Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Thématique 3
« Mentalités en lien avec les comportements d’acteurs confrontés
aux transformations de leur environnement »
Marine Baconnet, Doctorante au FOAP (CNAM) et au CGS (Mines Paris – PSL), 1 bis rue Saint Germain
93230 Romainville, marine.baconnet.auditeur@lecnam.net
Cédric Dalmasso, Enseignant chercheur au CGS, Mines Paris – PSL, 60 Bd Saint-Michel, 75272 Paris
cedric.dalmasso@mines-paristech.fr
Résumé français : Transformer la filière textile mondiale en réindustrialisant et en invitant ces acteurs à
penser des programmes de formation innovants et de haut niveau éducationnel, telle est l’ambition socio-
environnementale de la multinationale étudiée dans cet article. Cette stratégie déployée en France, passe par
une étape transitoire de réapprentissage des métiers de la confection, incontournable bien que difficile
puisque traversée par des exigences contradictoires de nature économique, sociale et technique. Comprendre
ces tensions, à la frontière entre le management stratégique et le management opérationnel, permet de mieux
y répondre. Cette recherche intervention renseigne sur les chemins d’une réindustrialisation textile favorable
au développement humain.
Summary in English : This article introduces the socio-environmental strategy of a global textile
corporation, whom ambition is to relocate part of its activity in France and invite the actors at stake to think
up innovative higher education training programs. The implementation of this plan faces a transitional stage
consisting in relearning how to sew in an industrial framework confronted to economic, social and technical
requirements. Understanding those tensions, dealing with strategic management and operational
management, allows us to better respond to it. This research-intervention feeds the general reflexion on how
reindustrializing can contribute to human development.
Key words: reindustrialization, research- intervention, textile training, social and environmental
responsibility
1. Contexte de la recherche
La France, un temps grande nation textile, a vu ses usines, ses savoir-faire et ses emplois se délocaliser
(2018, INSEE N° 1714) à partir des années 1980 au rythme de la mondialisation des échanges et de la
reconfiguration de la division internationale du travail. La crise mondiale contemporaine, qui combine des
enjeux environnementaux (dérèglement climatique, chute de la biodiversité), sociaux (crise socio-
économique et démocratique) et sanitaire (pandémie de Covid19), enjoint les industriels à repenser leurs
modes de production.
Dans le cadre de nos recherches nous avons eu l’opportunité d’accompagner un groupe industriel franco-
vietnamien engagé dans la relocalisation en France de ses activités de fabrication textile. Cette stratégie de
réindustrialisation voulue socialement responsable, souhaite apporter des éléments de réponses aux enjeux
environnementaux et sociaux rencontrés par la filière en proposant à ses collaborateurs une activité
favorable au développement humain. Dans ce contexte, nous sommes intervenus sur deux actions
principales engagées par la multinationale : d’une part créer un espace de réflexion sur l’avenir de la filière
en commençant par définir une cible de futurs travailleurs (personas) puis des programmes de formation
adaptés à leur professionnalisation ; d’autre part créer un site de fabrication textile à partir d’un centre de
prototypage localisé à Orléans. Le plan stratégique postulait que synchroniser les programmes de formation
et la montée en cadence de la nouvelle usine serait un gage de succès de la stratégie de réindustrialisation
française.
Du point de vue opérationnel, la holding du groupe a créé une Fondation ayant pour objectif d’animer un
cercle de partenaires afin de penser la reconfiguration mondiale des activités textile et les modalités de
formation en France. Parmi les enjeux environnementaux et économiques abordés figurent les effets néfastes
du mode de production poussé par la fast fashion, les ruptures des chaînes d’approvisionnement globales ou
encore la raréfaction des savoir-faire de confection en France.
Du point de vue de l’opérationnalisation de la stratégie industrielle, le groupe a créé une usine (un espace de
coupe, quatre lignes de production et un espace de logistique) visant une production de qualité à un coût
raisonnable. L’embauche et la formation d’opérateurs et opératrices de confection, de coupeurs et de
coupeuses étaient essentielles pour assurer le transfert d’une partie de l’activité de production du Vietnam
vers la France.
L’un des trois chercheurs impliqués dans la recherche intervention a accompagné pendant deux ans
l’opérationnalisation des intentions stratégiques au niveau de la holding et au niveau du site de production en
France. Nous allons appuyer nos réflexions sur trois grandes difficultés rencontrées par les praticiens et les
chercheurs.
