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LE PHÉNOMÈNE DE L'HÉSITATION SELON PAUL RICŒUR


Alain Boyer

Presses Universitaires de France | « Revue philosophique de la France et de l'étranger »

2010/4 Tome 135 | pages 479 à 494


ISSN 0035-3833
Article disponible en ligne à l'adresse :
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http://www.cairn.info/revue-philosophique-2010-4-page-479.htm
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!Pour citer cet article :


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Alain Boyer, « Le phénomène de l'hésitation selon Paul Ricœur », Revue philosophique de la
France et de l'étranger 2010/4 (Tome 135), p. 479-494.
DOI 10.3917/rphi.104.0479
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Le phénomène de l’hésitation
selon paul Ricœur
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« L’illusion n’est pas de chercher le point de départ, mais de le


chercher sans présupposition.  »1

L’ouvrage de Paul Ricœur, Le Volontaire et l’Involontaire (Aubier,


1950) constitue le premier volume de sa « Philosophie de la Volonté  ».
L’ambition n’en était rien moins que d’effectuer un «  commentaire
de la bipolarité fondamentale de l’existence humaine, à la fois subie
et conduite  » (p.  144). Il nous paraît intéressant de revenir sur cet
ouvrage, que la vogue structuraliste avait mis à l’Index  : non leguntur.
À l’heure où ceux que Ricœur lui-même appellera les penseurs du
soupçon2 n’ont plus la même emprise totale sur la pensée, il est peut-
être temps de revenir sur certains aspects de cette «  philosophie de la
volonté  ». Certes, comme Spinoza ou Locke, on peut se méfier de toute
hypostase de «  la  » volonté, et préférer parler de nos «  volitions  »,
de même que ce n’est pas parce qu’il est nécessaire de parler des
«  intentions  » comme des états mentaux distincts des désirs ou des
croyances qu’il faudrait en conclure à l’existence en nous d’une faculté
nommée l’Intention. Ce qui est intéressant dans le premier volume de
cet ouvrage, c’est la tentative de description d’un sujet qui se cherche,
d’un sujet balbutiant, mais à la fin, d’un sujet agissant, jamais satisfait
par ses décisions, mais jamais non plus par la pure contemplation nar‑
cissique de ses propres projets. Nous conduirons ici simplement une
lecture suivie du chapitre de l’ouvrage consacré à l’hésitation, concept
par ailleurs peu analysé, et qui cependant n’est pas sans rapport avec
celui de doute, ni avec celui, cher à Karl Popper, d’apprentissage par
«  essais et erreurs  ». Chercher, c’est hésiter, décider, c’est ne plus
hésiter, malgré les regrets possibles. L’enjeu de ce chapitre n’est rien

1.  Philosophie de la volonté, Finitude et culpabilité, II (La Symbolique du mal),


p. 324. L'ouvrage vient d'être réédité au Seuil.
2. Marx, Nietzsche, Freud. À l’heure actuelle, ce sont plutôt deux autres pen‑
seurs sceptiques quant à l’idée de sujet qui semblent dominer les esprits, à savoir
Heidegger et Wittgenstein.
Revue philosophique, n°  4/2010, p.  479 à p.  494
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moins que de constituer une théorie du sujet hésitant comme prolé‑


gomènes à toute théorie du sujet attentif et du sujet agissant. Il est
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clair que seule une seconde étude permettrait d’opérer l’articulation


cruciale entre hésitation et attention.

Le couple classique passif/actif, et donc, en particulier, le couple


involontaire/volontaire, est au cœur du livre, qui vise sans fard à
constituer une «  philosophie du sujet  »1. Ricœur inscrit d’abord sa
démarche dans le cadre de la phénoménologie de Husserl, dont il fait
paraître la même année sa traduction des Ideen, dans la prestigieuse
collection dirigée par Sartre et Merleau-Ponty, chez Gallimard. Mais
sa filiation par rapport à Husserl est originale et il n’hésite pas à tenter
de compléter l’approche phénoménologique, ramenée pour l’essentiel
à la «  réduction eidétique  »2, à quelques éléments de la théorie de la
perception (les «  profils  ») et de celle, précieuse, de la «  conscience
intime du temps  », en utilisant librement aussi bien la tradition aristo‑
télico-thomiste3 que la tradition française (Descartes et Malebranche,
mais aussi Pascal, Maine de Biran, Lequier, Bergson, Alain, Nabert).
La réduction phénoménologique4, grâce à l’épochè néo-cartésienne,

1.  Op. cit., p. 148. Si l’on veut s’intéresser aux dernières minutes du procès du
Ich, voir le débat entre Vincent Descombes et Charles Larmore, Dernières nouvelles
du Moi, puf, 2009, et Vincent Carravel, L'invention du Moi, puf, 2010 (en particu‑
lier, p. 138, la critique de Ricœur).
2. Méthode de découverte des « essences » par l’expérience de pensée (au sens
de Mach) de la variation imaginaire. Ricœur récuse en revanche dès la première
page « la fameuse et obscure réduction transcendantale », qui est mise en « échec »
par la compréhension du « corps propre » (mon corps). Le « transcendantal » rate‑
rait le « mien », et cela pourrait être argué à propos de Kant. L’idée que le monde
(dont mon corps fait partie) ne soit qu’un horizon de sens constitué par le sujet est,
affirme justement Ricœur, « idéaliste ». Et l’idéalisme est absurde. Ma représenta‑
tion du Soleil n’épuise pas ce qu’est le Soleil sans moi, sans nous. (Dirais-je « Rien
de nouveau sous mon idée du Soleil » ?). Le terme « transcendantal » devrait être
utilisé avec parcimonie dans le discours philosophique, à condition que l’on en
définisse les différents usages, comme le voulait Kant, sans toujours respecter lui-
même sa distinction transcendant (qui dépasse l’expérience possible)/transcendantal
(conditions de possibilité a priori de l’expérience). Un « argument transcendantal »
serait simplement un argument qui, partant d’un fait général, admis par tous, en
déduit la nécessité a priori de certains concepts en nous.
3. Ce qui montre du reste l’ouverture d’esprit du protestant qu’était Ricœur.
Le protestantisme n’admet pas l’auctoritas de Thomas d’Aquin.
4.  Quelque peu « transcendantale », donc, semble-t-il ? Ce n’est pas ce
qu’affirme Ricœur, lequel conçoit la réduction eidétique comme description pure, qui,
mettant entre parenthèses (épochè) « le fait », permet « l’affleurement du sens ».
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avant la désastreuse1 «  sortie  » cartésienne de l’égoïté apodictique


