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LOUIS LAVELLE

[1883-1951]
Membre de l’Institut
Professeur au Collège de France

(1934)

LA PRÉSENCE
TOTALE
Un document produit en version numérique par un bénévole, ingénieur français
qui souhaite conserver l’anonymat sous le pseudonyme de Antisthène
Villeneuve sur Cher, France. Page web.

Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales"


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professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi
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Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 2

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Fondateur et Président-directeur général,
LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 3

Cette édition électronique a été réalisée par un bénévole, ingénieur français de


Villeneuve sur Cher qui souhaite conserver l’anonymat sous le pseudonyme de
Antisthène,

à partir du livre de :

Louis Lavelle

LA PRÉSENCE TOTALE.

Paris : Fernand Aubier, aux Éditions Montaigne, 2e édition, 1934,


260 pp. Collection : Philosophie de l’esprit.

Polices de caractères utilisée :

Pour le texte: Times New Roman, 14 points.


Pour les citations : Times New Roman, 12 points.
Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word


2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.

Édition numérique réalisée le 24 novembre 2013 à Chicoutimi,


Ville de Saguenay, Québec.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 4

Louis Lavelle

LA PRÉSENCE TOTALE

Paris : Fernand Aubier, aux Éditions Montaigne, 2e édition, 1934,


260 pp. Collection : Philosophie de l’esprit.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 5

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se au domaine public 50 ans après la mort de l’auteur(e).

Cette œuvre n’est pas dans le domaine public dans les pays où il
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Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 6

[251]

Table des matières

Avertissement [5]
Introduction [7]

Première partie :
la découverte de l’être [23]

I. Le moi reconnait la présence de l’être. [25]


II. La vie de l’esprit est une complicité avec l’être. [28]
III. La possession de l’être est le but de toute action particulière. [31]
IV. La découverte du moi contient déjà la découverte de l’être. [35]
V. La connaissance est de plain-pied avec l’être. [38]
VI. La présence de l’être crée notre propre intimité à l’être. [42]
VII. L’intimité a l’être ne diffère pas de l’intimité a soi-même. [47]
VIII. La conscience est un dialogue avec l’être. [51]
IX. La présence de l’être illumine l’apparence la plus humble. [56]

Deuxième partie :
l’identité de l’être et de la pensée [61]

I. La pensée ne se distingue de l’être que par son inachèvement. [63]


II. La pensée de l’être porte déjà en elle l’être même quelle pense. [67]
III. L’idée de l’être contient toutes les idées particulières. [73]
IV. L’être est la totalité du possible. [79]
V. L’être d’une chose est identique à la réunion de tous ses attributs. [85]
VI. La pensée totale et la totalité de l’être sont indiscernables. [90]
VII. L’être est un acte et non pas une somme. [96]
VIII. La présence fonde toutes les différences plutôt qu’elle ne les contient. [101]
IX. L’être pur, qui est tout, n’est rien de particulier. [105]

Troisième partie :
la dualité de l’être et de la pensée [109]

I. La pensée discursive inscrit dans l’être toutes ses opérations. [111]


II. L’avènement du particulier est un effet de l’analyse. [117]
III. L‘être fini se crée lui-même par un acte de participation. [122]
IV. La participation produit l’apparition de la conscience. [127]
V. La conscience creuse un intervalle entre l’acte et la donnée. [132]
VI. L’intelligible et le sensible s’enveloppent l’un l’autre. [137]
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 7

VII. Le tout et la partie ne peuvent pas être dissociés. [143]


VIII. La conscience est médiatrice entre le tout et la partie. [147]
IX. Chaque individu imite le tout à sa manière. [152]

Quatrième partie :
la présence dispersée [157]

I. La présence totale se disperse en présences particulières. [159]


II. Le temps est la clef de la participation. [164]
III. Il y a une aventure temporelle de tous les êtres finis. [169]
IV. L’instant est le séjour des corps ou des apparences. [174]
V. Toutes les apparences sont situées dans l’être absolu. [180]
VI. La présence sensible alimente la présence spirituelle. [186]
VII. Le moi reçoit de l’être la présence qu’il parait lui donner. [191]
VIII. Nos états sont liés entre eux parce qu’ils font partie d’une présence identi-
que. [198]
IX. La présence de tous les états est suspendue à la présence du même acte.
[203]

Cinquième partie :
la présence retrouvée [209]

I. La philosophie est une genèse intérieure de l’être. [211]


II. Il y a une compensation entre toutes les actions particulières. [215]
III. Le temps est a la fois la meilleure des choses et la pire. [221]
IV. L’individu est esclave du temps dès que son activité fléchit. [226]
V. L’instant est un moyen d’accès dans le présent éternel. [229]
VI. Il n’y a de nôtre que l’acte dans l’instant ou il s’exerce. [233]
VII. L’acte est un et intemporel. [238]
VIII. Le sage est indifférent aux états. [243]
IX. La joie est la perfection de l’acte même. [247]
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 8

[2]

Du même auteur

La dialectique du monde sensible (Belles-Lettres)


La perception visuelle de la profondeur (Belles-Lettres)
La dialectique de l’éternel présent :
• De l’être (Alcan)
La conscience de soi (Grasset)
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 9

[5]

La présence totale

AVERTISSEMENT

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La Présence Totale est un exposé nouveau, conçu selon un plan


différent, des thèses essentielles contenues dans notre livre de l’Être
qui forme le premier volume de La Dialectique de l’Éternel Présent.
Cet ouvrage avait paru difficile à un certain nombre de lecteurs : on
retrouvera ici la même doctrine, réduite à une ligne plus simple et,
pour ainsi dire, idéale, allégée de toutes les questions particulières
qui risquaient de diviser l’attention, de toutes les discussions techni-
ques qui l’obligeaient à se tendre. Nous avons voulu seulement iso-
ler certaines conditions élémentaires inséparables de toute recherche
philosophique et de l’expérience même de la vie, que l’on oublie
souvent, mais jamais impunément, et dont nous poursuivrons le dé-
veloppement dialectique dans l’étude de l’Acte, du Temps, de l’Ame
et de la Sagesse.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 10

[7]

La présence totale

INTRODUCTION

Retour à la table des matières

Le petit livre qu’on va lire exprime un acte de confiance dans la


pensée et dans la vie. Pourtant, dans les époques troublées, la plu-
part des hommes ne se laissent ébranler que par une philosophie qui
justifie leur gémissement devant le présent, leur anxiété devant
l’avenir, leur révolte devant une destinée qu’ils sont obligés de su-
bir, sans être capables de la dominer. La conscience cherche une
amère jouissance dans ces états violents et douloureux où l’amour-
propre est à vif et qui, par la secousse même qu’ils impriment au
corps et à l’imagination, nous donnent enfin l’illusion d’avoir péné-
tré jusqu’à la racine même du réel. Ce n’est qu’en apparence que
l’on aspire à s’en délivrer ; on redouterait plutôt qu’ils ne fussent
jamais assez aigus, comme un poinçon dont le mouvement
s’arrêterait court.
Alors la conscience se jette dans la solitude, [8] afin de mieux se
sentir livrée au malheur de l’abandon ; elle s’oblige elle-même à
descendre dans cet abîme de misère où le néant l’environne, où au-
cune voix ne lui répond, où les forces de la nature semblent coaliser
contre elle leur indifférence et leur brutalité. On veut qu’il y ait une
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 11

sorte d’impuissance, de désespoir et de malédiction qui soient insé-


parables de la réflexion. Pour l’en affranchir, on ne peut lui deman-
der que de se renoncer elle-même, d’écouter la voix du groupe, de
devenir la servante de l’instinct de domination, et de collaborer à
une tâche temporelle qui, en lui permettant de se dépasser, lui fait
oublier le souci de sa vocation éternelle.
Est-il vrai que la conscience n’ait le choix qu’entre le malheur
lucide de son existence séparée, et cette aveugle abdication par la-
quelle elle emprunte à la discipline de l’action l’élan qu’elle ne
trouve plus en elle ? Nous voudrions montrer que le propre de la
pensée n’est pas, comme on le croit, de nous séparer du monde,
mais de nous y établir, qu’au lieu de nous resserrer sur nous-même,
elle nous découvre l’immensité du réel dont nous ne sommes qu’une
parcelle, mais qui [9] est soutenue et non point écrasée par le Tout
où elle est appelée à vivre. En elle et dans le Tout, c’est le même
être qui est présent, sous une forme tantôt participée et tantôt parti-
cipante ; c’est la même lumière qui nous découvre tantôt sa face
éclairante et tantôt sa face éclairée ; c’est le même acte qui s’exerce
tantôt en nous, tantôt sans nous, et qui nous rend comptable et res-
ponsable à chaque instant de notre propre existence, en même temps
que de celle du Tout.
C’est, il nous semble, une sorte de postulat commun à la plupart
des esprits que notre vie s’écoule au milieu des apparences et que
nous ne saurons jamais rien de l’Être lui-même : ainsi, comment cet-
te vie n’aurait-elle pas à nos yeux un caractère de frivolité ? Elle fait
de nous les spectateurs d’un monde illusoire qui ne cesse de se for-
mer et de se dissoudre devant notre regard et derrière lequel nous
soupçonnons un autre monde, le seul qui soit réel, mais avec lequel
nous n’avons point de contact. Dès lors, il est naturel que la cons-
cience, selon son degré de profondeur, se contente du scepticisme ou
se laisse envahir par la détresse. La vie ne peut reprendre confiance
en elle-même, elle ne [10] peut acquérir la gravité, la force et la joie,
que si elle est capable de s’inscrire dans un absolu qui ne lui man-
quera jamais parce qu’il lui est tout entier présent et dans lequel elle
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 12

s’ouvre une perspective, elle trace un sillon, qui sont la marque et la


mesure de ses mérites. Elle ne perd pas cette angoisse d’exister, qui
est inséparable d’une existence que chacune de nos actions doit nous
donner à nous-même : mais cette angoisse n’exprime rien de plus
que la tension suprême de son espérance.
Nous pensons donc que c’est dans une ontologie, ou, plus radica-
lement encore, dans une expérience de l’Être, que la pensée la plus
timide et l’action la plus humble puisent leur origine, leur possibilité
et leur valeur. Mais nous connaissons bien toutes les défiances aux-
quelles l’idée d’une primauté de l’Être, par rapport à tous ses modes,
ne manquera point de se heurter : car d’abord, on regarde presque
toujours l’Être comme statique, achevé et tout fait, comme un objet
pur que le moi pourrait peut-être constater, mais non point modifier,
ni entamer. Cependant, si la loi de participation nous oblige, au
contraire, à nous insérer nous-même dans l’Être par une opération
toujours limitée [11] et imparfaite, qui fait apparaître, sous la forme
d’un objet actuel ou possible, justement ce qui lui répond, mais ce
qui la surpasse, c’est que l’Être total ne peut lui-même être défini
que comme un sujet pur, un Soi universel, un acte qui ne trouve en
lui, ni hors de lui, la limitation d’un état ni celle d’un objet. Loin
d’être la mort de la conscience, il en est la vie indivisiblement trans-
cendante et immanente. Aussi n’y a-t-il que Dieu qui ait jamais pu
dire : « Je suis celui qui est. »
On demandera encore de quel droit un tel acte peut être posé,
alors que l’expérience ne nous livre rien de plus, en nous, qu’un
monde d’états, hors de nous, qu’un monde d’objets. Mais c’est là
donner un sens trop étroit au mot « expérience ». La conscience est
toujours conscience de la conscience : elle saisit l’acte dans son
exercice même, non point isolé sans doute, mais toujours lié à des
états naissants et à des objets apparaissants. Elle est toujours située
au point même où se produit la participation, c’est-à-dire au point
où, par une double démarche de consentement et de refus, unis à
Dieu et pourtant séparés de lui, nous nous donnons à nous-mêmes
notre être propre et le spectacle du monde.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 13

[12]
Dira-t-on que c’est par une extrapolation illégitime que nous dé-
passons la correspondance actuelle de telle opération et de telle
donnée, que rien ne nous autorise à poser un acte parfait qui résorbe
en lui toutes les données, et que cet acte premier ne peut être rien de
plus, à l’égard de notre propre conscience, qu’un acte de foi ? Mais
nous sommes ici au delà de toutes les oppositions que l’on peut éta-
blir entre l’expérience, la raison et la foi, au foyer même d’où elles
jaillissent. C’est en lui que la conscience se constitue en découvrant
à la fois l’indivisibilité de l’acte qui la fait être et l’extériorité de
toutes les données qui n’ont point de subsistance par soi et suppo-
sent toujours une relation avec un acte limité et empêché ; en créant
elle-même un trait d’union entre ces deux infinités de la source où
elle s’alimente et de l’objet vers lequel elle tend ; en rendant possi-
ble et en réalisant la communion de tous les êtres particuliers dans
l’unité du même univers, et la solidarité de tous les phénomènes
dans l’unité de la même pensée ; en retrouvant la présence actuelle
et inévitable de la totalité de l’être en chaque instant et en chaque
point. Et l’on conçoit volontiers que cet acte universel, [13] dont
nous parlons, mérite d’être nommé un acte de foi, s’il est vrai qu’il
ne peut jamais devenir un pur objet de connaissance, qu’il dépasse
toujours tout ce qui nous est donné, qu’il n’est jamais saisi que par
notre volonté de consentir à coopérer avec lui, de telle sorte que,
bien qu’il soit lui-même la condition de tout ce qui peut être posé, il
ne peut être posé en nous et par nous qu’à proportion de notre pro-
pre puissance d’affirmation et qu’il mesure toujours l’élan, l’ardeur
ou la défaillance de notre attention, de notre générosité et de notre
amour.
Nous savons toutes les réserves et toutes les suspicions que fera
naître l’effort pour porter d’emblée la conscience au niveau de
l’Être. Mais, sans la conscience, nous ne serions rien de plus qu’un
objet, c’est-à-dire que nous existerions seulement pour un autre, et
comme une apparence dans sa propre conscience. Toutefois, il ne
faut pas non plus considérer notre conscience personnelle comme la
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 14

simple spectatrice d’un monde auquel elle demeurerait étrangère.


Elle seule nous révèle notre être véritable, et, du même coup, le de-
dans de l’être total, avec lequel elle est consubstantielle et dans le-
quel elle nous oblige à [14] pénétrer et à engager notre destinée.
L’attitude phénoméniste est à la fois un refus de l’être et un refus
d’être. Mais, grâce à la conscience, chacun de nous s’identifiant né-
cessairement avec l’acte intérieur qu’il accomplit, découvre, en
l’accomplissant, le plus profond et le plus beau de tous les mystères
qui est « d’être créé créateur ».
Nous nous sentons exposé par là à l’accusation de panthéisme,
précisément parce que nous ne voulons jamais rompre entre la partie
et le Tout et que la partie elle-même, au moment où elle croit fonder
son indépendance, ne peut y réussir, selon nous, que par une union
plus étroite avec le Tout dans lequel elle puise à la fois l’existence
qui la supporte et la lumière qui l’éclaire. Mais l’on cherchera où est
aujourd’hui le danger le plus grave pour le salut de la personne, si
c’est de la livrer à la séparation et à tous les délices de l’amour de
soi et du jugement propre, ou de chercher à l’assujettir dans une ré-
alité infinie dont elle ne se sépare point sans retomber au néant, qui
l’appelle à la vie, à condition qu’elle écoute sa voix et qu’elle y ré-
ponde avec docilité, et dont l’inépuisable abondance suscite, comble
et surpasse toujours en elle la puissance même [15] de désirer. On se
rassurera sur ce point en voyant Lachelier lui-même consoler Bou-
troux qui avait encouru dans sa thèse le même reproche : « Votre
conclusion était sans doute panthéistique ; mais il me semble qu’on
a bien tort aujourd’hui d’être si scrupuleux sur cet article ; ce qui est
à redouter, ce n’est pas le panthéisme, mais c’est, sous le nom de
positivisme, le pur phénoménisme qui ôte toute réalité à la nature, et
à plus forte raison à Dieu, de telle sorte que, ce qui, de votre part,
scandalise quelques-uns de vos juges, m’a, au contraire, édifié. » Et
il ne craignait pas d’ajouter avec un beau et lucide courage : « Je
continue à voir, comme Malebranche, toutes choses dans l’absolu,
mais dans un absolu immanent et identique à la raison. »
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 15

Pourtant il nous semble que nous devrions être à l’abri de tout


soupçon de panthéisme et même que notre doctrine pourrait être re-
gardée, en un certain sens, comme l’inverse de ce panthéisme objec-
tif dans lequel, la loi du Tout régnant nécessairement dans les par-
ties, les idées mêmes de Tout et de parties se trouvent abolies. Car,
bien que les parties ne puissent exister sans le Tout ni hors du Tout,
elles doivent recevoir elles-mêmes une certaine [16] indépendance,
si l’on veut qu’elles coopèrent avec lui et qu’elles tiennent de lui
une existence et une puissance, qui pourtant leur est propre. Or,
comment n’en serait-il pas ainsi lorsque l’être total est défini comme
un acte sans limitation, ou, en d’autres termes, comme une liberté
pure ? Toute création est pour lui une communication de son être
même, c’est-à-dire qu’il ne peut créer que des libertés. Il ne peut
appeler à l’être que des êtres qu’il appelle à se faire. Mais il ne leur
manque lui-même jamais : et, bien que chacun d’eux paraisse à cha-
que instant sortir du néant, et prêt à y retomber, c’est dans le Tout
qu’il s’établit, et le Tout ne cesse jamais de lui fournir. Ainsi, on
comprend que chaque conscience se heurte en tout instant à sa pro-
pre limitation, mais qu’en tout instant elle doit faire effort pour la
surmonter ; elle trouve en elle un abîme de misère dès qu’elle se
sent réduite à ses seules forces, et la joie d’une délivrance dès
qu’elle reconnaît dans son œuvre la plus menue une juste participa-
tion à la fécondité de l’action créatrice : et il n’y a pas de joie en elle
qui ne soit gonflée de toutes les souffrances qu’elle a acceptées et
qu’elle a vaincues pour y parvenir.
[17]
On s’étonnera peut-être aussi qu’un acte éternel et omniprésent,
auquel nous ne participons nous-mêmes que dans l’instant, puisse
laisser la moindre place à notre existence temporelle hors de laquel-
le notre indépendance semble détruite. Mais l’instant est précisé-
ment la croisée du temps et de l’éternité ; c’est en lui que nous agis-
sons, c’est en lui que le réel prend pour nous sa forme sensible, c’est
en lui aussi que la matière ne cesse de nous apparaître et de nous
fuir. Mais toute action accomplie librement par nous dans l’instant
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 16

est impérissable ; elle avait besoin de l’instrument et de l’obstacle


du corps pour s’exercer et cesser à notre égard d’être une simple
puissance ; mais elle se libère aussitôt du corps qui meurt dès qu’il a
servi ; en se spiritualisant, elle s’engrange dans l’éternité. Ainsi, le
temps nous est nécessaire pour nous permettre de constituer notre
essence intemporelle.
Éprouvera-t-on enfin quelque inquiétude devant cette vue de
l’univers qui nous découvre une sorte de compensation entre toutes
les actions particulières ? Dira-t-on qu’en introduisant ainsi dans le
monde un équilibre mobile semblable à celui du kaléidoscope, on le
réduit à un [18] pur mécanisme, par lequel un Dieu avare semble
emprisonner par avance, dans un cercle infranchissable, sa propre
puissance d’invention et celle de tous les êtres qu’il a créés ? Tel
n’est pas pourtant notre dessein. Sans doute nous n’éprouvons aucu-
ne complaisance pour ce rêve millénaire d’une humanité qui
s’acheminerait par un progrès continu et nécessaire vers un monde
toujours meilleur et rejetterait dans un avenir hors d’atteinte cette
union actuelle que chacun de nous doit en tout instant maintenir
avec Dieu. Il n’y a point pour nous de périodes qui puissent être re-
gardées comme des périodes de préparation ou des périodes de tran-
sition ; il n’y a point de générations ni d’individualités dont le rôle
soit d’être sacrifiées, ou, du moins, faut-il penser que, par ce sacrifi-
ce même, elles accomplissent dans le présent l’intégralité de leur
propre destin. Car chaque conscience personnelle possède elle-
même une valeur absolue. La loi d’universelle compensation dont
nous parlons a seulement pour objet de sauvegarder toujours la tota-
lité de l’être, sa parfaite indivisibilité, sa continuité sans coupure, et
la solidarité plénière de tous les esprits ; mais l’infinité d’une parti-
cipation sans cesse offerte [19] suffit à nous préserver contre ce
blasphème que le bien, en apparaissant sur quelque point, ferait sur-
gir le mal en quelque autre. Ce sont les biens matériels, et seulement
quand on les regarde comme déjà acquis et non point comme devant
être créés, qui produisent l’enrichissement des uns avec la misère
des autres. Mais les biens spirituels sont inséparables de l’acte qui
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 17

les fait être : c’est pour cela qu’ils se propagent toujours sans se re-
trancher jamais. Le propre de la compensation, c’est seulement
d’exprimer cette loi de justice qui, semblable au déterminisme dans
le monde des corps, exige, à chaque instant, le maintien d’une har-
monie entre toutes les formes particulières de l’être réalisé, nous
astreint, en inscrivant notre propre figure dans la trame de l’univers,
à modifier, du même coup, la figure de l’univers tout entier, nous
interdit aucun recommencement, mais nous oblige pourtant à perce-
voir dans chacun de nos actes un retentissement infini, de telle sorte
qu’aucun d’eux ne se perde et qu’il n’y ait aucun mérite qui ne trou-
ve quelque part son efficacité, ni aucune faute qui n’appelle quelque
part sa réparation, dussent-elles à jamais nous demeurer inconnues
l’une et l’autre.
[20]
La philosophie dont on présente ici les principes essentiels
n’innove rien. Elle est une méditation personnelle dont la matière est
fournie par cette « philosophia perennis » qui est l’œuvre commune
de l’humanité, dont toutes les consciences doivent prendre posses-
sion à leur tour, et que chacune d’elles, donnant et recevant à la fois,
acceptant d’être indivisiblement à l’égard des autres « médiatisée et
médiatrice », doit continuer seulement à promouvoir. Si l’on vient à
s’en détourner, c’est parce que l’on succombe à quelque curiosité
particulière, ou à ce besoin de divertissement qui ne peut être satis-
fait que par une apparence de nouveauté, ou à ce manque de force et
de courage qui nous empêche de saisir les vérités les plus simples et
d’y conformer notre conduite. L’homme croit toujours pouvoir in-
venter le monde : mais alors il le quitte et cesse de le voir. Si l’être
nous est toujours et tout entier présent, l’orgueil des plus belles in-
ventions doit plier devant l’humilité de la plus pauvre découverte.
Notre existence propre, qui est à la fois distincte de la totalité du réel
et en communication incessante avec elle, ne peut se réaliser que
dans la lumière : les ténèbres l’abolissent, la connaissance [21] la
délivre et la multiplie. Là est la vérité éternelle de l’intellectualisme.
Mais la lumière n’est donnée qu’à celui qui la désire et qui la cher-
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 18

che. Elle n’est gardée que par celui qui l’incorpore à sa puissance
d’aimer et de vouloir. Et l’intellectualisme est stérile s’il n’est pas
pénétré de spiritualité.
Il est difficile d’admettre que les hommes puissent entrer en dis-
sension sur la poursuite d’un tel idéal. Mais la vérité, qui est com-
mune à tous, produit en chacun d’eux une révélation particulière, et
nous nous querellons parce que nous voulons que ces révélations se
ressemblent et non point qu’elles convergent. Cependant la guerre
ne peut régner qu’entre les corps où la destruction de l’adversaire
assure l’hégémonie du vainqueur. Au contraire, chaque esprit a be-
soin de tous les autres pour le soutenir, pour l’éclairer, pour prolon-
ger et compléter la vision de l’univers qu’il a lui-même obtenue. Les
différents esprits ne se sentent rivaux que par un amour-propre char-
nel dont ils n’ont point encore réussi à se dépouiller ; c’est pour le
défendre que chacun pense être seul à servir la vérité ; à mesure
qu’ils se purifient, ils s’apaisent, se réconcilient, et mettent leurs
forces [22] en commun. Chacun doit fixer le regard le plus ferme sur
la vérité qui lui est donnée, mais il sait que ce n’est jamais qu’un
aspect de la vérité totale ; s’il la communique à quelque autre, il faut
que ce soit avec prudence, pour lui proposer et lui demander une
aide, et non point pour le contraindre ou le scandaliser.
Dans les pages qui suivent, on s’est efforcé de maintenir un
contact vivant avec une réalité à l’intérieur de laquelle il nous sem-
ble que le moi doit pénétrer pour comprendre sa propre nature, ses
limites, et la possibilité de son accroissement : si on est tombé dans
quelque illusion, c’est faute d’avoir su s’y établir. Les erreurs que
l’on a pu commettre ne seront pas inutiles si elles contribuent à rete-
nir sur la même pente tous ceux qui, sans cet exemple, auraient eu
peut-être spontanément pour elles la même complaisance.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 19

[23]

La présence totale

Première partie
LA DÉCOUVERTE
DE L’ÊTRE

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[24]
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 20

[25]

Première partie.
La découverte de l’être

Chapitre I
LE MOI RECONNAÎT
LA PRÉSENCE DE L’ÊTRE

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Il y a une expérience initiale qui est impliquée dans toutes les au-
tres et qui donne à chacune d’elles sa gravité et sa profondeur : c’est
l’expérience de la présence de l’être. Reconnaître cette présence,
c’est reconnaître du même coup la participation du moi à l’être.
Personne sans doute ne peut consentir à cette expérience élémen-
taire, en la prenant dans sa simplicité la plus dépouillée, sans éprou-
ver une sorte de frémissement. Chacun avouera qu’elle est primitive,
ou plutôt qu’elle est constante, qu’elle est la matière de toutes nos
pensées et l’origine de toutes nos actions, que toutes les démarches
de l’individu la supposent et la développent. — Mais, cette constata-
tion une fois faite, on passe vite : il suffit désormais [26] qu’elle res-
te implicite ; et nous nous laissons attirer ensuite par les fins limi-
tées que nous proposent la curiosité et le désir. Ainsi notre cons-
cience se disperse ; elle perd peu à peu sa force et sa lumière ; elle
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 21

est assaillie de trop de reflets ; elle ne parvient pas à les rassembler


parce qu’elle s’est éloignée du foyer qui les produit.
Le propre de la pensée philosophique est de s’attacher à cette ex-
périence essentielle, d’en affiner l’acuité, de la retenir quand elle est
près d’échapper, d’y retourner quand tout s’obscurcit et que l’on a
besoin d’une borne et d’une pierre de touche, d’analyser son conte-
nu et de montrer que toutes nos opérations en dépendent, trouvent en
elle leur source, leur raison d’être et le principe de leur puissance.
Mais il est difficile de l’isoler pour la considérer dans sa pureté :
il y faut une certaine innocence, un esprit libéré de tout intérêt et
même de toute préoccupation particulière. Savoir qu’elle existe, ce
n’est pas encore en réaliser la plénitude concrète, ce n’est pas
l’actualiser et la posséder.
La plupart des hommes sont entraînés et absorbés par les événe-
ments. Ils n’ont pas assez de loisir pour approfondir cette [27] liai-
son immédiate de l’être et du moi qui fonde chacun de nos actes et
lui donne sa valeur : ils la soupçonnent plutôt qu’ils ne la sentent ;
elle n’est jamais pour eux l’objet d’un regard direct, ni d’une cons-
cience claire ; et si parfois leur pensée vient à l’effleurer, ce n’est
qu’un contact passager et dont le souvenir s’efface vite.
Mais celui qui par contre a saisi une fois dans un pur recueille-
ment et comme l’acte même de la vie la solidarité de l’être et du moi
ne peut plus détacher d’elle sa pensée : le souvenir de ce contact en
renouvelle la présence qui ne cesse plus d’ébranler son esprit et de
l’éclairer. Que l’on ne dise pas que cette expérience est évidente et
qu’elle doit être faite, mais qu’elle est stérile si on ne la dépasse pas
aussitôt : elle contient en elle tout ce que nous pouvons connaître.
Dès qu’elle est donnée, notre vie retrouve son sérieux essentiel en
renouant ses attaches avec le cœur du réel, notre pensée, au lieu,
comme on le croit, de s’appauvrir et de se vider, acquiert la certitude
et l’efficacité en découvrant, dans chacune de ses démarches,
l’identité de l’être qu’elle possède et de l’être auquel elle s’applique.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 22

[28]

Première partie.
La découverte de l’être

Chapitre II
LA VIE DE L’ESPRIT
EST UNE COMPLICITÉ
AVEC L’ÊTRE.

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Décrire les termes de cette première expérience par laquelle le


moi s’inscrit lui-même dans l’être et montrer le rapport qui les unit,
c’est poursuivre une action dialectique qui, sans rien ajouter à cette
expérience, permet d’en mesurer la richesse et la fécondité. Les éta-
pes de cette recherche n’ont pas un intérêt purement spéculatif,
puisque le moi lui-même constitue sa propre nature au cours de ce
débat permanent que la conscience, pour naître et pour se dévelop-
per, soutient avec l’être absolu. Si cette entreprise réussit, on doit
sentir à chaque pas le caractère nécessaire des démarches intellec-
tuelles que l’on effectue : pour qu’elles apparaissent comme néces-
saires, il suffit qu’on puisse les effectuer, et d’abord qu’on accepte
de les tenter.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 23

Car la nécessité que l’on a en vue n’est ni une nécessité extérieu-


re qui nous contraint sans nous satisfaire, ni cette nécessité [29] pu-
rement logique qui, ayant pour objet le simple accord des notions,
c’est-à-dire des possibles, n’est pas une nécessité inhérente à l’être
même et reste sans écho dans la personnalité parce qu’elle
n’intéresse ni notre volonté, ni notre amour. Ces deux sortes de né-
cessité ont un rôle limité et dérivé : la première suppose l’apparition
de la sensibilité et la seconde celle de la raison ; elles se fondent sur
une distinction des facultés. Mais la nécessité que nous rencontrons
ici est antérieure et plus profonde. Elle ne force pas notre adhésion
du dehors, soit par la passivité des sens, soit par la discipline de la
raison. Elle naît au dedans de nous et n’implique pas seulement une
coïncidence entre notre pensée et l’essence des choses, mais une vé-
ritable complicité entre notre pensée et les choses elles-mêmes. Elle
a une valeur ontologique parce qu’elle accompagne une opération
qui est à la fois révélatrice et formatrice de notre être même. Elle
atteste en la réalisant l’identité essentielle de l’être pur et de notre
être participé. La connaissance la plus profonde que nous puissions
acquérir de l’être consiste dans notre propre consentement à être.
Ainsi, pour que notre analyse soit justifiée, [30] il suffit que les
opérations que nous décrivons soient des opérations réelles, c’est-à-
dire qu’elles puissent être accomplies : mais il faut qu’elles le puis-
sent ; et si elles le peuvent, nous sommes assurés qu’elles nous ap-
porteront la présence constante de l’être, et par là toute la lumière et
toute la joie qui accompagnent notre activité consciente de son es-
sence et de la perfection de son exercice.
Chacun doit essayer de saisir la nature de l’être en vérifiant la ré-
alité de certains actes spirituels que nul ne peut accomplir à sa place.
Un auteur ne peut que les suggérer et les faciliter, et celui qui rem-
plit le mieux sa tâche, c’est celui qui sait se faire oublier, détourne
de lui la pensée du lecteur, laisse celui-ci en présence de soi et lui
permet de reconnaître par une sorte de découverte personnelle une
vérité qu’il avait maintes fois pressentie et qu’il n’a jamais cessé de
porter dans son propre fonds. C’est que tous les hommes contem-
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 24

plent le même être : à chacun d’eux il appartient d’être éveillé par


un autre à la pensée ou d’en éveiller à son tour un troisième. Ils ne
peuvent communiquer les uns avec les autres que par une communi-
cation de chacun d’eux avec le même objet.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 25

[31]

Première partie.
La découverte de l’être

Chapitre III
LA POSSESSION DE L’ÊTRE
EST LE BUT DE TOUTE
ACTION PARTICULIÈRE.