La mobilisation des différents acteurs de la filière, en période de pandémie, n’a pas été possible. Les enjeux
de survie économique à court-terme rendaient délicat (voir impossible) d’engager les parties prenantes dans
une réflexion commune sur le partage des marges, les investissements en formation et la transformation à
long terme des métiers du textile. Ces partenaires se rejoignent néanmoins depuis le début de leur
collaboration sur certaines pratiques limitant les impacts environnementaux négatifs (2018, OCDE) en
privilégiant l’utilisation de fils et tissus sans substance nocive pour le vivant (garantie par le label
Oekotex) ou encore en n’accélérant pas le rythme de leurs collections, tendance pourtant caractéristique du
marché mondial de grande consommation de vêtements.
2.3 Hypothèse d’une difficulté de liaison entre le management stratégique et le management opérationnel
L’analyse que nous qui suit tend à mettre en évidence un découplage entre la stratégie du groupe
(refondation de la formation aux métiers du textile et création d’une unité de production) et
l’opérationnalisation de ces stratégies.
Deux cadres théoriques au moins permettent de rendre intelligible le découplage entre une stratégie et son
opérationnalisation.
Le premier renvoie aux travaux sur l’apprentissage organisationnel et la tension paradoxale entre
apprentissage d’exploration et apprentissage d’exploitation (Garcias et al., 2015). Ces auteurs décrivent que
les environnements industriels opérant une transformation majeure avec peu de ressources, doivent souvent
faire face à la difficulté non pas de diffuser des compétences nouvelles (« exploration ») mais de faire en
sorte que de nouvelles équipes s’approprient un savoir-faire existant (« exploitation »). Lors de cette période
de formation en situation réelle, du fait de la subtilité de l’opération à exécuter et d’un délai d’assimilation
nécessaire, les nouveaux arrivants ne sont pas pleinement opérationnels ce qui entraîne la réduction de
l’efficacité de leur équipe. Les tensions se manifestent dans la complexité à harmoniser certains objectifs,
dans les injonctions contradictoires autour des priorités et dans les arbitrages complexes à opérer à tous les
niveaux de l’organisation. La réussite d’un tournant manufacturier, ce que nous envisageons dans cet article
puisqu’il s’agit de faire renaître un site industriel, pourrait émerger d’un effort d’optimisation des micro-
pratiques quotidiennes exercé sur le long terme dans les usines. Nous nous intéresserons avec ces auteurs,
sur la connaissance très riche produite par l’exécution des gestes de production.
Le second cadre théorique renvoie aux travaux sur les nouvelles formes de découplage organisationnel
(Bromley et al, 2012). Selon ces théoriciens, traditionnellement les stratèges attentifs à leur environnement
extérieur parlaient de leur organisation en des termes qui ne reflétaient pas forcément la réalité du terrain,
sans que cela soit préoccupant déontologiquement puisque l’évolution pratiques quotidiennes des agents
opérationnels, sous l’effet d’une forme d’impulsion donnée par l’exemplarité de la stratégie, permettaient
tout de même d’atteindre les objectifs fixés. C’est une première forme de découplage entre politique et
pratique qui fait place à une autre aujourd’hui, plus préoccupante car moins documentée. Celle-ci désigne le
fait que certaines organisations contemporaines, dont les protocoles et les objectifs sont plus complexes,
adoptent des stratégies susceptibles de contraindre les pratiques quotidiennes au point où les objectifs ne
peuvent plus être atteints. Cette contrainte serait due à une inadéquation entre les finalités visées et les
moyens mis en œuvre (appelée « Means-ends decoupling »). Il nous apparaît particulièrement intéressant de
l’étudier depuis l’intérieur.
Nous nous efforcerons de montrer par la présentation et l’analyse de notre matériau qu’il existe bien un
découplage entre fins et moyens et que ce découplage trouve en partie son origine dans la difficile
appréhension (en pratique et en théorie) de ce que signifie « former ».