par la «  preuve  » de l’existence du monde transcendant via celle de la
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Cause parfaite hors de moi de l’idée de parfait en moi, cette réduction


n’est pas suffisante pour traiter de l’action dans un monde déjà-là.
Ricœur se situe dans une filiation «  existentielle  », et «  réaliste  »,
même s’il s’inspire plus volontiers du «  courant chrétien  » de l’exis‑
tentialisme (Kierkegaard, Gabriel Marcel – auquel l’ouvrage est dédié
–, Mounier) que de son courant «  athée  » (Heidegger, Sartre), encore
qu’il n’hésite pas à s’y référer, et lui emprunte bien des éléments, non
toutefois sans une certaine réserve. La «  négation  » est par exemple
évidemment prise en compte, et le néant, le «  rien  », est important
pour «  l’ontologie fondamentale  », mais il est une «  source inépuisa‑
ble de méprises  » (p.  26)2, ce qui peut renvoyer à Bergson, tout en
visant Heidegger et Sartre (néantisation, «  trou  »3). On saisit dans le
chapitre III que Ricœur avait déjà trouvé sa voie  : celle d’une hermé‑
neutique de l’action (et plus tard de la culture) humaine, temporalisée
comme récit doté d’un sens à déchiffrer. On notera aussi l’importance
déjà assumée de la métaphore  : autant la phénoménologie peut pro‑
duire des essences formelles, et donc des concepts précis, autant
l’analyse existentielle a besoin de métaphores «  vives  », selon le
terme qu’il emploiera vingt-cinq ans plus tard. Ricœur soutient donc
que certaines «  régions  » de ce qui est ne peuvent être comprises que

1. Aux yeux de Husserl, qui ne se prononce pas sur ladite preuve, magni‑
fiquement originale, mais non valide à nos yeux (parce que nous n’acceptons
plus le principe selon lequel il doit y avoir autant de quantité de réalité dans la
cause que dans l’effet, l’idée d’infini parfait ne pouvant pour Descartes avoir pour
cause qu’une cause infinie, et donc différente de moi, parfaite et ultime). Husserl
reproche à Descartes de ne pas s’être laissé aller à déambuler au travers des
richesses apodictiques et certaines du musée merveilleux de l’ego, enfin seul avec
ses cogitationes, ayant mis la thèse de l’existence du monde « extérieur » entre
parenthèses. Que cette aventure soit une impasse ou la voie royale est encore
une question en suspens. La « preuve » de l’existence d’autres esprits dans la
cinquième Méditation cartésienne pourrait laisser rêveur un cartésien malignement
ingénieux.
2. Carnap l’avait dit (horresco referens).
3. Ayant eu l’occasion de rencontrer Paul Ricœur en  1993, je lui avais
demandé s’il pourrait nous faire l’honneur, à Clermont-Ferrand, de participer à
un colloque dédié au cinquantième anniversaire de L’Être et le Néant (voir Sartre,
Raison Présente, no  17, 1996). Il avait décliné l’invitation, au motif qu’il n’était
« pas sartrien » et ne pensait aucunement que le sujet était, je cite, « un trou ».
Il avait ajouté que sur ce point, il se sentait plus « spinoziste ». Le sujet serait
non un manque, mais une production. Un « trop-plein » ? Blondel, avant Sartre,
et si l’on peut dire contre lui, et peut-être contre Heidegger, soutenait déjà cette
idée (L’Action, II, 1937, p.  83 : « Halte et délibération »). Cet ouvrage contient
des chapitres aux titres surréalistes : « Possibilité rationnelle d’une onde exotique
et suprême ».
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par métaphores, ce qui est une thèse intéressante, mais sans doute
pas ici encore suffisamment argumentée. La physique, mais aussi la
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phénoménologie pure seraient possibles sans poésie, la description de


l’âme humaine incarnée dans le temps, non. Proust aurait approuvé.

La question de l’action volontaire, depuis l’analyse en un sens


parfaite d’Aristote1, se focalise sur les notions de délibération et de
choix  : envisager les possibles, puis en élire un pour tenter de le
réaliser, en remontant par régression la voie des moyens jusqu’à mes
éventuels déplacements physiques. Le chapitre III de l’ouvrage est
donc bien essentiel. Son titre (« Histoire de la décision  : de l’hésita‑
tion au choix  ») est éloquent. Il ne s’agit pas de faire une histoire des
théories de la décision, mais de penser la décision comme le produit
d’une histoire singulière, personnelle, susceptible d’être l’objet d’un
récit dans le temps, irréversible et subjectif. Mais la singularité de
l’expérience n’empêche pas que l’on puisse dégager des sortes de
constantes universelles définissant un propre de l’homme. Le concept
de choix est partout présent dans l’histoire de la philosophie, mais, et
c’est cela qui nous paraît notable, Ricœur va donner une dignité philo‑
sophique à une notion tirée du sens commun, que la philosophie avait
pour le moins peu thématisée, à savoir donc celle d’hésitation. C’est
aussi pour cette raison que nous n’hésiterons pas à concentrer notre
lecture sur cette notion, alors qu’un travail plus ample nous aurait
conduit à centrer beaucoup plus l'attention sur celle, cartésienne,
d’attention, cruciale pour Ricœur dans son projet de constitution d’une
philosophie de la finitude du sujet libre dans l’action située.
Le point de vue eidétique a permis de distinguer trois concepts
distincts autour desquels la question de la libre décision va tour‑
ner  : le projet, le rapport à soi, la motivation (je veux ceci, moi,

