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Lectures

Les comptes rendus


 / 
2015

Éric Sadin, La Vie algorithmique.


Critique de la raison numérique
LISIANE LOMAZZI
https://doi.org/10.4000/lectures.17973

Éric Sadin, La Vie algorithmique. Critique de la raison numérique, Paris,


L'Échappée, coll. « Pour en finir avec », 2015, 288 p., ISBN : 978-29158309-4-1.

Texte intégral
1 Dans cet essai, Éric Sadin se propose d’explorer un phénomène qui a
progressivement envahi le quotidien de tout utilisateur d’objets connectés, jusqu’à
le coloniser aujourd’hui dans sa quasi-intégralité, à savoir la captation et
l’exploitation des données numériques massives mises en relation pour identifier
des corrélations  : les Big Data. Ce processus est décrit par l’auteur comme «  une
sorte de “fission nucléaire” continuellement expansive et partout disséminée, qui
trouve son origine dans le mouvement historique de numérisation progressive du
monde, dont nous saisissons aujourd’hui et avec force qu’il instaure un nouveau
type d’intelligibilité du réel constitué au prisme des données » (p. 25).
2 Il s’agit donc tout d’abord pour Éric Sadin de dénaturaliser le caractère
profondément construit de la régulation des existences numériques des individus
par l’exploitation commerciale et gouvernementale des traces numériques
disséminées ici et là au fil de leur utilisation d’objets connectés. Plus qu’une simple
prothèse computationnelle qui viendrait s’adjoindre aux interactions numériques
pour faciliter la prise de décisions et maximiser l’action, il s’agit d’une nouvelle
forme d’épistémologie fondée sur la rationalité numérique, tel est le postulat de
l’auteur. Ce dernier s’attelle dès lors à appliquer le précepte de Michel Foucault,
repris en exergue, c’est-à-dire à « remettre en question [...] la forme de rationalité
en présence  »1 dans le recours aux données pour rendre intelligible le réel, et à
adopter une perspective critique sur la « datafication », soit la mise en corrélations
des comportements en ligne. Pour ce faire, Éric Sadin chemine dans le dédale des
multiples implications des Big data, en commençant par une immersion dans le
futur proche d’un individu lambda presque totalement data-guidé. Ce récit
d’anticipation réaliste, qui exacerbe les tendances d’ores et déjà à l’œuvre, esquisse
les contours de «  vie(s) algorithmique(s)  », reposant sur «  un régime de vérité qui
s’institue, fondé sur quatre axiomes cardinaux  : la collecte informationnelle,
l’analyse en temps réel, la détection de corrélations significatives et l’interprétation
automatisée des phénomènes » (p. 28). Telle est, selon l’auteur, l’épistémologie des
Big data, visant à automatiser les prises de décision et, par là même, les actions des
individus. Pour démontrer cela, l’auteur s’attelle à dresser une cartographie des
usages différenciés des données captées et à mettre en évidence une heuristique
des effets des Big data sur les existences des sujets connectés. Cette «  heuristique
des effets suppose […] de tenir compte de la relation qui unit un phénomène à son
origine, en n’isolant pas les usages de leur terrain d’action, elle sous-tend une
intransigeance stratégique ou un mode d’observation radical qui relie
systématiquement les effets à leurs racines » (p. 39). Les terrains d’investigation de
l’auteur sont nombreux mais nous pourrions distinguer deux domaines principaux
d’application des Big Data  : tout d’abord ses usages commerciaux et logistiques –
que ce soit la pratique des recommandations en marketing, la gestion logistique de
l’offre guidée par les données récoltées sur la demande dans l’industrie, les smart
cities et les maisons connectées qui adaptent leurs services aux besoins des usagers
révélés par les corrélations algorithmiques, les outils technologiques de gestion de
sa santé personnelle, etc. – et ensuite ses utilisations politiques, à travers la
surveillance massive des individus à des fins de sécurité intérieure.
3 Atteindre la rationalité absolue n’est pas une ambition nouvelle dans la pensée
occidentale. Il n’en demeure que la dissémination de capteurs permettant de
récolter en temps réel une quantité massive de données pouvant ensuite être mises
en relation, analysées et interprétées sans aucune intervention humaine ou
presque, constitue un grand pas vers l’application à grande échelle de cette
rationalité absolue, universelle de nature algorithmique, visant à «  instaurer un
