Biennale de la sélection américaine, écrit dans le spécialisé de l'art comme les instances de
catalogue : «Tous... (critiques et public européens) consécration les plus qualifiées pour produire la valeur
reconnaissent que le centre mondial de l'art est passé de Paris à- symbolique des œuvres d'art. Elle délèguent à
New York». La réaction de la critique artistique française
au déclassement de la France dans le champ international partir des années 60 leurs représentants dans toutes
de l'art montre l'importance des enjeux. Cependant, ce sont les manifestations de portée internationale. Ces
les remous suscités dans le pays primé par la dévaluation institutions servent également de référence aux
d'un courant esthétique tel que l'Expressionnisme abstrait, sélectionneurs qui tiennent à prouver leur
défendu dans la revue Art News par son rédacteur Thomas indépendance vis-à-vis du marché économique de l'art et
B. Hess ou le critique Harold Rosenberg, au bénéfice du
Pop'Art, soutenu par la revue Art International, qui portent l'objectivité de leurs entreprises.
au jour les relations objectives entre les différents agents
engagés dans la production de la définition dominante de La relative homogénéité des jugements esthétiques qui
l'art (19). Les critiques d'Hilton Kramer, du New York apparaît à la faveur des divers palmarès s'explique par la
Times, accréditant l'idée que le marchand de tableaux, Léo composition des jurys et des comités d'experts. Un tableau
Castelli, aurait «arrangé» le prix attribué à Rauschenberg comparatif des participations aux sélections pour les
parce qu'il faisait parti de sa galerie, posent le problème de Biennales de Venise, Sao Paulo ou de Paris, des listes de
la sélection : qui choisit le commissaire chargé de la comités de patronage pour les Salons internationaux des
représentation nationale à Venise ? Quelle position occupe-t-il galeries pilotes ou des panels de connaisseurs pour la revue
dans le champ ? Quels rapports entretient-il avec les artistes, Connaissance des arts permet d'établir le groupe des
leurs galeries, leurs marchands ou encore avec les personnalités les plus sollicitées depuis une vingtaine d'années.
actionnaires des musées-fondations ou des institutions culturelles En tête de ce «hit-parade» Umbro Apollonio, conservateur
dont ils dépendent ? Ces critiques posent également le des Archives d'art contemporain de la Biennale de Venise,
problème du choix des membres d'un jury international, qui a siégé dans tous les jurys, sauf à Kassel. Sur les 28
de la représentation des pays, de leur crédibilité pour juger personnalités les plus fréquemment invitées à juger l'art
de l'art contemporain. Les suspicions entretenues par des contemporain, une moitié est composée de conservateurs
concurrents autour du tandem Léo Castelli/ Alan R. Solomon de musée et l'autre mpitié, également répartie entre critiques
— le marchand faisant nommer le conservateur — ou du et historiens d'art. * La représentation par pays donne
tandem Alan R. Solomon/Sam Hunter — le commissaire l'avantage à la France (un tiers de l'échantillon avec une
proposant son confrère comme membre du jury — sont majorité de critiques d'art), ensuite viennent l'Allemagne
démenties par le conservateur Lawrence Alloway. Elles (plus de conservateurs de musée que de critiques ou
révèlent, néanmoins, le poids de certaines catégories d'agents d'historiens d'art), l'Italie, les Pays-Bas, etc.
tels que les marchands, les conservateurs ou les critiques et
la position qu'ils occupent dans les instances de consécration
internationale. 1 9 -W. Bongard, op. cit.

Les manifestations internationales d'art contemporain


1895 Italie La Biennale de Venise
1932 Italie La Triennale de Milan
1951 Brésil La Biennale de Säb Paulo
1955 RFA "La Documenta de Kassel, 1959, 1964, 1968, 1972, 1977, 1982
1956 USA Guggenheim International Award, devenu en 1967 :
Guggenheim International Exhibition
1959 France La Biennale de Paris
1963 Suisse Le Salon international des galeries pilotes, 1966, 1970
1967 RFA Première Foire de l'art à Cologne
1968 RFA Prospect à Düsseldorf, annuel
1968 Belgique La Foire d'art actuel de Bruxelles, Biennale
1970 Suisse Le Salon international d'art de Baie, annuel
1973 RFA Internationaler Kunstmarkt, annuel, à Düsseldorf
puis, à partir de 1976, en alternance avec Cologne
1974 France La FIAC (Foire internationale d'art contemporain), annuelle
1981 Suisse Prospect de Lucerne, annuel
1981 USA La Foire de Chicago
1 14 Annie Verger

Les personnalités e C
siégeant dans les jurys
• • • • • • • •
• • • • • • •
• • • • • • •
• • • • •
• • • • •
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• • •
• • •