Dans un environnement de formation en condition de travail instable et soumise aux aléas, semble se
dessiner d’un côté une action politique formelle – fondation et multinationale – et de l’autre une organisation
pragmatique plus informelle au sein de l’unité de production française. Selon certains travaux en gestion des
comportements organisationnels, les divergences voire les contradictions entre les discours, les décisions et
les actions des diverses parties prenantes, peuvent co-exister dans la mesure où ils sont les marqueurs d’une
motivation utile à l’engagement dans l’action (Brunnson, 1993, 2002). Engagement dont dépend l’enjeu
pour le groupe de relocaliser une partie de son activité et de cette manière, limiter son emprunte carbone
globale.
Dans un premier temps le chercheur impliqué sur le terrain a accompagné le groupe industriel dans sa
volonté de repenser les modalités de formation en contexte de réindustrialisation. Une cartographie et un état
des lieux des formations aux métiers du textile en France ont été réalisés. Le premier élément signifiant fut
le constat de la grande diversité des métiers et des professions composants la filière textile. Le second
résidait dans le contraste entre la richesse de l’offre de formation du cœur de la filière (le design et la
conception de vêtement) et la pénurie voire l’inexistance de l’offre de formation à l’amont (filage, …) et à
l’aval de la filière (confection, …).
Les analyses tirées de ce premier temps de recherche sont nombreuses. L’accompagnement par les
chercheurs du groupe industriel a permis de mettre en évidence une tension dans la manière dont étaient
envisagées les évolutions de l’offre de formation aux métiers du textile. La volonté pour le groupe industriel
de mener une action sociale responsable et les besoins immédiats de compétences du site de fabrication en
cours de création amenaient les différents partenaires mobilisés sur le projet à porter une attention plus
marquée aux populations défavorisées et aux métiers aval de la filière (découpe, confection). Les partenaires
mobilisés sur la refonte de l’offre de formation étaient cependant éloignés du site de fabrication d’Orléans et
dans un écosystème de formation (en Ile de France) qui ne disposait pas des moyens de former dans
l’immédiat à ces besoins. Les actions de formation ont ainsi été réalisées en dehors des réflexions menées
par la holding, par des acteurs externes à proximité du site d’Orléans, sans lien évident avec les missions
stratégiques que la holding s’était donné. Le tropisme sur les métiers et les formations traditionnelles était
encore accentué par la sélection des formateurs (externe) ayant acquis une expertise sur les modes
d’organisation d’une filière dont on prétendait s’éloigner. Ainsi, la focalisation de la formation sur
l’ambition sociale a évincé une question pourtant essentielle à une filière en évolution : comment former un
encadrement intermédiaire et supérieur aux mutations de l’écosystème textile mondial (voire comment le
former pour qu’il soit acteur de la filière textile française de demain). Nous pouvons supposer que les
compétences exigées pour appréhender de tel enjeux nécessitent un investissement en formation important
sur des population favorisées et deviennent extrêmement couteux (en temps et en argent) s’il s’agit
d’accueillir des populations plus défavorisées.
Face aux difficultés rencontrées au niveau de la stratégie de refondation des modalités de formation, le
chercheur impliqué sur le terrain a été fortement incité à se rapprocher des activités de production. Une
mission opérationnelle dans l’équipe logistique lui a été proposée à raison de trois jours de présence
hebdomadaire en moyenne sur le site. Cette mission permettait de mieux comprendre les activités de
production textile et offrait l’opportunité d’observer les enjeux de formation sur un site de fabrication en
création. Le rôle opérationnel assumé par le chercheur et l’accès à de nombreux rapports d’activité ont été
utile à la compréhension de la situation locale (difficultés rencontrées, tensions sociales, équilibre
économique, enjeux aux croisements des opérations, de la technique et du management). Afin d’assurer la
traçabilité de ce matériau de recherche très riche, un journal de bord quotidien a été tenu.
Peu d’études de cas de cette nature ont été menées. Le moteur de recherche en Sciences Humaines et
Sociales « Isidore » recense presque une thèse ou mémoire par an portant sur l’industrie textile cependant
aucune n’étudie le renversement de son mode de production traditionnel (en chaînes de sous-traitants dont
l’amont sont des ateliers installés dans les nouveaux pays industriels). Les travaux portant sur l’évolution
des pratiques des multinationales au travers de l’étude de leurs territoires d’implantation existent, une thèse
en particulier a été trouvée à ce sujet, mais aucune entreprise du secteur textile n'y est représentée (bien que
30 entreprises de biens de consommations y soient étudiées). De la recherche Google scholar ressort un seul
travail académique incluant l’ensemble des mots clés de cette étude de cas. C’est un ouvrage de
Management socio-économique réalisé à la suite d’un colloque international portant sur le pilotage des
entreprises choisissant d’innover en respectant des normes socio-économiques toujours plus nombreuses,
tout en se développant. Ce compte rendu n’a été cité qu’une fois dans une revue de recherche ce qui nous
encourage à créer davantage de contenu sur ce thème.
