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Sommaire
Les Annonces
Le Dossier :
L'inventivité. Aspects de sciences politique et juridique
Actes du colloque du 30 mars 2017
INTRODUCTION,
par Raphaël MAUREL

DE L’ART D’ETRE INDISPENSABLE. L’INVENTIVITE DIPLOMATIQUE DANS UNE SOCIETE


INTERNATIONALE PLURALISTE,
par Enguerrand SERRURIER

LE POINT DE VUE DU JURISTE : L’INVENTIVITE DANS LA CREATION DE LA LOI,


par Elodie POMMIER

L’INVENTIVITE AU CINEMA : LES ECRANS AU SERVICE DES POUVOIRS DANS LE PAYSAGE


GLOBALISE,
par Thomas RICHARD

L’INVENTIVITE DU JUGE OU LA VOIE VERS LA LIBERTE,


par Jean-François RIFFARD

DE LA REINVENTION DE LA QUALIFICATION D’ÉTAT EN DROIT INTERNATIONAL PUBLIC.


REMARQUES SUR LE DISCOURS JURIDIQUE RELATIF A « L’ÉTAT ISLAMIQUE »,
par Raphaël MAUREL

REFLEXIONS SUR L’INVENTIVITE ET LE DROIT,


par Serge SUR

L'E
Etude :
L’EXCEPTION D’INCONSTITUTIONNALITE AU MAROC : VERS UN RENFORCEMENT DE LA
PROTECTION DES DROITS ?,
par Jamal RIAD

Le Commentaire :
LA LOI DU 26 JANVIER 2016 DE MODERNISATION DU SYSTEME DE SANTE.
DEUX ANS APRES, QUELS APPORTS AU REGIME DE PROTECTION DES PERSONNES ATTEINTES
DE TROUBLES COGNITIFS ?,
par Lemuel GBODJO

Table des matières

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Mentions légales

La Revue (Centre Michel de l'Hospital)


ISSN 2273-872X

éditeur
Centre Michel de l'Hospital CMH EA 4232
Ecole de Droit-Université Clermont Auvergne
41 boulevard F. Mitterrand
CS 20054
63002 CLERMONT-FERRAND Cedex 1
cmh@uca.fr

directeur de la publication
Evan RASCHEL, Professeur de droit privé et de sciences criminelles,
Directeur adjoint du Centre Michel de l'Hospital

réalisation
Audrey VITALIEN-CHARBONNEL, secrétariat du Centre Michel de l'Hospital

comité de lecture
Marie-Elisabeth BAUDOIN, Maître de conférences HDR en droit public à l'Université Clermont Auvergne
Anne-Blandine CAIRE, Professeur de droit privé et de sciences criminelles à l'Université Clermont Auvergne
Frédéric CHARILLON, Professeur de science politique à l'Université Clermont Auvergne
Anne JACQUEMET-GAUCHE, Professeur de droit public à l'Université Clermont Auvergne
Nicolas LAURENT-BONNE, Professeur d’histoire du droit et des institutions à l'Université Clermont Auvergne
Vincent MAZEAUD, Professeur de droit privé et de sciences criminelles à l'Université Clermont Auvergne

parution
n° 14, juin 2018

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Les Annonces

Manifestations scientifiques http://cmh.uca.fr/event

- colloque Le justiciable face à la justice administrative, sous la direction de S. HOURSON et C. LANTERO,


19 septembre 2018, Ecole de Droit-UCA

- colloque Le statut de l’élu local, 21 septembre 2018, Ecole de Droit-UCA, avec le Barreau de
Clermont-Ferrand

- colloque La politique et le droit pénal, sous la direction d'E. RASCHEL, 28 septembre 2018, Ecole de
Droit-UCA, avec l'AFDP Association Française de Droit Pénal

- colloque Le renouvellement de l’autorité de la chose jugée, sous la direction d'A. FAUTRE-ROBIN,


V. MAZEAUD et E. RASCHEL, 4 octobre 2018, Ecole de Droit-UCA

- colloque Du bien commun aux biens communs. Approches croisées, sous la direction de C. DOUNOT et
G. SIRE, 5 octobre 2018, Ecole de Droit-UCA, avec l'UFTMidP Université Fédérale Toulouse Midi-Pyrénées
et le CREDO Centre de Recherche en Ethique et Droit de l’Ouest-UCO Université Catholique de l’Ouest

- colloque Ethique et contrats (approche comparative interne), sous la direction de Ch-A. DUBREUIL et
V. MAZEAUD, 11 octobre 2018, Ecole de Droit-UCA

- colloque Le Moyen Orient et l'Afrique du Nord sur les écrans. Aspects de sciences juridique et politique,
sous la direction de T. RICHARD et R. MAUREL, 25-26 octobre 2018, Ecole de Droit-UCA, avec l'IISMM
Institut d'études de l'Islam et des Sociétés du Monde Musulman - UMS 2000 EHESS/CNRS

- colloque Quelle réforme pour le droit des sûretés ?, sous la direction de Y. BLANDIN et V. MAZEAUD,
8 novembre 2018, Ecole de Droit-UCA

- colloque Les artifices du droit III. Les présomptions, sous la direction d'A-B. CAIRE, 16 novembre 2018,
Ecole de Droit-UCA

- colloque Joseph-Marie Portalis (1778-1858) : diplomate, magistrat et législateur, sous la direction de


N. LAURENT-BONNE et R. CAHEN, 13-14 décembre 2018, à la Cour de cassation et au Conseil d'Etat, avec
l'Institut d'Histoire du Droit UMR 7184-Université Paris II Panthéon-Assas et l'Institut CORE Contextual
Research in law-Vrije Universiteit de Bruxelles

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Nouvelles publications http://cmh.uca.fr/publication/1/all/0

Mater semper certa est ? Passé, présent, avenir d'un adage,


Actes du colloque de Dijon des 24-25 novembre 2016
avec le CREDESPO EA 4179-uB,
sous la direction de K. FIORENTINO et A. FIORENTINO,
Bruylant, 2018, 266 p.

Le suicide. Question individuelle ou sociétale ?,


Actes du colloque de Clermont-Ferrand des 12-13 juin 2014,
sous la direction de G. BOUCHAUD, C. CREPIAT, G. DERBAC,
A. GAYTE-PAPON DE LAMEIGNE et A. JULIET,
Editions du Centre Michel de l'Hospital, 2018, 416 p.

TRIBONIEN Revue critique de législation et de jurisprudence


sous la direction de N. CORNU THENARD et N. LAURENT-BONNE,
Société de législation comparée, 2018, n° 1, 183 p.
Publiée avec le soutien
de l'Institut d'Histoire du Droit (UMR CNRS 7184),
du Centre Michel de l'Hospital (EA 4232),
de l'Institut de l'Ouest : Droit et Europe (UMR CNRS 6262),
de l'Institut des Sciences Juridique et Philosophique
de la Sorbonne (UMR CNRS 8103),
ainsi que de l'Institut universitaire de France.

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Le Dossier

L'inventivité.
Aspects de sciences politique et juridique
Actes du colloque du 30 mars 2017
avec les doctorants en sciences juridiques et en science politique

Introduction
Raphaël MAUREL,
doctorant en droit public, Université Clermont Auvergne

De l’art d’être indispensable. L’inventivité diplomatique dans une société


internationale pluraliste
Enguerrand SERRURIER,
doctorant en droit public, Université Clermont Auvergne

Le point de vue du juriste : l’inventivité dans la création de la loi


Elodie POMMIER,
doctorante en droit privé, Université Clermont Auvergne

L’inventivité au cinéma : les écrans au service des pouvoirs dans le paysage globalisé
Thomas RICHARD,
docteur en science politique, chercheur associé, Université Clermont Auvergne

L’inventivité du juge ou la voie vers la liberté


Jean-François RIFFARD,
Professeur de droit privé et de sciences criminelles, Université Clermont Auvergne

De la réinvention de la qualification d’État en droit international public.


Remarques sur le discours juridique relatif à « l’État islamique »
Raphaël MAUREL,
doctorant en droit public, Université Clermont Auvergne

Réflexions sur l’inventivité et le droit


Serge SUR,
Professeur émérite, Université Paris II Panthéon-Assas

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INTRODUCTION
Raphaël MAUREL,1
doctorant en droit public ED 245,
Université Clermont Auvergne, Centre Michel de l'Hospital EA 4232, F-63000 Clermont-Ferrand, France

L e dossier qui suit est issu d’un colloque organisé en mars 2017 au sein de l’Association
Clermontoise des Doctorants – et docteurs – en Droit (ACDD), par un comité constitué de trois
doctorants en droit et en sciences politiques (Marine DOUCET, Raphaël MAUREL et Cyril PAL).
L’idée de cette journée d’étude, qui se voulait pluridisciplinaire voire transdisciplinaire, était de
s’interroger sur l’inventivité, sous ses divers aspects, en tant qu’outil d’exercice du pouvoir (1).
Les contributions publiées ci-après en proposent plusieurs approches (2).

I. L’OBJET DU COLLOQUE :
INTERROGER L’INVENTIVITE COMME OUTIL D’EXERCICE DU POUVOIR
L’inventivité, qui se manifeste dans toutes les formes d’activité humaine, fait quotidiennement l’objet
d’une saisine par les pouvoirs publics, et notamment par le droit. Sans cesse déployée par le secteur
industriel qui en dépend, elle l’est également par les pouvoirs publics lorsqu’elle interroge les valeurs
d’une société, bouscule les habitudes, ou à l’inverse ouvre de nouvelles perspectives ; elle l’est aussi par
la société civile lorsqu’elle innove ou cherche à susciter un changement.

Comme le rappelle Serge SUR dans sa contribution, ubi societas, ibi jus : l’activité humaine génère du
droit ; l’inventivité, en tant qu’activité humaine, génère nécessairement de nouvelles normes visant à
encadrer tant le processus inventif que la production qui en naît. Le processus inventif est par exemple le
socle d’un cadre juridique en droit des brevets, permettant de définir a priori une invention. L’inventivité
s’entend ainsi, dans ce domaine, d’un processus humain qui, associé à une activité commerciale, aboutit
à la production d’un résultat inédit2. L’on peut alors se poser la question de la relativité de l’action
inventive ; par rapport à qui un processus sera-t-il considéré comme inventif, et à partir de quels critères ?
Cette question anime encore la doctrine privatiste3.

En matière administrative, c’est le résultat du processus inventif qui peut soulever des difficultés, lorsqu’il
est matériel4. Sans s’appesantir sur l’épineux débat relatif au « burkini », cette invention d’une
australienne5 dont le port serait susceptible, selon des représentants du pouvoir public local, de troubler

1
La première section de ce texte, issue de la problématique du colloque, a été en partie co-rédigée avec Marine DOUCET, Alice JULIET et Cyril PAL.
2 Proposition de définition inspirée de l’article L611-14 du Code de la propriété intellectuelle : « Une invention est considérée comme impliquant
une activité inventive si, pour un homme du métier, elle ne découle pas d'une manière évidente de l'état de la technique ». Il est loisible de
relever que cette définition n’est pas des plus claires ; une invention pouvant théoriquement résulter d’une activité non inventive.
3
V. par ex. GALLOUX Jean-Christophe, « L'activité inventive en matière de brevets : l'équipe d'hommes du métier », RTD com. 2016. p. 89.
4 Quoique les résultats immatériels de l’inventivité des juristes ne manquent pas d’animer la doctrine : ainsi l’opposition entre Hauriou, tenant

de la théorie de la puissance publique, et Duguit, tenant de l’école du service public, peut-elle être relativisée par le constat que ces deux théories
relèvent d’un processus inventif. Voir, parmi de nombreuses publications, MARGAIRAZ Dominique, « L’invention du « service public »: entre
« changement matériel » et « contrainte de nommer » », Revue d'histoire moderne & contemporaine, n° 52-3, 2005, pp. 10-32.
5 < http://www.burqini.com/ >.

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l’ordre public, le juge est régulièrement amené à s’interroger sur les dangers – pour la santé publique par
exemple – d’une invention technologique6.

Dans le cadre de la journée d’étude, pouvaient être étudiés tant les aspects politiques de l’exercice du
pouvoir sur l’invention ou le processus inventif que les aspects juridiques de la protection – du processus,
du résultat, de l’inventeur comme des tiers administrés. En science politique, c’est le pourquoi de
l’invention, matérielle ou immatérielle, qui a été interrogé. Les logiques du pouvoir ont donc été
envisagées à la lumière de l’intentionnalité des acteurs et des intérêts inhérents à cette invention.

Les exemples sur lesquels baser une réflexion peuvent être multipliés à l’infini ; ainsi l’inventivité est-elle
un outil – et/ou une source – de pouvoir essentiel dans la négociation d’entreprise comme
internationale7 ; elle est également l’arme du juge face à une situation inédite ou nouvelle ; elle peut être
celle du législateur et d’une manière générale celle de toute personne amenée à exercer une forme de
pouvoir. L’inventivité peut également être un outil pour détourner le droit positif, à des fins malhonnêtes
ou non8, au service de celui qui détient le pouvoir… ou de ceux qui ne le détiennent pas.

La journée d’étude a été l’occasion de dépasser l’approche par l’exemple au profit d’une réflexion plus
systémique, en écartant d’emblée le droit des inventions qui fait l’objet de manuels complets9. Il s’est
d’abord agi d’appréhender l’inventivité en tant que processus technique et intellectuel : qui invente ?
Comment ? Pourquoi ? Comment évaluer la qualité du processus inventif ?

Il fallait ensuite s’intéresser à l’aboutissement du processus, c’est-à-dire l’inventivité en tant que


producteur d’un résultat. Comment encadrer le résultat du processus inventif ? Le droit est-il en mesure
d’être suffisamment inventif pour réagir efficacement aux défis posés par l’invention technique ou
technologique et leurs usages par les pouvoirs politiques ? D’un autre côté, l’invention, produit de
l’inventivité, est-elle souhaitable en toute matière – notamment politique et juridique ?

Le but poursuivi était ainsi d’ordonner l’état des connaissances et réflexions sur ce sujet, en proposant un
échange de vues entre politistes et juristes.

II. SYNTHESE : LES PARADIGMES DE L’INVENTIVITE COMME OUTIL DE POUVOIR


Les six contributions publiées présentent deux manières différentes d’appréhender le sujet – dualité qui
a d’ailleurs animé également les autres interventions prononcées lors de la journée (Prune DECOUX,
Marine DOUCET, Marina BOISMENU et Valère NDIOR).

6 CE, 26 oct. 2011, Commune de Saint-Denis, n° 326492 ; CE, 26 oct. 2011, Commune des Pennes-Mirabeau, n° 329904 ; CE, 26 oct. 2011, Société
Française de Radiotéléphone, n°s 341767, 341768. Par ces trois arrêts, le juge administratif estime que les pouvoirs de police générale du maire
ne lui permettent pas d’adopter une réglementation portant sur l’implantation d’antennes relais de téléphonie mobile, même si elle est destinée
à protéger le public contre les effets des ondes émises par ces antennes – au nom du principe de précaution et du risque de trouble à la santé
publique, composante de l’ordre public.
7
BONVIN Jean-Michel, « Analyser les formes contemporaines de négociation. La contribution de l’approche par les capacités », Négociations,
n° 12, 2009/2, pp. 245-255. L’importance de l’inventivité dans la négociation internationale a pu être relativisée par ailleurs, cette position
demeurant très critiquée : YOUNG Mark, « Jouer les Rouges ou les Bleus. Le miracle de la négociation sud-africaine en 1990-1994 », Négociations,
n° 9, 2008/1, pp. 71-87.
8
V. BARTHELEMY Jacques, Droit social, technique d'organisation de l'entreprise. Inventivité, ingénierie, prévention, 2e éd., Wolters Kluwer, Paris,
2015, 398 p. L'auteur propose notamment de ne pas concevoir le droit social comme un obstacle ou une arme, respectivement selon le point de
vue du dirigeant et du salarié, mais comme une base organisationnelle à partir de laquelle élaborer toute stratégie d'entreprise. Pour ce faire, un
réel processus inventif est nécessaire.
9 Par exemple, BUYDENS Mireille, COULON Ludivine, Droits des brevets d'invention, 2e éd., Bruxelles, Larcier, Coll. Création information

communication, à paraître en sept. 2018.

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Le premier prisme consiste à envisager l’inventivité de manière statique, c’est-à-dire du point de vue d’un
acteur dans l’exercice d’une fonction spécifique qui lui incombe ou qu’il s’octroie, pour tenter d’en
délimiter les formes. Ainsi en est-il de l’État agissant dans le cadre législatif (Élodie POMMIER) – et à
l'heure où le Président TRUMP annonce le retour des sanctions américaines contre l'Iran, l'on ne peut
s'empêcher de songer à l'inventivité du législateur américain pour établir des liens de rattachement
par-delà ses frontières10. Ainsi en est-il aussi de l’État agissant dans le cadre de sa propagande nationale
(Thomas RICHARD) ou de la justification d’une action diplomatique (Raphaël MAUREL). Ainsi également
en est-il du juge dans l’exercice de sa fonction première, dont l’inventivité est un ressort manifeste
(Jean-François RIFFARD).

L’on peut à cet égard distinguer l’inventivité du pouvoir étatique souverain placé en position hiérarchique,
notamment lorsqu’il agit comme législateur ou comme maître des arts – cinématographiques dans le cas
analysé –, de l’inventivité de l’État amené à se justifier auprès de ses pairs. La manière de recourir à
l’inventivité ne sera pas la même, mais les différentes analyses, toutes riches et précises, font bien
ressortir que le caractère inventif d’une décision ou d’un discours est avant tout déterminé par le contexte
de son recours ; par conséquent, toute systématisation est difficile. Les contributions montrent ainsi,
comme cela était prévisible, que l’effort de distinction est artificiel sur ce plan : c’est d’abord un critère
fonctionnel qui guide l’usage de l’inventivité.

Une seconde approche, qui amène nécessairement à appréhender le recours à l’inventivité de manière
plus dynamique, consiste à observer les interactions entre différents acteurs inventifs dans un espace
donné, à la fois sous l’angle juridique et sous l’angle politique. Si cet axe peut être décelé parmi les
contributions précitées, il s’agit soit d’acteurs placés sur un plan d’égalité (Raphaël MAUREL), soit
d’acteurs de natures différentes agissant de manière asymétrique bien que concurrente, non sans une
certaine malice parfois, à propos d’un objet précis – telles les interactions entre les praticiens et le
législateur (Élodie POMMIER). Il est ainsi particulièrement intéressant de modifier l’angle de vue pour
observer la manière dont des acteurs prépondérants que sont les États peuvent être inventifs, sur la scène
diplomatique internationale, pour conserver leurs acquis voire les développer, alors qu’ils sont
concurrencés par une multitude d’acteurs non souverains les invitant – lorsqu’ils ne les contraignent pas,
d’une certaine manière – à leur faire de la place à leurs côtés (Enguerrand SERRURIER). Le schéma qui en
ressort est complexe, fragmenté, et semble à première vue, à l’image de la société internationale, d’une
pluralité irréconciliable. Des tendances apparaissent néanmoins, et c’est alors que la figure du juge
démontre à nouveau, s’il était nécessaire, son indispensabilité – laquelle trouve son argument premier
dans l’inventivité dont il est capable de faire preuve (Jean-François RIFFARD, Serge SUR).

De nombreuses pistes de réflexions sont ouvertes par les contributions. Gageons qu’elles puissent être
explorées par des travaux ultérieurs sans céder à la tentation des chapelles disciplinaires ; car l’une des
réussites de ce colloque est probablement sa transdisciplinarité, qui a permis de s’affranchir de certaines
difficultés pour identifier d’emblée les différents axes de réflexion offerts par le sujet.

10 DUPUY Pierre-Marie, KERBRAT Yann, Droit international public, Paris, Dalloz, Précis, 13e éd., 2016, pp. 108-109.

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Il reste, avant de souhaiter aux lecteurs une agréable et instructive lecture, à remercier celles et ceux sans
qui le colloque et le présent dossier n’auraient pu être organisés et présentés. Outre les intervenants et
contributeurs, le comité d’organisation remercie très sincèrement Alice JULIET, doctorante en droit privé
à l’Université, pour son aide logistique et scientifique ; MM. les Professeurs Klaus-Gerd GIESEN et
Jean-François RIFFARD pour avoir accepté d’assurer la direction scientifique du colloque ; M. le Professeur
Evan RASCHEL, Directeur adjoint du CMH, pour avoir permis la publication de ce dossier ; au même titre,
l’ensemble du Centre Michel de l’Hospital et spécifiquement Mme Audrey VITALIEN-CHARBONNEL.

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DE L’ART D’ETRE INDISPENSABLE.
L’INVENTIVITE DIPLOMATIQUE
DANS UNE SOCIETE INTERNATIONALE PLURALISTE
Enguerrand SERRURIER,11
doctorant en droit public ED 245,
Université Clermont Auvergne, Centre Michel de l'Hospital EA 4232, F-63000 Clermont-Ferrand, France

L es temps difficiles, laissant voir l’épuisement des méthodes habituelles, suscitent un besoin de
renouvellement continu pour surmonter les obstacles au cours des longs fleuves tranquilles.
Pour éviter la dislocation sociale dans un tumulte révolutionnaire, phénomène par définition
contraire au droit et générant des violations violentes des droits de chacun, il faut alors des acteurs
inventifs, capables d’aménager sans anéantir.

Définie par le Trésor de la langue française comme la « faculté de concevoir quelque chose de nouveau,
l’imagination créatrice », l’inventivité, et en particulier l’inventivité des institutions juridiques, en tant que
telle, n’est guère étudiée comme facteur identifié de l’évolution des ordres juridiques. Il faut dire que
l’image d’un immobilisme conservateur reste faussement attachée aux phénomènes et à l’analyse
juridiques dans l’opinion : « les juristes sont des gens archi-réactionnaires », aurait dit BEBEL, fondateur
des sociaux-démocrates allemands, en son temps12. Il n’empêche qu’à l’heure actuelle des ministres en
appellent eux-mêmes au monde du droit pour que celui-ci exprime une « inventivité juridique »13 capable
de répondre aux problématiques et aux crises contemporaines.

La prise en compte de l’inventivité comme force créatrice du droit est donc devenue à la mode.
Ici cependant le droit international a précédé le mouvement général puisque l’inventivité y est une notion
associée et encensée dès l’origine. En effet, l’affermissement de cette matière, tiraillée entre l’argument
ad antiquam – soit la légitimité historique, typique de la formation de la coutume – et l’argument
d’aggiornamento – soit les transformations morales et sociales –, a pour objet d’organiser des liens sûrs
et inclusifs pour défricher et domestiquer « la jungle internationale naturellement instable du fait de la
lutte permanente pour la puissance à laquelle se livrent les États »14. Ce lent processus exige de ses
interprètes une grande capacité d’innover, remarquable par la pérennité et la diversité de ses orientations.

En évoquant le souvenir des juristes-théologiens (VITORIA, SUAREZ) de l’École de Salamanque au


XVIe siècle ou encore de GROTIUS, qui sont considérés comme les « inventeurs » du droit des gens en
bonne partie à partir de la droite raison jus-naturaliste, force est de constater que la discipline a été l’objet
privilégié des faiseurs de système, des théoriciens utopiques. Le projet de « Paix perpétuelle » de
l’Abbé DE SAINT-PIERRE le montrait fort bien : celui-ci inventa ex nihilo un système d’arbitrage et de

11
Alors ATER en droit public à l'Université Clermont Auvergne l'année du colloque.
12
Ce sont du moins les paroles que lui prête LENINE, dans son pamphlet de 1918 stigmatisant les critiques juridiques formulées à l’encontre de
la dictature du prolétariat (La Révolution prolétarienne et le renégat Kautsky).
13
CAZENEUVE, B., « Introduction », in Conseil de l’Europe, Comité des conseillers juridiques sur le droit international public (CAHDI), Le juge et la
coutume internationale, conférence, Paris, 44e réunion, sept. 2012, p. 16.
14 BRAILLARD, Ph. & DJALILI, M.-R., Les relations internationales, Paris, P.U.F., Coll. Que Sais-Je ?, 2012, p. 10. Le contexte actuel, empli de

démonstrations d’unilatéralisme agressif, ne fait que confirmer ce constat.

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maintien de la paix en avance sur son temps, et qui resta lettre morte15. Né, en tant que discipline
organisée, dans des esprits mêlant scolastique finissante et humanisme croissant, le droit des gens ne
pouvait qu’être influencé par un tel « supplément d’âme »16. Mais ces tentatives louables ont étiré la
matière vers des aspirations philosophiques plus que vers la réalité positive. Cette tendance abusive met
trop en avant une lex ferenda innovante mais incorporelle, au détriment d’une lex lata qui fut longtemps
brutale et décevante17. De grands auteurs, tel Raymond ARON, ont réagi de façon quelque peu caricaturale
en confondant l’idéologie juridique de la doctrine internationaliste et les règles de droit international18.
Par suite, il a rejeté ce composé dissociable comme s’il s’agissait d’un bloc irréaliste, et somme toute
inutile, pour expliquer la paix et la guerre entre les nations, œuvre d’une diplomatie rompue à la
realpolitik. L’utopie est inscrite dans l’élaboration même du droit international19. Mais elle l’est à n’en pas
douter dans toute discipline juridique, où les enseignants comme les législateurs commencent par édicter
une sorte de modèle de comportement idéal, avant d’aborder comme à regret la caractérisation et la
sanction des possibles violations du standard : quand on pense à le faire, ce qui n’est pas systématique en
droit public20. Le droit international ne fait qu’accentuer ce trait21, du fait de ses caractéristiques propres.
L’énumération y paraît parfois dithyrambique et la sanction est complexe, et aléatoire, par rapport à ce
qui se pratique dans les systèmes internes où l’application du droit jouit du confort qu’apporte l’autorité
sans partage de l’État. Dans l’ordre international, par contre, les diplomates doivent rivaliser d’ingéniosité
pour donner à des textes la force nécessaire à ce que les souverains se considèrent comme liés.

15 CASTEL
DE SAINT-PIERRE, Ch.-I. (abbé), Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe, Utrecht, Schouden, 1713 (1ère éd.) ; Fayard, Paris, 1987,
720 p. L’auteur anticipait avec près de trois siècles d’avance une organisation institutionnelle internationale au service de la paix et de la
conciliation.
16
Selon l’expression heureuse du Professeur DELMAS-MARTY pour caractériser l’apport de l’humanisme à la science juridique (DELMAS-MARTY,
M., « L’humanisme juridique entre mythe et utopie », in Séminaire de l’Institut du Tout-Monde, session 2012-2013 « Poétique des humanités »,
p. 3).
17 En témoigne la longue tolérance de ce droit au colonialisme, l'encadrement longtemps lacunaire du recours à la force, l'apparition tardive du

droit international humanitaire, etc.


18 SUR, S., « R. Aron, « Paix et guerre entre les nations », un demi-siècle plus tard – La bougie n'éclaire pas sa base », La Revue géopolitique,

2 juin 2013 : « Lorsqu’il [R. Aron] croit traiter du droit international, il traite en réalité de l’idéologie juridique internationaliste, à partir de quelques
doctrines, en négligeant de considérer le droit positif. Tout se passe comme si cet auteur socratique n’avait pas en l’occurrence détaché son regard
du fond de la caverne et ne s’était attaché qu’à une illusion, au reflet du droit international déformé par la doctrine, sans l’analyser dans sa réalité
juridique ».
19 LEJBOWICZ, A., Philosophie du droit international – L’impossible capture de l’humanité, Paris, P.U.F., Coll. Fondements de la politique, 1999,

p. 273 : « Si nous pouvons parler de la dimension utopique dans l’élaboration du droit international, c’est que l’utopie en fait partie intégrante.
Elle interfère dans sa formulation positive. Elle est si visible qu’elle paraît en être la matière informelle, ou bien l’horizon autorisant sa rédaction,
ou encore la condition permettant à la scène internationale de se déployer dans des dimensions contradictoires ».
20 V. à ce sujet VIRALLY, M., « Sur la prétendue « primitivité » du droit international », in (du même auteur), Le droit international en devenir.
Essais écrits au fil des ans, Genève, Graduate Institute Publications, 1990, p. 95, §§ 22-24 : « La définition du droit comme ordre de contrainte est
tout à fait utilisable pour le droit privé, qui s’occupe précisément des particuliers. Elle devient beaucoup plus contestable pour le droit public, ou
tout au moins, pour les branches du droit public qui obligent l’État […] : peut-on utiliser la contrainte contre celui qui dispose de la force publique ?
Il peut y avoir des mesures d’exécution forcée contre les hommes, pris individuellement, qui sont au service de l’État, au moins dans certaines
limites, variables suivant les législations nationales, mais qui sont toujours assez rapidement atteintes. On conçoit mal de telles mesures contre
les organes de l’État et même contre les biens et deniers publics. Faudrait-il en conclure que le droit administratif et le droit constitutionnel ne
sont « du droit » que dans la mesure où ils s’appliquent aux particuliers ? Que l’État lui-même échappe au droit ? Il suffit de poser ces questions
pour constater à quelles absurdités conduit la conception qui veut faire du droit un ordre de contrainte. En réalité, le droit international n’est pas
le seul à ne pas se conformer à cette conception : c’est le cas aussi du droit public interne, dans une large mesure, et il faut se souvenir que le droit
international se rattache lui-même au droit public ».
21
Il est vrai que le défi de régir l’ensemble des relations juridiques extérieures paraît si grand que d’aucuns ont pu évoquer le droit international
comme une « utopie nomocratique », difficilement réalisable au moment où la globalisation tendrait à transformer ces relations en une sorte de
« droit mondial » ; celui-ci étant par ailleurs concrètement dérégulé sur le fond, et passablement obscur en tant que concept (GUETTARD, H.,
« Point de vue. Une utopie d’aujourd’hui : le rêve d’un droit mondial », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 79, 2003/3, pp. 117-122).

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C’est en effet faire un bien mauvais procès au droit international que de lui reprocher son inventivité, étant
donné la spécificité de ce droit. Sa formulation et son exécution sont décentralisées, dépourvues de
structures générales d’ordre public dont la compétence serait automatique22. Le droit international, droit
contractuel jugulant des Puissances souveraines, est en apparence beaucoup plus anarchique dans son
expression que la plupart des droits internes, qui sont d’une structure souvent pyramidale. Pourtant, son
processus inventif peut s’analyser de façon cohérente, sous l’angle d’une dialectique incessante entre les
pratiques des États pour préserver et faire progresser leurs intérêts d’une part, et d’autre part les besoins
plus ou moins exprimés de la mosaïque hétérogène qui constitue la société internationale. De cette
absence de hiérarchie entre les deux pôles de génération de la matière, il est déduit couramment et bien
hâtivement que le droit international serait « primitif », sinon peu élaboré, voire peu juridique, tout
simplement. C’est là juger à l’aune des systèmes internes un droit qui est pourtant extérieur à leur échelle
de force ; cette dernière y est graduée par un principe d’autorité conférée à des sources supérieures les
unes aux autres. Le droit international ne correspond guère à cette logique. Il n’est pas primitif : il est
différent23. Son échelle de force est quant à elle fondée sur un principe de dialogue entre des sources
équivalentes. Une telle liberté rend difficile toute systématisation. Le dynamisme qu’elle induit permet
une large marge de manœuvre pour l’inventivité de ses principaux acteurs, les agents étatiques et
multilatéraux.

Il y a deux registres dans lesquels joue l’inventivité diplomatique concernant le droit international,
qui peuvent se dessiner à grands traits comme suit :
- tout d’abord, le contenu de la négociation peut être inventif du point de vue des normes et mécanismes
juridiques établis ; c’est ce que nous proposons d’appeler l’inventivité matérielle, qui vise au fond de la
norme, et dans laquelle l’invention s’articule autour de ce qui est acceptable, compte tenu de la
souveraineté des États et de la prise de conscience des intérêts communs ;
- ensuite, la méthode et les interactions entre les négociateurs à l’origine de la norme, qui sont l’objet
d’innovations permanentes en fonction d’une évolution casuistique et empirique ; c’est ce que nous nous
proposons d’appeler l’inventivité relationnelle, et délibérative, laquelle vise à élargir le cercle de légitimité
de la norme en y associant des acteurs qui ne sont pas placés dans la stricte dépendance des
gouvernements.

L’inventivité matérielle est des plus riches et diversifiées en droit international, mais il paraît difficile de
l’aborder de façon satisfaisante dans le cadre restreint de cette contribution En effet, à moins de la
cantonner à telle ou telle branche spécifique, une tentative d’aperçu général ne serait que la description
d’un patchwork. De plus, il reste que cette inventivité paraît au prime abord relever d’une obédience plus
strictement juridique, puisqu’il s’agit de la rédaction et de l’interprétation textuelles d’un contenu
normatif24. L’inventivité relationnelle, elle, suscite un débat qui est d’évidence mixte, à la fois de science
politique et de science juridique. Elle pose la question des sujets créateurs du droit et des rapports de
pouvoir qui existent entre eux, et autour d’eux, pour former la règle. Elle demande d’axer l’approche sur
la phase de la négociation et du rapprochement des positions divergentes entre les émetteurs de normes,
autrement dit, l’art de la diplomatie. L’inventivité diplomatique dans le domaine relationnel est intense,
et c’est sur elle que sera donc centré le propos.

22
L'ONU est une ébauche, certes remarquable pour sa polarisation de la société internationale, mais limitée, d'un « centre où s'harmoniseraient
les efforts des nations vers les fins communes définies par elles » (C.I.J., Réparation des dommages subis au service des Nations Unies, avis
consultatif, 11 avr. 1949, C.I.J. Rec. 1949, p. 178).
23 VIRALLY, M., « Sur la prétendue « primitivité » du droit international », in (du même auteur), Le droit international en devenir – Essais écrits au

fil des ans, Genève, Graduate Institute Publications, 1990, pp. 91-101.
24
Un accord juridique, au-delà de son exégèse, s'analyse également comme le fruit d'un rapport politique ; mais le panorama paraît trop large
pour en dresser un tableau général satisfaisant dans cette contribution, en ce sens qu’elle se limiterait à une anthologie arbitraire de « morceaux
choisis ».

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L’économie d’une brève évocation introductive de l’inventivité matérielle des diplomates ne peut pourtant
être faite. Pour ce faire, on mentionnera un exemple caractéristique, à partir de principes fondamentaux
du droit international, parfois associés : l’égalité souveraine et le droit des peuples à disposer
d’eux-mêmes.

L’inventivité matérielle, en tant que création de normes, et le soutien effectif sur le long terme qu’elle
reçoit par les sujets de droit, provient en effet bien souvent d’intérêts de politique étrangère que l’on tient
à légitimer par le droit, pour leur donner une autorité supérieure et une forme de sacralité morale. Ainsi en
est-il du principe de l’égale souveraineté des États, forts ou faibles, issu du système des traités de
Westphalie de 1648, à partir duquel la diplomatie française a rapidement extrapolé une garantie des
« possessions et libertés des nations »25. Les études juridiques apprennent par le menu aux étudiants la
source formelle – lesdits traités. Il est souvent omis d’en préciser l’origine profonde, ce que le juriste
repousse parfois hâtivement en la dénommant « source matérielle ». C’est-à-dire la convergence entre
d’une part les velléités anarchiques, façon Clochemerle, des principicules de l’Allemagne vis-à-vis d’une
autorité impériale à éclipses, et d’autre part la politique extérieure de la France qui, pour assurer ce que
VAUBAN a appelé son « pré carré », voulait désagréger cette fédération chancelante26. La source
matérielle ne se limite pas à une contextualisation sociologique plus ou moins marginale au raisonnement
juridique. En droit international, elle participe à l’esprit de la norme, dont la source formelle n’est que la
transcription, et elle s’intègre à son application. Sans forcer le trait et vouloir « aller au-delà du droit »27,
comme ont pu l’écrire des théoriciens, il s’agit simplement d’aller au-delà de la lettre. Serait-ce là une
interprétation politique du droit ? C’est en tout cas tenir compte des réalités, puisqu’« un système légal
doit être construit sur des faits politiques »28. Le droit international connaît bien cette confusion des
genres, avec des différends de nature hybride29 ; et nombreux y sont les actes bâtis sur des « entrelacs de
normes politiques et juridiques [qui] contribuent à donner l’impression d’une perméabilité entre les sphères
politique et juridique »30.

25
V. les tractations et échanges de correspondance entre l’abbé DE BERNIS, Secrétaire d’État aux Affaires étrangères sous Louis XV, et la
chancellerie autrichienne.
26
Le jugement émis par le Comte DE MONTMORIN, dernier ministre des Affaires étrangères de la monarchie absolue et très inégal successeur de
VERGENNES, alors qu’il s’exprimait devant les États généraux en 1789, dénote bien cette constante de la diplomatie française d’Ancien Régime :
« L’Empire n’est qu’un composé de pièces sans rapport ».
27 BULL, H., « Hans Kelsen and International Law », in TUR, R. & TWINNING, W. L., Essays on Kelsen, Oxford, Clarendon Press, 1986, p. 332.
28
Ibid., p. 330.
29 La distinction classique entre différend politique et différend juridique, ce dernier étant notamment défini dans les Traités de Locarno de 1925

(article 1er des traités d’arbitrage annexés : « Toutes contestations […] de quelque nature qu’elles soient, au sujet desquelles les Parties se
contesteraient réciproquement un droit »), est de plus en plus ténue au vu du développement du droit, et en tout cas quasiment inopérante
quand elle est soulevée devant le juge international ; à tel point que Sir H. LAUTERPACHT faisait déjà observer en son temps que « the doctrine is
untenable in theory and harmful in practice » (in The Function of the Law in the International Community, Oxford, Clarendon Press, 1933, p. 435).
Je me demande si on ne peut pas dire directement que la distinction n’existe plus en termes contentieux…
30
GAUTIER, Ph., « Accord et engagement politique en droit des gens : à propos de l’Acte fondateur sur les relations, la coopération et la sécurité
mutuelles entre l’OTAN et la Fédération de Russie, signé à Paris le 27 mai 1997 », A.F.D.I., vol. 43, 1997, p. 90. L’un des exemples les plus frappants
de ces accords au statut ambigu est celui de l’Acte final d’Helsinki de 1975.

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Ainsi, du XVIIe siècle jusqu’à la fin de la Grande Guerre, c’est le programme séculaire de l’abaissement de
la Maison d’Autriche31, paré des atours successifs de la défense des libertés germaniques32, puis du
principe des nationalités33, et enfin du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes34, qui a orienté avec
quelque continuité35 une part notable de l’action inventive des diplomates et jurisconsultes français pour
encadrer la génération des États sur le Vieux Continent, et ce de RICHELIEU jusqu’à CLEMENCEAU. Certes,
il y a des distinctions conceptuelles non négligeables dans la formulation de ces principes juridiques.
Leur application ne fut jamais intégrale ni autonome de la volonté des Puissances, dans le sens où leur
interprétation fut toujours soumise aux limites imposées par la recherche de l’équilibre européen :
et donc, pas de « droit » à la sécession, pas de « droit » à l’indépendance, ni de « droit » à un État.
Mais c’est bien une volonté pérenne, relevant de la conception des relations internationales et des intérêts
stratégiques36, qui a conditionné l’existence d’une norme proclamée sous de nombreux avatars
formellement différents37, ayant pour fonction (et conséquence) de perturber l’ordre d’alors : en brisant
les empires plurinationaux38.

Mais pour rendre complètement justice à cette inventivité diplomatique française contre les Habsbourg,
il faut préciser qu’elle remonte, au-delà du système westphalien de 1648, à François Ier : il fut en effet le
premier à traiter, en tant que puissance occidentale chrétienne, avec le Grand Turc. Ce faisant, par cette
inventivité relationnelle – pour y revenir –, le Roi-Chevalier cassait ainsi pour la première fois la sphère
très fermée du « droit public européen », et ouvrait la voie à une juridicisation stable des relations externes
des Puissances occidentales avec des entités et États qui n’en étaient pas, jusque-là, jugés dignes.

31 Pour une illustration centrée sur le XIXe siècle, v. HOREL, C., « La France et l’Autriche, 1815-1918 », Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin, 2010,

n° 32, p. 78 : « La question des nationalités est indirectement instrumentalisée contre l’Autriche-Hongrie ».


32
Le langage diplomatique adopté sous Louis XIII retrace cette volonté d’inventer un droit « juste » pour légitimer son action politique : « Le sieur
de Saint-Chamont [dans son voyage aux cités et États des Pays-Bas et d’Allemagne] leur représenta la sincère affection de Sa Majesté envers la
cause commune, leur fit connaître qu’elle n’avait pris part à cette guerre que pour protéger et défendre, par sa grande puissance, les libertés
germaniques contre les violentes usurpations de la maison d’Autriche » (in Mémoires du Cardinal de RICHELIEU, année 1635). « Tout en secourant
la ligue protestante en Allemagne, le cardinal conçut l’idée de dissocier la cause de l’Empereur et la cause catholique. S’étant rendu compte que
les princes catholiques tenaient à leur indépendance en face de l’Empire ni plus ni moins que les princes et les États protestants, il mit tout son
effort […] pour transformer et pour étendre le rôle du roi de France en tant que protecteur des libertés germaniques et promoteur de l’égale
souveraineté des États. […] Richelieu fit en sorte que la France apparût comme la protectrice désintéressée et le recours équitable de tout ce qui
avait sujet de se plaindre » (BAINVILLE, J., Histoire de deux peuples : la France et l’Empire allemand, Paris, Flammarion, 1915, p. 38).
33 V. à ce sujet HARMIGNIE, P., « Note sur le principe des nationalités », Revue néo-scolastique de philosophie, vol. 28, n° 9, 1926, pp. 23-36.
34 L’un des Quatorze points du Président WILSON ne fait que réutiliser ce principe du droit des peuples contre le trône des Habsbourg : « Aux

peuples de l’Autriche-Hongrie, dont nous désirons voir sauvegarder et assurer la place parmi les nations, devra être accordée au plus tôt la
possibilité d’un développement autonome ».
35
Exception faite de la période d’une trentaine d’années issue du renversement complet des alliances, orchestré par Louis XV dans les deux
traités de Versailles passés avec les Habsbourg en 1756-1757, la « Révolution diplomatique » aux résultats finalement assez médiocres.
Elle devait, pendant l’intervalle de son existence, être sans cesse dénoncée par ses détracteurs austrophobes comme l’anéantissement de la
conception française des relations extérieures et du système de droit des gens établis depuis Richelieu (pour une approche historique,
v. KAISER, Th. E., « La fin du renversement des alliances : la France, l’Autriche et la déclaration de guerre du 20 avril 1792 », Annales historiques
de la Révolution française, n° 351, janv.-mars 2008, pp. 77-92).
36
Il y a bien entendu des différences notables entre la pensée monarchiste de Richelieu et les conceptions républicaines de Clemenceau, que l’on
ne saurait nier ; néanmoins, derrière les variations entre des propositions normatives qui correspondent à l’état social international de leur
époque, il y a bien un socle commun associé à des velléités d’indépendance (et de fragmentation) opposées notamment aux théories de la
« Fédération universelle » ou de la civitas maxima défendues par nombre de jus-naturalistes.
37
Cela n’empêche que la source formelle dispose bien entendu, en fonction des circonstances et notamment du développement des systèmes
juridiques dans lesquels elle s’applique, d’une capacité d’évolution autonome pouvant aboutir à un résultat juridique considérablement éloigné
de l’esprit initial émanant de la source matérielle.
38
Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes connaît cependant une juridicisation plus élaborée qui lui permet de se dégager de l’accusation
de simple contingence politique dont le principe des nationalités a souvent été taxé ; v. CARPENTIER, Ch., « Le principe mythique des nationalités :
tentative de dénonciation d’un prétendu principe », R.B.D.I., 1992, n° 2, pp. 351-389.

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L’élargissement contemporain du champ des sujets du droit international, accompagnant l’évolution de la
société internationale, a vu l’admission progressive dans ce cénacle élitiste et ethnocentré des États autres
qu’occidentaux, nouvellement indépendants et décolonisés dans les Amériques, en Afrique et en Asie.
Ce mouvement de diversification sociologique des États – premier véritable saut de leur société dans le
processus pluraliste39 – s’est accompagné de l’apparition de fora et d’associations entre eux,
les organisations internationales. Qu’il s’agisse des relations strictement interétatiques ou des
négociations dans un cadre multilatéral, l’art diplomatique n’a pas été aussi fondamentalement changé
que ce que craignait l’élite diplomatique de la IIIe République. CHODRON DE COURCEL, lors de l’avènement
balbutiant des grandes conférences de la Belle Époque, s’interrogeait ainsi :
« N’est-ce pas une sorte de suicide de la part de la diplomatie, que de travailler à l’établissement
d’une procédure dont le but est de soumettre à la régularité d’une décision en quelque façon
automatique la plupart des litiges où triomphaient jadis le savoir-faire des hommes d’État ? »40

C’était exagéré et CAMBON, en son temps, a vite dissipé cette angoisse de « la fin de la diplomatie par le
droit »41, réapparue avec l’établissement de la S.D.N. Il n’y a pas eu substitution du droit international à la
diplomatie : mais au contraire l’association des deux, se renforçant mutuellement42. De nos jours,
qu’il s’agisse d’agents étatiques ou onusiens, le rituel ballet diplomatique demeure entre ces
représentants de personnes publiques. Les États continuent de jouer le rôle pivot qui est le leur, en tant
que sujets pléniers et souverains du droit international ; les organisations internationales ne jouissent que
d’une personnalité fonctionnelle et dépendante des missions que les États leur ont confiées43.
La problématique de ces dernières décennies, pour l’inventivité relationnelle, est moins la question des
échanges entre États et organisations internationales – un sujet vu et revu44 – mais plutôt celle du rapport
de droit (et de pouvoir) entre les diplomates et ceux qui ne le sont pas. La diplomatie est en effet
confrontée à l’émergence de candidats à la cogestion de la scène internationale contemporaine.
C’est-à-dire :
- soit des entités non admises comme personnes de droit international, et qui aspirent à être considérées
comme des participants, voire des parties, à la négociation diplomatique ; il s’agit souvent de personnes
privées ou de collectivités non étatiques (§ I) ;
- soit des agents d’un genre particulier, qui aspirent à réguler l’action internationale et orienter dans
certains cas la négociation diplomatique par l’exercice d’une autorité impartiale pour dire le droit,
c’est-à-dire les juges internationaux (§ II).

39 BATTISTELLA, D., Un monde unidimensionnel, Paris, Presses de Science Po, Coll. Nouveaux Débats, 2e éd., 2015, p. 125 : « Ce n’est qu’à partir
de 1945 que la société internationale s’étendra à la planète entière. Surtout, l’inclusion des entités non européennes sera cette fois-ci non plus
octroyée avec condescendance, mais décidée au nom de l’égale souveraineté entre États, […] confirmée par les résolutions 1514 (XV) et 2625
(XXV) de l’Assemblée générale, inaugure une ère marquée par un engagement en faveur d’une société internationale pluraliste ».
40 Cité in DASQUE, I., « Les élites diplomatiques de la République face aux mutations de l’ordre international à la fin du XIXe siècle : une réaction

aristocratique ? », in BELISSA, M. & FERRAGU, G. (dir.), Acteurs diplomatiques et ordre international. Fin XVIIIe siècle – XIXe siècle, Paris, Kimé,
2007, pp. 120-121.
41 CAMBON, J., Le diplomate, Paris, Hachette, 1926, p. 107 : « Je veux bien qu’à la Société des Nations, il n’y ait pas de place pour les diplomates ;

il y en aura toujours une pour la diplomatie, si par diplomatie on entend l’intrigue et l’âpre dispute des intérêts ».
42
Il a d'ailleurs été évoqué à ce sujet l'affermissement d'une « méthodologie juridique de la négociation internationale » (CHOUKROUNE, L.,
« La négociation diplomatique dans le cadre du règlement pacifique des différends », Hypothèses, vol. 1, n° 4, 2001, p. 161.
43
Cette présentation sommaire mériterait bien sûr d'être approfondie : le « principe de spécialité » qui conditionne la reconnaissance de la
personnalité juridique internationale à ces sujets dérivés paraît une limite très théorique quand ces structures bénéficient de compétences
tellement larges et variées qu'elles en deviennent généralistes, à l'instar du mandat donné par la Charte des Nations Unies ; ou encore lorsque
cette mission est renforcée par une conception reconnaissant a posteriori des compétences implicites, comme c'est le cas pour l'Union
européenne.
44
Au sujet des rapports entre ces branches de la « diplomatie publique », v. par ex. : CARVALHO SPINOZA (DE), S., BOULANGER, H.
& COTTON, A.-M., « La diplomatie ‘publique’ ou le pouvoir de négociation des organisations internationales : le cas du Service des Affaires
étrangères de l’U.E. (S.E.A.E.) », Revue de Management et de Stratégie, vol. 2, n° 10, pp. 33-54.

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Ce pluralisme de la société internationale, selon l’expression de BULL45 mais dans une optique plus
revendicative que conservatrice46, est une tendance contemporaine structurante, et suppose donc une
inventivité diplomatique accrue. Elle se fonde sur les efforts des représentants des personnes publiques
internationales (désignés ici par l’expression générique de « diplomatie intergouvernementale »47) pour
rester maîtres du jeu dans un droit qui ne sert plus uniquement à régir, loin s’en faut, « les relations entre
États indépendants », comme l’exprime le fameux arrêt Lotus rendu en 1927 par la Cour permanente de
Justice internationale, fruit d’un postulat volontariste daté48 et réducteur. Et si encore aujourd’hui le
principe de la souveraineté est bel et bien la pierre angulaire des rapports entre systèmes juridiques49,
parallèlement la diplomatie intergouvernementale parvient, tant bien que mal, à demeurer
l’indispensable cheville ouvrière de toutes les relations qui aspirent à générer du droit dans le champ
international.

I. L’INVENTIVITE DIPLOMATIQUE DANS L’INTEGRATION CONDITIONNELLE


DES « MARGINAUX » DU GRAND JEU
L’inventivité relationnelle dans la formation du droit international se manifeste à travers l’admission –
toujours de façon particulière, conditionnelle et limitée – d’acteurs considérés jusque-là comme des
marginaux au Grand Jeu diplomatique : il s’agit tout d’abord des acteurs d’influence, d’origine privée et
souvent transnationale (A) ; ensuite, les États acceptent parfois l’expression d’intérêts infra ou
trans-étatiques par des modes alternatifs au monopole gouvernemental de la représentation
populaire (B).

45 H. BULL (The Anarchical Society : A Study of Order in World Politics, 1977) a formulé ce constat d’une société internationale intrinsèquement

pluraliste, car dominée par des États différents entre eux, tout en acceptant à l’occasion des sujets d’une autre nature. On ne s’étendra pas sur
le débat qui agite l’école anglaise des relations internationales : elle s’interroge sur ce qui en découle – logique pleinement conservatrice pour
les « pluralistes internationaux » de stricte obédience (RAMEL, F., « En lisant Kelsen : droit et conception des relations internationales chez
Morgenthau et Bull », A.F.R.I., vol. XV, 2014, p. 494), logique solidariste vers une « pluralist world society » pour d’autres (v. LINKLATER, A., « The
English School Conception of International Society : Reflections on Western and Non-Western Perspectives », Ritsumeikan Annual Review of
International Studies, vol. 9, 2010, pp. 1-13). Laissant là la recherche de la finalité d’un état de fait, il convient de préciser qu’il s’agit bien d’une
société « pluraliste », et non d’une société « plurielle » : il y a certes une tendance à intégrer la diversité, mais sous l’égide étatique au soutien de
laquelle se déploie toute l’inventivité diplomatique, pour empêcher que cette société ne devienne réellement plurielle, c’est-à-dire sans filtre
préalable ni hiérarchie des différentes légitimités.
46 WILLIAMS, J., « Pluralism, Solidarism and the Emergence of World Society in the English School Theory », International Relations, vol. 19, n° 1,

p. 28 : « Diversity is not a product of the states-system, but a fundamental of the human condition. But there are version of diversity that are
increasingly pressing against this territorialised form of it – groups, identities, constituencies and interests that cannot take a territorial form that
makes them at least candidate members of international society. Women, indigenous peoples, Diaspora’s, religions, trades-unionist,
environmentalists and many others are often cited […]. They are not territorial in the way that states are and yet they are obviously signifiers of
diversity, and also of the potential clashes of interests, values and world-views that have been prevously contained within international society ».
Cette volonté de participer au dialogue et à l’élaboration de la norme ne s’étend pas qu’aux défavorisés divers et variés en tant que mouvements
socio-politiques : il faut également tenir compte de la montée en charge des institutions internationales juridiques et judiciaires, un processus
amenant le diplomate à transiger avec des éléments du système qu’il a certes créé mais qui gagnent en densité et en velléités d’action. Ce sont
les aspirations et évolutions divergentes, et potentiellement conflictuelles, qui suscitent l’inventivité des gestionnaires du système pour orienter
celui-ci dans les directions jugées utiles et appropriées.
47
Les États, dans leurs relations extérieures, et la plupart des organisations internationales dans leur fonctionnement, s’organisent selon un
schéma de coopération intergouvernementale. Certes, en droit de l'Union européenne, il convient de distinguer spécialement dans la marche
des institutions la « méthode intergouvernementale » (coopérative), et la « méthode communautaire » (intégrative). Le qualificatif
« intergouvernemental » ici accolé à la diplomatie est pris dans un sens général et englobant, au-delà de ces orientations.
48 Il est à noter que la C.P.J.I. relativisait déjà dans l’arrêt même cette définition très « anzilottienne » du droit international, au paragraphe

précédent : « Cette manière de poser la question est commandée par la nature même et les conditions actuelles du droit international » (p. 18).
V. également ALLAND, D., Anzilotti et le droit international public – Un essai, Paris, Pedone, 1ère éd., 2012, p. 64 et s.
49
PELLET, A., « Repenser les rapports entre les ordres juridiques ? Oui, mais pas trop… », in BONNET, B. (dir.), Traité des rapports entre ordres
juridiques, Paris, L.G.D.J., 2016, p. 1781 : « Dire que l’ombre de la souveraineté plane sur les rapports entre le droit national et les « droits
externes » ne signifie pas que […] seul l’État crée, ou même soit, le droit ; nous savons maintenant qu’il existe des droits non étatiques ; […] autant
de corpores juris qui se développent et s’organisent en-dehors de l’État, voire « contre » lui ; mais ces droits ne s’en situent pas moins « par rapport
à l’État » (donc à la souveraineté), ne fût-ce que pour la contourner. Et comme tous les droits non étatiques (y compris le droit international public),
ils doivent recourir à l’État pour leur mise en œuvre ultime ».

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A. La participation officielle des acteurs d’influence dans la formation du droit
des gens
Parmi ces acteurs d’influence extérieurs aux systèmes administratifs nationaux et internationaux50, issus
pour l’essentiel d’initiative privée, il convient de distinguer selon que la diplomatie gouvernementale leur
reconnaît, exceptionnellement, une personnalité juridique en tant que co-signataire indépendant de
certains actes conventionnels, au côté des puissances souveraines – cela arrive dans le domaine
humanitaire (1) – ; et les autres domaines, tel l’environnement ou les droits de l’homme (2), où malgré un
fort activisme de ces acteurs, ceux-ci restent toujours précédés, guidés et encadrés par la diplomatie des
personnes publiques, qui a seule un statut officiellement créateur de droit obligatoire et opposable.

Seul sera abordé ici le cas des organisations internationales non gouvernementales, à but non lucratif51 :
la « diplomatie d’entreprise », malgré la publicité qui lui est faite à chaque fois que sont conclus des
contrats aux montants exorbitants, si elle concerne certes les relations internationales, ne relève guère du
droit public en tant que telle52.

1. L’inventivité dans la diplomatie humanitaire :


de quelques fictions nécessaires en droit international
Exemple typique et ancien, le processus inventif de la diplomatie humanitaire a été impulsé par une
initiative philanthropique célèbre, qui a pris la forme du Comité international de la Croix-Rouge (C.I.C.R.).
La fonction de cet organe est singulière, puisqu’il vise essentiellement à interagir avec les gouvernements
pour préserver les droits des personnes vulnérables garantis par les conventions de La Haye et de Genève.

50 Également dénommés « agents non-étatiques ».