Umbro Apollonio Jorge Romero-Brest


Conservateur des Archives d'art contemporain de la Biennale Critique d'art ; directeur du Centre d'arts visuels de l'institut
de Venise ; critique d'art. Torcuato di Telia, Argentine.
Jacques Lassaigne Juliusz Starzynski
Conservateur en chef du Musée de la Ville de Paris ; membre Directeur de l'Institut national de l'art de l'Université de
du comité directeur de l'Association internationale des Varsovie.
critiques d'art ; commissaire français à la Biennale de Venise, René Wehrli
1964 ; délégué général de la 5e Biennale de Paris, 1967. Directeur du Kunsthaus de Zurich.
Werner Schmalenbach Edvard de Wilde
Directeur de la collection d'art de la Rhénanie-Westphalie, Conservateur en chef du Stedelijk Museum d'Amsterdam.
Dusseldorf.
Giulio Carlo Argan Georges Boudaille
Directeur de l'Institut d'histoire de l'art, Rome, Critique d'art ; président de la section française de l'AICA ;
délégué général de la Biennale de Paris en 1973.
François Mathey
Conservateur du Musée des arts décoratifs, Paris. Robert Delevoy
Directeur de l'École nationale supérieure d'architecture et
Willem Sandberg des arts visuels de Bruxelles.
Directeur du Stedelijk Museum d'Amsterdam, 1959. A. M. Hammacher
Jean Cassou Directeur du Musée Kröller-Müller à Otterloo (Pays-Bas) ;
Conservateur du Musée d'art moderne, Paris ; critique d'art. critique d'art.
Raymond Cogniat Jiri Kotalik
Inspecteur principal des Beaux-arts ; directeur du journal Professeur à l'Académie des arts de Prague.
Arts ; commissaire français à la Biennale de Venise entre
1956 et 1960 ; fondateur et délégué général de la Biennale Pierre Restany
de Paris en 1959 ; président d'honneur de l'AICA. Critique d'art, Paris.
Will Grohmann Haavard Rostrup
Professeur d'histoire de l'art à l'Académie des Beaux-arts de Conservateur du département d'art moderne de la
Berlin-Ouest, Berlin ; critique d'art. Glyptothèque Ny Carlsberg, Copenhague.
Werner Haftmann Arnold Rudlinger
National-Galerie de Berlin ; professeur. Directeur de la Kunsthalle de Berne.
Kurt Martin
Directeur général de la collection de peinture d'État
bavaroise, Munich. Note :
Michel Ragon Le nom et les différentes fonctions exercées par les
Critique d'art, vice-président de l'AICA-Paris. personnalités les plus souvent représentées dans les entreprises de
Guy Weelen classement des artistes contemporains ont été publiés par
Critique d'art, secrétaire de l'AICA-Paris. les catalogues des Biennales, Salons, par les revues, etc. Ils
Gérard Gassiot-Talabot sont saisis, dans cette recherche, à partir de ces publications.
La position de chaque personnalité dans le champ de l'art
Critique d'art ; revue Opus international. contemporain est le résultat d'un choix. Tel historien de
Emile Langhi l'art apparaîtra parfois comme un critique d'art ; dans
Administrateur général honoraire de la culture néerlandaise l'ensemble, c'est la position dominante qui a été choisie.
à Bruxelles ; directeur général des Beaux-arts de Belgique. D'autre part, il est possible qu'un connaisseur ayant acquis
Giuseppe Marchiori une réputation internationale ait été saisi avant son
Membre du conseil d'administration de l'AICA de Venise. ascension (par exemple, un conservateur de musée peut avoir été
repéré dans une institution moins prestigieuse que celle
Mario Pedrosa qu'il dirige actuellement. Il faut tenir compte de la période
Directeur du Musée d'art moderne de Sab Paulo. étudiée qui s'étend approximativement de 1955 à 1980).
L'art d'estimer l'art 115

Classement par pays et par catégories Documentas suivantes confirment la suprématie


d'agents les plus souvent représentés des artistes américains et la disparition presque
totale des Français (7 pour 25 Italiens, 35
FRANCE Allemands et 57 Américains).
ALLER A6N E
TALI E La République fédérale allemande possède
D AyS-DAS < *&£> un mécénat industriel, encouragé par les avantages
1

0 E L T, Q U E fiscaux accordés, qui crée son propre service


SUISSE culturel et finance des manifestations artistiques
1

AR ÜENTI "¡E (par exemple, Bayer AG à Leverkusen) et de grands


DR ES L collectionneurs privés comme Peter Ludwig,
H A NEU AR l< magnat du chocolat, ou Karl Ströher, industriel du
1