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Quand nous disons que l’être est présent au moi et que le moi lui-
même participe à l’être, nous énonçons le thème unique de toute
méditation humaine. Il est facile de voir que ce thème est d’une ri-
chesse infinie. Il est le fondement de toutes nos connaissances parti-
culières qui s’y trouvent par avance enveloppées : mais elles ne sont
pour nous que des moyens de réaliser dans une sorte de nudité la
confrontation de notre propre intimité avec l’intimité même de
l’univers.
Il est évident que la présence de l’être doit être l’objet d’une in-
tuition et non pas d’une déduction : car on ne pourrait trouver un
principe plus haut d’où elle pourrait être dérivée. Toutes les déduc-
tions s’appuient [32] sur elle, s’accomplissent en elle et trouvent en
elle leur vérification. Mais elle est en même temps la fin de toutes
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 26

nos démarches particulières, de toutes les opérations de la pensée et


de la volonté. Car aucune d’elles ne peut se suffire à elle-même :
elles n’ont pour nous de valeur que si, par leur médiation, nous pou-
vons obtenir une possession de l’être dans laquelle elles se dénouent
et qui les rend désormais inutiles.
Sans doute, nous ne parvenons jamais à saisir l’être autrement
que dans une de ses formes individuelles. Sans doute, la conscience
ne nous livre jamais qu’un de ses états momentanés. Sans doute en-
core, en admettant que la conscience soit capable d’entrer en rela-
tion avec l’être, c’est tel état de conscience dont il faut montrer la
coïncidence avec telle forme de l’être. Mais chacune de ces observa-
tions, dont on ne peut méconnaître la vérité, implique la solution
d’un problème plus vaste et qu’il est impossible de passer sous si-
lence : c’est le problème de savoir ce qui nous permet d’affecter à
des êtres différents le même nom d’être, de faire entrer des états dif-
férents dans une même conscience et, à travers les relations différen-
tes entre tel [33] objet et tel état, de concevoir qu’entre ce qui est et
ce que nous pensons il puisse y avoir à la fois une distinction et une
liaison. Derrière toutes les questions particulières que nous pouvons
nous poser, le problème de l’être et du moi est le seul qui nous inté-
resse profondément : nous le parcourons en tous sens, nous le pres-
sons de tous côtés, espérant rencontrer à la fin quelque situation pri-
vilégiée dans laquelle, oubliant tous les essais infructueux qui ont
rempli notre vie, nous retrouverons la raison d’être de celle-ci en
prenant conscience à la fois de son essence et de sa place dans
l’univers.
En apparence une telle recherche ne peut faire aucun progrès :
c’est qu’elle ne peut que s’approfondir, et non pas s’étendre. Car
c’est de la présence de l’être que nous partons : mais elle n’est enco-
re qu’une expérience confuse et que nous devons analyser ; cette
analyse comporte une série d’opérations au cours desquelles notre
personnalité va se constituer ; et lorsque celle-ci aura découvert sa
véritable essence, elle s’unira encore à l’être, mais cette fois dans un
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 27

acte intelligible où l’expérience initiale trouvera son explication et


son achèvement.
[34]
L’individu a une telle confiance en lui-même que, quand il
s’égare, c’est toujours parce que la fantaisie de son imagination ou
son goût des constructions abstraites l’empêchent de maintenir un
contact assez étroit avec la réalité. Il faut donc revenir sans cesse à
cette expérience de l’être dans laquelle nous puisons à la fois tous
nos matériaux et toutes nos preuves. Cependant c’est une expérience
purement spirituelle : elle consiste dans certaines opérations de la
pensée, qui doivent être nécessairement adéquates, puisque nous
épuisons tout leur contenu au moment où nous les accomplissons et
que nous pouvons chaque fois vérifier leur vérité, c’est-à-dire leur
efficacité. Et cette expérience pure est en même temps une création,
puisque la contemplation de l’être est indiscernable du mouvement
par lequel notre esprit s’engendre lui-même.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 28

[35]

Première partie.
La découverte de l’être

Chapitre IV
LA DÉCOUVERTE DU MOI
CONTIENT DÉJA LA DÉCOUVERTE
DE L’ÊTRE.

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Nous ne rencontrons jamais le moi dans une expérience séparée.


Ce qui nous est donné primitivement, ce n’est pas un moi pur anté-
rieur à l’être et indépendant de lui, mais l’existence même du moi,
ou encore le moi existant, ce qui signifie que l’expérience du moi
enveloppe celle de l’être et constitue une sorte de détermination de
celle-ci.
De plus, le moi ne peut avoir l’intuition de sa propre pensée
qu’en appliquant sa pensée à un objet. Et cet objet, bien qu’étant en
relation avec cette pensée, ne se confond pas avec son opération : il
la rend possible, mais il s’en distingue et même en un certain sens il
s’y oppose. L’objet de la pensée et son acte sont compris [36] tous
les deux à l’intérieur du même être. Ils le limitent, mais d’une ma-
nière qui est propre à chacun d’eux. C’est même une condition de
toute participation que ces deux termes contrastent d’abord afin pré-
cisément de pouvoir ensuite s’accorder.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 29

Aussi la notion de l’être est-elle beaucoup plus claire et plus ai-


sée à saisir que celle du moi. Car le moi nous échappe dès que nous
essayons de le fixer : il est mobile et évanouissant ; c’est qu’il est en
progrès incessant et se constitue seulement peu à peu ; nous crai-
gnons toujours d’en donner une définition trop étroite et de le
confondre avec un de ses éléments, ou une définition trop large et de
le confondre avec un des objets auxquels il s’applique, mais dont il
se distingue. Des inconvénients de ce genre ne se produisent pas
quand il s’agit de l’être : car l’être est toujours présent tout entier, et
il n’y a pas un seul caractère ni un seul élément du réel qui puisse
lui échapper, qui n’en constitue un aspect et qui ne tombe sous sa
juridiction.
Supposons maintenant que l’expérience du moi soit primitive et
indépendante. Alors on est naturellement invité à considérer [37] le
moi comme étant l’origine même des choses ; et il faut exiger de lui
qu’il fasse effort pour engendrer cet être total auquel, en se pensant,
il empruntait déjà son être limité. Mais c’est lui demander de refaire
à rebours le chemin qu’il vient de parcourir. Or cette entreprise est
devenue impossible : le moi est condamné désormais à rester enfer-
mé dans ses propres limites ; s’il a l’illusion d’engendrer l’être, c’est
seulement parce qu’il s’est établi en lui tout d’abord.
Ce n’est pas par une dilatation du moi qu’on lui fera rejoindre
l’être si on l’en a d’abord séparé. Mais si le moi est dès l’origine
intérieur à l’être, en devenant de plus en plus intérieur à lui-même, il
pourra espérer découvrir le mystère de son propre avènement, la loi
selon laquelle il doit collaborer à l’ordre universel et devenir
l’ouvrier de sa destinée individuelle.
Cela ne peut empêcher les esprits qui ont plus de profondeur mé-
taphysique que de tendresse psychologique pour eux-mêmes
d’atteindre le sommet de cette émotion que nous ressentons tous
dans notre rencontre avec l’être par la simple découverte de sa pré-
sence plus encore que par la conscience d’y participer.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 30

[38]

Première partie.
La découverte de l’être

Chapitre V
LA CONNAISSANCE EST
DE PLAIN-PIED AVEC L’ÊTRE.

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Si nous rencontrions le moi dans une expérience initiale, simple


et capable de se suffire, on comprendrait sans peine que le moi fût
ensuite impuissant à sortir de lui-même. Dès lors aucune forme de
l’être ne serait connue que dans son rapport avec le moi, et c’est
l’être lui-même qui deviendrait nécessairement un état du moi et par
conséquent une apparence.
Mais on suppose alors implicitement que l’existence de tout objet
de pensée est une irradiation de l’existence du sujet pensant. Cepen-
dant, si on n’oublie pas que poser sa propre existence c’est, pour
l’être pensant, se situer lui-même dans l’être sans condition, on
comprendra pourquoi les objets de pensée qu’il pose par rapport à
lui jouiront pourtant de la même existence [39] plénière qu’il avait
dû d’abord s’attribuer à lui-même. On peut dire à la fois qu’il la leur
communique, et qu’il leur est redevable réciproquement de son exis-
tence propre, puisque sans eux sa pensée ne trouverait pas à
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 31

s’exercer. En tant qu’apparences du sujet, ils ont place dans


l’existence absolue tout comme le sujet lui-même.
C’est qu’en effet dans l’ordre logique, la pensée ne peut apparaî-
tre que comme une spécification de l’être qui l’englobe, bien que,
dans l’ordre psychologique, l’être ne puisse se révéler à nous que
par la pensée qui le limite pour le mettre à notre portée.
Il est évident qu’il ne peut rien y avoir dans la pensée qui ne soit
dans l’être, puisque hors de l’être il n’y a rien et par conséquent au-
cune pensée ni aucun objet de pensée. Mais il est évident aussi que
l’être surpasse infiniment notre pensée, et sinon toute pensée, du
moins notre pensée actuelle, afin que celle-ci puisse précisément
s’enrichir sans interruption. Si elle garde toujours un caractère limi-
té, c’est pour avoir accès par une démarche personnelle dans la tota-
lité de l’être, qui par conséquent ne doit jamais cesser de la débor-
der.
[40]
Ainsi la conscience ne se distingue de l’être, dont elle exprime un
aspect, que par le caractère fini de cet aspect même qu’elle nous en
révèle. La conscience est intérieure à l’être et non pas inversement.
Mais si l’être ne peut être atteint que dans son rapport avec une
conscience, la nécessité de poser l’existence même de cette cons-
cience, aussitôt que celle-ci se révèle à nous, nous place d’emblée au
cœur de l’être même : la théorie de la connaissance a pour objet
d’analyser ce fait primitif, d’en montrer la possibilité et les condi-
tions. On peut prévoir déjà que le temps, dans lequel la connaissance
se déploie, doit suffire à rendre compte de la manière dont notre
pensée est liée avec l’être qui pourtant la dépasse : il nous oblige à
distinguer entre notre pensée actuelle, qui est elle-même un être, et
notre pensée en puissance, qui n’en diffère que par son exercice, et
qui, si elle était pleinement exercée, coïnciderait avec l’être pur.
Pour résumer ce qui précède dans quelques formules simples,
nous dirons que l’être ne peut à aucun degré être considéré comme
un mode de la pensée, puisque la pensée elle-même doit être définie
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 32

d’abord comme un mode de l’être. On imagine trop [41] souvent


que la pensée, en se posant elle-même, pose le caractère subjectif de
tout ce qui peut être : mais, pour se poser, il faut qu’elle pose
d’abord son existence, c’est-à-dire l’objectivité de sa propre subjec-
tivité.
Ainsi la connaissance participe à l’être, bien qu’elle nous en offre
une forme imparfaite et inachevée. Il est nécessaire pour l’expliquer,
non pas de l’adosser à un être transcendant qui resterait pour elle
décisivement mystérieux, mais, en l’inscrivant elle-même à
l’intérieur de l’être, de la mettre d’emblée à son niveau. En disant,
comme le fait l’idéalisme, que nous ne connaissons rien de plus que
notre représentation, on évoque implicitement l’idée d’une réalité
d’un autre ordre qui nous serait inaccessible : ce n’est pas là, comme
on le croit, relever la représentation, c’est la rappeler sans cesse à
l’humilité en lui imposant un caractère radicalement illusoire. On ne
peut restituer à celle-ci sa véritable fonction que si on en fait un mo-
de de l’être : elle est compétente pour le connaître parce qu’elle se
distingue de lui par sa limitation et non par sa nature.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 33

[42]

Première partie.
La découverte de l’être

Chapitre VI
LA PRÉSENCE DE L’ÊTRE CRÉE
NOTRE PROPRE INTIMITÉ
À L’ÊTRE.

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Si toute connaissance et toute action sont supportées par une ex-


périence fondamentale que l’on peut appeler une expérience de pré-
sence, celle-ci, dès qu’on l’analyse, manifeste aussitôt un triple as-
pect : elle nous donne tour à tour la présence de l’être, puis notre
présence à l’être, enfin notre intériorité par rapport à l’être. En la
décrivant sous sa forme pure, on est assuré de faire apparaître ses
trois faces associées.
En premier lieu, elle nous donne la présence de l’être, d’un être
sans doute indéterminé encore pour la connaissance, c’est-à-dire non
pas pauvre, puisque, là où il est, il est nécessairement tout entier,
mais indivisé et qui doit rendre possibles toutes les divisions ulté-
rieures. Dira-t-on que, pour être connu, il suppose déjà le [43] moi
auquel il est d’abord suspendu ? Mais ce moi ne se découvre préci-
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 34

sément que par une analyse de l’être, auquel on ne peut l’opposer


qu’à condition qu’il en fasse partie : l’originalité du sujet individuel,
c’est en effet de n’envelopper l’être en tant que sujet qu’à condition
d’être enveloppé par lui en tant qu’individu. Ainsi la pensée est un
moyen pour le moi de reconnaître son insertion dans l’être plutôt
que d’engendrer l’être, que cette pensée elle-même suppose. Celle-ci
nous permet de faire constamment l’épreuve de la présence de
l’être ; seulement, comme elle est engagée dans le temps, elle sem-
ble exiger à tout moment que l’on considère sa propre opération
comme un commencement absolu, une première révélation, à partir
de laquelle la genèse simultanée de la connaissance et de l’être re-
devient possible. C’est une illusion de ce genre qui a permis de faire
de l’argument cartésien « je pense donc je suis » le fondement de
l’idéalisme, alors que la pensée apparaît ici comme une détermina-
tion de l’existence, et non l’existence comme un produit de la pen-
sée. Autrement l’existence étant elle-même une idée, il n’y aurait
plus d’existence de l’idée. Il n’y a donc de terme vraiment primitif
que celui [44] qui, présent tout entier avec chaque opération de la
pensée, permet à celle-ci, sans subir lui-même aucun enrichisse-
ment, d’enrichir indéfiniment le moi variable qui puise en lui son
aliment.
Dans une seconde démarche, la présence de l’être devient notre
présence à l’être. Et sans doute cette seconde phase de l’expérience
initiale était impliquée dans la précédente, mais elle n’en était pas
encore distinguée. Être présent à l’être, c’est seulement poser un re-
père, sans lequel la présence de l’être ne serait pas reconnue. Avec
notre présence à l’être, la notion du moi apparaît, mais nous ne sa-
vons pas encore ce qu’il est. C’est qu’il n’est que ce qu’il pourra
devenir. Il est essentiellement instable et toujours en voie
d’accroissement. À l’origine, il n’exprime même qu’une tendance et
une possibilité. Aussi demande-t-il à s’appuyer sur un être, dont la
présence surabondante est pour lui le gage d’un développement in-
défini. On comprend aussi pourquoi la découverte du moi précède
logiquement celle de son contenu. C’est que ce contenu est l’effet,
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 35

comme on va le reconnaître dans une troisième étape, d’un choix, et


même d’une appropriation poursuivie indéfiniment par le moi au
sein de [45] l’être total, grâce à laquelle il ne cesse de constituer et
de renouveler sans trêve sa propre nature. Mais à partir du moment
où nous avons distingué la présence de l’être et notre présence à
l’être, nous concevons très bien que l’être puisse nous être toujours
présent sans que nous lui soyons nous-mêmes toujours présent.
La même expérience comporte un troisième degré : car, après
avoir reconnu notre présence à l’être, il nous faut encore reconnaître
notre intériorité par rapport à l’être, et pour cela apercevoir que les
deux observations précédentes n’en font qu’une, — ou encore que
l’être dont nous avions découvert la présence totale et l’être que
nous venons de nous attribuer à nous-même sont un seul et même
être, considéré sous deux aspects différents, — ou enfin que la no-
tion même de l’être est univoque. En effet, notre intériorité à l’être
ne peut être qu’une participation, et celle-ci n’est possible que si le
moi est une pensée homogène à l’être même qu’elle pense. Par suite,
les choses doivent se passer comme s’il fallait poser d’abord, sous le
nom d’être, la pensée en général, c’est-à-dire la réalité de tout le
pensable, et saisir immédiatement en elle, sous le nom de moi, la
condition [46] actuelle sans laquelle il nous serait impossible
d’exercer cette pensée sous une forme individuelle et limitée. Un
tout qui nous est présent et auquel nous sommes présent, sans être
capable d’actualiser sa présence sous forme d’états distincts autre-
ment que par étapes, — parce que cet acte réciproque de présence
doit être l’œuvre de notre nature finie, — tels sont les termes du
problème qu’il n’est possible de résoudre qu’en assurant notre inti-
mité à l’être par une pensée qui, en fait, est toujours contenue dans
l’être, et, en droit, le contient toujours. Quant à l’intervalle entre le
fait et le droit, il est creusé par le temps qui va permettre à notre in-
dividualité de se réaliser elle-même par sa propre opération.
Sans doute les trois étapes que l’on vient de distinguer sont soli-
daires : l’être se découvre d’abord au moi qui, se découvrant lui-
même, doit nécessairement s’inscrire dans l’être. Mais il est néces-
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 36

saire de garder à chacune d’elles son caractère original, si l’on veut


que la formation de notre personnalité, au lieu d’apparaître comme
une création autonome, reçoive son sens véritable, qui est d’être tou-
jours éprouvée comme une participation.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 37

[47]

Première partie.
La découverte de l’être

Chapitre VII
L’INTIMITÉ À L’ÊTRE
NE DIFFÈRE PAS DE
L’INTIMITÉ À SOI-MÊME.

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La présence du moi à lui-même, ou l’intimité, ne se distingue pas


de sa présence à l’être. De fait, le moi n’a point de contenu propre
qui ne soit le contenu de l’être, ou plutôt ce contenu est précisément
une perspective sur l’être total, de telle sorte que les deux opérations
par lesquelles le moi s’oppose à l’être et s’inclut en lui s’identifient.
C’est donc une erreur de penser que je donne à l’être un caractère
illusoire en le faisant pénétrer dans ma propre intimité. Car
l’acquisition de l’intimité, ou la découverte du moi, consiste préci-
sément dans sa pénétration à l’intérieur de l’être même. C’est que
l’être ne peut pas se distinguer de l’intimité universelle. S’il ne peut
rien y avoir d’extérieur à lui, il n’y a rien qui soit pour lui un simple
spectacle. Aussi faut-il [48] le confondre avec l’exercice d’une acti-
vité pure : et le moi n’a de chances de le rencontrer que lorsque, au
lieu de se laisser dissiper par le jeu des apparences, il concentre sa
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 38

réflexion sur le principe secret et invisible qui lui donne à lui-même


à la fois l’ébranlement et le repos.
Bien que l’intériorité du moi soit une expression adéquate de son
intériorité à l’être, et, par voie de conséquence, une participation à
l’intériorité totale de l’être, il est évident qu’elle ne peut pas épuiser
celle-ci. Car notre conscience n’exprime qu’une des possibilités de
développement qui sont contenues dans l’être total : or, elles don-
nent toutes naissance à une conscience. Cependant dans chaque
conscience, l’expérience de l’être est de nature exclusivement spiri-
tuelle : et il suffit que cette conscience soit obligée de s’attribuer
l’être à elle-même pour que, déployant son action sur le terrain mê-
me de l’être, elle découvre et démontre en même temps sa compé-
tence pour le connaître. De là ces conséquences en apparence
contradictoires et qui traduisent pourtant la même idée : à savoir
qu’aucune conscience ne peut franchir son horizon individuel, bien
qu’elle puisse le reculer indéfiniment, et que toutes les [49] cons-
ciences peuvent pourtant entrer en relation les unes avec les autres
en empruntant quelques signes à leur expérience commune et en ap-
profondissant, par une conversion intérieure, le sentiment de leur
commune origine.
Mais l’intimité universelle de l’être donne à cette présence par
laquelle l’être se révèle d’abord à nous sa véritable signification et
permet de résoudre une difficulté qu’elle fait naître. Car on pourrait
alléguer qu’il n’y a rien de plus dans la présence de l’être que la pré-
sence du sujet à lui-même, ou encore la présence au sujet de ses
propres états. Mais dès lors, pourquoi le sujet s’attribue-t-il à lui-
même des limites ? Pourquoi, en d’autres termes, ne peut-il pas
d’emblée actualiser et rendre consciente sa propre présence à tout ce
qui est ? Pourquoi d’autre part ne peut-il concevoir ce qui le dépasse
autrement que sous la forme d’une présence pour un autre, c’est-à-
dire d’une présence homogène à celle qu’il se donne, mais qui lui
est pourtant refusée ? L’expérience même de l’échelonnement de la
perception dans le temps, sans lequel il nous serait impossible de
nous représenter notre moi comme distinct de l’être total, nous sug-
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 39

gère déjà une présence [50] possible infiniment plus vaste que la
portion du réel à laquelle notre conscience est actuellement présente.
Cette présence possible et échelonnée deviendrait une présence réel-
le et simultanée pour une pensée beaucoup plus puissante que la nô-
tre. Et l’on pourrait alors concevoir la présence de l’être total com-
me indiscernable de la pensée infinie.
En se reconnaissant la possibilité idéale de se donner à lui-même
toute présence dont il est actuellement privé, le moi revendique un
droit d’incursion sur tout le domaine de l’être. Dès lors, on ne gagne
rien à prétendre que la présence absolue n’est qu’une extension de la
présence subjective, car cela revient à considérer celle-ci comme
une limitation de la présence universelle. C’est soutenir que la pré-
sence ne change pas de nature lorsque son contenu s’agrandit. Ainsi,
au lieu de se borner à dire avec le subjectivisme que nous ne pou-
vons pas sortir de nous-même, il est légitime d’affirmer que nous
pouvons pénétrer partout, précisément parce que, étant intérieur à
l’être, nous avons en quelque sorte accès dans toutes les parties de
son immensité.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 40

[51]

Première partie.
La découverte de l’être

Chapitre VIII
LA CONSCIENCE EST
UN DIALOGUE AVEC L’ÊTRE.

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L’être doit être défini comme la présence absolue. En niant la


présence absolue, on engagerait dans le temps l’être total aussi bien
que l’être fini, ce qui serait sans doute une démarche illégitime, du
moins si le temps est une détermination de l’être et si l’on consent à
admettre par conséquent que le temps est intérieur à l’être et non pas
l’être intérieur au temps : le temps est seulement la condition sans
laquelle l’être fini ne pourrait pas dégager son indépendance, fixer
ses limites et devenir lui-même l’artisan de sa nature.
De plus, la présence totale de l’être est déjà impliquée dans la
simple expérience que le moi fait de sa propre existence. Car, mal-
gré l’échelonnement de ses états dans le temps, le moi est toujours
présent à lui-même, [52] ou, en d’autres termes, il n’acquiert
l’existence qu’en s’inscrivant pour ainsi dire à chaque instant dans
une présence identique.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 41

Mais on alléguera que toute présence est mutuelle et qu’elle sup-


pose par conséquent une distinction entre deux formes de l’existence
déjà données qu’elle réunit ensuite par une relation. Que l’on essaie
pourtant de concevoir chacune de ces formes de l’existence isolé-
ment et antérieurement à l’idée d’une présence absolue, il sera im-
possible d’y parvenir. La présence absolue consiste précisément
dans le fondement universel de toutes ces existences séparées qui
deviendront en elle des présences mutuelles, actuelles et possibles.
C’est parce que l’être fini ne peut se représenter les choses que sous
la forme de la diversité que la présence absolue doit nécessairement
devenir pour lui l’omniprésence, ou la présence unanime, beau mot
par lequel s’exprime la collaboration spirituelle de tous les êtres par-
ticuliers au maintien de l’être total, bien que l’activité qu’ils mettent
en jeu pour cela, loin d’émaner de chacun d’eux, se borne à remon-
ter vers la source qui lui a donné naissance.
Puisque la dualité est la forme sous laquelle [53] la présence se
manifeste, nous pourrons dire du moi qu’il est présent à lui-même,
c’est-à-dire que ses états doivent lui être présents. Ainsi la vie du
moi ne cesse de l’opposer et de le réunir à lui-même. Mais on peut
établir entre l’être et ses différentes formes le même rapport
qu’entre le moi et ses différents états. Alors, nous pourrons dire aus-
si en un certain sens de l’être tout entier qu’il est présent à lui-
même, c’est-à-dire, en considérant cet être comme formé de parties,
que les parties sont toujours présentes au tout et que le tout, bien que
toujours présent aux parties, ne peut l’être qu’en puissance à la
conscience de chacune d’elles. Quiconque méditera le sens de ces
formules verra concorder en elles les exigences de la logique avec
les données de l’expérience psychologique.
Si l’on garde quelque inquiétude en prétendant que la présence
toute pure, et sans déterminer davantage la nature de l’être qui est
présent, ne peut être qu’une simple relation, nous répondrons que le
sujet fini se constitue en effet grâce à la relation qui doit mettre à sa
portée la nature d’un être qu’il ne peut pas connaître autrement :
mais c’est la présence de celui-ci [54] qui donne à la relation son
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 42

véritable fondement. Si l’on insiste en soutenant que l’idée de la


présence absolue ne peut pas différer de l’idée de l’universelle rela-
tion, nous concéderons en effet que l’être se confond avec la somme
de toutes les relations qui pourront jamais s’établir en lui : mais, po-
ser sa présence absolue, c’est soutenir que les actes vivants par les-
quels toutes ces relations sont créées doivent lui demander, d’une
part, le principe de leur efficacité et de leur accord, d’autre part, la
condition qui les rend possibles et qui exige qu’ils ne restent jamais
à l’état de simples possibles.
Dès lors, au lieu de définir la conscience par l’opposition de
l’objet et du sujet, — ce qui risque de nous inviter tantôt, avec le
réalisme, à faire contradictoirement de l’objet une réalité extérieure
à la conscience, tantôt avec l’idéalisme à en faire paradoxalement un
simple état du moi —, il faut la définir comme un débat, un dialogue
constant et pourtant infiniment varié entre la partie individuelle et
partie universelle de notre nature. Non seulement c’est par ce dialo-
gue que l’être révèle au moi sa présence, mais c’est le dialogue lui-
même qui fait naître en les [55] opposant et en les unissant à la fois
les deux interlocuteurs ; ils n’existent pas avant lui, mais seulement
en lui et par lui. Et, bien qu’il y ait entre eux inégalité et que l’un
soit comme un maître et l’autre comme un disciple, la science du
disciple n’est pas différente de celle du maître : elle est à la fois em-
pruntée et personnelle. Elle ne s’oppose à celle du maître que par sa
moindre étendue. C’est même le disciple qui en un sens crée le maî-
tre et c’est l’infinité des disciples réels et possibles qui fait de cette
science une science universelle : celle-ci ne se réalise que dans la
totalité des esprits, bien que chaque esprit lui soit en quelque sorte
intérieur.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 43

[56]

Première partie.
La découverte de l’être

Chapitre IX
LA PRÉSENCE DE L’ÊTRE
ILLUMINE L’APPARENCE
LA PLUS HUMBLE.

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Nulle pensée ne peut surpasser en force, nul sentiment atteindre


en profondeur cette expérience parfaite où la pensée, le sentiment et
l’être cessent de se distinguer parce qu’on est en face d’une présence
réelle. Quand cette présence est donnée, c’est l’effort de la connais-
sance qui a atteint son dernier point, notre vie qui a trouvé son es-
sence et sa signification : hors de cette présence, tout demeure pour
nous en suspens, tout enfin accuse la faiblesse de notre esprit et la
misère de notre état. Et si l’on prétend que ce qui nous intéresse,
c’est non point cette présence pure, mais la nature de l’objet qui
nous est présent, nous invoquerons le témoignage de tous ceux à qui
cette expérience métaphysique essentielle est familière pour soutenir
que c’est la présence seule qui relève le caractère de tout objet, que
hors de cette [57] présence l’objet n’est qu’une ombre, un rêve ou
un souhait, qu’en elle au contraire tous les objets participent à la
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 44

même dignité, parce que chacun d’eux révèle sa participation à


l’être et que, par cette participation, nous communiquons avec l’être
tout entier considéré dans son indivisible plénitude. Or, comment
cette communication n’aurait-elle pas infiniment plus de valeur que
la possession de tous les objets particuliers ? Comment ne donne-
rait-elle pas à celle-ci son point de perfection inimitable ?
On pourrait prétendre, il est vrai, que si l’expérience que nous
décrivons est à la fois universelle et constante, si elle est impliquée
dans l’appréhension de tout objet, et si elle est inséparable de
l’opération de tout sujet, il est inutile d’insister avec tant de force et
tant de complaisance sur une démarche aussi commune, aussi primi-
tive et aussi inévitable. Bien plus, n’est-on pas induit à penser que
les différences qui existent entre les hommes au point de vue de la
connaissance, de l’action ou du bonheur doivent dépendre du conte-
nu particulier de cette expérience plutôt que de l’identité de sa for-
me ? Nous pensons qu’il n’en est rien. Car il s’agit ici, [58] comme
partout, de l’usage que nous devons faire de notre attention naturel-
lement mobile et dispersée. Or, bien que l’expérience dont il s’agit
soit toujours actuelle, c’est le plus souvent d’une manière confuse et
implicite : elle tend sans cesse à nous échapper ; et il nous appartient
précisément de la rendre distincte et de la retenir.
Cependant on peut dire que les hommes font en général tout le
contraire. Ils sont préoccupés surtout de remplir la présence, comme
si elle était elle-même un cadre sans contenu. Ainsi ils s’attachent à
l’objet présent plutôt qu’à la présence de cet objet. Or, si cet objet
est seulement pour nous le moyen de jouir de la présence de l’être, il
nous donne, quel qu’il soit, la réalité du tout, puisqu’il ne s’en déta-
che que parce qu’il en est un aspect. Au contraire, si la présence
n’est pour nous qu’un moyen d’obtenir la possession de tel objet,
rien ne pourra plus nous satisfaire : car cet objet particulier et fugi-
tif, en devenant pour nous une fin, ne peut manquer de nous déce-
voir ; aussi nous détourne-t-il immédiatement vers d’autres objets
particuliers et fugitifs comme lui et nous fait-il osciller sans répit de
l’impatience du désir à l’amertume du regret.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 45

C’est une observation familière qu’il [59] n’est point de situation,


si humble soit-elle, qui ne permette à l’homme de se donner à lui-
même la plus haute destinée spirituelle ; d’autre part, quelle que soit
l’étendue sur laquelle son action rayonne, quelle que soit même la
durée de sa vie, il peut demeurer intérieurement désemparé et im-
puissant. C’est que ni la grandeur ni la petitesse des événements vi-
sibles auxquels il est mêlé ne contribuent à accroître ou à diminuer
son véritable bien, qui réside dans l’intimité de son contact avec
l’être. Bien plus, ces évènements n’ont de grandeur et de petitesse
que selon l’échelle de notre ambition : ils nous rendent également
mécontents si nous ne nous attachons qu’à ce qui les distingue,
c’est-à-dire à leur réalité apparente, et si nous sommes impropres à
saisir en eux la présence du tout à l’intérieur duquel il n’en est point
qui ne nous donne accès. Mais il faut alors qu’ils cessent pour nous
d’être des choses pour devenir les instruments d’une opération qui
nous permet d’aiguiser et d’approfondir indéfiniment le sentiment
de notre communion avec l’être et pour ainsi dire de notre filiation à
son égard. Ainsi comme on le voit et par une sorte de paradoxe,
c’est l’indifférence à tout objet qui donne à chaque objet sa valeur
absolue.
[60]
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 46

[61]

La présence totale

Deuxième partie
L’IDENTITÉ DE L’ÊTRE
ET DE LA PENSÉE

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[62]
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 47

[63]

Deuxième partie.
L’identité de l’être et de la pensée

Chapitre I
LA PENSÉE NE SE DISTINGUE
DE L’ÊTRE QUE PAR
SON INACHÈVEMENT.

