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Abstract
Agroecological transition, innovation and lock-in effects: The impact of the
organizational design of supply chains. The French Durum wheat supply chain case
The French agricultural production system has to evolve towards more environmentally
friendly practices. Although research is developing new agricultural cropping systems,
getting them adopted by the agricultural profession remains difficult. This technological
lock-in effect can be explained by a set of self-reinforcement mechanisms, which
strengthen a productive choice established initially in favor of an agriculture based on
intensive use of inputs, at the expense of other alternatives. This work aims at analyzing the
organizational structure of the durum wheat supply chain to assess the characteristics that
doi: 10.1684/agr.2012.0539
are likely to speed-up or restrain the adoption of new production systems. Our results
Pour citer cet article : Fares M, Magrini MB, Triboulet P, 2012. Transition agroécologique, innovation
et effets de verrouillage : le rôle de la structure organisationnelle des filières. Le cas de la filière blé
dur française. Cah Agric 21 : 34-45. doi : 10.1684/agr.2012.0539
Tirés à part : M. Magrini
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a reconnaissance d’externalités cides, etc.) ; système dont il est des moyens de la recherche autour
négatives associées aux systè- difficile de sortir3. La littérature sur le d’un seul et même système de produc-
mes de production conduit lock-in montre qu’en effet un certain tion agricole a fortement contribué
la société occidentale, dans son nombre de mécanismes économiques au phénomène « d’autorenforcement »,
ensemble, à repenser la croissance peuvent décourager les acteurs à conduisant progressivement ce sys-
économique en termes de développe- s’orienter vers des techniques de tème à une situation de verrouillage.
ment durable. Le système de produc- production (c’est-à-dire des technolo- Cependant, une partie de la recherche
tion agricole, de par son fort impact sur gies) différentes des technologies agronomique s’est orientée vers la
l’environnement, est particulièrement dominantes, qui ne correspondraient proposition de pratiques nouvelles,
interpellé pour développer des prati- pas au standard productif. Si cette dites à plus haute performance envi-
ques plus respectueuses des ressources question a été fortement investie dans ronnementale5. Au regard de la littéra-
environnementales. Mais, les change- les domaines de l’industrie (David, ture sur les systèmes sociotechniques
ments ne s’initient pas facilement et 1985 ; Arthur, 1989 ; Arthur, 1994 ; (par exemple, Geels, 2005), ces systè-
ce malgré les préconisations avancées Liebowitz et Margolis, 1995) et de mes de production innovants pour-
par de nombreuses études et rapports l’énergie (Cowan, 1990), très peu raient constituer des niches à partir
(Aubertot et al., 2011 [Expertise col- d’analyses ont été proposées pour le desquelles le système conventionnel
lective Pesticides Inra-Cemagref] ; monde agricole. Rappelons essentiel- de production peut s’hybrider et tran-
Grenelle de l’Environnement, Rapport lement les travaux de Cowan et Gunby siter vers un nouveau système. Cette
Tuot 20071 ; Plan Ecophyto 20182. . .). (1996) et ceux de Vanlocqueren et analyse de la transition permet de
Pourtant, la recherche agronomique Baret (2009) qui montrent comment la relativiser, en un sens, la théorie du
propose des modes de production recherche scientifique agricole s’est verrouillage technologique, en mon-
alternatifs visant à réduire les externa- concentrée principalement sur un type trant que même si la technologie
lités négatives de l’agriculture conven- de paradigme scientifique, orienté vers agricole dominante freine l’adoption
tionnelle, telles que les pratiques l’agrochimie et l’ingénierie génétique, de nouvelles pratiques, ces dernières
limitant l’usage des pesticides (Burger au détriment de celui fondé sur peuvent quand même être adoptées
et al., 2008) ou la fertilisation chimique l’agroécologie4. Cette concentration par des acteurs à la recherche d’une
des sols (Justes et al., 2009). différenciation sur le marché. Mais le
Au regard de la théorie économique, 3 problème majeur reste alors celui du
A côté de ce modèle de production agricole
le système de production agricole dominant, il existe des modèles de production
coût de ce changement. Il est en effet
dominant peut être caractérisé comme « dominés ». Le plus connu est celui de l’agri- difficile d’envisager qu’un agriculteur
un système verrouillé (« lock-in ») culture biologique, qui cherche à promouvoir change son système de production s’il
autour d’un paradigme technologique des pratiques agricoles réduisant au maximum ne trouve pas une contrepartie finan-
reposant sur un usage intensif des le recours aux intrants chimiques. Malgré le cière qui le conforte dans cette volonté
intrants (fertilisants, herbicides, pesti- développement important de la demande pour de s’orienter vers une nouvelle forme
les produits issus de ce modèle de production
agricole, la part de la superficie agricole utile
d’agriculture. Une première source
consacrée à l’agriculture biologique est encore directe de financement est le bénéfice
très faible (En 2010, elle était de 3,1 % en réalisé par la vente de sa production
France).