51 Quid d’autres entités privées assumant, sans but lucratif, une fonction de réglementation dans leurs domaines respectifs, tel le Comité
international olympique (C.I.O.) dans le domaine du sport, ou l’I.C.A.N.N. dans le domaine du Web ? Des travaux conséquents et bien connus ont
démontré l’existence d’une lex sportiva (LATTY, F., La Lex Sportiva : Recherche sur le droit transnational, Leyde, Nijhoff, 2007, 850 p.), et ces
instances sportives transnationales se retrouvent souvent en position de véritable négociateur avec les États concernés pour organiser les
différentes compétitions. Le prisme ici retenu se concentre cependant sur les domaines où la diplomatie étatique est confrontée à des acteurs
concurrents, qui s’érigent en co-gestionnaires de compétences ordinairement réparties entre puissances publiques par les négociations
intergouvernementales. L’architecture internationale du sport n’a jamais prétendu se substituer à un ordre interétatique qui ne lui préexistait
pas dans ce secteur précis : le caractère associatif (et libre) du Mouvement olympique international est et a d’ailleurs toujours été revendiqué,
les institutions semi-publiques sportives telles que l’Agence mondiale anti-dopage (cogérée par le C.I.O. et les États) restant relativement rares ;
de même, concernant l’Internet, il ne s’agit pas d’une sorte de domaine public géré traditionnellement par les États, mais d’un réseau
transnational en expansion et encore pour l’essentiel aux mains de gestionnaires privés, parmi lesquels la diplomatie intergouvernementale a
bien du mal, non pas à garder la main, mais tout simplement à exister. Ces secteurs de droit transnational sont plutôt dans une position
d’extranéité vis-à-vis du système interétatique, coexistant sans s’intégrer franchement au droit international (SFDI, Internet et le droit
international, Paris, Pedone, 2014, 498 p.).
52 La conception du droit public tel qu’entendue ici se fonde très classiquement sur une triple assise, certes inspirée du droit interne français :

d’abord l’encadrement de la représentation politique et institutionnelle ; ensuite l’exercice de prérogatives de réglementation fondées sur cette
autorité institutionnelle (ayant une légitimité collective), et enfin plus largement le service de l’intérêt général. La diplomatie d’entreprise ne se
rattache pas à ces pôles d’attraction du droit public : en effet, ceux-ci se matérialisent en droit international autour des attributions souveraines
d’une part et, selon l’expression fameuse du Professeur Ch. CHAUMONT, du service public international d’autre part. Les firmes multinationales,
les divers prestataires de services aux États tels que les entreprises paramilitaires et de sécurité privée, ne poursuivent pas l’intérêt général mais
bien un but lucratif qui leur est propre, tout à fait honorable mais relevant de la sphère privée, comme la lex mercatoria, par exemple, que ces
entités génèrent. La diplomatie d’entreprise reste, in fine, une négociation contractuelle pour obtenir un profit d’ordre pécuniaire, et non une
participation à la chose publique et à ses intérêts transcendants.

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C’est une institution « ayant un statut propre »53, notamment vis-à-vis de la Fédération internationale de
la Croix-Rouge (F.I.C.R.) et de ses Sociétés nationales, ces dernières n’étant que des associations de droit
interne. Il est vrai que le C.I.C.R. se révèle un hybride sui generis, étant en soi une invention originale et
spécifique au droit international humanitaire, dont il est incontestablement le moteur54, bien qu’il soit
dépendant de la coopération des États pour s’affirmer (a). Sa rare personnalité sans puissance, largement
fictionnelle donc, reste une des plus nobles causes de l’inventivité relationnelle dans cette branche du
droit des gens (b).

a) Indépendance de droit et difficile autonomie de fait du C.I.C.R.


Ce moteur qu’est le C.I.C.R. a nécessairement besoin, cependant, du soutien et du financement étatique
pour fonctionner. Historiquement, le support de la Suisse fut déterminant pour l’avènement de cet
acteur55 composé uniquement de citoyens suisses désignés par cooptation. C’est ainsi, par exemple, que
la « Conférence diplomatique pour l’élaboration de Conventions internationales destinées à protéger les
victimes de la guerre », qui a abouti aux Conventions de Genève de 1949, fut convoquée par le Conseil
fédéral suisse, lequel est institué gardien des instruments qui y ont été adoptés. Se voyant attribuer des
missions précises à l’article 8 commun des conventions de Genève, le C.I.C.R. a développé des relations
diplomatiques d’un genre nouveau en signant des accords de siège avec la Suisse certes, mais également
avec une soixantaine d’autres États, affirmant un positionnement particulier car ce type de convention n’a
cours, normalement, qu’entre des États et des organisations intergouvernementales. Le C.I.C.R. n’est pas
de cette qualité, ni non plus la F.I.C.R. – laquelle a conclu de son côté une trentaine d’accords du même
type avec des États, lesquels reconnaissent expressément sa « personnalité juridique internationale »56.

Certes, son indépendance d’action diplomatique est même assurée au sein de l’Assemblée générale des
Nations Unies, qui a attribué au C.I.C.R. le statut d’Observateur par la résolution 45/6 du 16 octobre 199057
– ce qui le place au même rang par exemple que le Vatican, à la différence qu’il n’a pas été prétendu le
rattacher à une fiction étatique ou à l’expression du droit des peuples (comme pour les mouvements de
libération nationale, également admis au rang d’observateurs). Il est simplement tenu compte de sa
fonction bienfaitrice et de son action voulue et assumée comme impartiale.

53 XXVe Conf. I.C.R., Statuts du Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, 1986, art. 5.
54 On ne reviendra pas sur l'action de lobbying, ni sur les transactions et pratiques ayant lieu sur le terrain entre les O.I.N.G. humanitaires, type
Médecins du Monde, etc. ; que leur action – méritoire – ait été récompensée par un prix Nobel de la paix n'en fait pas des partenaires de la
diplomatie intergouvernementale (v. RYFMAN, Ph., « L'action humanitaire non gouvernementale : une diplomatie alternative ? », Politique
étrangère, 2010/3, pp. 565-578).
55
Dans un autre domaine, celui de la lex sportiva, ce n’est également pas un hasard si le Comité international olympique et le Tribunal arbitral
du sport ont leur siège à Lausanne. Au-delà de la réputation internationale de cette cité, la Suisse, par sa déclaration de neutralité ancienne et sa
politique étrangère bien connue que l’on pourrait qualifier d’« action de bienfaisance internationale », a joué un rôle notable dans l’émergence
de ces nouveaux partenaires des relations extérieures d’un genre particulier et aux motivations étrangères aux intérêts étatiques.
56 Par ex., Accord de siège F.I.C.R. - Suisse, 1996, art. 1er : le Conseil fédéral reconnaît « la personnalité juridique internationale et la capacité

juridique en Suisse de la Fédération ».


57
KOENIG, Ch., « Considérations juridiques sur le statut d'observateur du Comité international de la Croix-Rouge auprès des Nations Unies »,
R.I.C.R., n° 787, fév. 1991 : « Les éléments les plus importants du statut d'observateur résident dans la possibilité d'accès directe à pratiquement
tous les organes des Nations Unies, sans qu'il faille recourir au processus consultatif astreignant réservé aux ONG […], et réservé
institutionnellement au Conseil économique et social. L'accès direct à l'Organisation des Nations Unies, la participation aux sessions et l'accès au
réseau de communications de l'institution permettent d'exercer une influence beaucoup plus grande sur les processus de décision au sein d'une
organisation internationale que le simple statut consultatif, même si le droit de vote proprement dit n'est pas accordé à l'observateur ». A titre de
comparaison, l'attribution du statut d'Observateur au Comité international olympique a été plus tardive (19 oct. 2009) et aux dires mêmes du
Président J. ROGGE, est essentiellement liée à la contribution que peut apporter le Mouvement olympique à la réalisation des Objectifs du
millénaire pour le développement (O.M.D.), ce qui ne recouvre pas toute l'action du C.I.O. < https://www.olympic.org/fr/news/le-cio-obtient-le-
statut-d-observateur-aupres-des-nations-unies >.

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b) L’invention de fictions d’utilité publique
Ce statut diplomatique fonctionnel, confirmé par certains privilèges et immunités accordés aux agents du
C.I.C.R., est à comparer au même rang d’Observateur accordé à l’Ordre souverain de Malte, émanation du
Vatican même si sa souveraineté survit théoriquement après la disparition de son territoire il y a plus de
deux siècles58. C’est d’ailleurs la garantie de neutralité de ces deux organismes qui leur assure une certaine
autorité morale dans l’ensemble de la communauté des États, et qui en font des acteurs dont la
« personnalité juridique fonctionnelle », s’inspirant mutatis mutandis du raisonnement d’un célèbre avis
de la C.I.J. en 194959, est établie en reconnaissance de leur utilité. Cela leur permet en droit international
d’être de véritables négociateurs, co-auteurs et co-exécutants de la diplomatie humanitaire.

Mais de tels statuts, fondés sur des fictions, sont exceptionnels. Et la diplomatie interétatique garde une
forte mainmise sur l’ensemble du processus juridique, comme en témoigne la saisine de la Commission
internationale humanitaire d’établissement des faits, apte à enquêter en cas de violation des
Conventions : ce droit, pourtant fondamental pour garantir le respect de ces textes dont il est le gardien
moral, n’est pas ouvert au C.I.C.R., ni à une autre association humanitaire, mais exclusivement aux États
et aux Parties à un conflit – et là encore, ce sont les services de la Confédération helvétique qui ont élaboré
le modèle de « déclaration unique » à remplir par les demandeurs pour saisir la Commission60.

Cette lacune aboutit à des situations absurdes, où des O.N.G. qui œuvrent au respect du droit international
humanitaire, se trouvent dans une situation d’incapacité totale lorsqu’elles sont elles-mêmes victimes de
violations du droit de la guerre. Le cas de l’O.N.G. Médecins Sans Frontières, victime du bombardement
d’un de ses hôpitaux à Kunduz en Afghanistan, est typique de cette mainmise diplomatique : elle est
obligée de solliciter les États de bien vouloir l’aider à obtenir enquête internationale et justice61.
Cette situation replace les O.N.G. dans un lien de dépendance étatique incohérent avec leurs aspirations
d’impartialité.

En-dehors donc de ces sujets fictionnels du droit international que sont le C.I.C.R. et l’Ordre de Malte,
le statut de co-auteur de normes reste marginal parmi les organisations humanitaires non
gouvernementales, étant limité à une élite très restreinte.

58
Étant donc à l'origine une personne de droit public, par ailleurs placée sous le haut patronage du Vatican. On notera que l'Ordre souverain de
Malte mène une politique active d'admission à un grand nombre d'organisations internationales comme Observateur, en témoigne son entrée
le 26 nov. 2016 dans le Système d'intégration centraméricain (S.I.C.A.) ou dans la Commission de l'Océan indien (C.O.I.) en 2015.
59 C.I.J., Réparation des dommages subis au service des Nations Unies, préc. note .
60
Par de nombreux aspects, la diplomatie helvétique assure le prolongement et renforce l'impact des initiatives du C.I.C.R. Cette association
interroge d'autant plus sur la reconnaissance de la personnalité juridique du C.I.C.R. : en serait-il de même sans le soutien étatique de la Suisse,
qui trouve par-là l'occasion d'accomplir le rôle de facilitateur diplomatique qui est traditionnellement le sien depuis sa déclaration de neutralité
perpétuelle ? Ne serait-on pas face à une personne juridique formellement indépendante dans ses choix, matériellement dépendante dans ses
besoins, et au final très relativement autonome ? À tout le moins le débat se pose puisqu'il existe bien de ces sortes d'extension désincarnée
d'une personnalité souveraine à travers des organismes bienfaisants, comme pour l'Ordre de Malte dont l'influence, hors le soutien effectif du
Vatican, pose question. La récente annonce de la démission de l’actuel Grand-Maître de l’Ordre, à la demande du pontife romain, ajoute encore
au doute sur la « souveraineté » de l’organisation.
61 APARAC, J., « L’attaque sur l’hôpital MSF à Kunduz : quelles voies réalistes pour une justice effective ? », R.D.H., Actualités Droits-Libertés,

fév. 2016, en ligne.

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2. Diplomatie environnementale et diplomatie des droits de l’homme :
agréger sans se mêler
Cette maîtrise du jeu diplomatique par les États s’exprime d’autant plus dans un autre cadre comparable
au cas précédent par le foisonnement d’acteurs privés qui s’y trouve : la diplomatie environnementale et
la diplomatie des droits de l’homme. Ces deux préoccupations sont d’ailleurs souvent mêlées.

Il faut ici relever une tendance impulsée par les Nations Unies, et particulièrement par l’article 71 de la
Charte, qui permet aux organisations non gouvernementales de se voir attribuer un rôle consultatif auprès
du Conseil économique et social. Cette dynamique participative, vise à inclure des associations
internationales ou nationales considérées comme représentatives de la « société civile », locution
ambiguë qui désignerait ce qui n’est pas d’obédience étatique au sein des ordres juridiques internes,
en tant que partenaire dans le débat normatif. L’inventivité relationnelle y atteint des sommets, révélant
parfois un véritable jeu de dupes : l’O.N.G. recherche cette tribune pour exister sur la scène extérieure,
tout en évitant d’être associé de trop près aux États pour garder une apparence d’indépendance devant
l’opinion militante qu’elle sert62 ; le diplomate, quant à lui, a intérêt à intégrer ces potentiels contestataires
au débat, à les lier dans l’exécution des programmes adoptés, tout en prenant bien garde à
compartimenter les rôles de chacun. Le consultant n’est pas le décideur. La Conférence de Paris sur le
climat l’a encore illustré fin 2015, en maintenant les O.N.G. à l’écart des salles de négociation
intergouvernementale.

La diplomatie environnementale est un cas d’école de l’inclusion des O.N.G. dans le processus normatif
international, et inversement de l’inclusion des États dans les O.N.G. comme l’U.I.C.N. : c’est un entrisme
croisé qui rapproche les acteurs sans bouleverser l’ordre établi (a). En matière de droits de l’homme
cependant, des percées plus inventives se découvrent sur le plan régional (b).

a) La nature hybride de l’U.I.C.N., fruit d’un entrisme réciproque


Sans s’attarder sur les grandes conférences internationales qui se tiennent régulièrement sous l’égide des
Nations Unies, il faut mentionner que la diplomatie environnementale connaît depuis un demi-siècle un
cénacle original de discussion, l’Union internationale pour la conservation de la Nature (U.I.C.N.). Issue de
la conférence de Fontainebleau de 1948, cette association internationale, déclarée de droit suisse,
accueille parmi ses Membres tant des États et agences publiques (environ 300) que des organismes privés
(environ 1 000) : c’est un processus relationnel profondément original, amenant une typologie très variée
de « diplomates », au sens large, à se côtoyer au sein de cette O.N.G. qui est étroitement associée à
certains accords internationaux63.

Mais cette ouverture reste relative et mesurée, puisque l’inventivité de la diplomatie gouvernementale
est parvenue dans ce cadre à maintenir l’indispensable primauté étatique : en effet, les Statuts de l’U.I.C.N.
révisés du 10 septembre 1996 distinguent les Membres en plusieurs catégories, les États et les
organisations internationales étant en catégorie A, les O.N.G. en catégorie B, et les associations de peuples
autochtones en catégorie C. Un bref aperçu rend compte de l’inventivité des rédacteurs pour maintenir le
rôle spécial des États dans l’organisation : ainsi, la procédure d’admission se limite à une simple
notification de volonté au Directeur général par les États, alors que les autres candidatent devant le

62
Pour un éclairage de science politique, v. ORSINI, A., « Les lobbies environnementaux : intérêts d’une approche pluraliste », CERISCOPE
Environnement, 2014, en ligne.
63 Telle la Convention de Ramsar de 1971 relative à la protection des zones humides.

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Conseil ; dans les décisions prises collectivement, chaque délégation de la diplomatie « classique » dispose
de trois voix, les autres catégories ayant un poids moindre ; quant aux élections internes à l’U.I.C.N., il faut
mentionner que deux collèges se forment, l’un réservé à la catégorie A (les États), l’autre aux deux
catégories B et C combinées, chacune se prononçant séparément sur les candidatures64.

Ce vote catégoriel rappelle quelque peu, mutatis mutandis, les subtilités du vote par ordre des anciens
États généraux, ici en donnant la primauté à la catégorie A (l’ordre intergouvernemental) alors que les
catégories B et C, soit plus des 3/4 des Membres, voient leur influence réduite par un vote combiné.
La pratique montre que les États ne maîtrisent guère certaines phases de l’action de l’U.I.C.N., telle
l’expertise auprès du Comité du patrimoine mondial de l’U.N.E.S.C.O., et la pression intense du lobbying
de certains financeurs privés s’avère plus redoutable que l’ombre de l’État65. Il n’empêche que
l’architecture institutionnelle y est formellement en faveur des États ; et de là à dire que l’inventivité
diplomatique vise à la préservation de la société d’ordres qu’est la communauté internationale organisée,
il n’y a qu’un pas.

En effet, pour maintenir la cohésion d’une société d’ordres, il ne faut point céder le pouvoir aux classes
perturbatrices ; il faut néanmoins leur octroyer occasionnellement l’accès aux apparences de ce pouvoir
– et donc accepter de reconnaître marginalement les acteurs privés qui pressent les portes des cénacles
internationaux pour y représenter ce qu’ils considèrent être leur légitimité d’opinion, sans que cela ne
porte réellement atteinte à l’équilibre interétatique.

Voilà une approche quelque peu machiavélique sans doute, mais qui ne fait que traduire le rapport de
forces à l’œuvre y compris dans des domaines relevant de l’intérêt général mondial.

b) La transformation des O.I.N.G. en partenaires du système européen


de protection des droits de l’homme
Cette approche permet d’appréhender sous un autre jour l’inventivité des Membres du Conseil de
l’Europe, qui ont accepté, par la convention STE n° 124 de 198666, que les O.I.N.G., ayant des activités dans
un État autre que celui d’origine67, voient immédiatement et pleinement leur personnalité reconnue par
le droit interne de l’État de réception. Ce n’est certes pas une personnalité juridique internationale,
mais une personnalité interne transnationalisée qui est reconnue ici. Cela est un progrès concret pour
l’activité de ces opérateurs, mais ne leur confère pas de rôle délibérant, diplomatique, au niveau régional.

Mais au-delà, c’est bien le Conseil de l’Europe, ayant la charge des droits de l’homme au niveau régional,
qui se révèle des plus constructifs pour l’inclusion des O.I.N.G. dans le processus normatif de négociation
internationale. En effet, il reconnaît en son sein une Conférence des O.I.N.G. ; d’abord créée en 1951

64
Règles de procédure du Congrès mondial de la nature, clause n° 81.
65 Le site Internet de l’U.I.C.N. faisant la promotion du statut de « partenaire sponsor » auprès des acteurs privés laisse entendre une capacité
d’influence non négligeable pour ces financeurs : « Être parrain offre un puissant attrait en termes de marketing ainsi que des opportunités de
partenariat intéressantes pendant la préparation du Congrès, pendant le Congrès et jusqu’au prochain Congrès. […] Les sponsors auront l’occasion
d’interagir avec plus de six mille délégués provenant de 170 nations, ainsi que des chefs de gouvernement, des leaders d’organismes multilatéraux
(comme la Banque mondiale, la Commission européenne et la Société financière internationale), d’ONG, des Nations Unies, d’entreprises et du
monde universitaire. Le développement de nouvelles relations entre divers secteurs et pays est un élément essentiel du Congrès, avec la mise en
place de partenariats publics-privés pour des projets nationaux et multinationaux. Lors du Forum, les délégués sont encouragés à participer au
processus d’élaboration de l’ordre du jour mondial sur la conservation ».
66
C.E., Convention européenne sur la reconnaissance de la personnalité juridique des organisations internationales non gouvernementales,
24 avr. 1986, S.T.E., n° 124 ; cette reconnaissance n'est encore une fois motivée, non par la nature des O.I.N.G., mais au regard de leur « utilité »
pour la communauté internationale.
67 C’est-à-dire celui dont le droit national régit les statuts et confère la personnalité juridique interne à l’O.I.N.G.

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comme organe consultatif, et officiellement admise comme participant à l’élaboration des instruments
européens de droits de l’homme depuis 2003. Cet essor permet une affirmation notable des O.I.N.G., dont
la présence ne relève plus d’une libéralité généreuse, mais est une règle de fonctionnement de droit
dérivé. Elle établit même une sorte de « tétralogie institutionnelle » au sein du Conseil de l’Europe, selon
la Déclaration de Madrid de mai 200968 qui place la Conférence des O.I.N.G. à un rang connexe à celui des
instances classiques – intergouvernementales – de négociation69.

Cette voie, bien qu’encore fort indécise quant à sa portée et son contenu, semble également être celle
empruntée par les Nations Unies qui ont admis les « organisations représentatives de la société civile » et
le « secteur privé » en tant que « parties prenantes » à la négociation, entre autres, de la Déclaration finale
du Sommet mondial de 2005. Mais, vu la nature du texte (une résolution de l’A.G.N.U.), il faut relativiser
cette inventivité relationnelle, qui est vite cantonnée à un débat créateur d’instruments seulement
incitatifs, ou d’ordre conceptuel.

B. L’institution de représentations complémentaires aux mécanismes


intergouvernementaux classiques
La « tétralogie » du Conseil de l’Europe le prouve : le temps n’est plus à la seule représentation
gouvernementale des intérêts publics au sein des organisations et agences internationales. L’accroche de
la Charte des Nations Unies, « Nous, les peuples », annonçait déjà à sa manière la diversification de la
représentation populaire au niveau international.

Il s’agit d’une amplification moderne, et générale, d’un phénomène initié dans un domaine particulier à
partir des années 1920 : c’est le tripartisme, représentatif et paritaire, qui structure l’Organisation
internationale du Travail. L’élaboration des normes du droit international du travail se fait, au sein des trois
organes principaux de l’Organisation, par une négociation conjointe entre les représentants des
gouvernements, des organisations de travailleurs et des organisations d’employeurs. Procédure inventive
de dialogue social international bien connue, il ne paraît pas nécessaire de la développer plus avant ici.

Cette généralisation renouvelle des formules anciennes, telle la « diplomatie parlementaire »70. Apparue
avec le phénomène des conférences intergouvernementales du XIXe siècle, elle prend aujourd’hui un sens
plus proche du droit interne, avec l’affermissement dans les organisations internationales d’institutions
représentatives, analogues aux parlements internes (1). De plus, émergent des représentations
internationales pour des groupes singuliers (2).

1. Vers une véritable diplomatie parlementaire :


la négociation avec des assemblées transnationales élues
Une innovation présente dans les différentes régions du globe est significative en matière d’inventivité
relationnelle : c’est la représentation parlementaire au sein des organisations internationales. Celle-ci est
de plus en plus répandue (a) et certaines de ses institutions ont un impact mesurable sur la conduite des
relations internationales (b).

68 C.E., Comité des ministres, Déclaration de Madrid, 12 mai 2009, CM (2009) 50-final, § 9.
69
À savoir le Comité des ministres, le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux, et l'Assemblée parlementaire.
70
C.I.J., Sud-Ouest africain (Éthiopie et Liberia c. Afrique du Sud), exceptions préliminaires, arrêt, 21 déc. 1962, C.I.J. Rec. 1962, p. 346 : « Depuis
quarante ou cinquante ans, la diplomatie pratiquée au sein des conférences, ou diplomatie parlementaire, s’est fait reconnaître comme l’un des
moyens établis de conduire des négociations internationales ».

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a) La parlementarisation des organisations internationales,
ou l’invention de nouveaux partenaires
La propagation du phénomène parlementaire ne concerne pas que les processus d’intégration
régionale71 ; on citera ainsi l’Assemblée parlementaire de la Francophonie pour l’O.I.F., l’Assemblée
parlementaire de l’O.S.C.E., ou encore l’Assemblée parlementaire de l’O.T.A.N., cette dernière ayant
l’originalité d’une apparition autonome, dans les années 1960, vis-à-vis de l’Alliance
intergouvernementale elle-même créée en 1949.

Au niveau universel même, il existe également une campagne visant à promouvoir l’établissement d’une
« Assemblée parlementaire des Nations Unies »72 : c’est là un des nombreux serpents de mer de la réforme
de l’Organisation, un projet d’avenir... et qui a de fortes chances de le rester73.

L’admission d’organes parlementaires dans la conduite des affaires internationales n’est pas évidente au
premier abord, et ce même en droit interne, comme le montre actuellement le débat constitutionnel
britannique sur les négociations de sortie de l’Union européenne74. L’installation au sein d’une
organisation internationale d’institutions représentatives, soit directement au moyen de l’élection par les
peuples des États membres, soit indirectement par délégation des parlements des mêmes États, suppose
une grande adaptation du mécanisme diplomatique classique, et peut transformer durablement les
rapports de pouvoir entre les différentes institutions de l’organisation. Cette parlementarisation permet
également, au profit de l’opinion publique, d’entendre des voix indépendantes et critiques sur le
fonctionnement de ces organismes de coopération ou d’intégration. La publicité des débats induite par
les activités de ces parlements est censée amener un regain d’intérêt des populations quant à l’action
internationale menée en leur nom.

C’est un truisme que de dire que la représentation parlementaire internationale, même organisée par
sections nationales, diffère de la diplomatie traditionnelle, discrète et disciplinée. L’inventivité
relationnelle consiste encore une fois, ici, à accorder une place, un rôle tribunicien, aux chambres d’élus,
tout en les maintenant sous la dépendance intergouvernementale.

71
Le Conseil de l'Europe compte une Assemblée parlementaire ; l'Union européenne a le Parlement européen ; l'Union africaine a mis en place
un Parlement panafricain à Midrand ; on compte également le Parlement du MERCOSUR, le Parlement andin pour la C.A.N. ; l'UNASUR doit établir
à terme, selon son traité constitutif, un Parlement sud-américain à Cochachamba.
72
Dans la foulée de l'appel de Sir E. BEVIN qui imaginait la création d'une « Chambre mondiale des peuples ».
73 Tous les États membres des Nations Unies n'adhèrent pas à la démarche parlementaire telle que classiquement entendue dans les régimes

occidentaux ; certains rejettent la notion de représentation avec des pouvoirs effectifs de décision, voire ne sont pas démocratiques. V. à ce sujet
l'intéressant rapport de Mme DE ZULUETA, T., La dimension parlementaire des Nations Unies, Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe,
Doc. 10771, 21 déc. 2005.
74 John LOCKE, dans sa théorie de la répartition des pouvoirs, réservait le pouvoir « fédératif » (soit la conduite des relations internationales et la

diplomatie) à la compétence royale. La position du Gouvernement mené par Mme Th. MAY relève de cette logique, puisqu'elle déniait au
Parlement le droit de contrôler le déroulement des négociations internationales, s'agissant selon elle d'un reliquat de prérogative royale. La Cour
suprême du Royaume-Uni a cependant tranché en faveur du contraire, dans sa décision du 24 janv. 2017 Miller, Dos Santos and others v. Secretary
of State for Existing the European Union, [2017] UKSC 5.

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b) L’insertion des parlements internationaux dans les circuits diplomatiques
La plupart des parlements internationaux sont ainsi limités à un rôle consultatif. Deux exceptions notables
se dessinent cependant.

D’une part, il faut souligner l’originalité de l’Union interparlementaire, vénérable institution issue de
rencontres informelles entre représentants occidentaux à la fin du XIXe siècle : celle-ci a suscité des
émules, d’autres entités interparlementaires régionales, telle l’Assemblée parlementaire de la
Méditerranée depuis 2005. Les deux entités ont rang d’Observateurs près les Nations Unies : elles sont
indépendantes des gouvernements, même si leur pouvoir de décision se limite à des recommandations et
exhortations de rapprochement mutuels.

D’autre part, du point de vue du pouvoir d’influence, le Parlement européen se détache réellement des
autres par ses prérogatives qui en font un partenaire incontournable du Conseil et de la Commission.
L’originalité de l’Union européenne a donc été, ici, de faire cohabiter un organe diplomatique très
classique, le Conseil, avec une entité dont les mécanismes de fonctionnement sont largement inspirés du
droit interne75, et qui entend représenter les peuples européens de façon transnationale76. De cet hybride
sui generis naît une diplomatie interne de tractations entre différentes légitimités au sein même de
l’organisation, ceci étant amplifié par l’imbrication complexe de ces organes pour créer le droit européen.

2. De quelques modalités des relations extérieures de collectivités particulières


D’autres processus d’inventivité relationnelle sont en cours et constituent des situations assez inédites :
ils concernent la représentation et la participation spécifique à certaines populations dont le caractère est
particulier77. Il s’agit ici d’aborder le statut des peuples autochtones en droit international (a), ainsi qu’une
innovation récente en droit français pour l’Outre-mer (b).

a) À la recherche d’un statut pour les peuples autochtones dans les relations
internationales
La problématique des droits des peuples autochtones et in fine de la reconnaissance statutaire qu’elle
suppose est un chantier normatif conséquent de l’Organisation des Nations Unies, de l’Union africaine et
de l’Organisation des États américains, qui ont chacune des groupes et organismes de travail sur ce thème.
Elles ont toutes trois déjà établi des textes innovants, telle la Déclaration de 2007, du point de vue
matériel.

Du point de vue relationnel, des efforts ont été faits, au-delà de la création de droits à faire valoir dans
l’ordre interne, pour permettre la participation et la prise en compte du point de vue des peuples
autochtones dans la rédaction internationale des documents les concernant, et dans la mise en place des
institutions et mécanismes de suivi afférents. Le cas du Conseil de l’Arctique, reconnaissant aux
organisations représentatives des peuples autochtones du Septentrion le statut de « Participants
permanents » aux travaux des États membres, constitue une exception tout à fait remarquable.

75 On citera l'investiture de la Commission, la motion de censure, l'usage des termes de « processus législatif », etc.
76
Comme le montre l'affiliation des députés par mouvements idéologiques communs, et non par sections nationales.
77
Il ne sera pas traité ici des différents congrès et institutions représentatives des régions, provinces, etc., en usage dans certaines institutions
internationales. Celles-ci sont bien connues et n'appellent pas d'observations particulières en matière d'inventivité relationnelle, leur rôle étant
consultatif et bien établi.

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De façon plus générale, au niveau de l’O.N.U. est apparue récemment (an 2000) l’Instance permanente
sur les questions autochtones, organe subsidiaire du Conseil économique et social, dont les seize experts
sont nommés en deux collèges : huit sont élus par les gouvernements, huit autres sont nommés par le
Président du Conseil économique et social après consultation des gouvernements et des organisations
autochtones accréditées auprès de l’O.N.U. ; en pratique, sa composition est autochtone. Le Conseil des
droits de l’homme s’est également adjoint en 2007 un organe subsidiaire dédié à cette thématique,
le Mécanisme d’experts sur les droits des peuples autochtones78, dont les cinq membres doivent accueillir
prioritairement des candidatures autochtones, selon la procédure décidée par le Conseil des droits de
l’homme79. Si ces éléments ont permis de réaliser ce que prévoyait le Programme d’action de Vienne de
199380, l’Assemblée générale des Nations Unies est allée plus loin à l’occasion de la Conférence mondiale
sur les peuples autochtones en septembre 2014, en s’engageant à « faire des propositions précises propres
à permettre la participation des représentants et institutions des peuples autochtones […] aux travaux des
Nations Unies les intéressant ».

Cette participation, pour ces peuples jusque-là exclus de la sphère internationale s’est concrétisée lors des
deux dernières sessions de l’Assemblée générale, et, au niveau régional, avec l’adoption de la Déclaration
interaméricaine des droits des peuples autochtones en juillet 2016, négociée entre les États membres,
l’organisation régionale et les organismes représentatifs des autochtones : un tripartisme d’un nouveau
genre. Ce processus est bien distinct de celui des consultations des O.N.G. ou de la société civile, puisque
ces collectivités sont bien reconnues comme des peuples, selon la terminologie de la Cour suprême des
États-Unis concernant les Amérindiens, des « nations intérieures dépendantes »81.

C’est justice pour ces peuples, qui ont longtemps été les exclus du droit international, comme l’exprime la
vieille Sentence arbitrale relative aux Indiens Cayugas de 192682, et même, ses victimes. Le droit relatif à
leurs relations extérieures est encore largement à construire.

b) Des diplomates dans la fonction publique territoriale :


le cas de l’Outre-mer français
Le droit interne fait aussi preuve d’inventivité pour associer certaines personnes publiques aux relations
internationales : en témoigne une récente législation française, la loi du 5 décembre 2016 sur la diplomatie
territoriale ultra-marine. Si l’admission de la France au sein d’organisations de coopération régionale au
titre spécifique de tel ou tel de ses territoires ultramarins est une pratique établie, comme c’est le cas pour
la Commission de l’Océan Indien83, l’émergence d’une diplomatie régionale propre aux collectivités
d’Outre-mer françaises, non par le truchement de l’État, mais directement par leurs autorités
décentralisées, est une innovation notable.

78 Conseil des droits de l'homme, A/HRC/6/36, 14 déc. 2007.


79
Conseil des droits de l'homme, résolution 5/1, A/HRC/5/1, 18 juin 2007, annexe, §§ 39-53.
80 Conférence mondiale sur les droits de l'homme, Déclaration et Programme d'action de Vienne, 1993, §§ 31-32 : « La Conférence mondiale

demande instamment aux États d'assurer la libre et pleine participation des populations autochtones à la vie de la société sous tous ses aspects,
s'agissant des questions qui les concernent. […] Il faudrait envisager de créer dans le système des Nations Unies un forum permanent des
populations autochtones ».
81 « Domestic dependant nations », in U.S.A., C.S., Cherokee v. Georgia, 1831.
82
Affaire des Indiens Cayugas (Grande-Bretagne c. Royaume-Uni), 1926, R.S.A., vol. VI, p. 173.
83
L'Accord de Victoria de 1986 et son protocole permettant l'admission de la France à la C.O.I. précise bien que cette admission se fait au titre
du département d'Outre-mer de La Réunion, et que les programmes de coopération ne concerneront que ce territoire, par le truchement des
autorités étatiques françaises.

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Les assemblées et les exécutifs ultramarins pourront désormais bâtir un programme de coopération –
bilatérale ou plurilatérale – avec les États voisins et les organisations régionales84, soumis à l’acceptation
de l’État central ; les collectivités locales pourront soumettre des propositions d’accords à conclure aux
autorités de la République, de même que ces dernières pourront déléguer pouvoir de négociation et de
signature à ces exécutifs locaux. C’est peut-être le début d’une « paradiplomatie identitaire »85 à la
française, compte tenu des spécificités de l’Outre-mer, voire un prélude à une fédéralisation qui ne dit pas
son nom.

Certaines collectivités au statut unique en leur genre, comme la Nouvelle-Calédonie ou la Polynésie


française86, jouissent déjà du droit de mener une action extérieure régionale et d’ouvrir des
représentations87 dans les pays voisins. Mais cette généralisation à tout l’Outre-mer est notable.
Il est remarquable que soit étendue l’application de la Convention de Vienne sur les relations
diplomatiques et consulaires à des agents de la fonction publique territoriale, selon l’article 26 de la loi du
16 décembre 2016 : « Les agents […] chargés de représenter leur collectivité au sein des missions
diplomatiques de la France peuvent être présentés aux autorités de l’État accréditaire aux fins d’obtention
des privilèges et immunités reconnus par la Convention de Vienne [...] de 1961. »

Ces représentations complémentaires à la diplomatie intergouvernementale dans les relations extérieures


procèdent peut-être d’un mouvement plus ample qu’une part de la doctrine qualifie d’« humanisation »
du droit international public88. Il est en tout cas loisible de constater que le droit international connaît des
expressions renouvelées d’inventivité pour associer la raison d’État – la diplomatie classique – et les
intérêts subjectifs de collectivités – des légitimités complémentaires –, selon ce qui est utile à la pertinence
et au renforcement du droit des gens. En peu de mots, si la diplomatie intergouvernementale n’est plus
seule, elle parvient à maintenir les autres acteurs « politiques » dans un lien de subordination.

Le renforcement du droit international est par ailleurs marqué, ces dernières décennies, par une
juridictionnalisation conséquente des rapports intergouvernementaux. En effet, même si le recours à la
juridiction n’est qu’occasionnellement obligatoire, la présence du juge s’est affirmée de telle façon que
son influence se ressent dans la tenue même des négociations diplomatiques (II). Dès lors c’est une
interaction inventive, alternant attirance et répulsion, qui s’opère dans une dynamique triphasée autour
des engagements contractés par les États :
- l’agent diplomatique prépare et circonscrit a priori sa rencontre avec le juge89 ;
- il se justifie devant lui pendant la procédure ;

84 Le phénomène des contrats directement passés entre administrations relevant de différents États a déjà fait l’objet de thèses connues (AUDIT,

M., Les conventions transnationales entre personnes publiques, Paris, L.G.D.J., 2002, 423 p.) ; ici, il s’agit de la « transformation » d’agents de la
Territoriale en diplomates, aptes à négocier des accords internationaux avec d’autres gouvernements : la dynamique passe au stade supérieur
pour l’Outre-Mer.
85 L’expression a été utilisée au sujet de régions à forte personnalité en contexte métropolitain ; elle paraît transposable à l’Outre-Mer :

v. PAQUIN, S., « La paradiplomatie identitaire : le Québec, la Catalogne et la Flandre en relations internationales », Politiques et Sociétés, vol. 23,
nn° 2–3, pp. 203-237.
86 Dans le contexte fragile du Pacifique (éloignement aux antipodes de la métropole, faiblesse numérique des populations, pressions de

« décolonisation » par les États voisins, intérêt grandissant des puissances émergentes pour la région), l’habileté diplomatique française y trouve
de nouveaux espaces où exercer son inventivité juridique : v. LECHERVY, Ch., « L’intégration régionale de la France dans le Pacifique océanien,
une diplomatie multimodale », Journal de la Société des Océanistes, n° 140, janv.-juin 2015, pp. 105-121.
87
Sans attribution consulaire, cette prérogative régalienne restant aux autorités de la République.
88
CANÇADO TRINDADE A., « L’humanisation du droit international : la personne humaine en tant que sujet du droit des gens », n° 65, 2014, Rev.
Fac. Direito UFMG, pp. 25-66.
89 C.P.J.I., Usine de Chorzow, arrêt, série A, n° 9, p. 32 : « La juridiction de la Cour est toujours une juridiction limitée, n’existant que dans la mesure

où les États l’ont admise » ; C.P.J.I., Écoles minoritaires en Haute Silésie, arrêt, série A, n° 15, pp. 22-23 : « La juridiction de la Cour dépend de la
volonté des Parties » ; C.I.J., Interprétation des traités de paix de 1947 conclus avec la Bulgarie, la Hongrie et la Roumanie, avis consultatif, C.I.J.
Rec. 1950, p. 71 : « Le consentement des États parties à une différend est le fondement de la juridiction de la Cour en matière contentieuse » ;
C.I.J., Ambatielos, arrêt, C.I.J. Rec. 1953, p. 19 : « La souveraineté implique le droit de refuser d’être attrait devant un tiers ».

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- et il paraît maîtriser la suite à donner aux éventuelles décisions judiciaires, ce dans une grande liberté
puisque les voies d’exécution sont liées à un règlement politique entre les Parties, postérieur à la phase
judiciaire90.

II. L’INVENTIVITE DIPLOMATIQUE FACE AUX PHENOMENES


DE JURIDICTIONNALISATION DES RELATIONS INTERNATIONALES
Il se distingue selon que le diplomate et le juge agissent de concert, et ce au bénéfice du développement
objectif du droit international (A), l’inventivité dans la négociation étant ici partagée entre les acteurs ;
ou selon que le juge et le diplomate s’affrontent, le second essayant d’éviter l’attraction du premier (B).

A. Le juge en soutien de la diplomatie :


de la consultation impartiale au quasi-négociateur
« Le règlement judiciaire des conflits internationaux […] n’est qu’un succédané au règlement direct et
amiable de ce conflit entre les Parties ; […] dès lors, il appartient à la Cour de faciliter […] pareil règlement
direct et amiable »91. Cet énoncé fameux de la Cour permanente de Justice internationale désigne la
fonction judiciaire, distincte des fonctions politiques92, comme un substitut moins enviable à la
négociation entre les Parties, et qui doit si possible lui céder le pas. C’est un trait saillant de l’esprit
contractuel du droit international.

Dès lors le juge international paraît moins être le gardien supérieur d’un hypothétique ordre public qu’il
imposerait, et se rattache plus à une antique fonction arbitrale, une médiation active qu’il doit garder à
l’esprit pendant son office juridictionnel. N. POLITIS n’hésitait ainsi pas à arguer devant la C.P.J.I.
qu’« un mauvais arrangement vaut mieux qu’un bon procès »93. Le juge international, même du haut de
son prétoire, peut faciliter le travail des diplomates (1), faisant preuve d’inventivité pour orienter les
négociations, qui peuvent parfois le concerner directement (2).

1. Le juge international comme facilitateur de la négociation diplomatique


L’activité juridictionnelle internationale, en particulier telle qu’elle est menée par la C.I.J., favorise au
contentieux le maintien d’une alternative toujours ouverte à la condamnation, au profit d’un compromis
(a). Particulièrement visible dans l’activité consultative, cette fonction d’orientation pour les négociations
à venir amène la Cour à qualifier ses décisions d’œuvre de diplomatie préventive (b).

90 WECKEL, Ph., « Les suites des décisions de la Cour internationale de Justice », A.F.D.I., 1996, p. 428 ; les systèmes régionaux prévoient

cependant fréquemment un suivi de l'exécution des décisions judiciaires par une instance de l'organisation, comme le Comité des ministres du
Conseil de l'Europe, pour les arrêts de la C.E.D.H.
91
C.P.J.I., Zones franches de la Haute-Savoie et du Pays de Gex (France c. Suisse), arrêt, 7 juin 1932, Série A, n° 22, p. 13.
92 C.I.J., Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. États-Unis d'Amérique), compétence et recevabilité,

arrêt, C.I.J. Rec. 1984, pp. 434-435 : « Le Conseil a des attributions politiques ; la Cour exerce des fonctions purement judiciaires. Les deux organes
peuvent donc s'acquitter de leurs fonctions distinctes mais complémentaires à propos des mêmes événements ».
93 Dans l’affaire des Concessions Mavrommatis en Palestine (Grèce c. Royaume-Uni, arrêt, 1924) : v. C.P.J.I., Affaire Mavrommatis. Discours

prononcés et documents lus devant la Cour, série C, n° 5-1, p. 52.

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a) L’esprit de composition dans la compétence contentieuse de la C.I.J.
Dans la phase contentieuse, au cœur même du procès, le juge de La Haye accepte classiquement de mettre
fin à la procédure en rayant l’affaire du rôle dès que les Parties lui font connaître leur volonté de
compromettre, selon l’article 88 du Règlement de la C.I.J. ; la Cour peut même homologuer cet accord
(art. 88 § 2). Mais la sollicitude du juge va plus loin pour soutenir les négociations en tant que règlement
politique. D’une part, le juge est toujours prêt à suspendre ou à modérer son office judiciaire94 si les
circonstances lui permettent d’encourager l’accord amiable entre les Parties, comme dans l’affaire du
Passage par le Grand-Belt95. D’autre part, le juge ne se refuse pas à maintenir ouverte la voie judiciaire
alors que les Parties passent dans la voie des négociations directes96, sans doute car le maintien de la
première permet de hâter la résolution de la seconde.

Cela amène parfois le juge à procéder ultérieurement à l’« habillage judiciaire » de l’accord politique,
comme c’est le cas dans les mesures conservatoires adoptées par la Cour dans l’affaire des Activités
armées sur le territoire du Congo97. Même lorsque la Cour se prononce au fond, elle reste également un
relais diplomatique, pour paraphraser le Juge M. LACHS, et le texte du compromis de saisine de la C.I.J.
dans l’affaire du Plateau continental entre Malte et la Libye98 le montre encore :
« Une fois que la Cour internationale de Justice aura rendu son arrêt, le Gouvernement de la
République de Malte et le Gouvernement de la République arabe libyenne entameront des
négociations en vue de déterminer les zones respectives de leur plateau continental et de conclure
un accord à cette fin conformément à l’arrêt de la Cour »99.

On est donc très loin d’un esprit de « condamnation », mais plutôt dans celui d’une consultation d’un tiers
impartial qui va orienter les pourparlers ultérieurs : c’est une conception tout à fait inventive de la fonction
juridictionnelle, typique du droit international100. Cette capacité à favoriser alternativement, ou
parallèlement, l’exercice de la justice et le déroulement des négociations est une prérogative curiale
conséquente. Casuistique et peu motivée, son application paraît de pure opportunité101 et permet la libre
inventivité du juge dans la solution du litige.

94 Comme dans l'affaire des Prisonniers de guerre pakistanais, où la mise en état du dossier a été particulièrement longue et les audiences

repoussées, permettant finalement la conclusion de l'accord de New Delhi de 1973.


95 C.I.J., Passage par le Grand-Belt, (Finlande c. Danemark), mesures conservatoires, ordonnance, 29 juill. 1991, C.I.J. Rec. 1991, p. 20, § 35 :

« En attendant une décision de la Cour sur le fond, toute négociation entre les Parties en vue de parvenir à un règlement direct et amiable serait
la bienvenue ».
96 Le Professeur PELLET l'a affirmé lors de sa plaidoirie pour le Cameroun dans l'affaire du Différend terrestre et maritime (Cameroun c. Nigeria) :

« « Le principe « electa una via » n’existe pas en droit international, les différents modes de règlement pacifique des différends ne s’excluent pas,
ils se renforcent » (C.I.J., exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Rec. 1998, CR 96/4, p. 48).
97
C.I.J., Activités armées sur le territoire du Congo (R.D.C. c. Ouganda), mesures conservatoires, ordonnance, 1er juill. 2000, C.I.J. Rec. 2000, p. 127 :
la Cour prend note de l'accord de Lusaka intervenu entre les Parties et repris par la résolution 1304 (2000) du Conseil de sécurité (§ 37), et les
mesures conservatoires qu'elle dicte ici se bornent à engager les Parties à appliquer ces textes.
98
C.I.J., Plateau continental (Jamahiriya arabe libyenne / Malte), arrêt, 3 juin 1985, C.I.J. Rec. 1985, p. 13.
99
Compromis du 23 mai 1976, art. 3 ; ibid., pp. 9-10.
100 La remarque pourrait être faite qu’est de plus en plus encouragée, au sein des juridictions administratives françaises, la pratique des modes

alternatifs de règlement des différends, inscrite dans le Code de justice administrative et dans le Code des relations entre le public et
l’administration. La loi de modernisation de la justice du 18 nov. 2016 a confirmé cette tendance. Il est à noter que cependant, ces procédures
restent vues comme des alternatives extérieures à la fonction juridictionnelle, et sont encore numériquement des exceptions : l’office judiciaire
international confond en principe ces fonctions, sans séparation franche entre elles.
101
Ainsi, comme l’indique le Professeur PELLET (« Le glaive et la balance – Remarques sur le rôle de la Cour internationale de Justice en matière
de maintien de la paix et de la sécurité internationales », in PELLET, A., Le droit international entre souveraineté et communauté, Paris, Pedone,
2014, p. 327), si la Cour a refusé de se dessaisir au stade des mesures provisoires au regard des négociations en cours entre les Parties dans
l’affaire du Différend frontalier (Burkina Faso / République du Mali), dans son arrêt au fond (22 déc. 1986, C.I.J. Rec. 1986, p. 554 et s.) elle les a
complètement ignorées alors qu’elles étaient de nouveau mentionnées par l’une des Parties dans la procédure. Cette omission révèle que la
primeur accordée en pratique à la négociation est devenue très relative, voire contingente, par rapport à l’action juridictionnelle une fois celle-ci
enclenchée.

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Encore très récemment, dans l’ordonnance relative à l’Application de la convention internationale pour la
répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les
formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie) du 19 avril 2017, la Cour internationale
de Justice a montré sa volonté, au-delà du cadre restreint de sa fonction juridictionnelle dans le domaine
des mesures conservatoires, d’engager vivement les Parties à résoudre par la négociation leur différend
qui s’inscrit dans un cadre plus vaste que les fragments justiciables qui ont été soumis à son prétoire.
Dans une exhortation mise en exergue et concluant solennellement ses motifs, « s’agissant de la situation
en Ukraine orientale, la Cour rappelle aux Parties que, dans sa résolution 2202 (2015), le Conseil de sécurité
a approuvé l’« ensemble de mesures en vue de l’application des accords de Minsk […]. La Cour attend des
Parties qu’elles s’emploient à mettre pleinement en œuvre, tant individuellement que conjointement, cet
« ensemble de mesures » afin de parvenir à un règlement pacifique du conflit dont l’est de l’Ukraine est le
théâtre »102.

Ainsi, le juge, tout en restant mesuré dans ses propos, n’hésite pas à sortir d’un cadre procédural et limité,
que le règlement judiciaire lui impose, pour aborder la solution générale (et politique) en se fondant sur
le droit. Un droit qui par ailleurs consiste ici en un « ensemble de mesures » de circonstance, c’est-à-dire
des règles ad hoc, spéciales, souples et temporaires visant une résolution politique du problème, et non
pas la création ou l’affermissement pérenne de principes juridiques d’ordre général103.

b) La fonction diplomatique de la compétence consultative de la C.I.J.


Il faut évoquer dans ce contexte l’utilité de la procédure consultative, comme moyen de régulation des
négociations. Certes, le juge de La Haye ne saurait se départir de sa fonction judiciaire, et la procédure
consultative n’a pas pour objet d’aboutir concrètement à trancher un litige interétatique qui ne lui a pas
été soumis au contentieux. Néanmoins, force est de reconnaître que dans certains cas le consultatif est
un substitut de contentieux, comme dans l’affaire du Sud-Ouest africain, où l’avis consultatif de 1971
renvoie en écho les arguments de fond soulevés par le Liberia et l’Éthiopie dans les arrêts de 1962 et 1966.
La distinction entre les questions juridiques – forcément problématiques – et les différends soumis au
contentieux, hormis le fait qu’il n’y a pas de Parties litigantes formellement identifiées, relève parfois d’un
exercice subtil qui confine à la sophistique.

En effet, pour reprendre une formulation heureuse de la Cour, « une règle du droit international,
coutumier ou conventionnel, ne s’applique pas dans le vide ; elle s’applique par rapport à des faits et dans
le cadre d’un ensemble plus large de règles juridiques dont elle n’est qu’une partie »104. L’avis consultatif
ne tranche pas un litige, mais il est souvent amené à traiter de questions conflictuelles. Les États
justiciables emploient ici leur inventivité à amener, malgré tout, le juge sur des terrains qui ne devraient
pas lui être accessibles.

102 C.I.J., Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur

l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures provisoires, ordonnance, p. 34, § 104.
103
Ces normes de circonstance, au vu du caractère contraignant des mesures prises par le Conseil de sécurité au titre du chapitre VII de la Charte,
se voient même dans certains cas d’espèce reconnaître une primauté sur les engagements et conventions internationaux classiques et pérennes,
au titre de l’article 103 de la Charte puisque « conformément à l’article 103 de la Charte, les obligations des Parties à cet égard prévalent sur leurs
obligations en vertu de tout autre accord international » (C.I.J., Questions d’interprétation et d’application de la Convention de Montréal de 1971
résultant de l’incident aérien de Lockerbie (Libye c. États-Unis d’Amérique), mesures conservatoires, ordonnance, 14 avr. 1992, C.I.J. Rec. 1992,
p. 126, § 42).
104 C.I.J., Interprétation de l'Accord du 25 mars 1951 entre l'O.M.S. et l’Égypte, avis consultatif, 20 déc. 1980, C.I.J. Rec. 1980, § 10.

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Les avis consultatifs de la Cour ne sont pas des décisions obligatoires pour les États concernés par les
questions juridiques qu’ils traitent. La validation (ou pas) des arguments avancés dans la procédure
consultative peut néanmoins déterminer la résolution d’un litige connexe. C’est dans cette optique que
l’Île Maurice est parvenue à obtenir un vote de l’Assemblée générale pour saisir la C.I.J. d’une demande
d’avis consultatif relative à la mainmise du Royaume-Uni sur l’archipel des Chagos105. La négociation
bilatérale étant au point mort, et la saisine contentieuse de la C.I.J. impossible entre États membres du
Commonwealth106, l’intervention du juge par la voie consultative est le moyen pour ce dernier de jouer à
distance un rôle directeur dans les négociations politiques, en fonction de ce qu’il va déterminer comme
étant le droit.

La Cour assume cette fonction : elle déclare faire œuvre de « diplomatie préventive ». Elle dépasse ainsi la
conception aride d’une justice limitée à la sanction107. Pour reprendre la déclaration du
Président SCHWEBEL devant l’Assemblée générale des Nations Unies en 1997 :
« Ceci donne une nouvelle direction à la Cour. Cette dernière ne devrait pas être regardée comme
une sorte de “dernier recours” judiciaire, bien qu’elle soit cela, mais aussi comme un “partenaire
dans la diplomatie préventive”, qui est un élément vital des mécanismes déployés par les États qui
s’efforcent de résoudre les différends. La Cour se félicite que cette fonction continue de se
développer, car elle fait partie du tissu des négociations diplomatiques au moyen desquels les
membres de la communauté des nations ont une action réciproque pour faire progresser les
principes de la Charte et du droit international. C’est pourquoi il est important, dans toute évaluation
de l’œuvre de la Cour, de tenir compte non seulement des affaires qui ont fait l’objet d’arrêts qu’elle
a prononcés, non seulement de différends qui ont été réglés parce qu’un recours était envisagé
devant la Cour, mais aussi de ces affaires qui, à un certain stade de la procédure, ont atteint une
maturité qui leur a permis d’aboutir à un règlement négocié »108.

C’est ainsi qu’en 2004, la Cour a jugé de son devoir d’appeler, en conclusion de son avis relatif aux
Conséquences juridiques de l’édification d’un Mur dans le territoire palestinien occupé, à une relance des
négociations :
« [E]n vue d’aboutir le plus tôt possible, sur la base du droit international, à une solution négociée
des problèmes pendants et à la constitution d’un État palestinien vivant côte à côte avec Israël et
ses autres voisins, et d’assurer à chacun dans la région paix et sécurité »109.

105
République de Maurice, Demande d'inscription d'une question à l'ordre du jour provisoire de la soixante-et-onzième session – Demande d'avis
consultatif de la Cour internationale de Justice sur les effets juridiques de la séparation de l'archipel des Chagos de Maurice en 1965, 24 juill. 2016,
A/71/142.
106
Il s’agit d’une des exceptions mentionnées dans la déclaration facultative d’acceptation de la juridiction obligatoire de la C.I.J. formulée par le
Royaume-Uni.
107
Il ne s’agirait pas, pour reprendre les critiques perspicaces du Juge KOROMA dans son Opinion dissidente jointe à l’affaire de la Frontière
terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigeria (C.I.J., arrêt, 10 oct. 2002, C.I.J. Rec. 2002, p. 474), d’oublier que le juge est un juge, et qu’il
n’est pas un négociateur politique. Il doit avant toute chose rester dans sa fonction judiciaire, qui est de dire le droit dans la logique des sources
assignées à sa mission (art. 38 du Statut de la C.I.J.). Mais certaines solutions sont plus réalisables que d’autres : il peut donc proposer des
alternatives juridiques et encourager les États dans la voie du règlement du différend.
108
Service de presse des Nations Unies, « L'Assemblée générale examine le rapport de la Cour internationale de Justice », 27 oct. 1997, AG/706,
pp. 3-4.
109 C.I.J., Conséquences juridiques de l'édification d'un mur dans le territoire palestinien occupé, 2004, C.I.J. Rec. 2004, § 162.

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2. Le juge international comme quasi-négociateur
L’institution judiciaire est aussi interrogée directement par les diplomates, pour que son avis soit entendu
sur les réformes du système normatif dont elle est gardienne. Ce phénomène prend une tournure
remarquable lorsqu’il sort du ponctuel pour évoluer vers un cycle d’échanges de commentaires,
de réponses et de contre-propositions. Le juge international devient lors, au motif de son expertise
juridique, un quasi-négociateur capable d’orienter les débats dans la direction qui lui paraît la plus
conforme au renforcement de son système normatif ; à sa cohérence ; et, aussi, au maintien de sa
magistrature. Des exemples de ce processus inventif où le juge devient un partenaire du diplomate se
distinguent au niveau régional, en Europe (a). Au-delà, les organes de contrôle des traités multilatéraux
s’arrogent parfois le pouvoir de contrôler la validité des réserves et déclarations interprétatives, ce qui
constitue un autre moyen pour le juge de s’immiscer dans la négociation diplomatique (b).

a) L’intégration des juges européens à la négociation diplomatique


Le premier exemple du juge quasi-négociateur se trouve au sein du Conseil de l’Europe, lors de la
Conférence d’Interlaken en 2010. Il est classique qu’il ait été demandé à la Cour, première concernée, de
donner un avis juridique sur un avant-projet de protocole additionnel à la Convention de 1950 ; il est par
contre assez innovant, d’un point de vue intergouvernemental, d’accueillir une délégation des juges de la
Cour, menée par son Président, pour que celle-ci participe directement aux discussions de la Conférence
diplomatique. De même, la Cour a enclenché un véritable dialogue avec la commission délibérative,
rédigeant des « Réponses » à ses propositions sur les projets de protocoles n° 15 et 16 à la
Convention E.D.H.

Et au-delà de la participation en tant qu’expert de son système, le juge se voit dès lors impliqué dans la
négociation, comme le dénote le vocabulaire employé : « la Cour voudrait », « la Cour se félicite de cette
modification », « la Cour aurait préféré un texte plus élaboré »110, ou encore « la Cour remercie de nouveau
le Comité d’avoir élaboré un projet final qui est en grande partie en accord avec ses propres réflexions sur
la question »111. Ce n’est plus une juridiction passive n’émettant des avis que sur les questions à elle posées
par les diplomates, mais un corps actif émettant de son propre chef un document-cadre de réflexion, dont
la Cour précise par ailleurs qu’il ne l’engage pas dans les discussions112 : avec un tel langage, force est de
reconnaître que le juge européen des droits de l’homme s’initie vite à l’art de la négociation.