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Bien que l’être enveloppe et dépasse en droit toute pensée actuel-


le, n’est-on pas astreint en fait à l’enfermer dans les limites de celle-
ci ? Autrement, comment serait-il possible d’en avoir l’expérience et
même d’en parler ? Sans doute, il semble, puisque la pensée est une
détermination de l’être, que l’être doit pouvoir être considéré com-
me le genre et la pensée comme l’espèce. Mais alors ne devons-nous
pas dire que nous avons affaire à un genre dont nous ne connaissons
qu’une seule espèce ? Bien plus, nous n’avons pu poser le genre
qu’en lui attribuant déjà les caractères de l’espèce, c’est-à-dire en
faisant de l’être une pensée possible qui est une pensée non actuelle.
[64]
Cependant il se trouve que cette définition est justifiée par
l’analyse de l’opération même de la connaissance. Si, en effet, au
moment où la pensée se pose, elle apparaît toujours comme l’acte
d’un sujet fini, si elle est toujours fragmentaire et inachevée, mais
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 48

s’il est vrai qu’elle reçoit son mouvement de plus haut, même quand
elle cherche et quand elle tâtonne, si enfin elle se perfectionne dans
le temps en se conformant de plus en plus étroitement à son objet,
on demandera comment elle peut concevoir cet objet qu’elle distin-
gue d’elle-même et avec lequel elle aspire à s’identifier. En disant
qu’elle ne peut le considérer que comme son propre achèvement ou
sa propre perfection, on veut dire que l’objet n’est point, par rapport
à elle, dans un univers séparé, qu’il ne lui appartient pas d’en pren-
dre possession grâce à une sorte de détente ou de renoncement en
laissant envahir par lui sa propre puissance passive et réceptive,
comme le soutiennent certains défenseurs de l’intuition, mais qu’au
contraire l’objet ne peut, au moment où il est atteint, donner à la
pensée une satisfaction plénière que parce qu’il se confond avec son
pur exercice, de telle sorte que, si le contenu du réel paraît [65] être
devenu d’une transparence absolue, c’est qu’en fait ce contenu s’est
évanoui : alors seulement il n’oppose plus à l’esprit aucune résistan-
ce, même pas cette résistance purement logique que crée la dualité.
On vérifie ainsi une fois de plus que notre pensée se trouve pla-
cée à mi-chemin entre un objet encore inconnu, dont elle détache par
l’analyse une suite d’aspects qui forment les états de la conscience
subjective, et un objet parfaitement connu, qui est le terme de son
effort, qui recouvre l’objet primitif auquel elle s’était appliquée
d’abord, et qui doit être conçu désormais comme une idée pure, bien
que la conscience, inséparable de l’individu et distincte par essence
de l’objet quelle enveloppe, se retire nécessairement de celui-ci au
moment où, par sa plénitude même, elle vient se confondre avec lui.
L’écart entre la pensée et l’être, c’est donc l’écart entre une pensée
inachevée et une pensée achevée, entre une pensée qui se cherche et
une pensée qui se trouve.
On comprendra dès lors pourquoi il y a entre l’idée et le réel à la
fois homogénéité, distinction et liaison. Il y a entre eux homogénéi-
té, ou en d’autres termes le semblable seul peut connaître le sembla-
ble, puisque la pensée doit participer à l’être [66] et que l’être au-
quel la pensée s’applique ne peut être pensé lui-même que comme
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 49

une pensée sans limitation. Il y a entre eux une distinction, car cette
distinction est la condition sans laquelle une pensée individuelle,
limitée et imparfaite, mais capable de progrès, c’est-à-dire une cons-
cience, ne pourrait pas se constituer. Enfin, la liaison de ces deux
termes est la loi selon laquelle, au sein d’une pensée totale, s’insère
une pensée particulière qui tient de la première à la fois son origine
et son essence, mais qui se meut dans le temps et qui, pour rendre
sienne l’activité primitive à laquelle elle participe, doit rompre
l’unité de celle-ci en opposant l’être à la pensée et chercher ensuite à
les unir empiriquement dans un admirable circuit, toujours recom-
mencé et toujours incapable d’être fermé, qui constitue la vie émou-
vante de tous les esprits finis.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 50

[67]

Deuxième partie.
L’identité de l’être et de la pensée

Chapitre II
LA PENSÉE DE L’ÊTRE PORTE
DÉJA EN ELLE L’ÊTRE MÊME
QU’ELLE PENSE.

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Au moment où la pensée se distingue de l’être pour nous le révé-


ler, il faut pourtant que nous la considérions comme possédant l’être
elle-même, c’est-à-dire comme étant d’abord une détermination de
l’être. Ainsi, puisque la pensée de l’être est elle-même un être, elle
doit jouir par rapport à son objet d’une compétence et d’un privilège
que l’idée de l’homme ne possédera jamais non pas seulement à
l’égard de l’être, mais même à l’égard de l’homme. C’est par ce trait
que la pensée de l’être accuse, d’une part, sa puissance et sa fé-
condité et, d’autre part, sa distinction à l’égard de toutes les pensées
particulières auxquelles elle doit fournir nécessairement une garantie
et un point d’appui.
[68]
Nous nous trouvons ici en présence du cercle vivant dans lequel
notre pensée s’enferme elle-même dès son origine et dans chacune
de ses démarches. Ce cercle est le véritable terme primitif que toute
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 51

philosophie cherche d’abord pour donner un fondement solide à la


suite des opérations de la pensée ; mais c’est un terme qu’il ne
convient pas d’oublier une fois qu’on l’a rencontré, au moment où
l’on parcourt ensuite dans le temps les autres anneaux de la chaîne.
Il justifie tous les actes particuliers de notre esprit, qui l’impliquent,
mais qui le divisent. Il est constamment présent dans chacun d’eux.
On peut l’énoncer sous la forme suivante : la pensée de l’être est
adéquate parce qu’elle est réciproque de l’être de la pensée, ou, en
d’autres termes, parce qu’il est nécessaire d’inscrire dans le même
être son opération et son objet.
Lorsqu’on insiste, comme on le fait surtout depuis Descartes, sur
l’intérêt que présente la découverte de la pensée par elle-même, on
méconnaît la véritable portée de cette découverte, qui est moins de
donner à notre être propre un caractère purement subjectif, que de
lui ouvrir une place, grâce à cette forme subjective, à l’intérieur de
[69] l’être absolu dont la présence nous est alors révélée par la révé-
lation de l’existence même de notre moi. C’est une des illusions les
plus curieuses de l’intelligence de croire que, lorsque nous avons
rencontré la pensée, nous avons besoin d’un nouvel effort de la pen-
sée elle-même pour qu’elle atteigne l’être par une sorte de saut péril-
leux qu’elle ferait hors de ses propres frontières. Il est également
impossible de soutenir que l’être est transcendant à la pensée, et que
la pensée, demeurant enfermée en elle-même, est incapable de ja-
mais rencontrer l’être, puisque la pensée ne peut se poser sans poser
son être, c’est-à-dire sans poser l’être indivisible qu’elle détermine.
Cependant la plupart des hommes considèrent une existence de
pensée comme n’étant pas une existence du tout ; et ils cherchent le
véritable modèle de l’existence dans la limitation que la pensée re-
çoit au moment où elle se heurte aux données de la sensibilité. Mais
le caractère distinctif d’un esprit philosophique, c’est sans doute
d’être capable de considérer les idées comme ayant une existence
dans l’entendement qui, bien qu’étant liée à l’existence que les ob-
jets possèdent dans la sensibilité, [70] ne lui est pas inférieure en
dignité : aussi bien la fonction de la pensée est-elle exclusivement
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 52

de distinguer les opinions individuelles des idées vraies, c’est-à-dire


universelles. Au lieu d’opposer la fugacité de l’idée à la stabilité re-
lative de l’objet, on s’apercevra alors que, bien que l’idée soit un
acte et sans doute parce quelle est un acte, elle surpasse infiniment
tous les objets en résistance et en durée. Elle prouve son ascendant
sur tous ceux-ci, non pas seulement dans l’opération par laquelle
elle cherche à les saisir, mais plus encore dans l’opération par la-
quelle elle nous permet de les modifier et même de les engendrer,
évoquant ainsi naturellement dans notre esprit l’image admirable par
laquelle Platon voulait que les objets fussent comme des ombres et
les idées comme leurs corps.
Une fois donc que l’on s’est affermi dans cette certitude que la
pensée ou l’idée est une existence réelle, disons simplement une
existence comme les autres et non pas même une existence privilé-
giée, — car c’est une chose singulière que l’existence privilégiée de
la pensée ne soit utilisée que pour détruire, au lieu de la fonder, la
notion d’existence en général, — une fois que, renversant
l’argument familier à tous les [71] penseurs idéalistes, on s’habitue à
considérer non pas seulement tous les êtres comme des pensées,
mais toutes les pensées comme des êtres, on ne se contentera pas de
mettre la pensée de l’être sur le même plan que toutes les autres. On
reconnaîtra quelle a une valeur absolue et qu’elle est la seule idée
qui soit nécessairement adéquate à son objet. Toute idée générale en
effet possède un excès de puissance qui lui permet de déborder son
objet et un défaut de richesse par lequel elle permet à l’objet de la
déborder à son tour. Mais il est contradictoire que l’idée simple de
l’être puisse dépasser l’être, puisque rien ne le dépasse, ou être dé-
passée par lui, puisqu’elle le contient elle-même : elle joue donc par
rapport à lui à la fois le rôle de contenant et de contenu ; il y a entre
elle et son objet une sorte de réciprocité, ce qui veut dire qu’elle est
de toutes les idées la seule qui soit en même temps une intuition.
Toutes les autres idées évoquent, en se distinguant au moins
théoriquement de leur objet et à plus forte raison de l’être de leur
objet, une marge entre le possible et le réel que l’idée totale de l’être
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 53

abolit nécessairement. Mais, si les idées prises en elles-mêmes sont


des êtres, ce seul caractère [72] suffit pour que l’idée de l’être ac-
quière un privilège auquel les autres ne peuvent pas prétendre, puis-
qu’en disant que l’idée de l’être est un être, on obtient entre la repré-
sentation et l’objet une exacte superposition, qui ne saurait être ré-
alisée ni par la pensée du bleu, qui n’est pas bleue elle-même, ni par
la pensée de l’arbre, qui n’est pas elle-même un arbre.
Nous savons qu’on ne gagne rien d’ailleurs en disant que l’être
auquel la pensée s’applique est différent de l’être même de cette
pensée. Partout où l’on rencontre l’être on le rencontre tout entier
parce que sa notion est simple et indécomposable. Et comme on ne
peut pas distinguer l’être et le tout, il est évident que l’être de la
pensée, même s’il est qualifié dans une seconde démarche comme
l’acte d’un sujet, doit s’identifier avec l’être sur lequel porte la pen-
sée, même s’il est qualifié corrélativement comme l’objet de cet acte
ou comme un état de ce sujet.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 54

[73]

Deuxième partie.
L’identité de l’être et de la pensée

Chapitre III
L’IDÉE DE L’ÊTRE
CONTIENT TOUTES LES IDÉES
PARTICULIÈRES.

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Dira-t-on que, quelle que soit la manière dont l’être puisse être
considéré, c’est toujours la pensée qui le considère et qu’elle ne doit
par suite atteindre sous ce nom qu’une idée et même la plus abstraite
de toutes ? Ainsi, en attribuant à la pensée une sorte d’ascendant par
rapport à l’être, dont on fait un objet pour la pensée, on est amené à
regarder l’être comme une idée particulière parmi beaucoup
d’autres. Le problème métaphysique se pose alors sous la forme sui-
vante : entre tous les termes possibles de la pensée, y en a-t-il un qui
mérite proprement le nom d’être, quel est ce terme et quel droit
avons-nous de le poser ?
Pour que l’être devînt une idée particulière il faudrait le définir,
c’est-à-dire limiter [74] son idée de quelque manière en l’opposant à
quelque autre idée qui serait limitée autrement. Mais cette entreprise
se heure à d’insurmontables difficultés. Car si on essaie de saisir
l’être sous la forme d’une idée indépendante, en la distinguant de
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 55

toutes les autres idées qui forment justement son contenu, on voit
cette idée s’appauvrir peu à peu, puis se volatiliser et s’évanouir. Il
devient impossible de la déterminer, puisque tous les caractères que
l’on essaierait de lui accorder seraient l’objet de quelque autre idée
particulière. Ainsi l’idée de l’être serait la plus déficiente de toutes
et, par une sorte de paradoxe, elle serait la plus éloignée de son objet
et la plus proche du néant.
Cependant on n’en continue pas moins à opposer le néant à
l’être. Mais ce ne peut être qu’en conférant maintenant à celui-ci
quelque réalité, au moins comme objet de pensée : il devient ainsi
l’acte positif par lequel l’idée de l’être est niée. Et dès lors on est
naturellement incliné à introduire entre l’être et le néant une série de
termes intermédiaires qui expriment précisément toute la richesse du
monde. Entre la simple affirmation et la simple négation viennent
prendre place toutes les opérations mixtes [75] qui participent de
l’une et de l’autre et par lesquelles nous appréhendons tous les ob-
jets particuliers.
Mais ce sont là des artifices de la logique pure destinés à nous
donner l’illusion de reconstruire le monde dans l’abstrait, quand
nous ne faisons qu’introduire en lui notre activité concrète et parti-
cipée. Il est évident qu’il ne faut pas s’étonner, dans une telle
conception, qu’aucune idée ainsi isolée ne puisse coïncider avec
l’être, l’idée de l’être moins que toutes les autres, bien que toutes,
même l’idée du néant, participent à l’être. C’est qu’en réalité il est
nécessaire de distinguer autant de formes de l’être que de termes
auxquels la pensée s’applique. En ce sens, tout objet de la pensée est
lui-même un être, y compris le néant : puisqu’on ne peut le nommer
sans en faire une idée actuelle, il y a contradiction à vouloir
l’opposer à l’être et par conséquent à le mettre hors de lui. D’une
manière plus générale, tous les termes que l’on distingue de l’être en
sont des aspects. Toutes les idées abstraites sont obtenues par une
analyse de l’être, mais l’être qui les contient toutes et qui est le prin-
cipe vivant de leur séparation et de leur accord est aussi la seule idée
qui ne soit ni séparée ni abstraite. [76] Ainsi, en demandant quel est
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 56

le terme auquel l’être convient, on renverse d’une manière illégitime


le problème véritable : car l’être n’est pas un terme spécifié, mais
chaque terme est une spécification de l’être total.
Si l’être ne peut être considéré comme une idée séparée, c’est
parce qu’il faudrait pour l’obtenir répartir d’abord dans des idées
particulières tous ses attributs. Mais alors que pourrait-il lui demeu-
rer comme attribut propre ? C’est pour cela qu’il est plus aisé de lui
refuser tout attribut que de lui en garder un privilégié ; si pauvre
qu’on l’imagine, on serait incapable de le caractériser. Mais on peut
lui refuser sans inconvénient tout attribut à condition que ce soit par
une opération positive, et non point négative, qui permette de consi-
dérer tout attribut possible comme contenu en lui, dès qu’on com-
mence à le déterminer. C’est le signe que la véritable idée de l’être
ne se distingue pas de l’être lui-même, et qu’en particulier, au lieu
de poser d’abord la pensée antérieurement à l’être afin de lui per-
mettre ensuite d’en poser la notion, — ce qu’elle ne réussit à faire
alors que d’une manière purement nominale, — il est nécessaire
d’inscrire primitivement la [77] pensée dans l’être de manière à ce
que toutes les déterminations qu’elle opère, au moment où elles sur-
gissent, apparaissent aussi comme des déterminations de l’être.
Il ne faut point s’étonner maintenant que l’idée de l’être puisse
être considérée comme étant de toutes les idées celle qui a en même
temps le plus de généralité et le plus de richesse. C’est qu’elle pré-
cède à la fois la division du monde en individus indépendants et sa
division en idées distinctes : elle est la source commune où puisent
ces deux sortes de division. On pourrait à la fois la définir comme
une idée parfaite, c’est-à-dire la seule idée qui soit capable de re-
joindre le concret, et comme un individu parfait, c’est-à-dire le seul
individu capable de jouir d’une indépendance absolue. C’est que
l’idée de l’être pur est précisément l’idée d’une activité dont
l’opération, ne recevant aucune limitation, ne s’opposerait à aucune
autre, puisqu’elle contient dans son unité l’efficacité de toutes avec
la loi même de leur opposition, et ne connaîtrait pourtant aucun re-
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 57

commencement puisque, dès qu’elle s’exerce, elle atteint nécessai-


rement d’un seul coup la perfection plénière de son exercice.
Dire maintenant que cette idée est [78] mienne, c’est dire non pas
seulement qu’elle est le principe actuel qui permettra à ma pensée
individuelle de renouveler indéfiniment son opération participée,
mais que ma pensée s’individualise par sa liaison avec un corps pri-
vilégié qui lui fournit à la fois le centre original de sa perspective et
sa teinte affective, — de telle sorte que, si je ne puis rien penser que
l’être, il faut aussi à chaque instant que je sente que c’est moi qui le
pense.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 58

[79]

Deuxième partie.
L’identité de l’être et de la pensée

Chapitre IV
L’ÊTRE EST LA TOTALITÉ
DU POSSIBLE.

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Il est nécessaire de définir l’être non pas comme ce qui est


connu, mais comme tout ce qui peut l’être, ou encore comme l’objet
absolu d’une pensée adéquate et, puisque cette pensée se confond
avec son objet, comme la Pensée parfaite. (On saisit bien ici
l’originalité des deux termes absolu et parfait en même temps que
leur rapport. L’absolu est antérieur à la pensée individuelle, mais il
la fonde et c’est pour cette raison que celle-ci est relative. La perfec-
tion est le terme vers lequel tend la même pensée individuelle à tra-
vers la série infinie de ses opérations qu’elle ne pourrait achever
qu’en disparaissant elle-même : aussi reste-t-elle imparfaite aussi
longtemps qu’elle garde une existence séparée.)
Mais une telle conception n’aboutit-elle pas à une réalisation
préalable illégitime [80] et purement verbale de tout le possible ? Ne
consiste-t-elle pas à ramasser et à solidifier dans un terme unique et
transcendant, être absolu ou pensée parfaite, tous les actes de
connaissance que tous les êtres limités pourront jamais accomplir ?
Ce qui choque le plus les empiristes dans les Idées de Platon ou dans
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 59

la Substance de Spinoza, c’est sans doute que ces deux philosophes,


au lieu de prendre comme modèle de l’être le phénomène, ont ap-
puyé celui-ci sur une réalité plus stable, mais aussi plus riche et plus
féconde, bien qu’elle ne dépasse pourtant tous les phénomènes que
par la seule surabondance des possibilités dont chaque phénomène
exprime une manifestation particulière et isolée. On évite ainsi de
faire de l’être un terme abstrait obtenu par un procédé de généralisa-
tion, mais c’est pour accumuler en lui, en vertu d’une simple opéra-
tion de langage, toutes les propriétés que l’expérience nous révèlera
en lui tour à tour.
Cependant le possible est lié à l’être plus intimement que l’on ne
croit. D’abord il est un être de pensée, ce qui veut dire non pas qu’il
n’est pas un être véritable, mais qu’il est un être dont la pensée
commence seulement à prendre possession. C’est [81] même parce
que la pensée ne fait encore que l’effleurer qu’on le considère com-
me une pure création de la pensée en lui opposant l’être actuel,
c’est-à-dire un être mieux déterminé et dont la pensée a déjà recon-
nu quelques caractères essentiels. Car la pensée se sent plus libre
dans son premier élan que dans la suite des démarches précises par
lesquelles elle se calque sur le réel pour le recouvrir avec fidélité : il
semble, à mesure qu’elle s’enrichit, qu’elle cherche à refouler et à
perdre peu à peu par l’excès même de son activité la subjectivité qui
était inséparable de son premier accès dans l’existence.
Il y a plus : le possible n’est pas seulement un acte de pensée in-
déterminé et qui se trouvera oublié quand la pensée atteindra le ré-
el ; non seulement cet acte initial reste présent dans tous les actes
ultérieurs qui le développent, mais ces actes ultérieurs eux-mêmes
expriment chacun pour leur compte un système de possibilités plus
complexe. Au moment où la pensée saisit un objet, l’opération par
laquelle cet objet est saisi, en tant qu’elle se distingue de cet objet,
constitue précisément la possibilité de cet objet. Ainsi le possible se
révèle à nous par l’activité de la pensée considérée [82] à la fois
dans son mouvement primitif et dans la multiplicité indéfinie de ses
opérations. Il se confond avec l’existence même d’une pensée totale,
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 60

soit que l’on ait en vue l’intégralité de sa puissance de développe-


ment, soit que l’on envisage tout le détail des manifestations par
lesquelles s’exprime celle-ci. Mais alors la distinction entre l’être et
le possible est abolie.
Au point où nous sommes parvenu, poser l’être, c’est poser tout
le possible. Ce possible n’est point un abstrait puisqu’il est identique
à l’universalité de l’acte pur : il ne devient un possible imparfait que
par la participation imparfaite de tel être fini, bien qu’en donnant
l’être à tous les individus, à toutes leurs opérations, à tous leurs
états, à tous les phénomènes auxquels ils s’appliquent, il ne leur
donne qu’un bien dont il jouit lui-même éternellement.
L’opposition du possible et de l’être comme celle de l’objet et de
la pensée est donc produite par l’individualité et l’intervalle qui les
sépare peut être considéré comme la condition de sa naissance : en
soi elle n’a pas de signification. Bien plus, comment pourrait-on
concevoir les objets non perçus autrement que comme les objets
possibles d’une pensée qui dans l’instant [83] ne s’exerce pas, et par
conséquent la pensée qui ne s’exerce pas autrement que comme ca-
pable d’actualiser tous les objets réels au delà de la sphère de la
pensée qui s’exerce ? Il arriverait même, si l’on voulait confondre
l’être, comme on le fait souvent, avec l’actualité de la donnée, que le
tout serait alors représenté d’une manière plus adéquate par l’idée
du possible que par l’idée de l’être ; mais cette représentation ne se-
rait pourtant valable qu’aux yeux d’un individu fini, et celui-ci ne
manquerait pas de reconnaître que tout ce possible, qui marque par
rapport à lui les limites de sa participation, possède vis-à-vis de son
être participé une dignité et une efficacité singulières, puisque c’est
en lui qu’il puise l’élan de son activité et la matière de son devenir.
Il y a plus : on pourrait dire, par une sorte de renversement, que si, à
l’égard de l’être fini, l’être total paraît une pure possibilité, inverse-
ment, à l’égard de l’être total, qui demeure toujours inaltéré, quelle
que soit la destinée des êtres finis qu’il abrite dans son sein, ceux-ci
demeurent, même quand ils s’actualisent, des possibles toujours dis-
ponibles et qui peuvent toujours être remis sur le métier.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 61

Mais en admettant, comme on le fait [84] souvent, que le possi-


ble est plus riche que l’être, on laisse entendre que l’être peut être
considéré comme exprimant seulement un aspect du possible. C’est
le contraire qui est vrai. Les possibles particuliers sont toujours em-
pruntés à l’être, ils sont obtenus par la soustraction de certaines de
ses déterminations. Ils ne sont distingués les uns des autres que pour
permettre à l’individu de participer à l’être par le double jeu de son
intelligence et de sa volonté en constituant librement la sphère de sa
connaissance ou celle de son action. Mais cela même nous oblige à
affirmer que tous les possibles réunis ne se distinguent plus de l’être
même. Et l’on peut dire alors que le caractère le plus profond de
l’être, c’est précisément la possibilité vivante par laquelle il ne cesse
de se réaliser.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 62

[85]

Deuxième partie.
L’identité de l’être et de la pensée

Chapitre V
L’ÊTRE D’UNE CHOSE
EST IDENTIQUE À LA RÉUNION
DE TOUS SES ATTRIBUTS.

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Il est à craindre que les caractères que nous avons attribués à


l’être ne paraissent point respecter la distinction classique entre la
notion d’existence et celle de réalité. En effet, on pense en général
que si l’existence est toujours identique à elle-même, c’est parce
qu’elle est abstraite et la plus pauvre de toutes les notions, tandis
que la réalité, qui au contraire est pleinement déterminée et indis-
cernable de la totalité du concret, doit recevoir une infinité de for-
mes différentes toutes irréductibles l’une à l’autre. Ainsi, l’existence
pourrait être appliquée, comme toutes les notions générales, à une
multiplicité infinie d’objets, tandis que nous ne pourrions saisir tel
objet réel que dans telle expérience particulière [86] spécifiquement
différente de toute autre.
Or ce que nous cherchons à atteindre en effet, c’est la notion
d’existence pure, mais nous croyons que, là où l’existence est don-
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 63

née, la réalité l’est aussi. Et sur ce point nous sommes d’accord avec
le sens commun contre la spéculation. On ne peut parler de
l’existence d’une chose sans admettre en même temps la présence en
elle de la totalité de ses déterminations. Or, si l’on suppose au
contraire que l’existence est un simple schéma conceptuel auquel il
faut adjoindre, pour lui donner une valeur concrète, un ensemble de
qualités, on admet d’une manière contradictoire que l’on peut poser
une existence pure qui ne serait l’existence de rien, — non pas mê-
me l’existence d’une idée, puisqu’une telle existence serait concrète
et plénière dans son ordre, — mais une pure existence en idée, à la-
quelle on conférerait ensuite une sorte d’existence nouvelle qui se-
rait la seule existence réelle, le jour où on l’enrichirait par des attri-
buts qui, sans participer primitivement à l’être, seraient capables
pourtant, en s’unissant à cette existence abstraite, d’engendrer
l’existence concrète.
[87]
Mais qui ne voit que l’existence, au lieu d’être une sorte de
schéma abstrait et pour ainsi dire de cadre notionnel de toutes les
autres notions, exprime au contraire la plénitude parfaite de chacune
d’elles ? Car ce n’est que lorsqu’un acte intellectuel est entièrement
déterminé et qu’il n’y a plus rien en lui d’abstrait, c’est-à-dire
d’inachevé, qu’il coïncide avec la réalité. Jusque-là, la distinction
persiste toujours entre la connaissance et l’être : mais la perfection
d’une connaissance ôte à celle-ci son caractère subjectif, la dénoue
des lisières dans lesquelles l’enferme la perspective de chaque cons-
cience et nous permet par conséquent de la confondre avec l’être lui-
même. Et si l’on prétend que cette perfection ne peut être qu’idéale,
nous sommes prêts sans doute à le reconnaître, mais nous nous de-
mandons comment, dans une connaissance imparfaite, se réalise la
distinction entre la représentation et l’objet, sinon parce que nous
considérons l’objet comme une représentation qui serait achevée. Il
ne faut pas s’étonner par suite si la notion de conscience implique
toujours une limitation de l’être pensant sans laquelle la représenta-
tion et l’objet représenté seraient indiscernables. Mais dès lors on se
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 64

rend [88] compte que l’être est sans doute la plus riche de toutes les
notions puisque nous ne pouvons employer ce terme légitimement
que lorsque la connaissance ne trouve plus rien à ajouter à l’image
qu’elle se fait du réel. C’est qu’alors, au lieu d’une image, on se
trouve en présence du réel lui-même.
On objectera que, si cette idée de l’achèvement se confond avec
l’idée même de l’être, il n’y a pas une seule idée de l’être, mais une
infinité, autant d’espèces d’être qu’il y a d’objets différents formés
d’un ensemble défini d’attributs particuliers. Mais on ne peut mé-
connaître que la notion de l’achèvement reste la même, quels que
soient les différents éléments dont la réunion constitue précisément
à nos yeux chaque objet individuel. Et ce paradoxe reçoit une justi-
fication si l’on s’aperçoit, d’une part, qu’à l’intérieur de tout objet il
y a une richesse inépuisable d’attributs, d’autre part, que chaque ob-
jet se trouve en fait relié à tous les autres, de telle sorte que les diffé-
rents objets contiennent en eux le même tout et qu’ils ne se distin-
guent que par la vue ou la perspective originale que chacun d’eux
nous ouvre sur lui. On voit donc que si c’est par sa liaison avec tous
les autres que chaque objet se réalise [89] et s’achève, la notion
d’être ou d’achèvement est partout la même. Elle se confond avec la
notion même de cet univers indivisible à l’intérieur duquel chaque
terme particulier est suspendu par les mêmes fils innombrables qui
viennent se recroiser en lui comme en tous.

En résumé, saisir l’être d’une chose, c’est saisir sa perfection


propre qui ne diffère pas de la perfection du tout dont elle fait partie.
Et par conséquent cette notion de l’existence, qui est en apparence la
plus étroite de toutes, exprime en même temps le dernier point que
peut atteindre l’enrichissement d’une notion quelconque lorsqu’elle
cesse d’être abstraite. Au point où l’on vient de parvenir, l’existence
n’est plus une chose, elle redevient identique à l’acte infiniment fé-
cond avec lequel elle s’était identifiée avant que l’analyse mît à no-
tre portée la diversité des aspects du monde. Car c’est seulement à
un acte que l’on peut demander de présenter cette unité d’une indi-
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 65

visible acuité à l’intérieur de laquelle il faut resserrer l’infinité des


déterminations par lesquelles, dans chaque instant, nous actualisons,
sous la forme d’une donnée particulière et limitée, les différentes
étapes de notre vie participée.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 66

[90]

Deuxième partie.
L’identité de l’être et de la pensée

Chapitre VI
LA PENSÉE TOTALE
ET LA TOTALITÉ DE L’ÊTRE
SONT INDISCERNABLES.