1.  Ethique à Nicomaque, III. Livre qui débute par une magistrale analyse
juridico-morale du « volontaire et de l’involontaire » (plus exactement : hékousios/
akousios) dans l’action. Les exemples pris par le Stagirite montrent bien qu’il ne
s’agit pas de notions n’ayant « rien à voir » avec celles de « volontaire/involon‑
taire », même si l’opposition peut être rendue par « non contraint/contraint », mais
pour un agent humain. L’exemple le plus tragique de cas où l’on peut… hésiter
selon Aristote à qualifier l’acte de « non contraint » est celui du tyran qui menace
de tuer ma famille si je ne commets pas quelque acte mauvais et honteux. On
n’est pas loin du « choix de Sophie ». On regrette parfois de ne pas trouver chez
Aristote de pensée du Mal, et l’on dit qu’il ignorerait tout de la notion (biblique et
stoïcienne) de « devoir ». C’est excessif.
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Le phénomène de l’hésitation 483

parce que…1). En un sens presque kantien, mais réinterprété par la


phénoménologie, ces catégories ne nous fournissent qu’une forme, à
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laquelle il faut adjoindre une matière, qui sera l’affectivité (plaisir


et peine, «  douleur  » selon Ricœur, qui à juste titre préfère ce
terme plus «  parlant  »), caractérisée par la sensibilité, ou plutôt,
comme préfère aussi le dire l’auteur, à la fois, dans ce volume,
«  existentialiste  » et discrètement chrétien, l’incarnation2, ainsi que
la temporalité. Les trois essences dégagées par la réduction formelle
(eidos) étaient «  intemporelles  » et désincarnées. La dimension de
passivité et la dimension nécessairement historique du processus
de la décision en étaient absentes. La description pure manquait
le déroulement chaotique de la prise de décision, en se focalisant
sur le seul choix, qui n’est que le «  dénouement  » d’une histoire,
Ricœur jouant sur le double sens de la métaphore  : défaire un nœud
et terminer un drame. Une autre image va compléter le tableau  :
l’analyse phénoménologique pure manque «  l’enfantement  » de la
décision qui naît d’un processus de genèse, d’un travail douloureux
et incertain de l’esprit incarné. La décision concrète, complète, est
«  née  » d’un processus historique, d’une irréductible «  durée  », au
cours de laquelle s’effectue «  l’union du corps et de l’âme  », et
cette durée en est l’histoire, «  le médium de l’unité humaine  »  : au
lieu de chercher comme Descartes cette médiation dans une partie
de la res extensa (la glande pinéale), ce qui suscitera l’ironie de
Spinoza et la perplexité de Malebranche, Ricœur la «  situe  » dans
la durée, le flux temporel vécu, sans aller jusqu’au spiritualisme,
comme Bergson n’avait quant à lui pas hésité à le faire, et ce, de
la part de Ricœur, par prudence phénoménologique.

1. Le « style » propre de Ricœur est déjà là. Lorsqu’il tirera profit de la
« philosophie analytique », il ne cessera pas de poser ses distinctions en de tels
termes catégoriaux, autrement dit sous une forme quasi aristotélicienne : distin‑
guer les questions que l’on peut légitimement se poser à l’égard de tel ou tel type
d’êtres, mais en les posant toujours à partir du sujet. À la fois par bon sens et
du fait de son attachement à la foi, il ne posera pas la grandiloquente « question
de l’être ». Laquelle n’a, que je sache, aucune réponse. On attend toujours une
preuve de l’impossibilité du Rien absolu. Comme dirait Wittgenstein, sur cette
« question » mystique, mieux vaut peut-être se taire. Il faut toujours s’extasier
devant le fait qu’il y a quelque chose (Descartes l’a prouvé), mais il faut aussi passer
à autre chose.
2. Nul n’ignore l’importance et la polysémie du terme « chair » (sarx, caro)
depuis les écrits pauliniens et johanniques. Que le Logos se soit fait chair (Jean)
est le « paradoxe » fondateur du Christianisme. Les Pères grecs de l’Église utili‑
saient le terme de « sarkôsis »… Les deux autres volumes de la Philosophie de la
Volonté seront beaucoup plus centrés sur des notions explicitement religieuses, la
souillure, le péché, la culpabilité, le mythe, l’alliance, le « serf-arbitre ».
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484 Alain  Boyer

C’est aussi en ce sens que la décision est un «  drame  », comme


le disait Aristote dans la Poétique à propos de l’action tragique  : à
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savoir, pour Ricœur, une action intérieure mouvementée et qui coûte


du temps. La thèse est que s’il y a incarnation, il y a historicité. La
chair est nécessairement dans le temps. Thèse forte, qui eût à être
argumentée plus avant que ne le fait là Ricœur. Il faut, quoi qu’il en
soit, développer une véritable «  dynamique  » de la volonté incarnée.
On ne pourra tenter de comprendre la liberté (problème plus car‑
tésien, kantien, bergsonien et sartrien que husserlien) que dans ce
cadre, plus riche que ce que nous a livré l’eidétique. La durée
«  jaillissante  » (métaphore bergsonienne) ne peut être engendrée,
c’est le cas de le dire, par les concepts purs ou les essences, même
si celles-ci n’ont rien de «  platonisant  » (ne sont pas «  hyposta‑
siées  », réifiées en substances). Il faut «  transcender  », dépasser
l’eidétique, sans toutefois la «  transgresser  » (où l’on retrouve Kant,
celui du schématisme, qui ne transgresse pas le cadre catégoriel,
mais le temporalise  : le nombre, l’énumération dans le temps pur,
est ainsi le schème «  imaginaire  » de la catégorie intemporelle de
quantité). On a en quelque sorte un «  effet rétroactif  » (expres‑
sion bergsonienne) de la décision pure, pleine, sur son histoire, qui
permet de comprendre l’informel originaire (donné par la nature)
aussi bien que le processus ascendant de sa propre formation, ou,
si l’on peut dire, in-formation («  formation d’un sens  »). La des‑
cription phénoménologique a en tout cas l’avantage de nous permet‑
tre, sans entrer dans une discussion «  cosmologique  »1, de ne pas
tomber dans la réduction «  naturaliste  », laquelle prétend réduire
les motifs et les raisons à des causes physiques  : Husserl vient
ici étayer les thèses de Dilthey, opposant la «  compréhension  »
(du sens) à «  l’explication  » causale, physique, sans avoir pour
autant à postuler quelque «  chose pensante  » cartésienne que ce
soit, ni même quelque «  choix intelligible  » kantien. En d’autres
termes, l’herméneutique est irréductible à la physique, mais aussi
à la distinction phénomènes/noumènes. Thèse proche de celle de
Heidegger (et, plus tard, de Gadamer). L’approche complémentaire
à l’eidétique devra nécessairement en passer par des métaphores,
mais elle est «  protégée  » des effets dangereux de l’ambiguïté par
la solide construction des concepts purs effectuée par la réduction
eidétique. Ce qui distingue néanmoins l’herméneutique de la phéno‑