C’est toujours vis-à-vis de la Convention E.D.H., mais cette fois-ci du point de vue de l’Union européenne,
que se trouve un autre exemple du juge international se plaçant dans la position inédite de sanctionner
des négociations. En effet, la question de l’adhésion de l’Union européenne à la Convention E.D.H. – et
donc, in fine, de soumettre l’ordre juridique de l’Union au contrôle ultime de la Cour de Strasbourg, est en
projet depuis plusieurs décennies113.

110 C.E.D.H., Avis de la Cour sur le projet de Protocole n° 15 à la Convention européenne des droits de l'homme, 6 fév. 2013, §§ 3, 4, 5 & 8.
111
C.E.D.H., Avis de la Cour sur le projet de Protocole n° 16 à la Convention élargissant la compétence de la Cour afin de lui permettre de rendre
des avis consultatifs sur l'application de la Convention, 6 mai 2013, § 15.
112
C.E.D.H., Document de réflexion sur la proposition d'élargissement de la compétence consultative de la Cour, 2013, note n° 1 : « Le présent
texte est un document de réflexion qui n’est pas censé lier la Cour dans les discussions futures. La Cour se réserve le droit de poursuivre sa réflexion
sur divers points s’y trouvant exposés et de soumettre ses observations ».
113
L'intégralité des États membres de l'Union européenne étant également Parties à la Convention E.D.H., leur droit national étant tenu par les
règles fondamentales contenues dans cette convention, il serait somme toute logique que l'Union émanant d'eux, en tant que source de plus en
plus importante du droit applicable dans ces États, soit également liée par ce pan essentiel du droit du Conseil de l'Europe.

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À ce sujet, la Cour de Justice de l’Union européenne et la Cour européenne des droits de l’homme ont
spontanément « balisé » le chemin de la négociation diplomatique à venir en définissant l’équilibre à
assurer entre les deux juridictions pour que le principe de subsidiarité soit respecté. La Déclaration
commune des Présidents COSTA et SKOURIS du 24 janvier 2011 se conclut d’ailleurs par l’annonce d’un
forum judiciaire parallèle à la diplomatie intergouvernementale :
« Les deux Cours estiment qu’il est utile de faire connaître leurs réflexions dans le cadre des
négociations sur l’adhésion en cours entre le Conseil de l’Europe et l’Union européenne. Elles sont
décidées à poursuivre leur dialogue sur ces questions qui revêtent une importance considérable »114.

Les négociateurs du traité ont suivi ces « réflexions-conditions », et la Cour de Justice de l’Union
européenne a continué de manifester son intérêt pour ces débats. Aussi, grande a été la surprise, voire la
déception115, pour les commentateurs lorsque la Cour de Justice a rejeté le projet d’adhésion dans son
avis 2/13 du 18 décembre 2014. Cet avis, certes motivé juridiquement, peut être lu dans une perspective
de quasi-négociateur. Les arguments développés par le juge de l’Union sont centrés sur deux refus :
- le refus net d’une subordination du droit de l’Union, autonome et sui generis, à l’ordre interétatique du
droit du Conseil de l’Europe, car « rien n’est prévu dans l’accord envisagé afin de prévenir une telle
évolution »116 ;
- le refus affirmé d’un contrôle, même ténu, de l’action de la Cour de Luxembourg par la Cour de
Strasbourg ; or le projet « reviendrait à attribuer la compétence [à la Cour E.D.H.] pour interpréter la
jurisprudence de la Cour [de Justice] »117.

De tels arguments relèvent plus d’une appréciation de politique générale, voire de la théorie politique de
l’institution communautaire – considérations fondées sur le postulat de son originalité profonde parmi les
constructions internationales –, plutôt que de l’argumentation judiciaire précise et casuistique qui est
attendue d’une juridiction. Elle retranscrit cependant la politique judiciaire de la Cour de Justice, en tant
qu’institution partie à un cercle régional de relations internationales.

Le droit interne a longtemps été hanté par le spectre du « gouvernement des juges », largement fantasmé,
mais qui a trouvé un écho en droit constitutionnel à travers un juge « quasi-législateur » par les effets de
son contrôle extensif sur les lois118 ; il s’observe désormais dans certaines régions du monde les prémices
d’une « diplomatie des juges ».

114
C.E.D.H. - C.J.U.E., Déclaration commune des Présidents COSTA et SKOURIS, 24 janv. 2011, § 3.
115
JACQUE, J.-P., « L'avis 2/13 C.J.U.E. Non à l'adhésion à la Convention européenne des droits de l'homme ? », European Area of Freedom Security
& Justice, publication en ligne, 26 déc. 2014 ; POPOV, A., « L'avis 2/13 complique l'adhésion de l'U.E. à la C.E.D.H »., Combats pour les droits de
l'homme, publication en ligne, 28 fév. 2016.
116
C.J.U.E., ass. plén., 18 déc. 2014, avis 2/13, § 195.
117
Ibid., § 239.
118 Par ex., v. RIBES, D., « Le juge constitutionnel peut-il se faire législateur ? À propos de la décision de la Cour constitutionnelle d'Afrique du Sud

du 2 déc. 1999 », Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 9, fév. 2001.

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b) La remise en question des réserves aux traités par les juridictions
et organes de contrôle
De façon plus générale, cette immixtion du juge dans l’élaboration des traités, phase diplomatique par
excellence, se décèle dans des procédés a posteriori. Certaines juridictions, européennes notamment119,
mais aussi des comités d’experts onusiens120, estiment de leur compétence de juger de la valeur des
réserves émises par les États aux traités objet de leur contrôle. De surcroît la Commission du droit
international, dans ses Conclusions sur le dialogue réservataire annexées au Guide de la pratique sur les
réserves aux traités (2011)121, a également appelé à un échange de points de vues périodique et
transparent entre « les États et organisations internationales, ainsi que les organes de contrôle » pour
mettre à plat les réserves jugées problématiques et envisager leur retrait total ou partiel, ou leur
reformulation. Même s’il s’agit d’une procédure « par ricochet », c’est là manifester la volonté d’intégrer
l’organe (quasi-)juridictionnel à la négociation entre les Parties aux traités.

B. Le diplomate contre le juge :


résistances et soustractions à l’examen de la Balance
Les Puissances souveraines marquent leur indépendance en décidant de l’étendue de l’office du juge
international : le consentement à la juridiction est ainsi un exercice de rédaction classique, subtil, confinant
même à la ruse, pour maintenir le juge dans des bornes acceptables pour les Parties (1). D’autre part,
il arrive que la diplomatie entre franchement en lutte avec la juridiction qu’elle juge intrusive : ce conflit
est positif, comme source d’inventivité juridique (2).

1. Le consentement à la juridiction,
ou l’inventivité conservatrice en droit international
Le consentement des Parties à la juridiction est l’un des aspects les mieux maîtrisés de « l’inventivité
relationnelle » dans le champ international. C’est classiquement la première question qui est traitée au
Palais de la Paix lorsqu’une affaire est soumise à la Cour internationale de Justice (a) ; mais au niveau
régional, en matière de droits de l’homme notamment, la superposition de « filtres à requêtes » participe
de cet objectif fondamental de l’inventivité diplomatique, qui est de participer au système, tout en gardant
la maîtrise de ses engagements (b).

119
C.E.D.H. (plén.), Belilos c. Suisse, 29 avr. 1988, req. 10328/83, §§ 38-60.
120 Comité des droits de l'homme de l'O.N.U., Obs. Gén. n° 24, Observation générale sur les questions touchant les réserves formulées au moment
de la ratification du Pacte ou des Protocoles facultatifs y relatifs ou de l'adhésion à ces instruments, ou en rapport avec des déclarations formulées
au titre de l'article 41 du Pacte, Compilation des commentaires généraux et Recommandations générales adoptées par les organes des traités,
U.N. Doc. HRI\GEN\1\Rev.1 (1994).
121 C.D.I., Guide de la pratique sur les réserves aux traités, 2006, A/66/10, p. 32.

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a) Le masque de la déclaration facultative d’acceptation de juridiction obligatoire
Pour la C.I.J., ce consentement intervient d’une part soit sur le fondement d’un accord permanent122 ou
d’un compromis ad hoc entre les Parties au litige ; soit d’autre part sur le fondement d’un acte unilatéral
préalable de chaque Partie, et facultatif, la déclaration d’acceptation de juridiction obligatoire « de plein
droit et sans convention spéciale » (art. 36 § 2 du Statut). Il est bien entendu possible, pour les États optant
pour ladite déclaration, d’émettre des acceptations de juridiction sans conditions : néanmoins, sur les
soixante-douze États ayant accepté cette juridiction obligatoire de principe (sauf négociations directes
entre les Parties), cette occurrence reste très rare et limitée en général à des Puissances modestes dans la
conduite des relations internationales (le Timor-Oriental123 par exemple). D’ailleurs, hormis le
Royaume-Uni, à l’heure actuelle aucun des Grands disposant du droit de veto au Conseil de sécurité n’est
tenu par ce type de déclaration124.

La plupart des États exige au moins la condition de réciprocité pour que leur déclaration d’acceptation de
la compétence de la Cour leur soit opposable ; ils peuvent librement décider des catégories de différends
qu’ils acceptent de soumettre à la Cour, qu’ils énumèrent expressément et limitativement, et à l’inverse
également ceux qu’ils entendent lui soustraire.

Bien des États, tout en faisant acte d’acceptation de la juridiction obligatoire, la vident de son contenu et
la cantonnent à des questions internationales qui apparaissent nettement comme des thèmes
secondaires, à tout le moins du point de vue de l’État déclarant. Certaines de ces déclarations relèvent de
la caricature formaliste, prenant l’aspect d’une longue énumération d’exceptions si nombreuses qu’elles
paraissent, finalement, faire du refus de juridiction, le principe125. La plupart sont tout de même nuancées,
et un bon exemple s’en trouve dans la déclaration polonaise du 25 mars 1996 : la Pologne accepte de
soumettre les différends internationaux d’ordre juridique à la Cour, excepté les différends concernant des
faits antérieurs à 1990, « les différends concernant le territoire ou les frontières de l’État », « les différends
concernant la protection de l’environnement », « les différends concernant des dettes ou engagements
extérieurs »... Cela fait beaucoup d’exceptions, et d’une vaste ampleur, qui trahissent les lignes directrices
de la politique juridique extérieure de l’État sur les questions évoquées : a priori, point d’immixtion
juridictionnelle dans cette chasse gardée diplomatique. La réserve concernant l’environnement se peut
mettre en parallèle avec l’affaire du Projet Gabcikovo-Nagymaros entre la Hongrie et la Slovaquie,
pendante à la même époque devant la C.I.J.

122 Le Pacte de Bogota (Traité américain de règlement pacifique, Bogota, 30 avr. 1948, R.T.N.U. 1949, n° 449, p. 85 et s.), pour l’ensemble du
continent sud-américain, en est un exemple réussi ; la Convention européenne pour le règlement pacifique des différends (Strasbourg,
29 avr. 1957, S.T.C.E. n° 23), qui institue en son article premier la compétence de principe de la C.I.J. sur les conflits relatifs « à tout point de droit
international », entre autres, a malheureusement eu un succès bien moindre, n’étant ratifiée que par quatorze États membres du Conseil de
l’Europe.
123
Déclaration du Timor-Oriental du 21 sept. 2012, disponible en ligne sur le site Web de la C.I.J.
124 La France ayant retiré la sienne après l'affaire des Essais nucléaires, en 1974.
125
V., par exemple la déclaration d’acceptation de juridiction obligatoire déposée au Greffe de la Cour par l’Inde le 18 sept. 1974, qui énumère
pas moins de onze exceptions, notamment « les différends relatifs ou ayant trait à des faits ou à des situations d’hostilité », « l’interprétation des
traités multilatéraux », l’interprétation des traités passés du temps de la S.D.N., et toutes les questions connexes à son territoire de façon
générale, etc.

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Cette dernière ne fait d’ailleurs pas preuve d’audace en la matière, s’en tenant pour l’essentiel à une
interprétation « naturelle et raisonnable »126, selon ses propres termes, des réserves inscrites dans les
déclarations d’acceptation de juridiction obligatoire ; comme le montre l’affaire de la Compétence en
matière de pêcheries (Espagne c. Canada)127. La Cour suit ici une logique d’interprétation volontariste et
subjective de la réserve, puisque ces déclarations d’acceptation de juridiction sont des actes purement
facultatifs, « que les États ont toute liberté de souscrire ou de ne pas souscrire »128. De même elle se refuse
à écarter une réserve, même si celle-ci sert manifestement à tenir éloignés de sa juridiction des actes
douteux quant à leur conformité au droit international. La Cour maintient ainsi une interprétation
judiciaire strictement chronologique en procédant exclusivement ab initio à l’analyse de sa compétence
et de la recevabilité, et se refusant à mêler à cette phase préliminaire une analyse in media res du fond de
l’affaire129. Cette dernière ne peut être qu’ultérieure ainsi que le juge l’a rappelé, comme pour s’excuser
de ne pouvoir empêcher la commission d’actes internationalement illicites, dans son rejet de la demande
en indication de mesures conservatoires déposée par la Yougoslavie finissante contre les États membres
de l’O.T.A.N.130.

L’inventivité dans la rédaction sert donc tout aussi bien à maintenir le statu quo dans le raisonnement
interprétatif du juge, et à brider sa capacité d’action131. En conséquence, le juge, cerné dans son fief
judiciaire, ne peut plus dès lors que rappeler la distinction entre justiciabilité et effectivité des règles,
puisque « les États, qu’ils acceptent ou non la juridiction de la Cour, demeurent en tout état de cause
responsables des actes contraires au droit international […] qui leur seraient imputables »132 ; le choix du
règlement du différend par la négociation, la médiation ou autre étant toujours théoriquement
envisageable.

b) Les entraves aux systèmes régionaux des droits de l’homme


Ce même type d’inventivité conservatrice – une association de termes qui n’est pas si paradoxale qu’il y
paraît – se retrouve également dans les systèmes régionaux de droits de l’homme : ceux-ci ne permettent
pas un accès direct au juge international, mis à part la C.E.D.H. depuis le protocole n° 11133. Les trois
systèmes régionaux opérationnels à l’heure actuelle connaissent ou ont connu des Commissions,
quasi-juridictions conçues souvent comme un lieu d’arbitrage et de concertation plutôt que comme une
instance judiciaire, servant de filtres entre les requérants et la Cour régionale.

126 C.I.J., Anglo-Iranian Oil Co. (Royaume-Uni c. Iran), exception préliminaire, arrêt, C.I.J. Rec. 1952, p. 104.
127 C.I.J., Compétence en matière de pêcheries (Espagne c. Canada), compétence, arrêt, 4 déc. 1988, C.I.J. Rec. 1998, p. 432 et s.
128 C.I.J., Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. États-Unis d'Amérique), compétence et recevabilité,

arrêt, C. I. J. Rec. 1984, p. 418, § 59.


129
C.I.J., Compétence en matière de pêcheries, préc. note , § 55.
130
C.I.J., Licéité de l’emploi de la force (Yougoslavie c. Belgique), mesures conservatoires, ordonnance, 2 juin 1999, C.I.J. Rec. 1999, p. 140, § 47 :
« Il existe une distinction fondamentale entre la question de l’acceptation par un État de la juridiction de la Cour et la compatibilité de certains
actes avec le droit international ; la compétence exige le consentement ; la compatibilité ne peut être appréciée que quand la Cour examine le
fond, après avoir établi sa compétence […] ».
131 Cette rigueur a néanmoins son intérêt objectif au profit de la justice internationale et non pas seulement au profit des États demandeurs.

Ainsi, pour être qualifiés de « préliminaires », lesdits moyens soulevés comme exceptions par les Parties doivent concerner de façon exclusive la
compétence et la recevabilité, et « dans le cas contraire, notamment lorsque ce caractère n’est pas exclusif puisqu’elles comportent à la fois des
aspects préliminaires et des aspects de fond, elles devront être réglées au stade du fond » (C.I.J., Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua
et contre celui-ci (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique), fond, arrêt, 26 juin 1986, C.I.J. Rec. 1986, p. 31, § 41) ; la Cour est occasionnellement
confrontée à cette confusion des genres qui pourrait porter préjudice aux droits d’une des Parties. Elle a par exemple refusé d’accueillir une
exception préliminaire mâtinée de fond qui aurait eu pour conséquence d’exclure l’analyse de l’objet de la demande, alors que la compétence et
la recevabilité étaient déjà établis par d’autres moyens (C.I.J., Questions d’interprétation et d’application de la Convention de Montréal de 1971
résultant de l’incident aérien de Lockerbie, préc. note, C.I.J. Rec. 1998, p. 134, §§ 49-50).
132
C.I.J., Licéité de l’emploi de la force, préc. note , § 48.
133 Protocole n° 11 à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, portant restructuration du mécanisme

de contrôle établi par la Convention, Strasbourg, 11 mai 1994, S.T.E. n° 155.

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Il en fut ainsi de la Commission européenne des droits de l’homme, jusqu’en 1998 ; il en est encore de la
sorte pour la Commission interaméricaine des droits de l’homme, et pour la Commission africaine des
droits de l’homme et des peuples. Cette dernière fut longtemps la seule institution de son système
régional, inspirée essentiellement de la négociation et de l’esprit africain de la palabre134 ; la Cour africaine
des droits de l’homme et des peuples n’a été instituée que par un protocole additionnel de 1998135, et à
peine a-t-elle été créée que sa fusion a été programmée avec la (future) Cour de justice de l’Union
africaine.

Au-delà du choix de créer une juridiction « fourre-tout », qui devrait à terme regrouper une section
consacrée aux droits fondamentaux, l’autre au contrôle des actes de l’Union africaine, et enfin une section
pénale régionale, cette succession de protocoles mélioratifs donne la fâcheuse impression que la Cour
d’Arusha – la seule en état de marche à ce jour – n’est que temporaire et précaire, ce qui nuit à sa
crédibilité propre et à l’autorité de sa jurisprudence. De plus, l’épée de Damoclès qu’est l’attente de la
(longue et aléatoire) ratification du protocole de fusion de Charm El-Cheikh, datant de 2008136, permet
aux diplomates africains d’atermoyer quant à l’effectivité opérationnelle de la « véritable » Cour, la Cour
« définitive », et in fine de la repousser aux calendes grecques137. Ceci montre bien que l’activisme
conventionnel n’est pas forcément synonyme d’avancée juridique. À vouloir trop en faire... Ces barrages
subtils et supplémentaires à l’accès au juge international, sous couvert d’amélioration progressive,
permettent à la diplomatie intergouvernementale de garder une autorité plus marquée sur des
commissaires dont l’office est proche du politique et du transactionnel, plutôt que sur des juges dont
l’office est plus strictement judiciaire138.

2. La fronde diplomatique contre des juges considérés comme intrusifs


La réaction diplomatique à un juge trop intrusif et directif, au goût des États, peut prendre deux formes
complémentaires et souvent plus catégoriques, plus tranchées, que celles de la seule question du
consentement : il s’agit, soit de prendre l’initiative de modifier la structure et les attributions mêmes du
système juridictionnel en cause – cela a été le cas pour la C.E.D.H. lors de la Conférence de Brighton
en 2012 (a) – ; soit de sortir théâtralement du système, voire de mettre en péril son effectivité en le
contrecarrant – comme cela se voit à l’encontre de la Cour pénale internationale ces dernières années (b).

134
ATANGANA AMOUGOU, J.-L., « La Commission africaine des droits de l’homme et des peuples », Droits fondamentaux, n° 1, juill.-déc. 2001,
p. 91 : « Les États africains n’étaient [pas] prêts à se soumettre au verdict d’une véritable juridiction régionale, surtout si elle était accessible aux
simples citoyens […]. C’est pourquoi la solution retenue […] a été celle d’une institution plus modeste dont la spécificité, dit-on, est inspirée de
l’arbre à palabres ».
135 O.U.A., Protocole relatif à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples portant création d’une Cour africaine des droits de l’homme

et des peuples, Ouagadougou, 9 juin 1998 ; entrée en vigueur le 25 janv. 2004. Au sujet de la création de cette Cour et des « ruses des États pour
façonner la production normative au moment des négociations [et] affaiblir le texte de droit » qui en est issu, v. : DEBOS, M., « La création de la
Cour africaine des droits de l’homme et des peuples. Les dessous d’une ingénierie institutionnelle multicentrée », Cultures & Conflits, n° 60, 2005,
pp. 159-182.
136
U.A., Protocole portant Statut de la Cour africaine de justice et des droits de l’homme, Charm El-Cheikh, 1er juill. 2008, art. 2.
137
A l’heure actuelle, le protocole de fusion est encore loin d’entrer en vigueur. Cette menace sur la pérennité de la Cour africaine des droits de
l’homme et des peuples, qui a déjà la difficile mission de se faire accepter dans un environnement riche de violations multiples et de jeunes
souverainetés, devient de plus en plus inopportune.
138
CAVARE, L., « La notion de juridiction internationale », A.F.D.I., vol. 2, 1956, p. 497 : « Les États saisiront un organe consultatif plus volontiers
qu’un organe juridictionnel. […] Encore faut-il se garder de systématiser car, en dernier ressort, le choix de l’organe à constituer ou à saisir dépend,
le plus souvent, en-dehors d’engagements formels préalables, du pouvoir discrétionnaire des États ».

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a) Le réaménagement de l’existant : le cas de la C.E.D.H.
Le juge international qui heurte de front certaines conceptions juridiques considérées comme essentielles
ou « de bon sens », devant ainsi amener des réformes du droit national pour cesser les condamnations
itératives de l’État en cause, peut soulever contre lui des réactions de souveraineté irritée. C’est ainsi que
s’analyse la Conférence de Brighton où le Premier ministre britannique d’alors, D. CAMERON, prenant
exemple entre autres de la jurisprudence de la C.E.D.H. établie à l’encontre de son pays concernant la
reconnaissance du droit de vote aux prisonniers139, a voulu faire en sorte que les traditions et approches
nationales soient davantage respectées dans le système régional européen. Certes, le Protocole n° 15
affirme toujours dans son préambule la « prééminence » de la Cour de Strasbourg dans la protection
juridictionnelle des droits de l’homme au sein du Conseil de l’Europe, mais il rappelle en son article
premier140 que l’ensemble est structuré par un principe de subsidiarité, donnant la priorité aux juridictions
internes, lesquelles disposent d’une marge nationale d’appréciation141.

Ces assertions n’ont rien de novateur en soi ; la subsidiarité est un principe commun en droit international,
et ladite marge nationale d’appréciation est établie dans la jurisprudence de la Cour. Néanmoins, ce qui
pouvait être considéré comme des notions annexes, ou du moins banales, se voit dès lors consacré par un
nouveau paragraphe inséré dans le préambule de la Convention. C’est une inventivité de frondeurs,
c’est-à-dire assez limitée : sans briser le système, sans le rénover en profondeur, on y réaffirme des notions
existantes mais qui doivent être placées au premier rang.

b) Les armes diplomatiques de la guerre ouverte :


dénonciations, « contre-conventions » et « contre-juridictions »
Plus impressionnante est la réaction d’une diplomatie se voulant rebelle à l’existence d’un ordre
juridictionnel en lui-même. Les exemples en sont variés, et ne concernent pas toutes des institutions
judiciaires permanentes : il en est ainsi, en contentieux international des investissements, du rejet par
certains États d’Amérique latine (Équateur, Bolivie, Venezuela) du C.I.R.D.I., ceux-ci allant jusqu’à dénoncer
la Convention de Washington de 1965 à laquelle ils étaient Parties142.

L’exemple le plus frappant paraît cependant être, par son ampleur et ses enjeux, la véritable lutte
diplomatique enclenchée contre la Cour pénale internationale. Cette lutte est menée aussi bien par des
États parties au Statut de Rome de 1998, que par des États simples signataires ou tout simplement
extérieurs à ce Statut. Il était évident qu’une Cour ayant la capacité d’émettre des mandats d’arrêt contre
des chefs d’État en exercice ne pouvait que susciter, à bref terme, une vive opposition de la diplomatie.
Pour autant, cette dernière garde un certain contrôle sur les activités de la Cour, notamment par le
truchement du Conseil de sécurité qui peut demander l’ouverture d’une enquête ou, a contrario,
ordonner le sursis à enquêter ou à poursuivre pour une période d’un an143. L’inventivité diplomatique
trouve aussi sa place dans le tumulte interétatique organisé contre la Cour :

139
Sur le dialogue tenté par le juge vers les diplomates européens à ce propos, v. HERVIEU, N., « Droit de vote des détenus : la diplomatie
jurisprudentielle au service d’une paix des braves sur le front européen des droits de l’homme (C.E.D.H., G.C., 23 mai 2012, Scoppola c. Italie,
n° 3) », in Combats pour les droits de l’homme, publication en ligne, 23 mai 2012.
140
Protocole n° 15 portant amendement à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, Strasbourg,
24 juin 2013, S.T.C.E. n° 213, art. 1er.
141 Dans le même ordre d'idées de réduction de la marge d'action de la C.E.D.H., il faut citer le passage de six à quatre mois du délai de recours

devant la Cour après l'épuisement des voies internes.


142
Sur les effets juridiques de ces dénonciations, v. CAZALA, J., « La dénonciation de la convention de Washington établissant le CIRDI », A.F.D.I.,
vol. 58, 2012, pp. 551-565.
143 Statut de la C.P.I., Rome, 1998, entrée en vigueur en 2002, art. 16.

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- très classiquement, certains États africains font connaître leur volonté de se retirer du Statut qu’ils ont
ratifié ;
- de façon plus inventive, et dans une voie médiane, l’Union africaine et ses États membres se sont
entendus pour susciter un concurrent régional à la Cour pénale internationale, en projetant comme déjà
évoqué la création d’une section pénale régionale au sein de la future Cour africaine de justice et des
droits de l’homme144 ; ou comment déclarer son attachement au respect du droit international pénal, tout
en façonnant un juge au fait des problématiques locales et plus « compréhensif » vis-à-vis des explications
diplomatiques entre « pays frères » ; en témoigne l’article 46.a), bis, du Statut de la future Cour africaine
de Justice145 ;
- d’autres innovent dans la symbolique de la rupture, comme la Russie qui a déclaré retirer sa signature
du Statut, qu’elle n’a jamais ratifiée et qui ne l’engage guère juridiquement, selon les termes de l’article
18 § 1 de la Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités. Il s’agit là d’un solennel « coup de
majesté » pour montrer la désapprobation morale de cet État vis-à-vis de l’action de la Cour au moment
précis où celle-ci commence des investigations relatives à des crimes commis en Géorgie impliquant
potentiellement des forces russes. Le reniement de signature n’est pas un cas unique, mais suffisamment
rare pour être souligné.

D’autres États vont enfin beaucoup plus loin pour empêcher la Cour pénale internationale de juger leurs
ressortissants, allant même jusqu’à établir des instruments conventionnels pour faire obstacle à toute
relation avec cette juridiction : l’Accord entre le Gouvernement transitoire de la République islamique
d’Afghanistan et le Gouvernement des États-Unis d’Amérique relatif à la remise de leurs nationaux
respectifs à la C.P.I. du 20 septembre 2002 est à ce sujet tout à fait parlant. En se fondant sur l’article 98
d’un Statut auquel ils sont étrangers depuis le retrait de leur signature par le Président G. W. BUSH en
mai 2002, les États-Unis ont fait preuve d’inventivité dans leur politique juridique de neutralisation de la
Cour pénale internationale. Ils ont organisé, par de tels traités bilatéraux, l’impossibilité concrète de
traduire leurs ressortissants devant la Cour en cas de commission par eux à l’étranger des crimes visés au
Statut de 1998.

Autrement dit : de l’art de rester dans la légalité internationale, tout en empêchant la sanction des crimes
internationaux.

Conclusion
« La seule règle de la diplomatie, c’est qu’il n’y a pas de règles ».
C’est un adage malicieux que celui énoncé par le sieur François DE CALLIERES – diplomate français sous
Louis XIV, auteur d’un fameux manuel sur l’art diplomatique146 –, qui devrait figurer en bonne place dans
un recueil de maximes sur le droit des gens.

L’inventivité relationnelle, que celle-ci serve des tendances considérées comme progressistes ou
conservatrices, est un vecteur de l’évolution du droit des gens et des relations internationales, dans
lesquelles il y a à présent pléthore de normes et d’acteurs institutionnels. En témoigne la place notable
prise par la Direction des Affaires juridiques au sein du Ministère des Affaires étrangères français depuis
un peu plus d’un siècle, évolution répondant à « l’extension progressive du domaine du droit dans les

144
U.A., Protocole portant amendements au Protocole sur le Statut de la Cour africaine de Justice et des droits de l’homme, Malabo, 2015.
145
Ibid. annexe. L’immunité complète y est accordée aux chefs d’État en exercice, y compris en cas de génocides et autres crimes inscrits au Statut
de la Cour pénale internationale.
146 CALLIERES (DE), F., De la manière de négocier avec les Souverains, Paris, Lib. Brunet, 1716 ; Genève, Droz, 2002, 248 p.

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relations internationales et son perfectionnement continu »147. La maxime du sieur DE CALLIERES doit donc
être actualisée : la seule règle de la diplomatie, aujourd’hui, c’est qu’il faut savoir manipuler toutes les
règles, pour maîtriser les candidats aux formes modernes de la puissance internationale.

Cette juridicisation des relations extérieures ne bride pas l’inventivité diplomatique, au contraire. En effet,
le droit international recouvre des situations plurielles marquées par une altérité dynamique : variété des
systèmes, disparité de l’effectivité des règles, hétérogénéité des acteurs. Un tel tableau explique que soit
suscitée chez ses timoniers une capacité d’invention sans cesse renouvelée. La complexité de ce droit est
elle-même génératrice d’inventivité pour l’appréhender. Dès lors, il n’y a pas de hasard à ce qu’un
dramaturge ait écrit :
« Nous savons tous ici que le droit est la plus puissante des écoles de l’imagination. Jamais poète n’a
interprété aussi librement la nature qu’un juriste la réalité »148.
Ce dramaturge n’était autre qu’un diplomate : c’était Jean GIRAUDOUX.

147
Pour reprendre les mots de l’ancien Directeur de cette branche du M.A.E., et actuel Juge français à la C.P.I., M. Marc PERRIN DE BRICHAMBAUT,
in Leçons de droit international public, Paris, Dalloz, 2e éd., 2011, pp. 15-16.
148 GIRAUDOUX, J., La Guerre de Troie n’aura pas lieu, acte V, scène 2.

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LE POINT DE VUE DU JURISTE :
L’INVENTIVITE DANS LA CREATION DE LA LOI
Elodie POMMIER,149
doctorante en droit privé ED 245,
Université Clermont Auvergne, Centre Michel de l'Hospital EA 4232, F-63000 Clermont-Ferrand, France

L
a création de la loi trouve son origine dans l’inventivité de ses auteurs. En elle-même, la création
matérielle de la loi obéit à des règles définies ; en résumé, la procédure législative comprend trois
phases principales : le dépôt du texte (l’initiative de la loi appartient à la fois au Parlement, qui
peut déposer des propositions de loi, et au Gouvernement : on parle alors de projets de loi), son examen
par le Parlement, et sa promulgation par le Président de la République (après une éventuelle saisine du
Conseil constitutionnel)150. Les projets et les propositions comprennent deux parties :
- le dispositif en lui-même, c’est-à-dire la partie normative qui sera seule soumise à l’examen des
assemblées ;
- et préalablement : l’exposé des motifs151, dans lequel sont développés les arguments à l’appui des
modifications ou créations législatives. C’est ce point qui va retenir notre attention’: pour quels motifs
crée-t-on cette loi ? La justification de l’existence-même du texte se trouve ici152.

Mais quel est le processus intellectuel de création ? Comment en vient-on à créer une loi ? Pourquoi créer
une loi ? À la base du mouvement de création, il y a un état de besoin. Le but de la création d’une loi est
l’amélioration d’une situation donnée dont on part du principe qu’elle n’est pas optimale et qu’elle
pourrait être améliorée, et ici l’inventivité prend toute sa mesure : quelle est la meilleure solution pour
répondre à la problématique donnée ?

Finalement, il semblerait que l’inventivité n’ait comme limite que l’usage qu’on en fait. Mais cet usage
serait-il une fin en soi ? En définitive, toute loi se destine à la pratique, elle n’a de sens, d’après nous, que
si elle est utilisée, appliquée. Une loi n’est évidemment pas conçue pour rester lettre morte, et l’on
commence ici à percevoir les limites de l’inventivité dans la création de la loi : créer un dispositif qui ne
reçoit pas d’application est contreproductif et n’a pas de sens. L’objectif recherché dans la création de la
loi a donc toute son importance ici.

La loi doit pouvoir s’adapter aux nouvelles demandes de la société : en somme, aux demandes des usagers
de la loi. Aussi le droit doit être en mesure d’être suffisamment inventif pour réagir efficacement aux défis
posés par la société et par la pratique.

Dans cette optique, se pose alors la question des origines de la création de la loi : la loi se destinant à la
pratique, elle peut tout à fait être issue de la pratique, provenir d’elle, comme une demande, une attente,
qui est réalisée. L’évolution de la société, des technologies, des mœurs, implique nécessairement une
évolution de la loi à un moment donné. Mais bien évidemment, la fin ne justifie pas toujours les moyens,
et toute demande de la pratique, même forte, ne génèrera pas une loi. Une autre situation a également

149 Chargée d’enseignements.


150
Constitution du 4 oct. 1958, art. 10, 39, 45 et 61, en particulier.
151
V. notamment l’article 7 de la Loi organique n° 2009-403 du 15 avr. 2009 relative à l’application des articles 34-1, 39 et 44 de la Constitution.
152 Dans les développements qui vont suivre, le terme de « loi » sera employé de façon générique, et regroupera en définitive tous les textes

normatifs ; il conviendra de ne pas prendre le terme de « loi » dans sa définition stricte, mais plutôt dans son acception « création du droit ».

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pu être constatée : celle de l’inventivité de la pratique reprise par la loi. On pense ici à des mécanismes
créés par la pratique pour correspondre aux demandes de la société, puis reconnus légalement par la
suite : comme la création de la « division en volumes » en droit immobilier, ou la création de la « clause
alsacienne » en droit des régimes matrimoniaux.

À l’inverse, l’inventivité du législateur a pu être contrariée dans certains cas : par exemple certains
mécanismes récemment créés n’ont pas eu le succès escompté, comme la création du statut de
l’entrepreneur individuel à responsabilité limitée (E.I.R.L.), sorte d’ersatz de société à responsabilité
limitée unipersonnelle, mais sans création de société, ou encore l’instauration de la fiducie en droit
français, sorte d’imitation du trust anglo-saxon mais sans les caractéristiques qui en font l’intérêt.

De la même façon, l’inventivité du législateur et de la pratique ont pu s’alimenter l’une l’autre, par
exemple en droit fiscal, le premier ne cessant de créer de nouveaux dispositifs que le second s’efforce de
rendre inefficaces par des optimisations fiscales, incitant alors le législateur à prendre de nouvelles
dispositions, et ainsi de suite.

Aussi avons-nous choisi de développer en particulier l’influence de la pratique dans le processus


d’invention de la loi, étudier ses influences dans l’idée de création de la loi et ses utilisations.

Plutôt que de rechercher l’innovation dans l’insolite, la pratique fait preuve d’inventivité au quotidien
pour trouver des solutions aux problèmes concrets rencontrés. L’inventivité, du côté de la pratique,
pourrait alors être définie comme la stabilisation d’un procédé mis au point par des acteurs confrontés à
une situation jusqu’alors sans réponse juridique, ou encore à une situation non-optimale.

Le législateur, lui, aime faire dans l’exceptionnel (nous sommes actuellement en pleine période de
campagne présidentielle, et chaque candidat y va de ses propositions – très inventives – ou pas). Innover
revient souvent à créer de toutes pièces un dispositif jusqu’alors inexistant, ou à l’inverse à contrecarrer
l’application – supposée inappropriée – d’un mécanisme existant.

Dans les deux cas, comment faire pour aménager des réponses adaptées tout en obtenant les résultats
attendus (par l’État et la pratique) ?

Il semble que l’inventivité est bel et bien un outil d’exercice du pourvoir à travers la création de la loi :
comment invente-t-on une loi, et pourquoi, ou pour qui ? pour reprendre des termes économiques, il
semblerait que l’inventivité trouve son origine dans la loi de l’offre et de la demande. Nous développerons
ainsi tout d’abord le rôle de l’inventivité de la pratique au service de la création de la loi (I), avant de voir
les limites de l’inventivité dans le processus de création de la loi (II).

I. L’INVENTIVITE DE LA PRATIQUE AU SERVICE DE LA CREATION DE LA LOI


Il arrive que la pratique crée ses propres outils juridiques lorsqu’ils ne sont pas préexistants, pour
répondre à des besoins concrets et en particulier en matière contractuelle. Et il peut arriver que
l’inventivité dont fait preuve la pratique, à ce sujet, soit récompensée par le législateur. Prenons un
exemple en droit des régimes matrimoniaux : les professionnels ont créé ce que l’on nommait autrefois,
voire ce que l’on nomme encore, la « clause alsacienne » (A), dispositif intégré au contrat de mariage pour
répondre aux besoins de leurs clients. Après des années d’utilisation concrète, cette clause a fini par faire
purement et simplement son entrée dans le Code civil en 2006.

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D’autres mécanismes, quant à eux, n’ont pas encore passé ce stade de « concrétisation législative
avancée », mais ont au moins été reconnus par la loi : l’on pense ici par exemple aux divisions en volumes
dans le domaine du droit immobilier (B). Ici l’on perçoit encore une fois l’inventivité de la pratique reprise
à son compte par la loi, et qui constitue, espérons-le, un premier pas vers la codification pure et simple
du mécanisme.

A. La légalisation de mécanismes issus de la pratique


Le régime matrimonial légal153 en France est celui de la communauté de biens réduite aux acquêts.
De façon quelque peu raccourcie154, les biens dont les époux ont la propriété avant le mariage, et ceux
qu’ils recevront par donation ou succession après le mariage, leur restent propres, c’est-à-dire qu’ils leur
appartiennent personnellement. En revanche, les biens acquis à titre onéreux après le mariage
dépendront de la communauté existant entre les époux.

Cependant ce régime matrimonial ne s’impose aux époux que s’ils n’ont fait un autre choix par contrat de
mariage155. Les époux peuvent ainsi choisir le régime matrimonial le plus adapté à leur situation et à leurs
souhaits, pouvant aller de la séparation de biens pure et simple156 (aucun bien n’est commun157 entre eux)
à la communauté universelle158 (tous leurs biens leur sont communs). Ils peuvent également prévoir toute
clause qu’ils jugent à propos dans la limite de ce que la loi permet159.

La « clause alsacienne » qui nous intéresse dans le cadre des présents développements,
plus techniquement dénommée « clause de reprise des apports » ou « clause de liquidation alternative »,
est une disposition prévue dans le contrat de mariage instituant une communauté universelle160 (ou à
tout le moins un contrat de mariage prévoyant que les époux apportent à la communauté des biens qui
leur sont propres, afin qu’ils deviennent communs). Elle consiste à prévoir qu’en cas de divorce, chaque
époux pourra reprendre les biens qu’il avait apportés à la communauté161.

Cette disposition est historiquement qualifiée d’« alsacienne » car elle fut inventée par les notaires de ce
territoire lors de son retour à la France en 1918. En effet, à cette occasion, le législateur français admit,
par deux lois du 1er juin 1924 (toujours en vigueur au demeurant), le maintien d’un « droit local », mais
uniquement pour les matières n’entrant pas dans le Code civil. Ainsi, le « Code Napoléon » fut totalement
réintroduit en Alsace-Moselle, mais les Alsaciens s’étaient habitués au Code civil allemand162, lequel
prévoyait déjà des droits successoraux substantiels pour le conjoint survivant, alors qu’ils venaient
timidement d’apparaître dans la législation française en 1891163.

153
C. civ. art. 1400.
154 Le régime de la communauté légale est défini aux articles 1401 et suivants du Code civil.
155
C. civ. art. 1393, 1400. Le contrat de mariage peut être préalable au mariage (C. civ. art. 1395), ou résulter d’un changement de régime
matrimonial après au moins deux ans de mariage (C. civ. art. 1397).
156 C. civ. art. 1536 et suiv.
157 Évidemment ce régime matrimonial n’empêche pas les époux d’acquérir des biens soumis au régime de l’indivision (C. civ. art. 815 et suiv.),

qui est également un système de détention « à plusieurs », mais dont les règles de détention et de fonctionnement sont fondamentalement
différentes de celle qui s’appliquent au régime de la communauté (C. civ. art. 1401 et suiv.).
158
C. civ. art. 1526.
159
« La loi ne régit l’association conjugale, quant aux biens, qu’à défaut de conventions spéciales que les époux peuvent faire comme ils le jugent
à propos, pourvu qu’elles ne soient pas contraires aux bonnes mœurs ni aux dispositions qui suivent. » (C. civ. art. 1387).
160 Le plus souvent.
161
BRÉMONT Vincent, « Communautés conventionnelles », JCl Civil code, Synthèse 976, 20 oct. 2017.
162
Bürgerliches Gesetzbuch, « BGB », applicable dans le Reichland depuis le 1er janv. 1900.
163 BEIGNIER Bernard, « Communauté universelle - Clause alsacienne, commentaire de Cass. 1re civ., 17 nov. 2010, n° 09-68.292 », Droit de la

famille n° 2, fév. 2011, comm. 21.

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Le défi du notariat alsacien fut alors de trouver un mécanisme issu du Code civil français qui permettrait
d’octroyer au conjoint survivant une protection sensiblement identique à celle prévue par le droit
allemand en cas de décès.

Or, à défaut de pouvoir trouver une solution satisfaisante proposée par le droit des successions français,
ils se tournèrent vers le droit des régimes matrimoniaux, ce dernier autorisant une certaine liberté
conventionnelle.

Leur choix se porta ainsi sur la communauté universelle, qui permettait finalement d’obtenir un résultat
sensiblement identique. En effet, les époux mariés sous ce régime matrimonial apportaient (ce qui est
toujours le cas d’ailleurs) à leur communauté tous leurs biens actuels respectifs, mais également tous ceux
qui seraient restés propres sous le régime légal164. Couplée à une clause d’attribution intégrale au profit
du conjoint survivant, les biens de cette communauté élargie revenaient alors intégralement, en cas de
décès, audit conjoint survivant.

La prudence imposait cependant de prévoir qu’en cas de dissolution de la communauté pour une autre
cause que le décès (concrètement, en cas de divorce), chaque époux pourrait reprendre les biens présents
apportés par lui à ladite communauté ou qui lui seraient advenus à titre personnel pendant la durée du
régime165. Le solde (les biens qui auraient également été qualifiés de bien communs sous le régime légal)
était alors partagé par moitié entre les deux époux. C’est ainsi que la clause « alsacienne » est née.

Inventée, donc, par les notaires d’Alsace, la clause éponyme finit par avoir un franc succès dans le reste
du pays, correspondant à la volonté des époux concernés.

Dans un premier temps, son application se fit dans un cadre strictement contractuel, sans reconnaissance
« officielle ». En réalité, cette reconnaissance viendra en plusieurs temps, d’abord par la jurisprudence,
puis par la loi.

En effet, dans un premier temps la clause alsacienne fut qualifiée de clause de « liquidation alternative »
puisque la liquidation du régime matrimonial variait selon que la communauté était dissoute par décès
ou par divorce ; la composition de ladite communauté n’était quant à elle pas affectée : c’était au titre du
partage des biens communs que ces biens revenaient à l’époux du chef duquel ils étaient tombés en
communauté166.

Cependant, la validité de cette modalité a fini par susciter, à la fin des années 80, un vrai débat. N’était-on
pas en présence, en réalité, d’un régime matrimonial alternatif : communauté universelle en cas de décès,
communauté réduite aux acquêts en cas de divorce167 ?

Finalement, le Tribunal de grande instance de Strasbourg prononça la nullité de cette clause par un
jugement du 17 septembre 1987, mettant ainsi un coup d’arrêt à ce dispositif né de la liberté
contractuelle, pourtant largement utilisé depuis des décennies. Cependant, le pourvoi contre l’arrêt

164
C. civ. art. 1526.
165 Si ces biens ont été améliorés, conservés ou subrogés au moyen de fonds communs, une récompense sera alors due à la communauté (C. civ.
art. 1416).
166
Et non pas à titre de biens qualifiés de propres.
167 SIMLER Philippe, « La validité de la clause de liquidation alternative de la communauté universelle menacée par le nouvel article 265 du

Code civil », JCP G n° 31-35, 3 août 2005, doctr. 160.

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infirmatif de la Cour de Colmar168 a été rejeté par la Cour de cassation le 16 juin 1992169, scellant ainsi – au
moins temporairement – la validité de la clause alsacienne170.

Par la suite, la question s’est posée de savoir si les dispositions issues de la loi du 26 mai 2004 réformant
divorce171 n’ont pas remis en cause la validité de la clause alsacienne. En effet, le nouvel article 265 du
Code civil disposait alors en particulier que « Le divorce emporte révocation de plein droit des avantages
matrimoniaux qui ne prennent effet qu’à la dissolution du régime matrimonial ou au décès de l’un des
époux ». Ainsi la clause alsacienne, en ne prenant effet qu’à la dissolution du régime matrimonial, serait,
de plein droit, caduque en cas de divorce172, contrairement à son objectif.

Cette analyse fut cependant rapidement écartée, certains relevant que la clause alsacienne n’est pas un
avantage matrimonial (donc non soumise à la révocation de plein droit des avantages matrimoniaux
prévue par l’article 265), mais « précisément son contraire »173 : elle fait obstacle à ce qu’un avantage se
réalise174.

C’est finalement la loi n° 2006-728 du 23 juin 2006 qui a clos le débat en ajoutant un troisième alinéa à
l’article 265 disposant que « […] si le contrat de mariage le prévoit, les époux pourront toujours reprendre
les biens qu’ils auront apportés à la communauté ».

Ce nouvel alinéa est ainsi venu – enfin – légalement consacrer la clause alsacienne, récompensant ainsi
les efforts de la pratique d’avoir trouvé et développé un dispositif contractuel répondant aux attentes des
époux concernés.

On le voit dans cet exemple, la pratique a été suffisamment créative pour créer le mécanisme juridique
dont elle avait besoin, et le législateur fut bien inspiré de reprendre à son compte ce dispositif encore très
utilisé aujourd’hui175.

La loi peut également simplement reconnaître des mécanismes issus de la pratique, mais sans en créer le
statut : l’on pense ici notamment aux divisions en volumes en matière de droit immobilier.

B. La reconnaissance de mécanismes issus de la pratique


Ignorée du législateur jusqu’à la loi dite « ALUR »176, la division en volumes a rapidement été acceptée par
la jurisprudence qui a reconnu la validité de ce montage immobilier créé par les praticiens177.

168
CA Colmar, 16 mai 1990, Defrénois 1990, art. 34917, p. 1361, obs. CHAMPENOIS Gérard.
169
Cass. civ. 1ère 16 juin 1992, n° 91-10321 : JCP G 1993, II, 22108 ; JCP N 1994, II, p. 38, note SIMLER Philippe ; D. 1993, somm. p. 220,
obs. GRIMALDI Michel ; Defrénois 1993, art. 35416, p. 34, note FORGEARD Marie-Cécile.
170 Malgré une rédaction malencontreuse de l’arrêt : SIMLER Philippe, « La validité de la clause de liquidation alternative de la communauté

universelle menacée par le nouvel article 265 du Code civil », prec.


171 Loi n° 2004-439 du 26 mai 2004 relative au divorce.
172
D’autant plus que l’article 265 est d’ordre public.
173
Ce qui a par ailleurs été confirmé par l’arrêt du 17 nov. 2010 sus-énoncé.
174
SIMLER Philippe, « Communauté universelle - La validité de la clause de liquidation alternative de la communauté universelle menacée par le
nouvel article 265 du Code civil », JCP G n° 31-35, 3 août 2005.
175
En général à l’occasion d’une modification du régime matrimonial, la communauté universelle (qui lui est le plus souvent associée) étant
rarement choisie par les époux à l’occasion du choix initial du régime matrimonial qui sera applicable à leur union.
176 Loi n° 2014-366 du 24 mars 2014 pour l’accès au logement et un urbanisme rénové.
177 LE RUDULIER Nicolas, « Division en volumes. – Nature et principes », JCl Construction Urbanisme, fasc. 107-10, 1er nov. 2016.

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La division en volumes est une technique juridique qui consiste à diviser la propriété d’un immeuble en
fractions privatives distinctes, sur le plan horizontal ou vertical, à des niveaux différents qui peuvent se
situer au-dessus ou en dessous du sol naturel, mais sans qu’il y ait de parties communes178.

La division en volumes est, selon nous, la suite logique de l’élaboration du statut de la copropriété
immobilière, son « héritière ». Dans un premier temps, le régime de la copropriété est né du besoin
d’organiser juridiquement l’espace immobilier vertical. Jusqu’alors, la propriété immobilière était divisée
horizontalement (« par terrains »), mais l’urbanisation et l’étalement urbain ont fini par imposer un mode
d’organisation de la propriété en trois dimensions, la simple utilisation de servitudes entre les étages
s’étant rapidement révélée insuffisante pour régler l’intégralité des problématiques posées.

C’est la loi du 28 juin 1938179 qui a créé le statut de la copropriété, prévoyant une distinction entre des
parties privatives180 et des parties communes181 de l’immeuble, l’établissement d’un règlement de
copropriété pour régir les droits et devoirs de chacun des copropriétaires, l’organisation d’assemblées
générales, etc182. Mais c’est la loi du 10 juillet 1965183 qui a véritablement édifié le statut que nous
connaissons encore actuellement184 en résolvant en grande partie les lacunes de la loi de 1938.

Mais l’urbanisation s’intensifiant et devenant toujours plus complexe, le statut de la copropriété, bien que
très complet, a également fini par révéler son incapacité à répondre à l’ensemble des situations
pratiques185. En effet, le point fort du statut (l’existence de parties privatives et de parties communes)
s’est finalement révélé être son point faible…

En effet, le principe d’inaliénabilité du domaine public contenu à l’article L. 3111-1 du Code général de la
propriété des personnes publiques186 interdit l’incorporation d’un bien relevant de ce régime à un
immeuble en copropriété187 puisque le régime de la copropriété est une sorte d’indivision forcée qui
soumet chaque titulaire de lots au pouvoir décisionnel de la collectivité des copropriétaires188.

178
Fiche d’orientation Division en volumes, Dalloz, oct. 2017.
179
Loi du 28 juin 1938 relative au statut de la copropriété des immeubles divisés par appartements, suivie de la Loi du 4 fév. 1943 qui l’a complétée.
180 Les parties privatives sont celles des bâtiments et des terrains réservées à l’usage exclusif d’un copropriétaire déterminé. Les parties privatives

sont la propriété exclusive de chaque copropriétaire (Loi n° 65-557 du 10 juill. 1965 prec., art. 2).
181 Sont des parties communes les parties des bâtiments et des terrains affectées à l’usage ou à l’utilité de tous les copropriétaires ou de plusieurs

d’entre eux (Loi n° 65-557 du 10 juill. 1965 prec., art. 3).


182 VIGNERON Guy, « Statut de la copropriété – Généralités », JCl Construction Urbanisme, fasc. 90-10, 10 oct. 2009, dernière mise à jour le

6 nov. 2014.
183 Loi n° 65-557 du 10 juill. 1965 fixant le statut de la copropriété des immeubles bâtis.
184 Évidemment le législateur a procédé à des modifications depuis 1965 (v. en particulier Loi n° 79-2 du 2 janv. 1979 relative aux droits grevant

les lots d’un immeuble soumis au statut de la copropriété, Loi n° 85-1470 du 31 déc. 1985 modifiant la loi 65-557 du 10 juill. 1965 fixant le statut
de la copropriété des immeubles bâtis, ou encore Loi n° 96-1107 du 18 déc. 1996 améliorant la protection des acquéreurs de lots de copropriété)
mais l’essentiel du statut de la copropriété, son essence, est issu de la loi du 10 juill. 1965.
185
LE RUDULIER Nicolas, « Division en volumes. – Nature et principes », prec. ; GAUDEMET Yves, « La superposition des propriétés privées et du
domaine public », D. 1978, chron. p. 293 ; FÂTOME Etienne et TERNYERE Philippe, « Le financement privé de la construction d’ouvrages publics,
en particulier sur le domaine public », AJDA 1997, p. 126 ; GAUDEMET Yves, « Ouvrage complexe et domanialité publique », RD imm. 1999,
p. 507 ; BRISSON Jean-François, « L’adaptation des contrats administratifs aux besoins d’investissement immobilier sur le domaine public »,
AJDA 2005, p. 591 ; CHAPUT Jean-Christophe et ROCHEGUDE Stéphane, « La division en volumes, une réponse pertinente aux relations entre
domaine privé et domaine public ? », JCP N 2007, 1248 ; FÂTOME Etienne, « Externalisation et protection des biens affectés au service public »,
AJDA 2007, p. 959.
186 « Les biens des personnes publiques mentionnées à l’article L. 1 [l’État, les collectivités territoriales et leurs groupements, ainsi que les

établissements publics], qui relèvent du domaine public, sont inaliénables et imprescriptibles. »


187
CE 11 févr. 1994, n° 109564 : « Les règles essentielles du régime de la copropriété telles qu’elles sont fixées par la loi du 10 juillet 1965 […] sont
incompatibles tant avec le régime de la domanialité publique qu’avec les caractères des ouvrages publics ; que, par suite, des locaux acquis par
l’État, fût-ce pour les besoins d’un service public, dans un immeuble soumis au régime de la copropriété n’appartiennent pas au domaine public
et ne peuvent être regardés comme constituant un ouvrage public » ; FOULQUIER Nicolas, « Les servitudes sur le domaine public », Dr. et
patrimoine mars 2009, p. 69.
188 Cependant le domaine privé des personnes morales de droit public peut s’accommoder des règles usuelles gouvernant les immeubles collectifs,

puisqu’il ne s’agit alors pas, à proprement parler, de domaine public.

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Comment dès lors, imaginer des ensembles immobiliers complexes imbriquant sur une même assise
foncière tant des ensembles immobiliers relevant du droit privé (locaux d’habitation, bureaux, etc.) que
des ensembles relevant du droit public (voies de circulation routières ou ferrées, locaux scolaires, mairie,
palais de justice, etc.) ?189

Les baux emphytéotiques administratifs190 mis en place par les lois de 1988191 et de 1994192 ont en partie
répondu aux attentes d’optimisation de la gestion du patrimoine immobilier des personnes publiques,
mais n’ont pas su répondre à toutes les problématiques pratiques.

D’où l’idée révolutionnaire des praticiens de dissocier propriété publique et propriété privée par
l’utilisation de la technique des « volumes »193 : la pratique notariale a su relire et réinterpréter
l’article 552 du Code civil194 en proposant d’appréhender la propriété dans ses trois dimensions et non
plus de façon exclusivement plate, et a ainsi permis de faire naître la division en volumes qui permet de
superposer sur une même assiette cadastrale plusieurs strates de propriétés. Chaque volume de propriété
étant totalement indépendant, toute forme d’indivision est donc exclue, ce qui permet ainsi d’échapper
à l’application impérative du statut de la copropriété et dès lors d’offrir une alternative à son régime195.

Cette technique juridique consiste ainsi à diviser la propriété d’un immeuble en fractions distinctes, sur le
plan horizontal comme sur le plan vertical, à des niveaux différents, qui peuvent se situer au-dessus
comme en dessous du sol naturel, chaque fraction s’inscrivant, respectivement, dans l’emprise de
volumes définis géométriquement, en trois dimensions, par référence à des plans, des coupes et des
côtés, sans qu’il existe de parties communes entre ces différentes fractions (cette identification des
volumes est réalisée par géomètre-expert qui, le plus souvent, établira des cotes en altimétrie et en
planimétrie)196.

La division en volumes, en ce qu’elle scinde l’objet du droit de propriété immobilière, confère au titulaire
de chaque volume la pleine et entière propriété de celui-ci, ce qui résout la problématique de l’imbrication
matérielle des propriétés publique et privée. Chaque propriété coexiste ainsi sur une même assise
cadastrale, sans aucun lien d’indivision entre elles contrairement à une copropriété. Certains parlent
même d’une « étanchéité juridique »197 entre les volumes, autonomie nécessaire à la préservation de
l’affectation du bien public au service des usagers.