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Nous savons que la pensée de l’être se confond avec l’être mê-


me : de fait, l’argument fondamental qui prouve que la notion
d’existence est rigoureusement adéquate à son objet, et qui par là
nous place d’emblée au centre de toute spéculation philosophique,
est celui que l’on tire de l’existence nécessaire de la pensée elle-
même, au moment où elle essaie de s’assurer l’existence de son ob-
jet. En effet, dans l’acte même par lequel notre pensée essaie vaine-
ment de poser l’existence d’un objet qui existerait indépendamment
d’elle, elle ne peut faire autrement que de poser sa propre existence.
Or, l’originalité et la valeur de la pensée de l’être doivent éclater à
tous les yeux dès que l’on aperçoit que la pensée de l’être [91] pos-
sède inévitablement l’être elle-même. Cette observation nous expli-
que, mieux encore que la simplicité de sa notion, pourquoi l’être est,
de toutes les pensées que nous pouvons avoir, la seule qui soit adé-
quate.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 67

Mais c’est là le signe d’une relation plus étroite et plus radicale


encore entre la pensée et l’être. Car, si la pensée de l’être paraît être
une pensée privilégiée, c’est parce quelle ne se distingue pas de la
pensée universelle à l’intérieur de laquelle toutes les pensées parti-
culières sont contenues. Dès lors, il convient d’observer, non seule-
ment que, derrière la distinction de fait entre la pensée et son objet,
une identité de droit doit nécessairement être présumée, — faute de
quoi la pensée ne pourrait jamais actualiser en elle cet objet, — mais
encore que la pensée contient en elle tout le pensable de la même
manière que l’être contient en lui tout ce qui est. On ne peut se
contenter de prétendre que l’universalité de ces deux genres provient
seulement de leur extrême abstraction et que c’est par leur vide mê-
me qu’ils coïncident, puisqu’au contraire c’est l’acte universel de la
pensée qui est le fondement de toute pensée concrète, comme c’est
la participation [92] à l’être universel qui donne un droit d’accès
dans le monde à tous les individus particuliers.
Ainsi, si d’une part il n’y a rien d’étranger à l’être et que la pen-
sée soit elle-même un être, si d’autre part il n’y a rien d’étranger à la
pensée, et que l’être lui-même soit un objet de pensée, c’est la preu-
ve que la pensée et l’être doivent nécessairement se confondre là où,
faisant abstraction de leur limitation mutuelle ou, ce qui revient au
même, les prenant ensemble, nous considérons la pensée et l’être,
non pas à proprement parler dans leur somme, mais dans le principe
commun qui fonde, grâce à leur opposition elle-même, la réalité ori-
ginale de chacun de ces deux termes.
S’il y a donc identité entre la totalité du pensable et la totalité de
l’être, on ne s’étonnera plus que les caractères les plus intimes de
l’existence puissent nous devenir accessibles dans la pensée elle-
même sans que nous courions pour cela le risque de rendre
l’existence subjective dès le principe. De même, on comprendra
pourquoi aucune idée particulière ne peut se séparer d’un objet sen-
sible qu’elle dépasse en généralité et qui la dépasse à son tour en
richesse, puisque sans cette distinction [93] le sujet ne pourrait ren-
contrer un terme auquel il s’applique et la conscience ne pourrait pas
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 68

naître ; mais on comprendra pourquoi en même temps l’idée de


l’être, qui contient en elle à la fois toutes les idées et tous les objets,
ne laisse subsister aucune distinction entre elle-même et son propre
objet. C’est dire que, tandis qu’il y a une opposition entre les carac-
tères de l’objet particulier et les caractères de la pensée qui le saisit,
il faut admettre que la pensée qui cherche l’être possède en elle pri-
mitivement le même être qu’elle cherche.
Cependant on se heurte alors à une nouvelle difficulté ; en effet
la pensée de l’être, saisie dans l’être même de la pensée, ne sera-t-
elle pas une pure illusion, ou du moins une pensée sans conscience ?
Car la dualité de l’acte et de l’objet est, semble-t-il, une condition
sans laquelle la conscience doit disparaître. Ainsi, l’on verrait l’être
échapper à la pensée en raison de sa présence même dans l’acte de
la pensée, aussi sûrement qu’il lui échappait dans l’objet de la pen-
sée en devenant, selon l’idéalisme, une pure représentation.
En fait, il ne s’agit plus ici pour la pensée de chercher à se rap-
procher de plus en plus d’un être distinct d’elle et avec lequel elle
[94] ne peut jamais sans doute s’identifier sous peine de s’évanouir.
Si l’existence d’un objet n’est jamais distincte de cet objet lui-
même, et si c’est la pensée de cet objet qui se distingue de son exis-
tence, on voit aussitôt qu’on peut appliquer aisément le premier
principe à la pensée, qui ne peut être distinguée de l’existence de la
pensée : quant au second principe, il n’est pas possible qu’il y ait
une pensée de la pensée différente de l’existence de la pensée (ni par
conséquent de l’existence en général), car cette pensée est nécessai-
rement la même que la pensée qu’elle pense. S’il y a ici entre les
termes que l’on oppose une réciprocité, un cercle, ou une régression
qui va idéalement jusqu’à l’infini, c’est parce qu’entre la pensée
pensante et la pensée pensée, il y a une distinction de raison, mais il
n’y a aucune distinction réelle.
C’est donc le signe que la pensée pensante et la pensée pensée se
recouvrent de la même manière que l’être de la pensée et la pensée
de l’être. Par conséquent, on pourra bien dire encore en un sens que
la pensée adéquate de l’être est une pensée sans conscience, mais
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 69

c’est parce que, dépassant en effet la conscience bien qu’impliquée


par elle, elle est identique à l’être même, c’est-à-dire à ce terme
commun [95] auquel toute conscience emprunte à la fois l’efficacité
de son opération et l’objet auquel elle s’applique.
C’est donc parce que l’être est trop près de la pensée, puisqu’elle
en fait encore partie au moment même où elle s’en distingue pour
l’envelopper, qu’il lui semble qu’elle ne le perçoit pas. Et de fait,
elle ne pourra jamais en faire une représentation qu’elle puisse réel-
lement projeter devant elle. Mais c’est le signe de sa puissance à son
égard et non pas de son infirmité. Car la connaissance est un effort
pour posséder l’être et, si elle ne peut naître autrement qu’en parais-
sant s’en éloigner pour le contempler comme un spectacle, elle
meurt de l’excès même de sa perfection, puisqu’en atteignant son
objet il faut qu’elle vienne à nouveau se confondre avec lui.
Cependant cette oscillation inlassable et ce perpétuel mouvement
de va-et-vient entre une pensée qui ne s’épuise jamais et un objet
qui ne cesse jamais de lui fournir, permettent précisément
d’introduire entre ces deux termes, qui en droit se recouvrent, les
opérations particulières d’une conscience qui oppose et croise en
chaque point l’idée, par laquelle l’objet est appréhendé, à l’objet,
par lequel l’idée reçoit une détermination et un contenu.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 70

[96]

Deuxième partie.
L’identité de l’être et de la pensée

Chapitre VII
L’ÊTRE EST UN ACTE
OMNIPRÉSENT ET NON PAS
UNE SOMME.

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L’être peut être considéré à deux points de vue différents selon


que l’on essaie de l’embrasser dans la multiplicité infinie des objets
auxquels sa notion s’applique, ou selon qu’on essaie de saisir dans
chacun d’eux la multiplicité infinie des caractères que la pensée y
découvre tour à tour. Dans ces deux opérations on soutiendra qu’il
s’agit seulement d’un passage à la limite, du moins si l’on part
d’abord de l’expérience du particulier, et qu’un passage à la limite
est toujours hypothétique, on pourrait même dire chimérique. Aussi
n’est-ce pas en assemblant d’une part des objets finis qu’on attein-
dra l’être total, ou l’existence même de l’univers, ni en assemblant
d’autre part des caractères particuliers qu’on atteindra jamais l’être
individuel, [97] ou la pleine réalité d’une parcelle quelconque du
concret.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 71

Mais cette impossibilité d’atteindre l’être par des opérations de


totalisation, et la nécessité pourtant de le poser, prouvent précisé-
ment que sa notion est primitive et que la découverte de ses diffé-
rents aspects est un effet de l’analyse. Or, il n’y a pas plusieurs ma-
nières d’entrer dans l’être et l’identité de la notion d’être, qui reste
toujours mystérieuse si l’être doit être défini par une synthèse de
termes tous différents destinée à rendre compte de son avènement,
s’explique mieux si l’existence de chaque terme apparaît comme une
délimitation du même tout, c’est-à-dire comme un témoignage de la
présence de tous ces termes dans un univers unique. Dès lors, il n’y
a pas de différence de nature entre le tout de l’univers, qui appelle à
l’existence tous les individus qui le réalisent, et le tout de l’individu,
qui non seulement doit s’inscrire dans le tout de l’univers, mais qui
l’exprime à sa manière et l’appelle à l’existence pour se soutenir.
C’est la raison pour laquelle les philosophes sont d’accord pour
admettre que le tout se trouve présent dans chacune de ses parties,
ce qui peut être rendu intelligible, [98] dans la considération de
l’univers matériel, en observant que chaque point est un nœud de
relations qui réunissent ce point à tous les autres et, dans la considé-
ration de l’univers spirituel, en observant qu’aucune pensée particu-
lière ne se suffit et que chacune d’elles implique toutes les autres.
C’est là le signe que, si l’être doit être nécessairement identifié
avec le tout, le tout dont nous parlons n’est pas une collectivité,
puisqu’on supposerait alors quelque terme antérieur au tout et qui,
en se multipliant, fonderait sa réalité ; il est nécessairement donné
en chaque point dans son intégralité comme une vérité unique et
plénière, dont toutes les déterminations particulières expriment la
richesse, mais en la limitant et sans jamais l’épuiser. Ce tout doit
être conçu comme une unité antérieure à toutes les analyses et qui en
fonde la possibilité. Si la synthèse par laquelle nous cherchons à le
reconstruire parvenait un jour à s’achever, elle atteindrait un dernier
point où on la verrait se dénouer en un acte unique de pensée qui
seul est capable de donner une existence parfaite et indivisible à
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 72

l’univers entier et à tous les individus qu’il enveloppe et qui conti-


nuent inlassablement à le former.
[99]

Mais s’il est utile de toujours considérer l’idée du tout afin que
l’unité de l’être ne cesse de nous être présente, on ne saurait mécon-
naître pourtant que la seule considération de l’extension de l’univers
risquerait de nous disperser en nous invitant à abandonner chacune
des formes particulières de l’être, dès la première rencontre, afin de
courir sans trêve de l’une à l’autre. Aussi est-il bon de se souvenir
aussitôt que le tout est présent dans chacune d’elles et qu’il s’agit
pour nous de pouvoir l’y retrouver grâce à un regard assez pénétrant.
Dans ce sens on pourrait dire que les esprits les plus forts sont ceux
qui saisissent l’être dans sa simplicité plutôt que dans sa variété, qui
recherchent non pas une connaissance en largeur, qu’on obtient en
parcourant pour les réunir le plus grand nombre possible des aspects
du réel, mais une connaissance en profondeur qu’on obtient en ban-
nissant toute vaine curiosité, en demeurant dans une sorte
d’immobile activité qui nous permet, au-dessous de chaque aspect
du réel, même le plus humble, d’atteindre l’origine concrète et la
racine commune de toute diversité. Lorsqu’un contact toujours iden-
tique et toujours nouveau, et qui, s’il n’est pas maintenu par une in-
cessante opération, [100] s’abolit aussitôt, est réalisé entre notre
conscience et l’unité de la présence universelle, la contemplation
des formes multiples de l’existence nous donne une joie pleine de
sécurité qui, sans nous troubler et sans nous divertir, met à la portée
de notre sensibilité cette abondance infinie que la première expé-
rience intellectuelle de l’être nous avait fait pressentir et, en droit,
livrée déjà tout entière.

Celui qui espère atteindre l’être en reculant indéfiniment par un


mouvement impatient les bornes de son horizon s’engage dans une
série indéfinie d’apparences qui le déçoit et le rend esclave. Mais
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 73

chacun de nous rencontre l’être en chaque point s’il consent à exer-


cer un acte avec lequel il lui appartient de s’identifier et qui le rend
indifférent aux états, bien que chaque état reçoive de cet acte tout
son prix et qu’il illustre, en l’enfermant chaque fois entre des limi-
tes, sa fécondité sans mesure.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 74

[101]

Deuxième partie.
L’identité de l’être et de la pensée

Chapitre VIII
LA PRÉSENCE FONDE
TOUTES LES DIFFÉRENCES
PLUTÔT QU’ELLE
NE LES CONTIENT.

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En définissant l’être par la pure présence on s’expose au reproche


de lui refuser toute détermination particulière : mais toute détermi-
nation est abstraite et ne se réalise qu’en s’inscrivant, au milieu de
toutes les autres, à l’intérieur d’une présence identique. Par suite, en
paraissant vider la notion de la présence de tout contenu, au lieu de
n’en faire la présence de rien, on en fait au contraire la présence de
tout. Car le tout ne peut pas être distingué de la présence elle-même,
comme en peuvent être distingués les termes particuliers. Le tout est
la présence toute pure : il ne s’ajoute pas à celle-ci ; elle ne s’ajoute
pas à lui ; il suffit que la présence soit donnée pour que l’être soit
donné aussi tout entier [102] dans la simplicité parfaite de sa posi-
tion comme dans la richesse infinie de ses déterminations possibles.
Mais il faut s’assujettir fermement dans cette présence pour en voir
sortir par analyse toutes les formes du réel. Si l’on croit pouvoir al-
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 75

léguer contre la valeur objective de la simple idée de la présence


l’impossibilité de la séparer de quelque terme défini, c’est parce
qu’elle donne l’existence à tous les termes définis. Ainsi il faut jus-
tement qu’elle donne l’illusion de n’être d’abord la présence de rien,
afin de pouvoir devenir la présence de tout lorsque les opérations
particulières de la connaissance auront commencé de s’exercer.
Comment deviendrait-elle en effet la présence de tout si originaire-
ment il fallait la borner en déterminant la nature de l’être auquel elle
convient ? On s’attachera donc à maintenir le caractère vide de la
présence afin de ne pas confondre l’être avec une chose, mais de
pouvoir expliquer par lui comment toutes les choses deviennent en
effet des choses.
On comprendra aussi pourquoi on ne voit pas l’existence, mais
seulement ses aspects. L’erreur commune à la plupart des théories
de l’être provient précisément de ce qu’on veut réaliser l’être dans
un objet [103] distinct de tous les objets particuliers et qui serait
manifestement dépourvu lui-même de toute réalité. Mais nous avons
essayé de montrer que l’être est le caractère identique qui fait qu’il
existe des objets. Et si ce caractère est aussi l’acte par lequel ils se
trouvent posés, on comprend qu’il n’y aura de visible que l’aspect
varié que pourra revêtir cet acte pour des êtres limités qui, soutenant
avec lui une multiplicité de rapports, ne coïncident jamais avec lui.
Et il est pourtant remarquable que chaque être individuel, précisé-
ment parce que, participant toujours à l’être, il demeure toujours en
contact avec lui de la même manière, ne laisse jamais entamer sa foi
dans la simplicité parfaite de cette notion, au moment où il en per-
çoit dans l’expérience les manifestations les plus hétérogènes.
Nous dirons donc que la présence du tout est antérieure à la dis-
tinction du sujet et de l’objet, mais qu’elle les comprend en elle, ou
plutôt qu’elle leur permet de naître en les opposant et en les accor-
dant. Cependant il faut pour cela que l’on considère le tout comme
vide de tous les caractères particuliers qu’y découvre une analyse
toujours inachevée. Il faut que ceux-ci ne [104] soient point en lui
sous une forme séparée afin de permettre à tous les individus, en les
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 76

discernant, de constituer en lui leur propre nature. Ainsi, le tout est


la racine d’où jaillissent toutes les qualités comme une gerbe infinie,
à l’intérieur de laquelle chaque être fini assure son propre dévelop-
pement autonome en isolant certaines d’entre elles avec lesquelles il
s’identifie.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 77

[105]

Deuxième partie.
L’identité de l’être et de la pensée

Chapitre IX
L’ÊTRE PUR, QUI EST TOUT,
N’EST RIEN DE PARTICULIER.

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La notion du tout ne peut pas être formée par une accumulation


d’éléments finis qu’il serait possible de clore ; et elle n’est pas non
plus un infini qui nous déborde et qui nous échappe. Elle est le fon-
dement et non pas la somme de cette multiplicité d’objets que l’on
ne découvre qu’après coup par l’analyse et que l’on n’achève jamais
d’énumérer. En réalité l’être contient toutes les différences et les
abolit toutes.
On se rappellera à ce propos l’opposition classique entre la théo-
logie positive et la théologie négative. La première nous oblige à
affirmer de Dieu et la seconde à en nier tous les caractères qui peu-
vent être observés dans chacune des formes particulières de l’être.
Car tout ce qu’il y a en elles de réel [106] doit être en Dieu comme
dans le principe qui le fonde ; et tout ce qu’il y a en elles de fini, —
et sans quoi il est impossible de les distinguer les unes des autres et
par suite de les définir en leur donnant un contenu, — doit être exclu
de la nature divine, de telle sorte que l’idée de Dieu pourra tour à
tour être considérée, à l’égard du monde où se trouve à nos yeux
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 78

toute réalité connaissable, comme une totalité infiniment remplie ou


comme une vacuité infiniment féconde.
Il y a plus : l’antinomie de l’être et du néant doit trouver ici sa
solution. Il est évidemment absurde de vouloir faire entrer le néant
dans un jugement d’existence. Et la seule affirmation métaphysique
qu’il soit peut-être impossible de contester est celle de Parménide :
que l’être est et que le néant n’est pas. Aussi tout jugement négatif
est-il un jugement positif dissimulé : en disant que A n’est pas, nous
voulons dire qu’il y a là un terme qui n’a pas les propriétés qu’on lui
prêtait, mais qui en a d’autres. Si maintenant il est vrai de dire du
tout qu’il n’a aucun des caractères que nous pouvons attribuer aux
objets particuliers dans notre expérience finie, (bien qu’il les
contienne indivisiblement dans son unité, [107] comme le principe
qui permet à l’analyse de les découvrir et, pour ainsi dire, de les
former en les opposant), on ne s’étonnera pas qu’en lui les deux
idées d’être et de néant paraissent s’identifier, puisqu’il faut nier de
lui chacune des formes de l’être pour qu’il puisse également donner
l’être à toutes.
C’est ainsi que le contraste entre les qualités sensibles peut être
regardé comme la rupture d’une indifférence qualitative, qui n’est
point enrichie mais limitée par l’apparition de chaque qualité parti-
culière : celle-ci serait d’ailleurs impossible à concevoir elle-même
si elle n’appelait pas corrélativement toutes les autres.
En prenant un exemple encore plus étroit, le silence sera défini
comme une sorte de synthèse compensatrice de tous les bruits. Cha-
que bruit romprait le silence en rompant pour ainsi dire son unité.
C’est par sa distinction à l’égard de tous les autres bruits, c’est en
s’opposant à eux qu’il pourrait être recueilli par l’oreille, qui est elle
aussi un instrument d’analyse. Mais la somme de tous les bruits,
l’essence commune dans laquelle ils sont puisés et qu’ils divisent,
surpasse elle-même infiniment la capacité de l’oreille et doit être
[108] nécessairement pour celle-ci indiscernable du silence.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 79

Et on peut imaginer aussi un état d’indifférence affective, qui


n’est pas négatif, qui est peut-être au contraire la véritable condition
de la sérénité et de la force, qui contient en puissance tous les plai-
sirs et toutes les douleurs et qui précisément ne les laisse filtrer
d’une manière séparée qu’au moment où cette exceptionnelle réussi-
te, cet équilibre parfait et fragile cesse de pouvoir être maintenu.
Dans le même sens enfin, les mystiques décrivent l’extase com-
me une élimination de toutes les différences, mais qui les comprend
toutes et qui est en quelque sorte leur source et leur confluent.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 80

[109]

La présence totale

Troisième partie
LA DUALITÉ DE L’ÊTRE
ET DE LA PENSÉE

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[110]
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 81

[111]

Troisième partie.
La dualité de l’être et de la pensée

Chapitre I
LA PENSÉE DISCURSIVE INSCRIT
DANS L’ÊTRE TOUTES
SES OPÉRATIONS.

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Il y a une homogénéité de nature entre l’être et le connaître. En


effet, si l’existence possède une extension rigoureusement universel-
le, elle comprend en elle la connaissance elle-même. Personne ne
peut mettre en doute que la connaissance ne soit une forme de
l’existence, ou que la pensée ne fasse partie des choses, ou encore
que la conscience ne soit un aspect de l’univers, c’est-à-dire du tout.
L’homogénéité de l’être et du connaître apparaît donc avec une clar-
té singulière dès que l’on remarque que ces deux notions sont réci-
proques, qu’il y a un être du connaître comme il y a un connaître de
l’être, et que ces deux formes de l’être, prises dans leur nature pro-
pre d’être et, par conséquent, abstraction faite [112] de tout contenu
particulier, sont identiques et indiscernables.
On admet facilement que la connaissance est un effort pour at-
teindre l’être. Mais comme la connaissance se développe dans le
temps et qu’elle est par conséquent toujours imparfaite et inadéqua-
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 82

te, on en conclut que cet effort est impuissant et même contradictoi-


re : car il semble contradictoire d’imaginer un effort qui
n’obtiendrait le succès qu’en anéantissant l’être qui s’efforce, puis-
qu’il demanderait précisément à cet être de surpasser alors à la fois
sa nature et ses limites. On peut répondre, il est vrai, que tout effort,
et même toute forme d’activité suppose que le moi sort de lui-même
pour s’enrichir : cette observation s’appliquerait aussi bien aux actes
de la volonté qu’aux actes de l’intelligence. De telle sorte que la
contradiction que l’on signale est peut-être la loi même de toute ac-
tivité placée dans le temps : car qui peut contester que connaître, ce
soit incorporer à son intelligence des idées qui ne paraissent point
être en elle tout d’abord, et que vouloir, ce soit, en exerçant sa puis-
sance, acquérir quelque bien qui nous était primitivement étranger ?
Cependant ce progrès de l’intelligence ou [113] de la volonté
n’est possible que pour une activité discursive qui ne s’exerce ja-
mais pleinement et qui passe indéfiniment d’un terme particulier à
un autre. Or, dans cet émiettement on ne peut trouver qu’une image
fugitive de l’être. Bien plus, chercher à embrasser celui-ci en multi-
pliant les opérations séparées, c’est s’interdire d’y parvenir, car il est
à la fois un terme premier et dernier, en deçà et au delà duquel il n’y
a rien. Le propre de la pensée, c’est de créer un intervalle entre
l’être qui est son point de départ et l’être qui est son point d’arrivée
et d’intercaler dans cet intervalle toutes ses démarches. Mais elle est
vite tentée d’oublier que l’être est derrière elle comme il est devant
elle et elle tombe aussitôt dans cette illusion de croire qu’au lieu de
le reconstruire simplement à sa mesure, elle l’engendre absolument
avec ses seules ressources. Il est naturel que l’être paraisse alors lui
échapper d’une manière décisive. Mais il suffit de se rappeler que,
dès son entrée en jeu, la pensée doit posséder l’être, pour être
contraint de la placer d’emblée au cœur de l’être même. Or, puisque
là où l’être est présent il est présent tout entier, le problème est de
savoir non pas comment la connaissance [114] peut rejoindre cet
être qui lui est indivisiblement lié, mais comment celui-ci peut offrir
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 83

successivement à la connaissance la multiplicité indéfinie de ses as-


pects dans la durée.
Cependant, s’il est impossible de concevoir la pensée autrement
que comme la puissance de tout connaître, on peut dire que la pré-
sence seule de la pensée atteste jusque dans l’être fini l’indivisibilité
même du tout et la simplicité de l’être.
Cette puissance, en s’exerçant d’une manière imparfaite, fait ap-
paraître en nous une multiplicité d’états qui l’expriment, mais qui la
limitent : un tel exercice de la pensée enrichit donc notre être fini,
mais non pas l’être total. Comment celui-ci pourrait-il croître, puis-
qu’il ne se développe pas dans le temps et qu’il comprend le temps
lui-même à l’intérieur de sa propre sphère ? Par là on voit comment
la pensée nous fait participer à une activité qui subsiste indépen-
damment de nous et dont la pénétration en nous, mesurée par notre
ouverture, réglée par la puissance de notre attention et de notre
sympathie, explique le développement de notre vie et la constitution
de notre nature.
La connaissance est une propriété de [115] l’être fini. Descartes
définit légitimement le moi comme une pensée. Mais le moi n’est
pas l’objet de sa propre pensée, car cet objet c’est l’univers. Faut-il
dire qu’il est l’acte de cette pensée ? On rencontrerait encore la mê-
me difficulté puisque cet acte, pris en tant qu’acte, c’est-à-dire en
dehors de toute limitation, est coextensif à tout objet et par suite à la
totalité de l’être. Dès lors, pour qu’il y ait une distinction entre la
pensée et l’être, il faut avoir opposé déjà l’être fini et l’être total : à
partir de ce moment la pensée devient précisément l’opération par
laquelle l’individu, incapable de s’identifier avec le tout, essaie
pourtant d’en embrasser tous les aspects successifs par la représenta-
tion. Si la distinction de la pensée et de l’être ne peut avoir de sens
que pour un être fini, c’est donc parce que l’être fini doit distinguer
évidemment du tout dans lequel il est placé les opérations par les-
quelles il essaie de le saisir. Mais ces opérations ont elles-mêmes
une existence. Et dès lors nous pouvons considérer le réalisme abso-
lu et l’idéalisme absolu comme deux expressions de la même vérité :
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 84

car il est également vrai de dire d’une part, que le tout subsiste hors
de la pensée individuelle et que celle-ci ne réussira [116] jamais à
s’identifier avec lui, et d’autre part, que notre pensée, si elle était
poussée jusqu’à son point de perfection, c’est-à-dire si elle pouvait
s’achever, viendrait coïncider rigoureusement avec son objet, de tel-
le sorte que, comme on l’a vu, l’objet lui-même pourra être défini
comme étant une pensée parfaite, mais une pensée sans dualité et
par conséquent sans conscience.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 85

[117]

Troisième partie.
La dualité de l’être et de la pensée

Chapitre II
L’AVÈNEMENT
DU PARTICULIER EST
UN EFFET DE L’ANALYSE.

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C’est parce que l’existence ne peut être attribuée qu’à ce qui est
complet et achevé, ou à ce qui se suffit, que la notion d’existence ne
peut convenir primitivement qu’au tout ; et puisque hors du tout il
ne peut rien y avoir, cette notion est parfaite et immuable, elle ne
peut subir ni accroissement ni diminution. Cette observation nous
conduit à deux conséquences : la première, c’est que l’existence
n’appartient aux êtres particuliers que dans la mesure où ils font par-
tie du tout, la seconde, c’est que la seule méthode légitime dont
l’intelligence puisse se servir est la méthode analytique. C’est donc
dans le tout achevé que nous devons distinguer toutes les formes de
l’inachèvement, c’est-à-dire tous les modes particuliers de l’être,
opposer les [118] modes objectifs aux modes subjectifs et introduire
le temps lui-même, qui est l’instrument de l’analyse du tout et un
élément intégrant de ce monde de la connaissance, ou de
l’expérience, qui n’est que le tout analysé.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 86

Mais il y a deux conceptions bien différentes du tout. Si on adop-


te comme origine la partie, on regarde nécessairement le tout com-
me un terme collectif, c’est-à-dire abstrait ; de plus, comme il est
impossible de l’atteindre par une simple juxtaposition d’éléments, il
devient à nos yeux un idéal indéterminé, un indéfini. Si on médite
au contraire sur la fonction analytique de l’intelligence, — dont la
démarche précédente ne peut qu’essayer de totaliser à chaque instant
les résultats, — on aperçoit que se donner le tout, c’est poser la pos-
sibilité même de cette analyse, c’est en décrire pour ainsi dire
l’exercice, c’est exiger non pas qu’elle s’achève, mais qu’elle puisse
commencer, c’est saisir dans l’unité subjective de son opération le
caractère intelligible de cette même totalité dont on poursuit ensuite
le mirage dans la dilatation indéfinie d’un monde composé de par-
ties.
En allant plus loin, nous dirons que la [119] présence d’un objet
n’est pas seulement l’être propre de cet objet, mais qu’elle est l’être
même du tout à l’intérieur duquel cet objet vient s’inscrire et qu’il
détermine d’une manière originale pour le faire entrer dans la pers-
pective de tel sujet : l’être total n’est donc pas seulement nécessaire
comme le support purement abstrait de tous les êtres particuliers,
mais comme la condition actuelle et concrète de leur présence. Et,
sous une forme un peu différente, nous dirons encore qu’il ne peut y
avoir de présence réciproque que là où il y a une dualité, mais que
cette dualité suppose un acte d’analyse dont l’unité n’est que
l’expression subjective de l’unité primitive de l’objet analysé.
Ainsi il est inévitable que l’être apparaisse tour à tour comme
une parfaite unité et comme une parfaite totalité. Mais celles-ci doi-
vent se recouvrir avec exactitude. Si on les distingue, c’est parce
qu’entre elles s’introduit la multiplicité dont l’unité est considérée
comme l’origine et la totalité comme la consommation. Dès lors, on
est naturellement incliné à penser que, lorsqu’elle s’épanouit dans le
multiple, l’unité s’enrichit au lieu de se briser. Cependant on peut
observer dans l’unité arithmétique [120] quelques-uns des caractères
et la même ambiguïté que nous venons de reconnaître dans l’idée de
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 87

l’être. Car on peut faire de l’unité un nombre parmi les autres, le


plus simple d’entre eux et qui se retrouve dans tous les autres, bien
qu’au milieu de synthèses beaucoup plus complexes et qui font ap-
paraître des propriétés nouvelles qui ne pouvaient pas lui être attri-
buées. On la considérera alors comme génératrice de tous les autres
nombres, mais grâce à des opérations synthétiques où l’on ne se
borne pas à la composer avec elle-même : car, pour répéter l’unité, il
faut aussi pour ainsi dire la détruire, poser qu’elle ne se suffit plus et
qu’elle peut s’enrichir en appelant à l’existence les autres nombres
où elle semble encore présente, mais seulement comme l’un des
termes d’une relation, et où par conséquent elle est incessamment
dépassée.
La thèse que nous défendons est toute différente : elle consiste-
rait plutôt à faire dériver tous les nombres de l’unité par une opéra-
tion de sous-division, de telle sorte que chaque nombre, bien qu’il
contienne l’unité et qu’il soit aussi une unité dans son ordre, possé-
derait seulement quelques-unes des propriétés contenues dans
l’unité et qui [121] se révèleraient précisément dans leur contraste
avec les propriétés de tous les autres nombres.
Ainsi on peut dire, si toutes les idées sont particulières, que l’être
est une idée et qu’il n’en est pas une, comme l’unité est un nombre
et n’en est pas un. Les idées sont engendrées par l’être, comme les
nombres par l’unité : mais c’est que, loin d’y ajouter, elles le divi-
sent en faisant apparaître sa richesse et sa fécondité.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 88

[122]

Troisième partie.
La dualité de l’être et de la pensée

Chapitre III
L’ÊTRE FINI SE CRÉE
LUI-MÊME PAR UN ACTE
DE PARTICIPATION.

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Pour être, notre pensée doit saisir, en le faisant sien, un des as-
pects de l’être total, ce qui lui permet de se distinguer de l’être et
pourtant d’en faire partie : et comme cet aspect de l’être qu’elle sai-
sit appelle solidairement tous les autres, elle se reconnaît la compé-
tence de les embrasser, bien qu’elle ne puisse le faire que successi-
vement. Ainsi l’identité de l’être et de la pensée est à la fois suppo-
sée et progressivement réalisée.
Bien plus, dans l’opération dérivée par laquelle la pensée crée
son propre objet nous trouvons une image et un effet de cet acte in-
temporel par lequel l’être total crée éternellement sa propre présence
à lui-même.
Cependant l’existence du sujet étant celle d’une opération, le su-
jet est dans un état [123] perpétuel de transition et
d’accomplissement. De là les difficultés qu’on éprouve à le saisir :
avant que son activité s’exerce, il ne se détache pas de l’existence
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 89

impersonnelle où il puise son origine, et dès que cette activité


s’exerce, il se transforme en un état auquel il ne consentira jamais à
se laisser réduire. Or tous les êtres finis sont astreints en effet à naî-
tre, mais c’est précisément parce qu’ils participent à un être absolu
auquel ils restent constamment unis, qui est étranger lui-même à la
mort et à la naissance, et qui prouve sa réalité par la manière même
dont les êtres finis dégagent en lui leur existence propre. Ainsi l’acte
de la pensée est pour nous à chaque instant une naissance de nous-
même et du monde.
Mais on peut prévoir maintenant comment se réalise sous une
forme immanente la liaison de l’individuel et de l’universel. Bien
que la connaissance du sujet soit toujours limitée, puisqu’étant son
œuvre elle s’exerce nécessairement dans le temps, il s’attribue en
droit la puissance illimitée de tout connaître, ou, en d’autres termes,
il exige, sous peine de détruire la validité de sa connaissance au
moment même où il vient de l’obtenir, qu’il y ait une identité de
forme et une simple différence de contenu [124] entre ce qu’il sait
déjà et ce qu’il ignore encore. Il confond donc ce qu’il connaît avec
un aspect de l’être et se refuse à concevoir l’être tout entier autre-
ment que comme la totalité de ce qu’il pourrait connaître. Ainsi le
moi coïncide avec l’être par la puissance qu’il a de l’embrasser et il
s’en distingue par ses états, qui mesurent l’écart entre l’exercice
possible de cette puissance et son exercice réalisé. Cependant il est
aussi vain de vouloir se représenter l’être sur le modèle des états que
sur le modèle de la puissance. Il est la source toujours présente, an-
térieure à l’opposition des états et de la puissance, et qui, grâce à
cette opposition même, permet à toutes les formes de l’être
d’acquérir par une démarche qui leur est propre leur essence particu-
lière.
Dire que l’être est tout entier intérieur à lui-même, c’est dire que
sa nature est exclusivement spirituelle : il faudra donc qu’il soit un
acte pur. Seule cette idée nous permettra d’expliquer pourquoi l’être
est toujours présent au moi, sans que la réciproque soit toujours
vraie. Car il ne suffit pas de définir le moi par la participation à
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 90

l’être ; il faut encore comprendre pourquoi il existe quelque partici-


pation, c’est-à-dire [125] pourquoi il y a des êtres finis. Or, si l’être
est acte, nous devons voir se constituer en lui la participation elle-
même grâce à l’accomplissement par le sujet d’un acte imparfait
dont la dialectique décrit les différents degrés : que le moi doive
passer lui-même de la passivité à l’activité, cela ne prouve pas que
l’être en soi cesse jamais d’être un acte ; mais, dans la mesure où
elle reste passive, l’existence du moi est alors une existence qui lui
est en quelque sorte imposée : loin d’être encore une personne, le
moi ne possède pas jusque-là l’existence pour soi ; même alors il ne
peut s’attribuer la passivité de son état que par l’acte qui appréhende
celui-ci. Les ressources infinies, la finesse et le délicat contact insé-
parables de l’analyse psychologique ont justement pour objet de
nous guider dans l’étude des rapports entre l’acte pur et le moi. Car
celui-ci ne fait rien de plus au cours de tout son développement, à
travers la suite renouvelée de ses efforts, grâce à la fois à l’attention
et à l’amour, et dans une activité qui tantôt fléchit et tantôt s’exalte,
que de se chercher lui-même en essayant de découvrir la présence de
l’acte pur. Sans doute il ne lui est possible de le rencontrer que pen-
dant de rares moments [126] dont le souvenir illuminera ensuite tous
les événements de sa vie. Mais toute l’ambition de l’homme va à
rendre constante cette expérience parfaite ; c’est-à-dire à se diviniser
en voyant dans une seule et même opération sa personnalité s’abolir
et se réaliser souverainement.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 91

[127]

Troisième partie.
La dualité de l’être et de la pensée

Chapitre IV
LA PARTICIPATION
PRODUIT L’APPARITION
DE LA CONSCIENCE.