1. Voir la fin du chapitre et la critique (modérée) du thomisme, dont la saisie


profonde de la condition humaine est encore trop prisonnière de la « gangue »
d’une cosmothéologie finaliste.
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Le phénomène de l’hésitation 485

ménologie transcendantale, c’est que la première nie que l’on puisse


se passer de présuppositions1.
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La décision est une sorte de point singulier, de discontinuité, un


«  sommet  »2, une acmé, mais ce à l’issue d’un processus3, ce qui
est assez aristotélicien. Une sorte de « Fiat  !  », comme la Création,
mais c’est là une illusion d’optique. Car la décision humaine est
inséparable de son enfantement tâtonnant, alors que Dieu n’hésite pas
(Leibniz). L’hésitation est «  un choix qui se cherche  »  : s’il y avait
choix im-médiat, alors «  pas d’hésitation  », comme on dit. L’hésitation
est le lieu d’une recherche, d’un désir (donc d’une absence4), d’une
«  angoisse  » (on pense à Kierkegaard5 et à Heidegger). Il y a même
une «  douleur  » (et donc un corps, une affectivité au double sens du
terme  : sentiment et passivité éprouvée) de l’indécision. Car on se
sent «  perdu  ». «  Se sentir perdu  »  : sentir que le «  soi  » (moi)6 est
perdu, il diverge  ; or, s’il y a un soi, un Je, il est un. L’hésitation nous
livre à l’angoissant multiple (opposition fondatrice de la philosophie
grecque, comme chacun sait). «  Je suis plusieurs, je ne suis pas  ».
Belle formule  ! On n’a pas encore découvert le «  moi  », le sujet,
comme possibilité «  véritable  », comme pouvoir effectif, qui ne sera
conquis que par l’événement de la dé-cision tranchante. Ricœur sur
ce point semble plus bergsonien qu’aristotélicien, mais il tentera de

1. Voir aussi K. Popper, The Open Society and its Enemies, Routledge, 1962
(1945), chap.  XXIV, II : « Le principe qui demande que l’on évite toute pré‑
supposition n’est pas, comme certains peuvent le penser, une parole d’Évangile
(« a counsel of perfection »), mais une forme du paradoxe du Menteur. » Popper
utilisera en ce sens dès  1948 l’idée « d’horizon d’attentes », toujours déjà là, en
particulier dans le langage.
2. Idée évidemment leibnizienne.
3. Idée évidemment hégélienne.
4. Idée évidemment platonicienne. Mais cette structure d’attente d’un remplis‑
sement ne fait pas de l’être désirant un « rien ».
5. Ricœur dira plus loin, faisant à n’en pas douter allusion au penseur danois,
que l’hésitation n’est pas un « et … et », mais un « ou bien, ou bien ».
6. Il est clair que l’expression pascalienne (le Moi), comme celle de Locke
(« the Self »), est tendanciellement porteuse d’illusions philosophiques. Mais l’on
pourrait, me semble-t-il, en dire autant du « Ich » freudien de la seconde topique,
alors que Freud est le « philosophe du soupçon » par excellence. L’un des objectifs
du présent article n’est autre que de montrer, sur un exemple que d’aucuns consi‑
déraient comme caricatural, que les prétendues « philosophies du sujet transparent
à lui-même » sont le plus souvent bien plus complexes que cela. Sinon, pourquoi
lire encore le Traité des passions ou les moralistes français ?
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486 Alain  Boyer

synthétiser en dépassant les deux approches. La «  vraie possibilité  »


est «  projetée devant moi  » (pro-jetée1), à la rencontre du corps qui
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devra se mouvoir lors du choix (Ricœur ne songe sans doute pas ici
au fait… décisif que «  ne pas bouger  », comme on dit, c’est aussi
une décision, un choix2). Son modèle, comme pour bien des philoso‑
phes, est peut-être la traversée du Rubicon (Alea jacta est  !), mais
il utilise plus loin la métaphore «  trancher le nœud gordien  », qui a
l’avantage de faire allusion à un autre grand «  décideur  » (Alexandre),
tout en jouant sur la belle palette métaphorique du «  dénouement  »
et de la «  césure  ».
Dans l’hésitation, terme moins «  intellectualiste  » que celui de
délibération, comme il le dira plus loin, le corps ne bouge pas,
ou si peu, mais il est «  mis en alerte  », disponible pour l’action à
venir, après que le nœud aura été tranché. D’un autre côté, l’hési‑
tation qui s’attarde sur elle-même peut être le lieu d’une sorte de
«  faute  » (culpa, péché  ?3)  : tomber dans le narcissisme de la toute-
puissance, comme si je contemplais les possibles et les dominais.
Je jouis d’avoir «  plusieurs hypothèses au feu  », pourrait-on dire
dans un style qui n’aurait sans doute pas déplu à Ricœur. Mais ce
défaut n’est pas généralisable, il demeure exceptionnel  : en ajournant
mon choix, je jouis de ce «  pouvoir de second degré  », lequel n’est
qu’une «  corruption de la réflexion  », une «  concupiscence réflexive  »,
ce terme thomiste4 n’étant pas utilisé ici par hasard. Le refus du
choix est une faute égoïste. Je suis incapable de former un «  pro‑
jet ferme  » (expression fort cartésienne), mais la structure intention‑
nelle de la conscience («  découverte  » fondamentale de Husserl5,
comme l’avait brillamment clamé Sartre) est la même  : la conscience