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Les niveaux de verrouillage technologique
« L’agriculture doit se voir donner les moyens dans l’utilisation d’intrants peuvent cependant
en même temps que l’obligation de respecter les 5
varier selon les pays et les régions (par exemple, Voir par exemple, le guide STEPHY (STraté-
milieux dans lesquels elle se déploie en réduisant Gunby et Cowan, 1996), notamment selon les gies de protection des cultures Economes en
les apports de produits phytosanitaires et formes d’investissements publics ou collectifs produits PHYtosanitaires) élaboré dans le cadre
d’engrais. » (page 16 du rapport). dans le développement de technologies alter- du RMT (Réseau mixte technologique) « Systè-
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http://agriculture.gouv.fr/ecophyto-2018 natives. mes de Cultures Innovants ».
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‘‘What the firm can hope to do technologically
Figure 1. Verrouillage technologique et mécanismes d'autorenforcement. in the future is narrowly constrained by what it
has been capable of doing in the past.’’ (page
Figure 1. Technological lock-in and self-reinforcement mechanisms. 1130).
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duits. L’aval peut cependant préférer
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se servir de l’interprofession comme
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Années un moyen d’imposer un certain nom-
Source : d'après AGRESTE - Bilans
bre de standards de production, ce qui
permet d’éviter de recourir aux contrats
pour inciter l’amont, et notamment les
Figure 2. Quantités annuelles de blé dur collectées et utilisées en semoulerie en France de 1993 à 2009. agriculteurs, à respecter le processus de
production souhaité.
Figure 2. Annual quantities of Durum wheat collected and used by semolina millers in France from 1993 to La question posée est donc de savoir si
2009.
la demande pour des produits agrico-
les plus respectueux de l’environne-
ment peut générer de la valeur pour la
comme à l’amont, sa forte spécificité notre connaissance, les contrats de filière ; et si oui, sous quelles condi-
apparaı̂t dans la séparation nette entre commercialisation entre l’amont et tions le partage de cette valeur peut
les acteurs de l’amont et de l’aval, l’aval sont de court terme et non générer des incitations au changement
révélée par l’absence de liens d’inté- spécifiques. Cette séparation nette des pratiques au niveau des exploita-
gration (liens financiers, liens contrac- des actifs, et ce non-engagement dans tions. En premier lieu, il faut rappeler
tuels de long terme). la durée, témoignent d’une forte au vu de la structure actuelle de la
segmentation entre l’amont et l’aval filière, qu’il paraı̂t difficile aux acteurs
qui indique que cette filière, même si de l’amont de s’engager seuls dans
Segmentation amont/aval elle peut apparaı̂tre très structurée du des pratiques plus respectueuses,
et diffusion des incitations point de vue de l’organisation inter- étant donné qu’ils ne maı̂trisent ni
à l'innovation professionnelle, reste non intégrée les procédés de transformation, ni
dans sa logique de répartition de la les stratégies de segmentation sur le
Les maillons clés de l’amont et de valeur. marché. Or, changer de pratiques
l’aval de la filière blé dur sont donc Une explication possible à cette présente des coûts avec des risques
caractérisés par une structure de absence d’intégration ou de quasi- associés qu’il paraı̂t difficile d’assumer
marché concentrée, avec un degré intégration réside dans la stratégie des en l’absence d’une visibilité straté-
de concentration de l’aval beaucoup industriels de répartition des risques. gique sur la valorisation du blé
plus fort cependant. Ce qui, de fait, lui En effet, en situation d’incertitude dur. De ce fait, ce sont les acteurs
octroie un pouvoir de négociation climatique, l’industriel cherche à limi- industriels, à l’interface entre les
plus grand. Cela peut expliquer en ter ce risque et à sécuriser ses collecteurs et les distributeurs, qui
partie le choix de ne pas développer approvisionnements, en recourant à seraient le mieux à même d’impulser
de liens d’intégration vers l’amont. des coopératives et collecteurs des
L’absence de liens d’intégration entre quatre grands bassins de production.
les maillons de l’amont et de l’aval est Cette stratégie de portefeuille le 24
Les coopératives agricoles développent des
en effet patente dans cette filière. pousse donc plutôt à signer de simples stratégies alternatives de contrats de commer-
D’une part, on n’observe pas de liens contrats annuels, et non des contrats cialisation du blé dur à l’export, comme en
financiers qui seraient le signe d’une pluriannuels avec quelques coopéra- témoigne l’augmentation des exportations au
recherche d’intégration. D’autre part, à tives d’un même bassin. En jouant sur cours des cinq dernières années.