Le dispositif de mesure de l’efficience est basé sur le report journalier par les opératrices en bout de ligne,
sur des fiches papier, de différents « temps ». Ils sont reportés ensuite par chaque animatrice de groupe (2
lignes de production chacune) dans un tableur Excel appelé tableau de bord des efficiences. Une moyenne
par ligne de production est calculée chaque semaine par la directrice industrielle qui de manière mensuelle,
envoie le tableau de bord des efficiences à la directrice des ressources humaines, dont c’est le support pour
calculer les primes d’efficience.
Dans le tableau de bord est tout d’abord enregistré le temps de présence sur site des ouvrières (A). Sur ce
temps de présence un certain temps est passé à produire des pièces valides (B), c’est-à-dire ne présentant pas
de défaut. En outre, un certain temps est légitimement passé hors production (C) : il est dédié à l’explication
des gestes lors de la formation, il couvre les temps de réunion, d’aide à un autre groupe de production ou à la
découpe, il inclut également les temps passés à faire l’inventaire, les temps de pause, de ménage,
d’intervention technique et d’implantation des lignes. Enfin le temps passé en production (D), délimite le
temps disponible pour produire, ce qui inclut par exemple les reprises de produits comportant des défauts. A
partir de ces différentes catégories sont calculés le rendement et l’efficience comme suit :
L’efficience reflète ainsi le temps « pur » passé à produire des pièces valides, alors que le rendement inclus
d’autres activités telles que la découpe ou l’acquisition d’un geste nouveau. Les efficiences sont mises sur le
premier plan par rapport au rendement puisque cet indicateur est celui qui est pris en compte pour le calcul
des primes.
Nous avons donc relevé les efficiences reportées mensuellement par la directrice industrielle et en avons fait
des courbes retraçant les montées en cadence et baisses de régime de chaque ligne. Puis, nous avons croisé
les plannings de production avec ces courbes pour y indiquer les commandes en cours et leur niveau de
technicité. Ensuite, nous avons tracé les courbes d’objectifs d’efficience. Un entretien avec le directeur de
l’usine (30 min) nous a permis de confirmer sur quels critères l’objectif phare, à atteindre au bout de 2 ans
d’ouverture de site, avait été fixée : « Du temps ou on produisait en France, 65% était le seuil minimal de
compétence requis. Dans nos usines au Vietnam ils ont à 95. 75 % nous paraissait un bon début »1.
Une fois les courbes d’efficiences retracées et annotées, nous avons rapproché notre journal de bord de ces
courbes afin d’y ajouter les évènements notables survenus dans l’atelier (aménagements des lignes, départs
ou arrivés de personnels, retards d’approvisionnement de matière première, enjeux importants de livraison
de produits finis, etc.). Ensuite nous avons montré ces graphiques de progression à la directrice de
production et à la nouvelle directrice industrielle (lors de 4 entretiens de 20 min) et une animatrice de ligne
(lors de 2 entretiens d’une heure et 2 entretiens de 15 min) afin de confirmer avec elles les difficultés
rencontrées et leur positionnement dans le temps.
5.2 Analyse du matériau : les situations de hausse et de baisse d’efficience dans l’espace de production et
le calcul de hausse et de baisse via l’indicateur d’efficience de la production
Nous avons observé les efficiences des lignes de production, soit la progression du temps passé à produire
par rapport au temps passé en production. Nous avons d’abord constaté que sur la période de septembre
2021 à juillet 2023, elles ne croissaient pas linéairement. Nous avons alors cherché à expliquer les situations
de hausse et de baisse d’efficience pour chaque ligne de production.
A partir du mois d’avril 2023 la méthode de calcul des efficiences change avec l’arrivée d’une nouvelle
directrice industrielle donc nous marquons une rupture dans l’analyse de la courbe d’efficience de la ligne
bleue.