P 0 L 0 G ,M E shampooing, qui aident puissamment à la promotion


TCHECOSLOUfiQUIE de l'art allemand sur le marché international (20).
En 1967, les effets de cette politique commencent
à se faire sentir ; les «marchands progressistes
d'objets d'art» se regroupent pour ouvrir le premier
marché de l'art à Cologne — 18 galeries allemandes.
Certains directeurs de galerie comme Paul Maenz,
par exemple, ont contribué à diffuser l'avant-garde,
par la publication d'annuaires concernant les
Un modèle de manifestations artistiques organisées dans sa
reclassement artistique la RFA galerie et à promouvoir à l'étranger les artistes
Pour des raisons historiques, la République fédérale allemands de la nouvelle génération (21).
allemande s'est trouvée, après la deuxième guerre
mondiale, dans l'obligation de restructurer 20— O. Hahn, Le marché de l'art en Allemagne, L'Express,
l'ensemble du champ de la production artistique 30. 10. 1972. Pour le rôle joué par les collectionneurs
cités, voir le catalogue : Art conceptuel et hyperréaliste :
et constitue, à ce titre, une situation expérimentale Collection Ludwig, Neue Galerie, Aix-la-Chapelle, 31.
assez exceptionnelle. Olli. 03. 1974, Suzanne Page et Wolfgang Becker ;W. Richter,
Il s'est agi d'abord de retenir et de fixer les L'irresistibile ascesa del collezionista Ludwig, Bolaffiarte,
artistes de la nouvelle génération qui continuaient 82, sept.-oct. 1978.
à s'exiler vers les autres pays d'Europe ou même les 2\-Art press, 14, dec. 1974, p. 12.
Etats-Unis, pour reconstituer un tissu culturel
capable de promouvoir l'art vivant et de restaurer
l'image de l'art allemand. Le premier objectif a été Pourcentage des artistes allemands,
atteint grâce à la décentralisation ; l'implantation français, et américains invités
d'« Instituts publics d'exposition» (Kunsthallen) à la Documenta de Kassel de 1955 à 1982
dans chaque ville d'une certaine importance devait OQCUIHENTfi DE KflSSEL
faciliter la diffusion homogène de l'art
contemporain, en évitant les effets négatifs d'un système
antagonique — capitale/province — éprouvés par la
France. Par ailleurs, l'Etat a concentré ses aides sur
des activités de caractère national et international,
en subventionnant, par exemple, une grande
manifestation artistique qui a progressivement
acquis une réputation qui la plaçait au premier
rang des instances de légitimation. La Documenta
a été créée en 1955, par le professeur Bode de
l'Académie de Kassel, et a lieu environ tous les
quatre ans. Contrairement aux autres manifestations
de ce niveau, elle ne décerne pas de Grand prix,
mais procède par invitations. A l'origine, la
Documenta était plutôt prévue pour les artistes
allemands sélectionnés par des spécialistes
allemands. Le succès de cette manifestation a n
accéléré son internationalisation. Le comité de
sélection est assisté par une personnalité de grand
renom - par exemple, Harald Szeemann est
secrétaire général et directeur de la Documenta 5
en 1972 — qui est chargée de choisir l'avant-garde
la plus représentative de l'année. L'observation du
tableau établi à partir du nombre d'artistes présents
à chaque Documenta, par pays, permet de mesurer
le destin croisé des écoles française et américaine
— tel qu'il est apparu à travers les instruments
d'appréciation déjà envisagés — entre 1955, année
de la domination du marché de l'art français, et
1972, année où s'imposent les Etats-Unis. Les deux
116 Annie Verger

