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« Immatérielle », l’expansion mondiale des TIC ?

-
Centre tricontinental
https://www.cetri.be/Immaterielle-l-expansion-mondiale-5285

« Immatérielle », l’expansion mondiale des TIC ?

Sibo Chen
30 avril 2020

Thèmes : Ecologie Enjeux numériques

Dans l’imaginaire collectif, l’avenir de la communication numérique et des


innovations technologiques est associé à la durabilité écologique, à la
démocratisation et à l’égalité. Déconstruire le mythe de l’immatérialité
d’Internet et de l’information numérique est un préalable à la lutte contre
la dégradation environnementale et l’exploitation sociale auxquelles cette
industrie, désormais centrale, contribue lourdement.

Un article extrait du dernier numéro d’Alternatives Sud : Impasses


numérique. [1]

Le terme « travail numérique » désignait à l’origine le travail en ligne


bénévole ou non rémunéré, mais cette définition inclut désormais plus
largement toutes les formes de travail dans le système mondial
d’exploitation du secteur des technologies de l’information et de la
communication (TIC) (Fuchs, 2013 ; Fuchs et Sandoval, 2014 ; Qiu, Gregg et
Crawford, 2014). Selon plusieurs études, le processus de production des TIC
peut se diviser comme suit : (1) l’extraction des minéraux, (2) la fabrication
et l’assemblage des TIC, (3) le génie logiciel, (4) les centres d’appels et autres
services, (5) le travail numérique des « prosommateurs », et (6) le
désassemblage des TIC et des appareils électroniques grand public
obsolètes.
Un examen matérialiste de ce secteur sans fil en plein essor révélerait à
quel point les formes invisibles et très diversifiées du travail matériel sont
interconnectées à l’échelle mondiale, et dans quelle mesure l’essentiel du
travail d’assemblage et de désassemblage des TIC et de l’électronique grand
public (EGP), qui sont les étapes les moins rémunérées dans les chaînes de
valeur mondiales du secteur, est effectué dans les pays du Sud.

Par ailleurs, s’il est de notoriété publique que les téléphones mobiles et les
ordinateurs portables contiennent des matières hautement toxiques et que
le fonctionnement des TIC comme le « cloud computing » et les
« mégadonnées » (Big Data) requiert d’importantes quantités d’énergie,
d’autres risques environnementaux liés au processus de production des TIC
sont encore peu étudiés, comme la pollution des sites de recyclage des
résidus en fin de vie et les problèmes de santé pour les travailleurs
concernés.

Les cycles rapides d’innovation dans l’industrie des TIC, communément


appelés « loi de Moore », ont accéléré l’obsolescence et le taux de
remplacement des EGP. La plupart des appareils seraient ainsi obsolètes
douze mois à peine après leur sortie et jetés comme déchets électroniques
(Greenpeace, 2014). Si la rapidité de ce cycle a favorisé l’essor de l’économie
numérique mondiale et créé une illusion d’abondance, elle implique un
coût environnemental considérable. Stimulée par une économie en hausse
constante, la consommation toujours plus importante d’EGP a déjà
provoqué des dommages environnementaux significatifs qui deviendront
irréversibles si aucun changement n’est opéré (Maxwell et Miller, 2011 ;
2012).

L’exploitation sans vergogne de la main-d’œuvre et les risques


environnementaux constituent la « vérité dérangeante » de l’économie
florissante des TIC/de l’EGP. Pourtant, la déconstruction du « mythe
immatériel » des TIC est seulement amorcée dans le domaine des études des
médias (Fuchs, 2013 ; Fuchs et Sandoval, 2014 ; Maxwell et Miller, 2011,
2012). Le présent article s’appuie sur les recherches effectuées en matière
d’impact matériel de l’EGP et des TIC et y contribue en élaborant un cadre
holistique qui relie les perspectives à la fois du travail et de l’écologie dans
l’analyse du caractère exploiteur de l’industrie des TIC.
« Immatérielle », l’industrie des TIC ?