Il ressort schématiquement 2 phases de l’analyse des efficiences des lignes verte, rose et jaune (dans
lesquelles se retrouve la ligne bleue) :
5.3 Résumé des facteurs influant sur l’efficience des lignes de production
Les situations d’efficience dépendent de la pratique de la confection sur ligne autant que son organisation et
son accompagnement par les départements voisins de l’atelier (bureau des études et direction industrielle).
La gestion des ressources (RH et logistique) est le troisième poste d’activités susceptible d’influencer le plus
fortement le cadre de travail. Puis sur le même plan viennent les aspects techniques et commerciaux. Les
facteurs influant sur la variation de l’efficience résultant de notre analyse, ont dessiné un périmètre d’activité
plus large que prévu initialement par le dispositif centré sur l’activité d’assemblage. Ce premier résultat nous
paraît particulièrement important car il ouvre la voie à un mode de calcul plus complémentaire des
efficiences qui articulerait entre elles les activités directement et indirectement liées à la confection pour
favoriser le fonctionnement du dispositif.
En ce qui concerne la pratique de la confection, l'amélioration du geste est systématique lorsque précédée
d'une phase d'entraînement et spécialisée sur un modèle seulement. Quand le geste s’améliore, l'efficience
croît systématiquement et quand des reprises doivent être faites, l'efficience décroît systématiquement.
L’indicateur d’efficience dépend pour presque la moitié des cas des cas des interventions hors confection.
On influe positivement sur l’indicateur d’efficience quand on soutient la production c’est-à-dire quand on
assure l’aménagement des lignes et un accompagnement technique en pré-production, quand on conçoit des
produits abordables techniquement (c’est-à-dire correspondant au niveau de maturité des opératrices) et
quand on permet une montée en difficulté progressive via le planning de production.
6. Interprétation
6.1 Interprétation 1
Lors de la première phase d’enseignement condensé, les moyens mis en œuvre dans l’encadrement des
opérateurs et opératrices semble propice à la finalité visée de monter en efficience. Cette phase ponctuelle
d’apprentissage du geste a été organisée au moyen d’un partenariat local avec l’AFPI (Association de
Formation Professionnelle pour l’Industrie), avec la branche dédiée à la formation de l’Union des Industries
et des Métiers de la Métallurgie (UIMM) et les structures régionales de formation pour adultes GRETA.
L’objectif de cette équipe était de finir le projet dans le temps imparti de 450 heures dans l’atelier et les
divers professionnels mobilisés n’ont pas eu de lien particulier avec les départements annexes à la
production, sauf pour sélectionner les opérateurs et opératrices qui allaient être embauchés (appuyées d’un
avis de la directrice industrielle et de la directrice des ressources humaines). Il apparaît que lors de cette
première phase le fonctionnement des lignes était dépendant de professionnels extérieurs au site, créant une
situation d’efficience prometteuse en termes de performance de la production mais « sous perfusion ».
6.2 Interprétation 2
Lors de la deuxième phase de montée en cadence, une exigence forte en interne est exercée sur les
opérateurs et opératrices pour atteindre 75% d’efficience planifiée soit en 12 mois (lignes verte et bleue) soit
en 6 mois (ligne rose et jaune). Les tensions observées dans l’analyse des diverses situations de rupture
d’efficience montrent que les pratiques quotidiennes sont contraintes par des aléas et la nécessité de mettre
en place progressivement l’organisation du site récemment inauguré, obérant pourtant l’amélioration de la
technique au point que les objectifs ne peuvent plus être atteints. Ces situations persistent ou se répètent en
l’absence de recul pris sur ces contraintes. Nous interprétons un découplage entre les finalités visées par la
stratégie du groupe (refondation de la formation aux métiers du textile et création d’une unité de production)
et les moyens mis en œuvre pour rendre opérationnelle cette stratégie (Bromley et al, 2012).
6.3 Interprétation 3
Le découplage identifié trouve en partie son origine dans la difficile appréhension de ce que « former » veut
dire. Du point de vue de la gestion cela se traduit par une difficulté à assimiler les écarts entre les niveaux de
savoir-faire de la holding par rapport à l’usine française ; et les écarts entre les niveaux de savoir-faire des
différents départements de l’usine française entre eux. Les différentiels principaux sont constatés :
- d’une part, entre les niveaux d’expertise des différents sites industriels (France / Vietnam), ceux-ci
n’étant pas forcément pris en compte par les équipes techniques et de conception : le découplage
prend forme dans les arbitrages réalisés dans les dossiers techniques.