Pour autant, ces volumes « d’air », verticalement superposés et imbriqués les uns dans les autres, font
l’objet de servitudes réciproques (d’implantation, de canalisation, de branchement, d’accès, etc.) :
un cahier des charges est dressé et une association de propriétaires, à laquelle appartient la personne
morale de droit public, peut assurer la gestion de l’ensemble. La propriété des personnes publiques étant

189
SIZAIRE Daniel, « Division et volumes », JCP N n° 11, 13 mars 1998, p. 388.
190 C. gén. coll. terr. art. L 1311-2.
191 Loi n° 88-13, 5 janv. 1988, d’amélioration de la décentralisation.
192
Loi n° 94-631, 24 juill. 1994, complétant le Code du domaine de l’État et relative à la constitution de droits réels sur le domaine public.
193 V. GAUDEMET Yves, « La superposition des propriétés privées et du domaine public », prec.
194
« La propriété du sol emporte la propriété du dessus et du dessous. Le propriétaire peut faire au-dessus toutes les plantations et constructions
qu’il juge à propos, sauf les exceptions établies au titre « Des servitudes ou services fonciers ». Il peut faire au-dessous toutes les constructions et
fouilles qu’il jugera à propos, et tirer de ces fouilles tous les produits qu’elles peuvent fournir, sauf les modifications résultant des lois et règlements
relatifs aux mines, et des lois et règlements de police. »
195
A titre d’exemples, les opérations d’urbanisme Maine-Montparnasse et Glacière-Gentilly, ainsi que la gare de Paris Gobelins, ont fait l’objet
de divisions en volumes.
196 LE RUDULIER Nicolas, « Division en volumes. – Nature et principes », prec., faisant référence à Daniel SIZAIRE, créateur du fascicule initial.
197 LE RUDULIER Nicolas, « Division en volumes. – Nature et principes », prec.

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une propriété au même titre que les autres198, elle peut pleinement bénéficier de cette technique199
(toutefois, pour parvenir à superposer domaine privé et domaine public, une procédure particulière de
déclassement doit être mise en œuvre200).

À l’origine créée pour des opérations d’urbanisme de grande envergure avec enchevêtrements de
structures (par exemple le quartier de la Défense à Paris), la division en volumes est aujourd’hui
également utilisée pour des opérations beaucoup moins complexes, par exemple pour procéder à une
liquidation successorale entre les membres d’une même famille.

Or, malgré son attractivité certaine et son utilisation très répandue en pratique, on ne peut que noter
l’absence de législation en la matière. Si quelques décisions ont depuis longtemps admis le principe de la
scission verticale de la propriété d’un immeuble et la superposition des droits qui en résulte201, ce n’est
en réalité que très récemment que les juges se sont référés directement et expressément à la division en
volumes et pour laquelle ils ont timidement façonné quelques règles202.

Quant à la reconnaissance légale de la division en volumes, la proposition de réforme du droit des biens
menée par l’association Henri-Capitant203 a proposé de combler ce vide législatif. Le groupe de travail a
en effet suggéré une réécriture de l’article 527 du Code civil qui ferait directement référence au volume
en disposant en son premier alinéa que : « Par leur nature, sont immeubles les parties déterminées de
l’espace terrestre. Sont ainsi immeubles : les fonds, les volumes [...] ». L’entrée de la division en volumes
dans le Code civil se ferait également par un article 562 qui disposerait qu’« un fonds peut également,
moyennant établissement d’un état descriptif de division, faire l’objet d’une division spatiale portant
création de volumes ».

La réforme du droit des biens n’étant pas (encore) intervenue, et le législateur devant probablement
ressentir le besoin de ne pas attendre, la notion a fini par être légalement concrétisée en 2014204.
Néanmoins, si le texte fait expressément référence à la volumétrie (reconnaissant ainsi son existence)205,
il reste muet quant à sa définition et son régime juridique…
198 Cons. const. 21 juill. 1994, n° 94-346 DC, Rec. Cons. const. 1994, p. 96.
199 Cf. l’article L. 2122-4 du Code général de la propriété des personnes publiques (suite à l’ordonnance n° 2006-460 du 21 avr. 2006) ;
la reconnaissance de la possibilité de création de servitudes sur le domaine public a permis de « sécuriser tout une série d’opérations,
en particulier de division en volumes, et d’assurer une meilleure coexistence des propriétés privées et publiques » (Ch. MAUGE et G. BACHELIER,
« Genèse et présentation du Code général de la propriété des personnes publiques », AJDA 2006, p. 1073).
200
Un acte administratif de déclassement doit entériner une situation de fait où les conditions d’affectation au service public ont disparu ; une fois
sorti du domaine public, le volume peut être librement cédé (CHAMARD-HEIM Caroline, « Sortie du domaine public », JCl Administratif,
fasc. 405-22, 30 nov. 2013). La procédure de sortie a été initialement conçue par la jurisprudence (par exemple, CE, 20 juin 1930, n° 96372), avant
d’être consacrée par les articles L. 2141-1 et suivants du Code général de la propriété des personnes publiques. Cette procédure ne concerne pas
les immeubles de bureaux qui relèvent du domaine privé (CGPPP, art. L. 2211-1, al. 2., Cf. Ord. n° 2004-825, 19 août 2004).
201
Cass. 30 nov. 1853, Cass. civ. 3e 11 déc. 1969 n° 68-10.985, Cass. civ. 3e 13 févr. 1973 n° 72-10.680, Cass. civ. 3e 15 nov. 1977 n° 76-113.65,
Cass. civ. 3e 29 févr. 1984 n° 83-10.040, Cass. civ. 3e 26 mai 1992 n° 90-22.145, Cass. civ. 3e 12 juill. 2000 n° 97-13.107.
202 D’abord par les juges du fond (CA Rennes 22 juin 2004 n° 02/07534, CA Paris 18 janv. 2007 n° 06/16540, CA Versailles 21 mai 2007 n° 06/00330,

CA Paris 7 nov. 2007 n° 07/09024, CA Chambéry 1er avr. 2008 n° 06/02111, CA Douai 22 oct. 2008 n° 07/06730, CA Rennes 18 juin 2009
n° 07/07194, CA Douai 16 juin 2010 n° 09/08942, CA Paris 10 nov. 2010 n° 09/12122, CA Versailles 18 nov. 2010 n° 09/04281, CA Lyon
25 nov. 2010 n° 10/00273, CA Bordeaux 9 févr. 2011 n° 09/02736, CA Aix-en-Provence 13 mai 2011 n° 10/05950, CA Orléans 5 sept. 2011
n° 10/01748, CA Montpellier 2 nov. 2011 n° 10/01909, CA Nancy 24 févr. 2012 n° 11/00421, CA Paris 17 févr. 2012 n° 11/05924, CA Orléans
14 mai 2012 n° 11/01295, CA Versailles 13 févr. 2012 n° 10/09011), puis par la Cour de cassation par son arrêt du 17 fév. 1999 (Cass. civ. 3e
17 févr. 1999, n° 97-14.368) qui constitue indéniablement l’acte fondateur de la volumétrie contemporaine. Puis, elle a eu l’opportunité de
confirmer la réception en droit positif de cette technique (Cass. civ. 3e 28 oct. 2009, n° 08-18.614, Cass. civ. 3e 8 sept. 2010, n° 09.15.554, Cass.
civ. 1ère 12 mai 2010, n° 09-13.486, Cass. civ. 3e 18 janv. 2012, n° 10-27.396, Cass. civ. 3e 19 sept. 2012, n° 11-13.679 et n° 11-13.789).
203
Propositions de l’Association Henri Capitant pour une réforme du droit des biens, sous la direction de PÉRINET-MARQUET Hugues, Litec, 2009.
204 Loi n° 2014-366 du 24 mars 2014 pour l’accès au logement et un urbanisme rénové.
205
V. en particulier l’article 59 : « […] Après avis du maire de la commune de situation de l’immeuble et autorisation du représentant de l’Etat dans
le département, la procédure prévue au présent article peut également être employée pour la division en volumes d’un ensemble immobilier
complexe comportant soit plusieurs bâtiments distincts sur dalle, soit plusieurs entités homogènes affectées à des usages différents, pour autant
que chacune de ces entités permette une gestion autonome […] » ; ou encore les articles 64, 91 et 158.

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Toutefois, il nous semble que c’est très précisément cette absence qui constitue l’attrait majeur de la
division en volumes : à défaut d’un régime juridique établi par le législateur, la liberté contractuelle lui
permet de s’adapter aux demandes de la pratique, en se moulant dans le droit déjà existant.

Ainsi, comme nous venons de le voir, l’inventivité des juristes dans la création de mécanismes dont ils
avaient matériellement besoin pour faire face aux demandes pratiques, a pu être récompensée par le
législateur, parfois par la codification pure et simple du procédé juridique, parfois par la simple
reconnaissance de son existence, permettant ainsi la sécurisation de montages immobiliers sans atteinte
à la liberté contractuelle.

L’inventivité dans la création de la loi peut ainsi, parfois, trouver ses sources dans la pratique. Elle peut
également émaner directement du législateur, mais avec des applications pratiques pouvant alors,
quelquefois, être loin de l’effet escompté.

II. L’INVENTIVITE DU LEGISLATEUR FACE A LA PRATIQUE


Si l’inventivité dans la création de la loi peut venir, parfois, de la pratique, cette dernière peut également
aussi, parfois, se détourner des mécanismes mis en place par le législateur, l’inventivité de ce dernier
n’étant alors pas à la hauteur, finalement, des espérances. L’on développera ainsi ici l’exemple de la
fiducie (A), mécanisme réclamé par la pratique mais introduit dans le paysage législatif d’une manière
autre que celle espérée par les praticiens.

L’inventivité du législateur dans la mise en place de certains dispositifs peut également se heurter aux
usagers, notamment en droit fiscal. Dans ce domaine l’imagination du législateur n’a comme limite que la
propre imagination de certains contribuables (B).

A. L’inventivité du législateur non récompensée par la pratique


Institution connue du droit romain, qui a par la suite disparu du droit civil français, pour y renaître en
2007206 avant de faire l’objet d’ajustements presque immédiatement207, la fiducie permet, dans une
relation triangulaire, le transfert de biens ou de droits du patrimoine d’une personne, dénommée
« constituant », vers celui d’une autre personne, « le fiduciaire », dans l’intérêt d’une troisième,

206 Loi n° 2007-211 du 19 fév. 2007 instituant la fiducie. Un décret du 7 mai 2007 (Décret n° 2007-725 du 7 mai 2007 relatif à la déclaration
d’existence de la fiducie prévue à l’article 223 VH du Code général des impôts et modifiant l’annexe III à ce Code) fixe quant à lui les conditions et
délais régissant la déclaration d’existence de la fiducie.
207 Loi n° 2008-776 du 4 août 2008 de modernisation de l’économie, Ordonnance n° 2008-1345 du 18 déc. 2008 portant réforme du droit des

entreprises en difficulté et Ordonnance n° 2009-112 du 30 janv. 2009 portant diverses mesures relatives à la fiducie.

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« le bénéficiaire »208. Elle est cousine, par ses effets, de l’institution anglo-américaine du trust qui permet
de faire assurer par un tiers la gestion d’éléments de son patrimoine au profit d’une autre personne209.

L’introduction de la fiducie en droit français fut longue et périlleuse210. Elle a fait suite à une demande
insistante de la pratique. En effet, la mondialisation des échanges et des rapports juridiques ont rendu
indispensable la création d’un outil comparable au trust anglo-saxon afin de permettre aux investisseurs,
familiers dudit trust anglo-saxon, de se sentir en confiance avec le droit français. Le trust, comme la
fiducie, implique en principe divers acteurs, dans une relation triangulaire : le premier acteur, le settlor /
constituant, transfère des droits patrimoniaux ou des obligations / assets ou debts, à un second acteur, le
trustee / fiduciaire, qui va les détenir en vue de réaliser une affectation déterminée en faveur d’un
troisième acteur, le bénéficiaire211.

Des entreprises françaises ont déjà eu recours à des trusts étrangers faute de pouvoir disposer d’un
instrument adapté en droit interne, comme la Française des Jeux, Alstom ou encore la SNCF212, et le risque
de délocalisation d’opérations économiques importantes par le biais du trust était donc réel et avéré.

Or le trust, utilisé depuis le Moyen-âge en Angleterre, connaissait un essor remarquable y compris dans
des pays de tradition romano-germanique tels que l’Allemagne213, le Luxembourg214, l’Italie215, ou encore

208 « La fiducie est l’opération par laquelle un ou plusieurs constituants transfèrent des biens, des droits ou des sûretés, ou un ensemble de biens,
de droits ou de sûretés, présents ou futurs, à un ou plusieurs fiduciaires qui, les tenant séparés de leur patrimoine propre, agissent dans un but
déterminé au profit d’un ou plusieurs bénéficiaires » (C. civ. art. 2011).
209 DUPICHOT Philippe, « Opération fiducie sur le sol français », JCP N 2007, n° 11 ; BLANLUET Gaultier et LE GALL Jean-Pierre, « La fiducie,

une œuvre inachevée - un appel à une réforme après la loi du 19 fév. 2007 », JCP N 2007, n° 36 ; BERTHEUIL-DESFOSSÉS Diane, FABRE Hubert,
HOUDARD Jean-Louis et POUZENC Florence (avec la participation de PILLEBOUT Jean-François), « Sûreté et gestion – constituants personnes
physiques », JCP N 2009, n° 26 ; RAYNOUARD Arnaud et JOURDAIN-THOMAS Fabienne, « La fiducie, nouvel outil de gestion et de sûreté »,
JCP N 2010, n° 5 ; BARRIÈRE François, « La loi instituant la fiducie : entre équilibre et incohérence », JCP E 2007, n° 36 ; BLANLUET Gaultier et
LE GALL Jean-Pierre, « La fiducie : une œuvre inachevée - commentaire des dispositions fiscales de la loi du 19 février 2007 », JCP E 2007, n° 36 ;
LIBCHABER Rémy, « Les aspects civils de la fiducie dans la loi du 19 février 2007 », Defrénois 2007, n° 15 (première partie) et 17 (seconde partie) ;
BARRIÈRE François, « La fiducie », Bull. Joly Sociétés 2007, n° 4 (première partie) et 5 (seconde partie) ; KACZMAREK Laurent, « Propriété fiduciaire
et droits des intervenants à l’opération », D. 2009, p. 1845 ; GOURIO Alain, « La fiducie-sûreté », D. 2009, p. 1944 ; CERLES Alain, « La fiducie,
nouvelle reine des sûretés ? », RDBF 2007, n° 5.
V. également DUPICHOT Philippe, « La fiducie-sûreté en pleine lumière - À propos de l’ordonnance du 30 janvier 2009 », JCP N 2009, n° 17 ;
RAYNOUARD Arnaud, « Lorsque le Conseil constitutionnel sauve le Code civil d’un alinéa inutile et inefficace… tout en mettant la fiducie (encore)
sous les feux de la rampe », JCP N 2010, n° 3 ; CROCQ Pierre, « Dossier : Quel avenir pour la fiducie ; propos introductifs », Dr. et patrimoine 2010,
n° 192 ; GRIMALDI Michel et DAMMANN Reinhard, « La fiducie sur ordonnances », D. 2009, p. 670 ; SCHILLER Sophie et RAYNOUARD Arnaud, «
S’approprier la fiducie… enfin ! - Introduction », Actes pratiques et stratégie patrimoniale, mars 2011 ; ESQUIVA-HESSE Sandra et
BENT-MOHAMED Karim, « Fiducie gestion : impacts des réformes et perspectives potentielles en matière de restructuration », Journal des
sociétés 2009, n° 66 ; MENJUCQ Michel, « Fiducie : la réforme de trop ? », Rev. proc. coll., nov. 2009, n° 6.
210
Un premier avant-projet de loi a vu le jour en 1989 mais n’a pas accédé au stade de projet de loi. La France a ensuite signé le 26 nov. 1991 la
Convention de La Haye du 1er juill. 1985 relative à la loi applicable au trust et à sa reconnaissance, mais ne l’a pas ratifiée. Ultérieurement, un
projet de loi établi par la Chancellerie a été déposé le 20 fév. 1992 à l’Assemblée nationale, lequel se voulait plus ambitieux et exhaustif, mais il
est resté sans suite. Fut ensuite présenté en 1995 un avant-projet de loi, mais dont l’examen s’est arrêté au Conseil d’Etat. Finalement, la loi
n° 2007-211 du 19 fév. 2007 instituant la fiducie a été publiée au Journal officiel le 21 fév. 2007. La fiducie est donc désormais placée au sein du
titre XIV du livre III du Code civil, rebaptisé « De la fiducie ».
211 BARRIÈRE François, La réception du trust au travers de la fiducie, Litec, 2004, p. 17.
212
LERÈGLE Nicolas et DELOISON Arnaud, « Trois questions La fiducie-sûreté », JCP E n° 13, 31 mars 2011, 166 ; DE LA PALME Emmanuel et
ENTREMONT Frédéric, « La réforme de la fiducie : un pas de plus vers le trust », La tribune, 5 mars 2009.
213
La Treuhand est une fiducie développée à partir des travaux de la doctrine et de la jurisprudence depuis la seconde moitié du siècle dernier.
Seule centaine de textes législatifs ou réglementaires mentionnent le Treuhänder (fiduciaire), mais sans en donner une définition (LIEBICH Dieter,
Treuhand und Treuhänder im Wirtschaftsrecht, Herne/Berlin 1966, p. 31).
214 Le contrat fiduciaire a été institué par le règlement grand-ducal du 19 juill. 1983 (Mémorial A 1983, p. 1334-1335 ; règlement à valeur

législative, pris en application de la loi d’habilitation du 24 déc. 1982).


215
Le trust ne fait pas l’objet d’une réglementation spécifique en Italie, mais au regard de la seule réglementation partielle existante sur le sujet
(la convention de La Haye du 1er juill. 1985, v. infra), la jurisprudence majoritaire a affirmé l’utilité, la flexibilité du trust et même sa compatibilité
avec le système juridique italien.

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la Province du Québec216, sous les traits d’un système fiduciaire. La France, elle aussi de tradition romaine,
pouvait donc tout à fait intégrer ce système au sein de son droit.

Un premier pas fut franchi par la loi « Dailly »217 qui a permis dès 1981 la cession de créances
professionnelles à titre de garantie218, mais cette fiducie innommée était limitée à un domaine très
spécifique, et sur le plan international, la France ne pouvait toujours pas ratifier la Convention de
La Haye219 relative à la loi applicable au trust et à sa reconnaissance. Décision fut donc prise en 2007 de
donner à la pratique l’outil qu’elle réclamait depuis longtemps.

Le mécanisme instauré par la loi de 2007220 permet ainsi à un constituant de transférer temporairement
ses biens dans un patrimoine géré par un fiduciaire au profit d’un bénéficiaire. La fiducie s’inscrit dans le
cadre de la progressive, mais non encore totale, reconnaissance du patrimoine d’affectation.

La fiducie s’est installée dans l’ordre juridique interne avec, au bout du compte, un régime civil et fiscal
complet… ce qui, toutefois, n’a pas garanti son succès pratique : force est de constater que le démarrage
de la fiducie eut lieu dans la plus grande discrétion, puisqu’il fallut attendre presque un an pour voir
apparaître les premiers contrats, lesquels étaient, au surplus, entourés d’une confidentialité certaine.

Il faut bien l’admettre : la fiducie, bien que réclamée par les praticiens, n’est que très peu utilisée.
Visiblement, elle ne répond pas, en l’état actuel des choses, à leurs attentes. Pourtant, ce concept
sulfureux221, qui se voulait révolutionnaire quant à l’idée-même de la conception que l’on se faisait du
droit français222, est retombé comme un soufflet. Il semblerait que l’inventivité du législateur en la matière
n’ait pas été récompensée…

Si la fiducie peine à trouver sa place, il nous semble que c’est tout d’abord parce que son régime peut
paraître obscure pour les opérateurs économiques : la fiducie devait être un « trust à la française », c’est
à dire un trust adapté aux spécificités de notre droit. Or le législateur a peiné à lui donner un régime
juridique qui s’en rapproche.

En particulier, le trust crée une division du droit de propriété entre la propriété légale (legal property :
elle est liée au titre et reconnue au trustee) et la propriété équitable (equitable property : elle est
reconnue et protégée par le juge de l’équité et revient au bénéficiaire)223. S’il nous semble qu’une telle
juxtaposition de propriété sur les biens fiduciés existe également dans la fiducie française (propriété
juridique du fiduciaire, propriété économique du bénéficiaire)224, on ne peut que déplorer l’absence de
clarté des textes. Alors que la caractéristique principale de la fiducie est « un transfert de biens, droits ou
sûretés ou d’un ensemble de droits, de biens ou de sûretés », on peut s’interroger sur la nature de ce
216
Un régime général et complet de fiducie nommée a été institué lors de la réforme du Code civil québécois de 1991 (entrée en vigueur le
1er janv. 1994) : BARRIÈRE François, La réception du trust au travers de la fiducie, prec.
217
Loi n° 81-1 du 2 janv. 1981 dite Dailly facilitant le crédit aux entreprises.
218
Reposant sur un transfert de propriété temporaire, ce mécanisme juridique est pour beaucoup une application de la fiducie-sûreté.
219 Convention conclue à La Haye le 1er juill. 1985 (BÉRAUDO Jean-Paul, « Les trusts anglo-saxons et le droit français », LGDJ, Droit des affaires,

1992, n 373 s. ; REVILLARD Mariel, « La Convention de La Haye du 1er juillet 1985 sur la loi applicable au trust et sa reconnaissance », Defrénois,
1986, art. 33731, p. 689 ; MAERTEN Laurent, « Le régime international du trust après la Convention de La Haye », JCP G 1988, I, 3319) relative à
la loi applicable au trust et à sa reconnaissance. La France, pourtant État signataire, ne l’a jamais ratifiée (d’ailleurs même après l’introduction de
la fiducie en droit français ! Cf. Rép. min. Marini JO Sénat AN 8 janv. 2009, n° 06210 et Rép. min. Grosdidier JO Sénat AN 5 mai 2016, n° 16451).
220
Loi n° 2007-211 du 19 fév. 2007 instituant la fiducie.
221
« Véritable serpent de mer attendu par certains et redouté par d’autres » : STAUB Antonin et DELAVENNE Jean-François, « Loi sur la fiducie :
un trust à la française, mais a minima (de l’Anstalt à l’Ersatz) », La Revue Hammonds, 20 fév. 2007.
222
Avec la dogmatique unicité du patrimoine.
223
DERGATCHEFF Claire, « Droit comparé en matière de mécanismes fiduciaires : Pays anglo-saxons, Suisse, Luxembourg », JCP E 2007, n° 36.
224 V. également RAYNOUARD Arnaud, « Lorsque le Conseil constitutionnel sauve le Code civil d'un alinéa inutile et inefficace... tout en mettant

la fiducie (encore) sous les feux de la rampe ». JCP N 2010, n° 3.

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transfert. Trois visions doctrinales s’affrontent : pour certains, dont nous partageons l’avis, il s’agit d’un
transfert de propriété, mais d’une propriété différente de celle que l’on connaît : une propriété fiduciaire,
limitée à l’exclusivité225. Pour d’autres il s’agit aussi d’un transfert de propriété, mais de la propriété
entière de l’article 544 du Code civil : une propriété unitaire, mais logée dans un patrimoine
d’affectation226. Et pour d’autres enfin, on ne peut même pas vraiment parler de transfert de propriété
tellement la fiducie est limitée par son but déterminé : il s’agit d’un transfert, mais pas de propriété227.
Or l’objectif recherché par les opérateurs économique dans la fiducie réside, au moins en partie, dans une
juxtaposition de propriétés distinctes, et c’est justement parce que la situation actuelle n’est pas évidente
pour eux, contre tenu des controverses doctrinales, que la fiducie ne rencontre pas le succès escompté228.

Par ailleurs, le fait que le fiduciaire ne puisse être qu’un établissement financier ou un avocat229 est un
frein sérieux à l’utilisation de la fiducie. L’on ferme ainsi la porte à une foule d’utilisations de la fiducie230,
et en particulier en droit patrimonial de la famille, la fiducie-transmission étant interdite231.

Enfin si la fiducie est peu utilisée en pratique, c’est en partie parce qu’elle ne peut pas être utilisée comme
outil d’optimisation fiscale, l’administration fiscale redoutant envers et contre tout la fraude fiscale.
S’en est suivi un principe de transparence et de neutralité fiscale232, finissant ainsi d’enterrer la fiducie
dans l’indifférence la plus complète… Selon certains, dont nous partageons l’avis, la fiducie « rendra de
grands services juridiquement […]. Mais tant qu’on voudra, comme aujourd’hui, qu’elle soit fiscalement
neutre, ce beau vaisseau hésitera à gagner la haute mer et se limitera au cabotage »233.

Comme nous venons de le voir, la fiducie, du moins telle qu’elle existe actuellement, n’inspire pas
vraiment les praticiens, l’inventivité dont a fait preuve le législateur dans la création du statut ne
correspondant finalement pas aux attentes de la pratique. Il nous semble en revanche que la fiducie
pourrait tout à fait être améliorée, pour qu’enfin elle puisse trouver ses lettres de noblesse, ce qui
impliquerait évidemment une touche d’audace de la part du législateur, via une réforme de la notion de
propriété, une légalisation de la fiducie-libéralité234 et une réforme fiscale la rendant financièrement
attractive.

Ainsi, même lorsque le législateur fait preuve d’inventivité à la demande de la pratique, l’utilisation
concrète des mécanismes ainsi créés n’est pas garantie. Par l’exemple de la fiducie, nous avons vu que le
législateur peut faire preuve d’une grande inventivité dans l’élaboration de la loi, en créant de toute pièce
un mécanisme jusque-là inconnu du droit français. Dans le même ordre d’idée, on pourra également citer

225 GRIMALDI Michel, « La propriété fiduciaire en question : unité ou dualité ? », Colloque « La fiducie dans tous ses états », prec. ; certains parlent
« d’une propriété nouvelle » : BARRIERE François, Fiducie. Répertoire civil Dalloz, 2017.
226 CROCQ Pierre, « La propriété fiduciaire en question : unité ou dualité ? » Colloque « La fiducie dans tous ses états », prec. ; KUHN Céline,

« La mission du fiduciaire ». Dr. & patr. 2008, n° 171 ; IBARRA GARZA Rafael, « La protection du patrimoine fiduciaire-trust fund (étude comparée :
droit français-droit anglais) ». Paris, LGDJ, p. 125 suiv.
227 LIBCHABER Rémy, « Les aspects civils de la fiducie dans la loi du 19 fév. 2007 », prec. ; NICOLLE Marie, La fiducie sans transfert de propriété au

fiduciaire. D. 2014, p. 2071.


228
On notera qu’une proposition de loi visant à modifier l’article 2011 du Code civil définissant la fiducie aurait apporté plus de stabilité en
précisant la nature de propriété juridique du fiduciaire et de propriété économique du bénéficiaire (v. MARINI Philippe, Rapport n° 442 au Sénat,
fait au nom de la commission des finances, déposé le 27 mai 2009), mais elle a été censurée par le Conseil constitutionnel pour des raisons de
pure forme (Décision 2009-589 DC du 14 oct. 2009 ; non-conformité partielle).
229 De façon plus précise, « Seuls peuvent avoir la qualité de fiduciaires les établissements de crédit mentionnés au I de l’article L. 511-1 du Code

monétaire et financier, les institutions et services énumérés à l’article L. 518-1 du même Code, les entreprises d’investissement mentionnées à
l’article L. 531-4 du même Code, les sociétés de gestion de portefeuille ainsi que les entreprises d’assurance régies par l’article L. 310-1 du Code
des assurances. Les membres de la profession d’avocat peuvent également avoir la qualité de fiduciaire. » (C. civ. art. 2015).
230 Notaires, agents immobiliers, conseillers en gestion de patrimoine, etc.
231
« Le contrat de fiducie est nul s’il procède d’une intention libérale au profit du bénéficiaire. Cette nullité est d’ordre public. » (C. civ. art. 2013).
232
CGI, art. 238 quater B suiv.
233 TUROT Jérôme, « Fiducie : être ou ne pas être neutre, voici la question », RDF, 19 avr. 2007, n° 16.
234 TRIPET François, « La prohibition de la fiducie-libéralité : pourquoi une telle démesure ? », Gaz. Pal. 21 oct. 2006, n° 294.

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« l’entreprise individuelle à responsabilité limitée »235, mais ici également, on ne pourra que souligner le
manque de succès du mécanisme236, qui, lui non plus, n’a pas rencontré son public…

En somme, du côté du législateur, le risque d’une inventivité débordante est la mise en place d’un
dispositif qui reste lettre morte lorsque les acteurs effectifs ne sont pas – ou pas assez – consultés. En tout
état de cause, s’il est un autre domaine dans lequel le législateur fait preuve très régulièrement
d’inventivité, c’est le droit fiscal, et en réponse, la pratique est également très créative.

B. La surenchère d’inventivité entre le législateur et la pratique


D’une façon générale, le droit fiscal237 est l’un des domaines du droit qui est le plus productif238, variant
au gré des besoins financiers de l’État et des applications des dispositifs faites par les contribuables.
L’inventivité du législateur en la matière n’a pas de limite…

À titre d’exemple, on se souvient encore du fameux239 « impôt sur les portes et les fenêtres »240 :
une taxation qui portait sur les ouvertures des bâtiments, et qui, présentait l’avantage de pouvoir être
établi directement depuis la rue par les agents de l’administration fiscale.

Mis en place par le Directoire, pendant la Révolution, le 4 frimaire an VII241, il ne touchait ainsi que les
propriétaires immobiliers, et son assiette était établie sur le nombre et la taille des portes et fenêtres
donnant sur les rues, les cours ou les jardins des bâtiments et des usines. Étaient cependant exonérées
de cet impôt les ouvertures servant à éclairer ou à aérer les locaux non destinés à l’habitation, ainsi que
les ouvertures des combles et toitures, sauf lorsqu’elles éclairaient des appartements habitables242.
Cette contribution était à l’origine un impôt de quotité, c’est-à-dire un impôt dont le taux de prélèvement
est fixé d’avance243, ce qui constitue une sécurité pour le contribuable puisqu’il bénéficie d’une certaine

235 Loi n° 2010-658 du 15 juin 2010 relative à l’entrepreneur individuel à responsabilité limitée, C. com. art. L 526-6 suiv., v. « Entrepreneur

individuel à responsabilité limitée (E.I.R.L.) – Constitution et fonctionnement », JCl Roulois, 28 nov. 2017 ; V. également « Entreprise individuelle
à responsabilité limitée », Éd. Francis Lefebvre, Zoom du 24 juin 2010, à propos de la loi 15 juin 2010 n° 2010-658. L’entrepreneur individuel à
responsabilité limitée est une sorte de mélange (saugrenu) entre l’entrepreneur individuel « classique » et la société : il s’agit de la possibilité
pour l’entrepreneur individuel d’affecter une partie de son patrimoine à son activité professionnelle, dont il doit lui-même définir les contours.
Ainsi, il peut mettre son patrimoine personnel à l’abri des créanciers professionnels grâce à un patrimoine d’affectation, seul le patrimoine affecté
à l’activité professionnelle pouvant être susceptible de servir de gage aux créanciers professionnels, et sans création d’une personne morale
distincte (une Chimère, un monstre juridique, nous semble-t-il).
236
BRIGNON Bastien, « Fonds de commerce : J21, Sapin 2, LFR2016 : vraies réformes pour le fonds de commerce ou simples réformettes ? »,
JCP E, n° 11, 16 mars 2017, 1151 ; RYSSEN Bertrand, DADOIT Michaël et ZEFEL Michelle, « Faire profiter la famille de l’entreprise et l’entreprise
de la famille », Congrès des notaires 2014, propos recueillis par Catherine LAREE, JCP N, n° 16-17, 18 avr. 2014, act. 542.
237 Avec le droit du travail.
238 Une loi de finances par an, avec ses (éventuelles) lois de finances rectificatives, auxquelles s’ajoutent les interprétations de l’administration

fiscale centralisées dans le Bulletin Officiel des Finances Publiques-Impôts (BOFiP-Impôts) et qui lui sont opposables, les nombreuses
jurisprudences du Conseil d’État, etc.
239 Un impôt similaire existait déjà en Angleterre depuis 1696 (sous Guillaume III), qui ne portait que sur les fenêtres. L’origine de cet impôt

remonte à l’ostiarum, une taxation créée par Jules César dont l’assiette était le nombre de portes, en parallèle du columnarium qui, lui, portait
sur le nombre de colonnes : NIMSGERN Jean-François, Histoire des impôts improbables, Les Belles Lettres, 2016, p. 44 suiv. v. également
SIMULA Laurent, Fiscalité optimale : de la théorie à la pratique, Presses Universitaires de France, 2011.
240 Il faisait partie des « quatre vieilles » contributions directes : la contribution mobilière, la contribution foncière, la patente et l’impôt sur les

portes et fenêtre. TRANNOY Alain, « Pour une remise à plat de la fiscalité foncière et immobilière », Regards croisés sur l’économie 2011/1 n° 9,
pp. 133-144 ; COSTE Clément, « L’économique contre le politique. La dette, son amortissement et son financement chez de jeunes et vieux saint-
simoniens (1825-1880) », Cahiers d’économie Politique / Papers in Political Economy, 2016/1 n° 70, pp. 7-44.
241
24 nov. 1798 ; GEFFROY Jean-Baptiste, « Impôt sur le revenu : Personnes exonérées », JCl Fiscal Impôts directs Traité, fasc. 63, 1er déc. 2012,
date de la dernière mise à jour : 10 juin 2015.
242 GUIGNET Philippe, « Dénivellations territoriales et quotités fiscales dans le premier tiers du XIXe siècle : l’exemple du département du Nord »,

Revue du Nord 2003/4 (n° 352), p. 809-844, citant Camille BLOCH, Les contributions directes. Instructions, recueil de textes et notes, Paris, Imp.
Nat., 1915, p. 832 et 884.
243 DELMAS Bernard, « Les Physiocrates, Turgot et « le grand secret de la science fiscale », Revue d’histoire moderne et contemporaine 2009/2

(n° 56-2), p. 79-103.

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visibilité, l’inconvénient pour l’État étant que l’estimation du montant potentiel du produit fiscal, pour
une période donnée, est incertaine jusqu’au terme de ladite période, le produit final de l’impôt recouvré
n’étant connu qu’à cette date.

L’impôt sur les portes et fenêtres devint finalement en l’an X un impôt de répartition, c’est à dire un impôt
dont la recette totale revenant à l’État est fixée a priori et qu’elle est ensuite ventilée entre les différents
niveaux de la pyramide des circonscriptions (départements, arrondissements, communes…), selon un tarif
modulé selon ce qu’il était nécessaire de percevoir afin d’atteindre le contingent national établi244.
Sans être nécessairement fixes, ces contingents témoignaient d’une relative rigidité.

Cet impôt fut accusé de pousser à la construction de logements insalubres, avec de très petites
ouvertures, donc sombres et mal aérés, et il conduisit également à la condamnation de nombreuses
ouvertures déjà existantes, ce qui défigura littéralement des centaines de bâtiments. La parade, pour que
l’immeuble reste néanmoins visuellement proportionné, pouvait alors consister à construire de
fausses-fenêtres, avec parfois des dessins en trompe-l’œil. Le contribuable, lui aussi, savait être inventif…

Considérant que cet impôt conduisait à une double taxation avec celle sur le foncier bâti, et qu’il était
d’un faible rapport245, il fut finalement supprimé dans l’entre-deux-guerres par la loi du 18 juillet 1925246.

Il est d’autres domaines du droit fiscal qui suscitent l’inventivité du législateur et du contribuable,
le principe consistant en une lecture subtile de la loi permettant ainsi de limiter l’impôt éventuellement
dû. Rien n’interdit d’être malin, du moment que la frontière entre l’optimisation fiscale et la fraude fiscale
n’est pas franchie247.

Par exemple, la fiscalité applicable à la cession de l’usufruit à durée fixe248 d’actifs immobiliers
professionnels est assez représentative de ce phénomène. La pratique a su, habilement, utiliser le droit
civil afin d’optimiser la mise à disposition du foncier au profit de l’entreprise exploitante, tout en limitant
la charge fiscale, et ce, de façon parfaitement régulière249. Mais face à l’inventivité des praticiens,
le législateur a, lui aussi, fait preuve d’innovation, pour contourner ces applications…

En l’occurrence, plusieurs possibilités s’offrent au chef d’entreprise qui souhaite acquérir l’immobilier qui
hébergera son entreprise.

244 GUIGNET Philippe, « Dénivellations territoriales et quotités fiscales dans le premier tiers du XIXe siècle : l’exemple du département du Nord »,
prec. Après une tentative (Loi du 26 mars 1831) de ramener la contribution à sa formule initiale (à savoir un impôt de quotité), la loi du
21 avr. 1832 fit machine arrière.
245 GUIGNET Philippe, « Dénivellations territoriales et quotités fiscales dans le premier tiers du XIXe siècle : l’exemple du département du Nord »,

prec.
246
SPIRE Alexis, « L’inégalité devant l’impôt : Différences sociales et ordre fiscal dans la France des Trente Glorieuses », Revue d’histoire moderne
et contemporaine, 2009/2 n° 56-2, pp. 164-187.
247 La question a d’ailleurs été abordée lors du colloque « Quelle frontière entre optimisation et fraude fiscale ? » du 8 avr. 2014, École de Droit -

Université d’Auvergne, organisé par les étudiants du Master 2 Droit de l’entreprise.


248
Certains emploient parfois le terme d’usufruit « temporaire », par opposition à un usufruit viager. En réalité, l’usufruit est toujours temporaire,
même lorsqu’il est viager.
249 Sur la question de l’abus de droit fiscal, v. infra.

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À ce sujet, il convient tout d’abord de préciser que, dans le cadre d’une gestion patrimoniale prudente de
ses biens, le fait de détenir l’immobilier d’entreprise d’une part, et l’entreprise d’autre part, dans deux
structures différentes ne constitue pas, en soi250, un abus de droit251. Le choix de séparer les deux peut
procéder d’une volonté de protéger l’immobilier en cas d’ouverture d’une procédure collective,
de faciliter la cession future de l’entreprise sans alourdir son actif d’un bien immobilier252, mais aussi de
préparer ou améliorer la retraite future du chef d’entreprise253, ou encore de se constituer un patrimoine
susceptible d’être transmis à ses enfants254.

Aussi, parmi les options proposées au chef d’entreprise pour détenir l’immobilier d’entreprise, on trouve
par exemple l’acquisition en direct avec inscription à l’actif du bilan de l’entreprise255, ou encore
l’acquisition personnelle ou par l’intermédiaire d’une société (souvent une société civile immobilière) et
mise en location au profit de la société exploitante, laquelle ne devient alors que locataire des locaux en
contrepartie du paiement de loyers. Dans cette hypothèse, d’un point de vue fiscal, ce loyer sera
imposable soit à l’impôt sur le revenu (dans la catégorie des revenus fonciers256 ou des bénéfices
industriels et commerciaux257 selon le cas), soit à l’impôt sur les sociétés, selon la qualité et les options du
propriétaire-bailleur.

En tout état de cause, ces deux régimes fiscaux présentent des inconvénients pour le bailleur. La taxation
à l’impôt sur le revenu (propriétaire personne physique258 ou personne morale soumise à l’article 8 bis du
Code général des impôts259, régime dit de « translucidité fiscale » ou de « semi-transparence fiscale »)
peut être très lourde compte tenu du mode de calcul de l’impôt. En effet, la base d’imposition est
constituée, en principe, par le revenu net global dont dispose chaque année le contribuable, qui s’obtient
en déterminant les revenus nets des diverses catégories selon des règles propres à chacune d’elles, puis
en retranchant du total de ces revenus catégoriels les déficits, charges et abattements à déduire. Mais
s’agissant d’un impôt calculé par application d’un barème progressif dont les taux s’élèvent par paliers

250
CAA Lyon, 2e ch., 10 févr. 2005, n° 99-1416 : Dr. fisc. 2005, n° 26, comm. 510 ; RJF 6/2005, n° 593.
251 L’abus de droit fiscal est défini à l’article L. 64 du Livre des procédures fiscales. Lorsqu’elle n’a pas consulté le Comité consultatif pour la
répression des abus de droit ou ne s’est pas conformée à son avis, l’Administration fiscale ne peut invoquer l’abus de droit que si elle établit que
les actes reprochés ont un caractère fictif, ou qu’ils n’ont pu être inspirés par aucun motif autre que celui d’éluder ou d’atténuer les charges
fiscales que l’intéressé aurait normalement supportées en recherchant le bénéfice d’une application littérale des textes ou de décisions à
l’encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs (CE, plén., l0 juin 1981, n° 19079 : Dr. fisc. 1981, n° 48-49, comm. 2187 ; CE, avis, ass.,
8 avr. 1998, n° 192539 : Dr. fisc. 1998, n° 18, comm. 398). La motivation fiscale de l’opération doit être exclusive, et pas seulement dominante
(CE, 17 janv. 1994, n° 120157 : Dr. fisc. 1994, n° 15, comm. 746) ; il s’agit généralement de montages dépourvus de toutes justifications
économiques (par ex. CE, 18 févr. 2004, n° 247729 : Dr. fisc. 2004, n° 47, comm. 849).
V. également les débats parlementaires qui ont précédé la loi n° 2013-1117 du 6 déc. 2013 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande
délinquance économique et financière : il avait été envisagé - sans succès - d’élargir le champ d’application de l’abus de droit aux cas où les actes
mis en cause répondraient à un motif « essentiellement » fiscal, et non plus « exclusivement » fiscal (article 11 bis DA (nouveau) issu des débats
parlementaires et introduit à l’initiative des sénateurs (Amendement n° 61 Rect) concernant le projet de la loi relative à la lutte contre la fraude
fiscale susvisée. Dans le cadre de l’examen en seconde lecture du projet de loi, ledit article 11 bis DA a été supprimé). En ce sens : CE, 9e et 10e
ss-sect., 17 juill. 2013, n° 356523, min. c/ SAS Garnier Choiseul Holding, n° 352989, min. c/ SARL Garnier Choiseul Holding et n° 360706, min. c/
SARL Garnier Choiseul Holding : Dr. fisc. 2013, n° 41, comm. 477, concl. F. Aladjidi, note F. Deboissy et G. Wicker ; RJF 11/2013, n° 1064.
252 Par exemple CA Paris, 16 sept. 2005 n° 03-8922 : ANOUCHIAN Serge, « Le démembrement de l’immobilier d’entreprise », Revue D.O Actualité,

n° 35, 2017, 11.


253
En continuant à donner en location les actifs immobiliers au repreneur de l’entreprise.
254 BENOUDIZ Laurent, « Usufruit - Pas de bal tragique au Comité de l’abus de droit : la cession d’usufruit temporaire n’est pas morte ! » Droit fiscal

n° 21, 21 mai 2015, 312.


255
Dans l’hypothèse d’une exploitation sans recours à une société, sous le statut de l’entreprise individuelle.
256 CGI. art. 14 suiv.
257
CGI. art. 34 suiv.
258
CGI. art. 8.
259
Celles mentionnées à l’article 1655 ter du Code général des impôts, à savoir, sous réserve des dispositions de l’article 60, du 2° du I de
l’article 827 et du 2° du I de l’article 828, les sociétés qui ont, en fait, pour unique objet soit la construction ou l’acquisition d’immeubles ou de
groupes d’immeubles en vue de leur division par fractions destinées à être attribuées aux associés en propriété ou en jouissance, soit la gestion
de ces immeubles ou groupes d’immeubles ainsi divisés, soit la location pour le compte d’un ou plusieurs des membres de la société de tout ou
partie des immeubles ou fractions d’immeubles appartenant à chacun de ces membres, et qui sont donc réputées, quelle que soit leur forme
juridique, ne pas avoir de personnalité distincte de celle de leurs membres pour l’application, notamment, des impôts directs.

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successifs correspondant chacun à une « tranche » de revenu, l’impôt représente alors une fraction
d’autant plus importante du revenu imposable que celui-ci est plus élevé260, ce qui peut conduire à une
taxation pouvant aller jusqu’à 45 % concernant la fraction de revenu imposable supérieure à
152 260 euros261.

Le choix d’une taxation à l’impôt sur les sociétés (bailleur personne morale262) présente, elle également,
des inconvénients. L’assujettissement à cet impôt, que ce soit de droit ou sur option263, a d’importantes
conséquences patrimoniales : en particulier, il prive définitivement l’associé de la possibilité de bénéficier,
en cas de vente de l’actif immobilier, du régime d’imposition des plus-values immobilières des particuliers
prévu aux articles 150 V et suivants du Code général des impôts, régime aux termes duquel les plus-values
réalisées à l’occasion de la cession de biens immobiliers sont soumises à l’impôt sur le revenu au taux de
19 % (majoré des prélèvements sociaux au taux de 15,5 %) ; de nombreuses plus-values échappent
toutefois à cette imposition du fait des exonérations prévues par la loi, et en particulier en raison de la
durée de détention du bien264. Au contraire, les plus-values de cession d’éléments d’actif réalisées par les
sociétés soumise à l’impôt sur les sociétés sont comprises dans le résultat ordinaire de l’exercice alors en
cours, taxé au taux normal de 33,33 %265, sans régime d’exonération. Il est également impossible pour les
associés d’appréhender la trésorerie de la société au fur et à mesure de sa constitution sans attendre la
mise en distribution d’un dividende, et de se voir mettre gratuitement à leur disposition un bien
immobilier de la société266.

D’un point de vue purement juridique, la détention en direct de l’immobilier permet de jouir de
l’intégralité des prérogatives du propriétaire immobilier, notamment en termes de pouvoirs de gestion :
cela présente donc un avantage certain pour la structure d’exploitation qui peut alors, par exemple,
décider elle-même de l’opportunité de réaliser des travaux, quels types de travaux, etc… De la même
manière, la détention par le dirigeant social de l’immobilier d’entreprise dans son patrimoine personnel
ou par l’intermédiaire d’une société civile267 présente également des avantages indéniables pour lui, en
particulier quant à l’appréhension de loyers (voir supra).

Mais alors quelle option choisir268 ? En réalité, une troisième voie permet de combiner les avantages pour
l’une et l’autre partie : le démembrement de propriété - le dirigeant de la société d’exploitation étant
alors nu-propriétaire de l’immobilier d’entreprise (ou des parts de la société civile immobilière détenant
l’immobilier d’entreprise), et la société d’exploitation en étant usufruitière (ou des parts de la société

260 Mémento Fiscal, Éd. Francis Lefebvre, éd. 2017, n° 10 et 2200.


261 Loi n° 2016-1917 du 29 déc. 2016 de finances pour 2017, art. 2, I-2°.
262 Techniquement l’entrepreneur individuel à responsabilité limitée (E.I.R.L.), personne physique, peut également opter pour l’impôt sur les

sociétés, mais nous ne développerons pas ce point dans ces lignes (ARNAUD-EMERY Alexandra, « Focus sur la fiscalité de l’entrepreneur individuel
à responsabilité limitée (E.I.R.L.) », JCP N, n° 2, 13 janv. 2012, 1018 ; Mémento Fiscal, Éd. Francis Lefebvre, prec. n° 31700).
263
D’une façon générale, aux termes de l’article 206, 1 du Code général des impôts, sous réserve des dispositions des articles 8 ter, 239 bis AA,
239 bis AB et 1655 ter, sont passibles de l’impôt sur les sociétés, quel que soit leur objet, les sociétés anonymes, les sociétés en commandite par
actions, les sociétés à responsabilité limitée n’ayant pas opté pour le régime fiscal des sociétés de personnes dans les conditions prévues au IV
de l’article 3 du décret n° 55-594 du 20 mai 1955 modifié, les sociétés coopératives et leurs unions ainsi que, sous réserve des dispositions des 6°
et 6° bis du 1 de l’article 207, les établissements publics, les organismes de l’État jouissant de l’autonomie financière, les organismes des
départements et des communes et toutes autres personnes morales se livrant à une exploitation ou à des opérations de caractère lucratif (les
sociétés par actions simplifiées sont fiscalement assimilées aux sociétés anonymes (CGI. art. 1655 quinquies). Sont également soumis à l’impôt
sur les sociétés, à condition qu’ils optent pour leur assujettissement à cet impôt dans les conditions prévues à l’article 239, les sociétés en nom
collectif, les sociétés civiles mentionnées au 1° de l’article 8, les sociétés en commandite simple, les sociétés en participation, les sociétés à
responsabilité limitée dont l’associé unique est une personne physique, notamment (CGI. art. 206, 3).
264
Un abattement pour durée de détention dont le montant diffère selon qu’il s’agit de calculer l’impôt sur le revenu ou les prélèvements sociaux,
permet une exonération totale d’impôt de plus-value après 30 ans de détention (CGI. art. 150 VC).
265
CGI. art. 219 suiv. Mémento Fiscal, Éd. Francis Lefebvre, prec., n° 36065 suiv.
266
BENOUDIZ Laurent, « Usufruit - Pas de bal tragique au Comité de l’abus de droit : la cession d’usufruit temporaire n’est pas morte ! », prec.
267 Le dirigeant détenant alors les parts sociales de cette dernière, elle-même propriétaire en direct de l’immobilier d’entreprise.
268 BENOUDIZ Laurent, « Faut-il opter pour l’IS ? », Actes pratiques et stratégie patrimoniale 2013, p. 20 à 28.

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précitée) pendant une durée définie au contrat, correspondant généralement à une date coïncidant avec
l’âge de la retraite du dirigeant.

À ce titre, la société d’exploitation peut prendre toutes décisions nécessaires quant à la gestion utile des
biens, conformément aux pouvoirs dont jouit tout usufruitier269 ; cette situation est ainsi parfaitement
conforme à son intérêt social. Le chef d’entreprise, simple nu-propriétaire (lui-même ou via la société
civile immobilière), ne dispose, à ce stade des opérations, que de l’abusus270. Aux termes du
démembrement de propriété, la pleine propriété se reconstitue sur la tête du nu-propriétaire271.

Il faut voir ici le démembrement de propriété comme étant un partage dans le temps de l’usage d’un
bien272 : le démembrement de la propriété se réalise alors par voie de cession à titre onéreux, le dirigeant
conservant pour lui-même la nue-propriété et cédant l’usufruit du bien à la société d’exploitation273 en
contrepartie du paiement d’un prix de vente réduit, puisque ne concernant que le seul usufruit,
mécaniquement moins onéreux que la pleine propriété274.

Il faut également noter qu’au-delà de ses attrait juridiques, ce mécanisme était également fiscalement
intéressant275, parce que la cession de l’usufruit était taxée, jusqu’à il y a peu, sous le régime des
plus-values immobilières des particuliers276 ; or jusqu’à la seconde loi de finances rectificative pour
2011277, l’exonération d’impôt de plus-value se réalisait au bout de 15 ans de détention, une durée somme
toute assez réduite en l’espèce. Le cédant n’était pas non plus redevable d’un quelconque impôt sur les
loyers puisqu’il n’y avait plus de loyer (mais un usufruit).

Ainsi, la détention de l’immobilier d’entreprise via un démembrement de propriété s’est développée dans
la pratique au fil des ans, jusqu’à ce le législateur fiscal s’émeuve de cette situation, et finisse, lui aussi,
par faire preuve d’inventivité pour contourner l’application faite par la pratique du démembrement de
propriété. Il décida :
- en premier lieu, d’allonger à 30 ans le délai au terme duquel l’exonération d’impôt de plus-value sera
pleinement applicable278, ce qui est compliqué à optimiser ;

269 SIFFREIN-BLANC Caroline, « Usufruit : Prérogatives de l’usufruitier, Pouvoir de l’usufruitier », JCl Civil Code, Art. 582 à 599, fasc. 20, 3 mai 2016,
date de la dernière mise à jour : 31 juill. 2017 par GIL Guilhem.
270
OOSTERLYNCK Élodie, « Propriété : Éléments, Caractères, Limitations », JCl Civil Code, Art. 544, fasc. 10, 22 juin 2012.
271 À la question de savoir si un tel montage juridique pouvait être qualifié d’abus de biens sociaux (la société pouvant acquérir la pleine propriété

en lieu et place du simple usufruit), une réponse ministérielle du 5 mai 2009 indique que « si l’opération semble pouvoir être réalisée dans
l’intérêt du dirigeant de la société, elle ne sera pas pour autant forcément contraire à l’intérêt social ». L’intérêt social de l’entreprise n’est donc
pas nécessairement en conflit avec l’intérêt patrimonial du dirigeant (Rép. min. n° 28171 STRAUMA : JOAN Q 5 mai 2009, p. 4357 ; Dr. sociétés
2009, alerte 29.)
272
BENOUDIZ Laurent, « Usufruit - Pas de bal tragique au Comité de l’abus de droit : la cession d’usufruit temporaire n’est pas morte ! », prec.
273 ANOUCHIAN Serge, FERNOUX Pierre et IWANESKO Mars, « Démembrement de l’immobilier d’entreprise », Revue Fiduciaire, Coll. Pratiques

d’Experts (dirigée par Jean-Pierre CASIMIR), 2011 ; AULAGNIER Jean, Usufruit et nue-propriété, Maxima, 1994.
274
Sur l’évaluation de l’usufruit cédé : DUCHÈNE Jean-François et EPSTEIN Marc, « Usufruit et nue-propriété, évaluation fiscale, Évaluation
économique mode d’emploi », Dr. fisc. 2005, n° 11, 10 ; DUCHÈNE Jean-François, EPSTEIN Marc, MOUROT Lionel et LUZU Fabrice, Démembrement
immobilier pratique, Éd. EFE, 2010 ; LUZU Fabrice, « Quelques réflexions sur le démembrement de propriété et le patrimoine professionnel »,
Ouverture juin 2011, n° 85.
275 Sur la question d’un éventuel abus de droit fiscal, v. par exemple : Comité de l’abus de droit fiscal, avis du 26 juin 2013, affaire n° 2013-12

(Comité de l’abus de droit fiscal : avis rendus au cours des séances de mai et juin 2013 : Dr. fisc. 2013, n° 36, 395, n° 11), ou encore Comité de
l’abus de droit fiscal, avis du 22 nov. 2012, affaire n° 2012-29 (Comité de l’abus de droit fiscal : rapport annuel 2012 : Dr. fisc. 2013, n° 27, 357,
n° 13). Sur la question d’une éventuelle fictivité du démembrement, v. par exemple : Comité de l’abus de droit fiscal, avis du 29 janv. 2015, affaire
n° 2014-33 (BENOUDIZ Laurent, « Usufruit - Pas de bal tragique au Comité de l’abus de droit : la cession d’usufruit temporaire n’est pas morte ! »,
prec.).
276
En tout cas lorsque le cédant était une personne physique ou une société civile immobilière semi-transparente, v. supra.
277 Loi n° 2011-1117 du 19 sept. 2011 de finances rectificative pour 2011, art. 1, modifiant notamment l’article 150 VB du Code général des impôts.
278 V. supra.

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- et en second lieu, de modifier les modalités d’imposition à l’impôt sur le revenu du produit résultant de
la cession à titre onéreux d’un usufruit à durée fixe279. Ainsi, par dérogation aux dispositions du Code
général des impôts relatives à l’imposition des plus-values, le produit de la cession à titre onéreux d’un
usufruit à durée fixe ou, si elle est supérieure, sa valeur vénale, est désormais imposable par principe dans
la catégorie de revenus à laquelle se rattache, au jour de la cession, le bénéfice ou revenu procuré ou
susceptible d’être procuré par le bien ou le droit sur lequel porte l’usufruit temporaire cédé. Cette
disposition s’applique à la première cession à titre onéreux d’un même usufruit temporaire intervenue
depuis le 14 novembre 2012.

Concrètement, dans le cas qui nous intéresse ici, la cession de l’usufruit à durée fixe du bien est désormais
taxée selon les mêmes modalités que sa location, et non plus conformément au régime d’imposition des
plus-values280, ce qui enlève à ce dispositif une grande partie de son attrait.

On le voit, le droit fiscal est un domaine propice à l’inventivité, tant du législateur que du contribuable.
D’une façon plus générale, il semble que l’inventivité est bel et bien un outil d’exercice du pouvoir à
travers la création de la loi. L’innovation législative prend souvent son sens en réponse à une situation
critique, l’objectif étant alors de créer des liens entre le monde de l’expérience et l’univers des institutions.

279
Loi n° 2012-1510 du 29 déc. 2012 de finances rectificative pour 2012, art. 15, complétant à cet effet l’article 13 du Code général des impôts
d’un paragraphe 5.
280 On perçoit bien ici la déconnexion totale entre le droit civil (situation juridique donnée) et le droit fiscal (ses modalités de taxation).

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L’INVENTIVITE AU CINEMA : LES ECRANS AU SERVICE
DES POUVOIRS DANS LE PAYSAGE GLOBALISE
Thomas RICHARD,
docteur en science politique, chercheur associé,
Université Clermont Auvergne, Centre Michel de l'Hospital EA 4232, F-63000 Clermont-Ferrand, France

L ’objet de cette étude est de se pencher sur la façon dont le paysage cinématographique s’est
renouvelé au cours des années 2000 et suivantes, avec l’apparition d’un nouveau genre de
cinéma d’action et de guerre, passant assez largement inaperçu auprès des instances de la
critique et des festivals.

Au cours de ces années, correspondant au développement de la globalisation culturelle, ont en effet été
produits un nombre conséquent de films à grand spectacle et à visée nationale, en lien avec les
orientations des gouvernements en place à ce moment, dans un but de justification, et d’appui de leur
politique. Si certaines nouvelles puissances sont assez attendues, bénéficiant en outre d’une forte
tradition cinématographique, telles la Russie, la Chine, la Thaïlande ou la Turquie, ce cinéma prend aussi
son essor dans des territoires jusque-là assez à l’écart des circuits de production filmique, comme les
républiques d’Asie Centrale que sont le Kazakhstan ou la Kirghizie, ou l’Estonie.