Il y a plus d’un demi-siècle, la vallée de Santa Clara, au sud de San


Francisco, était connue sous le nom de « Valley of Heart’s Delight » pour sa
production abondante de fruits et légumes. Aujourd’hui, cette vallée est
connue dans le monde entier sous le nom de Silicon Valley et constitue le
cœur de l’économie numérique mondiale. Depuis l’essor de l’industrie
californienne des TIC, le passé écologique de la vallée s’est discrètement
effacé du discours médiatique. Malgré la perception populaire de cette
industrie comme un secteur caractérisé par une production et une
consommation immatérielles, ces dernières années ont vu une
augmentation des demandes de renseignements sur les dimensions
matérielles liées aux étapes d’extraction, d’assemblage, de maintenance et
d’élimination des TIC, visant à démystifier l’apparence propre qui lui est
donnée dans le discours public (Fuchs, 2013).

L’industrie des TIC n’a jamais constitué un secteur intangible reposant sur
un faible appui matériel. Le Santa Clara Centre for Occupational Safety and
Health (SCCOSH) a documenté les maladies professionnelles chez les
travailleurs du secteur électronique dès les années 1970. Une étude réalisée
en 1982 par la Silicon Valley Toxics Coalition a découvert plus de 100 sites
polluant les eaux souterraines dans des installations de haute technologie
de la Silicon Valley, prouvant ainsi que les risques sanitaires et
environnementaux de cette industrie ne se limitaient pas aux seuls
travailleurs de la production.

Depuis, divers rapports similaires ont été rédigés dans le monde entier,
suite à la délocalisation de chaînes d’assemblage de produits électroniques
en Asie et ailleurs dans une optique de réduction des coûts, ce qui a
entraîné les mêmes préoccupations environnementales et sanitaires dans
des lieux où les réglementations sont faibles ou absentes. Par exemple, le
« circuit d’exploitation » de l’industrie du smartphone commence par
l’extraction de minerais tels que l’or, le tungstène, l’étain et le tantale. Ces
dernières années, l’exploitation illégale du coltan en République
démocratique du Congo a attiré l’attention des médias, démontrant que
cette industrie est étroitement associée à des violations alarmantes des
droits humains et à la dégradation écologique.
Un autre cas médiatisé mettant en exergue le côté sombre de l’industrie du
mobile est la pénibilité des conditions de travail chez Foxconn (Qiu et al.,
2014 ; Xia, 2014). Cette entreprise fabrique environ 40% des produits
électroniques grand public et emploie quelque 800000 personnes en Chine
continentale. L’usine fortifiée de Shenzhen compte à elle seule environ
450000 employés. En 2010, elle a attiré l’attention du monde entier suite à
une vague de suicides d’employés : entre janvier et août, dix-sept
travailleurs de Foxconn ont tenté de se suicider en raison des mauvaises
conditions de travail et de la pression physique et psychologique qui en
découlait. Les travailleurs des chaînes d’assemblage sont considérés comme
de la « main-d’œuvre générique jetable », avec peu de droits et de
protection.

Les risques environnementaux liés à l’extraction des matières premières, à


la consommation d’énergie et au désassemblage des appareils électriques
usagés représentent un autre aspect crucial des impacts matériels de
l’industrie. Les appareils numériques comptent parmi les produits les plus
vendus et les plus jetés de nos jours, et la production et le désassemblage de
ces produits sont des sources majeures de déchets toxiques et de pollution :
la fabrication d’un ordinateur de bureau peut consommer jusqu’à 240 kg de
combustibles fossiles, 22 kg de produits chimiques et 1500 litres d’eau.

Actuellement, l’industrie des TIC, ainsi que la production d’EGP et la


consommation des médias qui y sont associées, représentent entre 2,5% et
3% des émissions mondiales de gaz à effet de serre, chiffre qui devrait
croître en raison de la quantité stupéfiante d’appareils électroniques sur la
planète. Aux États-Unis seulement, le taux de roulement annuel est
d’environ 400 millions d’unités, et un ménage moyen possède entre 15 et 24
appareils (Maxwell et Miller, 2012). Un rapport récent de Greenpeace (2014)
suggère que les émissions de gaz à effet de serre combinées d’Apple et de
Samsung s’élèvent à 35 millions de tonnes, soit l’équivalent des émissions
totales de la Slovaquie en 2010.

