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le proclamant « quartier général de la révolution »


en direct à la télévision. Les bureaux des ministères
Au Liban, l’impossible transition politique
PAR JUSTINE BABIN
de l’économie et du commerce, de l’environnement et
ARTICLE PUBLIÉ LE LUNDI 10 AOÛT 2020 de l’énergie ont aussi été brièvement pris d’assaut par
les manifestants, qui, une fois arrivés dans les étages
Face à la colère des Libanais, le premier
supérieurs, ont fait voler par les fenêtres les documents
ministre Hassane Diab a annoncé son intention de
qui s’y trouvaient. L’Association des banques du
proposer lundi en conseil des ministres la tenue
Liban a également été saccagée et incendiée.
d’élections législatives anticipées. Cette réponse
inquiète cependant une partie des contestataires.
Beyrouth (Liban).« On savait déjà que c’était un
régime de corrompus, mais, mardi, ils ont franchi
un cap en assassinant leur propre peuple. Toute
l’élite politique est responsable. Ces criminels doivent
partir », s’insurge Magham, une enseignante et
journaliste de 26 ans. Comme des milliers de Libanais, Pendant la manifestation à Beyrouth, le 8 août © JB

la jeune femme a répondu présente à l’appel au Selon les bilans de la Croix-Rouge libanaise
rassemblement samedi place des Martyrs, dans le et de l’Association médicale islamique, plus de
centre-ville de Beyrouth, pour le « jour du jugement », 700 personnes ont été blessées dont une centaine a dû
quatre jours après la double explosion au port de la être amenée à l’hôpital. De son côté, l’armée libanaise
capitale qui a endeuillé le Liban. a annoncé dans un communiqué dimanche que 105
Si les images de la plus grande place de Beyrouth militaires avaient été blessés, tandis que la police a fait
noire de monde rappellent les premiers moments du état de 70 blessés et du décès de l’un de ses hommes,
mouvement de contestation populaire inédit contre la des suites d’une chute d’un bâtiment. Dimanche soir,
classe politique né le 17 octobre dernier, le temps de des centaines de manifestants ont à nouveau affronté
l’euphorie et des danses a désormais laissé place à les forces de police dans le centre de Beyrouth.
celui de la colère. Dans le centre-ville de la capitale, Aya Majzoub, chercheuse pour l’ONG de défense
tout le folklore révolutionnaire a été revisité, entre faux des droits de l’homme Human Rights Watch a
gibet de potence, guillotine en bois et nœuds coulants dénoncé sur Twitter « un usage excessif de gaz
brandis par les protestataires. « Pendez-les », pouvait- lacrymogènes, lancés directement sur les visages, des
on lire sur les appels à manifester qui circulaient sur tirs désordonnés de balles caoutchoutées, notamment
les réseaux sociaux. « Je n’ai jamais eu autant de sur le haut du corps, l’usage sans discernement de la
haine contre ce gouvernement », confesse Rami, un violence par l’armée contre des civils désarmés et la
manifestant de 24 ans. presse et un potentiel usage de tirs à balles réelles à
Dans une atmosphère électrique et alors que le confirmer ».
rassemblement commençait à peine, les fumées des Ces violences ne semblent toutefois pas avoir ébranlé
bombes lacrymogènes ont rapidement recouvert la la détermination des manifestants. « On n’a plus
place samedi après-midi. À ses abords, des altercations rien à perdre », explique Rami. La double explosion
ont opposé des groupes de manifestants munis de survenue au port qui a fait au moins 158 morts, plus
pierres, tentant de forcer le passage vers le Parlement, de 6 000 blessés et laissé des centaines de milliers de
aux forces de l’ordre. En début de soirée, un Beyrouthins sans toit est considérée comme le coup
groupe de protestataires, emmené notamment par de grâce pour un pays déjà à terre, qui, dès le mois
des officiers de l’armée à la retraite, a investi pour d’octobre, traverse la pire crise économique depuis la
quelques heures le ministère des affaires étrangères, fin de la guerre civile (1975-1990), à laquelle s’ajoute