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Trop souvent on considère l’opposition de l’objet et du sujet


comme une opposition primitive et irréductible de laquelle toutes les
formes de l’existence doivent être dérivées. Mais la notion de
l’existence précède et surmonte cette opposition elle-même : car, en
définissant l’existence par la présence, nous voyons en elle les deux
termes d’objet et de sujet, sans cesser de maintenir leur originalité,
se fondre dans une unité plus haute. Or la notion de la présence de
l’être ne nous rend pas apte seulement à contempler un spectacle qui
nous est étranger : elle fait du spectateur et du spectacle les parties
d’un même ensemble. En poussant l’analyse plus profondément on
pourrait dire d’une part qu’il ne peut y avoir de spectacle extérieur
que pour un spectateur [128] qui se le peint à lui-même intérieure-
ment, d’autre part, que celui-ci ne peut s’attribuer à lui-même
l’existence intérieure, et par conséquent cette conscience sans la-
quelle il ne pourrait pas devenir même un spectateur, que dans la
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 92

mesure où il se reconnaît comme une partie privilégiée de l’univers


avec laquelle le reste des choses entre nécessairement en rapport
dans sa propre représentation.
L’être ne peut pas être une pure donnée. Car si on le prend dans
sa totalité, il n’existe point pour un autre que pour lui-même. Mais
cette existence en soi et pour soi n’est-elle pas l’existence d’une
conscience ? Cependant, toute conscience, sans sortir d’elle-même,
suppose la dualité tout intérieure d’un acte et d’un état, c’est-à-dire
une dualité qui romprait l’unité de l’être pur. De plus, toute cons-
cience exclut son adéquation actuelle à l’égard du tout, bien qu’elle
fasse effort pour la réaliser et qu’il y ait en elle une aptitude idéale à
la produire. La conscience n’appartient donc qu’à l’être fini et
l’intériorité absolue du tout à lui-même ne pourrait être imaginée
que sous la forme d’une conscience qui, ayant atteint son dernier
point, se consommerait et s’évanouirait dans la perfection [129] de
son exercice, c’est-à-dire dans l’identité avec son objet. Mais ce
n’est là qu’une limite et, si elle était atteinte, on pourrait dire aussi
légitimement que l’activité même, qui est caractéristique de l’être,
cesserait de s’exercer. Que resterait-il alors de l’essence de l’être ?
Si l’être est essentiellement don de soi, il exige, puisqu’il n’y a rien
en dehors de lui, qu’il y ait en lui des parties auxquelles il se donne.
D’autre part, s’il est acte, il ne peut se donner qu’à condition de fai-
re participer les êtres particuliers auxquels il se donne à sa propre
opération. Par suite, pour qu’il demeure univoque, il faut qu’il se
réalise lui-même en constituant en soi une infinité de centres
d’existence indépendante dans lesquels il sera présent sous deux
formes : d’une part, comme un acte riche d’une possibilité infinie,
mais qui ne peut marquer sa distinction à l’égard de l’état auquel il
s’applique qu’à condition de n’être achevé que dans sa possibilité
même, et d’autre part, comme un état qui limite la totalité du réel,
mais qui l’implique, s’inscrit en elle, et déjà l’exprime confusé-
ment ; ainsi l’acte, en reconnaissant précisément la limitation de
l’état, s’en affranchit et la surmonte en la pensant. Le temps est
l’instrument sans [130] lequel l’intériorité même de l’être, insépara-
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 93

ble de l’existence des consciences individuelles, c’est-à-dire de la


distinction de l’acte et de l’état, ne pourrait pas se réaliser.
En effet, pour que la notion de l’être témoigne de son intériorité
parfaite et par conséquent de son entière suffisance, il faut que
l’objectivité et la subjectivité viennent s’identifier en elle. Nous di-
sons à la fois que l’être est présent absolument, c’est-à-dire qu’il est
présent à lui-même, qu’il nous est présent et que nous lui sommes
présent. Mais toutes ces formules recouvrent une seule et même af-
firmation, à savoir que, pour que l’être soit, c’est-à-dire qu’il se suf-
fise, il faut que son intériorité à lui-même ou son omniprésence soit
réalisée, ce qui n’est possible que si chacun de ses éléments, enve-
loppé dans l’objectivité du tout, enveloppe à son tour le tout subjec-
tivement. La présence pure de l’être en général doit refermer l’une
sur l’autre, pour les confondre à l’intérieur d’une même unité, la
subjectivité de l’objet dans chaque conscience et l’objectivité d’un
sujet universel qui comprend, dépasse et fonde toutes les conscien-
ces particulières. Par là seulement, on peut légitimer la réciprocité
de la présence [131] de l’univers et du moi. Une telle réciprocité
crée, il est vrai, une ambiguïté apparente puisque la présence ne se
réalise pas de la même manière dans les deux cas ; toutefois cette
ambiguïté est naturelle et même instructive si l’on réfléchit qu’être
présent à quelque événement signifie aussi bien en être le spectateur,
c’est-à-dire en faire pour nous une représentation, et y prendre part,
c’est-à-dire en faire l’objet même de notre opération, par une sorte
de participation à l’acte créateur.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 94

[132]

Troisième partie.
La dualité de l’être et de la pensée

Chapitre V
LA CONSCIENCE CREUSE
UN INTERVALLE ENTRE
L’ACTE ET LA DONNÉE.

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Toute pensée consciente suppose nécessairement une dualité en-


tre le sujet et l’objet de la pensée. Car c’est précisément l’intervalle
qui sépare le sujet de l’objet qui fait naître la conscience. Toute
connaissance parfaite, en confondant le sujet et l’objet, abolirait
donc la conscience et l’individualité elle-même. On peut exprimer la
différence de nature entre le sujet et l’objet, soit par la distinction
entre un terme passif, qui est une pure donnée, et une activité spiri-
tuelle qui éclaire et qui enveloppe celui-ci pour se le donner à elle-
même, soit par la distinction entre une multiplicité inorganisée et
une puissance thématique qui rassemble et systématise des éléments
dispersés. Mais cette différence se trouve confirmée par
l’impossibilité où nous [133] sommes de qualifier par le même attri-
but l’objet de la pensée et la pensée de cet objet ; ainsi nous disons
d’une pensée qu’elle est confuse ou distincte, superficielle ou péné-
trante, molle ou vigoureuse, sans que ces caractères différents en-
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 95

gendrent la moindre modification dans l’objet auquel la pensée


s’applique ; et de même, nous disons de l’objet qu’il est coloré,
grand, résistant, sans que la pensée par laquelle nous le saisissons
puisse être dite elle-même grande, colorée ou résistante. Ces remar-
ques doivent donc nous conduire à séparer plus rigoureusement
qu’on ne le fait en général la pensée, en tant que puissance univer-
selle, de la diversité des termes qu’elle embrasse tour à tour sans en
être altérée elle-même. Or, une expression aussi commune que celle-
ci : « le monde est ma représentation », favorise précisément la
confusion entre ce que l’on se représente et l’acte même de se le re-
présenter.
Pour comprendre l’opposition entre l’acte et la donnée il semble
qu’il faille remonter jusqu’à la source même de toute participation.
Si l’être est la présence éternelle, cette présence se trouve transférée
au moi, dès que, discernant en elle quelqu’un de ses [134] aspects, il
se solidarise avec celui-ci : elle devient alors la présence du moi à
lui-même. Mais il y a pourtant une grande différence entre la pré-
sence primitive et la présence participée. La participation, il est vrai,
s’effectue par un acte, mais c’est un acte constamment empêché et
retenu qui, pour s’exercer, doit s’appuyer sur l’obstacle même qu’il
cherche à vaincre, et qui, précisément parce qu’il prend son origine
dans le tout, doit retrouver sous la forme d’une influence vis-à-vis
de laquelle il demeure passif, c’est-à-dire sous la forme d’une don-
née, ce qui dans le tout échappe momentanément à l’efficacité de
son opération. Ainsi seulement la distinction de l’individu et du tout
pourra être maintenue. Et l’on pourra admettre en un certain sens
que la présence du moi à l’être se réalise d’une manière inadéquate,
bien que totale, par son état et d’une manière adéquate, bien que
partielle, par son opération.
Mais on comprend par là que le moi reste un et identique à lui-
même par le fait de sa participation, bien que son contenu se renou-
velle sans cesse comme la portion du réel que cette participation, en
vertu de son caractère limité, oblige à se présenter à lui sous la for-
me d’une donnée ou d’un état. [135] On comprend aussi que cette
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 96

donnée soit inépuisable, car, puisqu’elle est à son rang figurative du


tout, il faut qu’il y ait en elle autant de richesse qu’il y a de fécondi-
té dans l’activité qui cherche à la réduire, et qu’elle soit limitée
pourtant dans l’instant comme l’opération actuelle qui l’appréhende.
La rencontre de l’acte et de la donnée se fait sur une ligne frontière
entre l’indétermination de l’acte non exercé et l’indétermination
complémentaire de la donnée non appréhendée.
En réalité l’opposition de l’acte et de la donnée est nécessaire
pour permettre au sujet d’apparaître : c’est dans l’intervalle qui sé-
pare ces deux termes, et qui résulte précisément de leur inadéqua-
tion, qu’il introduit son être propre. Cependant l’être total est univo-
que et peut être représenté aussi bien dans le langage des données
que dans celui de l’acte. C’est pour cela que l’on peut indifférem-
ment le définir comme un acte universel que limitent des données
particulières, ou comme une immense donnée que limitent des actes
imparfaits : il est le confluent actuel de ces deux mouvements qui
cherchent vainement à l’épuiser et par conséquent à le rejoindre à
travers l’infinité de la durée.
[136]
Nous saisissons la nature de l’être dans l’acte emprunté et dérivé
par lequel nous nous donnons l’être à nous-même. Cet acte possède
une puissance de renouvellement indéfinie. Mais il faut, pour qu’il
soit nôtre, qu’il ne soit point pleinement exercé du premier coup,
qu’il paraisse toujours limité et comme emprisonné par une donnée.
Par là, il doit être associé à un corps. Ce corps est le séjour de
l’affectivité. Seulement c’est encore l’acte de notre pensée qui fixe
ses limites et qui les dépasse pour le relier à tous les autres objets
donnés qui remplissent avec lui la capacité infinie de l’espace.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 97

[137]

Troisième partie.
La dualité de l’être et de la pensée

Chapitre VI
L’INTELLIGIBLE ET LE SENSIBLE
S’ENVELOPPENT L’UN L’AUTRE.

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Aucun acte de pensée particulier n’épuise l’essence de la pensée,


car au moment où la pensée se pose, elle pose nécessairement son
indivisible unité puisqu’elle est un acte pur. Par suite, tout acte de
pensée particulier, c’est-à-dire tout concept, suppose une limitation
interne de la pensée. Cette limitation doit répondre à la présence
d’un objet pensable bien que non pensé, avec lequel cet acte contras-
te, mais auquel il s’applique, qui est à la fois par rapport à lui enve-
loppant et enveloppé et avec lequel dans l’être total il ne fait qu’un :
tels sont en effet les caractères de l’objet sensible. Dans la solidarité
du conceptuel et du sensible l’opposition de la pensée et de l’être
éclate et se résout. Car il y a dans le concept [138] une infinité qui
marque ses attaches avec l’acte universel de la pensée, mais qui
marque aussi que cet acte n’est pas pleinement exercé. Par suite il
doit paraître se heurter sur un obstacle qu’il éclaire et qui sans lui ne
recevrait aucune lumière, mais qui, contenant en lui toutes les dé-
terminations qui manquent au concept, doit être seul capable de
l’actualiser. De là la corrélation rigoureuse qui se manifeste entre le
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 98

concept et la donnée, chaque donnée répondant à la forme limitative


caractéristique de chaque concept et inscrivant celle-ci dans l’être en
même temps que l’infinité des déterminations qui surpassent
l’exercice actuel de la pensée conceptuelle. C’est pour cela que
l’analyse retrouverait en chaque objet la totalité même de l’être.
Mais nos sens n’en discernent que quelques aspects. Aussi la phé-
noménalité de l’objet est-elle la contre-partie de l’abstraction du
concept.
On voit par suite comment, s’il est juste d’accorder l’être au phé-
nomène, mais à condition d’en faire seulement un aspect de l’être
obtenu par l’analyse, il ne l’est plus de vouloir le refuser au concept
pour en faire un simple possible qui n’a d’existence que dans
l’entendement, sous prétexte [139] qu’il exprime seulement
l’opération de l’analyse et non plus l’élément qu’elle appréhende :
car cette opération n’a pas moins d’être que cet élément, ni
l’entendement moins d’être que la sensibilité. De plus, si, chez un
être fini, l’acte de la pensée est susceptible de se diversifier sans trê-
ve, ce n’est pas parce qu’il rencontre fortuitement des objets tou-
jours nouveaux ; ou plutôt cette rencontre exprime seulement l’appel
mutuel de tous les essais successifs par lesquels il cherche à remplir
sa propre capacité. Ils réalisent tous une participation à l’intériorité
même de l’être. Dès que nous observons comment ils se distinguent
et comment ils se complètent en se liant les uns aux autres, nous
sentons bien que chacun d’eux est un rameau d’un être plus vaste
dont toutes nos pensées particulières font partie. Ainsi, on a montré
que la totalité des possibles constitue l’être même.
Un phénomène isolé n’a pas plus de valeur ontologique qu’un
concept isolé. Mais cette valeur il l’acquiert aussi dès qu’on le re-
joint à tous les autres phénomènes dans le système du monde. Le
phénomène et le concept n’existent l’un et l’autre que par leur oppo-
sition mutuelle et [140] leur solidarité. Chacun d’eux soutient l’autre
et lui donne ce qui lui manque. Le phénomène sans le concept ne
serait ni actualisé ni relié à l’unité intérieure de l’être. De même et
selon un rapport inverse, c’est grâce au phénomène que le concept
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 99

est à la fois déterminé et inscrit à l’intérieur d’un univers donné.


Telle est la raison pour laquelle le mouvement de la pensée philoso-
phique n’a jamais cessé d’osciller entre deux thèses contradictoires
et qu’il est pourtant impossible de séparer : l’une qui, frappée par le
caractère illusoire du pur phénomène, cherche l’être du côté du
concept, l’autre qui, attentive au caractère vide du pur concept,
cherche l’être du côté du phénomène.

En fait, détachées l’une de l’autre, la donnée et l’opération qui la


saisit apparaissent toutes deux comme irrémédiablement subjecti-
ves : c’est pour cela que l’on peut également refuser l’être à la pre-
mière en disant qu’elle est un simple état de conscience et à la se-
conde en disant qu’elle est une simple possibilité. Mais de leur ren-
contre naît le miracle de l’objectivité : l’acte de la perception et
l’objet perçu se confondent : le même terme fait indivisiblement par-
tie de notre conscience et du [141] monde. C’est que, si l’on n’a pas
le droit de poser la pensée individuelle indépendamment de la pen-
sée universelle, ni telle expérience particulière indépendamment de
l’ensemble des choses, c’est-à-dire si l’on ne peut poser ni l’une ni
l’autre indépendamment de l’être total, il faut pourtant, pour poser la
première comme individuelle et la seconde comme particulière, les
mettre en rapport l’une avec l’autre. Il apparaîtra alors comme éga-
lement erroné d’attribuer l’être d’abord à la première, qui la com-
muniquerait ensuite, grâce à une sorte de contagion, à tous les objets
qu’elle se représente, ou d’abord à la seconde qui, en agissant sur
une conscience passive, appellerait ensuite à l’être dont elle jouit la
pensée même qui la saisit. En réalité il faut toujours, d’une part, que
tel objet s’offre à la pensée pour que celle-ci reçoive une détermina-
tion et, d’autre part, qu’il y ait dans la pensée telle direction privilé-
giée de l’attention et de l’intérêt pour que ce même objet se décou-
vre à elle en se distinguant de tous les autres. Il se produit ainsi entre
la pensée et l’objet, grâce à leur réciproque limitation, une identifi-
cation provisoire et toujours renouvelée, mais qui n’empêche pas
chacun de ces termes de déborder l’autre, [142] faute de quoi il re-
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 100

noncerait, dans le champ qui lui est propre, à sa liaison avec tous les
termes qui lui sont homogènes (c’est-à-dire avec le tout) et par
conséquent à son existence même.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 101

[143]

Troisième partie.
La dualité de l’être et de la pensée

Chapitre VII
LE TOUT ET LA PARTIE
NE PEUVENT PAS ÊTRE
DISSOCIÉS.

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La réflexion philosophique s’est toujours heurtée à deux diffi-


cultés contradictoires et qui sont pourtant solidaires : si l’on part de
l’être particulier, comme l’expérience immédiate semble nous y in-
viter, comment est-il possible de poser le tout, qui ne peut plus être
l’objet que d’une ambition idéologique ? Par contre, si, partant du
tout, comme la logique semble l’exiger, on donne d’emblée à cette
exigence une dignité ontologique, comment pourra-t-on retrouver
ensuite les êtres particuliers ? Quel besoin le tout a-t-il de se limiter
et de faire apparaître des parties dans son sein ? En d’autres termes,
pourquoi le tout est-il un tout et non point une unité pure ?
L’opposition de ces deux difficultés exprime la possibilité pour
la connaissance [144] d’une double opération de synthèse et
d’analyse. Mais ces deux opérations sont elles-mêmes consécutives
à l’apparition du temps à l’intérieur duquel elles se déploient.
D’autre part, elles ont dans le temps un caractère de réciprocité, ce
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 102

qui est le signe qu’elles surmontent l’ordre même du temps, c’est-à-


dire qu’elles utilisent le temps comme un simple instrument
d’exposition, mais sans donner au caractère successif de leurs dé-
marches une valeur ontologique. En fait, elles se rejoignent et se re-
couvrent dans le présent où elles trouvent toutes deux leur principe
commun et leur signification. Car, dans le présent, le tout et la partie
sont donnés inséparablement et évoqués l’un par l’autre selon la di-
rection de l’attention. Bien plus, l’expérience qui donne la partie et
l’opération qui pose le tout se réalisent à la fois, puisque c’est par un
acte universel et indifférencié qu’il nous faut appréhender chaque
donnée particulière, qui, il est vrai, en appelle une infinité d’autres
toutes différentes entre elles.
Le problème des rapports entre la partie et le tout est donc faussé
par l’apparente indépendance que ces deux termes différents intro-
duisent entre des concepts relatifs qui n’ont de sens que l’un avec
l’autre [145] et par le caractère réversible de l’acte qui va de l’un à
l’autre. C’est, si l’on peut dire, leur union qu’il faut poser d’abord :
cette union ne cesse d’être maintenue dans l’opération même qui
semble la briser. Celle-ci d’autre part est indiscernable de la vivante
participation par laquelle le sujet constitue sa propre nature, et les
mots de partie et de tout expriment moins encore les conditions ini-
tiales ou le mécanisme de l’opération elle-même que le point où
provisoirement elle s’arrête.
C’est pour cela que le tout n’est point un collectif, ce qui semble-
rait indiquer qu’il est une juxtaposition de parties possédant déjà
l’être par elles-mêmes, alors que c’est précisément dans le tout
qu’elles puisent ce qui les fait être. Un terme collectif n’est point un
être, mais une détermination purement abstraite puisqu’il n’assure
aucune liaison réelle entre les membres mêmes de la collection. Au
contraire, distinguer des parties à l’intérieur du tout, c’est sans doute
limiter le tout, mais de telle manière que la partie reste encore une
image du tout, non seulement parce qu’il y a entre elle et toutes les
autres parties des relations nécessaires et réciproques, mais, encore
parce que son existence même [146] comme partie n’est qu’un effet
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 103

de l’imperfection et de l’inachèvement dans la connaissance même


que nous en prenons. Si l’analyse pouvait épuiser sa nature, actuali-
ser toute sa richesse intérieure, le tout se découvrirait de nouveau en
elle. On voit donc que si la partie est présente actuellement dans le
tout, le tout est aussi présent virtuellement dans la partie, ce qui jus-
tifie le caractère indivisible de l’être et fait de la partie, comme telle,
un phénomène par lequel le sujet réalise sa participation personnel-
le, mais échelonnée, à la totalité même de l’être. Ainsi il n’y a des
parties dans le tout que pour permettre au sujet de se former lui-
même en discernant dans le tout ce qui l’intéresse à chaque instant.
Mais il doit encore prendre place lui-même dans le tout : et il ne le
peut qu’en s’attribuant le pouvoir de l’embrasser idéalement.
Ainsi le tout, qui est la puissance parfaite à l’intérieur de laquelle
les individus ne cessent de puiser les ressources qui leur permettent
de se réaliser, ne cesse en même temps de se réaliser lui-même par
la collaboration ininterrompue de tous les êtres qui s’épanouissent
en lui.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 104

[147]

Troisième partie.
La dualité de l’être et de la pensée

Chapitre VIII
LA CONSCIENCE EST MÉDIATRICE
ENTRE LE TOUT ET LA PARTIE.

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L’opposition du tout et de la partie ne peut devenir intelligible


qu’en se réalisant à l’intérieur d’une conscience. C’est seulement
dans une conscience en effet que l’on peut voir ces deux termes
s’appeler l’un l’autre et se rencontrer, car la conscience exige,
comme condition de sa possibilité même, que le tout soit pensé, sans
quoi la partie ne pourrait pas être posée, et que la partie soit posée,
sans quoi le tout ne pourrait pas être pensé. Le sujet joue le rôle de
médiateur entre les deux : il ne cesse de les opposer et de les unir,
En effet, il actualise la partie grâce à l’exercice d’un pouvoir qui
est en droit universel : car, puisque ce pouvoir est homogène et iden-
tique à lui-même, quelle que soit la manière dont il s’exerce, il nous
[148] oblige à actualiser dans des opérations particulières toute la
richesse qui est en lui, c’est-à-dire à nous donner le spectacle d’un
univers composé d’une infinité de parties dont aucune à son tour ne
peut subsister indépendamment de toutes les autres. Cependant, bien
que la conscience enveloppe le tout subjectivement et qu’elle soit
l’instrument de sa division en parties, le tout réside aussi en un cer-
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 105

tain sens dans chaque partie. C’est pour cela que, en s’appliquant à
la partie, le sujet semble recevoir d’elle la réalité qu’il lui a donnée
et qu’en la limitant, il accuse vis-à-vis d’elle sa propre limitation.
C’est pour cela aussi que toute pensée particulière est inadéquate à
toute chose particulière : elles doivent être toutes les deux imparfai-
tes et inachevées, bien que d’une manière différente, afin précisé-
ment que la conscience puisse naître. Il est donc bien vrai de dire
que chaque acte de pensée appelle nécessairement tous les autres
afin de réaliser l’idée de la pensée totale, et que par conséquent il y
a en lui une puissance et une efficacité qui surpassent infiniment le
terme qu’il appréhende dans l’instant : aussi doit-il se renouveler et
se répéter sans cesse au delà. Mais il est non moins vrai de dire que,
pour [149] que chaque terme ait une réalité actuelle, il ne suffit pas
qu’il appelle, pour le soutenir, tous les autres termes qui forment
avec lui la totalité de l’univers représenté, il faut que le tout soit
aussi présent en lui bien que sous une forme imparfaitement analy-
sée, il faut par conséquent qu’il surpasse lui-même infiniment l’acte
de pensée qui le saisit et qui n’épuisera jamais tout son contenu.
C’est que, si chaque conscience dissocie le tout en parties pour
constituer son propre horizon, c’est à condition d’en faire un ensem-
ble de phénomènes qui n’ont d’existence que pour elle et qu’elle
relie entre eux dans un tout subjectif ou représentatif, qui est une
perspective sur le tout où elle prend place elle-même. Mais puis-
qu’elle ne pourrait s’identifier avec le véritable tout qu’en
s’abolissant, ce tout à son tour ne peut être défini que comme le
point d’origine et le point de convergence d’une infinité de perspec-
tives particulières, dont chacune est caractéristique d’une conscien-
ce. Dès lors, aucune partie ne se distinguerait plus du tout dont on
l’a détachée si l’on rejoignait en elle toutes les vues particulières
que toutes les consciences peuvent prendre sur elle. En fait, elle ne
[150] pouvait exister comme partie que par les liens qui l’unissaient
à toutes les autres parties, mais qui rendaient déjà présentes en elle
toutes les influences émanées de tous les points de l’univers et qui
venaient se croiser en elle.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 106

Bien plus, si, d’une part, la conscience devait, pour en faire un


phénomène, détacher en un sens chaque partie de toutes les autres,
avant de la réunir à celles-ci dans l’ensemble du monde représenté,
si, d’autre part, une analyse exhaustive eût pu retrouver, dans cette
partie, l’infinité des caractères qui rendent l’être identique à lui-
même en chaque point, cette même partie acquiert pourtant, comme
partie, une existence intérieure et indépendante : car elle devient à
son tour le centre d’une conscience qui se définit par le regard origi-
nal qu’elle est capable de prendre sur toutes les autres parties, en en
faisant des phénomènes qui n’ont plus d’existence cette fois qu’en
elle et par rapport à elle.
On voit donc que chaque partie de l’univers peut être considérée
elle-même sous trois aspects différents : premièrement, elle enve-
loppe en elle la totalité indivisible de l’être, mais c’est afin de four-
nir l’origine [151] de deux opérations secondaires bien différente ;
d’abord, d’une opération analytique qui, en la limitant, la fait péné-
trer sous la forme d’une représentation non seulement dans une
conscience particulière, mais dans une multiplicité infinie de cons-
ciences qui trouveront dans l’exercice de cette opération le principe
de leur distinction et de leur accord, ensuite, d’une opération origi-
nale de synthèse, qui, la dépouillant elle-même de tout contenu pro-
pre, lui permettra de devenir une conscience et lui donnera comme
contenu la totalité de l’univers sous la forme d’une infinité de phé-
nomènes à la fois différents les uns des autres et inséparables.
Ces observations permettraient sans doute de trancher la question
de savoir pourquoi l’être du moi suppose nécessairement
l’association de la conscience avec un corps privilégié. Le corps ne
se distingue point du moi considéré comme un objet pour une autre
conscience, ou même pour la mienne. Cependant il est aussi le point
d’attache ou de référence de ma conscience particulière qui, il est
vrai, a cette fois comme contenu de sa propre représentation tout
l’univers, avec mon corps au milieu.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 107

[152]

Troisième partie.
La dualité de l’être et de la pensée

Chapitre IX
CHAQUE INDIVIDU IMITE
LE TOUT À SA MANIÈRE.

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Il n’y a que le tout qui existe par soi : dire qu’un individu existe,
c’est dire qu’il fait partie du tout. Mais le tout est lui aussi un indi-
vidu. C’est même le seul individu véritable, c’est-à-dire qui se suffi-
se pleinement à lui-même et ne puisse être ni enrichi par un appel à
des ressources extérieures, ni divisé en éléments capables de subsis-
ter hors de lui.
Chaque individu particulier, entre les bornes où nous
l’enfermons, l’imite à sa manière. Il y a plus : nous rencontrons sans
doute ici le caractère le plus profond de l’existence ; car, si elle est
toujours semblable à elle-même et si sa simplicité empêche que l’on
distingue en elle des degrés, l’objet auquel on l’applique est toujours
unique et individuel, autrement l’existence [153] ne serait qu’une
idée abstraite. Ainsi, en posant l’existence, il faut poser du même
coup l’individualité de tout l’univers ou, ce qui revient au même, le
caractère universel de la notion même d’individualité.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 108

C’est dire que le tout ne se réalise qu’en se proposant lui-même


comme fin à une infinité d’individus dont chacun cherche à
l’atteindre et à l’envelopper par l’effort de son développement auto-
nome, mais qu’il y a entre tous ces individus un équilibre si admira-
ble que leur collaboration suffit à maintenir et à actualiser dans cha-
que instant l’identité immuable du même tout. Dans cette réciprocité
de la partie et du tout, il importe de ne pas perdre de vue pourtant la
prééminence du tout. Car bien que chaque partie contribue à le for-
mer, elle n’est une partie que parce qu’elle s’en détache d’une cer-
taine manière, tout en restant inscrite en lui et en puisant en lui toute
la matière de son devenir.
Dire que l’individu particulier n’est pas le tout, c’est dire qu’il
cherche à obtenir l’unité de suffisance plutôt qu’il ne la possède,
qu’il y a en lui une puissance indéterminée qui aspire sans y parve-
nir jamais à obtenir la perfection de l’individualité.
[154]
Tout individu limité est attaché à un corps. C’est par ce corps
qu’il est limité. C’est aussi par ce corps qu’il se distingue des autres
individus. Mais ce corps n’est d’abord qu’un spectacle pour les au-
tres et pour lui. Il ne le confond donc pas avec lui-même bien qu’il
se sente étroitement assujetti à lui par l’affectivité et même par la
constitution de cet horizon représentatif dont il faut toujours que le
corps soit le centre. En réalité, le corps appartient à l’univers plus
encore qu’au moi et il atteste la subordination du moi à l’égard de
cet univers. Aussi emprunte-t-il à celui-ci la matière qu’il fait sienne
et ses parties constitutives gardent-elles encore l’existence, bien que
sous une autre forme, alors que la mort, en les dissociant, les a ren-
dues indépendantes du moi.
Cependant on n’oubliera pas que, si chaque partie du monde a
nécessairement quelque relation avec toutes les autres, sans quoi
l’unité même de l’être serait brisée, cette relation se trouve claire-
ment exprimée par notre corps qui, sans doute, n’occupe jamais
qu’un lieu à chaque instant, mais qui, en s’attribuant la mobilité,
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 109

s’attribue aussi le droit idéal d’occuper, par une circulation ininter-


rompue à l’intérieur [155] de l’espace, la totalité des autres lieux.
Si le corps, au lieu de constituer notre existence propre, exprime
seulement notre existence comme donnée ou comme objet, c’est-à-
dire notre existence pour un autre, on conviendra que l’essence de
l’individualité ne se trouve réalisée que par la conscience. On ren-
contre en effet dans la conscience cette intimité et cette impossibilité
de sortir de soi qui sont les caractéristiques de l’être en soi et pour
soi ; mais on y rencontre aussi cette limitation et cette puissance in-
finie de développement qui permettent de distinguer l’individu du
tout en les liant inséparablement l’un à l’autre. De fait, la conscience
ne se distingue du tout qu’en fixant des limites à sa représentation,
mais elle ne cesse pourtant de communiquer avec lui puisque c’est
en lui que cette représentation s’alimente.
Cependant, pour que le tout soit toujours actuel il faut qu’aucune
des puissances qui sont en lui ne demeure jamais sans être exercée.
Si, par conséquent, toutes les consciences particulières semblent
s’écarter de lui par ce qui leur manque, c’est parce qu’il ne cesse de
donner à l’une ce qu’il paraît refuser à l’autre. Il maintient sa parfai-
te immutabilité par un juste équilibre [156] et une rigoureuse com-
pensation de toutes les formes particulières de l’être. L’être total
exprime ainsi la convergence et la réunion de toutes les perspectives
que prennent sur lui les consciences individuelles. Et celles-ci, en
exerçant une activité qui vient de lui et qui pourtant leur est propre,
trouvent le principe de leur renouvellement et de leur progrès : elles
constituent leur essence particulière et accèdent à la lumière et au
bonheur selon leur capacité, c’est-à-dire selon leur mérite.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 110

[157]

La présence totale

Quatrième partie
LA PRÉSENCE DISPERSÉE

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[158]
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 111

[159]

Quatrième partie.
La présence dispersée

Chapitre I
LA PRÉSENCE TOTALE
SE DISPERSE EN PRÉSENCES
PARTICULIÈRES.

