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Centre tricontinental
https://www.cetri.be/Immaterielle-l-expansion-mondiale-5285
Sibo Chen
30 avril 2020
Par ailleurs, s’il est de notoriété publique que les téléphones mobiles et les
ordinateurs portables contiennent des matières hautement toxiques et que
le fonctionnement des TIC comme le « cloud computing » et les
« mégadonnées » (Big Data) requiert d’importantes quantités d’énergie,
d’autres risques environnementaux liés au processus de production des TIC
sont encore peu étudiés, comme la pollution des sites de recyclage des
résidus en fin de vie et les problèmes de santé pour les travailleurs
concernés.
L’industrie des TIC n’a jamais constitué un secteur intangible reposant sur
un faible appui matériel. Le Santa Clara Centre for Occupational Safety and
Health (SCCOSH) a documenté les maladies professionnelles chez les
travailleurs du secteur électronique dès les années 1970. Une étude réalisée
en 1982 par la Silicon Valley Toxics Coalition a découvert plus de 100 sites
polluant les eaux souterraines dans des installations de haute technologie
de la Silicon Valley, prouvant ainsi que les risques sanitaires et
environnementaux de cette industrie ne se limitaient pas aux seuls
travailleurs de la production.
Depuis, divers rapports similaires ont été rédigés dans le monde entier,
suite à la délocalisation de chaînes d’assemblage de produits électroniques
en Asie et ailleurs dans une optique de réduction des coûts, ce qui a
entraîné les mêmes préoccupations environnementales et sanitaires dans
des lieux où les réglementations sont faibles ou absentes. Par exemple, le
« circuit d’exploitation » de l’industrie du smartphone commence par
l’extraction de minerais tels que l’or, le tungstène, l’étain et le tantale. Ces
dernières années, l’exploitation illégale du coltan en République
démocratique du Congo a attiré l’attention des médias, démontrant que
cette industrie est étroitement associée à des violations alarmantes des
droits humains et à la dégradation écologique.
Un autre cas médiatisé mettant en exergue le côté sombre de l’industrie du
mobile est la pénibilité des conditions de travail chez Foxconn (Qiu et al.,
2014 ; Xia, 2014). Cette entreprise fabrique environ 40% des produits
électroniques grand public et emploie quelque 800000 personnes en Chine
continentale. L’usine fortifiée de Shenzhen compte à elle seule environ
450000 employés. En 2010, elle a attiré l’attention du monde entier suite à
une vague de suicides d’employés : entre janvier et août, dix-sept
travailleurs de Foxconn ont tenté de se suicider en raison des mauvaises
conditions de travail et de la pression physique et psychologique qui en
découlait. Les travailleurs des chaînes d’assemblage sont considérés comme
de la « main-d’œuvre générique jetable », avec peu de droits et de
protection.
L’examen ci-dessus montre que les impacts matériels des TIC et de l’EGP
peuvent être conceptualisés à partir de l’exploitation de la main-d’œuvre et
de la destruction de l’environnement. Les deux perspectives sont reliées
par des enjeux complexes tels que le néolibéralisme, la mondialisation,
l’injustice sociale et la dégradation de l’environnement. En dépit de
plusieurs tentatives (Fuchs, 2013 ; Fuchs et Sandoval, 2014 ; Qiu et al., 2014)
au cours de ces dernières années pour rassembler les recherches existantes
sur les multiples dimensions du travail numérique, les interactions homme-
nature dans les étapes de production et de désassemblage des TIC ont
rarement été traitées, éloignant la destruction environnementale des
critiques économiques et politiques actuelles du secteur.
Comme nous l’avons vu plus haut, la chaîne de valeur de l’industrie des TIC
implique à la fois travail formel et informel, et l’une des tendances
distinctives de l’ère postfordiste est la présence de diverses forces dans les
domaines institutionnel et normatif qui accentuent les aspects immatériels,
informels et transnationaux du travail (Fuchs, 2013). Ces caractéristiques
réduisent encore les avantages sociaux des travailleurs à l’échelle mondiale
et rendent toute négociation collective plus difficile.