- et d’autre part, entre les niveaux de maturité des différents bureaux du site français lui-même
(méthodes et direction industrielle), ceux-ci paraissant répondre à une logique de fonctionnement en
silo : le découplage prend forme dans l’articulation des savoir-faire.
Or, l’analyse du matériau nous a permis de constater qu’on influe positivement sur l’indicateur d’efficience
quand ces différentiels s’estompent, c’est-à-dire quand on assure un transfert interne de la connaissance
entre les fonctions support et l’activité production. Le dispositif de mesure des efficiences ne prenant pas en
compte ces temps d’ajustement des référentiels et de partage des compétences avec les lignes de production,
nous interprétons que le référentiel principal et immédiat du site français naissant reste le site industriel
vietnamien ouvert depuis plusieurs décennies ; et que les fonctions supports en France ne sont pas
considérées par le centre industriel comme des ressources nécessaires à l’apprentissage en situation de
travail de ses opérateurs et opératrices.
Distinguer plusieurs niveaux d’analyse organisationnelle (la fondation, la holding financée par le groupe,
l’usine française et enfin les différents départements la structurant) nous a permis de mieux comprendre ce
que les parties prenantes entendaient par « former » aux métiers du textile, la refondation de la formation et
la création d’une unité de production étant au centre de la stratégie du groupe. Nous ne disposons cependant
que de deux ans de recul sur l’élaboration de cette stratégie et les négociations avec les différentes marques
partenaires sont encore en cours ce qui est susceptible d’influer sur le dessein de la formation dans les
différents lieux de réflexion et de travail envisagés.
Du point de vue de l’opérationnalisation de cette stratégie, nous pouvons indiquer deux niveaux de
découplage :
- Au niveau de la holding, les équipes techniques et de conception vietnamienne ont toujours un droit
de regard sur les dossiers techniques Made in France, en particulier pour les clients historiques du
groupe, ceux-là même qui passent désormais commande en France. Cela se traduit par un écart entre
les référentiels de performance et les attentes, besoins et désirs des populations recrutées et formées.
- Au sein du site industriel français l’apprentissage a été déployé sur un temps limité et sur le
périmètre restreint de la confection, ce qui n’a pas permis pas à l’unité de production de se projeter
dans le futur en articulant sa fonction centrale avec celle des autres départements qui la soutiennent
pourtant dans son fonctionnement quotidien. Cela se traduit par un écart entre le dispositif de mesure
de la performance et les attentes, besoins et désirs des populations recrutées et formées.
Ce découplage peut expliquer les difficultés rencontrées sur le site de fabrication (tension sociale, turnover).
Cependant, il nous faut encore pour étayer ce point, sonder individuellement auprès des opérateurs et
opératrices, leur perception du cadre de travail, de maîtrise des compétences et de perspective d’évolution.
8. Conclusion
La thèse que nous défendons est qu’en dépit d’une adaptation des critères de performance sur le site
français, les objectifs à court terme ne prennent pas suffisamment en compte les dynamiques d’apprentissage
en situation de travail. La volonté d’engager une stratégie socialement responsable en assurant les conditions
du développement humain est ainsi en partie empêchée. La difficulté à assurer les conditions du
développement retarde également l’horizon d’une réindustrialisation réelle à savoir la présence sur le
territoire national d'un site industriel pleinement efficient.
Nous concluons en proposant une approche de la formation qui pense à la fois l’ingénierie pédagogique en
dehors de la situation de travail et les adaptations de l’organisation du travail et des systèmes de mesure de
la performance pour que le travail devienne véritablement une occasion d’apprendre.
OCDE (2018). Guide sur le devoir de diligence pour une conduite responsable des entreprises
Bromley, P. (2012). From smoke and mirror to walking the talk: Decoupling in the contemporary world.
Academy of Management annals, Vol 6 (1).
François, G. (2012). Quand l’hypocrisie managériale protège l’organisation. Les apports de Nils Brunsson.
Revue Internationale de Psychologie et de Gestion des comportements organisationnels, Vol 18 (2012/46),
301-315.