1.  Vor-haben, en heideggérien (idiolecte parfois presque aussi difficile à dé-


chiffrer que le Linéaire A).
2.  K. Popper, La Connaissance objective, Aubier, chap. I, 9. (La traduction du
titre de ce livre aurait pu être « Le Savoir objectif »…).
3. Il est tout à fait excessif de penser que les Grecs et les Romains ne
connaissaient pas le concept de « faute ». Mais il n’avait évidemment pas la même
« charge » et les mêmes connotations que l’idée biblique, et surtout paulinienne
(amartia) et augustinienne de « peccatum ». On peut penser que l’idée de pecca-
tum originale est une régression par rapport à l’idée du prophète Ézéchiel, affir‑
mant, contre la Genèse, « ton père a mangé des raisins verts, mais tu n’auras pas
les dents agacées ». Qui n’est point plus ou moins pélagien de nos jours ?
4. Allié subtilement au thème cartésien de la réflexivité. Augustin n’est
curieusement pas cité. Ricœur le fera, bien sûr, plus tard.
5. Inspiré de fait par Brentano, et donc par les Médiévaux. Comme eu égard
au doute cartésien en recherche de fondement et au projet platonicien de science
rigoureuse et première, ou encore au projet lockien (que Husserl cite souvent)
de connaissance des pouvoirs de l’entendement, Husserl ne prétend qu’accomplir
enfin les promesses de la philosophie.
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Le phénomène de l’hésitation 487

hésitante est «  dirigée vers quelque chose  », et plus précisément


vers plusieurs objets intentionnels incompatibles1. Seule la modalité
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(en un sens assez kantien, mais aussi husserlien) diffère  : on est dans
le «  problématique  », non dans le «  catégorique  ». Je doute. Ma ques‑
tion est toujours, comme aurait dit Lénine, après Tchernychevsky  :
«  Que faire  ?  »2 Mais, significativement, Ricœur la temporalise, en la
développant, en la mettant donc au futur, ce qui est plus angoissant,
et laisse aussi entrevoir l’incertitude de l’avenir ouvert  : «  Que vais-je
faire  ?  » Et maintenant  ? Hic et nunc. Mon projet n’est pas encore
là, il est «  contaminé  » par le doute. Je suis «  embarqué  » dans
un monde où je dois choisir, «  dénouer  », «  résoudre  », métaphores
pleines de sens. Ricœur fait alors allusion, sans avoir à le préciser, à
Brennus («  le Gaulois  »), et à son fameux «  Vae victis  », si humiliant
pour les Romains, en niant que la volonté surgisse seulement comme
l’épée du barbare sur la balance  : non, la volonté (libre), conductrice,
active, est déjà à l’œuvre dans le temps de l’hésitation, qui précède
celui de l’action. Comme on l’a dit, il pourrait sembler qu’il y a là
comme une hypostase «  cartésienne  » de La Volonté. Disons alors
simplement que l’agent/sujet, en tant que tel, est déjà là dans l’hési‑
tation, y compris s’il se sent perdu.

Même s’il va en critiquer, comme Bergson et Sartre, l’allure trop


«  intellectualiste  », trop «  rationnelle  », car ne faisant sa place ni
au hasard, ni au corps, ni à la douleur, Ricœur utilise avec mesure
le terme classique de «  délibération  », alors que Sartre n’en faisait
qu’une reconstruction après-coup, une «  rationalisation  » de la mau‑
vaise foi, opposée au «  surgissement  » de l’acte libre (« Toute déli‑
bération est truquée  »). Là est sans doute le motif du choix délibéré
que fait Ricœur du terme «  hésitation  », lequel, sans donner l’impres‑
sion qu’on abandonne toutes les théories du «  jugement pratique  »
à la fin d’une délibération (Aristote interprété par saint Thomas), a
le grand avantage de pointer aussi les failles, les douleurs, les dou‑
tes des «  tempêtes sous un crâne  », comme aurait dit l’auteur des

1. La différence entre « objet intentionnel » et objet supposé « réel », exté‑


rieur à sa visée, est encore plus évidente dans le cas de l’hésitation que dans celui
de la perception.
2. Et non pas seulement « que dois-je faire ? », au sens kantien, à savoir :
mon devoir.
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488 Alain  Boyer

Misérables. Car, si la «  volonté  » ne s’exerçait qu’à la fin, elle serait


sous la modalité du nécessaire, de l’avenir unique, ce qu’elle n’est pas
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dans l’histoire hésitante de la décision. Le monde est pour moi, quand


j’hésite en errant parmi «  mes  » possibilités entremêlées, un «  champ
de problèmes  ». Ricœur aurait pu ici profiter1 de l’étymologie grec‑
que  : un «  pro-blèma  », c’est un «  jeté devant  », un «  obstacle  », à
discuter. Le monde, comme le dit Ricœur très joliment, est pour moi
une «  question ironique  : et toi, que fais-tu  ?  », als ob, mais seulement
als ob, le monde me posait des questions dont il «  connaîtrait  » les
bonnes réponses, s’amusant à me voir empêtré dans leur recherche.
Suit une théorie de métaphores bien pesées  : chaque projet est d’abord
«  essayé  » dans l’hésitation, où l’on cherche une voie (d’escalade  ?
Sartre avait usé de cette analogie), avec des «  aspérités  », des «  usten‑
siles  » (Heidegger, sans nul doute) et des «  murs  » (Sartre).
Or, et c’est là un fait absolu, non volontaire et immaîtrisable, je ne
puis «  arrêter le temps  »2, comme Dieu, pourrait-on penser sans trahir
Ricœur, est censé avoir arrêté le Soleil dans sa course à la demande
de Josué3. De ce point de vue, il faut opposer la prévision scientifi‑
que du cours du monde causal et la «  débilité  » (fragilité) du «  futur
projeté  », propre de l’homme, de «  l’existence humaine  » (Dasein).
On peut à la fois accepter avec Bergson que le «  vrai possible  » est
ouvert seulement par l’acte créateur de nouveauté, et reconnaître que
dans l’hésitation, je pense tout de même des «  possibles ouverts  »,
«  permis  », comme le dit élégamment Ricœur, par le monde auquel
je m’affronte. Ce genre de possibles vient complexifier la «  possibilité
réelle  » (en un sens non contradictoire, bergsonien) ouverte effecti‑
vement par la décision. Ce qui manque, et là Ricœur va utiliser une
métaphore qui joue, à la manière de Platon, sur le registre du tissage
aussi bien que celui de la chirurgie, et donc de la blessure ouverte, de
la douleur, c’est qu’il n’y a pas encore, dans le temps de l’hésitation,
de «  suture  »4 avec la réalité.