rapport totalisant aux phénomènes  » (p.  50). Totalité d’une représentation de la
réalité par les données numériques qui ne peut qu’être améliorée en raison du
perfectionnement et de l’accroissement du nombre de capteurs. Chaque individu
connecté est relégué au statut de producteur de données – collectées et
virtuellement mises en relation – et rien ne semble échapper à l’analyse
omnisciente et granulaire des Big data qui modifie l’expérience humaine. «  Le
monde s’institue comme une sorte de MÉTA-DONNÉE unique et universelle » (p. 59)
rendue intelligible en temps réel par les Big data.
4 L’individu n’a plus qu’à prendre des décisions et à réagir aux stimuli produits par
cette interprétation algorithmique des événements. Il n’est, par exemple, plus
nécessaire de recourir à la publicité pour enjoindre un consommateur de réagir
favorablement à une recommandation commerciale puisqu’il est désormais
possible de programmer cette action en délivrant le stimulus adéquat, c’est-à-dire
en captant l’attention de l’internaute par le recours à des procédés visuels divers
tels que des fenêtres pop-up ou des courriers électroniques dont le contenu est
généré sur la base des comportements antérieurs du consommateur
(neuromarketing). Les données sont utilisées comme mode de gouvernance dans
les entreprises afin d’adapter la production de l’offre au plus près de l’estimation de
la demande supposée des consommateurs, par le suivi de leurs requêtes sur le web
en temps réel, et ainsi diminuer les risques de pertes et les coûts de stockage de ces
données. Les villes sont transformées en smart cities par les autorités locales, avec
l’aide d’entreprises privées, afin de rendre les équipements plus efficaces pour les
usagers et moins coûteux pour les collectivités, au moyen d’une régulation fondée
sur les données numériques captées. Ainsi la régulation du trafic ferroviaire pourra
s’effectuer sur la base des réservations de billets, des conditions atmosphériques,
des événements locaux, etc. Mais cet envahissement des existences numériques par
les données ne se limite pas seulement aux espaces publics, il s’étend également à la
sphère domestique, via les maisons connectées, et au corps humain, par la
promotion des outils de quantified-self, ces objets technologiques munis de capteurs
de données permettant à l’individu de mesurer ses performances physiques, son
rythme veille-sommeil, sa composition corporelle, etc. Il s’agit là de la version
moderne et paroxystique du biopolitique, devenu «  BIO-HYGÉNISME
ALGORITHMIQUE  », qui oscille entre normes sociales et recommandations
hautement personnalisées pour accroître les performances individuelles.
5 Il s’agit pour les entreprises qui exploitent les données de dépasser la seule
quantification extensive de l’existence humaine pour atteindre un traitement
qualitatif de ces données, leur permettant d’atteindre une compréhension étendue
des phénomènes traduits en algorithmes, en graphes en temps réel et adaptés à la
singularité des comportements individuels, qui guide des modes d’action en retour.
On assiste donc à « une mise en boucle des flux de la réalité, indéfiniment récoltés et
traités en vue de les plier aux exigences cardinales d’optimisation, de fluidification
et de sécurisation de nos sociétés  » (p.  117)  ; mise en boucle qui vise à prédire le
futur sur la base des traces laissées par les usagers, accumulées et corrélées par les
entreprises. Toute expérience sensible ou intuitive du réel semble désormais
dépassée  ; il s’agirait pour les êtres numériques de se laisser gouverner par la
rationalité algorithmique qui déploie sa puissance compréhensive au présent mais
est également capable de prédire l’avenir, automatisant ainsi la prise de décisions
en fonction des nécessités tant collectives qu’individuelles.
6 Ce qui peut sembler trompeur dans le fonctionnement même de la
gouvernementalité algorithmique réside dans son caractère faussement singulier,
dans les recommandations «  personnalisées  » qu’elle prodigue à chaque individu,
qui restent en fait toujours à l’intérieur d’un cadre profondément normatif et
majoritaire en vue d’orienter les comportements individuels. L’identité numérique
individuelle se compose ainsi de strates de données accumulées qui génèrent des
incitations à l’identique, dont la souplesse entretient l’illusion du choix et de la
liberté. Il ne s’agit plus uniquement de capter l’attention du sujet mais davantage de