De plus, les taux de croissance rapide de la production et de la


consommation de TIC et d’EGP, ainsi que les cycles d’innovation et
d’obsolescence font des déchets électroniques le flux de déchets dont la
croissance est la plus rapide au monde (Maxwell et Miller, 2012). Selon les
prévisions, ils devraient passer de 48,9 millions de tonnes en 2012 à 65,4
millions de tonnes en 2017. Cette situation est aggravée par le fait que seule
une infime fraction est traitée avec des méthodes respectueuses de
l’environnement.

Où vont la majorité des déchets électroniques ? Selon Greenpeace (2005),


environ 75% de ceux-ci (principalement produits par les pays
industrialisés) finissent par être exportés ou introduits en contrebande
dans les pays en développement, puis désassemblés.

Actuellement, les principaux pays de destination sont la Chine, l’Inde, le


Pakistan, les Philippines et le Nigeria. La récupération illégale de déchets
électroniques mis au rebut entraîne des risques importants pour la santé de
ceux qui travaillent dans des sites de recyclage informels, ainsi qu’une
grave pollution de l’air par les métaux lourds dans les communautés où la
récupération est devenue un élément prédominant de l’économie locale.

La Chine, en tant que premier « site de déversement » de déchets


électroniques domestiques et transnationaux, compte environ 250000
personnes qui les recyclent officieusement et traitent 70% de la masse
mondiale (Greenpeace, 2005 ; Wang et al., 2013). L’objectif premier de cette
récupération illégale est d’extraire ou de mettre au rebut des matériaux de
valeur. Dans la plupart des cas, ces activités sont menées sans aucune
protection sanitaire, mesure de sécurité ou contrôle des émissions.

Au cours de la dernière décennie, de nombreuses études (p. ex. Greenpeace,


2005 ; Wong et coll., 2006) ont documenté la gravité de la contamination par
les métaux lourds (plomb, cadmium, mercure, etc.) sur des sites de
recyclage illégaux, comme celui de Guiyu dans la province du Guangdong et
l’ont reliée aux taux de cancer, de malformations congénitales et de
perturbation dans le développement des enfants. Une autre source de
pollution provient des émanations toxiques émises lors de la combustion
des composants usagés des TIC.

L’examen ci-dessus montre que les impacts matériels des TIC et de l’EGP
peuvent être conceptualisés à partir de l’exploitation de la main-d’œuvre et
de la destruction de l’environnement. Les deux perspectives sont reliées
par des enjeux complexes tels que le néolibéralisme, la mondialisation,
l’injustice sociale et la dégradation de l’environnement. En dépit de
plusieurs tentatives (Fuchs, 2013 ; Fuchs et Sandoval, 2014 ; Qiu et al., 2014)
au cours de ces dernières années pour rassembler les recherches existantes
sur les multiples dimensions du travail numérique, les interactions homme-
nature dans les étapes de production et de désassemblage des TIC ont
rarement été traitées, éloignant la destruction environnementale des
critiques économiques et politiques actuelles du secteur.

La section suivante tente d’aborder la possibilité de réduire l’écart


théorique entre les perspectives du travail et de l’écologie dans l’analyse du
processus de production mondialisé des TIC et de l’EGP. La métaphore du
« circuit » qui décrit les processus de travail formel et informel (Qiu et al.,
2014) sera étendue à la dimension environnementale, et un cadre
conceptuel holistique sera adopté afin de combler les lacunes existantes
entre les études sur l’environnement et les études sur le travail dans
l’industrie des TIC.

Les « circuits matériels » de l’industrie des TIC

Le cadre proposé des « circuits matériels » de l’industrie mondiale des TIC


se compose de deux circuits principaux : le circuit capital-corps et le circuit
corps-nature. Le circuit capital-corps décrit la manière dont le corps
humain est contrôlé et subsumé par les modes de production capitalistes
pour diverses formes de travail matériel dans la chaîne de valeur globale
de l’industrie des TIC, comme la fabrication électronique, le marketing et le
traitement des déchets.