Le circuit capital-corps
Le « travail numérique » et les concepts qui y sont associés (notamment, le
travail « en réseau » et le travail « créatif ») tendent à mettre l’accent sur le
travail d’information rémunéré et non rémunéré. Il est toutefois important
de reconnaître que diverses formes de travail matériel jouent un rôle
fondamental dans le circuit capital-corps du domaine soi-disant
« dématérialisé » de l’industrie des TIC. Cet argument matérialiste peut être
étayé par les preuves suivantes.
Par exemple, le secteur des TIC, considéré comme l’un des « piliers » de
l’économie chinoise, a plus que doublé depuis 1990, sa valeur marchande
atteignant 62 milliards de dollars en 2012 (Xia, 2014). Cependant, une telle
croissance ne peut dissimuler le fait que 90% des installations de TIC en
Chine sont des usines d’assemblage et de transformation, et que la majorité
d’entre elles sont soumises à des réglementations strictes et impliquent de
mauvaises conditions de travail, comme dans le cas Foxconn. La croissance
rapide du secteur dans ce pays se caractérise par l’essor de l’« atelier de
misère de l’Internet », qui s’inscrit dans la division internationale inégale
du travail de l’économie numérique (Xia, 2014). Pourtant, les questions liées
aux horaires et conditions de travail, à l’utilisation des sols, à la
planification et à la répartition de l’eau et aux rejets toxiques, qui sont
autant de coûts matériels cachés du secteur, y apparaissent rarement dans
le débat public.
Dans une certaine mesure, l’argument selon lequel le travail immatériel
remplace le travail matériel suit l’interprétation formaliste du stalinisme
selon laquelle un mode de production spécifique ne contient qu’une seule
forme historique spécifique de travail, et le système de travail de la société
humaine passe de l’esclavage au communisme de manière linéaire. Le
« mode de production » de Marx nécessite cependant une lecture plus fine
(Fuchs et Sandoval, 2014). L’industrie des TIC se caractérise par une
multiplicité de formes d’exploitation et de modes d’organisation du travail,
visant à maximiser la production de valeur ajoutée.
Deuxièmement, des études récentes en économie politique sur les TIC ont
tenté, à divers degrés, de résoudre le caractère binaire du travail matériel
et immatériel, soit en situant ces deux notions sous des modes
d’organisation spécifiques des forces productives, soit en proposant une
notion holistique reliant toutes les formes de travail associées aux chaînes
mondiales de valeur des médias numériques.
Par exemple, les « circuits du travail » proposés par Qiu et al. (2014) situent
le travail numérique dans deux circuits basés sur les interactions capital-
corps : le « circuit formel du travail » présente une hiérarchie globale
fondée sur la classe des différentes forces de travail de l’industrie des TIC,
des cols blancs autoprogrammables impliqués dans le génie logiciel aux
cols bleus programmables devant les chaînes d’assemblage. Le « circuit
informel du travail », en revanche, présente les liens entre le capital
cumulatif et le corps reproducteur, incluant principalement diverses
formes de travail immatériel telles que les activités de prosommation et de
bénévolat. Le lien entre ces deux circuits est l’extraction par le capital de la
plus-value du corps humain, de manière matérielle et immatérielle.
Le circuit corps-nature
L’adoption d’une telle perspective dans la recherche sur les TIC implique
que l’analyse de l’injustice sociale en termes de distribution et de procédure
soit axée sur les perspectives de reconnaissance et de renforcement des
capacités. Par exemple, les politiques et les législations sur le flux des
déchets électroniques, du point de vue de la justice environnementale,
exigent un cadre politique mondial qui reconnaît la contrebande de déchets
électroniques comme un crime environnemental transnational et la
récupération illégale des déchets électroniques comme un obstacle sérieux
aux droits humains fondamentaux (Maxwell et Miller, 2011).
Remarques finales
Notes
[1] Version réduite d’un article paru dans tripleC : Communication, Capitalism and Critique, 14
(1), 2016, sous le titre : « The Materialist Circuits and the Quest for Environmental Justice in
ICT’s Global Expansion ».
bibliographie
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Modes of Production », The Political Economy of Communication, 1 (2).
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Greenpeace (2014), « Green Gadgets : Designing the Future », Amsterdam : Greenpeace
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