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L’expérience de la présence réelle est elle-même d’une parfaite


simplicité. Et c’est cette simplicité qui fonde l’unité de l’être. Dire
que nous sommes présents à l’être, que l’être nous est présent, que
l’être (ou encore le moi) est présent à lui-même, ce sont des expres-
sions destinées à manifester l’universelle présence dès que l’analyse
s’exerce et que la diversité des choses commence d’apparaître. Mais
la présence pure précède et soutient toutes les présences particuliè-
res : quel que soit son objet, cette présence est pensée, sentie et vé-
cue dans une opération indivisible.
On dira qu’elle ne se distingue pas de son objet et qu’autrement
elle est l’idée purement abstraite de la présence. Nous accordons
volontiers cette liaison nécessaire de [160] la présence avec un ob-
jet. Mais il faut pourtant reconnaître que si, d’une part, il nous est
impossible de penser l’existence d’aucun objet autrement qu’en
imaginant son actuelle présence, il ne peut d’autre part y avoir au-
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 112

cune différence dans la présence de ces objets tous différents. Car, à


travers le renouvellement de tous les événements, l’union de chacun
d’eux avec le présent s’effectue toujours de la même manière et il
est impossible de supposer que la présence ne soit pas la même par-
ce que le contenu de cette présence est modifié. C’est justement au
contraire l’identité de la présence dans laquelle il pénètre qui donne
à chaque objet son caractère concret et lui assigne une place dans le
même univers : en dehors de cette présence, il ne serait qu’une sim-
ple possibilité, en prenant le mot de possibilité dans son sens le plus
déficient. Ainsi tout le monde conviendra que donner la présence à
un objet, c’est lui donner l’être, loin que l’on puisse regarder
contradictoirement un objet qui n’est rien avant d’être présent com-
me capable d’ajouter l’être à un présent sans réalité.
Bien plus, ce n’est pas seulement la présence de tel objet, c’est la
présence à tel sujet qui apparaît comme n’étant qu’une [161] expres-
sion limitée d’une présence sans limite. Si le sujet reconnaît à
l’intérieur de l’univers une multiplicité d’objets différents, c’est par-
ce qu’il ne peut constituer son essence originale que grâce à une
analyse du tout, c’est parce qu’il ne se distingue pas de sa propre
relation avec ce district de l’univers auquel il est capable de se ren-
dre actuellement présent, c’est parce que l’idée du moi réside dans
une certaine perspective sur le contenu du monde sans avoir elle-
même de contenu séparé.
L’être étant posé primitivement sans aucune restriction, nous
cherchons ensuite quelle place chaque terme occupe dans l’être,
quelle est la qualification par laquelle il peut être défini et comment
il se comporte soit vis-à-vis du tout, soit vis-à-vis des autres termes
particuliers, soit vis-à-vis du sujet de la connaissance. Alors seule-
ment peut commencer cette dialectique vivante qui nous permet de
nous définir nous-même comme un être pensant, de chercher si
l’objet de notre pensée est identique en nature à notre pensée ou en
diffère, de déterminer la part d’activité et la part de passivité qui ap-
partiennent soit à l’être soit au moi : le temps est le moyen dont
nous disposons pour cela.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 113

[162]
On peut par l’intermédiaire du temps rendre intelligibles les dif-
férentes formes de l’être grâce à une déduction des fonctions psy-
chologiques, sensibilité et entendement, mémoire et imagination,
désir et volonté ; c’est par elles que le moi se confronte progressi-
vement avec le tout afin de dégager son originalité propre et
d’inscrire en lui son développement autonome.
Par là on verra apparaître tour à tour la variété infinie des modes
selon lesquels la présence se réalise : directe et indirecte, partielle et
totale, possible et nécessaire, sensible et idéale, prochaine et lointai-
ne, imaginaire et corporelle ; l’objet de la théorie de la connaissance
sera de les distinguer et de montrer les relations qui les unissent.
Ainsi l’expérience paraît créée par le sujet, mais grâce à une ana-
lyse du tout et sous la forme d’une représentation corrélative d’un
exercice limité de ses puissances. Le sujet divise et échelonne la
présence, mais sans pouvoir s’en séparer autrement qu’en renonçant
lui-même à la connaissance et à la vie ; il la filtre à travers le guichet
de l’instant, mais dans un compte d’entrées et de sorties qui
n’intéresse que lui. Toutes les opérations s’y font nécessairement au
présent : si elles diffèrent entre elles selon [163] le temps, c’est par
la matière à laquelle elles s’appliquent, mais non par leur vertu opé-
ratoire, qui exige qu’elles soient toujours actuelles puisqu’elles sont
une participation du même acte intemporel.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 114

[163]

Quatrième partie.
La présence dispersée

Chapitre II
LE TEMPS EST LA CLEF
DE LA PARTICIPATION.

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Le problème de la participation s’offre à nous sous quatre formes


différentes dans la relation de la partie et du tout, du moi et du non-
moi, de la connaissance et de l’objet, du présent et du temps. Mais il
suffit de rappeler les conditions selon lesquelles se réalise notre pré-
sence à nous-même pour voir que le temps est à la fois l’instrument
subjectif de la méthode analytique et la clef de la participation. Il
permet d’expliquer pourquoi la participation est une opération qui a
sa source dans l’acte pur, mais qui doit être mêlée de passivité, afin
de faire apparaître dans la conscience, dès qu’elle s’exerce, des états
qui la limitent et qui forment précisément son contenu. Il n’y a que
ces états qui se déroulent dans le temps. Mais on n’oubliera pas
qu’ils ne [165] s’évadent pourtant jamais du présent : car si c’est
dans le présent que le sujet perçoit ce qui l’entoure, c’est aussi dans
le présent qu’il remémore son passé et qu’il anticipe son avenir.
On comprend par là comment le monde, si on le considère com-
me un ensemble d’apparences ou de choses subsistant par elles-
mêmes, peut sembler â chaque instant refoulé dans le néant du passé
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 115

après avoir été tiré du néant de l’avenir. Mais notre conception est
bien différente. Les apparences ou les choses ne s’engagent dans le
temps que si on les sépare de l’acte qui les fait être tantôt comme
perceptions, tantôt comme images, et qui s’exerce toujours dans le
présent. Elles doivent s’inscrire dans l’être absolu, mais elles le font
par l’intermédiaire de la conscience individuelle. Or il faut que la
perception puisse se transformer en image sous le nom de mémoire,
et l’image en perception sous le nom de volonté, pour qu’il soit
permis à l’individu de s’affranchir du tout sans cesser d’y puiser.
Cependant puisque la matière de toutes les apparences est puisée en
effet dans le même tout, chaque expérience, bien que rigoureuse-
ment individuelle, doit s’accorder avec toutes les autres.
[166]
En résumé, tout se passe donc comme si l’on avait affaire à une
confrontation perpétuelle d’apparences infiniment variées avec un
centre immobile, foyer d’une existence qui, sans rien perdre d’elle-
même, fonde chaque sujet et rayonne sur chaque objet. Cette
confrontation n’est possible que parce que l’être est acte : une parti-
cipation imparfaite, mais qui est la condition sans laquelle un sujet
fini toujours placé dans le présent ne pourrait pas être, fera naître les
apparences qui se développent seules dans le temps. Cela ne veut
pas dire pourtant qu’elles séjournent jamais par elles-mêmes dans un
passé ou dans un avenir hypostasié, sinon par métaphore et pour es-
sayer de recevoir encore, au delà de l’acte par lequel le sujet les
évoque, une existence qui ne peut leur convenir et qui, hors de la
sphère de notre participation, ne saurait appartenir qu’à un acte non-
participé. Que chaque sujet fini ne puisse sortir du présent, c’est la
preuve suffisante de sa participation à l’être absolu : d’autre part la
multiplicité infinie des sujets finis et leur communion sont justement
les moyens par lesquels l’acte pur réalise sa perfection et son être
même.
Dira-t-on que cette distinction entre la [167] présence réelle et
l’objet présent est empruntée à l’observation d’une simultanéité
comme la simultanéité spatiale, qu’en voulant que l’analyse isole à
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 116

l’intérieur d’une seule et même présence toutes les présences parti-


culières, nous pensons obscurément à l’espace où il serait en effet
contradictoire de reconnaître autant d’espèces de simultanéités que
d’objets simultanés ? Mais cette image serait singulièrement trom-
peuse. Car si la présence dont il est ici question est celle d’un acte,
cela suffit à nous préserver de cette idolâtrie qui consisterait à re-
garder les états particuliers qui ne sont pas présents pour nous com-
me présents pour une conscience infinie, sous cette même forme
d’états où ils pourraient se révéler à la nôtre. Sans doute, en un cer-
tain sens, nous n’avons pas plus le droit de chasser du présent les
données de notre expérience que l’acte par lequel nous nous les
donnons. Mais c’est la preuve que le temps est purement subjectif,
qu’il est contenu dans le présent au lieu de le contenir et que le pré-
sent, au lieu d’être une limite irréelle entre ce qui n’est plus et ce qui
n’est pas encore, — thèse qui non seulement rendrait l’être insaisis-
sable, mais le confondrait avec le néant, — constitue [168] la forme
immuable que tous les modes finis doivent nécessairement revêtir
pour attester qu’ils sont eux-mêmes des aspects de l’être. Le temps
n’est rien de plus que l’exigence, sans laquelle notre personnalité ne
pourrait pas se constituer elle-même, d’une opposition et d’une tran-
sition sans cesse renouvelées, à l’intérieur d’une présence éternelle,
entre le présent de la perception et le présent de l’image.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 117

[169]

Quatrième partie.
La présence dispersée

Chapitre III
IL Y A UNE AVENTURE
TEMPORELLE DE
TOUS LES ÊTRES FINIS.

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Si d’une part le temps est la condition sans laquelle aucun indivi-


du ne pourrait constituer lui-même sa propre nature et si, d’autre
part, il est impossible qu’au cours de son développement cet indivi-
du se retire jamais de l’être, bien que sa participation à l’être soit
toujours nouvelle, c’est le signe sans doute que les étapes du devenir
temporel dispersent la présence plutôt qu’elles ne la rompent, afin
qu’en passant de l’une à l’autre nous puissions inscrire par un acte
autonome à l’intérieur de l’être éternel notre être participé.
On admettra facilement que la réalité du passé n’est rien de plus
que la réalité présente du souvenir dans la conscience qui l’évoque
et qu’elle ne coïncide jamais exactement avec la perception abolie ;
que [170] la réalité de l’avenir n’est rien de plus que celle d’un pos-
sible, c’est-à-dire d’une idée présente qui est l’objet de
l’imagination ou de la volonté d’un être limité et ignorant et qu’elle
ne coïncide jamais avec l’événement attendu. En d’autres termes, le
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 118

souvenir n’est pas la perception conservée, mais un état nouveau qui


la suggère, comme l’anticipation n’est pas le futur lui-même déjà
représenté, mais un état différent qui l’annonce. Dès lors, le passage
d’un moment du temps à un autre ne nous arrache pas au présent,
mais nous permet à la fois de constituer notre nature et d’attester nos
limites en convertissant incessamment la présence désirée en une
présence perçue et la présence perçue en une présence remémorée.
Par là doit apparaître l’individualité de notre être spirituel, qui fait
partie de l’être total, mais qui en un certain sens s’en affranchit par
la possibilité de devancer et de préparer subjectivement ce qu’il doit
percevoir, de rappeler et d’éterniser subjectivement ce qu’il a perçu.
La mémoire est une victoire que nous remportons sans trêve sur
les limites à l’intérieur desquelles s’effectue à chaque instant notre
contact sensible avec l’être : elle [171] donne à ce contact étroit et
fugitif une sorte de permanence spirituelle. Dès lors un contact nou-
veau, au lieu de donner naissance à une forme de l’être hétérogène à
celle qu’avait manifestée le contact précédent, prolonge et assimile
celle-ci, les éclaire toutes les deux en les faisant entrer dans une
conscience issue précisément du contraste entre l’idéalité de l’une et
la matérialité de l’autre. On ferait les mêmes remarques, en les re-
tournant, relativement à la dualité du présent et de l’avenir. Ici c’est
l’idée de la fin et la réalité de l’état qui par leur opposition se prêtent
une mutuelle lumière. Il suffirait d’ajouter que la représentation de
l’avenir est elle-même constituée par des images passées et que le
pouvoir que nous avons de les modifier ou de les combiner d’une
manière originale nous permet jusqu’à un certain point d’être le
créateur de notre propre vie avant d’en devenir le spectateur et
l’historien.
Dès lors, que pouvons-nous nous attribuer de plus que cet être
spirituel toujours présent qui est fait exclusivement de nos souvenirs
et de nos aspirations ? Et où puise-t-il lui-même la matière à la fois
de ses puissances et de ses états ailleurs que dans un tout éternel qui
ne lui manque [172] jamais, mais qui ne s’offre pourtant à lui que
selon les lois de la participation, qui sont aussi les lois de notre uni-
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 119

vers physique et de notre univers psychologique ? Si ce tout paraît


cependant lui résister dans une certaine mesure et se refuser à lui,
c’est pour lui permettre de dégager l’originalité de sa nature finie, de
faire sien tout ce qu’il a conquis, de dépasser ce qu’il a et de tendre
vers ce qu’il n’a pas dans une circulation au sein de l’être, qui est
ininterrompue, qui n’a de signification que pour lui et qui constitue
précisément les différentes phases de son devenir temporel. Mais le
tout, qui permet l’aventure temporelle de tous les êtres finis, n’y
prend aucune part : il se suffit à tout moment, il n’a besoin de rien
acquérir ; il est étranger à toute distinction entre la perception et
l’image ; il est le fondement commun de toutes les formes de la pré-
sence participée.
C’est donc parce que l’être est la présence absolue que le moi qui
participe à l’existence, mais qui s’en distingue, sera toujours présent
à lui-même et sera présent tour à tour aux différents états par les-
quels sa vie se réalise dans la durée. Ainsi la notion de cette présen-
ce absolue n’apparaîtra plus comme une pure chimère, un [173] éta-
lement illégitime dans le simultané et même une sorte de spatialisa-
tion après coup de tout le devenir réel et de tout le devenir possible.
L’existence plénière et indivisible du tout ne sera pas moins insépa-
rable de l’existence de chaque objet particulier, si on identifie l’être
avec l’acte pur : car un tel acte ne peut qu’être présent tout entier
derrière chacun de ces états qui s’appellent indéfiniment les uns les
autres, et dont la variété, la passivité et la continuité expriment la
position, les limites et la courbe originale de chaque conscience fi-
nie.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 120

[174]

Quatrième partie.
La présence dispersée

Chapitre IV
L’INSTANT EST LE SÉJOUR
DES CORPS OU DES APPARENCES.

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Si le temps est la condition de l’imperfection même de toute par-


ticipation et par conséquent aussi la condition sans laquelle
l’avènement des individus serait impossible, comment sera-t-il per-
mis, à partir du moment où le temps a apparu, d’affirmer encore
l’identification de l’être avec le présent ? Et n’y a-t-il pas une diffé-
rence de nature entre le présent éternel, caractéristique de l’être to-
tal, et ce présent mobile, limite du passé et de l’avenir, dont
l’existence est évanouissante et qui paraît être pourtant l’unique sé-
jour de tous les êtres bornés ? À cette forme transitoire du présent il
est préférable de donner le nom d’instant. L’instant est le croisement
du temps et de l’éternité. Mais, d’une part, le fait que notre existen-
ce propre ne sort [175] jamais de l’instant montre que notre liaison
avec le présent de l’être pur ne peut pas être rompue, tandis que,
d’autre part, la fugacité même du contenu de l’instant et
l’impossibilité que nous éprouvons à le saisir, à plus forte raison à le
retenir, montre que le moi n’est point un être constitué, mais un être
qui se constitue.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 121

Malgré le caractère paradoxal d’une telle assertion, nous sommes


incapables de saisir le moi, au moins primitivement, parce qu’il
n’est alors qu’une possibilité pure. Or, cette possibilité enveloppe le
tout et nous sommes tenu de l’actualiser d’emblée comme une pos-
sibilité réelle, quel que puisse être ultérieurement son contenu : telle
est l’expérience initiale de l’être. A ce moment le moi n’a encore
aucun contenu : ce contenu ne le fera pas sortir de l’être mais lui
permettra seulement de se l’approprier. Dès lors, c’est en saisissant
l’être par degrés que notre moi se forme peu à peu et par conséquent
il se saisit lui-même indivisiblement avec l’être dans l’acte même
par lequel il se forme. Pour expliquer, en maintenant leur dualité, la
coïncidence de l’être et du moi, on pourra dire que si nous coïnci-
dons avec l’être totalement par l’instant, nous ne coïncidons avec lui
que [176] partiellement et même tangentiellement par le contenu
propre de chaque instant.
C’est parce que ce contenu de l’instant exprime notre limitation
que notre existence dans l’instant affecte toujours un caractère sen-
sible ; elle implique donc à la fois la passivité et le corps : la sensa-
tion est le signe dans la pensée de la présence du corps, elle fait en-
trer cette présence dans la conscience en la dilatant dans le temps, en
l’associant à un rudiment de souvenir et à un rudiment de tendance.
Puisque le corps est limité, il est solidaire de tout l’univers ; la
sensation ne peut donc pas nous faire connaître le corps en soi, mais
seulement sa relation avec tous les autres corps. Toutefois, cela ne
veut pas dire que la connaissance qu’elle nous donne du corps soit
foncièrement inadéquate : car il n’y a pas de corps en soi ; le corps
lui-même n’est que le point d’aboutissement des influences qui, ve-
nues de tous les points de l’univers, se rejoignent en lui. Aussi les
différents sensibles nous révèlent-ils l’univers en nous révélant à
nous-même.
Quant au corps, il montre à la fois qu’il est caractéristique de
l’individualité et qu’il peut servir de nœud entre l’objectivité et la
subjectivité grâce à son aptitude à [177] entrer dans un double sys-
tème de représentations. Il y a en effet une science objective du
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 122

corps, mais elle fait de lui un spectacle pour un autre et elle nous
oblige à devenir pour notre propre corps un spectateur qui lui est
étranger. Notre corps n’est plus alors pour nous qu’un objet au mi-
lieu des autres et toutes les actions qu’il en reçoit ou qu’il leur ren-
voie doivent être considérées comme actuellement exercées. Mais la
sensation enveloppe encore le corps d’une manière toute différente
en lui donnant accès dans notre intimité individuelle : il apparaît
alors comme la condition de celle-ci. Le spectacle des choses, au
lieu d’être une toile anonyme où il occupe une place variable, de-
vient une perspective originale dont il est le centre. Les influences
qu’il subit de la part des autres corps ou qu’il réfléchit sur eux dé-
passant dans tous les sens le point et l’instant où elles s’exercent, la
conscience devient capable de les garder en réserve et de les es-
compter à l’avance, d’en souffrir ou d’en jouir, de les utiliser et de
les régler.
Cependant il se produit dans l’instant une sorte de coïncidence
entre la présence de la sensation et la présence du corps : c’est cette
coïncidence qui donne à chacune [178] d’elles sa réalité propre
puisque le corps est absent s’il est pensé au lieu d’être senti et que la
sensation se convertit en image dès qu’elle se détache de la présence
du corps. Ainsi, bien que chaque corps subisse l’influence de tous
les autres corps et engage l’histoire de tout l’univers, bien que cha-
que sensation, par les états qui la préparent et par ceux qu’elle susci-
te, engage l’histoire de tout le moi, c’est dans l’instant que la sensa-
tion et le corps acquièrent une existence originale qui, pour
s’expliquer et se fonder, doit s’épanouir simultanément dans
l’existence objective du réel tout entier et dans l’existence subjecti-
ve de la conscience tout entière.
Aussi est-il facile de comprendre pourquoi la plupart des hom-
mes identifient l’être avec le sensible et avec le corps. Ce préjugé
est en un sens légitime non seulement parce que le moi, en tant qu’il
est un être limité, ne peut se représenter sous une forme actuelle
l’être total et même dans une certaine mesure sa propre nature que
comme une donnée passive, mais encore parce que le souvenir et le
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 123

désir, dirigés l’un vers le passé et l’autre vers le futur, au lieu de


nous faire communiquer comme le sensible avec un être encore ex-
térieur au [179] moi, mais auquel le moi s’assimile afin d’être lui-
même quelque chose, ne nous font plus communiquer qu’avec le
contenu même du moi dans le temps, c’est-à-dire avec ce que nous
sommes devenu et avec ce que nous voulons devenir.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 124

[180]

Quatrième partie.
La présence dispersée

Chapitre V
TOUTES LES APPARENCES
SONT SITUÉES DANS
L’ÊTRE ABSOLU.

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La diversité des présences instantanées et l’impossibilité de les


épuiser semblent opposer des obstacles infranchissables à
l’adéquation de la pensée et de l’être. Car non seulement on allègue
qu’il est impossible de saisir l’être autrement que dans un de ses as-
pects, de telle sorte qu’en ne retenant à la fin que l’aspect lui-même,
on oublie bientôt l’être de cet aspect, mais on prétend encore que
l’être est décisivement hors de notre portée et que le sujet de la
connaissance est incapable d’atteindre autre chose qu’une apparen-
ce.
Tous les efforts que l’on a tentés pour mettre en doute une appré-
hension directe de l’être se réduisent en effet, soit, après avoir né-
gligé qu’il fallait poser l’être pour [181] poser la qualification, à
considérer l’être comme un terme abstrait découvert après coup par
la réflexion en comparant les uns aux autres les différents objets
qualifiés, alors qu’au contraire nul objet qualifié ne possède pour
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 125

nous une valeur concrète que par son inscription primitive à


l’intérieur de l’être sans condition, — soit à reléguer celui-ci dans
un monde transcendant inaccessible à la connaissance, qu’il semble
donc inévitable de regarder comme le seul monde réel et avec lequel
il faut bien pourtant que le monde de la connaissance, puisqu’il exis-
te à son tour, garde une homogénéité existentielle.
Bien plus, comment peut-on employer le terme même de phéno-
mène ou d’apparence sans reconnaître par là même la nécessité de
poser l’être, et même de le poser de trois manières puisque, d’une
part, dire qu’il y a des apparences c’est dire, comme le reconnaissent
la plupart des doctrines idéalistes, qu’il y a un être, inconnu il est
vrai, dont les apparences sont précisément les apparences, puisque,
d’autre part, le sujet pour lequel il y a des apparences possède
l’existence sans laquelle rien ne pourrait lui apparaître et puisque,
enfin, en disant qu’il y a des apparences, on attribue évidemment
[182] à l’apparence comme telle une existence absolue ?
Ainsi, toutes les qualifications devant recevoir l’être de la même
manière, et les apparences, à supposer qu’on ne puisse pas les dé-
passer, impliquant l’être elles-mêmes, on voit bien que l’idée de
l’être ne peut dans aucun cas être passée sous silence par la connais-
sance. Et même, tous les efforts que l’on fait pour échapper à cette
idée prouvent décisivement qu’elle est sans cesse présente à la pen-
sée : elle reparaît indéfiniment au terme de tous les arguments par
lesquels on espérait l’exorciser. La distinction entre l’existence de la
pensée et l’existence de l’objet n’est pas elle-même une distinction
qui porte sur deux formes de l’existence, mais sur deux termes diffé-
rents auxquels la même existence s’applique.
On prétendra alors que ce qui nous intéresse, ce n’est plus cette
existence capable de convenir indifféremment à tous les objets, mais
ce sont les caractères réels des objets eux-mêmes. Ainsi, nous pou-
vons bien donner encore le même nom d’être à l’apparence subjecti-
ve et à ce qui se trouve derrière elle ; mais, en disant que nous
n’atteignons pas l’être, nous voulons dire seulement que nous ne
parvenons pas à [183] désubjectiviser l’apparence pour entrer en
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 126

contact avec la réalité propre de l’être en moi, qui est le fondement


de toutes les apparences, telle qu’elle est avant qu’elle soit mutilée
et déformée par le sujet des apparences. Cependant il suffit de re-
connaître clairement que l’être, étant une notion indivisible, doit
s’appliquer dans le même sens à ce qui apparaît et à ce qui est placé
derrière pour cesser aussitôt d’établir une opposition chimérique en-
tre un être véritable, mais qui n’apparaît pas, et une apparence irréel-
le, mais qui est pourtant le seul être que nous puissions saisir.
La notion univoque de l’être nous invite précisément à descendre
jusqu’à une racine commune de toutes les apparences, c’est-à-dire à
faire des apparences elles-mêmes non seulement, selon une formule
célèbre, des apparences bien fondées, mais encore des pièces réelles
d’un univers varié dans ses aspects, bien qu’homogène par le princi-
pe qui le fait être et qui n’a lui-même aucune existence séparée. Et
ce résultat ne serait pas médiocre, s’il nous permettait, en partant de
la notion de l’être universel, de trouver en lui un principe sur lequel
nous pourrions appuyer non plus une distinction purement verbale,
comme celle [184] que nous venons de définir, entre une chose dont
on ne sait rien et des apparences dont le caractère illusoire, faute
d’un terme de comparaison, ne pourrait jamais être entamé, mais
une classification systématique des formes par lesquelles le même
être doit, pour manifester toute sa richesse, en proposer tour à tour
l’inépuisable présence à une infinité d’individus finis.
Il suffit, semble-t-il, pour prouver le caractère adéquat de la no-
tion de l’être, de joindre l’un à l’autre ces deux arguments : d’une
part que cette notion s’impose à nous d’une manière nécessaire,
même si nous prétendons nous enfermer dans le monde des appa-
rences, et d’autre part, qu’en raison de sa parfaite simplicité, elle est
rigoureusement identique à elle-même, quel que soit l’objet auquel
on l’applique. Mais par là le monde des apparences se trouve singu-
lièrement relevé. Car on se voit obligé de l’inscrire tout entier dans
l’être absolu. Le mot apparence perd alors ce caractère de limitation
métaphysique par lequel on en faisait l’image infidèle d’une réalité
inaccessible. Ou plutôt il n’y a plus d’apparences, au sens plein et
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 127

fort que l’on donnait à ce mot, mais seulement des perspectives sur
le réel qui s’accordent [185] et qui se complètent et dont le réel est
en quelque sorte l’intégration. Rectifier une apparence, c’est tou-
jours faire appel à une autre apparence plus cohérente et mieux
adaptée à nos besoins.
Bien plus, l’opposition décisive entre le monde de l’être et le
monde du connaître a sans doute elle-même son origine dans un
contraste hypostasié entre ce monde de la perception visuelle et ce
monde de la perception tactile que la science ne cesse de rapprocher
l’un de l’autre sans parvenir jamais à les confondre. Plus tard la dis-
tinction entre l’image et la perception sera utilisée pour évoquer une
distinction symétrique entre la perception et un objet que l’on n’a
jamais perçu.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 128

[186]

Quatrième partie.
La présence dispersée

Chapitre VI
LA PRÉSENCE SENSIBLE
ALIMENTE LA PRÉSENCE
SPIRITUELLE.

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Si le moi ne sort pas du présent, puisqu’alors il cesserait d’être,


en revanche tout le présent n’est pas sensible : or l’indépendance
relative du moi à l’égard de l’être total se réalise précisément grâce
à l’opposition de la perception et de l’image. Quand la perception a
lieu, le moi coïncide momentanément avec un aspect de l’être : mais
cette coïncidence permet la détermination et la fixation d’une image
qui vivra dorénavant dans la conscience d’une vie subjective auto-
nome, offrant aux créations de l’activité spirituelle une matière infi-
niment variée et infiniment ductile. Si cette coïncidence n’était pas
sans cesse nouvelle, le moi ne se détacherait pas de l’être total. Et si
le moi n’avait pas en lui une provision d’images acquises auxquelles
s’opposent [187] nos incessantes découvertes dans l’instant, celles-
ci ne pourraient être attribuées à un moi possédant déjà une nature
définie, mais qu’il est capable d’enrichir encore indéfiniment.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 129

Ainsi le moi est un être qui imagine et qui perçoit simultanément.


Or la présence de l’image ne peut pas être confondue avec celle de
la perception : bien plus, elles paraissent se chasser l’une l’autre. Il
est impossible qu’elles aient à la fois le même contenu. Le même
objet n’est pas d’un seul coup perçu et imaginé. Il faut qu’il soit ex-
clu du présent de la perception pour entrer dans le présent de
l’image. Et la théorie de la vie intérieure consiste à montrer com-
ment ces deux formes de la présence sont supposées l’une par
l’autre, bien qu’elles doivent se contredire avant de s’appeler et de
s’entrelacer mutuellement.
Les images nous permettent d’abord de reconstituer dans
l’instant d’une manière toujours inexacte et partielle un passé en
droit irréformable, puisqu’il a été vécu de telle manière et qu’il ne
peut pas ne pas l’avoir été. Elles attestent par conséquent à la fois
notre libération à l’égard du sensible instantané et notre servitude à
l’égard d’une réalité vécue et désormais [188] ineffaçable. Mais il y
a plus : ces images reviviscentes limitent et alimentent en même
temps notre activité créatrice ; elles servent de matière à ces images
indéterminées, beaucoup plus malléables, qui forment l’objet du dé-
sir et auxquelles l’événement, qui sera l’objet futur de la perception,
restera toujours disproportionné. Ainsi notre moi est formé moins
encore de l’originalité qualitative de nos perceptions et de leur in-
corporation totale à notre nature, qui s’effectue souvent à notre insu,
que du double écart subjectif et toujours renouvelé qui sépare nos
perceptions anciennes de nos souvenirs et les fins imaginées par le
désir des fins réalisées.
Le souvenir de notre passé fait partie de notre moi présent, de
même que le futur vers lequel le désir nous porte, avant de devenir
un objet actuellement possédé, ne peut être pour nous qu’une image
présente réelle ou possible.
Cependant la présence du souvenir est une présence subjective
inconsciente, c’est-à-dire une pure puissance, jusqu’au moment où
elle devient dans la réminiscence à la fois subjective et consciente :
le souvenir semble toujours mutilé et déformé [189] précisément
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 130

parce que cette puissance n’est jamais pleinement exercée. Ainsi le


rapport que nous soutenons avec notre passé immuable est analogue
au rapport que la perception toujours variable soutient avec un objet
présupposé fixe, ou mieux encore avec l’être total qui seul est fixe.
Dans la conversion de la perception en souvenir la conscience se
forme encore par limitation, comme dans le passage de l’être présent
à l’objet perçu.
Quant à la présence en nous du désir, c’est aussi une présence
subjective inconsciente ou consciente (celle-ci étant elle-même par
rapport à celle-là postérieure et imparfaite) et qui, par delà les bor-
nes de la participation réalisée, témoigne, dans le sujet qui participe,
d’une confiance en une présence extérieure à lui, mais capable, grâ-
ce à des coïncidences nouvelles, d’enrichir sa nature indéfiniment
sans jamais s’épuiser elle-même. L’image qui est l’objet du désir
n’est enfin qu’un essai purement subjectif réalisé à l’aide des élé-
ments empruntés au passé et par lequel l’expérience de la conniven-
ce désirée entre le moi et l’être se trouve anticipée. Il est évident
que, étant toujours présent à nous-même, nous sommes toujours pré-
sent à nos souvenirs [190] et à nos désirs, même quand ils ne sont
pas conscients : mais c’est dans l’instant qu’ils s’actualisent par une
sorte d’éclair passager au contact de la perception avec laquelle ils
contrastent et qu’ils font entrer à son tour dans la conscience grâce à
ce contraste même.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 131

[191]

Quatrième partie.
La présence dispersée

Chapitre VII
LE MOI REÇOIT DE L’ÊTRE
LA PRÉSENCE QU’IL PARAÎT
LUI DONNER.