Comme nous l’avons vu plus haut, la chaîne de valeur de l’industrie des TIC
implique à la fois travail formel et informel, et l’une des tendances
distinctives de l’ère postfordiste est la présence de diverses forces dans les
domaines institutionnel et normatif qui accentuent les aspects immatériels,
informels et transnationaux du travail (Fuchs, 2013). Ces caractéristiques
réduisent encore les avantages sociaux des travailleurs à l’échelle mondiale
et rendent toute négociation collective plus difficile.

Le circuit capital-corps
Le « travail numérique » et les concepts qui y sont associés (notamment, le
travail « en réseau » et le travail « créatif ») tendent à mettre l’accent sur le
travail d’information rémunéré et non rémunéré. Il est toutefois important
de reconnaître que diverses formes de travail matériel jouent un rôle
fondamental dans le circuit capital-corps du domaine soi-disant
« dématérialisé » de l’industrie des TIC. Cet argument matérialiste peut être
étayé par les preuves suivantes.

Premièrement, les chaînes de valeur mondiales de l’industrie des TIC


existent sur des circuits réels et matériels, avec des millions de travailleurs
intervenant comme « main-d’œuvre générique » jetable, dans des tâches
simplifiées (Qiu et al., 2014). Dans la plupart des cas, ces travailleurs
bénéficient d’une faible protection de l’emploi et sont forcés de lutter pour
leur propre survie dans des conditions déplorables, comme celles des mines
dangereuses en Afrique, des chaînes d’assemblage militarisées en Chine ou
des centres d’appels fortement réglementés en Asie du Sud et du Sud-Est
(Fuchs, 2013). La chaîne de valeur mondiale de l’industrie des TIC démontre
clairement que la nouvelle division internationale du travail qui s’applique
au secteur, malgré des caractéristiques transnationales et en réseau, exige
toujours que des cols bleus, affectés à des tâches physiques, servent de base
matérielle au travail.

Par exemple, le secteur des TIC, considéré comme l’un des « piliers » de
l’économie chinoise, a plus que doublé depuis 1990, sa valeur marchande
atteignant 62 milliards de dollars en 2012 (Xia, 2014). Cependant, une telle
croissance ne peut dissimuler le fait que 90% des installations de TIC en
Chine sont des usines d’assemblage et de transformation, et que la majorité
d’entre elles sont soumises à des réglementations strictes et impliquent de
mauvaises conditions de travail, comme dans le cas Foxconn. La croissance
rapide du secteur dans ce pays se caractérise par l’essor de l’« atelier de
misère de l’Internet », qui s’inscrit dans la division internationale inégale
du travail de l’économie numérique (Xia, 2014). Pourtant, les questions liées
aux horaires et conditions de travail, à l’utilisation des sols, à la
planification et à la répartition de l’eau et aux rejets toxiques, qui sont
autant de coûts matériels cachés du secteur, y apparaissent rarement dans
le débat public.
Dans une certaine mesure, l’argument selon lequel le travail immatériel
remplace le travail matériel suit l’interprétation formaliste du stalinisme
selon laquelle un mode de production spécifique ne contient qu’une seule
forme historique spécifique de travail, et le système de travail de la société
humaine passe de l’esclavage au communisme de manière linéaire. Le
« mode de production » de Marx nécessite cependant une lecture plus fine
(Fuchs et Sandoval, 2014). L’industrie des TIC se caractérise par une
multiplicité de formes d’exploitation et de modes d’organisation du travail,
visant à maximiser la production de valeur ajoutée.

Deuxièmement, des études récentes en économie politique sur les TIC ont
tenté, à divers degrés, de résoudre le caractère binaire du travail matériel
et immatériel, soit en situant ces deux notions sous des modes
d’organisation spécifiques des forces productives, soit en proposant une
notion holistique reliant toutes les formes de travail associées aux chaînes
mondiales de valeur des médias numériques.