A la même époque, le discours universitaire les statistiques du Département du commerce fait un chiffre
est venu appuyer et renforcer cette entreprise d'affaires de 332 millions de dollars.
promotionnelle par une série de travaux et Si les grands investisseurs sont absents de ce secteur
du marché, l'auteur en attribue la faute aux galeries d'art
d'enquêtes — publiée en 1974 — dans la Revue de qu'il assimile au commerce de détail mal géré. Par exemple,
sociologie et de sociopsychologie de Cologne, la majeure partie des galeries d'art contemporain s'est privée
sous le titre collectif de «Kunstler und de vitrines en s'installant en étage, d'où un rapport
Gesellschaft» (22) ; ces enquêtes qui portent sur 3 000 confidentiel avec sa clientèle ; la mise en vente des produits
s'effectue dans des conditions inconnues des autres secteurs
artistes, sur leurs origines sociales, leur formation, de l'activité commerciale puisque les œuvres ne sont
leur mobilité sociale, etc., étudient «la situation montrées qu'une seule fois pendant trois semaines, lors
économique des arts plastiques en Allemagne d'une exposition individuelle ; la publicité devient un luxe ;
fédérale», «l'image professionnelle des professions les galeries n'ont pas de succursales pour faire connaître
culturelles». leurs produits, etc. En conclusion, Willi Bongard propose
aux marchands de tableaux d'adopter de nouvelles méthodes
Le champ de production artistique allemand de financement et de distribution, d'être des
a non seulement assuré son relèvement, mais il a, «entrepreneurs», à l'image des autres agents du champ économique,
en peu d'années — de 1949 à 1970 — ,mis en place pour contribuer à la diffusion de l'art et à sa
des structures qui lui ont assuré, avec les Etats-Unis, désacralisation (24).
le leadership du marché international de l'art.
La réputation — controversée — de ce journaliste
s'est construite à partir de la publication, en 1 970,
d'une liste des 1 00 artistes les plus représentatifs de
l'art contemporain, dans la revue économique
Kapital. Comparé, dans la presse allemande, à un
Boussoles de l'art journaliste américain qui avait dressé une «best-
seller list» de boxeurs à partir de leurs victoires,
et orientations économiques il s'est défendu d'avoir alimenté la spéculation dans
La position dominante qu'il occupe actuellement un article publié dans le numéro spécial de
est également due à l'action d'un journaliste, Willi sociologie consacré aux relations entre les artistes et la
Bongard (23), travaillant pour une revue société, sous le titre «Les questions de goût dans la
économique et boursière, qui a mis en place un système réception des arts plastiques». L'ambition de cette
de jugements quantitatifs sur l'ensemble du champ entreprise de classement ou Kunst-Kompass est de
international de l'art. En 1967, celui-ci publie un disputer à un groupe restreint de professionnels
ouvrage intitulé Kunst und Kommerz, résultat (conservateurs de musée, directeurs d'expositions,
d'une enquête menée pendant deux ans dans le propriétaires de galerie, collectionneurs, critiques
milieu spécialisé de l'art à New York. d'art, etc.) le monopole du jugement des artistes et
des œuvres d'art. Il s'agit de produire un système
La thèse soutenue dans cet ouvrage est annoncée par le titre ; présentant des garanties «d'objectivité» à partir de
l'auteur n'emploie pas le terme de «Kunsthandel» qui l'appréciation chiffrée de ce qui fait la réputation
convient pour désigner le commerce des œuvres d'art, mais des artistes, indépendamment du classement
celui moins révérencieux de «Kommerz». Cette enquête économique établi par les cotes. L'auteur du
tend à prouver que le marché de l'art ne peut exister qu'en Kunst-Kompass a envoyé un questionnaire à une
entretenant la méconnaissance des modes de production et
de distribution des œuvres d'art. Par exemple, l'auteur centaine d'institutions culturelles et de galeries
semble mettre en doute l'explosion culturelle de l'après- suisses et allemandes qui devaient désigner les
guerre aux États-Unis estimée, toute forme de consommation musées favorables à l'art contemporain, les
confondue (théâtre, concerts, danse, arts plastiques, etc.), manifestations considérées comme d'avant-garde et la
à 2,5 milliards de dollars ou, tout au moins, ne pas
l'attribuer au commerce des œuvres d'art qui a entretenu
l'illusion d'une réussite économique à partir de «coups»
tels que des ventes spectaculaires, alors que son chiffre 24— Si le marché économique de l'art s'est organisé autour
d'affaires n'atteignait pas, à la même époque, 50 millions des marchands progressistes en 1967, les artistes se sont
de dollars. Pour citer des éléments de comparaison, Bongard groupés en associations importantes, comme la BBK
indique que la plus petite branche économique repérée par «Association professionnelle des arts plastiques» qui
compte 8 000 adhérents sur les 1 1 500 peintres et sculpteurs
recensés en RFA, ou la DKB «Union des artistes» qui ne
22— Künstler und Gesellschaft, Kölner Zeitschrift für comprend que 300 artistes mais dans laquelle se trouvent
les noms les plus connus internationalement et les
Soziologie und Sozialpsychologie , 17, 1974, n° spécial. enseignants les plus renommés. Le marché de l'art, se modelant
23— Willi Bongard a su créer un poste unique, celui de sur les échanges commerciaux, introduit progressivement
conseiller-artistique-économique, qui cumule les activités des méthodes de gestion comme, par exemple, le
universitaire, journalistique et mondaine. Il est chargé de groupement de galeries pour réduire les dépenses, la vente par
cours à l'Université d'Innsbruck, en raison de sa compétence correspondance, l'organisation de foires internationales, etc.
dans les domaines de l'art et de l'économie ; il organise, Ces méthodes consistant à accorder l'offre à la demande
en même temps, à l'intention des amateurs, des séminaires sont dénoncées comme une nouvelle forme de domination,
privés où il enseigne les règles du marché de l'art et il en particulier par des artistes tels que Joseph Beuys, Klaus
fournit dans des séances de «conseils individualisés» des Staeck, et l'éditeur Erwin Heerich qui, dans leur appel de
compléments d'information. De plus, il est expert auprès février 1970, se sont opposés aux marchands à propos du
de la Chambre d'industrie et d'artisanat de Cologne et Kunstmarkt de Cologne en stigmatisant «la banalisation du
— outre la revue Kapital déjà citée — il écrit comme marché de l'art». Cf. R. Moulin, Les aides publiques à la
journaliste indépendant dans des périodiques tels que Stem, création dans les Arts plastiques (Danemark, Finlande,
Kunstforum, Bolaffi Arte et Der. Ces activités multiples lui France, Grande-Bretagne, Italie, Norvège, Pays-Bas, RFA,
ont valu certains surnoms qui vont du «Papageno de la Suède),deParis,
Guide l'artiste
La Documentation
plasticien, Collection
française,
Études
1977.
-Commission
R. Moulin,
scène artistique» au «météorologue du marché de l'art» et
du «gourou du marché de l'art» au «Dollar Willi».' Voir : des communautés européennes, série secteur culturel n° 4,
Willi Bongard - Durch ihn wird der Betrieb erst schön -, Bruxelles, 1981. J.-M. Poinsot, La crise du marché de l'art,
Art, 4, 1983. Chroniques de l'art vivant, 24, oct. 1971.
L'art d'estimer l'art 117