Surtout, ces cinémas ne sont plus uniquement destinés à un public local, qui irait voir les grands héros de
son histoire, comme cela se fait dans certains de ces pays depuis des décennies, la Turquie ayant à cet
égard, par exemple, une longue tradition281. Si ce public local est toujours au cœur de la cible des
producteurs et réalisateurs, le phénomène nouveau est que ces films sont largement aussi destinés à
l’exportation, pour un public qui dépasse largement les diasporas des pays concernés, et rend ce cinéma
susceptible d’une double lecture. Si, au public local, ils apparaissent comme des épopées nationales282, ils
sont fréquemment vendus comme des films d’action à un public international moins au fait des subtilités
des histoires locales, mais qui se trouve ainsi néanmoins exposé à ces grands récits.

Corollaire de cette orientation vers un public plus large, l’esthétique de ces cinémas a été profondément
modifiée, et tend vers une forme de métissage entre les traditions cinématographiques locales, dont les
aspects les plus caractéristiques ont été gommés, et les recherches esthétiques qui ont cours dans les
cinémas d’action les plus populaires au niveau international, à savoir le cinéma hollywoodien et celui issu
des écoles de Hong-Kong283. Ce faisant, c’est un cinéma richement doté, et pourtant peu critiqué, qui s’est
imposé parmi les ressources offertes aux spectateurs, offrant ainsi une vitrine de leur politique aux pays
commanditaires, mais une vitrine qui, par son métissage et les transformations de son esthétique, se
distingue fortement des cinémas de propagande des décennies précédentes284. Ces pays et
gouvernements se donnent des outils en vue de proposer une vision de leur histoire dans une dynamique

281 ROBINS, Kevin, et Asu AKSOY, "Deep nation: the national question and Turkish cinema culture". Cinema and nation (2000): 203-21.
Dönmez-Colin, Gönül. Turkish cinema: identity, distance and belonging. Reaktion Books, 2008.
282
KARANFIL, Gökçen. "Becoming Undone: Contesting Nationalisms in Contemporary Turkish Popular Cinema." National Identities 8.1 (2006):
61-75. DUNLOP, John B. The faces of contemporary Russian nationalism. Princeton University Press, 2014.
283 MARTEL, Frédéric. Mainstream. Flammarion, 2010. COWEN, Tyler. Creative destruction: How globalization is changing the world's cultures.

Princeton University Press, 2009. HIGBEE, Will, et Song Hwee LIM. "Concepts of transnational cinema: Towards a critical transnationalism in film
studies." Transnational Cinemas 1.1 (2010): 7-21.
284 CLARK, Toby. Art and propaganda in the twentieth century: the political image in the age of mass culture. New York, NY: Harry N. Abrams,

1997.

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de réappropriation, et dans certains cas de réécriture de leur passé, tout en espérant opérer, au moins
pour les plus influents d’entre eux, un travail de soft power285 auprès de leurs spectateurs.

Pour en comprendre les dynamiques, nous étudierons d’abord l’émergence et les ressorts de ce cinéma
de justification, avant de nous pencher sur le travail de prise de parole qui est à l’œuvre à travers lui, sur
le mode des subaltern studies286 (Spivak 1988), et de voir de quelle façon ce cinéma participe de la
recomposition du paysage politique.

I. ÉMERGENCE ET ENJEUX DU CINEMA DE JUSTIFICATION


Ce type de cinéma s’inscrit dans une dynamique commerciale à part des circuits les plus classiques que
sont les festivals et les sorties cinématographiques mondiales. S’il arrive que certains films, réalisés par
des cinéastes prestigieux comme Fiodor Bondartchouk (Stalingrad 2013)287 (Kostetskaya 2016), ou
Kang Je-Gyu (Far away, les soldats de l’espoir 2011) bénéficient d’une sortie cinéma et de critiques dans
la presse hors de leur propre pays, le phénomène reste relativement rare, et, ces films n’étant pas
réellement destinés au public des grands festivals, plutôt orienté sur les œuvres d’art et d’essai. L’essentiel
de leur pénétration hors de leur pays d’origines et de quelques territoires où ces cinémas peuvent avoir
traditionnellement une place (l’Asie du Sud-Est pour la Thaïlande, l’Asie centrale pour le cinéma russe),
se fait par le biais de la vente sur Internet et l’édition de DVD, y compris pour des œuvres à très grand
spectacle, dont le budget se compte en dizaines de millions de dollars, et pour des réalisateurs reconnus.

Le média qu’est le DVD, qui offre la possibilité de reproduire une œuvre à bas coût, et en limitant les frais
du fait de la possibilité d’ajout de pistes de sous-titres à la demande sur les fichiers, est très lié à ce cinéma,
qui émerge progressivement à la suite de la généralisation de ce nouveau support, à partir de la fin des
années 90 ; Il voit son audience renforcée par la diffusion de l’Internet et du haut débit dans les décennies
qui suivent, qu’il s’agisse de copies virtuelles légales, ou, très souvent, illégales, l’enjeu national et
identitaire primant dans la diffusion internationale souvent sur la recherche de profit lors de la vente
(Pang 2007, Yar 2005) 288. Dans certains cas, en particulier pour les firmes de productions russes (Lenfilm,
Star Media, Mosfilm…), il arrive que ce soit ces firmes elles-mêmes qui mettent à disposition une partie
de leur catalogue en haute qualité sur la toile afin d’attirer un large public, et ce avec la bénédiction des
pouvoirs concernés, d’autant plus s’il s’agit de films entrant dans leur lecture de l’Histoire et des identités.
Ceci sans compter des uploads sur Internet réalisés par des acteurs privés, proprement militants, qui
considèrent ces films comme importants à faire connaître pour leurs opinions, sans que de telles violations
de copyright ne semblent particulièrement gêner les firmes productrices, habituées à de tels piratages, et
qui ne réagissent, parfois, que fort tardivement, et sans grande efficacité. Les cinémas de ce type venus
de Russie, de Turquie, ou, pour les séries, du Liban, jouissent ainsi d’une forme d’impunité dans leur
présence illégale sur Internet289.

285 NYE, Joseph S. Soft power: The means to success in world politics. PublicAffairs, 2004.
286
SPIVAK, Gayatri Chakravorty. "Can the subaltern speak ?" Can the subaltern speak ? Reflections on the history of an idea (1988): 21-78.
287
KOSTETSKAYA, Anastasia. "Stalingrad re-imagined as mythical chronotope: Fedor Bondarchuk’s Stalingrad in IMAX 3D." Studies in Russian and
Soviet Cinema 10.1 (2016): 47-61.
288 PANG, Laikwan. Cultural Control and Globalization in Asia: Copyright, piracy and cinema. Routledge, 2007. YAR, Majid. "The global ‘epidemic’of

movie ‘piracy’: crime-wave or social construction ?" Media, Culture & Society 27.5 (2005): 677-696.
289
MATTELART, Tristan. "Audio-visual piracy: towards a study of the underground networks of cultural globalization." Global Media and
Communication 5.3 (2009): 308-326. LOBATO, Ramon. "The six faces of piracy: Global media distribution from below." The business of
entertainment 1 (2008): 15-36.

Page 60 sur 123


L’usage du DVD est en outre amplifié par le choix fait dans certains pays, en particulier pour ces films, de
les diffuser sans zonage (code 0 ou 9)290 ou avec un zonage multiple, ce qui permet de les diffuser d’autant
plus largement à travers le monde, une pratique en particulier illustrée par la Chine, la Corée du Sud et
l’Inde, afin, à la fois de faciliter l’accès au cinéma national pour les membres des diasporas, et, de plus en
plus, dans le but d’atteindre d’autres publics. Ce faisant, à la différence des films ou du théâtre de
propagande, les réseaux militants sont secondaires dans la diffusion de ces films291, qui s’adressent au
public le plus large, le message politique, au moins à l’étranger, n’étant pas mis en avant, mais utilisé
comme un sous-texte que le film fait passer à travers le divertissement.

Une autre avancée technique a permis cette efflorescence, celle de la diffusion accrue et de la baisse des
coûts des effets spéciaux informatiques292. Des films de ce type, à grand spectacle, nécessitaient
auparavant des sommes colossales et l’engagement de figurants en très grand nombre dans les décennies
précédentes, rendant de telles œuvres assez rares et uniquement accessibles à quelques pays comme
l’URSS, la Libye ou l’Irak avec les deux grandes fresques de Moustapha Akkad (Le Message 1976 et Le Lion
du Désert 1981) ou le film Qadisyya de Salah Abou Seif (1981). À partir des années 2000, et de plus en
plus, il devient possible d’utiliser de façon de plus en plus courante des effets spéciaux numériques, avec
des outils dont la qualité accrue, surtout pour des films au budget assez conséquent, permet de rivaliser
avec les grandes productions américaines, européennes, ou asiatiques, le côté artisanal des premières
années tendant à disparaître. Ce faisant, c’est aussi une contrainte financière moindre qui pèse sur la
production, qui permet de multiplier ces films.

À ceci s’ajoute dans certains pays, en particulier, en Europe de l’Est, le développement de nouvelles
équipes de tournage, entraînées aux techniques modernes par leur participation à des tournages de films
ouest-européens et américains, une bonne partie de ces productions étant délocalisée pour réduire les
coûts293. Cela met à disposition des réalisateurs locaux, en sus de l’expérience parfois ancienne de ces
pays dans le domaine cinématographique, des professionnels compétents, et une connaissance des
réseaux du cinéma, permettant si besoin de faire participer acteurs et réalisateurs occidentaux à des
réalisations locales.

Le mouvement en lui-même semble prendre ses origines dans l’ancien espace soviétique et en Chine.
Plusieurs raisons permettent d’expliquer ce phénomène. Dans les deux cas, la diffusion d’un nouveau
cinéma peut s’appuyer sur des structures cinématographiques bien implantées et entraînées à la mise en
scène de films à grand spectacle294, qu’il s’agisse des anciennes productions soviétiques, très
dispendieuses (7h30 de film et des milliers de figurants mobilisés pour la fresque Libération de Youri
Ozerov entre 1969 et 1971), ou du cinéma chinois, développé à partir des studios de Chine Populaire et
surtout de Hong-Kong, qui a développé, depuis les années 60, une esthétique propre très largement

290
Afin de gérer les droits et la commercialisation des films, le monde a été divisé en grandes zones avec un code chiffré (1 pour l'Amérique du
Nord, 2 pour l'Europe et le Moyen-Orient, etc.) Ce codage rend les DVD illisibles pour les lecteurs hors de la zone pour laquelle ils ont été produits,
sauf dans le cas des disques compatibles toutes zones comme ici HU, Brian. "Closed Borders and Open Secrets: Regional Lockout, the Film
Industry, and Code-Free DVD Players." Mediascape 1.2 (2006): 1.
291 DEVAINE, Louise. "Genèse des théâtres de banlieue rouge et paradoxes du communisme municipal." Vingtième Siècle. Revue d'histoire 1

(2017): 55-69. HIMELSTEIN, Morgan Y. "Drama was a weapon: the left-wing theatre in New York, 1929-1941." (1964).
292
FARCHY, Joëlle. "Les industries culturelles à l'heure de la numérisation." Esprit 5 (2006): 142-153. CHANTEPIE, Philippe. "Révolution (s)
numérique (s) des industries culturelles." Annales des Mines-Réalités industrielles. No. 4. Eska, 2010.
293 AUGROS, Joël. "Glocalisation, runaway et local production." Questions de communication (2008): 225-238. JÄCKEL, Anne. "Cultural cooperation

in Europe: the case of British and French cinematographic co-productions with Central and Eastern Europe." Media, Culture & Society 19.1 (1997):
111-120.
294 DRIEU Cloé, éd., Écrans d’Orient, Propagande, innovation et résistance dans les cinémas de Turquie, d’Iran et d’Asie centrale (1897-1945),

Karthala IISMM 2015.

Page 61 sur 123


diffusée295. Parallèlement, il s’agit de deux puissances qui, à partir des années 2000, disposent des
ressources nécessaires pour développer cette industrie. Du point de vue géopolitique, ces pays sont en
quête de reconnaissance, qu’il s’agisse de leur rôle dans les guerres passées, ou de revendications
actuelles, et porteuses toutes deux d’un nationalisme blessé296. En conséquence, Chine et Russie vont peu
à peu s’imposer comme de grands producteurs de films de guerre, en particulier en ce qui concerne leur
rôle lors du dernier conflit mondial, depuis L’Etoile (Lebedev 2002) jusqu’à aujourd’hui pour la seconde,
la première produisant pas moins de trois films depuis 2008 sur le massacre de Nankin (City of life and
death Lu Chuan 2009, Les orphelins de Huang Shi Spottiswoode 2008, The Flowers of War Zhang Yimou
2011).

À partir de ces pôles s’est développé un mouvement d’autres pays emboîtant le pas à la Chine et à la
Russie dans la constitution d’un cinéma de justification, du fait du partage de problématiques communes,
et ce quand bien même il s’agit dans certains cas de pays profondément méfiants à l’égard de ces deux
puissances. C’est le cas en Asie Centrale, avec le développement d’un cinéma nationaliste kazakh (Nomad
Bodrov 2005) ou kirghize (Kurmanjan Dakta Sadyk Sher-Niyaz 2014)297, et estonien (Detesembrikuunus
Kase 2008), letton (La bataille de la Baltique Grauba 2007) ou lituanien (Tadas Blinda Pradzia Ulvydas
2011)298. En Europe, ils sont rejoints par la Pologne (La bataille de Varsovie Hoffman 2011), et La bataille
de Westerplatte Chochlew 2013)299. En Asie du Sud-Est, ce mouvement est illustré par la Thaïlande, qui
tourne durant cette période un certain nombre d’épopées historiques, en particulier autour du roi
Naresuan de 2007 à 2016 (Yukol), des guerriers de Bang-Rajan (Jitnukul, 2000 et 2010), ou de la princesse
Suryothai (Yukol 2001)300. Le Vietnam est aussi présent, avec l’apparition de films de guerre
contemporains sur les guerres contre la France et les États-Unis (The Rebel Nguyen 2007, The Legend
Makers Bui Tuan Dung 2013)301. Enfin, la Turquie n’est pas en reste, en produisant de nouveaux films sur
la bataille de Gallipoli (Gallipoli, la bataille des Dardanelles, Uzun 2013, Canakkale 1915 Sezgin 2012,
Canakkale Cocuklari Cetin 2012), ou sur la prise d’Istanbul (Fetih 1453 Aksoy 2012, Tamdogan 2013, Gulcur
2014) 302.

Hors les effets éventuels des anniversaires de grands événements comme en Turquie, ce qui relie ces
territoires parfois très éloignés et dans certains cas adversaires, c’est avant tout une commune
inquiétude. Pour des raisons diverses, durant cette période, il s’agit de pays qui ont eu les moyens et
éprouvé la nécessité de réaffirmer leur identité face à des menaces perçues de dislocation intérieure, ou
face à une concurrence géopolitique, et, au-delà, de faire entendre leur voix303. C’est ainsi que se
retrouvent côte à côte les pays baltes, alors inquiets de la nouvelle puissance russe, et cherchant à attirer
l’attention de l’Union Européenne et de l’OTAN, une problématique partagée avec la Pologne, et la

295 BORDWELL, David. Planet Hong Kong: Popular cinema and the art of entertainment. Harvard University Press, 2000. CHU, Yingchi. Hong Kong
cinema: Coloniser, motherland and self. Routledge, 2003.
296
CALLAHAN, William A. "History, identity, and security: Producing and consuming nationalism in China." Critical Asian Studies 38.2 (2006):
179-208. LARUELLE, Marlène, ed. Russian nationalism and the national reassertion of Russia. Routledge, 2009.
297
GRENIER, Pascal. "FFM—Cinémas d’Asie : Images de l’altérité." Séquences : La revue de cinéma 293 (2014): 14-15. BLAKKISRUD, Helge. "Female
Heroes in a Man's World: The Construction of Female Heroes in Kyrgyzstan's Symbolic Nation-building." Demokratizatsiya: The Journal of
Post-Soviet Democratization 25.2 (2017): 113-135.
298 NÄRIPEA, Eva. "From nation-scape to nation-state: reconfiguring filmic space in post-soviet Estonian cinema." Acta Academiae Artium Vilnensis

56 (2010). MAZIERSKA, Ewa. "Post-communist Estonian cinema as transnational cinema." Kinokultura: New Russian Cinema (2010).
299 MAZIERSKA, Ewa Hanna. "At War: Polish-Russian Relations in Recent Polish Films." Contested Interpretations of the Past in Polish, Russian, and

Ukrainian Film: Screen as Battlefield (2016): 41. HJORT, Mette, et Scott MACKENZIE, eds. Cinema and nation. Psychology Press, 2000.
300
JIRATTIKORN, Amporn. "Suriyothai: hybridizing Thai national identity through film." Inter-Asia Cultural Studies 4.2 (2003): 296-308.
KNEE, Adam. "Suriyothai becomes legend: national identity as global currency." East Asian Cinemas: Exploring Transnational Connections on Film
(2008): 123-137.
301
HAMILTON, Annette. "Renovated: Gender and Cinema in Contemporary Vietnam." Visual Anthropology 22.2-3 (2009): 141-154.
302
TAMDOGAN, Işık. "Usages publics du passé." (2013) < https://dipnot.hypotheses.org/582 >. GULCUR, Ala Sivas. "Historical epic as a genre in
popular Turkish cinema'." Handbook of Research on the Impact of Culture and Society on the Entertainment Industry. IGI Global, 2014. 264-277.
303 Spivak, op. cit.

Page 62 sur 123


Thaïlande, qui fait face à une vie politique particulièrement troublée, marquée par les interventions de
l’armée, les coups d’État, une certaine précarité de son environnement international, et des incertitudes
face à l’avenir de la monarchie, garante de l’unité de la nation. Dans le cas des pays d’Asie Centrale,
la nécessité est plus d’affirmer la légitimité nationale face à la puissance russe, tout en soulignant ce qui
fait cette identité, dans des pays fortement métissés de populations slaves, et de proposer une vision
locale de l’Islam, face aux enjeux politiques de cette religion. Dans le cas turc, l’enjeu est de diffuser le
discours néo-ottoman, très nationaliste, du pouvoir de l’AKP, tout en transformant certains éléments du
grand récit historique de la République kémaliste pour les faire mieux correspondre aux orientations
politiques de l’heure304.

En tant que tels, ces films ne sont pas à proprement parler en rupture avec la période précédente,
ils marquent une transformation, manifestée par le travail de réécriture qui caractérise certains d’entre
eux. En effet, ces films sont pour une part non négligeable constitués de suite ou de remakes de films plus
anciens. Le Vietnam n’a ainsi par attendu les années 2000 pour filmer ses guerres, mais cette période
correspond à un retravail conséquent par rapport aux titres des années 60 et 70, avec une esthétique
différente305. Le cas est le même pour la Chine, qui a une longue tradition de cinéma de guerre, en
particulier contre le Japon, mais qui revient sur des épisodes déjà largement connus et filmés de l’Histoire
de l’Armée Populaire de Libération ou de la fondation de la République (1911 Zhang Li 2011, L’offensive
des cent régiments Haiqiang 2015)306. En Russie, c’est le remake moderne d’un classique du cinéma
soviétique The dawns are quiet here (Rostotsky) de 1972, par Renat Dzvlyetarov en 2015. Dans le cas le
plus remarquable, Nikita Mikhalkov choisit de donner deux suites à son film de 1994, Soleil trompeur,
L’Exode et La Citadelle en 2010-2011, qui présentent une esthétique radicalement différente du premier
film, en même temps que d’une tonalité violemment nationaliste307 (Kunze 2013, Larsen 2003).

Si la patte artistique de Nikita Mikhalkov se laisse encore voir dans ces deux derniers films, il abandonne
quasi-entièrement la délicatesse et la saveur douce-amère du premier film, évoquant avec une profonde
tristesse le caractère mensonger et criminel du stalinisme par rapport aux idéaux qu’il prétendait
défendre. Au contraire, L’Exode et La Citadelle, qui ont bénéficié du soutien du Kremlin pour leur
financement, se rangent dans la catégorie des films de guerre violents, et exaltent sans grande nuance la
résistance des Soviétiques à l’invasion hitlérienne, le réalisateur étant parfois à la limite de la caricature.
En choisissant de faire ces films, Mikhalkov s’inscrit dans un mouvement plus général de la production
massive de films de guerre en Russie, de toutes qualités, durant cette période.

En effet, qu’il s’agisse des œuvres lettones, russes, thaïes, ou turques, ce qui est frappant est la
transformation du spectacle à l’image. Comme d’autres cinémas (en Inde, en particulier)308, il s’agit d’un
cinéma dont l’esthétique est métissée, et, si des caractéristiques locales se font sentir dans la façon de
filmer, qui a tendance à être unifié autour des codes des films à grand spectacle occidentaux et asiatiques.
Les tendances à l’expressionnisme ou à la métaphore poétique du cinéma russe sont gommées, le surjeu
assez spécifique du cinéma thaïlandais tend à disparaître, et certains aspects de l’inventivité
cinématographique qui avaient fait la renommée de Hong-Kong sont assagis. En revanche, un certain

304
CENGIZ, Esin Paça. "Bringing the Past into the Present: Cinematic Representation of History in Turkey since the mid-1990s." (2014).
305
HAMILTON, op. cit.
306
BERRY, Christopher J., and Mary Ann FARQUHAR. China on screen: Cinema and nation. Columbia University Press, 2006.
307 KUNZE, Peter C. "Child's play: Nadia and romantic childhood in Nikita Mikhalkov's Burnt by the Sun." Studies in Russian and Soviet Cinema 7.1

(2013): 25-38. LARSEN, Susan. "National identity, cultural authority, and the post-Soviet blockbuster: Nikita Mikhalkov and Aleksei Balabanov."
Slavic Review 62.3 (2003): 491-511.
308 THUSSU, Daya Kishan. "The Globalization of “Bollywood”." Kavoori & Punathambekar 2008 (2008): 97-113. PILLANIA, Rajesh K.

"The Globalization of Indian Hindi Movie Industry." Management (18544223) 3.2 (2008).

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nombre de thèmes et de motifs cinématographiques sont particulièrement mis en valeur, suivant aussi
en cela les modes qui ont cours sur la scène internationale.

Ces films sont porteurs d’une esthétique métissée, où des références locales essentielles sont exprimées
dans un langage international, au point parfois que l’identité d’origine du film puisse presque disparaître.
Il en va ainsi de New York Battleground (Kirmizgul 2010), également connu sous son titre original de
New York’ta bes minare (« cinq minarets à New York »)309, qui, bien que présentant en grand sur ses
jaquettes internationales la présence de Danny Glover et de Robert Patrick au sein de son casting, est un
film turc, décrivant les exploits de services de renseignement anatoliens pour empêcher un attentat à
New York, et, tout en restant fermement ancré dans leur foi musulmane, de contrer les formes
d’islamisme djihadiste. Du point de vue de l’image, le film se conforme aux canons américains du film
d’action et du thriller, avec batailles entre agents et terroristes, fusillades, et un suspense qui cherche à
rendre l’urgence de la situation. Les costumes, les décors, sont peu marqués par l’origine du film. Sur le
plan politique, on décèle une forme d’américanisation du produit filmique310, à la façon de ce qui se faisait
à Cinecitta dans les années 70 quand l’Italie produisait ses propres films sur la guerre du Vietnam. Mais ce
qui était simplement commercial dans le cas italien, sert ici de véhicule à un message politique autrement
plus développé.

Mais cette américanisation formelle n’est qu’une méthode assez classique pour conquérir une plus large
audience, et qui apparaît très dépendante des États-Unis, ne serait-ce que parce qu’elle repose en grande
partie sur des noms connus au niveau international. Il s'agit d'un premier stade de ce métissage, qu’on
retrouve dans Le Code de l’Apocalypse (Shmelev 2007), film d’espionnage où Vincent Perez Incarne la tête
d'affiche pour le public international. Plus profondément, ce sont aussi des motifs filmiques qui se
diffusent, et se coulent dans les canons du cinéma international. The Rebel, qui vise à exposer la révolte
du Vietnam contre la tutelle coloniale française, est ainsi écrit et réalisé selon les codes des films d’arts
martiaux hong-kongais et thaïlandais, en laissant une large place aux combats à mains nues, ce qu’a repris
Legend Makers, tentant de placer ces films dans la lignée des œuvres mettant Bruce Lee et Jet Li en valeur.
La narration elle-même, celle d’un combattant révolté usant de ses poings contre un pouvoir injuste est
décalquée de la série des Il était une fois en Chine (Tsui Hark et Sammo Hung 1991-1997) et de celle des
Ong-Bak (Pinkaew 2003-2010), le Viet vo Dao, style de combat national, remplaçant la boxe thaïe et le
kung-fu, mais avec des mouvements assez proches, puisque l’essentiel ici est dans la recherche du
spectaculaire311 (Hunt 2005).

De façon comparable, des éléments visuels et narratifs ont été importés et mêlés aux références
nationales dans la grande épopée Fetih 1453312 (Aksoy2012), sur la prise de Constantinople par Mehmet
II. Si le film suit, en en faisant une immense épopée, les péripéties de la prise de la ville, la reconstitution
doit visuellement aussi une part de son esthétique aux deux 300 (Synder 2006 et 2014). Le film ne va pas
aussi loin dans la stylisation visuelle que ses modèles, mais il en reprend certains ralentis, la focalisation
sur des guerriers à la plastique impeccable et très virile, et les affrontements très sanglants, fortement
symboliques et composés. Ceci est d’autant plus étonnant que 300, compte tenu aussi des opinions
parfois très intolérantes de son dessinateur, Frank Miller, a pu être assimilé à un cinéma assez vulgaire,
très lié à la présidence de George W. BUSH, et insistant sur un affrontement ontologique entre Orient et

309
KRAIDY, Marwan M., et Omar AL-GHAZZI. "Neo-Ottoman cool: Turkish popular culture in the Arab public sphere." Popular Communication
11.1 (2013): 17-29. KARATAŞ, Ömer Osman. Projecting turkey’s power with the understanding of popular geopolitics. Diss. Instituto Superior de
Ciências Sociais e Políticas, 2016.
310
MARTEL, op. cit.
311
HUNT, Leon. "Ong-Bak: New Thai Cinema, Hong Kong and the cult of the ‘real’." New Cinemas: Journal of Contemporary Film 3.2 (2005): 69-84.
312 KARABACAK, Zaliha Inci, et A. Aslı SEZGİN. "The Reflection of Cultural Heritage of Ottoman Empire to Everyday Life as a Popular Culture

Product." Turkish Studies International Periodical for the Languages, Literature and History of Turkish or Turkic (2013): 299-305.

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Occident313. Nous avons ici l’appropriation de cette esthétique justement en Orient, et une transformation
de celle-ci en motif international, en même temps qu’une réponse virtuelle à 300 selon cette perspective.

De la même façon, les films russes Olympus Inferno (Voloshin 2009) et War zone (Fayziev 2012) peuvent
se rattacher à des succès du cinéma américain. L’argument de Olympus Inferno tourne autour de vidéos
prises par hasard lors de la guerre de Géorgie que les deux héros doivent ramener vers les lignes russes,
ce qui rattache le film à la mode du found footage, lequel apporte un élément de vérité supplémentaire
à la narration filmique, mis à la mode par le Projet Blair Witch (Sanchez et Myrick 1999) et qui se retrouve
dans Cloverfield (Reeves 2008). Pour sa part, War Zone, qui tourne autour des traumatismes d’un jeune
garçon lors de cette même guerre, lequel imagine des robots géants combattre, se rattache très
directement à l’esthétique des Transformers (Bay, depuis 2007)314.

II. LE CINEMA DE JUSTIFICATION PORTEUR DE DISCOURS


Ces investissements dans le cinéma correspondent à un certain nombre d’enjeux pour les pays qui y
consentent, ou pour les producteurs qui s’emparent de ces thèmes. Au plus évident, il s’agit là, on l’a vu,
de ressouder la population du pays concerné, face à une menace, ou une inquiétude perçue par rapport
à son identité. Ces films ont pour but de rappeler à leurs spectateurs qui ils sont, d’où ils viennent, et ce
dont ils ont des raisons d’être fiers et de se réclamer en commun. Cela va jusqu’à participer à une forme
de nation-building dans le cas de la Kirghizie ou du Kazakhstan, où la mise en valeur des héros du passé
sur le mode épique peut, dans des pays longtemps sous la coupe soviétique, et qui peuvent être
complexés par rapport à des voisins plus prestigieux, peut s’interpréter comme l’équivalent
cinématographique du recueil et de la mise en valeur des grandes épopées nationales en Europe centrale
et de l’est aux XIXe et XXe dans le cadre de la mise en place des nationalismes315. De ce point de vue, filmer
la résistance des Kazakhs face aux Dzungars, ou mettre au pinacle Kurmanjan Datka est une forme
modernisée, et plus dépendante des pouvoirs, de l’écriture et de la publication du Kalevala dans le XIXe
siècle finlandais. L’évolution technique aidant, ce cinéma propose de filmer au lieu d’écrire les grandes
épopées nationales, ou de les compléter : la princesse Suryothai filmée est un gigantesque
développement à partir de trois lignes des chroniques thaïes, en même temps qu’un film novateur, au
sens où, pour la première fois, un souverain réel du Siam était représenté à l’écran (par un membre de la
famille royale actuelle), une brèche qui a depuis largement été élargie par toute une série de films
représentant d'anciens rois (Naresuan, et les souverains de King maker (Kitaparaporn 2005).

Dans le cas de la République populaire de Chine, l’enjeu est cette fois autour d’épopées modernes (1911,
la trilogie Chinese wars produite par les studios de l’Armée Populaire) d’opérer une justification du même
type : le régime chinois se légitimise en se présentant comme le garant de acquis de la fin de l’Empire, et
de la libération de l’occupation japonaise et de la gabegie du gouvernement de Tchag-Kaï-Chek, le sommet
étant sans doute atteint par la fresque filmée pour l’anniversaire de la RPC, The Founding of a Republic
(Jianxin 2009), qui expose de façon didactique la légende dorée de cette création, en voulant ainsi la
justifier ainsi pour le public contemporain316. En même temps, ce film, qui fait intervenir dans une

313 MARUF, Imam. "The Representation of Persians as Villains in a Movie ‘300’: An Analysis of Orientalism Perspective by Edward Said." Passage
2.1 (2016): 128-136.
314
CASULA, Philipp. "Five Days of War and Olympus Inferno: the 2008 South Ossetia war in Russian and Western popular culture." Studies in
Russian and Soviet Cinema 9.2 (2015): 110-125. KIRCHICK, James. "Daze of war: the Russia-Georgia conflict on film." (2011): 92-96.
315 ISAACS, Rico. "Nomads, warriors and bureaucrats: nation-building and film in post-Soviet Kazakhstan." Nationalities Papers 43.3 (2015):

399-416. Blakkisrud, op. cit.


316
HE, Yinan. "Remembering and forgetting the war: elite mythmaking, mass reaction, and Sino-Japanese relations, 1950–2006." History &
Memory 19.2 (2007): 43-74. SCHOPPA, R. Keith. Revolution and its past: Identities and change in modern Chinese history. Princeton, NJ: Prentice
Hall, 2011.

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multitude de petits rôles quasiment toutes les stars du cinéma chinois, justifie son propos par la présence
de ces acteurs très populaires, et se transforme en démonstration de fidélité du monde du cinéma envers
le régime de Pékin. Un an plus tard, le phénomène était complété par la sortie sur les écrans d’une
biographie de Confucius (Pau 2010), avec en vedette une de ces stars, Chow Yun-Fat, liant le régime actuel,
et sa mise en valeur des idées d’ordre et de respect des coutumes avec le penseur le plus prestigieux de
l’Histoire chinoise317. Ceci alors même que la RPC a longtemps été très critique de Confucius, mais il est
apparu que ce personnage pouvait, au cinéma du moins, être un argument important de justification et
de légitimation du régime.

Ce cinéma, en direction du public national, peut également être l’occasion de revenir sur des
représentations qui avaient été trop marquées par les impératifs de la propagande durant les décennies
précédentes, ce qui a eu pour effet de donner aux films de cette époque un effet désuet, ou manquant
de certaines réalités qui sont désormais dicibles. C’est le cas des films vietnamiens sur les guerres contre
la France et les États-Unis, que leur charge propagandiste assez lourde avait rendu peu pertinents pour
les nouvelles générations, et vis-à-vis desquelles il était devenu important, dans le cadre de la justification
du régime, de renouveler le discours. Dans le cas du cinéma de guerre russe, cela se retrouve avec
l’apparition de personnages autrefois absents, très caricaturaux, ou un retravail de certains autres, que la
propagande rendait intouchables. On peut citer à cet égard la série Les attaquants (Star Media 2013),
centrée sur un groupe de pilotes soviétiques. Si les impératifs du nouveau pouvoir russe sont perceptibles,
des réalités autrefois dissimulées y apparaissent : le harcèlement sexuel des femmes au sein de l’armée
soviétique, une vision plus nuancée des Hiwis, prisonniers volontaires pour aider la Wehrmacht, ou la
possibilité d’exprimer plus librement des sentiments religieux, qui correspondent à des réalités de la
guerre de 1941-1945318. A contrario, la figure du commissaire politique, inattaquable du temps de l’Union
Soviétique, est devenue beaucoup plus négative, même si le personnage est nuancé. La série, qui reprend
le langage de l’époque, et l’environnement social réel des soldats (avec les réunions d’instruction
politique, la place essentielle du parti dans la vie sociale, le rôle de divertissement du Komsomol…) évoque
aussi la très grande brutalité de l’armée soviétique envers ses troupes avec l’exécution d’un soldat pour
lâcheté lors d’un épisode dépressif.

Mais en même temps, il s’agit aussi d’une remise au goût du jour du film de guerre russe : l’Union
Soviétique avait amplement filmé la Grande Guerre Patriotique, avec des films devenus pour certains des
classiques : Requiem pour un massacre (Klimov 1987), Quand passent les cigognes (Kalatozov 1957),
L’Enfance d’Ivan (Tarkovski 1962) des films esthétiquement très puissants, et pour certains très
profonds319. Mais des films aussi qui, en dépit de leur qualité, doivent être complétés pour représenter
les orientations du Kremlin actuel, lequel ne se veut pas seulement héritier de l’URSS320. La présence des
sentiments religieux dans la série est aussi une façon de rappeler le lien entre la Russie et l’orthodoxie,
qui s’est liée au pouvoir actuel. De la même façon, l’introduction d’un personnage très positif et patriote,
issu de l’ancienne noblesse tsariste et mettant ses compétences au service de l’URSS vient rappeler que
le pouvoir actuel tient à se présenter aussi comme l’héritier de toute l’histoire russe. En revanche, les
personnages se définissent comme russes plutôt que soviétiques, tordant ainsi les réalités de l’époque, et

317
DOTSON, John. The Confucian revival in the propaganda narratives of the Chinese government. US-China Economic and Security Review
Commission, 2011. BARR, Michael. "Nation branding as nation building: China’s image campaign." East Asia 29.1 (2012): 81-94.
318 LARSEN, op. cit.
319
MARTIN, Marcel. Le cinéma soviétique : de Khrouchtchev à Gorbatchev, 1955-1992. L'Age d'homme, 1993. LAWTON, Anna, ed. The Red screen:
politics, society, art in Soviet cinema. Routledge, 2003.
320 DESERT, Myriam. "Comment sont regardés les films sur la Grande Guerre patriotique dans la Russie actuelle ?" The Journal of Power Institutions

in Post-Soviet Societies. Pipss. org 12 (2011).

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la présence des minoritaires d’Asie Centrale, des Pays Baltes ou de Sibérie, qui avaient une place régulière
dans le cinéma soviétique321, sans être ignorée, est toutefois nettement minorée.

Le choix massif pour ces films de se concentrer sur la Seconde Guerre Mondiale, non seulement en Russie,
mais aussi dans tous les pays qui le peuvent (Estonie, Pologne, Chine…) est également important.
L’importance de la guerre mondiale comme mémoire et comme référent de la pensée sur la guerre au
niveau mondial est fondamentale, et le cas est d’autant plus important dans ces pays dont les mémoires
sont contestées entre elles et face à leurs voisins322. La Russie s’oppose sur ce plan dans une certaine
mesure aux pays d’Europe de l’Est, et la Chine répond à un cinéma japonais, qui dans le contexte des
affrontements contemporains en Extrême-Orient, revient sur cette guerre sous le signe de la douleur,
mais aussi du patriotisme, et non plus seulement par la culpabilité et des films réflexifs : si Le soldat dieu
(Wakamatsu 2010) est une critique virulente du nationalisme japonais et de ses dérives, il voisine
néanmoins avec Les hommes du Yamato (Sato 2005) ou Kamikaze : assaut dans le Pacifique (Shinjo 2007),
deux films qui ne sont pas à proprement parler militaristes, tournés qu’ils sont vers la douleur et la perte,
mais qui sont porteurs d’une vision patriotique difficilement acceptable en Chine323.

Surtout, en faisant usage des nouvelles possibilités offertes par les effets spéciaux et par le DVD, ce cinéma
est conçu pour être porteur d’un récit alternatif ou complémentaire par rapport aux films les plus connus
et les plus diffusés, sur la Seconde Guerre Mondiale en particulier. Du point de vue des motifs de la
narration, on retrouve avec une certaine monotonie des éléments qui reviennent de l’une à l’autre de ces
fresques historiques et guerrières, éléments qui condensent les leitmotivs du genre : histoires d’amour
contrariées par les affrontements, sacrifices des personnages secondaires, grandes scènes de bataille
(quasiment une par épisode dans Les Attaquants), et largement, mise en scène de héros sinon
complètement sans reproches, du moins sans peur, humains et fortement dévoués à leur cause. Ce n’est
que rarement là qu’il faut chercher une forme d’originalité : Far away, les soldats de l’espoir, qui a joué
cette carte en introduisant une relation amicale nippo-coréenne dans son récit, n’a pas été un grand
succès dans son pays d’origine.

C’est que l’essentiel se trouve, du point de vue de l’audience internationale, dans la prise de parole sur le
mode des subaltern studies et dans la volonté de faire connaître des récits qui n’ont occupé qu’une place
relativement mineure dans les films européens ou américains324. Ce cinéma, issu de pays qui ont accédé
à certains moyens financiers est aussi un cinéma qui est le signal d’une quête de reconnaissance. Quand
la Pologne filme les événements de la bataille de Westerplatte, elle revient sur l’image douloureuse de
son écrasement de 1939, et signale à ses alliés d’aujourd’hui quel fut le courage et le dévouement de ses
troupes alors. C’est sous cet angle que la multitude de ces films russes, chinois, polonais, estoniens (1944
Nüganen 2015) est à lire. Leur légitimité à l’extérieur tient au sentiment d’ignorance de ces épisodes, du
vécu et des mémoires qui y sont liées dans le reste du monde325. Il s’agit de redonner une place que l’on
estime méritée la participation de la Russie ou de la Chine dans la destruction de l’Allemagne nazie et du
Japon impérialiste en 1945. Faire ces films est aussi une façon de retrouver une existence dans les
mémoires et le vécu des spectateurs étrangers.

321 DRIEU, op. cit.


322
SULEIMAN, Susan Rubin. "Crises of memory and the Second World War." Harvard University Press 2006. NOON, David Hoogland. "Operation
enduring analogy: World War II, the war on terror, and the uses of historical memory." Rhetoric & Public Affairs 7.3 (2004): 339-364.
323
SEATON, Philip A. Japan's contested war memories: the'memory rifts' in historical consciousness of World War II., vol. 10. Routledge, 2007.
SATO, Tadao. "Japanese Films about the Pacific War." United States and Asia at War: A Cultural Approach (2015): 51.
324
SPIVAK, op. cit. WANG, Yiman. "The phantom strikes back: triangulating Hollywood, Shanghai and Hong Kong." Quarterly Review of Film and
Video 21.4 (2004): 317-326.
325 SOLOHUB, Olena. The memory politics of becoming European: Estonian subaltern narrative in the film In The Crosswind (2014). Diss. Tartu

Ülikooli Euroopa kolledž, 2015.

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Ce mouvement est celui des pays baltes et de la Pologne qui, par ces films, tentent de faire connaître leur
histoire particulière, qu’ils peuvent avoir le sentiment de voir ignorée ou regardée de haut par leurs alliés
et partenaires, et qu’ils trouvent ici le moyen de leur faire connaître en l’exprimant sur le mode du
divertissement, et selon des catégories qui sont celles du cinéma international326. Le spectateur qui
regarde Tadas Blinda voit se dérouler sous ses yeux l’histoire d’un bandit d’honneur luttant contre un
régime détesté, une sorte de Robin Hood balte, parfois assez proche du Rob Roy de Michael Caton-Jones
(1995). Mais le héros est lituanien, et il est ainsi témoin de la mémoire de l’imposition du régime tsariste
aux pays baltes327 (Balkelis 2008). Filmé au moment où les relations avec la Russie se tendent de nouveau,
et alors que les Occidentaux s’interrogent sur l’attitude à adopter face à Vladimir POUTINE,
Detsembrikuumus (Kase 2008) rappelle aux Estoniens qu’ils ont déjà su faire face par le passé aux
tentatives de déstabilisation de leur grand voisin, et offre une possibilité de partager ce souvenir à des
pays qui n’ont qu’une connaissance souvent très limitée de l’histoire de ces contestations et des
traumatismes afférents328.

Cela est d’autant plus essentiel dans les cas où ces films traduisent une prise de parole par rapport à un
récit que l’on estime avoir été confisqué soit par les anciens adversaires, soit par des puissances qui ont
nourri là ce qui est ressenti comme un impérialisme culturel. C’est ce que tente de faire le Vietnam avec
The Rebel, Legend Makers et les autres films du même type. La mémoire filmique de la guerre du Vietnam,
telle qu’analysée par Benjamin Stora329, et celle des guerres d’Indochine plus largement est en fait
quasi-uniquement une mémoire américaine et secondairement française. Ce que fait le Vietnam est de
prendre la parole à son tour et de donner sa propre version des guerres qui l’ont façonné, au sein d’une
globalisation culturelle où il pense avoir la possibilité de mieux faire entendre sa voix.

Cet aspect de la reprise de parole est particulièrement net dans certains films qui font figurer des
journalistes parmi leurs personnages, prenant le rôle de témoin, où ils sont ramenés à un rôle de
récepteurs du récit local, au lieu d’en être les producteurs. Hanoi 12 days and nights (Bui Dinh Hac 2002)
intègre ainsi une journaliste du Monde, présentée comme particulièrement naïve et séduite par la
résistance et la finesse des vues des gens qu’elle rencontre. Elle aura charge de porter cette parole, et
non de surimposer la sienne sur ce que lui disent les Vietnamiens, au moins dans le film. L’offensive des
cent régiments procède de la même manière en représentant Agnès Smedley330, journaliste américaine
procommuniste, comme littéralement fascinée par Zhu De, et recueillant précieusement ses moindres
paroles.

Cet enjeu de la prise de parole peut, pour finir, être celui d’une guerre de discours. La guerre de Géorgie
de 2008 s’est ainsi également jouée par films interposés après la fin des combats, Olympus Inferno et War
Zone s’opposant à Cinq jours de guerre (Harlin 2011) côté géorgien331. Par ce film, la Géorgie a tenté, via
ses contacts aux États-Unis (le film est officiellement américain, mais tourné avec des fonds géorgiens et
le concours de l’armée géorgienne), de faire pièce aux films tournés en Russie, et de faire entendre sa
vérité sur le conflit. Au-delà de la simple guerre de propagande entre deux belligérants, il est intéressant
que cette lutte prenne la forme d’un affrontement filmique et fictionnel : la communication de guerre a

326
SCHAAR, Torsten, et Bernd SCHÄFER, "World War II in Selected European Films (2010-2013)", disponible en ligne
< https://s3.amazonaws.com/academia.edu.documents/37494750/World_War_II_in_European_Films_long_version.pdf?AWSAccessKeyId=AKI
AIWOWYYGZ2Y53UL3A&Expires=1526619405&Signature=uzRcLC0Ctvjd342NYDpWUbhki3c%3D&response-content-
disposition=inline%3B%20filename%3DWorld_War_II_in_Selected_European_Films.pdf >.
327
BALKELIS, Tomas. "Social banditry and nation-making: The myth of a Lithuanian robber." Past and Present 198.1 (2008): 111-145.
328 NÄRIPEA, op. cit.
329
STORA, Benjamin. Imaginaires de guerre : Algérie, Viêt-nam, en France et aux États-Unis. La Découverte, 1997.
330
MACKINNON, Janice R. et Stephen R. MACKINNON. Agnes Smedley: The Life and Times of an American Radical. University of California Press,
1988.
331 CASULA, op. cit., Kirchick, op. cit.

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été transformée, et ce ne sont pas des documentaires que l’on tourne face à l’adversaire, mais des fictions
inscrites dans un mouvement cinématographique plus large de justification des régimes. En cela, ce
cinéma pose également la question de notre relation aux événements et à la vérité de ceux-ci, quand les
fictions sont chargées de porter une vérité sur la scène culturelle internationale.

Conclusion
Les dernières années ont vu apparaître un nouveau type de cinéma, profondément lié aux évolutions du
paysage culturel global (Martel, op. cit.). Si les films européens, américains, et de certains pays asiatiques
dominent toujours la scène cinématographique mondiale, dans le genre de l’épopée, ils sont désormais
massivement concurrencés par des productions issues de scènes culturelles peu connues, qui tiennent à
faire connaître elles aussi leurs grands récits, et ont trouvé par le cinéma le moyen de toucher un large
public, en usant de l’angle du divertissement plus que de la militance. Cela contribue à un paysage
cinématographique mondial plus complexe, et à l’apparition d’un genre à part, celui de l’invention d’un
cinéma de justification, des régimes, de leurs options, et de leurs décisions stratégiques. Il s’agit d’un
mouvement mondial, et qui ne procède pas, dans ses émetteurs, ses objectifs, ou son public, des
catégories classiques du cinéma de propagande, mais plutôt d’un développement particulier de la notion
de soft power lié aux subaltern studies (Nye, op. cit, Spivak, op. cit.), avec parfois des résultats surprenants
du fait de sa commercialisation : l’amateur de fresques guerrières qui se prépare à regarder La Horde
(Proshkin 2012) sera peut-être surpris de se trouver face aux doutes métaphysiques du métropolite Alexis
de Moscou au sein de la Horde d’Or, dans un film financé par l’Eglise orthodoxe, et, en dépit de certains
très grands succès, ces films sont loin d’avoir tous été des réussites commerciales. Mais ils illustrent un
renouveau des politiques de légitimation des pouvoirs, et une réinvention de la communication politique
qu’il serait hasardeux d’ignorer.

Films cités :

Abu Seif Salah, Qadissiya, Ognon Pictures, 1981


Akar Serdar, Gallipoli la bataille des Dardanelles, Aydin, Film 2013
Akkad Moustapha, Le Lion du désert, Filmco International Productions, 1981
Akkad Moustapha, Le Message, Filmco International Productions, 1976
Aksoy Faruk, Fetih, 1453, Aksoy Film, 2012
Bay Michael, Transformers, Dreamworks, 2007
Bodrov Sergei, Nomad, The Weinstein Company, 2005
Bondartchouk Fiodor, Stalingrad, Sony Pictures, 2013
Bui Din Hac, Hanoi 12 days and nights, Vietnam Film Studio, 2002
Caton-Jones Michael, Rob Roy, United Artists, 1995
Cetin Sinan, Canakkale cocuklari, Plato Films Production, 2012
Chochlew Pawel, La Bataille de Westerplatte, AG Group, 2014
Davletyarov Renat, The dawns here are quiet, Star Media, 2015
Dung Bui Tuan, The legend makers, Vietnam Feature Films Studio, 2013
Fayziev Dzhanik, War Zone, Glavkino, 2012
Grauba Aidars, La Bataille de la Baltique, Platforma Filma, 2007
Haiqiang Ning, L’offensive des cent regiments, August 1st Film Studio, 2015
Han Sanping, The Founding of a republic, China Film Group, 2009
Harlin Renny, Cinq jours de guerre, RexMedia, 2011
Hoffman Jerzy, La Bataille de Varsovie, Zodiak Jerzy Hoffman Film Production Sp. z o.o, 2011
Hu Mei, Confucius, China Film Group, 2010

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Je-Gyu Kang, Far away, les soldats de l’espoir, CJ Entertainment, 2011
Jitnukul Tanit, Bang Rajan, Film Bangkok, 2000
Kalatozov Mikhail, Quand passent les cigognes, Mosfilm, 1957
Kase Asko, Detsembrikuumus Ruut, Pictures, 2008
Kirmizigul Mahsun, New York Battleground, Boyut, Film 2010
Kitaparaporn, King maker, Lek Sahamongkol Film International, 2005
Klimov Elem, Requiem pour un massacre, Mosfilm, 1985
Lu Chuan, City of life and death, Media Asia Entertainment Group, 2009
Mikhalkov Nikita, Soleil Trompeur : L’exode et La Citadelle, Central Partnership, 2010
Muradov Aleksey, The Attackers, Star Media, 2013
Myrick Daniel, Le Projet Blair Witch, Artisan Entertainment, 1999
Nguyen Charlie, Le Rebelle, Cinema Pictures, 2007
Ozerov Youri, Libération, Mosfilm, 1970-1971
Pinkaew Prachya, Ong Bak, Sahamongkol Films International, 2003
Proshkin Andrei, La Horde, Pravoslavanaya Entsiklopedia, 2012
Reeves Matt, Cloverfield, Paramount, 2008
Rostotsky Stanislas, The dawns here are quiet, Gorky Film Studio, 1972
Sato Jun’ya, Les Hommes du Yamato, Asahi Shimbun, 2005
Sher-Niyaz Sadyk, La Reine des montagnes, Aitysh Films, 2014
Shinjo Taku, Kamikazes assaut dans le Pacifique, Nippon Television Network, 2007
Shmelyov Vladimir, Le Code de l’Apocalypse, Alligator, Reklamefilm, 2007
Snyder Zack, 300, Legendary Pictures, 2006
Spottiswoode Roger, Les orphelins de Huang Shi, Ming Productions, 2008
Tarkovsky Andrei, L’enfance d’Ivan, Mosfilm, 1962
Tsui Hark, Il était une fois en Chine, Golden Harvest, 1991
Ulvydas Donatas Tadas Blinda Tauras Films 2011
Voloshin Igor, Olympus Inferno, Channel One, 2008
Wakamatsu Koji, Le Soldat dieu, Skhole Co., 2010
Yimou Zhang, Flowers of war, EDKO Films, 2011
Yukol Chatrichalem, La Légende de Suryothai Sahamongkol, Film International, 2001
Yukol Chatrichalem, Naresuan, Saamongkol Film International, 2007-2015
Zhang Li, 1911, JCE Movies limited, 2011

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L’INVENTIVITE DU JUGE OU LA VOIE VERS LA LIBERTE
Jean-François RIFFARD,
Professeur de droit privé et de sciences criminelles,
Université Clermont Auvergne, Centre Michel de l'Hospital EA 4232, F-63000 Clermont-Ferrand, France

P our des plombiers inventifs !

Il y a quelques années, alors qu’il vantait les mérites de l’ouverture d’esprit des étudiants nord-américains,
un collègue canadien avait cru pouvoir accuser ses homologues européens continentaux de ne former
que des « plombiers du droit », critiquant ainsi l’attachement des juristes et enseignants français au droit
positif et à l’étude des normes. Ceux-ci, piqués au vif, répliquèrent en invoquant le fait que les études de
droit devaient aussi avoir une visée utilitariste. La pratique du droit supposant une certaine maîtrise de la
norme, alors, oui, les plombiers du droit sont utiles et nécessaires ! Le débat était vif et animé. Mais il
vient sans doute de connaître ici même à Clermont, son issue il y a quelques semaines. En effet,
à l’occasion d’un autre colloque organisé sous l’égide du CMH et consacré à l’approche transystémique
de l’enseignement du droit, notre collègue Rosalie JUKIER de l’Université McGill, trouva une formule de
nature à réconcilier les deux côtés de l’Atlantique : il nous appartient de former des plombiers inventifs !

Cette référence à l’inventivité était la bienvenue. Il est certain que celle-ci doit constituer une valeur
cardinale, notamment pour les praticiens du droit, avocats, juristes d’entreprise ou bien encore notaires.
Ces professionnels ont en effet l’obligation d’être inventifs pour atteindre un but précis : celui de donner
satisfaction à son client. Ils se doivent de faire preuve d’imagination afin d’inventer de nouveaux
instruments, d’imaginer de nouveaux montages ou encore d’inventer le moyen de contourner sans la
violer la règle. Et que dire de l’inventivité dont doit faire preuve l’avocat à l’heure de rédiger des
conclusions dans un dossier semblant perdu d’avance. Ce plombier qu’est l’avocat au Conseil ne doit-il
pas de montrer inventif lorsqu’il lui est demandé par un client important à qu’il l’on ne saurait dire non,
de rédiger un mémoire ampliatif alors que la position de son client est contraire à la jurisprudence bien
établie de la Cour. Leur imagination force souvent l’admiration.

Mais si cette inventivité est nécessaire et souhaitable pour ces plombiers que sont les praticiens, il n’en
serait a priori pas de même pour cette autre catégorie de juristes que sont les juges, et notamment les
juges du siège. Puisqu’ils seraient gardiens d’une orthodoxie juridique, biberonnés au positivisme le plus
exacerbé dès leur formation à l’École Nationale de la Magistrature, élevés dans le culte de la règle de droit
et du syllogisme Motulskien le plus strict, ils ne sauraient avoir le droit de faire preuve d’imagination. Il n’y
aurait pas de place dans les Palais ni pour les poètes, ni pour l’imagination et l’inventivité.

Pourtant, un tel constat qui n’est que le reflet de notre conception classique du droit, du rôle du juge qui
fait que l’on voit trop souvent dans le juge du système romano germanique une simple machine à calculer
le droit, tend aujourd’hui à être remis en cause. Certes des facteurs externes peuvent expliquer cette
tendance. Mais à notre sens, ce sont surtout des facteurs internes qu’il convient de prendre en compte.
Aujourd’hui il soufflerait, au sein de la magistrature, un vent, ou du moins une petite bise, de liberté qui
se traduirait par une aspiration à repenser le cadre de leur intervention voire à le dépasser. Cette tendance
chez les juges se manifeste au niveau de l’institution tout d’abord et au niveau de la fonction ensuite.

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I. L’INVENTIVITE ET L’INSTITUTION : A BAS LE PIEDESTAL !
Au niveau de l’institution, force est de constater que depuis quelques années, les juges font preuve
d’inventivité afin sinon de réinventer l’institution, du moins la faire évoluer.

Cela se manifeste en premier lieu par une volonté de sortir du cadre afin de transformer le rôle du juge.
À ce titre, il est ici possible de se référer aux expériences visant à faire descendre le juge de son piédestal
afin qu’il s’implique dans la résolution amiable du litige. Cette tendance à promouvoir la médiation sous
l’autorité du juge est sans doute inspirée peu ou prou par l’exemple du juge de Common law.

Comme l’a fait remarquer Martine HERZOG EVANS, force est d’ailleurs de constater que l’inventivité
américaine en la matière est grande. Un premier constat s’impose. Si, en France, plus de 83 % des
assignations délivrées débouchent sur une décision rendue par une juridiction, ce taux tombe à 2 % aux
USA s’agissant des juridictions fédérales, et à 40 % au niveau étatique. La technique des pre-trial
conferences a fait ses preuves.

Il n’est dès lors guère étonnant que des voix se soient élevées afin d’appeler à révolutionner la pratique
judiciaire en s’inspirant de l’inventivité américaine332. C’est ainsi que les magistrats américains ont su
inventer la notion de « justice thérapeutique », fondée sur l’appréciation des effets thérapeutiques ou
anti thérapeutique des procédures et des actes des acteurs de la justice, juges ou avocat. Selon cette
conception, le juge doit quitter sa fonction « tranchante » pour se transformer en vecteur de traitement
et d’apaisement (healing). Elle vise à fusionner plusieurs idées telles que le droit collaboratif, la résolution
créative de problème, la justice holistique, le droit préventif et la justice restaurative… Autant d’invention
plus ou moins fumeuse, chacun se fera juge, très en vogue en matière pénale, mais aussi en matière civile,
notamment en droit de la famille.

Cette approche inventive n’est d’ailleurs pas propre aux USA, et des manifestations de ces « juridictions
thérapeutiques » peuvent être trouvées en France. Parmi les partisans de cette approche, on trouve
surtout, et cela n’étonnera guère, les juges aux affaires familiales ou les juges d’application des peines,
dont les motivations sont souvent empreintes d’humanité.

On le voit à travers cette inventivité, il s’agit pour le juge de lutter contre la massification industrialisée
de la justice, et démontrer qu’il est possible de rendre une autre forme de justice, plus artisanale, plus
proche et plus humaine.

Cette dimension humaine conduit, en second lieu, à constater que l’inventivité du juge peut être aussi
motivée par une volonté de sortir du cadre pour se rapprocher du justiciable. Il existerait chez certains,
une volonté de descendre de son piédestal afin de se rendre plus humain, de parler la même langue, de
quitter la robe et abandonner les oripeaux de la justice afin de se mettre au niveau du justiciable.