Par exemple, les « circuits du travail » proposés par Qiu et al. (2014) situent
le travail numérique dans deux circuits basés sur les interactions capital-
corps : le « circuit formel du travail » présente une hiérarchie globale
fondée sur la classe des différentes forces de travail de l’industrie des TIC,
des cols blancs autoprogrammables impliqués dans le génie logiciel aux
cols bleus programmables devant les chaînes d’assemblage. Le « circuit
informel du travail », en revanche, présente les liens entre le capital
cumulatif et le corps reproducteur, incluant principalement diverses
formes de travail immatériel telles que les activités de prosommation et de
bénévolat. Le lien entre ces deux circuits est l’extraction par le capital de la
plus-value du corps humain, de manière matérielle et immatérielle.

Un autre modèle méritant réflexion est celui de Fuchs et Sandoval (2014),


qui propose que le travail culturel puisse être conceptualisé comme un
processus à deux niveaux, composé d’un travail culturel physique et d’un
travail d’information ; à cet égard, le travail numérique, comme forme
spécifique de travail culturel associée à la production et à la consommation
productive des médias numériques, comporte des aspects matériels et
immatériels, le travail numérique physique (par exemple, l’assemblage de
dispositifs numériques) constituant la base matérielle pour un travail
supplémentaire d’information numérique (par exemple les activités des
consommateurs professionnels des réseaux sociaux).

Dans l’ensemble, ces deux modèles nous invitent à réexaminer le caractère


binaire du travail matériel et immatériel dans les débats antérieurs de
l’économie politique, car leur frontière s’estompe de plus en plus. La
production, la circulation et l’utilisation des médias numériques impliquent
diverses formes de travail dans les sens physique et virtuel, y compris non
seulement le génie logiciel dans le monde entier et le travail immatériel des
prosommateurs de l’Internet, mais aussi le travail dans les centres d’appels
des pays en développement, la fabrication et l’assemblage des TIC dans les
grands parcs industriels comme Foxconn.

À cet égard, bien que le travail immatériel puisse devenir la principale


source d’accumulation de capital dans l’industrie des TIC, la dimension
physique demeure un élément essentiel faisant d’elle un secteur
économique formalisé. Non seulement l’industrie des TIC a besoin de
matériel physique et de main-d’œuvre pour fabriquer des produits
électroniques grand public, mais même les formes les moins matérielles du
travail numérique, comme la programmation et les activités de
prosommation, ne peuvent avoir lieu sans qu’un travailleur soit assis
devant un ordinateur portable ou un ordinateur de bureau et entre de
l’information au moyen de dispositifs physiques.

Une autre composante du circuit capital-corps concerne les conséquences


physiques du travail dans l’industrie des TIC, en particulier les différents
types de maladies professionnelles. Ici, l’enjeu est l’ensemble des chaînes de
valeur mondiales de l’industrie (Fuchs, 2013), y compris la production et la
consommation de dispositifs numériques, le désassemblage et l’élimination
des « médias résiduels » qui existent sous la forme de déchets (Maxwell et
Miller, 2012). L’extraction des ressources naturelles et le désassemblage des
appareils en fin de vie, qui font partie intégrante des activités mondiales
des TIC, démontrent plus particulièrement la brutalité avec laquelle cette
industrie recherche des plus-values tirées du facteur travail et de la nature.

Par conséquent, ces deux étapes sont habituellement cachées au public et


représentent des champs sous-théorisés pour de futures enquêtes critiques.
Le principal résultat du circuit capital-corps est l’extraction de la plus-value
du corps humain. Contrairement à la promesse de virtualité des TIC, le
corps reste la principale source de plus-value de l’industrie, ainsi que
l’élément central soumis et subsumé par la structure de pouvoir établie du
capital (Qiu et al., 2014).

Le circuit corps-nature

Le circuit corps-nature décrit les interactions entre la nature, les


travailleurs et les prosommateurs des TIC, comme étant dominées par les
opérations transnationales et en réseau de l’industrie. Les principales
composantes de ce circuit comprennent l’extraction de matières premières,
la transformation du paysage naturel (par exemple, la construction d’usines
de TIC), l’achat et la consommation d’appareils numériques (ce qui conduit
à la production de déchets) et les risques environnementaux dus aux
activités quotidiennes de l’industrie (par exemple, la pollution
atmosphérique et aquatique et la consommation énergétique).