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En analysant l’expérience de la présence réelle, on arrive inévita-


blement à montrer que la présence d’un objet, c’est son inscription
dans le tout, et que l’idée du tout est le fondement de toute présence
particulière, y compris celle du moi à lui-même.
Il n’y a point de relation plus claire que celle de l’identité de
l’être et du tout puisque, d’une part, l’être ne peut être posé que dans
sa totalité et que, d’autre part, c’est au tout qu’il faut donner primiti-
vement l’existence, si l’existence de la partie est toujours participée.
Comment en effet un objet pourrait-il être, même comme un simple
être de pensée, s’il ne faisait pas en quelque manière partie du tout ?
Mais comment par contre pourrait-il être autrement qu’en deve-
nant présent, et, [192] s’il n’y a pas plusieurs manières d’être pré-
sent, si les objets les plus différents doivent pénétrer dans la même
présence, n’est-ce pas parce que la notion de la présence exprime la
nécessité de poser l’être indivisiblement ? La présence ne peut donc
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 132

être que totale et, poser la présence de chaque objet, c’est poser sa
présence propre à l’intérieur d’une présence universelle. Mais c’est
dire soit que l’idée du tout donne la présence à tout ce qui est, soit
que la présence pure doit être identifiée avec l’idée même du tout.
Est-il possible cependant de maintenir dans toute sa rigueur ce
principe, que, si rien ne peut être présent que ce qui est, inversement
rien ne peut être qui ne comporte une présence réelle ? On alléguera
en effet que toute présence est subjective et inséparable de l’acte de
conscience qui se la donne. Mais il est évident que la présence sub-
jective est la manifestation de la présence plutôt que son essence.
Car si elle situe l’être représenté à l’intérieur de la conscience qui se
le représente, elle confère en même temps à la conscience son carac-
tère de réalité et elle la situe donc elle-même dans l’être sans condi-
tion. C’est pour cela qu’elle n’est qu’un aspect particulier [193] et
limité de la présence totale : elle témoigne de celle-ci sans épuiser
son contenu.
La présence de l’objet connu est actualisée par la présence de la
conscience de la même manière que la présence de la conscience est
actualisée par la présence même de l’être. Tout d’abord la présence
propre de chaque objet est évidemment une présence relative puis-
que nul objet particulier ne peut être pensé en lui-même indépen-
damment des autres objets particuliers avec lesquels il soutient de
proche en proche de nouvelles relations à l’infini. Mais on voit tout
de suite que cette présence mutuelle des objets les uns aux autres, —
ou leur présence commune dans la même expérience, — est
l’ouvrage de la conscience, car tous les objets particuliers, soit
qu’on les considère dans leur nature originale, soit qu’on les consi-
dère dans leurs relations, sont inséparables d’une pensée discursive
et finie qui fonde leur réalité. En se confrontant tour à tour avec cet-
te même pensée, ils acquièrent, pourrait-on dire, une face subjective
commune. Et c’est parce qu’elle est incapable de sortir d’elle-même
que toute pensée discursive et finie appelle la possibilité idéale de la
présence de tout le [194] donné dans la conscience du même sujet.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 133

Mais de même qu’un objet, bien qu’il dût contenir nécessaire-


ment la totalité de l’être s’il était analysé jusqu’au dernier point, ne
se soutient pourtant dans notre expérience réelle où il revêt une for-
me particulière que par sa solidarité avec l’infinité des autres objets
particuliers, de même une conscience, bien qu’en déployant toutes
ses puissances elle dût finir par coïncider avec l’être total, exige,
pour que son développement soit en fait limité et en droit illimité, la
collaboration d’une infinité d’autres consciences à l’intérieur des-
quelles l’univers entier sera toujours adéquatement représenté.
Dès lors la possibilité d’une présence mutuelle de tous les objets
dans une même conscience est elle-même corrélative de la possibili-
té d’une présence commune de toutes les consciences dans le même
univers, ce qui veut dire que toute présence particulière d’un objet
dans une conscience ou d’une conscience dans l’univers suppose
nécessairement une présence totale à laquelle elle doit être adossée
et sans laquelle elle ne pourrait pas être. Sans cette diversité infinie
des consciences qui s’accordent mais qui se complètent, on ne [195]
pourrait comprendre ni la possibilité d’un progrès de chacune
d’elles, ni la distinction qu’elles font toutes, dans l’objet qu’elles se
représentent, entre le contenu actuel de leur représentation et la ré-
alité même de l’objet représenté qui, dans la mesure où elle n’est pas
actualisée par ma conscience, ne saurait être pensée que comme ac-
tualisée pourtant par toutes les autres consciences réunies.
On ne peut donc concevoir la présence du moi que par rapport à
celle du tout. Et sans doute la plupart des hommes ne veulent pas
dire autre chose, quand ils disent que le moi est présent, sinon qu’il
est une pièce de l’univers. Quant au privilège dont le moi jouit dans
l’idéalisme, il se fonde sur l’impossibilité de rien connaître que se-
lon la perspective d’un moi. Mais le propre de l’idéalisme le plus
conséquent est de soutenir que le moi est identique au tout : et cette
identité se fonde évidemment sur la propriété que possède le moi de
donner la présence à toutes nos représentations. Or le monde de la
conscience, qui est sans doute un monde fermé puisqu’il constitue
notre propre intimité, nous donne en effet accès, en la mettant à no-
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 134

tre portée et en la taillant à notre mesure, [196] dans l’intimité uni-


verselle de l’être.
On voit maintenant à quel point la présence de l’être élève celui-
ci au-dessus de la pure abstraction. La présence est une expérience
du tout, ou plutôt elle est le caractère qui nous donne, dans
l’expérience de chaque objet, un contact immédiat avec le tout. Elle
fait de la notion de l’être une notion vivante. Car l’être ne peut pas
être distingué de sa propre révélation. Il est bien, si l’on veut, une
donnée, mais qui se donne à elle-même, une totale et mutuelle pré-
sentation de soi à soi qui n’est possible que parce que l’être est un
acte : il se réalise éternellement par l’infinité des états qui remplis-
sent toutes les consciences particulières ; l’état n’est lui-même qu’un
acte imparfait et interrompu dont tout le monde voit que, dans sa
réalité actuelle, il est encore éclairé et enveloppé par un acte qui non
seulement le soutient et le dépasse, mais encore l’actualise et le fait
être.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 135

[197]

Quatrième partie.
La présence dispersée

Chapitre VIII
NOS ÉTATS SONT LIÉS ENTRE EUX
PARCE QU’ILS FONT PARTIE
D’UNE PRÉSENCE IDENTIQUE.

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On ne perdra de vue aucun des principes déjà établis : à savoir


que nous sommes toujours présent à nous-même, parce que nous
sommes toujours présent à l’être absolu, que notre existence, étant
en acte, ne peut être donnée que dans le présent, enfin que l’être to-
tal doit être éternellement présent pour qu’en participant à sa nature
notre moi demeure toujours actuel, malgré le renouvellement inces-
sant de ses états. Sans cette identité d’une présence éternelle, com-
ment pourrions-nous expliquer la constance de ce sentiment de pré-
sence qui accompagne tous les événements de notre vie ? On nous
dira sans doute que ces événements sont tous différents et que le
moi, étant lui-même variable, [198] ne s’identifie à chaque instant
qu’avec l’un d’eux. Mais si ces événements toujours nouveaux sont
pourtant liés les uns aux autres, c’est parce qu’ils sont reçus dans
une présence identique qui ne subit elle-même aucun renouvelle-
ment. Que l’on n’allègue pas que cette présence n’est pas la même
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 136

sinon dans l’abstrait, puisqu’au contraire elle est le caractère qui


donne à tout aspect du réel son existence concrète, qui permet de
l’inscrire dans l’être et de lui assigner dans celui-ci à la fois une pla-
ce et des limites.
Dira-t-on que, si le moi s’identifie tour à tour avec chacun de ses
états, il semble qu’il faille imaginer, pour triompher de leur dissé-
mination, un autre moi invisible qui, étant dépourvu lui-même de
toute détermination, aurait la charge de réaliser la synthèse de tous
ces états soit dans le simultané soit dans le successif, c’est-à-dire de
les faire pénétrer dans la même présence subjective ? Cependant il
semble inutile, pour donner la présence à tous nos états, d’avoir re-
cours à ce sujet formel qui serait le fondement de la phénoménalité
sans être un phénomène et le fondement de l’individuation sans être
un individu. Un tel terme ne pourrait être distingué de [199] l’être
pur. Si le moi individuel est hors d’état de se poser lui-même com-
me un premier terme, c’est qu’il tient sa présence propre de son in-
sertion dans la présence inconditionnelle.
C’est en se plaçant d’abord au cœur même de cette présence,
c’est-à-dire dans l’abondance infinie et pourtant rigoureusement une
de l’être total, qu’il faut expliquer solidairement, mais sans se laisser
duper par leur apparente autonomie, d’une part les différentes for-
mes abstraites qui correspondent dans l’être à l’analyse de sa com-
préhension, d’autre part les différentes formes individuelles qui cor-
respondent à l’analyse de son extension. La même présence éternelle
est à la fois nécessaire et suffisante pour assumer, par
l’intermédiaire de la participation, la double fonction de lier tous
nos états au même moment dans notre conscience et de les lier à tra-
vers le temps dans notre mémoire. La présence constante du moi à
lui-même ne requiert pas nécessairement la présence d’un moi
étranger à l’expérience du moi, mais seulement la présence du moi
empirique et variable à un être qui est constant. Celui-ci est un véri-
table moi universel à l’intérieur duquel nous formons notre moi in-
dividuel [200] qui est le moi même que nous connaissons. On a vu
déjà comment c’est dans l’éternité de l’être que se trouve en particu-
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 137

lier le fondement de la mémoire. Les différents moments du temps


sont liés entre eux parce que, étant tous inséparables de l’être, ils
s’écoulent uniformément dans un présent dont nous ne sommes ja-
mais sortis et dont nous ne pourrons jamais sortir. Mais en quoi
consiste dès lors cet écoulement sinon dans la transformation inces-
sante d’une perception présente en un souvenir présent ? Par là le
temps apparaît comme un ordre purement subjectif qui permet au
moi de coïncider tour à tour avec chacune des faces de l’être, mais
en convertissant chaque fois cette coïncidence momentanée en une
possession spirituelle personnelle et durable.
On voit se former ainsi tout le champ de l’intimité : on comprend
du même coup pourquoi nous ne pouvons jamais franchir ses limi-
tes. Mais si le moi, bien qu’il se constitue par analyse, effectue né-
cessairement une liaison entre tous les aspects de l’être auxquels il
participe, c’est sans doute parce qu’ils sont liés primitivement dans
l’unité même de l’être, mais c’est surtout parce que l’intimité, c’est-
à-dire [201] notre présence constante à nous-même, est indiscerna-
ble de notre présence constante à l’être éternel qui fonde et qui ali-
mente toutes les formes temporelles de la participation.
Bien que le sentiment de la présence soit l’expérience même du
tout, il est naturel sans doute, puisque cette expérience est simple et
impliquée dans toute connaissance et dans toute action, qu’on cesse
bientôt d’être sensible à son originalité et de fixer son attention sur
elle pour s’attacher à son contenu particulier. Mais alors aussi, cha-
que événement, détaché des liens qui l’unissaient au tout, n’est plus
qu’une image flottante suspendue dans un vide où elle se dissipe
aussitôt : au contraire, dès qu’il est assujetti dans le tout dont il ex-
prime un aspect, il retrouve sa solidité et sa signification intérieure.
De même, en ce qui nous concerne, il nous est impossible d’obtenir
la présence à nous-même si nous nous séparons du tout : nous ne
vivons plus alors qu’une vie d’apparence ; c’est comme si nous nous
étions évadé de l’être dans une absence solitaire et pleine de mira-
ges. Seule la méditation sur la présence du tout assure la coïnciden-
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 138

ce concrète de notre pensée avec l’être. Seul le [202] sentiment de la


présence du tout confère à nos actes le principe de leur efficacité.
En résumé, quelle peut être l’expérience fondamentale d’un être
limité, sinon l’expérience de son être et de ses limites ? Mais, penser
ses limites, c’est aussi les dépasser, c’est même les dépasser infini-
ment ; et c’est apercevoir du même coup l’identité de nature entre
l’être que nous sommes et l’être qui nous dépasse. Il faut donc que
tout être particulier s’insère lui-même dans un tout dont il se recon-
naît comme un élément ; et pour cela il faut encore que son être soit
homogène et congénère à l’être du tout. Dès lors son isolement ces-
se : non seulement il n’est plus écrasé par le tout, mais il découvre
dans sa propre pensée, par laquelle il crée son intimité à lui-même,
c’est-à-dire son essence originale, un acte consubstantiel à
l’opération même du tout et qui, précisément parce qu’en droit il
enveloppe le tout, ne cesse d’en recevoir un aliment qui ne lui est
jamais refusé.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 139

[203]

Quatrième partie.
La présence dispersée

Chapitre IX
LA PRÉSENCE DE TOUS LES ÉTATS
EST SUSPENDUE À LA PRÉSENCE
DU MÊME ACTE.

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Dans l’instant, il s’opère une confrontation incessante entre la ré-


alité sensible d’une part et d’autre part les images que livre la mé-
moire et que le désir suggère ou modifie : c’est le caractère à la fois
disparate et solidaire des éléments confrontés qui assure la présence
réciproque du moi à l’être et de l’être au moi. Bien plus, leur
contraste est indispensable pour définir l’instant qui est une relation
indéfiniment variable entre la présence permanente du moi à lui-
même et la présence éternelle de l’être. D’une manière générale, la
présence de la perception est une présence à l’être qui nous décou-
vre notre présence à nous-même et la présence de l’image est une
présence à nous-même qui nous découvre notre présence à l’être.
Cette double relation [204] étant caractéristique de notre être propre,
nous vivons toujours dans l’instant, bien que le contenu de l’instant
ne soit jamais le même, faute de quoi le moi ne pourrait pas
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 140

s’accroître, ni par conséquent se distinguer de l’être absolu et consti-


tuer sa nature par une opération autonome.
Parmi les images, les unes seront rejetées dans le passé, c’est-à-
dire dans un présent du moi qui est en même temps un présent de
l’être (puisque le moi ne peut pas être séparé de l’être), mais qui
demeure obscur pour nous jusqu’au moment où un acte de pensée
l’éclaire de nouveau d’une manière instantanée. De même que le
moi, pour se distinguer de l’être total auquel il est pourtant lié, ne
peut coïncider avec lui que par la limite évanouissante de l’instant,
de même c’est par l’acte instantané du souvenir conscient que nous
devons coïncider avec notre passé.
Mais si nous étions actuellement tout entier identique à ce passé,
nous n’aurions plus besoin de le rappeler par une opération privilé-
giée, nous nous bornerions à en subir le poids, le moi serait un fait et
non pas un acte et il ne serait possible d’expliquer ni son élan inté-
rieur, ni la spontanéité de [205] la puissance par laquelle il se re-
nouvelle. Aussi faut-il qu’il y ait en lui d’autres images qui soient
rejetées dans le futur, c’est-à-dire dans un présent de l’être qui n’est
pas encore un présent du moi, quoique dans l’instant le moi
l’appelle à lui par le désir.
Dans l’opposition de ces deux groupes d’images dont les unes
sont empruntées à un moi déjà constitué par le contact avec l’être, et
les autres exigées pour ainsi dire de l’être dans l’opération par la-
quelle le moi s’enrichit, éclate, autant que dans le caractère sensible
de nos perceptions, la limitation de notre nature, qui est à la fois fait
et acte, qui dans sa passivité est limitée par son passé réalisé, et,
dans son activité même, par la distance que le temps établit entre le
désir et l’objet désiré.
Ainsi l’individu placé dans l’instant puise l’aliment de sa propre
vie soit dans le présent du moi par le souvenir, soit dans le présent
de l’être par la perception, soit dans l’intervalle qui, séparant de
l’être le moi réalisé, permet à celui-ci de faire de sa propre coïnci-
dence avec un nouvel aspect de l’être, suggéré, il est vrai par son
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 141

expérience passée, le fruit de sa propre activité. Dans l’instant il se


produit donc, pour que [206] toute participation reste limitée, une
incessante conversion d’une forme du présent à une autre, de la per-
ception présente au souvenir présent, lorsque la perception tombe
dans le passé, et de l’image présente à la perception présente, lors-
que le désir se réalise. Le temps suppose donc une adhésion perma-
nente du moi à l’être dans l’instant : celui-ci est une pointe sans
épaisseur dont le simple contact actualise sans répit un sensible tout
près d’entrer dans le moi sous la forme d’image afin d’y devenir un
élément permanent de sa nature. Mais ce sensible lui-même est tou-
jours associé à certaines images reviviscentes dont la présence cons-
ciente lui donne son caractère subjectif, permet d’opérer une distinc-
tion entre l’être et la perception et rend possible l’apparition du désir
qui, né de l’insuffisance même de ce qui nous est donné, aspire à
réaliser une coïncidence toujours plus parfaite entre le moi et le tout.
Cela suffit à montrer que le moi ne peut pas sortir du présent.
Mais le rôle du temps est de faire apparaître une différence entre le
sensible présent qui est évanouissant, bien qu’il exprime un [207]
aspect de l’être éternellement présent, le souvenir présent évanouis-
sant lui aussi, bien qu’il exprime un aspect de ce passé qui, intégra-
lement conservé en moi sous la forme d’une puissance acquise,
constitue désormais ma nature permanente, et le désir présent, éva-
nouissant encore, bien qu’il s’alimente des images accumulées dans
ce moi permanent et qu’il présume dans l’être éternellement présent
la réalité de l’objet qu’il cherche à atteindre. Au regard de l’être to-
tal, la différence entre les espèces de la présence n’a aucun sens : on
ne peut plus distinguer entre l’avenir et le passé, et par conséquent
tout est présent sans être en lui objet de souvenir, ni hors de lui objet
de désir. Rien pour lui n’est instant, si l’instant n’est qu’une limite
entre un acte déjà accompli et un acte qui va l’être. Mais tout est
instant, si c’est dans l’instant que l’acte lui-même s’accomplit.
Ainsi la véritable présence consiste dans l’acte. Comment en se-
rait-il autrement si nous avons eu raison d’identifier l’être avec
l’acte ? C’est dans l’instant et par un acte que nous percevons, que
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 142

nous nous remémorons, et que nous désirons. Ces actes diffèrent les
uns des autres par leur objet, c’est-à-dire non pas par la richesse de
leur contenu, mais par leur limitation. La perception, le souvenir et
le désir sont [208] mêlés de passivité : aussi est-il possible de les
décrire jusqu’à un certain point comme des états. Car l’être tout en-
tier est présent à la perception sans que l’acte de la perception lui
soit adéquat ; le moi passé est présent tout entier au souvenir sans
que l’acte de la remémoration lui soit adéquat ; enfin l’être et le moi
distincts et associés sont présents à la fois et tout entiers au désir qui
naît de la conscience de l’inadéquation de celui-ci à celui-là. Seul
l’être absolu est un acte pur auquel n’est lié aucun état.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 143

[209]

La présence totale

Cinquième partie
LA PRÉSENCE RETROUVÉE

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[210]
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 144

[211]

Cinquième partie.
La présence retrouvée

Chapitre I
LA PHILOSOPHIE EST
UNE GENÈSE INTÉRIEURE
DE L’ÊTRE.

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Il existe un accord tacite entre les prétentions des philosophes et


les exigences du public à leur égard. La philosophie ne possède un
prestige sur tous les esprits que parce qu’elle nous promet une expli-
cation totale de l’univers. Il semble que le philosophe doive néces-
sairement, pour remplir la tâche qu’il assume, pouvoir montrer
comment les différentes parties de la création apparaissent tour à
tour selon un ordre intelligible. Nous lui demandons de nous faire
assister à la genèse intérieure du réel. Les railleries des sceptiques
sur une telle ambition, les protestations d’humilité des philosophes
ne doivent pas nous en imposer : le sceptique suit les entreprises
toujours renouvelées de la raison avec une défiance qui n’exclut pas
quelque [212] émotion ; il ne se dissimule pas qu’il existe dans
l’intelligence une espérance infinie ; mais il pense qu’elle ne peut
pas être remplie ; son renoncement est semblable à celui de certains
ascètes qui tressaillent lorsqu’on s’entretient près d’eux des objets
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 145

qu’ils ont quittés. Quant à l’humilité des philosophes, on nous per-


mettra de dire qu’elle est une précaution qu’ils prennent à l’avance
contre leurs propres défaillances : en dépit de toutes les illusions que
l’amour-propre peut leur donner, ils gardent toujours dans le fond le
plus intime de leur sincérité la conviction d’avoir entrevu, au moins
pendant les heures où leur pensée était la plus lucide, le rythme se-
cret auquel les choses obéissent.
L’homme est un être limité qui est placé en face d’un tout auquel
il s’oppose, mais avec lequel il est uni. C’est là une expérience à la
fois initiale et éternelle qui est impliquée par toutes les autres et que
toutes les autres développent et spécifient. Or, il y a entre l’homme
et le tout des caractères communs. Il y a aussi des caractères qui
sont propres au tout comme tout et à l’homme comme partie distinc-
te de ce tout. L’origine et la valeur de la connaissance et de l’action
dépendent de la manière dont [213] s’établira la communication en-
tre l’homme et le tout : si l’homme s’oppose au tout et cherche dans
sa nature individuelle le principe indépendant de sa conduite, il suc-
combera dans cet effort ; froissé de toutes parts par le tout qui
l’environne et qui est infiniment plus grand et plus puissant que lui,
il ne trouvera dans son propre domaine qu’ignorance et que misère ;
et en rompant, autant qu’il le peut, les liens qui, l’unissant au tout,
soutiennent sa propre existence, il contribuera par chacune de ses
démarches à la diminuer et à la détruire : sa destruction sera l’effet
nécessaire des lois auxquelles il cherche à se dérober. Si, au contrai-
re, il nourrit sa pensée et sa volonté dans la représentation du tout
avec lequel il fait corps, les lois du tout lutteront avec lui et non plus
contre lui. Le monde lui deviendra intelligible. Au lieu d’être absor-
bé par le tout, il remplira en lui sa fonction particulière. Dans son
harmonie avec le tout, il trouvera l’équilibre et la force ; il fondera
son existence individuelle en cessant de prétendre à l’indépendance,
qui est un caractère du tout, mais ne peut appartenir à un être limité,
pour reconnaître les conditions qui le font participer au tout [214]
dans lequel son développement s’enracine et s’alimente.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 146

Non seulement, comme on l’a dit, c’est en découvrant la présen-


ce de l’être que nous découvrons notre présence à l’être, mais encore
notre être propre ne se constitue que par la connaissance de l’être du
tout. Par suite l’être du moi n’existerait pas sans cet être du tout où
il prend place et avec lequel il entretient d’incessants rapports. Bien
plus, l’être du moi renferme en puissance l’être du tout, mais il faut
pour qu’il l’actualise que cet être du tout ne cesse de le soutenir, et
de lui fournir à la fois l’élan de son opération et la matière où elle
puise.
Ainsi la réflexion philosophique ne nous fait pas connaître le
monde comme un spectacle, puisqu’elle nous fait assister à la for-
mation même de ce spectacle. Elle est une connaissance intérieure à
l’être. Elle nous révèle une activité souverainement efficace à la-
quelle elle fait participer notre conscience. Elle nous permet, grâce a
cette participation, de nous créer nous-même, d’inscrire notre propre
réalité dans l’univers et de la produire au lieu de la subir.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 147

[215]

Cinquième partie.
La présence retrouvée

Chapitre II
IL Y A UNE COMPENSATION
ENTRE TOUTES LES ACTIONS
PARTICULIÈRES.

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Un tout qui n’est pas un total, un tout qui est donné avant ses par-
ties, afin que ses parties soient découvertes en lui grâce à une parti-
cipation qui rend possibles à la fois le progrès des esprits et la genè-
se des choses, ne peut être que l’acte qui féconde toutes les partici-
pations. Il surpasse sans doute l’appréhension de tous les êtres indi-
viduels et les limites dans lesquelles s’exerce chacune de leurs fa-
cultés. C’est que ces facultés sont multiples et diffèrent entre elles
comme elles diffèrent d’un individu à l’autre. Mais ces différences
viennent de l’objet auquel elles s’appliquent ou de la fin qu’elles
poursuivent, c’est-à-dire de leurs bornes ou encore des conditions
sans lesquelles aucune participation ne serait possible : elles ne
viennent pas de [216] la source où puisent toutes leurs opérations et
qui leur donne leur commune efficacité. Aussi rien ne permet de dis-
tinguer de cet acte universel l’intégralité de ses formes participées.
Il est surabondant à l’égard de chacune d’elles : il ne peut pas l’être
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 148

à l’égard de toutes. Il n’y a rien en lui qui demeure à l’état de pure


puissance. La puissance marque, dans chaque être individuel, sa so-
lidarité avec le tout, la possibilité de constituer lui-même sa propre
nature, la carrière illimitée ouverte à ses désirs et l’étendue actuelle
de sa non-participation ; celle-ci peut être l’effet soit du degré où
l’évolution de cet être s’est arrêtée, soit de l’insuffisance actuelle de
sa volonté.
Mais ce qui n’est en l’un que puissance est toujours acte dans
quelque autre. Cela nous permet de comprendre comment chacune
de nos opérations présente le caractère d’un choix, bien que sa force
opératoire ne vienne point de nous. C’est par nous seulement qu’elle
vient en nous. Nous nous sommes bornés à dériver un courant qui, si
nous ne lui avions pas offert asile, aurait trouvé ailleurs son écoule-
ment.
C’est pour cela que chacune de nos démarches, si elle n’ajoute
rien et ne retranche [217] rien à l’univers, a pourtant d’infinies ré-
percussions. Elle contribue à déterminer non seulement notre essen-
ce et notre destinée, mais encore le sens même de toute l’évolution.
Ainsi il règne dans le monde une loi merveilleuse d’universelle
compensation qui trouve une double expression dans le déterminis-
me des phénomènes et dans l’harmonie du monde moral.
On prétendra sans doute que toute action devient désormais inuti-
le parce que ce que l’on omet de faire se retrouve nécessairement
ailleurs. Du moins il semble que l’on soit pris dans l’alternative sui-
vante : ou bien notre activité sera inspirée par l’égoïsme et par
l’avarice, puisqu’elle retire à autrui ce qu’elle nous donne, — ou
bien, pour qu’elle devienne altruiste, elle exigera, dans un sens
beaucoup plus profond qu’aucune religion ne l’a cru, non seulement
un sacrifice perpétuel de soi, mais encore un report sur soi de toutes
les douleurs, de toutes les fautes et même de tous les crimes que l’on
peut concevoir, sans que celui qui s’en charge puisse jamais espérer
d’en recevoir lui-même aucune contre-partie. Il y a dans cette inter-
prétation d’une loi naturelle une tentation si forte que certains ascè-
tes n’ont pas pu lui [218] résister. Mais la gageure ne peut pas être
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 149

tenue jusqu’au bout. Et celui qui accepterait d’entrer en enfer par


pur esprit de sacrifice y trouverait sans doute le plus cuisant délice.
Cependant il ne faut pas oublier que la participation des êtres
particuliers à l’acte pur ne peut pas s’exprimer par la simple loi de la
concurrence, précisément parce que le trésor où ils plongent est infi-
ni et inépuisable, que le tribut qu’ils prélèvent ne lui manque pas,
que leur séparation est plus apparente que réelle et qu’étant solidai-
res du même principe, ils sont solidaires les uns des autres, de telle
sorte que chacun en s’enrichissant, enrichit tous les autres. De mê-
me, s’il y a à chaque instant une balance dans la distribution des
biens matériels, l’accroissement des ressources utilisables ne peut
pourtant profiter à l’un sans profiter à tous. Et dans le même sens,
l’équilibre entre les formes de l’être à l’intérieur de l’univers est un
effet des démarches accomplies par chacune d’elles. Ainsi l’on peut
admettre, si le tout est une souveraine affirmation, que le dévelop-
pement d’une de nos puissances fait apparaître dans notre conscien-
ce et dans toutes les consciences une multiplicité de puissances
[219] corrélatives, mais non point privatives, comme l’apparition du
bleu dans la lumière blanche ne détruit point et n’appauvrit point
celle-ci, mais fait surgir en elle un arc-en-ciel indivisible et pourtant
divisé.
Sans doute le caractère original de chaque individualité exige
qu’elle détermine elle-même sa propre vocation par une participa-
tion de plus en plus parfaite à l’être universel. Mais les relations in-
cessantes des différentes individualités entre elles font que le pro-
grès réalisé par chacune d’elles n’en laisse aucune autre indifférente.
Il est pour toutes une suggestion et un exemple. Il les aide et en un
sens les oblige à découvrir et à réaliser leur destinée particulière. Il
est donc bien vrai de dire que les lacunes de la participation en un
point seront comblées ailleurs, car rien ne peut manquer au tout.
Mais il dépend de nous qu’elles le soient plus tôt ou plus tard, que
ce soit grâce à nous ou sans nous. Le tout est semblable à l’espace
qui est toujours présent, qui est indifférent aux mouvements qui le
traversent et où tous les mouvements possibles seront tôt ou tard ré-
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 150

alisés. Mais la réalisation d’un seul d’entre eux conditionne celle de


tous les autres. Ainsi chaque [220] action libre en appelle une infini-
té d’autres. Mais dans le monde moral ce ne sont plus que des pro-
positions qui peuvent être accueillies ou repoussées. Si l’univers est
semblable à une gerbe, il appartient à chacun de nous d’élargir et de
multiplier indéfiniment les épis. Mais une fécondité parfaite et sans
cesse renouvelée se retrouve toujours dans chaque grain.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 151

[221]

Cinquième partie.
La présence retrouvée

Chapitre III
LE TEMPS EST À LA FOIS
LA MEILLEURE DES CHOSES
ET LA PIRE.