Ce passage de la justice rituelle, pour reprendre une expression chère à A. GARAPON333, à une justice
informelle se traduit par l’apparition de nouveaux lieux, imaginés par les juges. On connaissait la justice
de cabinet, pratiquée par les juges dans leur cabinet en s’affranchissant ou du moins en assouplissant les
règles de procédure, on connaît aujourd’hui les maisons de justice, dans lesquelles le juge est certes
présent, mais de manière moins formelle, presque de manière évanescente.

332 H-EVANS, « Révolutionner la pratique judiciaire. S'inspirer de l'inventivité américaine », Recueil Dalloz, 2011, n°. 44 : 3016-3022.
333 A. GARAPON, Bien juger : Essai sur le rituel judiciaire, Editions Odile Jacob (2001).

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Cette tendance est à notre sens, plus contestable. Vouloir se mettre au même niveau que le justiciable,
au sens propre comme au figuré, est une fausse bonne idée. Il y a peu de chance que la Justice sorte
grandie d’une telle démarche. La distance n’empêche pas le respect bien au contraire. Le decorum,
l’hermine, le rituel, le langage que certains fustigent, participent à la sacralisation de la justice et donc à
son respect par le justiciable, qui quoi qu’on en dise y est somme toute attaché. La seule chose est que
cette distance ne doit pas avoir pour but ou pour effet d’exclure le justiciable. Mais ceci est, à l’évidence,
un autre problème.

II. L’INVENTIVITE ET LA FONCTION : KOJAC A LA PISCINE !


Parfois, c’est dans l’exercice de sa fonction que le juge va faire preuve d’inventivité, et ce dans le souci
louable, de s’échapper du carcan d’une application trop stricte de la norme. Afin d’illustrer le propos,
imaginons le cas d’un homme atteint d’atrichie congénitale se rendant à la piscine, dont le règlement
intérieur fait obligation de porter un bonnet de bain. A la lecture de ce règlement, notre nageur comprend
que ce port est exigé non seulement pour des raisons d’hygiène, mais aussi pour des raisons pratiques,
les cheveux obstruant les filtres de la piscine. Estimant n’être pas concerné, il plonge avec délice dans le
grand bassin. Interpellé par les maîtres-nageurs, il se défend. La situation s’envenime. Il est alors conduit
devant un juge qui est amené à apprécier s’il y a eu violation de la règle et donc sanction. Pour se défendre,
le nageur invoque l’absence de bien fondé de la règle à son égard compte tenu de sa pathologie. Il souligne
aussi le caractère inutile de la règle dans le cas des nageurs atteints d’une hypertrichose congénitale
autrement appelée syndrome du yeti ! Il est bien certain que dans ce dernier cas, le simple port du bonnet
risque de s’avérer peu efficace ! Il ne serait donc pas raisonnable de lui appliquer une règle qui de toute
manière ne l’est pas !

Dans l’approche positiviste classique, il n’est point de question à se poser, et l’argumentation du nageur
sera rejetée. La règle est claire. Le juge n’a pas en discuter la légitimité. Tout au plus pourra-t-il moduler
la sanction au nom de la personnalisation des peines…

Mais ce schéma classique est-il encore d’actualité ? Certains indices peuvent laisser croire à une certaine
évolution. Il est en effet possible, selon nous, de déceler les premiers signes d’une tentation
contemporaine, pour certains juges, de sortir du cadre strict du raisonnement, et recouvrer ainsi une
certaine liberté.

Une volonté de s’inventer de nouveaux instruments – de nouveaux pouvoirs ? – leur permettant de


s’affranchir de ce cadre, à l’instar de leurs homologues de Common law, envers lesquels ils nourriraient
une certaine jalousie.

C’est à cette liberté que semblent de plus aspirer les magistrats à la Cour de cassation, particulièrement
désireux de s’affranchir du cadre du syllogisme dans lequel ils se sentent enfermés. L’engouement actuel
du contrôle de proportionnalité une manifestation de cette volonté. Chacun aura en tête le célébrissime
arrêt rendu par la Cour de cassation le 4 décembre 2013334 par lequel la 1ère chambre civile a refusé
l’annulation d’un mariage pourtant célébré entre alliés, et ce pour un motif de pur fait relevé d’office par
la Cour. Pour la Cour il n’y avait pas lieu d’appliquer la règle prescrite par l’article 161 du Code civil, dont

334 Cass. Civ. 1ère, 4 déc. 2013 n° 1389 du (12-26.066) Jurisdata 2013-027409, RJ BINET, Droit de la famille, janv. 2014 p. 11 s, D 2014 ; 179 note

F. CHENEDE ; JCP G 2014 I 139 note M. LAMARCHE ; RTD civ. 2014 307 obs. JP MARGUENAUD et 88 obs. J. HAUSER.

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les conditions étaient pourtant parfaitement réunies, dès lors que le mariage avait duré pendant plus de
20 ans sans que cela ne dérange personne…

Certains ont vu – à tort ou à raison – à travers cette jurisprudence, une révolution technique, la Cour
s’arrogeant le droit de contrôler ce qui était préalablement du ressort de l’appréciation souveraine des
juges du fond en appliquant dans ce type de raisonnement une méthodologie de la Cour EDH, que
d’aucuns pourraient qualifier de « contrôle de proportionnalité à la manière de ». D’autres ont considéré
que cette jurisprudence marquait la volonté de la Cour de se réinventer pour mieux respecter les
exigences européennes335.

Mais au-delà de ces considérations techniques, il est permis de se demander s’il n’est pas possible d’aller
au-delà et d’apprécier cette évolution à travers un autre prisme.

Ce qui est frappant avec cette jurisprudence, c’est la parenté qu’elle présente avec l’approche développée
par le Professeur K. LLEWELLYN, enseignant à Columbia dans les années 50. Tenant des réalistes
Américains et héritier de la sociological jurisprudence, pour qui le juge ne doit pas avoir un rôle passif, se
cantonnant à l’application de la règle, mais doit pouvoir procéder à des choix politique et éthique. Il doit
être un véritable homme politique au sens large du terme. LLEWELLYN a inventé une nouvelle approche
de la méthode juridique, offrant de grandes perspectives aux juges. Dans son ouvrage « The common law
traditions »336, consacré à l’art de juger, l’auteur a développé sa thèse du Grand Style. Ce qui est amusant,
c’est que le point de départ de LLEWELLYN est l’inverse du nôtre. Il part du principe que les cours
(notamment les courts d’appel fédéral) se sont éloigné d’un système rationnel et donc prévisible et sur
d’élaboration de la décision, pour se fonder uniquement sur leur sentiment, en recherchant simplement
une justification ex post facto de leur décision. Selon lui les cours ont et doivent évoluer entre deux types
de styles le style formel et le Grand Style.

Le style formel correspondrait peu ou prou à notre conception. La règle doit s’appliquer et doit être
appliquée par le juge, les considérations politiques relevant du pouvoir législatif. Le juge serait invité à
laisser de côté toute considération sociale, sociétale, politique, voire morale. Le raisonnement du juge
serait fondé nécessairement sur une approche formelle, logique, car déductive, s’appuyant sur le sens
littéral de la règle.

À l’inverse, le Grand style serait basé sur le recours à la raison. En d’autres termes, là où la raison s’arrête,
l’application de la règle doit s’arrêter. Comme le note un auteur337, le droit que produit le Grand Style
incorpore les raisons des règles elles-mêmes, et le sens commun de la cour. Ce recours à la raison doit
permettre au juge de s’affranchir du respect servile de la règle du précédent et à s’intéresser à la
justification de celle-ci. Le juge n’est pas l’esclave de la règle ou de la Constitution, mais un orfèvre qui va
ciseler une décision en prenant en compte la spécificité d’une situation. La légitimité de la règle, et donc
les considérations politiques sous-jacentes, doit donc être analysée à l’aune de cette situation. Et cette
analyse doit conduire à vérifier que la raison conduit à l’application de la règle au cas d’espèce. Il se doit
d’être inventif pour trouver une solution juste à la situation qui lui est donnée (notion de « situation
sense » qui conduit le juge à avoir une réelle compréhension des faits (true understanding) et une exacte
évaluation (right evaluation) d’eux. Et c’est à l’aune de cette situation spécifique que l’on va apprécier le
caractère raisonnable ou non de l’application de la règle. Le critère ici serait la raison. À cet égard, il est
335 C. FATTACCINI, L’intensité du contrôle de cassation (Le contrôle de proportionnalité par la Cour de cassation) ; le point de vue d’un avocat aux
Conseils, D. 2015 p. 1734.
336
Karl N. LLEWELLYN, The Common Law Tradition-Deciding Appeals, Boston: Little, Brown and Company, 1960.
337 Pierre BRUNET. Le style déductif du Conseil d’État et la ligne de partage des mots. Droit et Société, Ed. juridiques associées/L.G.D.J., 2015, pp.

545 – 561.

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intéressant de relever qu’un auteur récent Richard WASSESTROM338 propose une autre lecture à deux
étages. La règle qui justifie la décision doit-elle être justifiée par son utilité. Ainsi, appliquée à notre cas,
cette théorie conduirait tout d’abord de déterminer s’il est raisonnable ou utile d’imposer le bonnet de
bain à Kojak ? De même s’agissant du mariage incestueux, le test serait de déterminer s’il est raisonnable
ou utile d’imposer le respect de l’article 161 à ce couple uni et heureux depuis plus de 20 ans ?
Grand style raison et proportionnalité, ne traduiraient-ils pas une même volonté ? Ne seraient-ils pas les
deux facettes d’une même pièce ?

Autoriser le juge à faire état de la raison, plus qu’à la proportionnalité ? Pourquoi pas ! C’est dans l’air du
temps de puis que la personne raisonnable est devenue le standard et qu’elle a remplacé notre bon père
de famille.

Mais il faut être très prudent. Il ne nous semble pas que l’on ait mesuré toutes les conséquences d’une
telle approche. Par ce qu’en tout état de cause, le recours à la raison ou au contrôle de proportionnalité
va conduire à repenser le rôle et la place du juge. Notre modèle, et notamment celui de la Cour de
cassation deviendrait obsolète. C’est évidemment ce que le Premier Président de la Cour de cassation,
Bertrand LOUVEL aurait en tête339 : transformer la Cour de cassation en une véritable Cour suprême, au
même titre que le Conseil d’État (avant son absorption ?) ou le Conseil constitutionnel. Mais est-ce
raisonnable ? La place, le rôle et la fonction du juge et son rôle sont le reflet du système juridique dans
lequel il évolue. Une telle modification ne pourra se faire sans une réflexion d’ensemble, conduisant à
repenser l’ensemble de la fonction judiciaire. De plus, il est à craindre que cette belle entreprise ne se
heurte au principe de réalité. Qui dit Cour suprême dit nombre restreint de décisions et donc de juges.
Mais alors, quid des quelques 120 conseillers et 70 conseillers référendaires qui siègent actuellement à la
Cour de cassation ? Les magistrats sont-ils prêts à voir disparaître la perspective d’accéder à ces postes
prestigieux qui, pour beaucoup, constituer le Graal d’une carrière méritante et bien remplie ?

Quoi qu’il en soit, ce mouvement qu’il se manifeste à travers les conceptions des réalistes ou à travers le
contrôle de proportionnalité démontre la nécessité de faire aussi du juge un plombier inventif. Dans
quelle limite ? La question reste posée. À nous d’inventer la réponse.

338
Richard WASSERSTROM, The Judicial decision (1961) ; DWORKIN, Ronald M., "Does Law Have a Function ? A Comment on the Two-Level
Theory Decision" (1965). Faculty Scholarship Series. Paper 3614.
339 B. LOUVEL, « Pour exercer pleinement son office de Cour suprême, la Cour de cassation doit adapter ses modes de contrôle », JCP ed. G 2015,

entretien, 1122.

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DE LA REINVENTION DE LA QUALIFICATION D’ÉTAT
EN DROIT INTERNATIONAL PUBLIC.
REMARQUES SUR LE DISCOURS JURIDIQUE
RELATIF A « L’ÉTAT ISLAMIQUE »
Raphaël MAUREL,340
doctorant en droit public ED 245,
Université Clermont Auvergne, Centre Michel de l'Hospital EA 4232, F-63000 Clermont-Ferrand, France

D ans le cadre d’un panel sur la finalité de l’invention, il semble cohérent de supposer qu’il sera
question du but de l’invention, qu’elle soit matérielle ou abstraite, but qui peut notamment
s’appréhender au regard d’un critère : son utilité341. L’on partira ici du postulat, qui peut être
discuté et nuancé342, qu’une invention conceptuelle poursuit le but d’être utile, et l’on se posera en
conséquence la question de l’utilité de la qualification juridique d’État, notamment à la lumière de
l’émergence de l’État islamique. Pour ce faire, trois constats préalables s’imposent.

Premier constat : la qualification juridique d’État, en droit international, est une invention. Cela est peu
discutable : toute qualification juridique est nécessairement le produit d’un processus inventif au cours
duquel la meilleure qualification, celle qui évoquera le mieux la situation factuelle, est recherchée et
construite. Par ailleurs, la diversité des qualifications d’État, en fonction des disciplines de spécialité de
l’observateur, le démontre. Alain PELLET rappelle ainsi que « le mot “État” est ambigu : pour nombre de
politologues, à commencer par ENGELS et les théoriciens marxistes, il désigne toute forme d'organisation
politique des sociétés humaines, des grands Empires de l'Antiquité ou d'Orient aux sociétés
contemporaines, en passant par les tribus africaines ou les cités grecques »343. Ces ambiguïtés ne peuvent
qu’être confirmées par la consultation de travaux relevant d’autres champs disciplinaires344, amenant
même certains à considérer que « définir l'État est une tâche presque impossible » en sociologie345.

Deuxième constat : la qualification juridique d’État est une invention théoriquement utile. Cela n’est pas
non plus révolutionnaire, dès lors que l’on sait qu’une qualification juridique crée un lien d’association
entre un fait ou une donnée factuelle et un régime juridique susceptible de s’y appliquer. Ainsi la question
de la qualification jurisprudentielle du service public, en droit administratif, poursuit-elle l’objectif de
déterminer si le régime juridique du service public doit s’appliquer à l’entité étudiée, ou non.
La qualification juridique peut également créer une catégorie d’acteurs en entraînant des conséquences
en termes de compétences et de responsabilité ; ainsi en est-il justement de l’État, qui, une fois qualifié
de tel – fût-ce tacitement –, a la capacité juridique de s’engager sur la scène internationale, mais est

340
Cette contribution a été mise à jour pour la dernière fois en janvier 2018.
341 D’autres critères peuvent bien sûr être dégagés. Ainsi, sur un plan philosophique, l’invention conceptuelle peut également poursuivre le but
d’être efficace ou porteuse d’un énoncé valide.
342
L’on pense par exemple à l’invention artistique, qui ne cherche pas nécessairement à être utile…
343 PELLET Alain, « Le droit international à l'aube du XXIe siècle », Cours euro-méditerranéens Bancaja de droit international, vol. I, 1997, Aranzadi,

Pampelune, 1998, p. 49, également publié in PELLET Alain, Le droit international entre souveraineté et communauté, Paris, Pedone, Doctrine(s),
2014, p. 41.
344
Ainsi, un sociologue politiste a pu retenir comme définition de l’État « une relation sociale établie par l’interaction des groupes d’intérêts, dont
la finalité est de rendre cohérent un modèle de domination qui peut obéir aussi bien à des logiques territoriales que non territoriales, mais dont
la forme d’établissement est une organisation du territoire en fonction d’une logique spatiale particulière qui lui confère une intégrité reconnue
à l’intérieur comme à l’extérieur de ses frontières » (Cáceres GONZALO, « Sociologie de l’État : une étude de cas », in Interrogations, Revue
pluridisciplinaire de sciences humaines et sociales, n° 8, juin 2009, non paginé).
345 BOUDON Raymond, BOURRICAUD François, Dictionnaire critique de la sociologie, Paris, PUF, 2000, p. 232.

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susceptible de voir sa responsabilité engagée s’il méconnaît ses obligations. De manière enfin plus
générale, la qualification d’État permet d’ordonner les rapports entre les entités susceptibles de relever
de la catégorie en fixant des règles primaires, telle l’égalité souveraine.

Troisième constat : la question de l’utilité de la qualification juridique peut-être remise en cause


aujourd’hui. Sans doute est-ce là le constat le plus discutable ; aussi convient-il d’en exposer les
fondements, après avoir précisé que ce n’est pas la notion d’État dont l’utilité peut être interrogée, mais
bien celle de la qualification d’État, c’est-à-dire le processus intellectuel et juridique dont la conclusion
est l’appartenance à l’ensemble notionnel « État ».

Si la qualification d’État entraîne la reconnaissance de compétences, il n’est pas nouveau de soulever la


question de l’exclusivité de ses prérogatives face à l’émergence de nouveaux acteurs. Parmi eux, les
groupes terroristes sont parmi les plus inquiétants, notamment ceux qui revendiquent leur qualité d’État.
Si la revendication n’est pas inédite – l’on pense à l’ETA ou à l’IRA sur le sol européen, ou au PKK en Turquie
– il faut noter que le groupe « État islamique » (ci-après : « l’EI ») diffère quelque peu de ceux-ci, en cela
qu’il n’est pas à proprement parler un groupe séparatiste luttant pour l’indépendance ou la sécession
d’une partie d’un territoire346 ; son objectif est une entreprise de terreur globalisée, tandis que la maîtrise
d’un territoire est déjà en grande partie acquise347.

Plus encore et surtout, c’est le discours juridique des États face à l’EI qui rend l’organisation si spécifique
au sein de la nébuleuse des groupes terroristes : un discours ambigu de rejet de la qualification étatique,
mais de réaction en pratique similaire à celle que l’on attendrait face à un État qui exercerait les
prérogatives exercées par l’EI. Dès lors, la question des rapports entre l’émergence de l’EI et la
qualification d’État se pose.

L’interrogation est double. Ainsi peut-on raisonner pragmatiquement : l’EI est-il – ou a-t-il été – un État,
au regard de la qualification juridique pertinente ? La réponse implique d’appliquer des critères existants
à la situation de l’EI ; elle a déjà été donnée, bien qu’il ne soit pas inutile de revenir sur ces argumentations
sous un angle critique (I). Prise sous angle plus théorique et prospectif, la question conduit également à
s’interroger sur les conséquences de l’émergence sur l’EI sur la qualification d’État (II).

I. L’ABSENCE DE QUALITE ETATIQUE DE L’EI DANS LE DISCOURS JURIDIQUE


CONTEMPORAIN
La qualification d’État répond à des critères dont l’origine, comme la nature, font soupçonner une absence
d’unité (A) ; l’émergence de l’EI entraînant néanmoins une réponse unanime, mais questionnable, quant
à sa qualification (B).

346
Voir, sur les nouvelles revendications terroristes et de nombreux exemples, WÖRNER Liane, « Expanding Criminal Laws by Predating Criminal
Responsibility - Punishing Planning and Organizing Terrorist Attacks as a Means to Optimize Effectiveness of Fighting Against Terrorism », German
Law Journal, vol. 13, n° 9, 2012, spéc. pp. 1037-1039.
347
L’on pourrait rétorquer que parmi les exemples cités, d’aucuns ont également acquis la maîtrise de leur territoire, ce qui peut être exact. Ainsi
le pays basque espagnol dispose-t-il d’une autonomie spécifique et d’un Statut, mais il est toujours intégré au système juridique espagnol ; v. sur
ce point SHIKOVA Natalija, « Practicing Internal Self-Determination Vis-a-Vis Vital Quests for Secession », German Law Journal, vol. 17, n° 2, 2016,
pp. 254-259.

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A. L’absence d’unité autour de la qualification d’État en droit international :
une invention inachevée ?
La définition de l’État n’a pas été aisée à dégager (1) ; cette dernière est empreinte d’une subjectivité
laissant par ailleurs entrevoir une absence d’unité de sa qualification (2).

1. La question de la valeur de la définition de l’État par ses éléments constitutifs


Il est presque inutile de rappeler que la définition actuelle de l’État repose sur des critères ou éléments
constitutifs que l’on tient d’une codification peu usuelle, puisqu’elle réside dans un célèbre avis de la
Commission BADINTER : « l’État est communément défini comme une collectivité qui se compose d’un
territoire et d’une population soumis à un pouvoir politique organisé »348. Cette définition reprend, dans
l’ensemble, des critères existant, qu’ils soient doctrinaux ou conventionnels. CARRE DE MALBERG
distingue déjà ces « trois éléments constitutifs dont chaque État est formé »349 : « un certain nombre
d'hommes »350, un territoire, et enfin « et par-dessus tout, [...] l'établissement au sein de la nation d'une
puissance publique s'exerçant supérieurement sur tous les individus qui font partie du groupe national ou
qui résident seulement sur le sol national »351. En résumé, un État se définit comme « une communauté
d'hommes, fixée sur un territoire propre et possédant une organisation d'où résulte pour le groupe
envisagé dans ses rapports avec ses membres une puissance supérieure d'action, de commandement et
de coercition »352. S’agissant du volet conventionnel, l’un des exemples les plus connus réside dans la
Convention de Montevideo de 1933, alors signée par vingt États américains. Son article premier dispose
en effet que l'État, « comme personne de Droit international, doit réunir les conditions suivantes :
I. Population permanente. II. Territoire déterminé. III. Gouvernement. IV. Capacité d'entrer en relations
avec les autres États »353.

Doit-on déduire de ces précédents que les éléments constitutifs de l’État, en droit international, relèvent
de la coutume ? La Commission BADINTER ne s’aventure pas sur ce chemin, énumérant les critères
retenus « en des formules concises qui rappellent bien davantage les motifs des arrêts du Conseil d’État
français que les motivations vétilleuses de la C.I.J. »354 en se fondant sur « les principes du droit
international public qui permettent de définir à quelles conditions une entité constitue un État »355 ou, plus
évocateurs, sur les « principes universellement reconnus du droit international »356. Le contraste entre la
référence aux « principes du droit international », qui peuvent évoquer une source précise de droit
international, et l’imprécision de l’origine des critères dégagés – « l’État est communément défini » – peut
montrer la prudence légitime de la Commission, dont le mandat n’était pas d’apporter une réponse ferme
à la question de la qualification d’État, mais de résoudre les nombreux problèmes juridiques posés par les
déclarations d’indépendance formulées par les républiques constituant l’ex-RSFY.

348
Commission d'arbitrage de la Conférence européenne pour la paix en Yougoslavie, Avis n° 1, 29 nov. 1991, 1) b).
349 CARRÉ DE MALBERG Raymond, Contribution à la théorie générale de l'État, t. 1, Paris, Sirey, 1920, p. 2.
350
Idem.
351
Ibidem, pp. 6-7.
352
Ibidem, p. 7.
353 Convention concernant les droits et devoirs des États, adoptée par la septième Conférence internationale américaine, signée à Montevideo le

26 déc. 1933, R.T.N.U., 1936, n° 3802.


354
PELLET Alain, « Notes sur la Commission d'arbitrage de la Conférence européenne pour la paix en Yougoslavie », AFDI, vol. 37, 1991, p. 337.
355 Commission d'arbitrage de la Conférence européenne pour la paix en Yougoslavie, Avis n° 1, 29 nov. 1991, 1) a).
356 Commission d'arbitrage de la Conférence européenne pour la paix en Yougoslavie, Avis n° 8, 4 juill. 1992.

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La Commission elle-même ne donne pas pleine assise à sa définition, en s'abstenant de l'utiliser pour
déterminer à quel moment exact les États en cause ont acquis cette qualité. Selon elle, « [p]uisqu'en
l'espèce les États successeurs de la RSFY sont des États nouveaux et que ceux-ci ont accédé à
l'indépendance à des dates différentes, cette date est, pour chacun d'eux, celle à laquelle ils ont acquis la
qualité d'État »357. En s'appuyant sur les dates de déclaration d'indépendance, et non sur les critères
objectifs dégagés par l'avis n° 1 – raisonnement moins formaliste358 et plus pragmatique au regard de la
difficulté de la tâche – la Commission ne donne pas pleine valeur aux critères de qualification dégagés
cinq ans plus tôt.

La doctrine va bien dans le même sens de l’absence de valeur coutumière, au sens formel en droit
international, de ces critères, évoquant « une doctrine bien connue »359, des éléments « à l’ordinaire
présentés aux fins d’identifier l’État »360, « la théorie des trois éléments constitutifs »361, une « règle qui
définit les conditions d’existence de l’État »362 ou encore un « statut défini par le droit international »363.
D’autres affirment simplement que « [p]our qu’il y ait État, il faut que soient réunis »364 les critères
mentionnés supra. Des auteurs plus anciens estiment que « [c]’est à la théorie générale de l’État que la
science du droit international emprunte les signes distinctifs de l’État »365.

Ce consensus sur l’existence de ces éléments, mais non sur la valeur de la règle permettant de considérer
leur réunion comme obligatoire en droit international relève finalement d’une « part de mystère[,] car ces
éléments de l’État semblent relever de l’ordre du fait (ils se constatent) mais ils paraissent aussi avoir un
caractère prescriptif (si un élément manque, alors on ne doit plus parler d’État) »366. Bien que la question
de l’existence de l’État soit théoriquement une question de fait, la pratique et l’histoire montrent bien
qu’il s’agit, en réalité et de plus en plus clairement, d’une question de droit.

2. La qualification d’État : de la subjectivité à la diversité


C’est de ce « mystère » que naît la difficulté et la potentielle rupture de l’harmonie.

Un indice de la fragilité de la qualification réside, d’emblée, dans l’absence de consensus de la doctrine


sur la question de la nature même des éléments constitutifs de l’État. S’agit-il de conditions – le cas
échéant cumulatives – d’existence juridique de l’État, auquel cas leur absence entraînerait l’absence de
qualité étatique ? S’agit-il au contraire de « critères », entendus comme des indices permettant de
distinguer un État d’une entité non-étatique ? S’appuyant sur leur portée technique pour identifier l’État,
Joe VERHOEVEN insiste ainsi sur la qualification de « critères »367 tandis que d’autres auteurs utilisent le
terme de « conditions »368. La pratique tendrait plutôt à considérer qu’il s’agit de critères, car, finalement,
« [t]out est affaire de circonstances »369.

357
Commission d'arbitrage de la Conférence européenne pour la paix en Yougoslavie, Avis n° 11, 16 juill. 1996.
358
Dans le même sens, PELLET Alain, « L’activité de la Commission d’arbitrage de la Conférence européenne pour la paix en Yougoslavie », AFDI,
vol. 39, 1993, p. 292.
359 SANTULLI Carlo, Introduction au droit international, Paris, Pedone, 2013, p. 14.
360
VERHOEVEN Joe, Droit international public, Bruxelles, Larcier, Précis de la Faculté de Droit de l’Université catholique de Louvain, 2000, p. 52.
361 DUPUY Pierre-Marie, KERBRAT Yann, Droit international public, 13e éd., Paris, Dalloz, Précis, 2016, p. 30, § 34.
362
RIVIER Raphaële, Droit international public, Paris, PUF, Thémis droit, 2012, p. 228.
363
COMBACAU Jean, SUR Serge, Droit international public, 11ème éd., Paris, LGDJ, Domat droit public, 2014, pp. 228 et suivantes.
364
REUTER Paul, Droit international public, 4e éd., Paris, PUF, Thémis droit, 1973, p. 126. Nous soulignons.
365 DE LOUTER Jan, Le droit international public positif, t. 1, Oxford, Humphrey Milford, 1920, p. 161.
366
ALLAND Denis, Manuel de droit international public, Paris, PUF, Coll. Droit fondamental, 2014, p. 38, § 23.
367
VERHOEVEN Joe, Droit international public, op. cit., p. 54.
368 Par exemple RIVIER Raphaële, Droit international public, op. cit., p. 229.
369 VERHOEVEN Joe, Droit international public, op. cit., p. 57.

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Un second indice réside dans le processus d’identification de l’État, qui passe nécessairement par un
observateur. Or, la réunion des éléments constitutifs « est une question de pur fait que le droit constate –
le droit, ou, plutôt, l’interprète (l’homme politique, le diplomate, le juriste) et ceci, bien sûr, ne va pas sans
une certaine subjectivité, d’autant plus que les enjeux sont, politiquement, souvent d’une extrême
importance) »370.

De cette inévitable subjectivité nait l’évidence : il n’existe pas réellement de critères absolus de l’État en
droit international, et quand bien même l’on s’accorderait sur des éléments constitutifs, ceux-ci sont
suffisamment vastes et imprécis pour justifier une analyse systématiquement in concreto de l’entité à
propos de laquelle la question se pose.

La pratique confirme cette conclusion, comme le résume Olivier CORTEN, qui note que, s’agissant des
deux premiers critères, « la pratique se caractérise par une certaine souplesse, l’important étant de
pouvoir identifier une assise territoriale et humaine, et non d’en fixer précisément l’étendue »371.
La question du gouvernement effectif semble à cet égard être abordée avec le moins de rigidité, comme
le démontrent certains précédents – ainsi le cas de la Bosnie-Herzégovine372. Pour distinguer les cas où le
critère est rempli et de ceux où tel n’est pas le cas – comme l’Ossétie du sud ou la Transnistrie – un critère
additionnel, ou secondaire, semble se dégager : celui de la stabilité du gouvernement, identifié par la
doctrine en ces termes : « la condition d’effectivité du gouvernement doit […] être appréciée non pas de
manière statique (c’est-à-dire en figeant la situation à un moment donné) mais de manière dynamique,
soit en termes de stabilité, et ce en prenant tout spécialement en compte la position et le comportement
des autorités de l’État dont la sécession entraînerait le démembrement, au moins partiellement »373.
Cette interprétation, qui peut être vue comme renvoyant à l’étymologie même du terme « État »374,
est nécessairement empreinte de subjectivité et de contingence : comment définir la stabilité ? Doit-elle
être appréhendée selon un critère temporel, matériel ou encore institutionnel ? Elle est, cependant, à la
fois conforme à la fameuse « plasticité » du droit international375 en perpétuelle évolution et susceptible
d’expliquer la majorité des précédents pertinents, tels le Katanga ou le Biafra, qui ont pu exercer un
pouvoir effectif.

Mais majorité n’est pas intégralité, et un tel critère ne permet pas d’expliquer certains précédents, comme
celui du Kosovo. Un autre outil, qui s’éloigne des critères constitutifs, peut être mentionné à ce stade.
Selon la théorie de la reconnaissance constitutive, un État peut en effet être qualifié comme tel, non par
application de critères objectifs, mais exclusivement du fait de la reconnaissance par d’autres États.
L’État n’aurait d’existence que dans le cadre de relations bilatérales, en fonction de sa reconnaissance ou
non par les autres. La doctrine s’accorde pour admettre qu’elle n’a plus cours de nos jours, sous réserve
de la proposition de Mathias FORTEAU, qui invite à se poser la question de la qualification relative de

370 PELLET Alain, Le droit international entre souveraineté et communauté, op. cit., pp. 48-49.
371
CORTEN Olivier, « L’“État islamique”, un État ? En jeux et ambiguïtés d’une qualification juridique », in CASADO Arnaud, SAFI Farah, Daech et
le droit, Paris, Éd. Panthéon-Assas, Colloques, Actes du colloque organisé le 11 janv. 2016, 2016, pp. 56-57.
372
O. CORTEN rappelle qu’elle a été largement reconnue comme un État dès 1992, alors même que le territoire n’était pas réellement maîtrisé
(idem).
373
Ibid., p. 59.
374
Du latin stare, être debout ou immobile. V. CLÉDAT Léon, Dictionnaire Étymologique de la Langue Française, 3e éd. revue et augmentée, Paris,
Hachette, 1914, pp. 220, 221 et 224.
375 DUPUY Pierre-Marie, Droit international public, Paris, Dalloz, Précis, 10e éd., 2010, p. 588.

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l’État : il serait en effet possible de considérer l’existence d’un État dans le cadre de certaines relations
juridiques, mais non en général376.

Il ressort de ces éléments une certitude : les critères d’existence de l’État ne sont que des outils destinés
à sa qualification, cette dernière demeurant in fine soumise à des considérations subjectives. Les critères
ne forment en conséquence qu’un cadre général, sur lequel la communauté internationale dans son
ensemble s’accorde, mais qui ne doit pas être interprété comme plus contraignant qu’un simple cadre
général.

B. Le refus de qualifier l’EI d’État,


facteur d’unification a minima du discours juridique
Ce refus, qui entérine le rejet d’une conception purement factuelle de l’existence de l’État, est un élément
structurant du discours juridique, puisqu’il rassemble autour d’une position commune, mais limitée dans
son champ, tant la communauté internationale (1) que la doctrine (2).

1. L’unanimité du discours étatique sur l’absence de qualité étatique de l’EI


Aucun État, à ce jour et à notre connaissance, n’a reconnu l’EI comme un État ; son effondrement en cours
fait qu’il est très peu probable que cela soit le un jour le cas. La plupart adoptent des sigles ou périphrases
pour éviter d’utiliser le terme « State » ou « État » : ISIS, ISIL, DAECH, « groupe État islamique »…

Dans leurs communications officielles, les États utilisent régulièrement les termes « so-called Islamic
State »377, « soi-disant État islamique »378 ou « prétendu État islamique »379. Bien que le Conseil de
sécurité s'abstienne de cette réserve380, il ne fait pas de doute qu'il ne reconnaît pas la qualité d'État de
l’EI. Il fait ainsi « observer que l’État islamique d’Iraq et du Levant est un groupe dissident d’Al-Qaida »381,
un « groupe terroriste »382 ou encore une « entité »383. Dans ses déclarations, la présidence du Conseil de
sécurité évoque, de la même manière, « Al-Qaida et les personnes et entités qui lui sont associées »384,
« l’organisation terroriste opérant sous le nom d’“État islamique d’Iraq et du Levant” (EIIL) »385, ou encore,
face à l’absence de qualification acceptable, une « entité »386.

376 V. le résumé d’O. CORTEN : « un État pourrait être reconnu non pas en tant que tel, mais au sens d’une règle juridique particulière. On pourrait
par exemple reconnaître la Palestine comme État au sens du Statut de la Cour pénale internationale, mais pas nécessairement au sens d’autres
conventions ou régimes juridiques, et encore moins en général » (CORTEN Olivier, « L’“État islamique”, un État ? En jeux et ambiguïtés d’une
qualification juridique », op. cit., p. 64, renvoyant à FORTEAU Mathias, « L’État selon le droit international : une figure à géométrie variable ? »,
RGDIP, 2007, pp. 737-770 et FORTEAU Mathias, « La Palestine comme « État » au regard du Statut de la Cour pénale internationale », RBDI, 2012,
pp. 41-64.
377
Letter dated 7 June 2016 from the Permanent Representative of Belgium to the United Nations addressed to the President of the Security
Council, 9 June 2016, S/2016/523. Les usages de ce terme par les délégations sont aisément consultables dans le document recensant les prises
de positions étatiques concernant la lutte contre l’EI, mis en ligne par Olivier CORTEN : CORTEN Olivier, The fight against ISIS - Official Position of
States (January 2014-January 2017), document mis en ligne sur le site du Centre de Droit International de l'ULB < http://cdi.ulb.ac.be/the-fight-
against-isis-official-positions-of-state-2014-2017/ >. L’expression est ainsi employée par le Royaume-Uni ou encore les Pays-Bas.
378 V. le discours de François HOLLANDE lors de l'hommage associatif aux victimes du terrorisme, Paris, lundi 19 sept. 2016 : « Nous venons de

vivre depuis le début de 2012 une série d’attentats perpétrés par le même ennemi : les fanatiques du soi-disant État islamique ou Al-Qaïda ».
379
L’expression est aussi employée par l’Assemblée générale des Nations Unies : AGNU, Résolution 69/189 adoptée le 18 déc. 2014,
A/RES/69/189, p. 2.
380
V. par exemple la résolution 2249 (2015) du 20 nov. 2015, S/RES/2249.
381
Résolution 2170 (2014) du 15 août 2014, S/RES/2170, § 18.
382
Résolution 2169 (2014) du 30 juill. 2014, S/RES/2169, préambule ; Résolution 2299 (2016) du 25 juill. 2016, S/RES/2299, préambule ; Résolution
2322 (2016) du 12 déc. 2016, S/RES/2322, préambule.
383
Résolution 2178 (2014) du 24 sept. 2014, S/RES/2178, préambule, p. 2.
384
Déclaration du Président du Conseil de sécurité du 28 juill. 2014, S/PRST/2014/14.
385 Déclaration de la Présidente du Conseil de sécurité du 19 sept. 2014, S/PRST/2014/20.
386 Déclaration de la Présidente du Conseil de sécurité du 29 mai 2015, S/PRST/2015/11.

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Comme il le sera vu infra, le principal écueil de ce mouvement unanime est l’absence de position commune
sur la qualification de l’EI. Comme le précise la doctrine, « une analyse pointue des déclarations émises
par les responsables européens depuis le début de la crise est pour le moins de nature à jeter un sérieux
doute sur l’existence d’une position juridique ferme et précise, quelle qu’elle soit »387.

Que tous les États soient d’accord pour ne pas qualifier l’EI d’État est une chose ; qu’ils s’accordent sur la
meilleure manière de le définir pour pouvoir exercer leurs prérogatives à son encontre en est une autre.

2. L’unanimité relative du discours doctrinal


La doctrine n’échappe pas à la dynamique générale, et aucune référence consultée n’a semblé admettre
la qualité étatique de l’EI.

Or, comme le relève un auteur, « lorsque l'on analyse le Califat à partir des trois conditions d'émergence
de l'État, il semble difficile de lui nier la qualité étatique »388. Les faits le confirment bien : l'EI dispose d'un
territoire, d'une population - même si la notion de nationalité n'a pas cours – et d'une autorité politique
effective. Anne-Laure CHAUMETTE détaille avec précision l'adéquation de la structure de l'EI avec ces
critères, ce qui n'est pas sans soulever une interrogation de taille : pourquoi la doctrine ne s'est-elle, dans
un premier temps, pas posé la question de la qualification étatique sous un angle critique ? La majorité
des réponses apportées dès l'annonce de frappes françaises ont tourné autour de l'impossibilité théorique
d'invoquer l'article 51 de la Charte, ainsi qu'autour du paradoxe juridique que crée l'absence de
reconnaissance de la qualité étatique de l'EI pour des motifs évidents, mais l'usage du régime juridique
réservé aux États.

Il apparaît qu’il n’a jamais été envisageable de reconnaître une quelconque qualité étatique à l’EI, quand
bien même les critères habituels seraient remplis. Ce constat amène à considérer d’une part que d’autres
considérations entrent en jeu lorsqu’il est question de la qualification d’un État, et d’autre part, qu’au
regard de l’absence de cohérence manifeste du discours juridique contemporain, ces considérations ne
sont pas formellement établies. Il semble que l’apparition de l’EI a exacerbé de manière considérable les
dissonances pré-existentes.

II. L’ALTERATION DE LA QUALIFICATION D’ÉTAT DU FAIT DE L’EMERGENCE DE L’EI


Cette altération relève d’abord d’un manque d’inventivité face au phénomène nouveau que constitue l’EI.
Celle-ci se traduit par une absence manifeste de cohérence du discours juridique étatique relatif aux
conséquences de la qualification d’État (A), et amène à s’interroger sur la pertinence d’une réactivation
du processus inventif sur ces questions (B).

387
CORTEN Olivier, « L'argumentation des États européens pour justifier une intervention militaire contre l'Etat islamique en Syrie : vers une
reconfiguration de la notion de légitime défense ? », op. cit., p. 54.
388 CHAUMETTE Anne-Laure, « Daech, un “État” islamique ? », AFDI, vol. 60, 2014, p. 74.

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A. L’inventivité et l’absence de cohérence du discours juridique étatique :
un facteur d’altération de la qualification d’État
La réactivation du processus inventif, face à la difficulté d’agir contre l’EI, a conduit à une multitude de
propositions étatiques, qu’il s’agisse de nouvelles qualifications ou de la mise à l’écart du cadre juridique
traditionnel (1). La doctrine n’est pas en reste et bien que le processus inventif ne soit jamais en sommeil
(2).

1. L’inventivité du discours étatique


Face à l’impossibilité de qualifier l’État islamique d’État, les discours étatiques varient. Si tous s’accordent
pour refuser cette qualification, les solutions envisagées, notamment pour justifier une intervention
armée, diffèrent largement.

La solution belge fait ainsi preuve d’inventivité :


« ISIL has occupied a certain part of Syrian territory over which the Government of the Syrian Arab
Republic does not, at this time, exercise effective control. In the light of this exceptional situation,
States that have been subjected to armed attack by ISIL originating in that part of the Syrian territory
are therefore justified under Article 51 of the Charter to take necessary measures of self-defence.
Exercising the right of collective self-defence, Belgium will support the military measures of those
States that have been subjected to attacks by ISIL. Those measures are directed against the so-called
“Islamic State in Iraq and the Levant” and not against the Syrian Arab Republic »389.

Néanmoins toute invention n’est pas toujours une réussite. La solution belge, qui tend à écarter la
qualification d’État comme déclencheur du mécanisme de la légitime défense collective au profit du seul
critère d’entité exerçant effectivement un contrôle sur un territoire, crée un paradoxe juridique justifié
par une « situation exceptionnelle ». Comme le rappelle O. CORTEN, « en invoquant une exception à
l’interdiction du recours à la force, on laisse entendre que, en principe, cette interdiction est applicable.
Or, à la lecture de l’article 2 § 4 […] il n’en est rien : le recours à la force n’est prohibé que dans les “relations
internationales”, et donc entre États »390. Dès lors il faudrait s’abstenir d’invoquer la légitime défense,
pour se fonder sur l’autorisation du régime syrien – comme la Russie le fait d’ailleurs391 – ce que ne
souhaite pas la Belgique. La « situation exceptionnelle » invoquée ne semble pas un argument
suffisamment solide pour justifier l’entretien de ce paradoxe, qui remet, au passage, en cause l’utilité de
la qualification d’État.

Si le Royaume-Uni semble suivre la même voie392, une solution un peu différente, quoique toujours basée
sur l’invocation de la légitime défense, a vu le jour du côté Français. Le discours du Ministre français de la
défense en décembre 2015 a à ce propos largement animé la doctrine :
« Daech n’est certes pas un État au sens juridique du terme ; on ne peut donc, par exemple, lui
déclarer formellement la guerre. D’un point de vue stratégique, en revanche, nous avons bien affaire

389 Letter dated 7 June 2016 from the Permanent Representative of Belgium to the United Nations addressed to the President of the Security
Council, précitée note 377.
390
CORTEN Olivier, « L’“État islamique”, un État ? En jeux et ambiguïtés d’une qualification juridique », op. cit., p. 70.
391
Lettre datée du 15 oct. 2015, adressée au Président du Conseil de sécurité par le Représentant permanent de la Fédération de Russie auprès
de l’Organisation des Nations Unies, S/2015/792.
392
Lettre datée du 7 sept. 2015, adressée au Président du Conseil de sécurité par le Représentant permanent du Royaume-Uni de
Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord auprès de l’ONU, S/2015/688. V. CORTEN Olivier, « L'argumentation des États européens pour justifier une
intervention militaire contre l'Etat islamique en Syrie : vers une reconfiguration de la notion de légitime défense ? », RBDI, vol. 2016/1, 2016,
p. 34.

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à un “proto-État”, qui a soumis un territoire vaste comme la Grande-Bretagne et une population
d’environ 10 millions d’habitants, qui dispose de capacités militaires et financières que de nombreux
États n’ont pas, qui tente d’exercer des pouvoirs régaliens traditionnels (notamment celui,
hautement symbolique, de frapper monnaie) ainsi que certaines attributions de l’État-providence
(en matière d’éducation d’action sociale en particulier »393.

La qualification de « proto-État » est nouvelle et inédite dans le paysage juridique français, bien qu’elle
ait parfois été utilisée par les historiens du droit394. Elle a été confirmée en des termes similaires, en 2016,
par le même Ministre395. Un seul précédent de cette qualification concernant l’EI a pu être décelé dans un
discours du Ministre canadien des Affaires étrangères en 2014 : « [c]es terroristes créent un proto-État,
un endroit où ils peuvent se préparer à attaquer le Canada et le monde occidental »396. S’il est possible
que la défense française se soit inspirée de cette terminologie, il ne peut être considéré, au regard de son
absence totale de définition et de répétition au Canada, comme un précédent pertinent.

Pour François ALABRUNE, Directeur des affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères français :
« Daech constitue une organisation terroriste dont l’activité a été qualifiée de menace à la paix et à
la sécurité internationale par le Conseil de sécurité, qui contrôle un très vaste territoire, à cheval sur
l’Iraq et la Syrie, et qui dispose de ressources considérables et de moyens de combats comparables
à ceux d’un État. C’est ce que le ministre français de la Défense, M. LE DRIAN, a relevé en qualifiant
Daech de “proto-État” »397.

Si cette précision n’apporte pas de clarification sur une éventuelle volonté française d’instituer une
catégorie d’entités répondant à une définition de « proto-État », il est notable que la qualification de
« proto-État » semble potentiellement pouvoir s’appliquer à d’autres entités, comme il ressort d’ailleurs
d’un autre discours du même Ministre de la défense en janvier 2016 : « de plus en plus de pays et même
de proto-États savent élaborer des réseaux informatiques sophistiqués, utiliser des mini-drones low-cost,
achetés par exemple en Chine, à des fins d’observation, ou même guider des munitions à partir de
technologies commerciales »398. L’on peut déduire de l’utilisation répétée et, dans ce dernier cas,
in abstracto de cette qualification que la France ne limite pas son champ à la définition, conjoncturelle,
de l’État islamique. Il faut néanmoins noter que l’expression « proto-État » n’a jamais été reprise par la
Présidence de la République à notre connaissance. Dans ses allocutions, le Président HOLLANDE évoque

393
Discours de Jean-Yves LE DRIAN, Ministre de la défense, aux Assises nationales de la Recherche stratégique à Paris, mardi 1er déc. 2015,
consultable en ligne < http://www.defense.gouv.fr/ministre/prises-de-parole-du-ministre/prises-de-parole-de-m.-jean-yves-le-drian/discours-
de-jean-yves-le-drian-assises-nationales-de-la-recherche-strategique >.
394
On la retrouve par exemple à propos de l’État normand entre le Xe et le XIe siècles ; v. DAVY Gilduin, « Le père, le fils et le saint : les trois piliers
de la Respublica Normannorum », in GIRAUDEAU Géraldine, GUERIN-BARGUES Cécile, HAUPAIS Nicolas (dir.), Le fait religieux dans la construction
de l'État, Paris, Pedone, 2016, p. 17.
395
Intervention de Jean-Yves LE DRIAN, Ministre de la défense, à la Brookings Institution à Washington, mercredi 20 juill. 2016, consultable en
ligne < http://www.defense.gouv.fr/english/ministre/prises-de-parole-du-ministre/prises-de-parole-de-m.-jean-yves-le-drian/intervention-de-
jean-yves-le-drian-a-la-brookings-institution >.
396
Intervention de John Baird, Ministre des Affaires étrangères à propos de la contribution militaire à la lutte contre l'EIIL, Débats de la Chambre
des communes, vol. 147, n° 123, 2e session, 41ème législature, 6 oct. 2014, p. 1200.
397 ALABRUNE François, « Fondements juridiques de l'intervention militaire française contre Daesh en Irak et en Syrie », RGDIP, 2016, p. 10.
398
Discours de Jean-Yves LE DRIAN, Ministre de la défense, « La stratégie de défense française à un tournant », Leçon inaugurale de la Chaire
« Grands enjeux stratégiques », Paris, Université Panthéon-Sorbonne, lundi 18 janv. 2016, consultable en ligne
< http://www.defense.gouv.fr/ministre/prises-de-parole-du-ministre/prises-de-parole-de-m.-jean-yves-le-drian/discours-de-jean-yves-le-drian-
lecon-inaugurale-chaire-grands-enjeux-strategiques-sorbonne >.

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plutôt une « organisation terroriste »399, bien que certaines formulations puissent parfois prêter à
confusion400.

Si les solutions belge et britannique altèrent l’utilité de la qualification d’État, en n’en faisant plus une
condition d’application du régime juridique qui en dépendait jusqu’alors au regard de la Charte, la solution
française semble altérer directement la qualification d’État en la fragmentant. Ce phénomène n’est pas
nouveau ; l’on pense aux « Failing States » ou « États défaillants », comme la Somalie401 ou encore le
Cambodge402, aux « États fantômes », qualificatif dont la Macédoine se plaignait récemment devant la
Cour internationale de justice d’avoir été affublée403, ou encore aux « États fantoches » envisagés par la
Commission dans ses travaux sur la responsabilité des États pour fait internationalement illicite404
– comme la Croatie après la deuxième guerre mondiale selon le TPIY405 ou la RTCN créée par la Turquie406.
Mais la position française crée une étape en amont de la création de l’État, alors que ces catégories
concernent, la plupart du temps, soit un État en déliquescence, soit une entité sous le contrôle d’un autre
État. Elle ne va pas sans faire écho à l’idée « d’État en devenir » ou « in statu nascendi » évoquée par
Mustafa YASSEEN lors des travaux de la CDI à propos de la responsabilité des mouvements
insurrectionnels devenus États407. L'expression a pu être utilisée par le Cameroun pour qualifier le Nigéria
avant son indépendance408, par Paul REUTER, Rapporteur spécial à la CDI, pour la Namibie409, pour la
plupart des États issus de l’ex-RFSY et, de manière plus connue, à propos de la Palestine410. La Cour
internationale de justice, qui, appelée à se positionner au stade de sa compétence sur la question du
caractère in statu nascendi de la Serbie avant le 27 avril 1992, avait considéré qu’elle relevait du fond411,
n’a pas apporté d’éléments particuliers sur ce point, se bornant à affirmer que le paragraphe 2 de
l'article 10 des Articles de la CDI sur la responsabilité de l’État « ne concerne que l’attribution d’actes à
l’État nouvellement constitué ; [il] n’engendre pas d’obligations s’imposant à ce dernier ou au mouvement

399 Discours du Président de la République à l’occasion de l’ouverture de la réunion de haut niveau pour la stabilité de Mossoul, Paris,

jeudi 20 oct. 2016 ; Discours de François HOLLANDE lors de la réunion des ministres de la Défense de la Coalition en Irak et en Syrie, Balard,
mardi 25 oct. 2016 ; Discours de François HOLLANDE sur le porte-avions Charles de Gaulle, vendredi 9 déc. 2016.
400
V. le discours de François HOLLANDE à la Communauté française du Portugal, Lisbonne, mardi 19 juill. 2016 : « En Irak, nous ferons en sorte,
et en ce moment même, le ministre des Affaires étrangères français et le ministre de la Défense sont à Washington avec leurs homologues,
de déterminer quel va être l’appui que nous allons apporter pour porter autant de coups et, à un moment, un coup fatal aux terroristes de Daesh,
à cet État islamique ».
401 TAVERNIER Paul, « L'année des Nations Unies 23 décembre 2007 - 24 décembre 2008. Problèmes juridiques », AFDI, vol. 54, 2008, p. 377.
402 McLAUGHLIN Rob, « East Timor, Transitional Administration and the Status of the Territorial Sea », Melbourne Journal of International Law,

2003, vol. 4.1, p. 339.


403
CIJ, Affaire relative à l'Application de l'accord intérimaire du 13 septembre 1995 (ex-République yougoslave de Macédoine c. Grèce), Compte
rendu de l'audience publique du lundi 28 mars 2011 à 10h, CR 2011/11, p. 59.
404 Annuaire de la Commission du droit international, 1979, vol. II, Deuxième partie Rapport de la Commission à l'Assemblée générale sur les

travaux de sa trente et unième session, A/CN.4/SER.A/1979/Add.l, pp. 112 et 125.


405 TPIY, Le Procureur c. Dusko Tadic, 7 mai 1997, IT-94-1-T, §§ 60-66.
406
Annuaire de la Commission du droit international, 1998, vol. I, Comptes rendus analytiques des séances de la cinquantième session,
2555e séance, 4 août 1998, A/CN.4/SER.A/1998, p. 257.
407 Annuaire de la Commission du droit international, 1975, vol. I, Comptes rendus analytiques de la vingt-septième session, 1314e séance,

22 mai 1975, A/CN.4/SER.A/1975, p. 58, § 13.


408
CIJ, Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria (Cameroun c. Nigéria), fond, Compte rendu de l'audience publique du
vendredi 22 fév. 2002 à 10 h, CR 2002/5, p. 20, § 6 : « Il semble raisonnable de supposer que cet État en devenir qui était [...] pleinement associé
au processus d'accession à l'indépendance, jouissait au moins d'une personnalité et d'une capacité juridiques suffisantes pour pouvoir participer
à la définition de ses propres frontières ».
409 Annuaire de la Commission du droit international, 1980, vol. I, Comptes rendus analytiques de la trente-deuxième session, 1587e séance,

8 mai 1980, A/CN.4/SER.A/1980, p. 13, § 34.


410
Par Salam FAYYAD, Premier ministre palestinien de 2007 à 2013 (RFI, « Favoriser la création d'un État palestinien », 17/12/2007, en ligne
< http://www1.rfi.fr/actufr/articles/096/article_60299.asp >, mais aussi par diverses personnalités françaises. Par exemple, v. l’intervention de
Pierre DUQUESNE, ancien Ambassadeur chargé des questions économiques de reconstruction et de développement au ministère des Affaires
étrangères et du développement international dans le Rapport du Groupe interparlementaire d'amitié France-Palestine n° 133, « La vie
quotidienne en Territoires palestiniens occupés », Actes du colloque du 14 déc. 2015 au Palais du Luxembourg.
411 CIJ, Affaire relative à l'application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), exceptions

préliminaires, arrêt du 18 nov. 2008, CIJ Recueil 2008, § 127.

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qui est parvenu à le créer »412. L’expression « proto-state » est également utilisée par la doctrine
anglophone, par exemple à propos de Taiwan, comme synonyme d’État en devenir413.

L’idée d’« État en devenir », si elle n’entraîne a priori pas de conséquences sur le plan juridique, est
néanmoins connotée positivement : à chaque fois qu’elle est utilisée, c’est soit pour mettre en avant, à
propos d’un État actuel, la qualité ou l’ampleur de sa capacité juridique ou politique avant même sa
création, soit pour soutenir la création d’un État pour l’avenir. À l’inverse, le « proto-État » à la française
cherche à contourner la qualification étatique : il est clair que l’EI n’a aucune vocation, et ne peut avoir
vocation, dans le discours juridique actuel, à devenir un jour un État. Il s’agit donc d’une invention visant
à créer, à côté de l’État, une catégorie d’entité ne pouvant prétendre à la qualité d’État, mais auquel il est
loisible d’appliquer les règles classiques du droit de la guerre.

2. L’inventivité du discours doctrinal


Anne-Laure CHAUMETTE note que « [l]e concept d’État exerce une fascination non seulement sur les
acteurs internationaux mais aussi sur la doctrine »414, ce qui est exact au regard de la production
doctrinale des dernières décennies. À la liste d’exemples de travaux récents qu’elle fournit pourrait-on
rajouter la question de l’État non démocratique, à laquelle un auteur a consacré sa thèse en concluant à
l'existence de nombreux obstacles dans la pratique et à l'émergence d'une obligation internationale d'être
démocratique dans certains cadres de coopération415. Trois outils peuvent être sollicités au secours du
discours étatique tendant à refuser la qualification d’État – sans préjudice des motifs du recours à la force,
qui demeure une conséquence de la qualification et doit à ce titre être traitée séparément.

Il a mentionné supra la réflexion de Mathias FORTEAU, tendant à revisiter la théorie de la reconnaissance


constitutive afin de l’adapter aux circonstances actuelles416. Si l’on pourrait estimer à première vue que la
théorie n’est pas pertinente en l’espèce, dans la mesure où aucun État n’a reconnu l’EI, son corollaire,
à savoir l’absence de qualité étatique lorsque l’entité en cause n’est reconnue par aucun État dans aucune
circonstance, semble bien être un argument en faveur de l’opinion unanime. Cette théorie demeure
néanmoins critiquée, en ce qu’elle est globalement peu compatible avec les « caractéristiques du droit
international contemporain »417. Comme le note Olivier CORTEN, « [l]a théorie de la « reconnaissance
constitutive » permettrait en effet aisément à chaque État d’éviter de respecter l’intégrité territoriale
d’une entité : il suffirait d’éviter de reconnaître cette dernière comme État, avec pour conséquence, par
exemple, qu’un État qui ne reconnaît pas Israël pourrait en toute légalité déclencher une action militaire
sur le territoire de l’État hébreu »418. La reconnaissance doit, selon lui et la doctrine majoritaire, demeurer
d’effet déclaratif.

Le deuxième outil réside dans le principe ex injuria jus non oritur, littéralement : « le droit ne naît pas de
la violation du droit ». Deux arguments incitent néanmoins à l’écarter s’agissant de l’État islamique.
Le premier tient à son ambiguïté actuelle, qui fait qu’il faudrait considérablement étendre le champ du

412 CIJ, Affaire relative à l'application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), fond, arrêt du

3 fév. 2015, CIJ Recueil 2015, § 104.


413 CRAWFORD James, « Chance, Order, Change : The Course of International Law. General Course on Public International Law », RCADI, vol. 365,

2013, p. 150, § 244.