littérature spécialisée dans l'art vivant (catalogues, Gassement des pays en fonction des
revues, monographies, etc.)- Un certain nombre.de points obtenus dans la sélection de Willi Bongard
points a été attribué à ces instances de légitimation, en 1974, pour établir le Kunst-Kompass
en fonction du succès plus ou moins grand recueilli
lors de la consultation. Le poids différentiellement
accordé aux institutions contribue à leur classement
et produit à son tour le rang des artistes exposés.
Par exemple, les musées sont évalués à la structure
de leur patrimoine : en matière d'art contemporain,
cela revient à estimer leurs aptitudes passées et Ecollecfiu,
x p os i t .
présentes à pressentir les chances d'un artiste qui Institut,
n'a pas encore obtenu la reconnaissance du milieu exp.indi«
traditionnel de l'art ou l'audace de leurs ID usé es
investissements, leur rayonnement, etc. Parmi les
expositions collectives, la Documenta de Kassel reçoit la
meilleure note qui est de trois à six fois supérieure
à celles des Biennales les plus connues, entre 1970
et 1974.
A travers ces institutions culturelles, ce sont
aussi les pays qui se trouvent ainsi notés, en fonction
de leur «conservatisme» ou de leur «esprit
d'entreprise». On constate que, dans ce système de
classement, les États-Unis arrivent en tête avec le
Metropolitan Museum, le Musée d'art moderne
(MOMA) et le Jewish Museum de New York,
ainsi que l'Allemagne fédérale avec le Sammlung
Nordrhein-Westfallen de Düsseldorf (qui obtiennent
en 1974 la note maximum de 300 points). On peut
remarquer également que les quatre pays qui
totalisent le plus de points dans cette compétition
- les États-Unis, l'Allemagne fédérale, la Hollande
et la Suisse — ont une monnaie forte et un système pMV4
économique qui soutient les activités culturelles au
moyen, notamment, des fondations, organisent des
foires internationales de l'art, favorisent la
spéculation sur les produits artistiques, etc. L'imbrication
du champ symbolique et des mécanismes du
marché économique semble être, dans ce domaine,
de plus en plus étroite. Elle apparaît, par exemple,
nettement dans le revue Art aktuell fondée en
1971 par Willi Bongard, qui vise à diffuser à la i. ..1 \ L í \
façon des journaux spécialisés dans l'économie ou
I
!