1. Comme Karl Popper, pour qui le contre-exemple, l’in-stantia, est épistémo‑


logiquement supérieur à l’exemple. L’exception favorise plus le progrès que ne le
fait la confirmation. L’expérience fondamentale est celle de « l’attente déçue ».
2. On peut opposer à l’idée « thermodynamique » (entropie) de « flèche du
temps » celle de l’Univers quadridimensionnel de la Relativité Générale (tout aussi
« réaliste » que la thermodynamique). Il n’en reste pas moins que l’on ne peut
pas faire que ce qui a eu lieu n’ait pas eu lieu. C’est, entre autres choses, ce que
prouve le Cogito.
3. Phrase qui fut opposée à Galilée, copernicien. En la réinterprétant, Galilée
ouvre la voie à l’herméneutique critique, avant Hobbes et Spinoza.
4. Cette métaphore connaîtra du succès avec Lacan et les lacaniens, pro-fêtes
du « suturalisme », si l’on peut dire.
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Le phénomène de l’hésitation 489

Une menace pèse encore une fois  : celle de se tourner vers


l’imaginaire pur, nécessairement irréel, impossible à réaliser, et donc
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incapable de «  transformer le monde  »1. L’action est bien à inter‑


préter, mais en tant que praxis, elle ne se contente pas d’interpréter
le monde, elle le transforme (plus ou moins). Quand je ne suis que
dans l’imaginaire, sans «  prise  » sur le réel, mes intentions encore
informes sont aussi «  loin de moi  », en tant que je suis un acteur, un
être qui agit dans un monde que je n’ai pas fait. Mais, au lieu de me
lancer dans ce fleuve angoissant, je demeure «  spectateur  » (contem‑
plant mes rêves), et c’est là une «  corruption  ». Ricœur oppose ici
de manière très classique, morale et métaphysique, ce que Derrida
voudra «  déconstruire  », à la suite de Nietzsche2, à savoir le «  jeu  »
(futile) opposé au «  travail  » (sérieux). Car dans le projet décidé, il
y a une «  implication totale du sujet  ». Dans l’action, le moi pro-
jeté sera identique enfin au moi projetant, l’unité rêvée sera atteinte,
au moins dans l’instant, comme, pourrait-on penser, dans le cas de
l’identification idéale du connaissant et du connu selon Aristote. Alors
que, dans le temps de l’hésitation, mes plusieurs «  moi  » possibles
ne sont que des «  esquisses  » de moi, évidente allusion à la théorie
husserlienne de la perception  ; comme un «  jeune homme qui n’a
pas encore décidé de sa carrière  » (allusion à Sartre, L’Enfance d’un
chef  ?). Quand j’hésite entre ces multiples moi, «  qui flottent devant
moi  »3, je me parais «  étranger à moi-même  » (aliénation).

Par ailleurs, et là, on ne peut pas ne pas penser à Heidegger et sur‑


tout à Sartre, mais un Sartre en quelque sorte «  domestiqué  », hésiter,
c’est déjà se demander ce qu’autrui va penser de mon acte. Ricœur
utilise même le «  on  » heideggérien. Je suis regardé comme devant

1. Ricœur pense sans doute à la très fameuse dernière des « Thèses sur
Feuerbach » de Marx.
2. Mais Platon lui-même, dans les Lois, avait « joué » sur une critique de
cette opposition traditionnelle.
3. Voir le vertigineux passage où Proust parle de nos deux « moi » (véritable
et « social »), que l’on confond « à cause de l’homonymat (sic) et du corps commun
aux deux », à la fin du Temps retrouvé. Au début du même volume, Marcel parle de
Gilberte, qui était « comme ces pays avec qui on n’ose pas faire d’alliance parce
qu’ils changent trop souvent de gouvernement », non sans ajouter que c’est un tort,
car « la mémoire de l’être le plus successif (sic) établit une sorte d’identité et fait
qu’il ne voudrait pas manquer à des promesses qu’il se rappelle, si même il ne les
eût pas contresignées ».
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490 Alain  Boyer

un jury, et Ricœur usera plus loin de cette analogie, dans un sens


bien différent1. Mais si j’hésite trop (ce que condamnaient Aristote
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et encore plus Descartes2), je suis comme un «  roi sans royaume  »3.


Je ne suis encore qu’une «  conscience inchoative  » (métaphore lin‑
guistique4), une conscience qui ne fait que commencer à agir, sans agir
encore, mais en commençant tout de même en quelque manière à agir,
sur le mode conditionnel  : je me projette dans des vies possibles.
Il ne faut surtout pas substituer à cette forme nécessairement pro‑
blématique du sujet une image «  triomphante  » de celui-ci5  : Ricœur
parle au contraire d’une «  conscience militante  », ce qui rappelle
l’opposition entre «  l’Église triomphante  » et «  l’Église militante  »,
mais pouvait aussi à l’époque sonner de manière différente aux yeux
des marxistes et des syndicalistes chrétiens. Le sujet «  triomphant  »
serait celui d’un cartésianisme vulgaire, car Descartes n’est pas visé
ici6, et cette illusion proviendrait d’un «  préjugé  » (terme cartésien,
utilisé ad nauseam par les Lumières) «  cosmologique  », mais qui
a l’air ici paradoxalement de type copernicien, à savoir d’un Sujet
Solaire, d’un Roi-Soleil, et l’allusion à Louis  xiv paraît fort proba‑
ble, après l’évocation inverse et joliment romantique du «  roi sans
royaume  », alors que le « Roi Soleil  » aurait dit «  l’État (l’Un  ?),
c’est moi  ». Plus philosophiquement, il semble que Ricœur oppose
ici un moi idéal, mais naturellement illusoire, qu’on pourrait peut-être
qualifier de «  parménidien  », à un sujet réel plus «  héraclitéen  »,
étant donné l’analogie (critique) qu’il fait avec les «  berges immobiles
du fleuve  ». Il faut bien une «  dynamique  », mais une dynamique
tout à fait différente de la théorie physique du même nom (Newton
ou Einstein), laquelle détruit le temps vécu, ce qu’avait vu Bergson,