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depuis mars la crise sanitaire du coronavirus. Le coût sont aujourd’hui tournés vers le Liban, il faut agir
des dégâts matériels a été estimé entre trois et cinq aujourd’hui », explique Marc, employé d’une ONG
milliards de dollars par le gouverneur de la ville. internationale.
Face à la gravité du bilan humain et matériel, plusieurs
pays ont proposé leur assistance au Liban dont la
France qui a organisé dimanche, en partenariat avec
les Nations unies, une conférence pour lever des
fonds auprès de la communauté internationale afin de
« répondre aux besoins les plus immédiats […], en
particulier sur les plans médical, alimentaire, éducatif
Les manifestants dans la soirée face aux forces de police, le 8 août © JB
et de réhabilitation des logements ». Les trente pays
prêts à participer ont annoncé que cette aide serait Face à la colère populaire, le premier ministre
versée « directement » à la population et dans « la Hassane Diab, nommé en janvier dernier, a annoncé
transparence » et ont souligné la nécessité d’une dans la soirée de samedi son intention de proposer
« enquête impartiale, crédible et indépendante », afin lundi en conseil des ministres la tenue d’élections
de déterminer les circonstances de la catastrophe. parlementaires anticipées. Il a par ailleurs précisé qu’il
Les pays et organisations (FMI, banque mondiale ...) était prêt à rester deux mois au pouvoir, en attentant
donatrices ont promis de débloquer une aide d'urgence un accord entre les forces politiques. Plusieurs députés
de 250 millions d'euros. ont annoncé leur démission dans la foulée. Dimanche,
L’ampleur de la tragédie aura eu pour effet la ministre de l’information, Manal Abdel Samad,
de raviver la flamme contestataire des grandes a rendu public son départ du gouvernement, en
manifestations populaires d’octobre, qui avaient s’excusant « auprès des Libanais de n’avoir pas pu
poussé à la démission le gouvernement de l’ancien répondre à leurs attentes ».
premier ministre Saad Hariri. Le mouvement s’était L’annonce du chef du gouvernement a cependant été
cependant progressivement essoufflé en l’absence reçue avec beaucoup de scepticisme par de nombreux
d’avancées politiques tangibles proposées par le manifestants. « Je n’ai pas confiance », lâche l’un
nouveau gouvernement de « technocrates » désigné en d’eux, tout de suite après l’annonce.
mars, et sous le coup des confinements répétés liés au Le choix de cette mesure constitue pour beaucoup un
coronavirus. aveu d’impuissance du pouvoir. « On n’organise pas
« J’ai peur que si le changement n’advient pas des élections dans un moment de crise existentielle.
maintenant, il n’advienne jamais », s’inquiète Les autorités actuelles ne sont pas à la hauteur
Mireille, une manifestante des premières heures. de l’immense tâche d’organiser le sauvetage du
« Tous les regards de la communauté internationale Liban, frappé par deux catastrophes consécutives
sans précédent – la crise financière et l’explosion
du port – sans même plus parler de celle du
Covid-19 », condamne Sibylle Rizk, directrice de
politiques publiques de l’ONG Kulluna Irada, qui
milite pour la réforme politique.
Il reste par ailleurs très incertain que de nouvelles
élections changent fondamentalement la donne, pour
les formations politiques souhaitant incarner le
changement. Ali Mourad, enseignant en droit public à
l'Université arabe de Beyrouth, estime ainsi que cette

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annonce est une manière de dompter le mouvement actuel n’y trouvent pas leur compte. « S’il y avait
par une concession qui n’en est pas vraiment une : des élections maintenant, je ne saurais pas pour qui
« Le rapport de force est toujours en faveur du pouvoir voter », reconnaît Rami.
en place et ce serait un véritable suicide pour le De nombreux Libanais continuent d’autre part à
mouvement populaire. » défendre leurs leaders confessionnels malgré la
Les alternatives aux principaux partis politiques tragédie. « Seule une minorité d’habitants dans mon
qui se partagent la scène politique depuis la fin quartier a en réalité changé d'avis après l'explosion »,
de la guerre civile (1975-1990) manquent encore explique Firas, un étudiant habitant avec sa famille
de stature et d’ancrage dans la vie politique dans le quartier populaire de Tarik el Jdidé. « La
libanaise. Les précédentes élections législatives de plupart restent pro-Courant du futur, [parti de l’ancien
mai 2018, organisées selon une nouvelle loi électorale premier ministre Saad Hariri, à majorité musulmane
proportionnelle, avaient suscité de grands espoirs au sunnite – ndlr], leur affiliation est ancrée depuis bien
sein de ces nouveaux mouvements politiques. Le trop longtemps », ajoute-t-il avec pessimisme.
résultat avait finalement été décevant : un seul siège La question de l’appel à des élections anticipées
sur 128 avait été remporté par une coalition de listes a pour ces raisons été très débattue dès le début
alternatives. du mouvement de contestation d’octobre par les
Les manifestations populaires qui ont secoué le différents groupes actifs en son sein. Pour le directeur
Liban depuis le 17 octobre dernier ont donné à ces de l’institut Issam Farès, Joseph Bahout, ceux qui
mouvements politiques et à leurs idées un écho plus avaient adopté ce « slogan politique ont fait le mauvais
important auprès de la population. Mais tous les pari. Par naïveté ou par populisme – en considérant
Libanais déçus du système politique confessionnel que cette demande avait peu de chance d’aboutir –
ces acteurs se retrouvent à nu, car ils ne sont pas
préparés à la venue d’un scrutin ».

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