le solliciter à l’envie, à des fins commerciales ; la prise de décision n’est plus le seul
domaine délégué aux algorithmes  : la perception l’est également. En effet,
l’attention de l’individu connecté fait l’objet de sollicitations de la part des
entreprises privées qui collectent et analysent ses données, ses événements
cognitifs, et son expérience de navigation s’en trouve donc influencée.
7 La gouvernementalité algorithmique sert les entreprises mais contribue
également à la surveillance généralisée des individus par les États nations. Il
s’instaure ainsi un véritable «  data-panoptisme  », une surveillance constante des
moindres faits et gestes de chacun à des fins de sécurité intérieure. L’emprise des
agences de sécurité (par exemple la National Security Agency aux États-Unis) sur les
individus est de plus en plus totalisante car ces agences se trouvent en capacité
technologique et légale de suivre à la trace un nombre toujours plus grand de
«  suspects  ». Cette surveillance étatique est non coercitive puisque les sujets y
contribuent de par la publicisation de leur existence, notamment via les réseaux
sociaux, tandis que les capteurs omniprésents dévoilent les zones d’ombre laissées
par les individus dans leur divulgation volontaire de données personnelles.
8 L’open data illustre à merveille cette collaboration entre secteur public et privé,
visant à récolter un maximum d’informations sur les comportements des individus
et ainsi à mener une politique de « régulation algorithmique » se substituant à toute
délibération démocratique, laquelle est sacrifiée sur l’autel de l’urgence de réagir,
d’adapter les politiques publiques pour permettre une efficience maximale des
individus et des services publics proposés aux citoyens, dans une logique de
compétition économique internationale. Le pouvoir n’est plus réellement détenu
par la classe politique ou les législateurs mais bien davantage par les figures
emblématiques du techno-pouvoir  : des ingénieurs qui conçoivent les dispositifs
technologiques de captation et d’analyse de données, formatant ainsi les possibilités
d’usages offertes par ces dispositifs.
9 La notion même de justice se trouve diluée dans une gouvernance par les
données, qui relègue la délibération, la réflexivité, la raison à une préhistoire de la
vie démocratique. Seule l’émergence d’une contre-culture, d’imaginaires dissidents,
de pratiques singulières dans la dissémination ou l’encryption de données et d’une
nouvelle éthique de la «  technè  » peuvent laisser ouverte une brèche dans la
rationalité algorithmique totalitaire. Et la responsabilité de la politique, mais aussi
des sciences humaines et sociales, consiste à rendre possible des représentations de
la réalité et des actions humaines non conditionnées par le prisme des données
numériques.
10 «  [S]oumettre la vie algorithmique contemporaine à une critique en acte de la
raison numérique qui l’ordonne relève d’un combat politique, éthique et
civilisationnel majeur de notre temps  » (p.  261). Tel est l’exercice auquel nous
convie Éric Sadin au terme de son ouvrage, aussi riche que stimulant dans son
analyse extensive de l’invasion du quotidien par les données et de leur exploitation
à des fins tant commerciales que sécuritaires. Nous ne pouvons qu’espérer que
d’autres ouvrages sur le nouveau paradigme épistémo-anthropologique induit par
les données verront le jour à la suite de celui-ci, pour dénaturaliser ce changement
civilisationnel qui ne bénéficie pas pour l’instant de l’attention critique qu’il mérite.

Notes
1 Michel Foucault, « “Omnes et singulatim”: Vers une critique de la raison politique », Dits et
Écrits, tome 4, Paris, Galimard, 1994.

Pour citer cet article


Référence électronique
Lisiane Lomazzi, « Éric Sadin, La Vie algorithmique. Critique de la raison numérique », Lectures [En
ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 11 mai 2015, consulté le 06 décembre 2020. URL :
http://journals.openedition.org/lectures/17973 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.17973

Rédacteur
Lisiane Lomazzi
Étudiante en doctorat en co-tutelle au sein du CRICIS (Université du Québec à Montréal) et du
DICEN-IDF (Conservatoire national des arts et métiers, Paris). Son travail porte sur le libre-accès aux
résultats de la recherche francophone en sciences humaines et sociales et la constitution de
communs de la connaissance.

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