1. L’attention étant en quelque sorte le Président qui fait appel tour à tour à
tel ou tel « témoin ».
2. Ce serait de « l’irrésolution » (Descartes, Traité des passions, art. 170, que,
curieusement, Ricœur ne cite point. Mais il y pense sans doute).
3. Allusion à Shakespeare ?
4. Ce qui devrait plaire à ceux qui croient encore à l’idée que la philosophie
se réduit à des questions de langage, idée absurde.
5. Il récusera plus loin aussi bien le « réalisme de l’inconscient » freudien
que le mythe de la « conscience transparente à elle-même » (p.  353 : « Échec
de la transparence de la conscience »). La théorie du sujet de Ricœur ne semble
donc pas tomber sous la critique, rituelle depuis quarante ans, du mythe de la
subjectivité « triomphante et transparente à elle-même ». On se demande parfois si
cette idée d’une « théorie classique du sujet transparent » n’est pas elle-même un
mythe. Il y a des théories du sujet « plus ou moins transparent » à lui-même. Mais
que tout soit « extérieur », puisque l’intériorité serait seulement un « mythe »,
est un mythe.
6.  À juste titre : il y aurait à dire sur les caricatures faites des « erreurs
de Descartes ».
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Le phénomène de l’hésitation 491

en ramenant tout à des «  résultantes  », comme si tout avait lieu en


même temps et comme si la durée n’était qu’imaginaire (Ricœur n’est
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pas ici spinoziste).


Bref, dans l’hésitation, je me fais. On pense à Lequier, que citera
et critiquera Ricœur plus loin, et qui a sans doute influencé Sartre  :
« Faire, et en faisant, se faire  ». Mais Ricœur ajouterait, et c’est cru‑
cial  : « Hésiter à faire, et ce faisant, se faire  », si l’on peut résumer
ainsi sa pensée. Entre l’absence de conscience des déterminismes et la
«  conscience triomphante  », il faut mettre en valeur l’entre-deux de la
conscience hésitante et «  militante  ». Cette conscience déjà volontaire
a une «  vocation  » (Luther, Beruf) à être une, et là est son malheur
(l’expression «  conscience malheureuse  » étant à l’évidence empruntée
à Hegel), mais aussi la condition de sa liberté. Elle est «  appelée  »,
terme biblique, mosaïque et paulinien, par «  le choix à faire  ». Il y
aurait comme un «  appel  » de ce que Popper appelait la «  situation  ».
Il ne faut surtout pas hypostasier, substantifier la conscience, comme
Kant et Husserl l’ont démontré contre Descartes, ce que semble pré‑
supposer Ricœur. Mais il ne faut pas non plus unifier en «  chose  » cet
appel fait à la conscience par le monde  : il n’y a pas encore de suture, la
plaie est vive, les projets sont dans la «  dissémination  »1. Mais il y a un
«  je dois  !  », d’allure kantienne, même si Ricœur refuse absolument
la négation kantienne de la possibilité de «  conflits de devoirs  » et de
valeurs incommensurables, lesquels sont au contraire, il le dira plus
tard (influence de Weber) au cœur de notre expérience morale. Le «  je
dois  » qui doit dominer l’hésitation2, avant même toute considération
des valeurs morales visées, c’est «  je dois chercher à m’en sortir  !  »,
de ce labyrinthe des hésitations, pourtant tout aussi nécessaire que
l’enfantement «  dans la douleur  », selon la Genèse3.

On a confronté le concept de projet et le rapport au moi avec la


durée vécue  ; demeure la question du « Pourquoi  ?  », absolument
déterminante. Une première erreur consisterait à dire que seul le choix
fait «  que j’ai des raisons  » (Sartre  ?). Ce serait oublier que «  je  »

1. Terme que Derrida entendra en revanche positivement.


2. Ce redoublement normatif a quelque chose de vertigineux que Ricœur ne
commente pas.
3. Ricœur ne le dit pas. Mais l’allusion paraît claire. La métaphore de l’enfan‑
tement est partout présente en philosophie, depuis Socrate.
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492 Alain  Boyer

suis d’abord un «  essai  » de projets, et donc un «  essai  » de raisons.


Bien sûr, quand j’hésite, tout «  se dérobe  » (encore une métaphore),
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mais ceci n’est pas l’expérience d’une absence de motifs (plus ou moins
rationnels), mais celle de la naissance de mon rapport aux motifs, avec
lesquels et sur lesquels je vais en quelque sorte travailler, sans avoir
à supposer qu’ils sont déjà là dans un présent abstrait et intemporel.
L’erreur symétrique consiste justement à procéder à l’hypostase
des motifs, conçus comme des causes, existant déjà avant leurs effets,
comme si, pourrait-on dire, tout choix existentiel était comparable à un
jeu dans lequel je devrais choisir entre des scénarios déjà écrits, igno‑
rant seulement lequel est le meilleur, ce qui est le cas en théorie des
jeux. Pour Ricœur, si nous l’avons bien compris, les scénarios ne sont
pas encore écrits, j’en suis justement partiellement l’auteur, celui qui a
quelque autorité, maîtrise sur eux (grâce rendue à l’attention, précise‑
ra-t-il plus loin en s’appuyant sur Descartes, Malebranche et Husserl),
sur leur succession et surtout l’élection d’un d’entre eux  : ce sera cela,
la liberté si recherchée, si désirée. Mais tant que je n’ai pas choisi, je
ne vois que des «  esquisses  » de mes projets possibles. Mon jugement
est «  suspendu  » (sceptiques, Descartes – Méd. I –, Husserl1), mais
le sont tout autant, contrairement aux apparences, mes motifs, encore
dans la confusion. Ce serait une illusion «  arithmétique  » que de voir
dans l’ensemble des motifs une «  multiplicité  » exacte (sans doute au
sens de la théorie des classes, des ensembles, des «  multiplicités  »).
Au contraire, l’analogie à utiliser ne doit pas être géométrique (Ricœur
fait plus loin allusion de manière évidente à l’opposition pascalienne
entre esprit de géométrie et esprit de finesse), mais religieuse, voire
mystique, mais d’un mysticisme raisonné, malebranchien  ; il faut
parler de «  recueillement  », «  d’appel  », de «  solitude  », voire de
«  prière  », dans la recherche hésitante du choix de l’un.