la politique «une information confidentielle


concernant la vie artistique internationale». Tiré à
500 exemplaires signés et numérotés, chaque LU — — —
fascicule fournit aux souscripteurs des
renseignements sur les tendances les plus récentes du marché
de l'art et des indications nécessaires à la bonne Le classement, de 1 à 100, des artistes de chaque pays les
gestion d'une collection. Ce bulletin établit plus représentatifs de l'art contemporain d'après le Kunst-
périodiquement une liste des «valeurs d'espoir» et des Kompass de 1974 indique les mêmes tendances : les États-
célébrités — classées de 1 à 1 00 — publiée en même Unis totalisent 46 % des points, l'Allemagne 12 %,
temps dans la revue Kapital, déjà citée, qui permet l'Angleterre 10,5 %, la France 9,5 %, l'Italie 4,5 %, la
de repérer la positon des artistes, d'estimer leur Suisse 4 %, la Hollande 3,5 %.
trajectoire ascendante ou descendante. Au palmarès
s'ajoutent le résultat des ventes aux enchères, Critères qui ont servi à établir le Kunst-Kompass de 1974
la cote des artistes et leur répartition dans les (d'après A rt Press, 14,nov.-déc. 1974).
catégories ainsi répertoriées : très cher, raisonnable, Musées - collections et expositions personnelles.
très raisonnable, bon marché, très bon marché. Il s'agit d'évaluer un musée à son patrimoine (par exemple,
L'importance de cette publication est le Museum of Modem Art de New-York est le plus coté :
inversement proportionnelle à la modestie de sa 300 points), ou à la qualité de ses expositions en matière
d'art contemporain (par exemple, l'Albertina de Vienne :
présentation (sur papier dactylographié et ronéoté) 240 points).
et de sa diffusion, car elle n'est destinée qu'à ceux Institutions - expositions personnelles et collectives.
qui ont la maîtrise du marché de l'art contemporain Exemple Le Jewish-Museum de New-York est le plus coté
(300 points).
:

(grands collectionneurs, institutions culturelles qui


veulent maintenir ou conquérir des créneaux Expositions collectives.
Exemple : les grandes manifestations internationales d'art
économiques et intellectuels pour les pays qu'elles contemporain, telles que la Documenta de Cassel (300
représentent, diffuseurs de l'avant-garde points) ou les Biennales de Venise ou de Sab Paulo (50
internationale, etc.), à tous ceux qui ont «intérêt» — des points).
118 Annie Verger