Le principal résultat du circuit corps-nature est la domination de la nature


sous le capitalisme et la crise écologique mondiale. L’enjeu ici est que la
domination de la nature par le capital s’exerce au travers du corps humain
et que, par conséquent, les « contrecoups » de la nature, tels que les impacts
des inondations ou du changement climatique, finissent souvent par
toucher des communautés vulnérables qui se trouvent également aux
niveaux les moins rémunérés des chaînes de valeur mondiales de
l’industrie des TIC. C’est pourquoi un cadre holistique englobant à la fois les
aspects sociaux et environnementaux est nécessaire.

Par rapport à la reconnaissance académique croissante de la dimension


matérielle du travail numérique, la prise en compte de l’impact
environnemental des nouvelles technologies digitales reste marginale
parmi les spécialistes (Maxwell et Miller, 2011). Ce constat peut s’étendre à
la nouvelle discipline de la communication environnementale : de
nombreuses études dans ce domaine ont consacré leur attention au pouvoir
symbolique des médias et des technologies de la communication, partant de
l’hypothèse que leur rôle principal est de servir de vecteur de connaissance
et de conscience publique. Influencée par cette vision symbolique des
médias, la recherche sur les rapports entre médias et environnement s’est
principalement située dans le domaine textuel, laissant inexploité le
domaine physique. Cette négligence malheureuse démontre clairement
comment les TIC, avec leur promesse de virtualité, promeuvent un sublime
numérique qui nous détourne des problèmes environnementaux croissants
posés par le maintien d’un cyberespace en expansion constante.

La contribution des TIC à la crise environnementale et au renforcement des


inégalités reste globalement sous-étudiée, mais au regard des risques et de
la centralité de cette industrie dans l’économie mondiale, il est probable
qu’elle devienne un « champ de bataille » crucial pour la « durabilité ». Par
conséquent, l’un des défis urgents de la recherche sur la communication
environnementale est de déconstruire l’hypothèse répandue selon laquelle
les TIC créeraient un monde post-industriel propre.

Parmi les différents défis, deux questions méritent une attention


particulière. La première est le désassemblage des appareils numériques.
Le flux mondial de déchets électroniques présente un scénario
cauchemardesque mêlant un travail de survie misérable, des conditions de
travail nocives et une fracture mondiale stupéfiante. Pourtant, par rapport
aux innombrables articles de presse célébrant le lancement de nouveaux
gadgets digitaux, la fin de vie des déchets est une question rarement
abordée, essentiellement parce que les discours actuels sur les TIC et l’EGP
sont encore dominés par ceux qui sont à l’origine de l’accélération des
mises à niveau et des pratiques de dumping des TIC et de l’électronique
grand public.

La deuxième question est celle du développement rapide du cloud


computing, qui constitue la dernière contribution importante de l’industrie
des TIC à la dégradation de l’environnement. Non seulement les immenses
centres pour le service de données nécessitent des quantités colossales
d’électricité et entraînent des risques tels que la pollution de l’air et de
l’eau, mais les serveurs utilisés dans ces centres deviennent rapidement
obsolètes et génèrent à leur tour des déchets toxiques (Mosco, 2014). S’il est
vrai que, par rapport aux serveurs traditionnels, le cloud computing peut
être plus efficace en termes d’économie d’énergie grâce à sa fonction de
partage, de nombreuses entreprises informatiques considèrent le cloud
computing comme un marché concurrentiel émergent. En conséquence,
trop de centres de données ont été construits dans le monde ces dernières
années.

Les circuits capital-corps et corps-nature ne sont pas isolés l’un de l’autre.


Ils sont soumis au capitalisme pour l’accumulation des profits et, par
conséquent, les impacts matériels négatifs des TIC et de l’EGP englobent à la
fois la société humaine et l’environnement naturel. La transaction
unidirectionnelle de la nature au capital est notamment illustrée par le fait
que dans le paysage mondialisé de l’industrie des TIC, les étapes les plus
toxiques ont été largement relocalisées dans les pays du Sud.