414
CHAUMETTE Anne-Laure, « Daech, un “État” islamique ? », op. cit., p. 72.
415
D'ASPREMONT Jean, L'État non démocratique en droit international. Étude critique du droit international positif et de la pratique
contemporaine, Paris, Dalloz, 2008, 375 p.
416
FORTEAU Mathias, « L’État selon le droit international : une figure à géométrie variable ? », RGDIP, 2007, pp. 737-770 et FORTEAU Mathias,
« La Palestine comme « État » au regard du Statut de la Cour pénale internationale », RBDI, 2012, pp. 41-64.
417 CORTEN Olivier, « L’“État islamique”, un État ? En jeux et ambiguïtés d’une qualification juridique », op. cit., p. 66.
418 Idem.

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principe pour qu’il permette de refuser la qualification d’État à une entité née de la violation des droits
de l’homme ou du droit impératif. O. CORTEN précise, à partir des travaux récents, que le principe
ex injuria jus non oritur n’est à première vue pas transposable au cas de l’État islamique, qui n’entre pas
dans l’un des deux types de cas où il semble reconnu comme une règle de droit : la proclamation
d’indépendance ne contrevient pas au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, et son existence ne
remet pas en cause l’intégrité territoriale de l’Irak et de la Syrie. Ce dernier point, qui peut être contesté419,
n’a en tout état de cause pas fait l’objet de suffisamment de prises de positions étatiques claires et
explicites pour pouvoir à lui seul fonder une réflexion sur la qualification de l’État islamique. Le second
argument incitant à écarter le principe ex injuria jus non oritur dans la qualification de l’État est qu’il
renvoie en réalité non à une réflexion objective, mais à une contestation de la légitimité de l’entité.
Dès lors peut-on considérer qu’il peut constituer une exception, une circonstance tendant à exclure la
qualification d’État dans les deux cas susmentionnés, mais pas un moyen de dé-qualifier l’État de manière
autonome.

Un troisième outil peut être sollicité sur la base du principe ex injuria jus non oritur, comme l’indique
Anne-Laure CHAUMETTE, se plaçant dans la perspective de l’EI, c’est-à-dire d’une entité qui réunit les
conditions classiques de l’État mais constituée en violation du droit international :
« [d]ans ce cas, le droit positif considère que les éléments factuels ne sont pas suffisants, l’illicéité
ab initio pose l’obligation de non-reconnaissance qui empêche d’admettre l’entité au statut de sujet
du droit international. L’État existe matériellement mais pas juridiquement. Une distinction s’opère
alors entre l’État, phénomène social, et l’État, sujet du droit. Une condition de légalité se surajoute
aux conditions de fait. C’est la situation dans laquelle se trouve l’“ État islamique ” »420.

Cette acception conduit en réalité à déplacer la réflexion, pour la situer sur le champ du non-droit, puisque
l’État n’est accepté que sous sa forme non-juridique. Outre le fait de réduire considérablement l’utilité de
la qualification étatique, cette stratégie, qui conduit finalement à admettre l’existence de l’État en tant
que fait mais à lui opposer une obligation de non-reconnaissance, ne permet ni a priori de satisfaire
l’opinion publique, ni d’épuiser le débat sur le plan juridique : le régime que la communauté internationale
souhaite appliquer, en recourant à la force en vertu de la Charte, est celui d’un État reconnu au sens
juridique du terme. Si l’on dénie à l’État matériellement constitué toute prérogative juridique, lesquelles
naîtraient de l’absence d’interdiction de la reconnaissance si l’on suit le raisonnement proposé, il n’est
possible ni d’admettre qu’il exerce des compétences, ni d’utiliser contre lui des prérogatives destinées à
lutter contre des États juridiquement tenus de respecter la Charte. Il semble que l’obligation de
non-reconnaissance soit la sanction la plus contraignante que la communauté internationale puisse
prendre à l’égard d’un tel État ; l’admission du recours à la force à son encontre fait courir là encore un
risque significatif à l’édifice du maintien de la paix et de la sécurité internationales.

La doctrine navigue en réalité entre deux eaux. Il s’agit d’une part de démontrer que l’EI n’est pas un État
au sens juridique du terme, tout en évitant d’autre part d’inciter les États à adopter pour ce faire des
positions ouvrant la porte à une déstabilisation de la communauté internationale. Il est connu que les
États s’efforcent, par leur discours juridique, de respecter le droit international – ou du moins
l’interprétation qu’ils en font. Cette volonté naît du consensus, depuis la Seconde guerre mondiale, selon
lequel tous les États du monde ont intérêt dans l’ensemble à préserver la paix et la sécurité

419
V. CHAUMETTE Anne-Laure, « Daech, un “État” islamique ? », op. cit., p. 84. La controverse s’appuie sur la lecture du préambule de la résolution
2170 du 15 août 2014 du Conseil de sécurité, qui reconnaîtrait la violation de l’intégrité territoriale (idem) ou à l’inverse ne ferait que constater
« une relation entre le terrorisme et une menace contre la pax [plutôt] qu’une qualification de violation de l’article 2 § 4 de la Charte ou de
l’intégrité territoriale des États » (CORTEN Olivier, « L’“État islamique”, un État ? En jeux et ambiguïtés d’une qualification juridique », op. cit.,
p. 62).
420 CHAUMETTE Anne-Laure, « Daech, un “État” islamique ? », op. cit., p. 83.

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internationales, ce qui passe d’une part par l’adoption de règles de droit international, d’autre part par
leur respect plus ou moins littéral. Le rôle de la doctrine est de fournir une expertise en vue du respect et,
parfois, du développement du droit international, ce qui rend l’exercice parfois délicat.

B. De la nécessité de réactiver un processus inventif quant à la qualification d’État


en droit international
De ces difficultés, que le cas de l’EI met particulièrement en lumière, naissent peu de réponses et
essentiellement des questions, qui sont en lien direct avec le processus inventif. L’une d’entre elle réside
dans la nécessité d’inventer un nouveau concept pour résoudre les difficultés soulevées jusqu’ici (1) ;
une autre, qui découle de la première, dans l’utilité actuelle de la qualification d’État (2).

1. Peut-on déceler un concept manquant dans le discours juridique


relatif à la qualification d’État ?
La réponse à cette interrogation peut être construite sur la base des conclusions précédentes.

Il apparaît que l’obstacle principal n’est pas la qualification d’État, mais le lien entre celle-ci et le
déclenchement du mécanisme de sécurité collective – en l’occurrence, du droit de légitime défense.
Le monopole étatique en la matière et l’attachement des États au respect du droit international, qui se
traduit concrètement par l’invocation bancale de l’article 51 pour justifier le recours à la force armée sur
un sol étranger, amènent les États à une impasse.

Trois solutions s’offrent ainsi à ceux qui souhaitent une intervention. La première, à l’instar de la Russie
ou de l’Iran, consiste à coopérer avec le régime syrien, ce malgré les violations évidentes des droits de
l’homme que ce dernier a commis ou commet encore.

La deuxième, à l’instar de la Belgique, est de se fonder sur une interprétation extensive de l’article 51 de
la Charte des Nations Unies, le cas échéant en soulevant le caractère exceptionnel et inédit de la situation,
et de plaider pour une extension de cet article aux organisations terroristes. En développant, depuis 2001,
une doctrine en ce sens puis une pratique internationale auxquels se rallient peu à peu des États
initialement réticents comme la France, certains États du monde tendent à développer ce qui pourrait
potentiellement devenir une coutume internationale. Il serait néanmoins bon, si telle était leur volonté,
que celle-ci se développe en marge des Nations Unies, plutôt que de constituer une coutume
interprétative dont la valeur serait pour le moins hasardeuse. En ce sens, et malgré le souci louable de se
référer au système des Nations Unies, les États auraient intérêt à se fonder sur une évolution de la norme
coutumière de légitime défense421, et non sur une interprétation dynamique et manifestement
contradictoire de sa codification par l’article 51.

La troisième solution consiste, face à la difficulté de modifier l’article 51 ou d’en faire accepter une
extension potentiellement dangereuse, à repenser la définition et la qualification d’État, pour permettre
à la communauté internationale de réagir face à des organisations qui ne peuvent, pour des raisons
politiques, être qualifiées de telles, mais en remplissent les critères objectifs. Cela semble en partie être
le raisonnement français, combiné, avec des réserves, avec la lecture contestable de l’article 51 évoquée
supra, bien qu’il ne soit pas aisé de déceler une logique dans la position française – F. ALABRUNE semblant

421CIJ, Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua/États-Unis), arrêt (fond), 27 juin 1986, CIJ Recueil 1986,
§ 193.

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à la fois, en 2016, limiter la portée de la qualification de « proto-État » et s’aligner sur la position belge en
avançant le caractère exceptionnel de la situation422.

Il semble que les concepts et outils soient légion pour qualifier un État, pour autant que la communauté
internationale souhaite maintenir des critères suffisamment souples pour s’avérer adaptables.
Il n’apparaît donc pas nécessaire d’inventer de nouvelles catégories ou de réinventer les critères de
qualification de l’État. Au mieux pourrait-on s’accorder sur la place et le rôle de la théorie de la
reconnaissance constitutive, et admettre que l’existence de l’État n’est pas qu’une question de fait.
Les difficultés soulevées par l’EI proviennent ainsi plus de la difficile concertation des États que des critères
qualificatifs de l’État ; c’est en cherchant à les contourner que certains États font preuve d’inventivité.

2. Remarque conclusive : la qualification d’État est-elle encore utile ?


Malgré tous les éléments qui ont pu être développés, il semble que l’utilité de la qualification d’État
demeure inchangée : permettre d’associer un régime juridique aux entités pouvant se prévaloir des
critères de l’État. La conclusion à tirer de ce qui précède s’apparente plutôt à un avertissement :
en tentant de contourner la question de la qualification étatique pour enclencher, même à titre
exceptionnel, le mécanisme de légitime défense, les États rendent, certes exceptionnellement,
la qualification étatique inutile. Tel le télégraphe au temps des emails, la qualification étatique est-elle
une invention devenue inutile, à reléguer au placard ? Il ne semble pas qu’il faille trop vite abandonner
cette étape fondamentale du raisonnement juridique, qui procure à la fois sécurité juridique et protection
contre l’arbitraire étatique. La question de la qualification étatique devrait donc rester incontournable.

En revanche, il a été montré que se poser la question de la réinvention de cette qualification revient à
commettre une confusion. Ce ne sont en effet pas les critères de l’État qu’il faut repenser, mais le système
de maintien de la paix et de la sécurité internationales face aux nouvelles menaces que constituent les
groupes terroristes.

Dès lors, il est loisible de s’interroger sur la nature même de la qualification d’État : est-elle réellement
juridique ? Peut-être est-ce là finalement la question principale du sujet traité. L’on écrit, enseigne et
répète depuis 1991 que l’existence d’un État est une question de fait, tandis que les conséquences en
sont juridiques ; mais il a été démontré que l’octroi de la qualité d’État, par la communauté internationale,
est une question éminemment politique. Pour résoudre l’équation posée, à laquelle cette contribution
n’aura pas la prétention de répondre, il faut sans doute adopter une vision large et pluridisciplinaire de la
question du rôle de l’État au sein de la communauté internationale.

422
Il écrit ainsi que « Pris ensemble, ces éléments ont conduit les autorités françaises à considérer que, en l’espèce et de manière exceptionnelle,
l’exigence d’attribution, directe ou indirecte, à un État de l’agression menée par Daech ne s’imposait pas pour invoquer la légitime défense. »
(ALABRUNE François, « Fondements juridiques de l'intervention militaire française contre Daesh en Irak et en Syrie », op. cit., p. 10).

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REFLEXIONS SUR L’INVENTIVITE ET LE DROIT
Serge SUR,
Professeur émérite,
Université Paris II Panthéon-Assas

I
nventivité et droit : une telle association laisse perplexe. À première vue, les deux ne font pas bon
ménage. Le droit est orienté vers la stabilité, la prévisibilité, la rationalité convenue. Les normes
qui le composent répondent à la volonté d’organiser des comportements et des situations, même
s’il s’agit de favoriser ou de diriger leur changement. Le droit révolutionnaire lui-même tend à cristalliser,
à installer et à pérenniser des idéologies existantes, il ne les invente pas. L’inventivité à l’inverse échappe
à toute règle constituée, elle fait surgir un monde nouveau, elle est souvent imprévisible, dans son origine,
sa nature, ses effets. Comment l’anticiper ? Comment l’intégrer dans la prévision ? Une anecdote :
au Président MITTERRAND qui lui vantait la planification publique de la recherche afin de la rendre plus
féconde, le Président REAGAN répondait en sortant un stylo bille de sa poche, et en lui faisant observer
que personne n’avait prévu le succès universel de la pointe Bic. Ce qui n’empêchait pas au demeurant le
même Président REAGAN de multiplier les financements publics de la recherche sur l’Initiative de défense
stratégique (IDS ou SDI).

Le terme et le concept d’inventivité demandent à être éclaircis, aussi bien dans leurs rapports avec des
notions voisines comme la découverte, la créativité, l’innovation que dans leur contexte social.
Au bénéfice de ces distinctions, on pourra souligner l’influence de l’inventivité sur la sociabilité. On sait
que le droit est un élément fondamental du lien social : on peut retourner la fameuse formule : ibi jus,
ubi societas. Le système juridique est la marque de l’organisation qu’une société se donne volontairement
à elle-même, et au minimum la conscience qu’elle prend d’elle-même. Elle est une composante de sa
dimension culturelle, de sa civilisation. A ce propos, l’inventivité ne serait-elle pas un critère, voire le
critère de la distinction entre culture et civilisation ? Voilà qui conduira à s’interroger sur l’inventivité du
droit, sur la naissance de nouveaux concepts et normes juridiques. Enfin, comment le droit prend-il en
considération, intègre-t-il dans son univers les inventions, objets nouveaux qui appellent régulation et
doivent être ainsi consacrés et résorbés ?

I. INVENTIVITE, SOCIABILITE, CIVILISATION

A. Découverte, créativité, innovation, inventivité…


La langue française est suffisamment riche pour proposer une série de termes qui correspondent à des
activités différentes quoique proches, et ils sont suffisamment ambiguës pour qu’existent nombre
d’interfaces entre eux. La découverte est peut-être celui qui s’éloigne le plus de l’inventivité, puisqu’il met
à jour quelque chose qui existait déjà et que l’on ne fait que dévoiler. Malgré cette différence, comprendre
le sens d’une découverte peut impliquer une inventivité intellectuelle, alors que sans cela elle pourrait
rester inaperçue ou incomprise. Ainsi Christophe COLOMB découvrant l’Amérique croyait arriver aux
Indes. Ou encore on découvre l’électricité et on invente la lampe. Quant à l’innovation, le dictionnaire
nous indique qu’elle consiste à « introduire un changement dans une chose établie », à perfectionner un
objet existant. On passe de la lampe à filament au néon puis au LED.

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C’est entre créativité et inventivité que les liens sont les plus forts, les deux comportant un mélange
d’imagination, de concepts et de dimension opérationnelle ou concrète. Il n’en demeure pas moins
qu’elles restent profondément différentes, en ceci que la créativité consiste à tirer toutes les potentialités
d’un objet, d’une matrice qui existe déjà. Ainsi le feu : on n’a pas eu à le découvrir, mais à le maîtriser.
A partir de là, sa créativité est infinie, lumière, chaleur, énergie et toutes leurs applications. On illustrera
plus tard la créativité du droit et particulièrement du droit international : avec le même instrument, un
traité, on peut créer l’ONU, l’Union européenne, la Cour pénale internationale, régler le droit des espaces
maritimes, mais aussi conclure le plus menu des traités bilatéraux, etc… L’inventivité consiste quant à elle
à faire surgir des idées nouvelles, des objets qui n’existaient pas dans la nature, qui sont précisément
inventés. Elle débouche sur des innovations, et c’est leur impact sur l’existant, leur incorporation dans un
tissu social constitué, ce que Alvin TOFFLER dénommait en 1970 le Choc du futur, qui soulève la question
des rapports entre culture et civilisation.

B. Inventivité, culture, civilisation


Une civilisation a vocation à se développer, à se dépasser, à se renouveler par un processus critique et
inventif. Elle vit de ses métamorphoses, toujours du rejet de ses formes anciennes, parfois de leur oubli.
Une civilisation qui n’invente pas ou qui n’invente plus est une civilisation qui meurt. Elle devient une
culture, vouée aux conservatoires, puis aux musées, puis aux cimetières où dorment par exemple les
langues mortes. Une culture est une civilisation morte. Paul VALERY avait à la fois tort et raison en écrivant
que les civilisations sont mortelles, tort parce que la civilisation ne meurt pas mais se déplace en fonction
de l’inventivité qu’elle contient, raison parce qu’en effet elle peut se fossiliser en culture, qui n’évolue
plus. Une civilisation est à l’inverse une culture en voie d’évolution permanente.

Opposons symboliquement sur ce plan VOLTAIRE et WAGNER, VOLTAIRE critique de son temps, sur le
plan religieux, politique, scientifique, philosophique et moral, et qui prépare un monde futur, WAGNER
ressuscitant des légendes moyenâgeuses, un retour vers le passé qui anticipe de grandes régressions et
de funestes impasses. Au passage, on peut en tirer une critique fondamentale du multiculturalisme
comme négation de la civilisation, puisqu’il prône une juxtaposition de cultures crispées sur une identité
acquise, c’est-à-dire passée, qui tend à devenir sacrée. Le multiculturalisme est comme un faisceau de
cimetières, avec des carrés séparés, alors que la civilisation se nourrit d’apports multiples qu’elle absorbe,
combine et assimile en les dépassant.

C’est dire que l’inventivité est une composante fondamentale de la civilisation, elle en assure la survie et
le développement. La civilisation occidentale vit ainsi de l’accumulation de ses métamorphoses, c’est ce
qui établit sa supériorité. Elle procède de la philosophie des Lumières même si elle est allée beaucoup
plus loin, précisément grâce à elle. A l’inverse les civilisations classiques chinoise ou arabe, très brillantes
et en pointe à des périodes antérieures, ont cessé d’évoluer et ont connu des décadences profondes.
Aujourd’hui, la Chine renaissante s’inspire des modèles occidentaux et leur dispute la première place, en
termes d’inventivité en matière d’intelligence artificielle notamment, tandis que la culture
arabo-musulmane s’enferme dans une régression religieuse qui ne présage rien de bon. Dans ce contexte,
qu’en est-il du droit ?

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II. L’INVENTIVITE DU DROIT
On peut d’emblée écarter deux sens parasites de l’inventivité en matière juridique. D’abord, comment
tricher avec le droit en vigueur, comment pratiquer des violations camouflées, par exemple dans le
domaine très riche de l’évasion fiscale, toutes les dimensions des utilisations sophistiques du droit, terrain
de jeu des avocats. Ensuite, les constructions et spéculations doctrinales, ainsi que les positions militantes
qui visent à promouvoir un droit différent, meilleur, c’est-à-dire correspondant à leurs vues. On ne
s’attache ici qu’au droit positif et aux conduites régulières, au fonctionnement ordinaire et paisible d’un
ordre juridique constitué, toujours susceptible d’évolutions voire de mutations.

En la matière, il faut faire intervenir à la fois inventivité et créativité qui peuvent être difficilement
dissociées. Le droit se compose de normes, de supports normatifs et de processus normatifs. Les normes
contiennent les concepts et les obligations juridiques. Les supports leur confèrent leur autorité juridique
éventuellement hiérarchisée, constitution, loi, règlement, ou matricielle, comme les traités en droit
international. Les processus permettent d’établir le contenu des règles et assurent leur accession à
l’autorité, par voie d’édiction, de vote ou de négociation. Dans ce triangle normatif, où et comment situer
l’inventivité ? Elle réside essentiellement dans les concepts, tandis que la créativité caractérise les
supports normatifs et que les processus sont à l’inverse marqués par la stabilité.

A. Inventivité des normes et concepts juridiques


Il suffira de donner quelques exemples. En droit interne, la notion de service public est déjà ancienne mais
elle a été inventive et féconde pour le droit administratif en son temps, ou plus récemment la formule de
partenariat public – privé, PPP. Pour le droit général, public, privé, pénal, le PACS, les questions touchant
à l’embryon en droit de la bioéthique, celles de la protection des données en droit de l’informatique, qui
demeure balbutiant. Dans le domaine des libertés publiques, on pourrait mentionner le droit des lanceurs
d’alerte, qui vise à leur protection. Ces innovations conceptuelles se distinguent de la simple modification
des normes existantes, nombreuses dans le droit de la famille, avec le mariage pour tous, le libre choix du
nom de famille parmi les ascendants, l’égalité entre héritiers, qu’ils soient légitimes, naturels ou
adultérins, etc…

Le droit international, compte tenu de son développement depuis 1945, est un terrain d’élection de
l’inventivité. On y a formé ou transposé des concepts variés. Ainsi, dans le droit de la mer, les notions de
plateau continental, de zone économique exclusive, de patrimoine commun de l’humanité avec un statut
spécial pour le fond des mers… ou la formation d’un droit spécifique de l’espace extra-atmosphérique,
avec le régime de la Lune et des corps célestes, le droit de la télédétection… La notion de droit humanitaire
est également apparue à partir de la convergence entre le droit de la guerre largement issu des
conventions de La Haye et le droit des conventions de Genève, auquel se sont ajoutés des traités plus
récents. Le droit international pénal a consacré la notion de crimes contre l’humanité, née de la Seconde
guerre mondiale, en même temps qu’étaient créées des juridictions pénales internationales… On pourrait
encore mentionner la fécondité du Conseil de sécurité en matière de techniques juridiques de vérification.
Toutes ces innovations témoignent d’inventivité intellectuelle.

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B. Créativité des supports normatifs
Les innovations qui viennent d’être mentionnées, au croisement de l’inventivité et de la créativité, ont
été portées par des supports traditionnels, Constitution ou lois sur le plan interne, traités ou actes
d’organisations internationales sur le plan international. Les actes unilatéraux étatiques peuvent aussi
être l’indice de coutumes internationales, régionales ou universelles, en gestation. Ces supports sont
indéfiniment ductiles, ils peuvent incorporer les contenus et les modifications normatives les plus variés,
les plus novateurs. On disait par exemple que le parlement britannique pouvait tout faire, sauf changer
un homme en femme. Il le peut désormais, et réciproquement, s’il se saisit de la transsexualité et autorise
les changements de genre. C’est la fécondité d’un système juridique, au-delà des contraintes naturelles
ou biologiques, de ne pas être encadré par des principes extérieurs contraignants, des commandements
et des interdits résultant de préceptes religieux, par définition étrangers en tant que tels au droit positif.
Le commandement, transcendant, révélé, absolu n’est pas de même nature que l’obligation, temporelle,
volontairement posée et toujours relative.

La créativité consiste à déployer toutes les potentialités d’une technique normative. La créativité des
supports normatifs est cependant bornée, bridée et encadrée par la hiérarchie des normes. Il en découle
que tous ne peuvent pas disposer de la même créativité, dans la mesure où les principes et procédures
des normes produites par les supports supérieurs doivent être respectés par ceux qui leur sont inférieurs.
La Constitution enferme la loi dans des limites plus ou moins étroites en fonction du contrôle de
constitutionnalité, les actes de l’Exécutif sont conditionnés par le contenu des lois, etc… Ces limites sont
certes beaucoup plus indécises et relatives en droit international, d’un côté parce que ni traités ni
coutumes ne sont hiérarchisés, de l’autre parce que leur contrôle juridictionnel reste exceptionnel. On ne
trouve donc pas d’inventivité au sens étroit dans les supports normatifs. Ils sont créatifs dans la mesure
où leur contenu est indéfini et indéfiniment renouvelable, mais ils sont toujours ramenés à un statut
normatif prédéterminé. Y aurait-il alors moyen de dépasser cette contrainte et de revenir à l’inventivité
par une mutation des processus normatifs ?

C. Stabilité des processus normatifs


Dans un système juridique organisé, la stabilité réside dans les processus normatifs, indépendamment du
contenu des normes, évolutives et mobiles. Un exemple en est la Constitution américaine, la plus
ancienne des constitutions écrites dans le monde, le chef d’œuvre politique de la philosophie des
Lumières. Bien qu’elle soit pour l’essentiel stable depuis maintenant près de deux siècles et demi, on y
trouve pour autant une inventivité initiale, d’un type entièrement original. Même si l’Antiquité
gréco-romaine a pu fournir une part d’inspiration intellectuelle, la naissance de la Constitution a résulté
d’un processus révolutionnaire. Une forme de destruction créatrice a établi de nouvelles institutions et
de nouveaux mécanismes de formation du droit. C’est également le cas quelques années plus tard pour
la Révolution française, avec moins de succès puisque les constitutions se sont succédé depuis lors avec
une longévité généralement brève. Les IIIe et Ve Républiques font exception, mais le sort de la IIIe montre
que rien n’est assuré, et aux yeux de certains la VIe est à l’ordre du jour. En outre, ces deux républiques
ont survécu grâce à des évolutions internes, pratiques ou juridiques, importantes. L’inventivité, et plutôt
la créativité n’en ont pas été absentes : décrets-lois, lois-programmes, ascension normative de la
Constitution réalisée grâce ou à cause du Conseil constitutionnel… On est passé d’un régime hiérarchique,
parlementaire et centralisé, légicentriste, à un régime hybride, sorte de Constitution mixte, et décentralisé
dans lequel la loi, limitée dans ses domaines, soumise à un contrôle de constitutionnalité dans son
contenu, n’est plus qu’une norme banale.

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Si l’on prend maintenant l’exemple du droit international, le mode ou les modes de production des
normes sont codifiés par le canonique article 38 du Statut de la Cour internationale de Justice. Il définit
en même temps le contenu du droit et ses modes de formation, qui sont les traités, la coutume et les
principes généraux de droit. Cet article a vocation à indiquer au juge international les règles qu’il doit
appliquer. Il est immuable depuis près d’un siècle et ne fait que reprendre une coutume plus ancienne,
il est déclaratoire autant que constitutif. Sur cette base étroite, le droit international a établi des supports
normatifs qui ont été d’une remarquable fécondité, et qui ont absorbé nombre d’innovations juridiques
sans qu’il soit porté atteinte à leur monopole. L’article 38 est comme une cellule, une matrice, un logiciel
d’où découlent de multiples développements, variations, applications. Ainsi les résolutions des
organisations internationales résultent de leurs traités constitutifs et ne représentent pas un nouveau
mode de formation du droit, pas davantage que les actes unilatéraux des États, régis soit par des
coutumes soit par des traités, ou l’innovation contestée et contestable du jus cogens ou droit impératif,
qui relève, s’il existe, d’une forme de droit coutumier.

On pourrait opposer à cette stabilité les tentatives diverses pour sortir du carcan des processus établis.
Nombre d’innovations, en droit interne ou international, ont cherché à assouplir et enrichir la rigueur des
textes. Un peu pêle-mêle, on a vu apparaître des notions comme les Standards, les Codes de déontologie,
les codes de conduite, les Guidelines, les instruments concertés non conventionnels ou ICNC, les principes
recommandés, les comités d’éthique… tout ce que l’on a regroupé sous le terme générique de Soft Law,
ou droit mou, inachevé, incomplet. Forme juridique mais contenu sans grande portée. Inventivité
terminologique mais stérilité juridique, dans la mesure où les normes qui en résultent ne sont pas
obligatoires, ne sont que des recommandations, et ne sont pas en principe justiciables. Certaines de ces
normes pourront ensuite être consolidées et revêtir un autre statut, prendre un ascenseur normatif, à
condition d’emprunter le chemin d’un mode de formation ordinaire, devenir loi, règlement, traité. Elles
peuvent aussi être respectées, sur la base de la réciprocité et de l’intérêt commun, dans une logique
contractuelle. Le contrat est au demeurant la grande et souple technique qui permet d’esquiver la rigidité
des processus normatifs, sous des formes multiples. Le droit des inventions permet précisément de
l’illustrer.

III. L’INVENTION ET LE DROIT


Toute invention, mais aussi toute découverte qui débouchent sur une innovation, c’est-à-dire qui
engendrent des conséquences opérationnelles, technologiques, industrielles, économiques, entraînent
un double phénomène qui impacte le droit de deux façons différentes : un effet de rupture, un effet de
transformation. Le domaine de la recherche scientifique et technologique, plus généralement la
recherche / développement est très riche en la matière et depuis longtemps. Il a fallu intégrer dans la
réglementation juridique le chemin de fer, l’automobile, l’aviation, etc… Aujourd’hui, informatique,
espace extra-atmosphérique, biotechnologies sont des domaines d’élection. Le droit de l’espace résulte
du développement des fusées, des satellites et de l’accord entre puissances spatiales sur la régulation de
leur concurrence. Le droit de la procréation a connu développements et controverses dès lors que les
processus biologiques ont pu être maîtrisés.

Invention et découvertes entrent ordinairement dans le droit par des brevets, qui leur donnent un statut
juridique et les protègent dans un contexte de concurrence industrielle et commerciale. La course aux
brevets est une dimension de la compétition technique et scientifique entre États, la capacité d’en
déposer est un critère d’influence de leur modèle et de prospérité de leur économie, c’est-à-dire de leur
puissance. Le droit des brevets est à la fois régi par le droit interne et par des traités internationaux, mais
on est loin d’un droit universel et harmonieux. On se souvient par exemple de la controverse

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franco-américaine, voici quelques décennies, sur la paternité de la découverte du SIDA, avec des enjeux
de prestige scientifique mais aussi de débouchés commerciaux, dans la mesure où nombre de retombées
en matière médicale et pharmaceutique en découlaient. Mais l’application ordinaire des règles existantes
ne suffit pas à résorber les novations introduites.

A. Rupture
Si l’on prend quelques exemples, on peut d’abord s’attacher au droit interne de la procréation. Il est très
variable selon les pays, selon qu’ils sont plus ou moins tributaires de contraintes religieuses. Les suites du
mariage pour tous, lorsqu’il est accepté, soulèvent des questions de filiation pour les couples
homosexuels, et les couples hétérosexuels peuvent quant à eux connaître des problèmes de fertilité.
Adoption, assistance médicale à la procréation ou AMP, gestation pour autrui ou GPA sont en cause, et
tous les couples, voire des individus isolés peuvent être concernés. L’adoption internationale pose ses
propres questions, mais le régime de l’adoption est le plus ancien et le moins disputé, sauf pour les
couples homosexuels. L’assistance médicale à la procréation ou AMP est en général acceptée, la gestation
pour autrui ou GPA est en revanche une technique moins admise. Elle est souvent considérée en
elle-même, alors qu’elle correspond à trois situations différentes, sans même parler de son caractère
gratuit ou rémunéré. On y trouve toujours une mère porteuse, mais l’embryon peut provenir des deux
parents légaux, d’un seul ou d’aucun. On mesure à quel point le droit de la procréation et celui de la
filiation se trouvent bouleversés, et les droits internes concernés sont encore bien loin d’avoir résolu les
problèmes juridiques qui en découlent.

Si l’on se tourne vers le droit international, on peut prendre l’exemple du plateau continental,
prolongement du territoire terrestre sur la plateforme continentale sous la mer jusqu’aux grandes
profondeurs. Il est longtemps resté une composante de la mer territoriale ou de la haute mer, jusqu’à ce
que l’exploitation des ressources qu’il contient devienne possible. C’est un acte unilatéral américain qui a
décrété la souveraineté de l’État côtier sur ces ressources, ce qui a été consolidé et généralisé par une
Convention de Genève de 1958. Le droit classique de la mer a ainsi été rompu dans l’un de ses principes
fondamentaux, la liberté de la haute mer. La souveraineté sur les ressources naturelles et biologiques l’a
supplanté. Aujourd’hui, on s’interroge sur la question des ressources dites « génétiques », qui ne sont à
proprement parler ni naturelles ni biologiques et se trouvent répandues en mer. Quel est leur statut ?
Il est pour l’instant indéterminé. Un autre exemple concerne le droit spatial, terrain d’élection des
innovations juridiques. La Convention de 1967 sur l’espace établit un régime particulier pour la Lune et
les autres corps célestes, avec quelques spécificités pour la Lune. Mais elle ne va pas au-delà, alors que
les corps célestes sont très différents, étoiles, planètes, aérolithes, et appelleront des différenciations à
mesure que l’utilisation de l’espace se développera. De la même manière, aucune frontière n’est fixée
entre l’espace atmosphérique et l’espace extra-atmosphérique, ni entre espace sublunaire et espace
profond. Ou encore, dans le domaine du droit humanitaire, drones et armes autonomes soulèvent des
questions non résolues. A suivre donc.

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B. Transformation
Pourquoi et comment s’opère cette transformation ? Si elle n’est pas opérée par voie normative
internationale ou interne, c’est-à-dire conventionnelle ou législative, quelles sont les voies de secours qui
peuvent permettent de compenser les retards, résistances, obstacles divers qui peuvent l’entraver ?

Le droit retardataire ? Très souvent, le droit répond aux problèmes du passé et éprouve une réticence
certaine à se projeter dans l’avenir. Ceci parce qu’il réagit à l’égard de demandes constituées et ne se pose
que les problèmes qu’il peut résoudre, ignorant les autres ou demeurant dans un flou protecteur. Il en est
ainsi par exemple pour le droit de l’espace, ou celui de la bioéthique. Cette situation illustre la théorie
suivant laquelle la règle de droit est toujours un mode de solution d’un différend, une manière de régler
un contentieux, qui peut toujours resurgir sous une autre forme. On peut à cet égard se référer au droit
des espaces maritimes. Les quatre conventions de Genève de 1958 répondaient aux nouvelles formes
d’utilisation de ces espaces, avec la zone contiguë en matière de pêche, le plateau continental,
la protection des ressources de la haute mer… Ce sont les revendications sur le fond des mers d’un côté,
sur l’élargissement de la mer territoriale de l’autre qui ont entraîné leur remise en cause. Elles ont
débouché sur la négociation d’une convention unique qui aborderait tous ces aspects et ceux qui
émergeaient, devenue la Convention de Montego Bay en 1982. La solution optimale passe par l’adoption
de nouvelles normes qui se substituent aux anciennes, ou les modifient.

Il est vrai que, dans certains cas, ceux dans lesquels le droit assure le rôle d’anticipation et d’organisation
qui doit être le sien, les normes savent se projeter dans un avenir qu’elles transforment, parce qu’elles
correspondent à un dessein qui rencontre une acceptation sociale durable. C’est le cas avec la
Constitution américaine, avec le Code civil français : les deux ont connu amendements ou modifications,
mais leurs cadres fondamentaux demeurent des exemples de textes prospectifs qui ont construit de façon
pérenne institutions ou société. La même observation vaut pour la Charte des Nations Unies qui,
en adaptant ses pratiques, a survécu aux multiples évolutions et vicissitudes de la société internationale.
On ne peut certes modifier la Charte, les conditions d’amendement ou de révision sont trop étroites pour
permettre des changements de fond, mais ce défaut est compensé par la flexibilité des procédures et par
la possibilité de créer des organes subsidiaires. Un bon texte est un texte que l’on peut modifier, qui
respire et offre des ouvertures à ses évolutions. Un contre-exemple à cet égard est le Traité sur la
non-prolifération des armes nucléaires (TNP), qui est menacé par la non-participation d’États dotés
d’armes nucléaires et par ses fragilités internes, sans offrir de perspective réelle de modification.

Complexité des régimes juridiques. De plus en plus, les problèmes juridiques contemporains de
transformation du droit ne se posent plus en termes alternatifs, droit interne ou droit international, voire
transnational. Ils appellent des solutions mixtes et convergentes, de façon parfois complexe. On a parlé
de spaghetti bowl, pour illustrer l’enchevêtrement des normes, encore renforcé par l’intégration
croissante des traités internationaux dans les ordres juridiques internes. Un exemple en est le transport
aérien, mélange de conventions multilatérales, bilatérales, de recommandations d’organisations
internationales comme l’OACI, voire de règles privées avec l’IATA, et de normes internes. Le régime des
armes nucléaires est de même type, le TNP étant la poutre maîtresse, mais soutenu par des clubs
informels, des instruments concertés non conventionnels, des résolutions du Conseil de sécurité…
La notion de régime s’appuie sur cette complexité, à laquelle s’ajoutent des pratiques suivies, sans que
leur statut juridique soit bien défini. La notion de régime associe des normes de droit et des arrangements
entre intéressés qui relèvent de la politique juridique, et par là la Soft Law se mêle au droit obligatoire.

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S’agit-il d’une insuffisance structurelle des systèmes juridiques, incapables d’assurer pleinement leur
mission d’anticipation et d’organisation à partir de principes clairs, suivis de mesures d’application qui
pourront être régulièrement adaptées en tant que de besoin ? Oui dans une certaine mesure. Ce sont les
blocages, incertitudes, ambiguïtés, contradictions des changements souhaités qui entravent une
transformation ordonnée et conduisent à la complexité de mesures partielles, d’autorité discutable.
La codification du droit international en offre une illustration. Dans le cadre de l’ONU, depuis 1948,
la Commission du droit international, organe subsidiaire de l’Assemblée générale, a été chargée de
proposer des projets de codification du droit et de son développement progressif. Elle a connu de notables
succès, avec de grandes conventions, sur les relations diplomatiques, consulaires, avec le droit des traités
entre États. Mais elle n’a pas su adapter le droit de la mer, qui a fait l’objet de négociations séparées, et
depuis quelques décennies elle semble incapable d’assurer la réussite de nouvelles conventions. Le projet
sur la responsabilité internationale est ainsi resté sur cales. Alors, quelles solutions alternatives ?

Quelles roues de secours juridiques ? La première de ces roues de secours est le contrat, la technique
juridique la plus souple, la plus universelle, qui peut relever aussi bien du droit interne que du droit
international, voire d’un droit ad hoc qui rentre dans la catégorie indéfinie du droit transnational.
Le contrat est aussi la formule la plus inégalitaire en la matière, puisque dans le domaine des nouvelles
technologies les accords sont le plus souvent d’adhésion, et que le choix du droit de référence comme de
la juridiction compétente font la part belle à ceux qui maîtrisent les services et leurs infrastructures.
L’exemple le plus manifeste est le droit d’Internet, largement soumis au droit interne américain et plus
spécialement californien. Il n’offre que des garanties limitées aux utilisateurs, réserve faite de l’ordre
public interne des États concernés, comme les dérives dans l’utilisation des données personnelles par
Facebook l’ont récemment illustré. Malgré les inconvénients de la formule, les États, incapables de
s’entendre sur des conventions internationales, s’accommodent par défaut du droit américain, même si
la tendance à restreindre davantage la liberté de ces nouvelles puissances non étatiques, puissances
économiques et intellectuelles, se développe. Mais l’intervention des États en la matière se manifeste
plutôt par la négociation avec les entreprises concernées que par l’édiction de mesures unilatérales,
comme si des contrats devaient permettre d’encadrer et de régulariser d’autres contrats. Certains pays
ont même nommé des « ambassadeurs » auprès des GAFA.

La seconde roue de secours est la jurisprudence, solution a posteriori et aléatoire, puisque la compétence
des juridictions internes demande préalablement à être établie. La jurisprudence est également le fruit
d’une régulation par défaut, puisque, en l’absence d’un droit interne spécifique, il lui faut s’appuyer sur
des principes généraux pour sauvegarder des droits particuliers. Elle est surtout interne, mais la C.E.D.H.
peut également être impliquée. Les solutions particulières peuvent conduire à des normes imparfaites
puisqu’au statut incertain comme celui de toute jurisprudence. Ces normes reposent sur une conception
réticulaire plus que pyramidale du droit, celle du dialogue des juges relevant de systèmes juridiques
différents afin de rechercher des réponses compatibles à des problèmes comparables. Ce n’est cependant
qu’un pis-aller, sans certitude et sans légitimité. La C.E.D.H., les cours suprêmes d’Allemagne et du Canada
sont sensibles à la recherche d’une convergence et d’inspirations communes. En revanche, la Cour
suprême américaine développe une jurisprudence très autonome, sans se soucier des juridictions
extérieures. À nouveau, la prépondérance du droit américain se manifeste, sous une forme différente.
Plus généralement, on constate que, en l’absence de règles internationales, c’est le droit interne de la
puissance dominante qui tend à s’imposer. Les nouvelles technologies, l’intelligence artificielle, peuvent
enfin modifier la donne en matière de jurisprudence, et d’une façon qui ne favorisera pas l’inventivité du
droit. Avec les décisions judiciaires rendues par algorithmes, technique en voie d’expérimentation, on
s’oriente vers une justice robotisée, automatique et tournée vers le passé. L’inventivité ne se traduirait
plus alors par une maîtrise accrue, mais par la dépossession des acteurs juridiques.

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L'E
Etude

L’exception d’inconstitutionnalité au Maroc :


vers un renforcement de la protection des droits ?,
Jamal RIAD,
doctorant en droit constitutionnel et sciences politiques,
Université Mohammed V, FSJES Rabat- Agdal, Maroc

D
ans le cadre du constitutionnalisme, étant historiquement un mouvement issu du siècle des
Lumières423, qui visait à doter les États d’une Constitution écrite ayant pour objectif
l’encadrement, voire la limitation, du pouvoir des gouvernants et la protection des droits et
libertés des gouvernés, l’existence d’un organe chargé de veiller au respect de cette supériorité
hiérarchique de la Constitution est indispensable.

Actuellement dans la plupart des pays, il existe cet organe qui exerce, parmi autres attributions,
le contrôle de constitutionnalité des lois qui est, sans aucun doute, le plus en relation avec la protection
des droits et libertés. Ainsi, au Maroc, les prémices d’une procédure de contrôle de constitutionnalité
remontent au 11 octobre 1908 avec l’article 54 du projet de la Constitution de 1908 conférant au Conseil
des notables la compétence de rejeter toute disposition portant atteinte à la constitution424.

Organiquement, ce n’est qu’avec la Constitution de 1962 qu’on a assisté à l’institutionnalisation d’une


chambre constitutionnelle auprès de la Cour suprême, mais, force est de constater, que cette chambre
n’était pas investie du réel pouvoir en matière de protection des droits, puisque sa mission principale était
de contrôler les équilibres constitutionnels et politiques en se prononçant uniquement sur les lois
organiques425 et les règlements des chambres.

Il faut attendre 1992, pour qu’un Conseil constitutionnel soit institué avec des attributions tout à fait
similaires à celles de son homologue français. Certes, c’est une avancée au regard de la Chambre
constitutionnelle, dans la mesure où les lois autres qu’organiques, dont la substance en matière des droits
et libertés est qualifiée d’intensive, peuvent, désormais, être objet d’un contrôle de constitutionnalité.
Cependant, cette compétence est tributaire d’une action facultative des autorités compétentes, ce qui
laisse la voie complètement libre aux excès du pouvoir législatif. Ce dernier, bien que bénéficiant d’une
légitimité populaire, n’est pas infaillible et peut, volontairement ou non, porter atteinte aux droits même
s’ils sont constitutionnellement garantis.

423
Théodore HOLO, « Emergence de la justice constitutionnelle », Pouvoirs, 2009/2, n° 129, p. 101.
424
Mohammed Amine BENABDALLAH, « Propos sur l’évolution constitutionnelle au Maroc », REMALD, n° 36, 2001, p. 9 et suiv.
425 La Chambre constitutionnelle instituée avec la Constitution de 1962 a à se prononcer sur la constitutionnalité des lois organiques, mais elle

n’a jamais exercé ce rôle, du fait que toutes les lois organiques des deux périodes de 1965 à 1970 (Etat d’exception) et de 1972 à 1977 (Période
transitoire) avaient été prises par le Roi et entraient immédiatement en application. Id. « Le juge constitutionnel, protecteur des droits et
libertés ? », Communication présentée au colloque « Contrôle constitutionnel au Maghreb et en Europe » organisé les 12, 13 et 14 nov. 2008 à
Venise par European Inter-University Centre EINC en collaboration avec la Fondation Hanns Seidel et la GTZ.

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Devant cet état, et pour que cette atteinte soit évitée, il faut qu’un mécanisme soit mis en place pour
sanctionner les lois attentatoires aux droits. Ainsi, avec la Constitution marocaine de 2011426, et pour
répondre à un triple objectif qui ressemblait à celui de l’expérience française (donner un droit nouveau
au justiciable en lui permettant de faire valoir les droits qu’il tire de la Constitution, purger l’ordre
juridique des dispositions inconstitutionnelles et assurer la prééminence de la Constitution dans l’ordre
normatif interne427), un mécanisme de contrôle a posteriori a été constitutionnalisé sous l’appellation de
« l’exception d’inconstitutionnalité ».

Dans ce qui suit, nous allons mettre en exergue le contexte faisant naître ce mécanisme, en l’occurrence
la marginalité du rôle du Conseil constitutionnel en matière de protection des droits et libertés avant
2011, les opportunités qu’ouvre aux justiciables l’introduction de ce mécanisme dans le droit interne
marocain, ainsi que ses modalités tenant compte des expériences étrangères (notamment française et
espagnole).

I. LA MARGINALITE TRADITIONNELLE DU ROLE DU CONSEIL CONSTITUTIONNEL


COMME PROTECTEUR DES DROITS ET LIBERTES FONDAMENTAUX
Si le Maroc a inauguré une nouvelle étape constitutionnelle en confiant à la chambre constitutionnelle
l’attribution de contrôler la constitutionnalité des lois, cette mission ne concerne que les lois organiques
et le règlement intérieur du parlement428, sans qu’elle soit étendue aux lois dites ordinaires auxquelles les
différentes constitutions ont confié la délimitation et la détermination des conditions de jouissance des
citoyens de leurs droits et libertés.

Sans faire allusion aux dysfonctionnements qu’a connus cette première expérience, notamment en ce qui
concerne son indépendance, il s’avère que le pouvoir constituant a délimité les attributions de la chambre
constitutionnelle dans la régulation des équilibres constitutionnels. Ainsi, dans les lois organiques
contrôlées par cette chambre, la question relative au champ des droits de l’homme reste très limitative429,
pour ne pas dire absente, et ce pour toutes les lois organiques promulguées, sauf celui du droit à la grève
restant sans naissance.

426 Il importe de noter que le nombre des constitutions marocaines a été abordé par beaucoup de constitutionnalistes dans leur analyse.
Ainsi, dans ce sens le professeur AZZOUZI, les délimite en quatre constitutions, depuis l’indépendance du Maroc, promulguées successivement
en 1962, 1970, 1972 et 2011. La Constitution de 1972 a été révisée à quatre reprises : en 1980, 1992, 1995 et 1996. Les révisions
constitutionnelles de 1980 et 1995 ont été très limitées et n’ont pas attiré par conséquent l’attention. De même les révisions de 1992 et 1996
étaient également de simples révisions et non pas de textes nouveaux, toutefois, l’ampleur des révisions a conduit certains analystes à les
considérer comme de nouveaux textes. D’ailleurs, le constituant est clair dans chaque promulgation. Lorsqu’il s’agit d’une nouvelle constitution,
le constituant précise bien et de manière explicite que la Constitution précédente est abrogée. C’est ce que l’on peut lire dans les dahirs portant
promulgation des constitutions de 1970 (article 2), de 1972 (article 103) et de 2011 (article 180). Cet éclaircissement s’est avancé par le
professeur Abdelhak AZZOUZI dans son ouvrage intitulé : « Le néo-constitutionnalisme marocain à l’épreuve du printemps arabe »,
en collaboration avec André CABANIS, L’Harmattan, 2011, p. 131 et s.
427
CNDH, « Le mémorandum sur la loi organique relative à l’exception d’inconstitutionnalité », mis en ligne sur le site du Conseil national des
droits de l’homme < http://www.cndh.org.ma/fr >.
428
L’article 43 de la Constitution marocaine de 1962 dispose que « Chaque membre établit et vote son règlement. Toutefois, il ne pourra être
mis en application qu'après avoir été approuvé par la chambre constitutionnelle de la Cour suprême ». Et l’article 63 dans le troisième alinéa :
« Les lois organiques ne peuvent être promulguées qu'après avoir été soumises à l'approbation de la chambre constitutionnelle de la Cour
suprême ».
429 C’est le cas des lois organiques relatives aux deux chambres du parlement qui touchent quelques aspects portant sur les droits et libertés

tels que les droits politiques et électoraux.

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Pour Abderrahmane AMALOU, l’action de la chambre constitutionnelle se limitait à la rationalisation du
parlement marocain (parlement adolescent430), dans le but d’éviter tous dysfonctionnement et
défaillance des équilibres politiques et constitutionnels, car comme disait Eugène PIERRE pour
l’expérience française : « le règlement intérieur du parlement est une arme fatale à la portée des partis
politiques, il a une influence cruciale sur la gestion des faires publiques plus que celle de la Constitution »431.
Ainsi, si le parlement, lors de l’élaboration de son règlement intérieur, a dépassé les compétences que la
Constitution lui a permises, les équilibres entre les pouvoirs seront tirés au faveur du parlement432.
Dans ce sens, la chambre constitutionnelle a manifesté un rigoureux contrôle de ce règlement, et son avis
concernant les mécanismes du contrôle de l’action gouvernementale par le parlement n’a guère changé
depuis sa décision de 1963 interdisant l’institution de tout nouvel instrument au sein du parlement, sauf
ceux ayant un fondement dans la constitution433.

Par son entrée en fonction en février 1994, le Conseil constitutionnel a déclenché une nouvelle ère de
constitutionalisme marocain, se présentant comme une nouvelle institution pour dépasser les critiques
adressées à la chambre constitutionnelle telles que l’incompétence en matière de contrôle des lois
ordinaires et la constitutionnalité des traités ainsi que l’exclusion des parlementaires, des individus et de
la justice de toute possibilité de lui déférer les lois. Ainsi, depuis la Constitution de 1992, ce contrôle est
extensible aux lois ordinaires sur saisine facultative, et les parlementaires peuvent saisir le Conseil par le
quart au moins des membres de l’une ou de l’autre chambre434.

Avant d’évaluer le rôle du Conseil constitutionnel du point de vue pratique, il n’est pas sans intérêt
d’exposer les caractéristiques de la protection qu’exerce ce Conseil, ainsi que les obstacles affectant une
saisine efficiente auprès de cette institution.

Premièrement, cette protection exclut les individus de toute possibilité de tenter un recours devant le
juge constitutionnel pour contester l’inconstitutionnalité d’un texte législatif et le saisir pour faire valoir
leurs droits et libertés, comme c’est le cas pour un certain nombre des pays européens optant pour le
modèle de la Cour constitutionnelle435. Ainsi, selon l’article 81 de la Constitution marocaine de 1996 les
lois peuvent lui être déférées avant leur promulgation seulement par le Roi, le Premier ministre,
le président de la Chambre des représentants, le président de la Chambre des conseillers ou le quart de
l’une des deux chambres.

Deuxièmement, c’est une protection qui prive les juridictions de toute possibilité de déférer des lois,
quand elles sont estimées comme portant atteinte aux droits et libertés garantis par la constitution, alors
que cette compétence importante et très efficace a été adoptée par plusieurs expériences
constitutionnelles, dont celle espagnole est la plus saillante436, avant que le modèle français l’intègre dans
son ordonnancement juridique par la révision constitutionnelle de 2008 sous l’appellation de la question
prioritaire de constitutionnalité (QPC).

430 Abderrahmane AMALOU, La loi en droit constitutionnel marocain, Thèse pour l’obtention de doctorat d’Etat en droit, Université Mohamed V,

Faculté des sciences juridiques économiques et sociales, Rabat, 1970, p. 125.


431 Dominique TURPIN, Contentieux constitutionnel, PUF, 1986, p. 101.
432
Nour Eddine CHEHCHAH, Le contrôle de constitutionnalité des lois au Maroc, Thèse pour l’obtention de doctorat d’Etat en droit, Université
Mohamed V, Faculté des sciences juridiques économiques et sociales, Rabat, 2001, p. 252.
433
Décision de la chambre constitutionnelle n° 1 du 31 déc. 1963. BO n° 2672 du 10 janv. 1964.
434 Article 81 de la Constitution marocaine de 1996.
435
« 1- Le tribunal constitutionnel … est compétent pour connaître : B – Du recours individuel pour violation des droits libertés… ». Article 161
de la Constitution espagnole de 1978.
436 Pierre BON et autres, La justice constitutionnelle en Espagne, PUAM et Economica, 1984, p. 91. V. aussi l’article 163 de la Constitution

espagnole de 1978.

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Troisièmement, cette protection est qualifiée d’a priori, autrement dit le contrôle se fait avant la
promulgation de la loi, ce qui suppose une protection imparfaite puisque les aspects attentatoires d’une
loi n’apparaissent clairement qu’après son entrée en vigueur. Dans ce sens, plusieurs chercheurs ont
douté de la constitutionnalité de certaines dispositions législatives y compris celles tissant une relation
avec les droits de l’homme, tel est le cas par exemple de l’article 418 du droit pénal marocain qui dispose
avant sa modification437 que « le meurtre, les blessures et les coups sont excusables s'ils sont commis par
l’époux sur la personne de l’épouse, ainsi que sur le complice, à l'instant où il les surprend en flagrant délit
d'adultère ». Cette situation porte atteinte à un grand principe constitutionnel qui est celui d’égalité
consacré par les différentes constitutions marocaines, le constituant se rend compte ultérieurement de
cette « erreur » et l’a rectifiée par l’expression suivante : « Le meurtre, les blessures et les coups sont
excusables s'ils sont commis par l'un des époux sur la personne de l'autre, ainsi que sur le complice,
à l'instant où il les surprend en flagrant délit d'adultère ».

Quatrièmement, et contrairement à ce que les cours constitutionnelles européennes – notamment la


Cour constitutionnelle allemande et le tribunal constitutionnel espagnol – offrent aux citoyens comme
possibilité de saisine directe pour protéger leurs droits et libertés en cas d’une violation commise par
n’importe quelle autorité de l’Etat à leur égard, le Conseil constitutionnel marocain comme son
homologue français438 ne permettent pas cette protection directe, mais ce rôle est accompli d’une
manière incidente. Autrement dit, c’est en exerçant ses attributions, dont le contrôle des lois, que le
Conseil peut statuer indirectement sur l’inconstitutionnalité d’une disposition attentatoire aux droits et
libertés garantis par la constitution.

Il en résulte, que la protection des droits et libertés par le juge constitutionnel dépend étroitement de la
saisine, notamment facultative, que peuvent exercer les acteurs compétents, et du contrôle de
constitutionnalité des lois. De ce fait, le Conseil ne s’intéresse pas à la protection des droits que dans la
mesure où ces droits sont constitutionnalisés et font partie du bloc de constitutionnalité439 auquel se
réfère le Conseil pour un tel contrôle. Le résultat logique de cette situation est que la protection des droits
par le Conseil est incidente et n’est pas prioritaire, et par conséquent son efficacité est impactée par
plusieurs obstacles dont ceux inhérents au régime de saisine apparaissent les plus influents, ainsi que les
obstacles politiques caractérisant le champ politique marocain.

D’une part, la Constitution de 1992 exige la signature du quart des membres d’une chambre ou de l’autre
pour saisir le Conseil sur une loi, ce qui apparaît être un obstacle juridique en comparaison avec le régime
français, sur lequel est calqué le modèle marocain de justice constitutionnelle, ou le tribunal espagnol.
En France, le constituant conditionne l’acceptation de la saisine par la signature de 60 députés ou
sénateurs440, soit moins de 10 % des membres de l’assemblée nationale, de même pour l’Espagne qui
exige seulement 50 députés ou sénateurs441.

437
Cet article a été modifié par la loi 24.03 modifiant et complétant le Code pénal.
438 Avant la révision constitutionnelle de 2008.
439
Concept développé par le Conseil Constitutionnel français, notamment dans sa décision : 71-45 D.C., 16 juill. 1971. A ce propos v. :
GICQUEL Jean (P), Le Conseil constitutionnel, Montchrestien, Paris, 2005, pp. 38-99, cité in « Le juge constitutionnel marocain entre attributions
statutaires et pouvoir normatif », article publié par Anas KIHLI, Revue de Droit, Coll. Les Connaissances juridiques et judicaires, mars 2014,
pp. 49-611.
440
Article 61 alinéa 2 de la Constitution française de 1958 « Au mêmes fins, les lois peuvent être déférées au Conseil constitutionnel, avant leur
promulgation, par le Président de la République, le Premier ministre, le Président de l’Assemblée Nationale, le Président du Sénat ou soixante
députés ou soixante sénateurs ».
441 Article 162 de la Constitution espagnole de 1978.

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D’autre part, le régime politique marocain considère le parlement comme une étape formelle de
« validation » des projets sur lesquels les acteurs politiques ont un consensus pour les légitimer, et pas un
cadre pour pratiquer le droit à la différence et la concurrence politique, ce qui se reflète sur la protection
des droits et libertés dans les lois votées à l’unanimité, soit l’absence de toute intention de saisir le Conseil
par les parlementaires puisque les différends se règlent en dehors de cette institution.

L’importance de la protection des droits et libertés que le Conseil constitutionnel garantit peut être
déduite de ses décisions qui prouvent sa vigilance de sanctionner les lois qui y portent atteinte. Ainsi,
malgré les obstacles qui ont freiné l’accomplissement de ce rôle apparu non prioritaire dans l’expérience
du Conseil marocain, les saisines minimes qui ont été faites ont abouti incidemment à la protection de
quelques droits et libertés.