Mais pourquoi devons-nous en passer par-là  ? Par la «  forma‑


tion  », par l’histoire  ? Parce que nous sommes finis (Kant, évidem‑
ment, mais les Grecs le savaient) et nécessairement incarnés, ce qui

1.  À ceci près que Husserl ne procède pas en niant la thèse de l’extériorité,
pour mieux la sauver (Descartes), et ne parvient pas non plus de manière sceptique
à l’épochè comme à une sorte d’équilibre. Il l’utilise comme une méthode d’ascé‑
tisme épistémologique, si l’on peut dire, permettant d’ouvrir un vaste champ de
connaissances apodictiques égocentrées.
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Le phénomène de l’hésitation 493

montre notre part essentielle de passivité (l’involontaire). Le choix


selon Ricœur n’est donc «  pas une création  » (ex nihilo, veut-il sans
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doute dire, telle celle de Dieu1). La condition humaine, elle, fait que
le champ des décisions possibles est ouvert, et non «  totalisable  »2.
Il n’existe pas non plus a priori de «  hiérarchie évidente  »3 entre les
options possibles, et, s’il s’agit d’un dilemme moral, entre les valeurs.
Toute histoire personnelle est une «  symphonie inachevée  », Ricœur
faisant allusion à Schubert, même s’il faut ajouter  : une symphonie
nécessairement inachevée. Mais un essai de symphonie tout de même,
et non pas une cacophonie totale. L’hésitation n’est pas un flux de
conscience désordonné, uniquement soumis aux pseudo- «  lois  »
empiristes4 de l’association (passive) des idées.
L’eidétique de l’affectivité nous avait prévenus  : on peut dire
rigoureusement que l’affectivité n’est pas rigoureuse, mais confuse,
tout en maintenant qu’elle est dirigée par l’idée régulatrice, mais non
constitutive, d’unité, Ricœur appliquant au vécu de la décision la
distinction kantienne, originellement conçue par Kant pour le Monde.
Il y a bien une «  présence  » du désir (les stoïciens avaient raison en
partie  : le bien et le mal du corps sont des opinions problématiques),
mais cette présence a besoin d’être «  formée  » (Bildung), et en atten‑
dant, elle «  se prête à une inquisition5 sans fin  », c’est-à-dire  : sans
fin «  en principe  », car justement, il faudra bien y mettre fin6, sans
avoir balayé tous les possibles, sans avoir distingué clairement tous
les motifs. Il y a une «  urgence  » de l’action, parfaitement comprise,
on le sait, par Descartes. Seul le temps (limité) permet une certaine
«  clarification  », mais la totalité reste à jamais inachevée, sur fond
d’un «  horizon  » indéterminé. Même la détermination progressive des
motifs à mettre en avant et des moyens à choisir suscite de «  nou‑
veaux horizons  »  : « Il n’y a pas de somme de l’existence  ».
C’est sur cette belle phrase que nous nous arrêterons. Un travail
plus long nous permettrait de mettre en valeur la thèse fondamentale
de Ricœur à la suite de ce chapitre  : c’est dans la capacité attentive,
dans l’attention, la sélection de tel ou tel profil d’histoire possible, que

1. On peut penser que c’est pour cela que l’Incarnation du Fils en Jésus est
un mystère.
2.  Kierkegaard contre Hegel ?
3. Ce qui pour le coup nous éloigne non tant de Descartes que de Kant.
4. Hume, cité implicitement, et Wundt, cité en note.
5. Une recherche, au sens de Montaigne : il ne faut pas voir là du tout une
allusion à l’Inquisition, institution totalitaire, objet de détestation pour les protes‑
tants et pour les Lumières.
6.  « Anankè stènai », dirait Aristote.
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494 Alain  Boyer

l’on trouvera la véritable réalité du sujet libre, tout de même identique


à lui-même à travers ses changements, capable, malgré tout, de tenter
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de conduire, de guider, avec humilité, la succession à l’origine confuse


des possibles imaginés, et que cette capacité n’est pas réductible à
la liberté d’indifférence de l’âne de Buridan, mais qu’elle correspond
d’assez près à une interprétation fine de la position cartésienne, une
fois débarrassée de sa terminologie encore trop «  causaliste  »1.
Citons enfin une remarque sur l’un des grands enjeux du livre, le
dépassement de l’opposition stérile entre l’introspection et l’analyse
du seul comportement observable (positivisme, béhaviourisme)  :
« Si l’introspection ne révèle que des états de conscience d’un “moi”
sans issue dans le monde, sans incarnation dans le corps, elle ne révèle
qu’un monde intérieur, clos et au reste fictif. Si l’observation externe ne
recueille que des mouvements dénués de sens et sans enracinement dans
le “toi”, elle ne révèle qu’un décor moteur sans rapport avec un sujet. Si
au contraire l’expérience intégrale du Cogito enveloppe celle du corps pro‑
pre et à travers lui l’expérience de l’agir dans le monde, si d’autre part la
conduite d’autrui est décrite comme révélatrice d’un sujet, d’un “toi”, les
notions d’action ou de conduite que nous avons à former concernent bien
l’action d’un sujet dans le monde “à travers” son corps  ; ce sujet, c’est moi,
c’est toi, c’est l’homme mon semblable  ; l’expérience propre de moi-même et
la sympathie (ou mieux l’intropathie) pour autrui sont les deux expériences
vives qui suscitent ces notions phénoménologiques d’emblée valables pour la
subjectivité en général.  »2

Alain Boyer
Université Paris-IV

1. Il convient également de citer la critique que Ricœur effectue de Bergson,


qui ne se serait pas aperçu qu’en rejetant toute analyse du processus délibératif
(mieux décrit par la notion plus subtile d’hésitation), il retombait dans une autre
forme de déterminisme, vitaliste et « romantique », l’acte libre naissant subitement
de « l’élan vital ». Cette critique vise peut-être aussi Sartre.
2. Deuxième partie, chap. II, p. 211-212.
Revue philosophique, n°  4/2010, p.  479 à p.  494

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