Producteurs de semences
Producteurs Surfaces 2008 : 16 940 hectares Exportation de semences
multiplicateurs (source : Gnis)
Distributeurs de semences
Vente campagne 2007-2008 : 56 300 tonnes Importation de semences
(source : Gnis)
Producteurs de grains
Surface 2007 : 455 000 hectares
Production 2007 : 1 989 000 tonnes
(source : Onigc)
Exportation de grains
18 collecteurs principaux Vers UE : 743 000 tonnes
Blé précuit Récolte 2007 : 1 921 000 tonnes Vers pays tiers : 415 000 tonnes
(source : Onigc) (source : Onigc 2007-2008)
Importation de grains
5 semouleries 104 000 tonnes
Blé dur trituré : 670 796 tonnes (source : Onigc, 2007)
Semoule : 505 018 tonnes
(source : CFSI, 2008) Exportation de semoule
162 267 tonnes
(source : CFSI, 2008)
Importation :
Distribution alimentaire pâtes : 294 937 tonnes
couscous : 18 359 tonnes
(source : Sifpaf - 2008)
une transition environnementale de de marché. Le développement des mieux offrant25. Il existe à ce jour un
l’ensemble de la filière. pâtes sous label AB dans la grande seul acteur industriel résolument
Si la maı̂trise des critères technologi- distribution montre qu’il existe un engagé dans une démarche de
ques des variétés de blé dur a potentiel que les principaux acteurs
constitué un point de contrôle néces- industriels ont identifié. Mais actuel- 25
saire pour les acteurs industriels, le lement, l’offre française en blé dur bio Il est important ici de signaler le rôle de
l’interprofession blé dur dans la définition du
renforcement des exigences environ- est insuffisante et la filière peu orga- standard technologique de la qualité protéique
nementales peut les inciter à explorer nisée, à la différence de la filière du blé dur. On peut aussi s’interroger sur le rôle
de nouveaux modes de coordination italienne. Il est donc plus facile pour de la production des connaissances (conseil,
et à développer de nouvelles niches l’industriel de s’approvisionner au recherche appliquée) impulsée par l’État.
Groupe
Groupe Groupe Groupe
Champagne
Ebro Foods Skalli Galapagos
céréales
Sources : SIFPAF & CFSI – Les structures industrielles en 2010; BvDEP Diane; sites internet Valfleuri et Heimburger
* Chiffres 2009 ou derniers chiffres disponibles dans BvDEP Diane
partenariat avec les organismes de une qualité spécifique de blé à plus nous conduit à proposer un enrichis-
collecte, et qui joue la carte de haute performance environnementale, sement de la théorie des transitions
l’agriculture durable. Il s’agit d’Alpina la question reste posée de la valeur (Kemp, 1994 ; Geels, 2002 ; Smith
Savoie qui a développé un partenariat ajoutée créée par ce label puis de la et al., 2010) sur deux points. D’une
avec les coopératives locales du Sud- mise en œuvre concrète du partage part, nous suggérons que la structura-
Est, et ce depuis plus d’une dizaine de cette valeur entre les différents tion organisationnelle des filières peut
d’années (Bocquet, 2010). Son objec- acteurs et maillons de la filière ; cela constituer un mécanisme spécifique
tif26 de développer des filières locales afin d’inciter les agriculteurs à adopter de verrouillage technologique, au côté
reposant sur des modes de production ces innovations dans leur système de des autres mécanismes d’autorenfor-
biologiques ou raisonnés est claire- culture. La diffusion de l’innovation cement développés dans les théories
ment affiché. Encore faut-il que cet reste ainsi très liée à celle de la valeur du lock-in. D’autre part, nous déve-
objectif soit économiquement viable ajoutée qui est largement conditionnée loppons une approche des modes
sur le long terme. par les contrats établis entre les acteurs de coordination qui expliquerait l’effi-
Cependant, même s’il est possible de de la filière. cacité organisationnelle des niches.
développer un nouveau label signalant Cette réflexion contribue aussi à
de façon crédible au consommateur mettre en exergue toute la complexité
de la transition agroécologique, car les
Conclusion conditions de sa réussite interpellent
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Les rendements en blé dur, et en conséquence l’ensemble des acteurs de la filière,
les niveaux de fertilisation, sont traditionnelle- Cet article a pour but d’analyser particulièrement les acteurs de l’aval
ment bas dans la zone Sud-Est du fait des fortes certaines conditions économiques de agro-industriel.
contraintes climatiques. Ces conditions sont la transition agroécologique en mobi- Plus précisément, cette réflexion met
donc a priori favorables à une réduction des
intrants mais posent cependant la question de la
lisant les apports de la littérature sur en évidence le rôle crucial de l’aval
régularité du rendement qui constitue le point l’économie des coûts de transaction, dans l’orientation des choix de l’amont
critique pour le revenu de l’agriculteur et pour la celle sur le verrouillage technologique des filières agro-industrielles, ce qui
maı̂trise des coûts pour la filière. et les régimes sociotechniques. Cela amène la recherche à adopter de