intérêts indissociablement économiques et d'autres villes telles que Berne, Bale, Lucerne ou
symboliques — à détenir les codes et les critères, à être Zurich, ou encore pour donner à la Suisse une
dans la confidence avant les autres. manifestation de dimension internationale.
Les luttes pour la conquête ou la reconquête
Dès la parution du Kunst-Kompass en 1970, le classement d'une position dominante dans le champ de l'art
des artistes obtient une certaine considération. Par exemple,
à l'occasion du vote pour l'index de Connaissance des arts contemporain apparaissent plus nettement en
en 1971, le critique d'art Pierre Restany choisit les six République fédérale allemande, notamment à
premiers noms de cette liste considérée par lui comme un l'occasion de la lutte pour le leadership du marché
«véritable baromètre de l'art actuel». L'enquête sur l'art intérieur — puisqu'en 1945 aucune ville ne semble
contemporain réalisée en 1973 par Jean-Marc Poinsot, pour avoir hérité du titre de «capitale des arts» — et
la 8e Biennale de Paris, est complétée par la traduction du
texte de Willi Bongard sur les questions de goût dans la pour retrouver une place honorable, parmi les
réception des arts plastiques. La revue Art press publie autres pays, dans les grandes compétitions. Deux
intégralement le Kunst-Kompass de 1974 avec les critères villes se sont disputé le monopole du marché de
qui ont servi à l'établir (25). l'art : Cologne et Düsseldorf. La première possédait
une certaine avance parce qu'après la guerre
La rationalisation des instruments de légitimation son activité artistique reprenait rapidement (le
de l'art contemporain proposée par Bongard reste Kunstverein ouvre en 1946 et le nouveau Musée
dans la logique du système dominant. Cependant, Wallraf-Richartz en 1956) et qu'elle inaugurait en
son estimation chiffrée des institutions culturelles 1967 la première foire d'art contemporain avec les
a porté au jour d'autres luttes pour la conquête du marchands progressistes d'objets d'art. En revanche,
monopole du pouvoir de consécration. Ces Düsseldorf jouait un rôle prépondérant dans la
institutions entrent en compétition parce qu'elles formation des artistes. Par exemple, si l'on prend
occupent la position de diffuseurs de l'avant-garde comme référence l'exposition-bilan «Art Allemagne
et qu'à ce titre elles doivent apparaître à un public Aujourd'hui» (26) qui réunit les artistes considérés
plus large, moins informé, — consommateur plutôt comme les plus importants, 20 artistes sur 42 ont
que collectionneur —, comme des juges
«impartiaux» et «neutres». La Biennale de Venise avait, fait leurs études à Düsseldorf, neuf y habitent
en 1964, exposé «l'art d'aujourd'hui dans les et les plus connus y ont enseigné. En 1968, la
Kunsthalle crée une manifestation intitulée
musées» en sélectionnant 1 8 grands musées «Prospect» pour concurrencer la foire de Cologne ;
internationaux pour leur engagement en faveur de l'art l'année suivante un accord intervient entre les deux
contemporain. Dix d'entre eux entrent dans les villes à propos du marché de l'art : les marchands
critères du Kunst-Kompass 1974. allemands restent à Cologne, les marchands
étrangers s'installent à Düsseldorf. La rivalité ne cessera
cependant qu'en 1973, lorsque le principe
d'alternance sera retenu. Cependant, Düsseldorf gardera
de cet antagonisme une réputation internationale.
Le processus de reconquête pour occuper
Prospective et une position dominante sur le marché de l'art
estimation rétrospective apparaît dans le choix des manifestations de la
Kunsthalle, notamment avec l'exposition intitulée
En créant le Salon international des galeries pilotes, «ProspectRetrospect — Europa 1946-1976». Cette
en 1963, le Musée cantonal des Beaux-arts de opération est, a posteriori, une mise en forme du
Lausanne n'a pas cherché à objectiver le champ de champ artistique européen, à partir du jugement
l'avant-garde par des méthodes quantitatives, à la porté par les organisateurs de Prospect sur les
manière de Bongard ; il a plutôt tenté de se autres institutions culturelles. Ceux-ci ont
constituer en espace objectif, décrit parson conservateur sélectionné, année par année, les expositions qui,
comme «une sorte d'observatoire». Cette à leur avis, ont compté parce qu'elles ont découvert
manifestation semble vouloir s'opposer aux méthodes un artiste, lancé une tendance, soutenu un
confidentielles du groupe restreint des producteurs mouvement d'avant-garde, etc. La reconnaissance de ces
de l'avant-garde puisqu'elle présente au public une manifestations artistiques constitue, par la même
sélection des galeries qui se sont distinguées sur le occasion, un classement des pays, des musées ou
marché de l'art, à un moment donné. Le choix des galeries, des conservateurs, des marchands, des
- différent à chaque Salon — a été effectué à artistes. En tête arrive l'Allemagne fédérale avec
partir du jugement d'un comité de patronage ; 21 villes et 24 musées remarqués pour leur
parmi les conservateurs, les collectionneurs, les engagement en faveur de l'art contemporain. La densité
directeurs de banque, les historiens et les critiques des expositions importantes, entre 1969 et 1973,
d'art ou les artistes, certains membres ont déjà correspond à la reprise du marché allemand ; la
siégé dans d'autres jurys internationaux. La Kunsthalle de Düsseldorf est privilégiée ainsi que
tentative pour objectiver le marché de l'art qui, le musée de Leverkusen, de Krefeld et la Documenta
dans ce cas, consiste à dévoiler au profane les de Kassel. Cologne est moyennement représentée ;
mécanismes de sélection, à lui offrir des éléments Berlin ne semble pas exercer une influence
d'appréciation et à lui laisser croire qu'il peut considérable.
devenir juge des opérations de consécration, paraît
plutôt destinée à promouvoir cette institution pour
la mettre en concurrence avec d'autres musées,
26—Art, Allemagne, Aujourd'hui, Catalogue de l'exposition
du Musée d'art moderne de la Ville de Paris - ARC - 17. 01-
25-Art press, 14, dec 1974. 8.03. 1981.
Le champ des institutions culturelles européennes engagées en faveur de l'art contemporain,
d'après le classement établi par ProspectRetrospect, en 1976
1955 1956 1957 1958 1959 1960 1961 1962 1963 1964 196 5 1966 19 6 7 1960 1
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Expo. Internationale • 1
On peut observer l'engagement régulier et permanent de certains musées en faveur de l'art contemporain, tel que le Stedelijk Museu
certaines époques selon les pays. Par exemple, la densité des expositions entre 1968 et 1973 en RFA correspond à l'arrivée sur le m
expositions, etc.
Le champ des galeries privées européennes d'avant-garde,
d'après le classement établi par ProspectRetrospect, en 1976
1955 1956 ■ 1957 1958 1959 19 6 0 ' 1961 . 1962 ■ 1963 ■ 19 6 4 ■ 1965 ' 1966 . 1967 - 196B i 1969 > 19
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On pjeut noter l'activité dominante des galeries parisiennes entre 1955 et 1963, puis leur déclin ;le rôle relativement important de M
une concentration des activités du marché de l'art allemand entre 1967 et 1971.
L'art d'estimer l'art 121