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Si l’on supposait le temps aboli, on abolirait du même coup notre


indépendance et notre vie spirituelle. Car le temps nous détache de
l’univers, dont nous faisons partie. Il nous permet de ne jamais coïn-
cider avec celui-ci que par la limite sans cesse variable de l’instant.
Il fait de l’ensemble de notre propre développement une sorte de
monde fermé, uni sans doute à l’univers environnant par les liens les
plus étroits, mais qui pourtant n’appartient qu’à nous-mêmes. Grâce
au temps, la pensée modèle une image du futur qui fournit un but à
la faculté de désirer, et l’action, aussitôt qu’elle est réalisée, devient
dans la mémoire un objet indéfini de contemplation.
Mais, en nous détachant du tout pour fonder notre individualité,
le temps est la [222] cause de toutes nos misères. Car, dès que l’être
conçoit sa séparation, même relative, à l’égard du tout, il se sent à la
fois plein de hardiesse et d’impuissance. Il reconnaît ses responsabi-
lités vis-à-vis de l’avenir ; et comme cet avenir est toujours incer-
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 152

tain, il reste anxieux devant lui ; le plus souvent il se laisse séduire


par des fins particulières qu’il méprise ; et c’est pour cette raison
que le souvenir de son passé devient accablant. En d’autres termes,
le temps, qui est le milieu dans lequel notre activité s’affranchit,
mais en demeurant liée au tout, lui rend sensible le mauvais usage
qu’il fait de cette activité quand, au lieu de chercher son appui dans
sa liaison avec le tout, il aggrave l’intervalle qui l’en sépare. Devenu
alors esclave de chaque objet, il se dissipe dans le jeu du rêve ou du
désir et rencontre une double déception, soit qu’ayant mis sa
confiance en lui-même, l’événement vienne contredire son espéran-
ce, soit que, laissant pénétrer en lui l’oisiveté, il demande à l’ordre
du monde de produire pour lui le miracle d’une satisfaction intérieu-
re à laquelle il n’a pas lui-même collaboré.
Cependant, s’il est vrai de dire que, sans le temps, l’individu
n’aurait pas d’existence, c’est dans l’usage qu’il fait de cette [223]
indépendance par le moyen du temps qu’il peut conquérir la puis-
sance et la joie. Les objets particuliers, au lieu de le retenir et de le
dissiper, lui apparaissent alors comme une manifestation du tout
dont il fait lui-même partie et avec lequel il peut, grâce à leur média-
tion, s’associer d’une manière toujours identique et toujours nouvel-
le. De telle sorte que, si le but de notre propre vie est dans l’union
avec le tout et que cette union ne puisse se produire que par notre
activité, il était nécessaire que le temps réalisât en quelque sorte no-
tre séparation matérielle afin qu’au risque de tout perdre, notre ré-
union fût pour nous une conquête spirituelle de tous les instants.
Ainsi nous dirons que, sans le temps, nous ne sommes rien parce
qu’aucune distinction ne peut être opérée autrement que par lui entre
le tout et les parties qui le forment. Mais, dès que le temps apparaît,
un double chemin s’ouvre devant nous : nous pouvons demeurer à
l’intérieur du tout comme une partie au milieu des parties ; celles-ci
ne sont plus pour nous que des apparences variables ; elles nous em-
prisonnent avec elles dans les liens de la plus dure nécessité ; le pas-
sé nous écrase de son poids ; l’avenir nous fascine de ses [224] mi-
rages. Voilà le premier chemin. — Mais le temps est aussi le moyen
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 153

de notre délivrance : et c’est le second chemin. L’insuffisance de


chaque partie prise en elle-même n’appelle pas seulement un perpé-
tuel changement, elle manifeste aussi une parenté et une communau-
té de nature entre les parties, et par conséquent entre chaque partie et
nous-même à l’intérieur du même tout. Ainsi nous rejoignons l’unité
à travers la dispersion, non seulement malgré celle-ci, mais même en
un certain sens par son moyen.
Du même coup, nous dépassons les apparences pour entrer en
contact avec l’être par un acte volontaire. Notre liberté se trouve
fondée, non pas sur la négation de toute détermination dans le mon-
de, mais sur une distinction dans le même monde entre deux sortes
de rapports ; les rapports des parties entre elles qui sont réglés par
les lois les plus inflexibles et les rapports de chaque partie avec le
tout qui nous obligent à considérer cette partie comme une image du
tout, un foyer que le tout alimente, une source qui semble naître
d’elle-même au moment où le tout verse en elle intarissablement la
puissance qui la fait être.
Loin de dire que la nécessité et la liberté [225] ainsi conçues res-
tent opposées l’une à l’autre, il faut dire au contraire qu’elles sont
inséparables, qu’elles sont les deux noms d’une même réalité. C’est
parce que les parties ne se suffisent pas à elles-mêmes, tandis que le
tout où elles prennent place jouit d’une souveraine indépendance,
que la même partie subit, comme partie, la contrainte de toutes les
autres et participe à l’indépendance du tout dès qu’elle s’unit à lui.
Le déterminisme et la liberté sont la face matérielle et la face spiri-
tuelle de l’autonomie même du tout.

En franchissant un pas de plus, nous voyons que le temps était


nécessaire pour que nous puissions le surpasser lui-même par un ac-
te libre. Penser le tout, c’est s’affranchir du servage de l’instant.
C’est même en un sens produire l’avènement du tout, si un tout ne
consiste pas dans une juxtaposition de parties indistinctes, mais dans
la pensée tout intérieure par laquelle une partie, en percevant sa pro-
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 154

pre originalité, reconnaît en elle une puissance présente dans toutes


les autres parties, qui témoigne de son identité en chacune d’elles et
ne peut les animer qu’en leur demandant leur collaboration.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 155

[226]

Cinquième partie.
La présence retrouvée

Chapitre IV
L’INDIVIDU EST ESCLAVE
DU TEMPS DÈS QUE
SON ACTIVITÉ FLÉCHIT.

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Le temps apparaît comme la condition de toute participation, de


ses insuffisances et de leur réparation. Il ne peut donc apparaître que
comme une forme d’existence propre aux êtres particuliers. On ne
s’étonnera point de trouver en lui des périodes de progrès et des pé-
riodes de régression et peut-être même une sorte de complément à
chaque instant des gains et des pertes. Il n’y aurait point lieu de gar-
der quelque chagrin d’amour-propre en songeant qu’aucune de nos
acquisitions n’en est une pour le tout, bien qu’elle puisse être profi-
table aux autres êtres particuliers.
En allant plus loin, on fera une double remarque : la première,
c’est que chacun de nous ne réalise son essence que dans la mesure
où, surmontant les limites de sa [227] nature individuelle et renon-
çant à tout attachement propre, il découvre en lui une grâce toujours
présente qui, dès qu’elle trouve en lui plus de résistance que de doci-
lité, cherche ailleurs d’autres passages, mais qui, dès qu’elle le tou-
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 156

che, l’invite à communier avec tous ceux qui sont comme lui aptes à
la recevoir. Ne retenant rien pour eux-mêmes, ils s’unissent à Dieu,
laissant se poursuivre entre les choses matérielles ce jeu des causes
et des effets auquel, dans la partie intime de leur être, ils sont en
quelque sorte devenus étrangers.
La seconde remarque prolonge et complète la première. Car, si le
temps est la forme de notre expérience, nous nous laissons entraîner
par lui dans la mesure où notre activité fléchit et se détend ; nous le
surmontons dans la mesure au contraire où elle se concentre. Dès
lors, l’étroitesse de la participation nous oblige à dilater l’extension
de la durée pour embrasser l’être qui, à chaque instant, semble nous
fuir, tandis qu’au contraire la durée se resserre et devient inutile
pour celui qui, désintéressé à l’égard de tous les modes, s’attache
dans chaque instant au principe qui les produit. Ainsi, c’est parce
que le temps est subjectif que chaque conscience [228] en fixe le
rythme en le réglant sur l’intervalle qui la sépare de l’être pur. Ce
rythme est indéfiniment varié, mais il ne peut être contracté dans la
perfection de l’unité qu’en certains points culminants de notre vie
d’où nous ne cessons de déchoir pour les atteindre à nouveau, car
l’individu n’a pu les rencontrer qu’en se dépassant lui-même et, s’il
y découvre l’exercice d’une activité pure qui triomphe du détermi-
nisme, il faut qu’il ne garde jamais rien de ce qu’il a cru acquérir,
qu’il renouvelle indéfiniment ce qu’il croit posséder et qu’il puisse à
chaque instant tout regagner et tout reperdre.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 157

[229]

Cinquième partie.
La présence retrouvée

Chapitre V
L’INSTANT EST
UN MOYEN D’ACCÈS
DANS LE PRÉSENT ÉTERNEL.

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Il ne faut sortir de l’instant que pour entrer dans le présent.


On reproche à la plupart des hommes de ne vouloir vivre que
dans l’instant comme si le passé ne laissait dans leur pensée aucun
souvenir, comme si l’avenir ne cessait de les surprendre en raison de
leur incapacité à le prévoir. Vivre dans l’instant, c’est donc, semble-
t-il, vivre avec insouciance, se laisser porter par le cours des événe-
ments, participer au changement au lieu de le dominer et refuser
d’exercer cette prérogative essentielle de l’esprit qui, au lieu de cé-
der comme la matière au flux qui l’entraîne, essaie selon ses forces
d’embrasser l’ensemble du temps, de retenir le passé qui fuit et
d’anticiper le futur pour le conformer par avance à nos désirs. Or si,
[230] omme nous le soutenons, l’être fini ne coïncide avec l’être
total que dans la limite évanouissante de l’instant et si c’est dans
cette coïncidence seule que nous pouvons acquérir, avec l’être, la
puissance et le bonheur, la doctrine que nous exposons ne devient-
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 158

elle par la doctrine même de l’instant, ne devons-nous pas nous


abandonner à l’instabilité du devenir au moment même où nous
cherchons un terme éternel et renoncer à l`œuvre caractéristique de
la pensée, qui est de lier entre elles les étapes de la durée, au mo-
ment où, saisissant cette pensée dans son essence, nous prétendons
pousser son exercice jusqu’au dernier point ?
Cependant l’instant peut être considéré sous deux aspects : s’il
n’est qu’un lieu de passage entre deux états particuliers, il nous
conduit à rejeter dans le néant ce qui n’est plus ou ce qui n’est pas
encore et ne nous laisse ni hors de nous ni en nous aucun objet sta-
ble que nous puissions saisir. Alors celui qui veut vivre dans le pur
instant n’y réussit pas puisqu’il est chassé hors de lui d’une manière
incessante par la mobilité du temps. Distinguera-t-on une multiplici-
té continue et indéfinie d’instants successifs ? Elle ferait des étapes
de notre vie non point une possession transitoire, [231] mais un
abandon perpétuel. Comment éviter alors le regret qui n’est lui-
même qu’un espoir déçu ? — Mais l’instant a encore un autre as-
pect, puisque c’est par leur liaison avec l’instant que la perception,
le souvenir et le désir témoignent également de leur réalité. Si la
perception paraît s’anéantir au profit de l’image, si l’objet de notre
désir ne se convertit pas en perception, c’est notre corps qui est dé-
çu : par là, il est vrai, l’instant manifeste nos limites, mais puisqu’il
est en même temps notre point de jonction avec l’être, puisque c’est
en lui que s’exerce un acte identique dont le contenu se renouvelle
sans cesse, il atteste aussi l’éternité actuelle, sinon de notre nature
propre, du moins de son fondement spirituel. Dans cette seconde
interprétation, il vaudrait mieux dire que l’on sort de l’instant pro-
prement dit pour entrer dans le présent. Car si l’on s’attache encore
au souvenir et au désir, ce n’est plus pour déplorer leur irréalité
puisqu’ils apparaissent l’un et l’autre comme des éléments de notre
être actuel. Mais, pour n’être point détourné par eux du présent, il
faut les épurer assez pour les réduire à un acte qui s’accomplit, en se
désintéressant de la passivité des états qui l’accompagnent ou des
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 159

objets auxquels [232] il s’applique, c’est-à-dire en le libérant de


l’idée d’une perception perdue ou espérée.
Dès lors, le présent, concentrant en lui les images qui paraissent
nous échapper dans un lointain passé aussi bien que celles qui nous
attirent vers l’avenir par des mirages hors de notre portée, nous déli-
vre de la servitude où elles nous réduisaient ; il nous permet de goû-
ter le suc de chacune d’elles et nous en donne une jouissance spiri-
tuelle. Au lieu de souffrir de l’écart qui les sépare de la réalité sensi-
ble, nous trouvons en elles une lumière nouvelle à laquelle la sensa-
tion ne pouvait pas prétendre. Et si l’image apparaît encore comme
susceptible d’être projetée tantôt dans le passé et tantôt dans
l’avenir, c’est seulement pour qu’elle fournisse un objet identique à
notre contemplation et à notre amour. Mais les formes particulières
de l’être ne nous intéressent plus par leur contenu que nous cherche-
rions vainement à fixer ou à retenir. Leur rôle est de nous révéler la
présence absolue d’un être éternel ; et il faut qu’elles soient toujours
nouvelles pour qu’elles puissent nous permettre de participer à son
essence en enrichissant sans cesse notre nature et en faisant du cours
tout entier de notre vie une naissance ininterrompue.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 160

[233]

Cinquième partie.
La présence retrouvée

Chapitre VI
IL N’Y A DE NÔTRE QUE
L’ACTE DANS L’INSTANT
OÙ IL S’EXERCE.

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C’est dans l’acte que se fonde notre véritable réalité et l’erreur de


la plupart des hommes provient de ce qu’ils sont plus attentifs au
contenu, c’est-à-dire à la limite de l’acte, qu’à l’acte même. C’est
par un acte que nous percevons, que nous nous remémorons et que
nous désirons. Et dans chacun de ces actes, considéré en tant
qu’acte, notre participation à l’être est présente, parfaite et indivisi-
ble. Tout le monde le sent bien. Mais aveuglés par la limitation que
le temps produit dans notre nature et persuadés que la distinction du
passé et de l’avenir est caractéristique de l’être même, nous sommes
portés à identifier le présent, non pas avec l’acte, mais avec l’état, et
par conséquent avec le sensible. De là proviennent tous nos [234]
malheurs. Ainsi les hommes souffrent en contemplant le passé, s’il
était heureux, parce qu’il les a fuis, s’il était mélancolique, parce
que son image les poursuit jusque dans la possession du bonheur
présent. En essayant de deviner l’avenir, ils souffrent encore d’être
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 161

privés des joies qu’ils espèrent et craignent toujours la menace de


quelque péril. C’est qu’en se transportant dans le passé et dans
l’avenir, qu’ils considèrent comme des états abolis ou encore à naî-
tre, ils ne peuvent que se détourner de la réalité présente, se com-
plaire dans un rêve impossible à actualiser et empoisonner toute leur
vie par des comparaisons qui aiguisent seulement la conscience de
leurs limites. Au contraire, en nous solidarisant avec l’acte, nous
demeurons attachés au présent de l’être, nous retrouvons avec
l’innocence la source même de toute notre puissance. Le passé le
plus misérable devient un élément de notre force présente : il est
l’épreuve bienfaisante qui la nourrit et qui l’éclaire. L’instant pré-
sent, en faisant concorder notre existence avec celle de l’univers,
inscrit en quelque sorte dans l’abondance infinie de celui-ci la per-
fection actualisée de notre essence. Et l’avenir le plus incertain, en
donnant à l’être [235] la forme prochaine et subjective de l’acte par
opposition à la donnée, ouvre devant nous des chemins dans les-
quels s’engage notre liberté, qui rendent possible notre progrès, qui
nous permettent de retrouver le concret dont le rêve nous avait éloi-
gnés et qui ne manquent jamais, ni de proposer à notre activité quel-
que nouvel emploi, ni de lui promettre, si elle sait les atteindre, des
fruits meilleurs que tous ceux qu’elle a goûtés.
Dans la recherche des nouveautés passagères le moi ne peut que
se dissoudre. Mais chaque objet particulier, celui qui est là devant
nous, qui est présent dans l’instant, et qui est toujours nouveau mê-
me s’il nous paraît tout à fait familier, suffit pourtant à nous donner
le contact avec l’être absolu ; car il doit prendre place dans le tout
qu’il implique et qu’il exprime à sa manière. Par là il acquiert un
relief et une suffisance qui l’affranchissent en quelque sorte de la
relativité où le maintenait la seule considération de ses limites à
l’égard de nous-mêmes et à l’égard des autres objets. Toutefois,
pour que ce résultat puisse être obtenu, il faut que l’être cesse d’être
pour nous une immense donnée que nous chercherions à embrasser
sans y [236] réussir. Il faut qu’indifférent au contenu de chaque
donnée, nous puissions nous unir dans chacune d’elles à l’acte uni-
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 162

versel qui la fonde avec toutes les autres. C’est par là seulement que
nous pourrons assurer notre liaison avec l’être absolu et omnipré-
sent et nous assujettir en un point fixe d’où nous pourrons désormais
assister et collaborer sans désir, sans crainte et sans regret au déve-
loppement illimité de notre être limité.
Ainsi on ne pourra plus nous reprocher d’arrêter et
d’emprisonner par avance le développement du moi en inscrivant
dans un tout immuable à la fois son origine, sa fin et l’intervalle
même qui les sépare et qui lui permet d’éclore. Si l’on préférait ou-
vrir devant lui une carrière mystérieuse et indéfinie, mais en rejetant
l’idée d’un tout dans lequel il s’alimente, on serait bien empêché
pour expliquer qu’il pût s’enrichir et seulement se mouvoir. Au
contraire, on voit bien comment, par un contact sans cesse renouvelé
avec un être immobile, notre moi empirique s’accroît pour ainsi dire
sans y penser en intégrant dans sa nature propre tous les aspects
successifs que ses différentes rencontres avec l’être lui ont révélés.
— Pour éviter l’idolâtrie [237] qui consisterait à poser un tout dans
lequel toutes les manifestations de l’être seraient réalisées en une
fois, antérieurement à l’apparition des individus, il suffit d’admettre
que ces manifestations n’existent en effet que pour des individus,
mais que, sous peine de les exclure de l’être et de les rendre inintel-
ligibles, il faut les poser en acte à l’intérieur de la totalité des choses
avec tous les individus qui les actualisent par leurs opérations auto-
nomes. Le tout, tel que nous l’avons défini, n’est point séparé de ses
parties : il est le principe qui non seulement contient en lui d’une
manière indivise toutes les possibilités, mais exige et réalise le pas-
sage à l’acte de chacune d’elles selon les conditions définies qui
permettent à toutes les parties, au moment où elles apparaissent, de
constituer elles-mêmes leur être participé.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 163

[238]

Cinquième partie.
La présence retrouvée

Chapitre VII
L’ACTE EST UN
ET INTEMPOREL.

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Puisque l’acte a besoin pour être de s’exercer, il est toujours pla-


cé dans l’instant et toujours nouveau. Il semble donc que les actes
diffèrent les uns des autres à la fois par le temps, par le lieu, par les
circonstances, par la matière qu’ils modèlent, par le dessein qu’ils
poursuivent. Mais c’est dire qu’ils diffèrent par leurs limites ou par
les obstacles qu’ils rencontrent, non par leur nature, ni par leur es-
sence. Parmi les actes que l’homme est capable d’accomplir, seuls
ceux qu’il a confiés en lui à l’habitude, hors de lui à la machine,
sont emprisonnés dans des formes rigides et spécialisées. Mais si
l’on considère l’activité de la main chez un ouvrier habile, on trouve
celle-ci si souple qu’on est incapable de prévoir tous les gestes
qu’elle peut faire : et pourtant ils dépendent de sa [239] structure et
des résistances qui lui sont opposées. Lorsque l’activité devient ar-
tiste, elle multiplie infiniment ses prestiges : et dans les figures
qu’elle fixe, elle fait oublier les luttes qu’elle a livrées pour ne lais-
ser transparaître que les marques visibles de son aisance et de sa li-
berté. Si nous considérons le héros et le saint, la perfection de leur
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 164

activité ne vient-elle pas de ce qu’au lieu de s’exprimer par des actes


connus d’avance, elle se trouve spontanément adaptée aux circons-
tances les plus variées, de sorte qu’après avoir provoqué notre sur-
prise, elle nous paraîtra aussitôt la seule qui soit juste et naturelle ?
Et n’est-ce pas en elle principalement que nous observerons le véri-
table effet de l’activité, qui est de s’exercer par la seule présence ?
Elle agit d’autant plus qu’elle paraît agir moins. C’est qu’elle agit
par son être même plutôt que par son mouvement. Et son influence
immobile suffit pour appeler sans effort tous ceux qui la subissent à
la conscience de leur propre nature et de leur propre fonction.
On maintiendra sans doute qu’un acte ne peut s’exercer que dans
le temps, qu’il comporte un point de départ et un point d’arrivée,
qu’il possède un devenir intérieur, [240] qu’il produit une transfor-
mation visible de l’univers, et, pour tout dire, qu’il convertit une
puissance en une chose. Mais ces caractères n’appartiennent en fait
qu’à l’action : et celle-ci est mêlée de matérialité et de passivité. El-
le exprime un symbole de l’acte dans le devenir. C’est comme si
celui-ci se laissait attirer et pénétrer par l’acte en cherchant à
l’imiter à sa manière.
Au contraire, si on considère l’acte dans sa pureté, il n’a pas
d’existence en dehors du présent dans lequel il s’exerce. Le passé ne
peut être qu’un état, et comme nous ne pouvons plus le modifier, il
faut que nous le subissions : dès que nous essayons de le repenser
par un acte, il devient présent sous une forme nouvelle. De même,
l’avenir n’est que l’objet du désir : et quand la volonté s’y applique,
c’est pour attester ses limites et l’écart qui sépare la réalisation du
dessein. Mais celui qui pourrait penser à l’avenir par un acte sans
passivité n’aurait plus besoin de souhaiter qu’il se produisît pour le
connaître et pour en jouir.
On prétendra qu’il est impossible de pas engager dans le temps
cet acte même, qu’il n’a pas toujours la même tension et qu’il subit
des transformations intérieures à mesure que l’effet escompté
s’accomplit. [241] Mais l’acte n’a pas d’effet. Il faudrait pour cela
qu’il pût cesser d’être, se transmuer en état, déchoir au rang de cho-
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 165

se. Il faudrait qu’il n’eût pas en lui la totalité de sa perfection.


L’effet dépend de lui sans doute, mais au même titre que la cause,
puisque la cause elle-même est seulement la condition ou la donnée
dont la liaison avec l’effet traduit, il est vrai, la réalité de l’acte,
mais par rapport à certaines circonstances définies et tel qu’il se ma-
nifeste aux yeux d’un spectateur qui cesse d’en éprouver intérieure-
ment l’inaltérable présence et l’inépuisable plénitude.
À partir du moment où nous essayons de saisir l’acte dans le
temps, nous substituons à l’acte même le sillage qu’il a laissé dans
notre mémoire. N’est-ce pas dire que nous cessons de l’accomplir
pour considérer du dehors l’intervalle occupé par sa trace ? Mais ce
qui contribue à prouver que le temps, au lieu d’être une condition
primitive de l’être, n’est qu’un moyen de proportionner la connais-
sance de l’être à notre nature finie, c’est que, si nous devons saisir la
nature de l’être pur sous la forme d’un acte toujours présent, mais
d’une présence qui est supérieure au temps, et qui fonde la possibili-
té de celui-ci [242] au lieu de se renouveler en lui, — le devenir
pourtant, après s’être écoulé dans le temps dont il est évidemment
inséparable, ne peut éviter d’être embrassé à son tour dans un acte
de contemplation qui est lui-même intemporel.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 166

[243]

Cinquième partie.
La présence retrouvée

Chapitre VIII
LE SAGE EST INDIFFÉRENT
AUX ÉTATS.

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On conviendra sans doute que chacun de nous vit dans un monde


purement représenté et que ce monde est son œuvre, qu’il diffère
d’un individu à l’autre en richesse et en profondeur et qu’il mesure
pour ainsi dire la qualité et la puissance de notre propre participation
à l’être total. Mais ce n’est pas à la multiplicité de nos contacts avec
le tout que notre ambition doit être consacrée. Car un tel progrès a
sa rançon : aucune des formes particulières de l’être ne peut nous
satisfaire ; il ne faut donc pas s’y attacher ; elles nous engagent dans
une poursuite indéfinie dont le terme nous échappe toujours. Elles
nous mêlent à leurs conflits où le moi se déchire.
De fait, nous sommes toujours divisé avec nous-même tant que
nous n’avons pas dégagé en nous la simplicité de l’acte pur. [244]
Nous devenons le jouet des passions ; nous nous heurtons de toutes
parts à nos limites ; nos vœux sans cesse plus nombreux continuent
toujours à être déçus ; notre impuissance, qui croyait se réparer, ne
fait que s’accroître. C’est qu’aucune de nos acquisitions n’a de prix
en elle-même : elle n’est qu’un moyen qui doit nous permettre
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 167

d’ouvrir en nous l’accès à une opération qui vient de plus haut, qui
les engendre et qui les comprend, mais qui les surpasse toutes.
L’activité n’a point les états pour fin : elle est elle-même le principe
et la fin ; et les états l’expriment, mais comme des ombres qui
l’accompagnent et qui nous la rendent sensible. C’est seulement
quand nous nous détachons de chaque état particulier que nous pou-
vons découvrir la source surabondante dont ils émanent tous. Dès
lors, il ne faut pas s’étonner si nous avons l’impression de ne rece-
voir la grâce et la force inséparables de l’innocence primitive et d’un
contact constamment renouvelé avec l’être que si notre âme paraît
être devenue semblable à cette feuille blanche où aucun caractère
n’est inscrit avant la dictée de l’inspiration, à ce miroir vide
d’images, mais qui reflète la pureté de la lumière, à ce mouvement
spontané [245] qui se poursuit avec aisance dans un milieu docile et
même complice où aucun obstacle ne le retarde et ne l’arrête.
Aussi les sages et les saints, experts à pratiquer toutes les res-
sources de l’âme pour obtenir la puissance et la joie, regardent-ils
comme la première condition de l’initiation spirituelle cette vertu
négative par laquelle l’être, renonçant d’abord à toutes les images
extérieures auxquelles s’est appliquée jusque-là sa préoccupation,
demeure enfin seul avec lui-même et par conséquent face à face
avec l’acte qui le fait être. On peut donner à cette vertu le nom de
purification, de dépouillement ou d’indifférence.
Mais on gagne tout quand on croit tout perdre : car si on se puri-
fie, c’est seulement des misères de l’amour-propre, si on se dépouil-
le, c’est seulement des objets qui emprisonnaient celui-ci, si on est
indifférent, c’est seulement à toutes les jouissances séparées qu’il
cherchait vainement à retenir. Ainsi, en croyant abandonner ce qui
nous appartient, nous n’abandonnons que ce qui nous limite. Nous
découvrons l’identité de l’être qui remplit notre capacité et de l’être
qui la déborde. Les formes différentes de l’être ne s’opposent plus
entre elles, [246] bien que chacune d’elles ne puisse assurer sa liai-
son avec le tout qu’en remplissant exactement sa vocation et son
destin particuliers.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 168

Par suite nul ne pensera que l’âme, en retirant son attention et


son amour à tous les objets, doive en fait devenir semblable à un
désert et puisse abolir en elle leur présence sensible. Comment ad-
mettre qu’un être fini puisse, sans être anéanti, voir disparaître en lui
tous ses états ? En un sens, chacun de ces états sera au contraire sin-
gulièrement relevé : en apparaissant tel qu’il doit être et à la place
où il doit être, il deviendra dans son ordre un terme unique et absolu.
Mais pour cela il faudra précisément que le moi cesse de s’intéresser
à lui comme à une fin qu’il pourrait modifier, retenir, ou même pro-
duire, puisqu’il est assuré de retrouver dans tous les états, quels
qu’ils puissent être, l’acte souverainement intelligible, à la fois iden-
tique et toujours nouveau, dont dépendent à la fois sa puissance spi-
rituelle et sa joie intérieure.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 169

[247]

Cinquième partie.
La présence retrouvée

Chapitre IX
LA JOIE EST LA PERFECTION
DE L’ACTE MÊME.

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Tous les hommes recherchent la connaissance, la puissance et la


joie.
Mais la joie est le bien suprême. Elle se suffit à elle-même, Elle
contient et dépasse la connaissance et la puissance.
Elle repousse et oublie les connaissances particulières. Elle pro-
duit une lumière propre qui la justifie. Elle découvre sa vocation à
l’être qui l’éprouve. Elle donne un sens à l’univers. C’est cet univers
qui lui a permis de naître : mais elle l’enveloppe maintenant dans
son rayonnement.
De même, la joie n’est point un effet de la puissance, ni un té-
moignage qu’on lui rend ; elle n’en est ni le signe, ni la suite : elle
est au delà. Elle est indifférente à ses succès : elle ne tire aucun
avantage ni de son exercice, ni de ses effets. Elle n’a pas [248]
d’égards pour ses formes divisées, elle en réalise l’unité ; elle nous
donne infiniment plus que chacune d’elles n’avait promis et ne pou-
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 170

vait tenir : elle ne met point sa confiance en elles. Elle les ramasse et
les surmonte à la fois.
Il y a en elle une lumière, une aisance, une sérénité qui ne se ren-
contrent dans la puissance et dans la connaissance que lorsqu’elles
ont atteint leur objet et par conséquent qu’elles ont fini de s’exercer.
C’est dans la joie qu’elles trouvent toutes deux l’aboutissement et le
port. Mais elles oublient alors les objets particuliers qu’elles avaient
poursuivis et qui n’étaient que les obstacles dont elles devaient
triompher. La perfection de la joie l’empêche de se laisser empri-
sonner par aucun objet. Celui-ci serait pour elle non point une raison
d’être, mais une limitation. Elle nous unit à un principe capable
d’engendrer toutes les vérités particulières, à la source dont dérivent
toutes les actions, toutes les victoires et toutes les conquêtes de la
puissance. Et même on peut dire que dans la joie le principe de la
connaissance s’identifie avec le principe de l’action. De telle sorte
que le succès dans l’un ou l’autre de ces deux domaines n’est qu’un
moyen pour nous d’aller plus loin. [249] Dans la joie, l’activité, in-
différente à toutes les fins particulières, oublieuse qu’elle se ramifie
en facultés distinctes, s’alimente de son pur exercice.
La connaissance et la puissance sont des moyens de produire la
joie. Sans doute elles nous donnent une joie propre qui est comme
l’accompagnement de leur jeu. Mais à la fin il faut qu’elles viennent
l’une et l’autre se dénouer et se perdre en elle. A ce moment-là, la
pensée et l’action font naître en nous une émotion nouvelle et in-
comparable, c’est celle qui accompagne l’anéantissement de leur
opération propre et séparée dans la conscience qu’elles ont, en dis-
paraissant, d’aboutir.
La joie ne diffère pas de la présence même de l’acte. C’est que
l’acte ne peut pas connaître d’échec, puisqu’il ne réside pas dans son
effet, mais dans le principe qui le fait être. Il ne se distingue pas de
la personnalité qui l’accomplit et dont il exprime l’essence vivante
et dématérialisée. Ou plutôt la matière lui cède comme la volonté à
la grâce. Nul ne pourrait concevoir qu’il fût autre : et pourtant il est
souverainement libre comme il est souverainement aisé. On ne peut
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 171

le concevoir qu’achevé, mais d’une manière naturelle et qui exclut


l’effort.
[250]
Il ne connaît ni la dispersion ni l’obstacle : il traduit à nos yeux le
succès d’une personnalité qui, en l’accomplissant, éprouve la joie de
s’accomplir elle-même par une opération qui ressemble à la fois à
une délivrance et à une création. Il présente une unité intérieure
qu’aucun écoulement du temps ne peut altérer. Malgré la variété des
circonstances dans lesquelles il s’exerce, on le retrouve toujours
semblable à lui-même : c’est le même acte toujours qui nous montre
qu’il n’avait pas cessé d’être présent. Aucune application ne le force
à se modifier, aucune fin ne le surpasse. Quand nous
l’accomplissons nous-même, il nous révèle le même visage familier.
Il semble qu’il prenne naissance au-dessus de la volonté, qui ne pro-
duit que des actions. Il est l’objet d’une sorte de contemplation
comme un modèle inaccessible jusqu’au moment où, en le voyant
reparaître, nous le reconnaissons, produisant autour de lui
l’apaisement et la certitude, dénouant les difficultés en apparence
insurmontables et rendant visible un ordre qu’on s’étonne d’avoir
perdu, dès qu’il l’a rétabli.

Fin

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