Comparé aux conceptualisations existantes sur les impacts matériels des


TIC et de l’EGP, le cadre des « circuits matériels » offre un cadre holistique
pour les interprétations théoriques et les analyses empiriques. Ce cadre
englobe également les dimensions écologiques et politiques des luttes
contre l’escalade de l’injustice mondiale causée par la néolibéralisation.
Une autre implication clé de ce cadre est qu’il est crucial d’intégrer la
perspective de la justice environnementale dans l’analyse du coût caché de
l’expansion actuelle des TIC.

Le concept de justice environnementale examine l’entrelacement des


différences sociales et environnementales, et la manière dont la justice de
leurs interrelations importe pour la poursuite de la prospérité et de l’égalité
à l’échelle mondiale. Depuis son origine, le discours de justice
environnementale a une forte orientation internationale, et il s’est imposé
comme une composante indissociable de l’activisme mondial qui lutte
contre le fossé écologique creusé par la néolibéralisation et la
mondialisation menée par les entreprises.

L’adoption d’une telle perspective dans la recherche sur les TIC implique
que l’analyse de l’injustice sociale en termes de distribution et de procédure
soit axée sur les perspectives de reconnaissance et de renforcement des
capacités. Par exemple, les politiques et les législations sur le flux des
déchets électroniques, du point de vue de la justice environnementale,
exigent un cadre politique mondial qui reconnaît la contrebande de déchets
électroniques comme un crime environnemental transnational et la
récupération illégale des déchets électroniques comme un obstacle sérieux
aux droits humains fondamentaux (Maxwell et Miller, 2011).

Malgré l’existence de multiples accords interdisant le commerce des


déchets toxiques (par exemple, la Convention de Bâle), ces mesures n’ont
pas empêché la contrebande vers des pays comme la Chine, l’Inde et le
Nigeria, car ce défi est encore associé dans les discours dominants à un
commerce moins réglementé, jugé légitime pour les pays en
développement. La majorité du flux mondial de déchets électroniques se
poursuit dès lors dans l’illégalité, rendant plus difficile l’évaluation de ce
secteur « informel » dans des pays comme la Chine et l’Inde.

Par conséquent, l’interdiction de la récupération illégale des déchets


électroniques exige non seulement une politique et une application
multilatérales, mais aussi une reconnaissance mondiale de la contrebande
de déchets en tant que crime grave contribuant à l’injustice
environnementale, ainsi que des efforts contre-hégémoniques contre le
« sublime numérique » imposé par les nouvelles technologies des médias.

Remarques finales

Le présent article entend contribuer à la recherche sur les impacts


matériels des TIC et de l’EGP, en proposant un cadre holistique portant sur
l’exploitation du travail et la destruction de l’environnement dans la
production, la consommation et l’élimination des dispositifs numériques.
Le cadre des « circuits matériels » dont il est question ici se veut une
critique de l’angle mort des études sur les TIC et l’EGP, mais aussi une
synthèse des cadres conceptuels existants et de l’identification
d’orientations de recherche valables.

En effet, la crise environnementale mondiale envoie le signal clair que les


futures études sur les médias ont besoin de meilleurs cadres pour évaluer
l’impact global des nouvelles technologies des médias, qui associent une
logistique et une collaboration du travail de plus en plus en réseau à une
injustice environnementale, économique et sociale croissante à travers le
monde. Bien que cet article ne soit qu’une tentative de refléter ces défis
importants, j’espère qu’il suscitera d’autres discussions sur la matérialité
des TIC et d’EGP.

Traduction de l’anglais : Nicolas Thommes


Notes

[1] Version réduite d’un article paru dans tripleC : Communication, Capitalism and Critique, 14
(1), 2016, sous le titre : « The Materialist Circuits and the Quest for Environmental Justice in
ICT’s Global Expansion ».

bibliographie

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Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière
responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du CETRI.

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