La Hollande occupe la deuxième place avec départ aux Etats-Unis dans une «lettre pour prendre
cinq villes considérées comme importantes congé» adressée à ses confrères. Il y brossait un
— Amsterdam, Eindhoven, La Haye, Otterloo, tableau négatif de l'action des agents du champ de
Rotterdam —, le Stedelijk Museum d'Amsterdam production artistique (enseignement académique,
représentant, à l'étranger, l'institution la plus institutions figées, collectionneurs rétrogrades,
régulièrement sélectionnée pour la qualité de ses marché timoré, etc.). Cependant, l'adaptation des
expositions d'art contemporain. La Suisse vient structures au nouvel état du marché international
ensuite avec, en tête, le musée de Berne qui a eu s'est effectuée dans un temps relativement court.
Harald Szeemann comme directeur entre 1961 et
1969. La France est plus faiblement représentée, Entre 1967 et 1975 apparaissent des institutions culturelles
en particulier dans la période 1955-1965, où elle spécialisées dans l'avant-garde comme, par exemple, l'ARC
occupe une position dominante. Elle n'apparaît — Animation, Recherche, Confrontation —, conçu par son
conservateur, Pierre Gaudibert, comme un «musée-forum,
qu'avec la Biennale à partir de 1959. un musée-chantier, un musée-laboratoire» ; le CNAC
Le tableau établi à partir Hes sélections — Centre national d'art contemporain — et le Centre
dans les musées européens révèle le rapport privilégié Georges Pompidou. Le marché se restructure autour de
que l'Allemagne fédérale a entretenu avec les pays galeries tournées vers l'extérieur (Yvon Lambert, Claude
Givaudan, Daniel Templon, etc.) ; des revues sont créées
nordiques (Suède, Hollande), avec la Suisse, telles que Opus international (1967), Chroniques d'art
avec l'Italie pour la Biennale de Venise (Milan vivant (1968), Artitudes et Art press en 1972. Le marché
restant le centre du marché de l'art). 11 accréditerait de l'art français ouvre sa première foire d'art contemporain
la thèse d'un axe Amsterdam-Düsseldorf-Zurich — la FIAC — en 1974 pour tenter de concurrencer les foires
évitant Paris (27). étrangères.
La France a, dans le même temps, développé
des stratégies de reconquête pour restaurer sa La publication des critères qui ont servi à construire
position dans le champ international de le Kunst-Kompass de Willi Bongard, en 1974 et
consécration. 1964 avait été l'année du déclassement, 1981 , permet de mesurer la position française dans
marquée par le triomphe à Venise de l'École le champ international après les reclassements des
américaine et par la fermeture de la galerie d'avant-garde années 60. En 1974, certaines institutions comme
de Daniel Cordier, qui expliquait les raisons de son le CNAC ou le MNAM (Musée national d'art
moderne) arrivent au niveau du Musée Guggenheim
de New York ou du Musée Kroller-Muller d'Otterloo
27—0. Hahn, Le marché de l'art en Allemagne, L'Express, (200 points) ; viennent ensuite le Musée d'art
30. 10. 1972. L'axe retenu par l'auteur de l'article passerait
par Amsterdam, Düsseldorf, Francfort, Bâle, Zurich, moderne de la Ville de Paris (l'ARC) et le Musée
Milan. Si cette tendance est plutôt dessinée par le marché des arts décoratifs dirigé par François Mathey.
économique de l'art, elle doit également être expliquée par La Biennale de Paris est au même rang que celles de
d'autres comportements. Harald Szeemann met en évidence, Venise et de Sao Paulo ; des expositions collectives
à propos de son exposition «Monte Verità», les oppositions
entre «les utopies nordiques» et le «sud idéal», entre telles que «12 ans d'Art contemporain en France»
«l'individu romantique» et la collectivité artistique des pays ou «Support/ Surface» sont très bien cotées.
latins. Szeemann montre également que parfois c'est Paris L'estimation de ces activités artistiques par des
qui évite l'axe nordique puisque le Centre Georges Pompidou instances de consécration internationale place la
a refusé cette exposition. Harald Szeemann fabricant France au cinquième rang après les Etats-Unis,
d'expositions, Beaux-Arts magazine, 5, sept. 1983.
Il faut noter que le tableau concernant le jugement l'Allemagne, les Pays-Bas et la Suisse ; et en vertu
des organisateurs de ProspectRetrospect sur le champ des de la même évaluation en 1981, la France semble
galeries privées européennes nuance le classement établi avoir amélioré sa position puisqu'elle arrive en
d'après les institutions culturelles. Il permet de mesurer deuxième place après l'Allemagne.
l'importance du marché italien (Milan, Rome et Turin),
de voir que si la France arrive en troisième place, elle le doit Ainsi, le champ artistique et, à travers lui,
plutôt à sa domination des années 60, mais sa position se ses artistes qui continuent de récuser toute forme
dégrade progressivement ; ProspectRetrospect - Europa de hiérarchisation, ne semblent cependant pas avoir
1946-1976, 20-31. 10. 1976, Köln, Verlag der Buchhandlung échappé aux techniques de classement qui
Walther König. Exposition organisée par Jürgen Harten produisent des représentations de ce que sont les
(Stadtische Kunsthalle de Düsseldorf) avec Benjamin
Buchloh, Rudi Fuchs (Eindhoven), Konrad Fischer, John véritables enjeux des luttes pour détenir le
Matheson et Hans Strelow. monopole du pouvoir de consécration.

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