On cite à cet égard, la liberté individuelle442, le droit d’accès aux fonctions publiques et représentatives443,
l'égalité de traitement entre les détenus444, l'égalité entre candidats à l'élection445, l'égalité entre les
électeurs446, le droit de participer aux élections pour les partis politiques447.

De ce qui précède, il est indéniable que la question de la protection des droits de l’homme par le Conseil
constitutionnel n’était pas prioritaire dans les missions qui lui sont assignées par le constituant, malgré le
contexte de son institution après la chute du mur de Berlin et l’adoption en 1992 d’un nouveau texte
constitutionnel qui reconnaissait l’attachement du Maroc aux droits de l’homme tels qu’ils sont
universellement reconnus448. Cette situation connaîtra un tournant si particulier en 2011, avec la nouvelle
Constitution marocaine, par l’introduction d’un mécanisme plus efficace et susceptible de remédier aux
insuffisances et limites inhérentes au contrôle de constitutionnalité a priori449.

De ce fait, en vertu de l’article 133 de la Constitution : « La Cour Constitutionnelle est compétente pour
connaître d’une exception d’inconstitutionnalité soulevée au cours d’un procès, lorsqu’il est soutenu par
l’une des parties que la loi dont dépend l’issue du litige, porte atteinte aux droits et libertés garantis par la
Constitution ». La mise en place de ce dispositif dans l’ordre juridique marocain est tributaire de la
promulgation de la loi organique à laquelle il est renvoyé en vertu du second alinéa de l’article 133 précité,
c’est la LO n° 86.15 fixant les conditions et les modalités d’application de l’article 133 de la Constitution
en cours d’adoption par le parlement450 pour une deuxième fois.

Par cette innovation, le constituant marocain a fait révéler sa conscience de l’impact déterminant de
l’élargissement des voies d’accès à la justice constitutionnelle sur la protection, la promotion et la mise
en œuvre des droits de l’Homme constituant, à côté de la démocratie, l’indicateur de la consécration de
l’Etat de droit, compte tenu de la relation indissoluble et organique qui les relie.

442 Décision n° 37-94 du 16 août 1994 publiée au B.O. du 7 sept. 1994, n° 4271, p. 431.
443 Décision du Conseil constitutionnel n° 382 du 15 mars 2000 publié au B.O n° 4786 du 13 avr. 2000.
444
Décision du Conseil constitutionnel n° 52/1995 concernant le contrôle du règlement intérieur de la chambre des représentants (art. 165).
445 Décision du Conseil constitutionnel n° 475/2002 relative au contrôle de la loi organique n° 06.02.
446
Décision du Conseil constitutionnel n° 475/2002. Ibidem.
447
Décision n° 630 de 23 janv. 2007.
448
Omar BENDOUROU et autres, « La réforme Constitutionnelle marocaine de 1992 », Revue du droit public et de la science politique en France
et à l'étranger, 1993, pp. 431-446.
449
R. BADINTER, « Une longue marche “du Conseil à la Cour constitutionnelle” », Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 25 (Dossier
50e anniversaire), août 2009.
450 Sachant que la première version adoptée en janv. 2018 a fait l’objet d’un contrôle de constitutionnalité, dont la décision de la Cour

constitutionnelle n° 70/18 du 6 mars 2018 a sanctionné plusieurs articles.

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Selon le texte de l’article 133, il s’avère que le constituant a opté pour un recours indirect des justiciables
auprès du juge constitutionnel, un recours qui nécessite un procès devant les juridictions du fond, selon
Michel DE VILLIERS : l’exception d'inconstitutionnalité est « une technique procédurale par laquelle une
partie à un procès oppose à son adversaire la non-conformité à la Constitution de la loi invoquée contre
lui 451». Autrement dit, cette technique s'entend d'une obligation faite au juge ordinaire qui doute de la
constitutionnalité d'une loi et parfois d'une autre règle de droit de surseoir à statuer sur le litige à trancher
et de saisir la Cour spéciale de la question de la constitutionnalité de la loi : c'est la procédure de contrôle
concret de la constitutionnalité des lois452.

L’introduction de ce mécanisme dans l’ordre interne ouvrira, sans aucun doute, des opportunités aux
justiciables pour mieux faire valoir leurs droits et libertés, en contestant toute loi susceptible d’y porter
atteinte. De ce fait, il y a lieu de préciser ces opportunités tout en s’intéressant à quelques détails pouvant
nuancer son impact.

II. L’INTRODUCTION DU MECANISME DE L’EXCEPTION D’INCONSTITUTIONNALITE :


VERS UN RENFORCEMENT DE LA PROTECTION DES DROITS
La question des droits de l’homme était centrale dans la nouvelle Constitution adoptée par référendum
du 1er juillet 2011 ; ainsi, si le statut juridique des droits et libertés, avant 2011, trouve son fondement
dans la Constitution de 1996 avec son préambule qui affirmait l’attachement du Maroc aux droits de
l’homme tels qu’ils sont universellement reconnus, cet arsenal ne s’est jamais traduit dans les faits par
des mesures concrètes, ni accompagné par des mécanismes pouvant le rendre effectif.

Dans ce sens, la nouvelle Constitution a marqué une rupture avec les anciens textes constitutionnels, ainsi
la Cour constitutionnelle peut connaître d’une exception d’inconstitutionnalité comme élargissement de
son contrôle de constitutionnalité en passant de l’a priori à l’a posteriori (1), ce qui permet une protection
des droits et libertés par la contestation de la loi (2).

A. Le contrôle de constitutionnalité des lois : de l’a priori à l’a posteriori


Auparavant on se limitait à un contrôle a priori des lois, mais la nécessité de remédier aux insuffisances
de ce seul contrôle453 a abouti à l’introduction des mécanismes de contrôle qualifié « a posteriori » ou
« ex post », dont l’illustration se révèle par l’ouverture d’une nouvelle voie de recours aux citoyens dite
« exception d’inconstitutionnalité »454.

S’inspirant comme toujours du modèle français, le Maroc a institué le contrôle de constitutionnalité


depuis 1962455. Ce contrôle s’est ancré à travers ses différentes révisions constitutionnelles et s’effectue
de deux ordres : obligatoire pour les lois organiques, et facultatif pour les lois ordinaires, car le juge

451 Michel VILLIERS, Dictionnaire du droit constitutionnel, 3e éd., Armand Colin, Paris, 2001, p. 106.
452 Michel FROMONT, « La justice constitutionnelle dans le monde », in Droit public, Dalloz, Coll. Connaissance du droit, Paris, 1996, p. 22.
453
R. BADINTER. « Une longue marche “du Conseil à la Cour constitutionnelle” », Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 25 (Dossier
50e anniversaire), août 2009.
454
En France, il est appelée question prioritaire de constitutionalité QPC en raison du fait que quand elle est soulevée, le juge suspend la
procédure judiciaire en cours au profit du mécanisme prévu pour le contrôle de constitutionalité. Elle l’est aussi puisqu’elle doit être tranchée
avant l’exception de conventionalité, si cette dernière est également soulevée.
455 Pour l’histoire, le professeur M.A. BENABDELLAH nous fait rappeler que le projet de Constitution du 11 oct. 1908 sans instituer un Conseil

constitutionnel prévoyait néanmoins une forme de contrôle de constitutionnalité. Son article 54 disposait, en effet, que le Conseil des notables
devait rejeter toute disposition portant atteinte à la Constitution et son article 34, instituait une espèce d’exception d’inconstitutionnalité par la
possibilité ouverte à tout sujet marocain de déposer, sans conditions ou précisions de délai, devant le Conseil consultatif une plainte contre tout
acte contraire à un article de la Constitution.

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constitutionnel ne soulève pas d’office les inconstitutionnalités que pourrait comprendre une loi, et ce
n’est qu’à l’occasion d’une saisine qu’il donne son avis quant à la constitutionnalité d’une disposition
ou non.

Ce contrôle s’est vu renforcé depuis 2011, avec l’institution d’un contrôle a posteriori visant la protection
des droits et libertés consacrés par la Constitution de 2011 notamment dans le titre II.
« La Cour Constitutionnelle est compétente pour connaître d’une exception d’inconstitutionnalité
soulevée au cours d’un procès, lorsqu’il est soutenu par l’une des parties que la loi dont dépend
l’issue du litige, porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution456 ».

Ainsi, par ce mécanisme, la Maroc entame une nouvelle phase constitutionnelle en s’inscrivant dans la
montée qu’a connu le monde, particulièrement l’Europe, en matière de contrôle a posteriori des lois au
détriment du contrôle « ex ante », à tel point qu’il y a des pays qui ont supprimé ce dernier de leur droit
positif comme le cas de l’Espagne et l’Italie.

Cette orientation universelle peut être éclairée par la prépondérance du contentieux a posteriori dans les
systèmes qui consacrent un contrôle a priori large. Si, ce type de contrôle ne peut potentiellement
s'exercer, chaque année, que sur quelques dizaines d'actes si ce n’est pas quelques actes457, le contrôle a
posteriori peut trouver à s'appliquer sur un nombre plus élevé d'actes : des lois, des traités en vigueur
ainsi que des actes administratifs et juridictionnels édictés ou rendus chaque année selon le système du
pays et sa taille458 et qui peuvent faire l'objet d'un recours en protection des droits fondamentaux devant
la Cour constitutionnelle459. Par conséquent le champ potentiel du contrôle a posteriori étant nettement
plus étendu que celui du contrôle a priori, il justifie logiquement le nombre élevé de décisions rendues au
titre du contrôle a posteriori.

S’agissant du système espagnol, le recours a priori, initialement ouvert par la loi organique sur le Tribunal
constitutionnel (LOTC) à l'encontre des lois organiques a été supprimé en 1985460. Il serait même plus
exact de dire que le législateur constitutionnel a littéralement banni du droit constitutionnel espagnol le
contrôle a priori des lois :
« un facteur de distorsion dans la pureté de la relation des pouvoirs constitutionnels de l'État ayant
des conséquences inopinées et méta constitutionnelles pour la dernière phase de la procédure de la
formation de la loi. L'État est fondé sur un équilibre des pouvoirs et la confrontation du recours
préalable d'inconstitutionnalité peut représenter une grave fissure dans ce système de relations
ainsi équilibrées »461.

Il en résulte que le Maroc, à l’instar d’autres pays et dans une vision de renforcer les attributions de la
Cour constitutionnelle en élargissant sa compétence en matière de contrôle de constitutionnalité des lois,

456
L’article 133 de la Constitution marocaine de 1 juill. 2011.
457 A titre d’exemple entre 1994 et janv. 2016, le Conseil constitutionnel marocain a rendu 84 décisions concernant le contrôle de
constitutionnalité soit une moyenne de 3,3 par an. (V. les statistiques du Conseil constitutionnel marocain sur son site web < www.conseil-
constitutionnel.ma >).
458 Olivier LE BOT, « Contrôles de constitutionnalité a priori et a posteriori en Europe », Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 40,

Dossier : Le Conseil constitutionnel : trois ans de QPC, juin 2013.


459
A titre d’exemple le Conseil constitutionnel français a rendu entre mars 2010 et mars 2015 presque 395 décisions dans le cadre d’un contrôle
a posteriori, soit une moyenne de 79 par an. (V. les statistiques mises en ligne sur son site < www.conseil-constitutionnel.ma >.)
460 Alegre MARTINEZ, Justicia constitucional y control preventivo, Universidad de León, 1995, pp. 301-361. V. également P. BON, « Contrôle

a priori et contrôle a posteriori. Débat à propos de la suppression du contrôle a priori en Espagne », AIJC, 1985, pp. 84-88. Cité par Olivier LE BOT
« Contrôles de constitutionnalité a priori et a posteriori en Europe », Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 40, Dossier : Le Conseil
constitutionnel : trois ans de QPC, juin 2013.
461 Pierre BON, « Présentation du Tribunal constitutionnel espagnol », Les Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 2, 1997.

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a opté pour ce type d’a posteriori pour faire face aux inconvénients du contrôle a priori pouvant donner
lieu à des lois inconstitutionnelles et vu les avantages offerts par l’ex post.

Ainsi, parmi les inconvénients du premier contrôle adopté dès la Constitution de 1962, figure son aspect
politique qui interférerait avec la procédure législative. Il est vrai que le contrôle préventif intervient dans
un contexte politique : « statuant alors que les clameurs du débat parlementaire ne se sont pas encore
tues (...), le juge constitutionnel intervient sur le terrain encore brûlant des passions politiques »462.
Et quand il tranche la question soulevée entre deux prétentions opposées (majorité et opposition),
il donne nécessairement « raison » à l'un des deux camps en présence ; et par suite il s'expose ce faisant
à une critique tenant au caractère politique de sa décision. En outre, statuant avant la promulgation de la
loi, le juge constitutionnel serait censé participer à la confection de celle-ci463.

Le deuxième point, et connaissant d'un texte qui n'a encore produit aucun effet, le juge statuant a priori
apprécie la constitutionnalité d'une norme à partir d'une pensée pure, indépendante de l'expérience en
essayant d'anticiper les effets potentiellement inconstitutionnels d'une disposition. Or, comme le souligne
Pierre BON, « il n'est pas rare (...) que l'inconstitutionnalité d'une loi n'apparaisse clairement que lorsqu'on
commence à l'appliquer »464. L’exemple concernant l'adoption d'enfants, en Italie, a permis de mettre en
lumière une hypothèse d'inconstitutionnalité à laquelle nul n'avait songé auparavant465.

Somme toute, vu l'intérêt respectif des deux formes de contrôle : le premier permet de préserver l'ordre
juridique d'un texte inconstitutionnel avant que celui-ci ne soit appliqué, et le deuxième assure une
subordination plus complète de cet ordre à la Constitution en permettant de contrôler un nombre d'actes
nettement plus important, notamment les lois ayant échappé au contrôle a priori (les lois ordinaires non
déférées au Conseil), le constituant marocain semble renforcer la prééminence de la Constitution dans
son ordonnancement juridique, d’une manière à ce que la protection des droits et libertés sera plus
effective, en dépit de quelques limites que présenteront les modalités de l’exception
d’inconstitutionnalité prévues par la loi organique n° 86.15 et qui seront développées ultérieurement.

B. La protection des droits par la contestation de la loi


Tout en revenant au contenu de l’article fondateur de l’exception d’inconstitutionnalité, en l’occurrence
l’article 133 de la Constitution de 2011, il est déduit une volonté du pouvoir constituant marocain
d’attribuer à la Cour constitutionnelle une mission qui dépasse la simple protection de l’ordre
constitutionnel objectif en allant plus loin dans une vision de renforcer la protection des droits, ainsi,
parmi les objectifs ultimes assignés à ce mécanisme et qui ressemblaient à ceux de la QPC en France, on
trouve : donner un droit nouveau au justiciable en lui permettant de faire valoir les droits qu’il tire de la
Constitution par la contestation de la loi, purger l’ordre juridique des dispositions inconstitutionnelles et
assurer la prééminence de la Constitution dans l’ordre normatif interne, c’est donc, « une nouvelle voie
de droit466 » comme disait Bertrand MATHIEU pour le cas français.

462
Pierre BON, Dictionnaire constitutionnel, PUF, 1994, v. « contrôle a priori ».
463
Y. GAUDEMET, « Le Conseil constitutionnel et le Conseil d'État dans le processus législatif », in Conseil constitutionnel et Conseil d'État, LGDJ,
Montchrestien, 1988, p. 103.
464 Pierre BON, Dictionnaire constitutionnel, op. cit.
465
Arrêts n° 148 de 1992 et 303 de 1996. Sur ce cas de figure, v. O. LE BOT, « La QPC met-elle fin à l'exception française en matière de protection
des droits fondamentaux ? », in Existe-t-il une exception française en matière de droits fondamentaux ?, Les Cahiers de l'Institut Louis Favoreu,
2013, note 30.
466 Bertrand MATHIEU, « La question prioritaire de constitutionnalité : une nouvelle voie de droit », La Semaine juridique, n° 52, pp. 54-69.

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De ce fait, dans le cadre d’une instance lorsqu’il est soutenu par l’une des parties que la loi dont dépend
l’issue du litige, porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution, le juge devra surseoir à
statuer jusqu’à réception de la décision de la Cour constitutionnelle. Par ce biais, tout justiciable peut
contester une loi estimée attentatoire à ses droits et libertés garantis par la constitution.

L’enjeu qui s’impose à cet égard, porte sur l’étendue du contrôle de constitutionnalité des lois, ce contrôle
peut-il s’étendre à tout type de loi, et peut-il porter sur l’interprétation du texte qui est faite par les
juridictions ordinaires ?

D’après l’article 2 de la loi organique n° 86.15, on entend par la loi qui peut être contestée toute
disposition à caractère législatif. Par cette délimitation, le constituant marocain a rejoint son homologue
français prévoyant dans l’article 61-1 de la Constitution de 1958 que « lorsque à l’occasion d’une instance
en cours devant une juridiction, il est soutenu qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et
libertés … ». Ainsi, tous les types de lois ne peuvent faire l’objet d’une exception d’inconstitutionnalité et
les actes administratifs sont naturellement exclus du contrôle de constitutionnalité puisque cette tâche
incombe au juge administratif qui se charge de leur régularité.

Les lois ordinaires sont donc les plus concernées par cette contestation, mais d’autres catégories sont
susceptibles de l’être, en l’occurrence les lois organiques et les décrets lois après leur ratification par le
parlement467. En effet, en application de l’article 132 de la Constitution de 2011, les lois organiques ne
peuvent être promulguées qu’après déclaration par la Cour constitutionnelle de leur conformité à la
constitution. Dès lors, ces lois ayant toutes bénéficié d’une telle déclaration de conformité, il appartient
au requérant de convaincre les juridictions filtres de l’existence d’un « changement des circonstances »468.

On entend par le changement des circonstances, selon la jurisprudence française « les changements
intervenus, depuis la précédente décision, dans les normes de constitutionnalité applicables ou dans les
circonstances, de droit ou de fait, qui affectent la portée de la disposition législative critiquée »469,
autrement dit, le mécanisme du changement des circonstances pourrait se définir comme : « une
exception aux situations juridiques légalement acquises, justifiée par des éléments suffisamment
caractérisés de droit et de fait, et susceptible de mettre fin à la validité d’un acte470 ».

A titre illustratif de cette théorie, on avance que dans un arrêt du Conseil d’Etat du 8 octobre 2010,
ce dernier a, en effet, considéré que la loi constitutionnelle du 23 février 2007 relative à l’interdiction de
la peine de mort constituait un changement de circonstances de droit, justifiant le réexamen de l’article
L. 712-2 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile inhérent à la protection
subsidiaire, déclaré conforme à la Constitution en 2003471.
467
Selon l’article 81 de la Constitution marocaine de 1 juill. 2011 : Le gouvernement peut prendre, dans l'intervalle des sessions, avec l'accord
des commissions concernées des deux Chambres, des décrets lois qui doivent être, au cours de la session ordinaire suivante du Parlement,
soumis à ratification de celui-ci.
468
En application de l’article 5 de la loi organique n° 86.15.
469 Selon la décision du Conseil constitutionnel français n° 2009-595 DC du 03 déc. 2009, loi organique relative à l’application de l’article 61-1

de la Constitution.
470
Dominique ROUSSEAU, « La prise en compte du changement de circonstances », in B. MATHIEU, M. VERPEAUX, L’autorité des décisions du
Conseil constitutionnel, Dalloz, Coll. Thèmes et commentaires, Les cahiers constitutionnels de Paris I, 2010.
471
CE, 8 oct. 2010, pourvoi n° 338505, Daoudi. La question soulevée était la suivante : « L’article L. 712-2, qui exclut les personnes visées du
bénéfice de la protection subsidiaire, les exposent à des risques de condamnation à la peine de mort à l’étranger et de ce fait, méconnaissent le
principe selon lequel nul ne peut être condamné à la peine de mort énoncé par l’article 66-1 de la Constitution, dont le Conseil constitutionnel
n’a pas fait application à ce jour ». Le Conseil constitutionnel a examiné cette disposition mais a décidé d’un non-lieu à statuer sur un autre
fondement : Décision n° 2010-79 QPC du 17 déc. 2010, Daoudi. Sur cette décision, G. EVEILLARD, « Abrogation implicite ou inconstitutionnalité
de la loi ? Les vicissitudes de l’abrogation implicite de la loi par une disposition constitutionnelle postérieure, entre postériorité et supériorité »,
R.F.D.A., mars-avr. 2011, pp. 353-366. V. aussi Emmanuel DUPIC et Luc BRIAND, La Question Prioritaire de Constitutionnalité, PUF, 2012, pour
l’exemple de l’élection du Président de la République au suffrage universel, pp. 40-41.

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Il en résulte que le mécanisme de l’exception d’inconstitutionnalité ouvre une opportunité aux justiciables
pour contester toute disposition législative porte atteinte à leurs droits, mais quelle portée de cette
disposition peut-on contester ? Doit-on se contenter du texte de la disposition ?

Selon deux décisions472du Conseil constitutionnel français, tout justiciable a le droit de contester la
constitutionnalité de « la portée effective » qu'une interprétation jurisprudentielle constante confère à
cette disposition. C’est à dire la disposition telle qu’interprétée par une jurisprudence du Conseil d’Etat
ou de la Cour de cassation. A cet égard, l’Assemblée plénière de la Cour, en date du 14 octobre 2011,
a jugé que « la QPC présente un effet utile dès lors que la question posée déduit une telle atteinte, non du
texte même d’une disposition législative mais de l’interprétation qu’en donne la jurisprudence », car les
normes ne sont pas telles qu’elles apparaissent fixées dans l’abstrait, mais telles qu’elles sont appliquées
dans l’œuvre quotidienne du juge qui s’attache à les rendre concrètes et efficaces473.

De même, pour l’Italie, la Cour constitutionnelle, lorsqu'elle doit juger de la constitutionnalité d'une loi,
« [...] vérifie la constitutionnalité du “sens appliqué” de la disposition, c'est-à-dire du sens construit au fil
de l'application faite par la jurisprudence d'abord, mais également par l'administration publique et les
groupes sociaux »474, ou bien comme disait le doyen ESCARRAS, le contrôle de constitutionnalité des lois
doit « être étendu jusqu'à la prise en compte des effets qu'il (l’acte) produit dans la réalité sociale »475,
c’est-à-dire dépasser le droit législatif en vigueur au “droit socialement vivant” ».

Pour notre cas, au Maroc, on doit attendre à ce que la mise en application de l’article 133 par la
promulgation de la loi organique n° 86.15 aura lieu et par conséquent la production des premières
décisions de la Cour constitutionnelle en la matière qui porteront sans doute une réponse probante,
surtout avec la difficulté que pose l’identification de « l’interprétation constante d’un texte », si la Cour
constitutionnelle procède d’une façon comparable à celle du Conseil constitutionnel français.

Certes, la finalité de ce nouveau mécanisme est la même en France et au Maroc : doter les citoyens d’un
droit d’accès à la justice constitutionnelle, même indirect, pour faire valoir leurs droits, mais une approche
comparative fait révéler quelques aspects de différence tant entre les deux modèles qu’à l’égard des
autres dans la région européenne.

A signaler d’avance que ce mécanisme au Maroc reste très restrictif au regard des modalités adoptées par
plusieurs pays, comme l’Espagne ou l’Allemagne. Puisque dans ce dernier, le recours constitutionnel
devant la Cour constitutionnelle fédérale est ouvert à quiconque affirmant avoir été lésé par les pouvoirs
publics dans les droits contenus dans les articles 20, alinéas 4, 33, 38, 101, 103 et 104 LF476. De même, en
Espagne, la procédure d’Amparo peut être introduite par tout citoyen pour demander la protection des
libertés et des droits reconnus à l'article 14 et à la section première du chapitre deux devant le Tribunal
constitutionnel477, avec possibilité, même, de contester tout type d’actes (normes particulières)

472 Ces deux décisions ont été rendues sur renvoi de la Cour de cassation (n° 2010-39 QPC du 6 oct. 2010, relative à l'article 365 du Code civil) et

du Conseil d'État (n° 2010-52 QPC du 14 oct. 2010 relative à une loi de 1941).
473 Emmanuel DUPIC et Luc BRIAND, La Question Prioritaire de Constitutionnalité, PUF, 2012, p. 44.
474
COMBA, « La Corte costituzionale tra diritto vivente e diritto in embrione », note sous Cour const., arrêt n° 402 du 4 nov. 1991, Giur. it., I,
1992, p. 396, in Jean-Jacques PARDINI, « Réalisme et contrôle des lois en Italie », Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 22, Dossier : Le réalisme
en droit constitutionnel, juin 2007.
475 ESCARRAS, « Sur deux études italiennes : de la communicabilité entre systèmes italien et français de justice constitutionnelle », AIJC, II,

1986, p. 21.
476
Article 93, Al. 4 de la loi sur la Cour constitutionnelle fédérale (Bundesverfassungsgerichtsgesetz - BVerfGG) dans la version du 11 août 1993.
477 Article 53.2 de la Constitution espagnole approuvée par les Cortès réunies en séances plénières du Congrès des Députés et du Sénat célébrées

le 31 oct. 1978.

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provenant de l'un quelconque des pouvoirs publics (exécutifs, législatifs et judiciaires)478, contrairement
à ce que prévoit le prototype marocain qui la restreint aux disposition législatives, comme le précise
l’article 2 de la LO relative à l’exception d’inconstitutionnalité. Pour mieux faire apparaître l’aspect
relativement restrictif de ce prototype, il vaut mieux s’interroger sur ses modalités à la lumière des
expériences étrangères.

III. L’EXCEPTION D’INCONSTITUTIONNALITE AU MAROC A LA LUMIERE


DES EXPERIENCES ETRANGERES
L’introduction de l’exception d’inconstitutionnalité dans l’ordre interne du Maroc a fait sortir ce dernier,
à l’instar de la France qui a adopté la QPC avec la réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008, de la liste
des pays ne prévoyant pas au moins un type de recours permettant de contester la constitutionnalité
d’une norme ou d’une loi spécifique.

On distingue généralement l’accès individuel direct, lequel permet à des personnes de contester
directement la constitutionnalité d’une norme ou d’une loi spécifique, comme c’était le cas pour
l’Allemagne, l’Espagne ou le Soudan479, de l’accès individuel indirect, lequel ne permet de contester la
constitutionnalité que par l’intermédiaire d’organismes publics. Le Maroc a opté pour ce dernier modèle
en exigeant l’intervention des juridictions du fond pour toute saisine de la Cour constitutionnelle (2), tout
en se différenciant du modèle espagnol dont l’accès au juge constitutionnel est direct avec possibilité de
contester toute forme d’actes (1). Alors, comment se singularise le modèle marocain par rapport à ceux
adoptant l’accès individuel indirect, ou direct, à la justice constitutionnelle ?

A. L’exception d’inconstitutionnalité au Maroc et la procédure d’Amparo


en Espagne
Pour comprendre la nature de l’exception d’inconstitutionnalité introduite par la nouvelle Constitution
marocaine, il importe de s’interroger sur l’étendue et le but premier de ce mécanisme en comparant avec
la procédure d’Amparo dans le droit espagnol, sachant que les deux outils servent au contrôle de
constitutionnalité a posteriori.

Conformément aux articles 7 et 13 de la loi organique n° 86.15, en principe, la juridiction sursoit à statuer
jusqu’à réception de la décision de la Cour de cassation ou, s’il a été saisi, du juge constitutionnel.
Cependant, une telle règle admet des exceptions, ce qui peut donner lieu à ce que le juge du fond statue
même s’il n’y a pas encore de décision concernant l’inconstitutionnalité de la loi contestée.

En outre, l’extinction de l’instance à l’occasion de laquelle la question a été posée, met fin à la saisine du
juge constitutionnel, cependant, une fois saisi par la question de constitutionnalité, ce dernier a à statuer
sur la question même si le requérant retire sa demande480.

478 Il existe trois types de normes qui peuvent donner lieu à recours d'Amparo, tel que le détaille la LOTC. En premier lieu, "les décisions ou les

actes n'ayant pas valeur de loi, émanant des Cortes ou de l'un quelconque de leurs organes, ou de assemblées législatives des Communautés
autonomes, ou de leurs organes" (art. 42 de la LOTC) ; en second lieu, "des dispositions, d'actes juridiques ou de simples comportements matériels
du gouvernement, de ses autorités ou de ses fonctionnaires, ou des organes exécutifs collégiaux des Communautés autonomes ou de leurs
autorités, fonctionnaires ou agents" (art. 43.1 de la LOTC) ; et en troisième lieu, dans certaines conditions les actes ou omissions "d'un organe
juridictionnel" (art. 44.1 de la LOTC).
479
Rapport sur « L’exception d’inconstitutionnalité des lois : entre la protection des droits et libertés et la réalisation de l’efficience judiciaire »
colloque international organisé par le Ministère de la justice et des libertés, 15 et 16 sept. 2015 (document en arabe).
480 Article 9 de la loi organique n° 86.15.

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Cela nous conduit à nous interroger sur le fait de savoir si le mécanisme de l’exception
d’inconstitutionnalité institué au Maroc est un moyen de contrôle de constitutionnalité dont le but
principal est la protection des droits et libertés constitutionnelles des justiciables, ou bien s’agit-il
notamment d’un moyen de contrôle de constitutionnalité mis à la disposition du juge dans le cas où
celui-ci se doute sur l’inconstitutionnalité d’une disposition législative et c’est pourquoi c’est le juge
ordinaire qui transmet la question ?

A partir des articles susdits, il est déduit que le mécanisme d’exception d’inconstitutionnalité vise à ce que
la sentence qui sera rendue par le juge ordinaire n’applique pas une norme inconstitutionnelle, et par
conséquent, à ce que le justiciable ne soit pas affecté dans ses droits ; c’est-à-dire, elle est un contrôle de
constitutionnalité de la loi semi-abstrait, préventif de l’application d’une loi inconstitutionnelle.
Par contre, la procédure d’Amparo est un contrôle de constitutionnalité concret, qui vise à contrôler des
actes de puissance inconstitutionnels, non seulement à caractère normatif mais aussi administratif et
juridictionnel481...

De ce fait, l’exception d’inconstitutionnalité telle que conçue par le constituant marocain aurait pour but
principal la sauvegarde de la suprématie constitutionnelle et par voie de conséquence la protection des
droits et libertés des justiciables, et par le sens inverse la procédure d’Amparo assure implicitement le
respect de la Constitution en visant principalement la protection des droits du citoyen contre tout acte de
puissance inconstitutionnel.

En outre, le déclenchement et la nature de déroulement de la procédure desdits mécanismes, affirment


l’existence d’une distinction dans ces deux moyens de défense constitutionnelle concernant la
détermination de celui qui peut entamer une saisine de juge constitutionnel et qui dispose de l’intérêt à
agir. Ainsi, le mécanisme prévu au Maroc est une saisine indirecte pour que l’exception
d’inconstitutionnalité soit posée au juge constitutionnel tandis que la procédure d’Amparo permet une
saisine directe du juge d’Amparo et une intervention directe du plaignant dans toutes ses étapes.

C’est dans ce sens qu’on a jugé opportun d’éclaircir les modalités d’activation de l’exception
d’inconstitutionnalité prévue par le constituant marocain, en comparaison avec les pays adoptant la
saisine indirecte du juge constitutionnel, en l’occurrence, la France et l’Italie à titre d’exemple.

B. L’activation de l’exception d’inconstitutionnalité dans le droit marocain :


une modalité à la française
Le mécanisme mis en place par le constituant marocain conformément à l’article 133 de la Constitution
de 2011, s’analyse comme un recours indirect des justiciables au juge constitutionnel. C’est la même voie
d’introduction de l’exception d’inconstitutionnalité qu’ont adopté l’Italie et la France, respectivement par
la question incidente de constitutionnalité482, et la question prioritaire de constitutionnalité (QPC),

481
Francisco PEREZ, « Le tribunal constitutionnel espagnol », Les Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, 2015/4, n° 49.
482Elle est instituée par l’article 23 de la loi n° 87 du 11 mars 1953 relative aux dispositions sur la Constitution et sur le fonctionnement de la
Cour constitutionnelle qui dispose que, « au cours d’un procès pendant devant une autorité juridictionnelle, l’une des parties ou le Ministère
public peuvent soulever une question de constitutionnalité au moyen d’une requête expresse indiquant : a) les dispositions de la loi ou de l’acte
ayant force de loi de l’état ou d’une région entachées d’inconstitutionnalité ; b) les dispositions de la Constitution ou des lois constitutionnelles
dont la violation est invoquée. Dans le cas où l’autorité juridictionnelle estime que le procès ne peut être tranché indépendamment de la
résolution de la question de constitutionnalité et si elle ne considère pas que la question soulevée est manifestement infondée, elle rend une
ordonnance par laquelle […] elle décide la transmission immédiate des actes à la Cour constitutionnelle et suspend le procès en cours. La question
de constitutionnalité peut être relevée d’office par l’autorité juridictionnelle devant laquelle le procès est pendant, par une ordonnance
contenant les indications prévues aux lettres a) et b) du premier alinéa et les dispositions dont il est fait état à l’alinéa précédent ».

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cette voie est qualifiée d’indirecte et tortueuse par le doyen Jean-Claude ESCARRAS : contrôle et procès
« par voie indirecte », « par voie d’exception », ou « par voie incidente »483.

C’est, en effet, prévoir une obligation aux parties du litige dans le cadre d’une instance de faire passer leur
demande au juge constitutionnel par le canal intermédiaire d’une autorité juridictionnelle. Autrement dit,
ce n’est qu’à l’occasion d’un procès qu’un juge (le juge a quo), aurait la compétence de déclencher la
saisine du juge constitutionnel tout en remplissant les conditions requises et respectant les modalités
procédurales que prévoient les textes juridiques.

Sur ce point, la différence entre les trois systèmes tient déjà à ce qu’il convient. Elle réside ensuite dans
l’impossibilité, pour le juge ordinaire marocain (et français), de prendre lui-même l’initiative du procès
constitutionnel.

Le premier point, singularisant le modèle marocain envisagé par l’article 133, se situe dans la condition
nécessaire pour qu’une exception de constitutionnalité puisse être soulevée, c’est-à-dire le fait que la
question soit devant une juridiction à l’occasion d’une instance portée devant le juge. Alors, qu’est-ce
qu’on entend par juridiction ou autorité juridictionnelle devant laquelle peut être posée la question de
constitutionnalité ? Si l’article 23 de la loi n° 87 de 1953 instituant ce mécanisme en Italie vise, sans autre
précision, toute « autorité juridictionnelle », l’article 133 de la Constitution marocaine, en utilisant
l’expression « au cours d’un procès », ne vise pas seulement « les juridictions relevant de la Cour de
cassation » puisque le mot « procès » renvoie « aux procédures qui, quelles que soient leur nature et les
modalités, sont mises en œuvre, cependant, en présence et sous la direction d’un organe doté d’une
fonction juridictionnelle »484. Ainsi, la texture constitutionnelle marocaine semble être moins restrictive,
puisqu’elle ne limite pas l’étendue de l’expression « au cours d’un procès » aux seules juridictions relevant
de la Cour de cassation.

Cependant, la loi n° 86.15, dans son article 3, fait anéantir cette dissemblance en rejoignant le prototype
français. Certes, toutes les autorités juridictionnelles relevant de la Cour de cassation placée au sommet
de l’ordre juridictionnel marocain sont concernées, qu’elles soient de droit commun ou spécialisées, qu’il
s’agisse de juridictions de jugement ou de juridictions d’instruction, que ces juridictions statuent en
matière civile, pénale, sociale, administrative ou financière, mais l’étendue du concept d’« autorités
juridictionnelles » n’égale en aucun cas celui de la Cour constitutionnelle italienne.

Selon la Cour italienne, dans sa décision 83 de 1966485, sont des autorités juridictionnelles « tous les
organes qui, même étrangers à l’organisation de la fonction juridictionnelle et dotés, sur le plan
institutionnel, de missions de nature différente, sont néanmoins investis, de manière exceptionnelle, d’une
fonction de jugement afin d’assurer l’application objective de la loi et, à ce titre, occupent une position
super partes »486.

483 Jean-Claude ESCARRAS, « Éléments de référence », Les Cahiers du Centre de droit et de politiques comparés, vol. 1, 1987, p. 30.
484
Jean Jacques PARDINI, « Question prioritaire de constitutionnalité et question incidente de constitutionnalité italienne : ab origine fidelis »,
article téléchargé à partir du site web de la revue Pouvoirs < www.revue-pouvoirs.fr/IMG/pdf/137Pouvoirs_p101-122_qpc_qic.pdf >.
485
Alessandro PIZZORUSSO, "Cour constitutionnelle italienne", article téléchargé à partir du site de
Persée < http://www.persee.fr/docAsPDF/ridc_0035-3337_1981_num_33_2_3274.pdf >. V. aussi, Cour constitutionnelle, sentence n° 83 du
15 juin 1966.
486
La Cour constitutionnelle a donc admis que des commissions ou autorités équivalentes aux AAI puissent la saisir dans le cadre du procès
incident de constitutionnalité des lois. Dans l’arrêt 376 du 22 nov. 2001, elle a également considéré que les tribunaux arbitraux pouvaient
valablement la saisir dans ce cadre.

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Le deuxième point, qui fait différencier le modèle marocain par rapport aux autres adoptant ladite voie,
pourrait tenir à la question de l’auto-saisine du juge constitutionnel. Conformément à l’alinéa 4 de
l’article 3 de la loi n° 86.15, il est interdit au juge ordinaire de soulever d’office une exception
d’inconstitutionnalité, soit la même position du constituant français et contrairement à ce que l’exemple
italien a prévu, en précisant que la Cour constitutionnelle italienne peut être amenée à confronter la loi
et mettre en doute devant elle la constitutionnalité d’une norme, puisqu’il serait, à tout le moins,
paradoxal que le juge constitutionnel se résigne à faire application d’une loi alors que la Constitution lui
donne pour mission principale d’expurger l’ordre juridique de toutes les dispositions
inconstitutionnelles487.

De ce point de vue, le législateur marocain rejoint son homologue français, il est dans l’obligation de priver
le juge ordinaire du pouvoir de prendre lui-même l’initiative du procès constitutionnel. Ce constat est
justifié par l’emploi de la formule impersonnelle « il est soutenu » dans le texte de l’article 133.
Ainsi, le fait qu’il doive être soutenu par l’une des parties du litige aurait pour conséquence que ce moyen
constitutionnel de pur droit diffère des autres moyens. Cette interdiction, pour le cas français, est éclairée
par le Conseil constitutionnel qui affirme que « les termes de l’article 61-1 de la Constitution imposaient
au législateur organique de réserver aux seules parties à l’instance le droit de soutenir qu’une disposition
législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit »488, le législateur marocain
était-il convaincu par l’affirmation du Conseil constitutionnel français en adoptant la même modalité ?

Pour plusieurs juristes, comme Jean-Jacques PARDINI, le choix de telle interdiction peut être justifié par
plusieurs raisons. D’abord, le fait qu’un juge soulève d’office une question de constitutionnalité porterait
atteinte au monopole d’appréciation de la Constitution par le Conseil constitutionnel. En outre, il fallait
laisser la liberté au requérant d’organiser lui-même son recours en fonction de la stratégie qu’il entend
suivre et du résultat qu’il souhaite atteindre. Cependant, ce choix peut être contesté dans la mesure où,
si l’initiative des parties contribue à inclure leurs intérêts spécifiques dans la dialectique processuelle, la
possibilité, pour le juge ordinaire, de poser une question de constitutionnalité permettra l’induction d’une
modification de l’ordonnancement juridique, car le juge ne se préoccupe pas seulement de la cohérence
abstraite de l’ordonnancement, mais défend aussi […] sa position d’interprète et de garant de la
signification essentielle du droit489.

Arrivant à ce stade, on voit là, quelques traits dessinant le prototype de l’exception d’inconstitutionnalité
que prévoit la loi organique n° 86.15, en l’occurrence, l’interdiction d’un recours constitutionnel individuel
et direct par les citoyens, la restriction du champ de juridiction pouvant déclencher une question
d’inconstitutionnalité, et l’interdiction au juge de soulever d’office une exception d’inconstitutionnalité,
ce qui fait de lui un système « moins ouvert » que celui qui a cours en Italie. On se demande, alors, si le
choix fait par le constituant marocain et, à sa suite, par le législateur organique n’aurait pas dû être
davantage réfléchi.

Ce choix serait influencé, aussi, d’une manière tangible, par le cheminement procédural que propose le
législateur organique, ainsi que les limites que représentent quelques aspects substantiels du mécanisme,
auxquelles s’ajoutent quelques traits structurels du corps juridictionnel marocain.

487 Jean Jacques PARDINI, op. cit.


488
CC, 3 déc. 2009, 2009-595 DC, JO, 11 déc. 2009, p. 21381 (cons. n° 9).
489
Gustavo ZAGREBELSKY, La giustizia costituzionale, Bologne, Il Mulion, 2e éd., 1988, p. 188. Cité in Jean Jacques PARDINI, "Question prioritaire
de constitutionnalité et question incidente de constitutionnalité italienne", Pouvoirs, 2011/2, n° 137, pp. 101-122, téléchargé à partir du site
< www.cairn.info/revue-pouvoirs-2011-2-page-101.htm >.

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Conclusion
Il est vrai que l’introduction du mécanisme de l’exception d’inconstitutionnalité dans l’ordre juridique
marocain constitue un vrai tournant dans l’évolution de la justice constitutionnelle au Maroc, et dans le
processus de la consécration des fondements de l’Etat de droit et de la démocratie, il ouvrira une brèche
aux citoyens pour contester les dispositions législatives susceptibles de porter atteinte aux droits et
libertés garantis par la constitution, comme le prévoit l’article 133. En outre, il permettra de purger l’ordre
juridique des dispositions inconstitutionnelles et assurer la prééminence de la Constitution dans l’ordre
normatif interne.

Cependant, la procédure de ce mécanisme ainsi que les modalités encadrant sa mise en œuvre, telles
quelles sont explicitées dans la loi organique n° 86.15 relative aux conditions et modalités d’application
de l’article 133 de la Constitution marocaine (l’institution de l’exception d’inconstitutionnalité) révèlent
qu’il s’agisse d’un recours indirect au juge constitutionnel faisant intervenir deux à trois juges selon la
technique de filtrage adoptée pour la simple raison d’éviter tout encombrement auprès de la Cour
constitutionnelle.

En outre, tout en comparaison avec d’autres systèmes reconnaissant aux citoyens le droit d’accès au juge
constitutionnel pour protéger leurs droits et libertés (Espagne, Allemagne, Italie, France et autres), il s’est
avéré que le modèle marocain présente quelques limites dont on cite à titre non limitatif, la restriction
des normes invocables à celle attentatoires aux droits garantis par la constitution, l’interdiction au juge
ordinaire de soulever d’office une exception d’inconstitutionnalité, la restriction de la notion de juridiction
à celle relevant de la Cour de cassation… A noter, que le modèle marocain est presque similaire au
mécanisme de la QPC française.

De plus, et malgré l’extrême importance des diverses opportunités apportées par ce mécanisme, aussi
bien au niveau de la consolidation de la protection des droits qu’au niveau de garantir la suprématie de
la constitution, un certain nombre d’obstacles peuvent impacter significativement le rayonnement de cet
outil et le rendre moins efficient. Il s’agit effectivement d’entraves tenant aux traits de la société
marocaine dont une masse importante de population souffre de l’analphabétisme et de la pauvreté (dans
son sens large), aux aspects fonctionnels et professionnels de l’organe judiciaire et aux défaillances
d’éthique et de moralisation du service de la justice.

De ce fait, la réforme ayant introduit l’exception d’inconstitutionnalité, et la loi organique qui sera
adoptée et mise en œuvre prochainement serait incomplète si elle ne prend pas en considération ces
limites. Et par conséquent on recommande que ces limites soient prises en compte afin d’ouvrir des
chantiers en matière de la vulgarisation de la culture juridique au sein de la société, de la formation des
juges, et des avocats, de l’instauration de la confiance des justiciables dans les juridictions du fond, et de
la moralisation du système de la justice.

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Le Commentaire

La loi du 26 janvier 2016 de modernisation


du système de santé. Deux ans après,
quels apports au régime de protection des
personnes atteintes de troubles cognitifs ?,
Lemuel GBODJO,
doctorant en droit public ED 245,
Université Clermont Auvergne, Centre Michel de l'Hospital EA 4232, F-63000 Clermont-Ferrand, France

L a loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 relative à la modernisation du système de santé, comme son
nom l’indique, se présente comme un outil novateur garantissant une certaine mise à niveau du
système de santé en France.

L’une des innovations majeures de cette loi est la consécration d’une véritable politique de santé mentale
ayant pour objectif de démocratiser et d’améliorer la prise en charge des personnes atteintes de troubles
cognitifs. Cette innovation se matérialise par un dispositif appelé projet territorial de santé
mentale490(PTSM) dont l’objet spécifique est « l’amélioration continue de l’accès des personnes
concernées à des parcours de santé et de vie de qualité, sécurisés et sans rupture491 (…) ». Le but recherché
par cette nouvelle approche de prise en charge sanitaire est l’autonomie des personnes concernées.
En effet, il ressort de l’article 92 de la loi que « (…) Cet accompagnement a pour but l'autonomie de la
personne et permet à ces personnes de disposer des informations, des conseils, des soutiens et des
formations leur permettant de maintenir ou d'accroître leur autonomie, de participer à l'élaboration du
parcours de santé les concernant, de faire valoir leurs droits et de développer leur projet de vie. ». Á la
suite du législateur un arrêté en date du 17 mars 2016492 vient compléter les modalités de l’autonomie
dans la prise en charge des malades. Dès lors semble souffler un vent de révolution, non pas seulement
structurel, mais aussi juridique. Car les critères de promotion de l’autonomie tels que contenus dans ce
nouveau cadre juridique pourraient profondément modifier la vision et le contenu de l’autonomie.

Mais si l’on pourrait déjà apercevoir une révolution des soins en matière de santé mentale au travers de
cette loi, le cadre posé par la loi de 2016 avec le projet territorial de santé mentale débouchera-t-il sur un
régime nouveau du droit des personnes atteintes de l’Alzheimer et maladies apparentées, ou plus
largement du droit des personnes atteintes de troubles cognitifs ? Car on le sait, l’éthique de la
vulnérabilité et celle de l’autonomie imposent une tension493 dans la prise en charge des malades
contribuant à une certaine précarité aussi bien juridique que sanitaire. Ce constat qui est vrai en droit

490 Cf. Article 69 et suivants de la loi de modernisation du système de santé. En abrégé PTSM dans la suite pour « projet territorial de santé
mentale ».
491
Ibid.
492 Arrêté du 17 mars 2016 fixant le cahier des charges national relatif aux projets pilotes d'accompagnement à l'autonomie en santé.
493 Cf. COQUELET, Alice, « Le droit et la maladie d’Alzheimer », dossier thématique, avr. 2015, Fondation Médéric Alzheimer.

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interne reste inchangé dans le droit international avec une tension persistante entre conception positive
et négative494 dans la conceptualisation de l’autonomie.

Ainsi dans ce cadre de mise en œuvre d’un parcours de soin intégral et permanent au bénéfice des
patients atteints de troubles cognitifs, dans quelle mesure l’édification d’un véritable droit à l’autonomie,
indispensable à une meilleure promotion de la dignité des personnes atteintes de troubles cognitifs et à
la valorisation de leurs droits, sera-t-elle possible ? Pour le dire différemment, l’approche de prise en
charge intégrale, sécurisée et sans rupture dont le but est l’autonomie des personnes atteintes de
troubles cognitifs en particulier, et des patients en général, constitue-t-elle une formulation indirecte d’un
droit à l’autonomie des personnes concernées ? Á défaut, en quoi nous fait-elle avancer dans la
construction d’un régime juridique cohérent et pertinent de l’autonomie des personnes atteintes de
troubles cognitifs (II) ? Et pour évaluer ces apports faudrait-il peut-être considérer en amont les parts
d’ombre ou les critiques à l’encontre de la loi, notamment le fait qu’elle semble osciller entre démocratie
et étatisation du secteur sanitaire (I).

I. UNE LOI PARTAGÉE ENTRE DÉMOCRATIE SANITAIRE ET ÉTATISATION


La loi de modernisation du système de santé de 2016 se trouve dans une sorte d’ambiguïté. D’une part,
l’on constate une intention affirmée d’aller vers plus de démocratie495 notamment en associant à la prise
de décision les professionnels de santé et des acteurs du social et du médico-social496. D’un autre côté,
il lui est reproché de renforcer la présence et le poids du pouvoir central dans le processus de décision de
manière à renforcer une certaine étatisation497 des politiques publiques en matière de santé. Considérant
le fait qu’elle est très étendue sur différents aspects498 de la santé, il est intéressant de voir les limites de
la démocratie sanitaire annoncée dans le cas spécifique de la politique en santé mentale visée en son
article 69 (A), et quels sont les effets de cette démocratie inachevée sur la qualité du projet territorial de
santé mentale (B).

A. Les limites de la démocratie sanitaire dans la mise en œuvre du PTSM


Aux termes de l’article L. 3221-1 de la loi de modernisation du système sanitaire, sont invités à prendre
part à l’élaboration du PTSM « (…) les établissements de santé autorisés en psychiatrie, des médecins
libéraux, des psychologues et l'ensemble des acteurs de la prévention, du logement, de l'hébergement et
de l'insertion. ». Cet article a pour effet d’inclure dans le processus décisionnel de la politique en santé
mentale des acteurs qui lui étaient traditionnellement extérieurs499, voire étrangers500. Outre la dimension
démocratique, il s’agit, de manière élargie, de garantir la collecte du maximum de données pour un
meilleur diagnostic en associant les acteurs susceptibles d’intervenir à toutes les étapes d’un parcours
global de santé.

494 Cf. BAUDOIN, Marie-Élisabeth, KANG-RIOU, Nicolas, « Vers un droit à l’autonomie des personnes vivant avec la maladie d’Alzheimer ? »,

Gérontologie et société, 2017/3 (vol. 39 / n° 154), p. 45-59.


495 Le titre IV de la loi s’intitule « Renforcer l'efficacité des politiques publiques et la démocratie sanitaire ». Il contient un ensemble de précisions

sur l’organisation des régions autour du PTSM entre autres points.


496
Cf. l’article L. 3221-1 de la loi, auquel fait référence l’alinéa VIII de l’article 158 relatif aux modalités de mise en œuvre de la démocratie
sanitaire.
497 Cf. Les commentaires de la loi : CLEMENT, Jean-Marie, « L’esprit de la loi 2016 », RGDM, n° 58, 2016, p.291-301.
498
Pour une analyse plus exhaustive des différents domaines de la loi, cf. La loi santé. Regards sur la modernisation de notre système de santé,
A. LAUDE, D. TABUTEAU, École Nationale des Hautes Études en Santé Publique (2016), 480 pp.
499 A l’instar des acteurs médecins libéraux, ou des acteurs de la prévention dans certains cas.
500 A l’instar des acteurs du logement.

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Mais la première limite que l’on peut opposer à cette démocratie en matière de santé mentale est celle
relative à l’initiative de mise en œuvre du projet territorial de santé. En effet, il ressort de l’article
L. 3221-2-I que le projet de santé « (…) est élaboré et mis en œuvre à l'initiative des professionnels et
établissements travaillant dans le champ de la santé mentale (…) ». Ce pouvoir d’initiative sans titulaire
propre peut engendrer un problème d’inclusion de l’ensemble des acteurs concernés. Concrètement sans
préciser les modalités de l’initiative, la loi ne garantit pas la spontanéité et la synchronisation des acteurs
envisagés dans la mise en œuvre du PTSM. Le risque d’exclusion de certains acteurs par l’hésitation
d’autres acteurs en raison d’une initiative aux contours flous dans l’élaboration du PTSM n’est pas à
minimiser. C’est le lieu de rappeler les multiples protestations501 de certaines professions médicales,
notamment les médecins généralistes libéraux lors de l’élaboration du projet de loi, dont les désaccords
n’ont pas tous été résolus lors de l’adoption finale du texte.

Une autre limite à la démocratisation sanitaire annoncée, d’ailleurs qui confirme la plausibilité de la limite
de l’initiative, est celle du renforcement des pouvoirs de l’agence régionale de santé502 dans la mise en
œuvre du PTSM créant plus d’étatisation que de démocratie. En effet à l’alinéa 3 de l’article L. 3221-2-I,
il est prévu que « (…) En l'absence d'initiative503 des professionnels, le directeur général de l'agence
régionale de santé prend les dispositions nécessaires pour que l'ensemble du territoire de la région
bénéficie d'un projet territorial de santé mentale. ». Ainsi, la limite de la démocratie en matière d’initiative
se confirme très nettement. Dire qu’il y a limite de la démocratie au niveau de l’initiative du PTSM part de
l’idée selon laquelle la démocratie annoncée prend forme dans la possibilité pour tous les acteurs de
prendre part au processus d’élaboration du PTSM. Et pourtant le renvoi à l’ARS de la réalisation d’un
diagnostic supposé être partagé par l’ensemble des acteurs, réduit l’expression démocratique au profit
d’une étatisation croissante. Il est vrai que l’ARS doit prendre l’« (…) avis des conseils locaux de santé ou
des conseils locaux de santé mentale et du conseil territorial de santé504 (…) » avant d’ « (…) arrêter le
diagnostic territorial partagé et le projet territorial505 (…) ». Mais, un tel avis de ces instances territoriales
de santé peut-il valablement se substituer à l’ensemble des professionnels de santé et acteurs du social
et du médico-social dans leur diversité ? La probabilité d’une inclusion partielle n’est pas négligeable.

Cette démocratie sanitaire fragile n’est pas sans conséquence dans la mise en œuvre du PTSM.

B. Les effets d’une démocratie sanitaire fragile sur la qualité du projet territorial
de santé mentale
L’ambiguïté de la loi quant à son positionnement entre démocratie et étatisation a une incidence directe
sur la qualité du projet territorial de santé mentale en cas d’une incapacité pour les acteurs à contourner
les limites sus-mentionnées. En effet, le succès du PTSM repose sur deux points essentiels : la bonne
qualité du diagnostic, et l’inclusion de tous les professionnels de santé présents sur le territoire. Or la limite
relative à l’étatisation consistant à reconnaître à l’ARS la capacité, après avis506 des conseils locaux de
santé, de doter le territoire d’un PTSM fragilise les deux piliers de succès de cette politique.

501
L’un des points de désaccord était relatif à la généralisation du tiers payant. Cf. ROMANENS, Jean-Louis, « Projet de loi relatif à la santé :
chronique d’une vie annoncée », RDS, n° 64, 2015, p.201- 212.
502
Agence Régionale de Santé pour ARS dans la suite.
503
L’article 2 du décret n° 2017-1200 du 27 juill. 2017 relatif au projet territorial de santé mentale dispose que « Le défaut d'élaboration d'un
premier projet territorial de santé mentale par les acteurs mentionnés au I de l'article R. 3224-2 du Code de la santé publique est constaté par le
directeur général de l'agence régionale de santé au plus tard dans un délai de 36 mois après la publication du présent décret. ».
504
Cf. l’article L. 3221-2 -IV. En réalité sur ce point le législateur n’est pas assez clair. S’agit-il exclusivement de l’hypothèse du défaut d’initiative
par les acteurs ? Ou de celle avec l’initiative des acteurs ?
505 Ibid.
506 Quid de la valeur de cet avis ? Est-ce un avis contraignant ou un avis simple ?

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Dans un premier temps, l’effet sur le diagnostic est évident en ce sens que la réalisation du diagnostic
exige, en principe, une participation inclusive de tous les acteurs susceptibles de contribuer à une offre
de soin globale. Dès lors, il y a un manque à gagner dans la qualité du diagnostic dans la mesure où il ne
serait effectué substantiellement que par l’ARS sans les autres acteurs. L’avis des conseils territoriaux de
santé est certes un atout important, mais il ne garantit pas la possibilité d’offrir aux usagers un parcours
de santé avec une diversité de compétences507 que permet en revanche une réelle inclusion de tous les
acteurs concernés par la loi.

Dans un second temps, une réalisation quasi unilatérale du diagnostic par l’ARS suscite d’autres réflexions.
En effet, aux termes de l’article L. 3221-2-V : « Les actions tendant à mettre en œuvre le projet territorial
de santé mentale font l'objet d'un contrat territorial de santé mentale conclu entre l'agence régionale de
santé et les acteurs du territoire participant à la mise en œuvre de ces actions ». La question qui se pose
est celle de la valeur des différents types de PTSM que la loi peut engendrer. D’une part, on pourrait se
retrouver dans une situation à « double vitesse » entre un projet qui a pu intégrer tous les acteurs dès le
moment de l’initiative et du diagnostic en opposition à un autre projet dans lequel les professionnels de
santé et autres acteurs concernés ont été exclus de facto du diagnostic, mais éventuellement intégrés au
moment de l’exécution. D’autre part, comment des acteurs qui n’ont pas réalisé le diagnostic partagé
pourraient engager leur responsabilité dans un cadre contractuel de mise en œuvre des mesures
découlant du diagnostic auquel ils n’ont pas pris part ? Le contrat territorial de santé mentale, peut-il
n’être conclu qu’entre l’ARS et les conseils territoriaux de santé à l’exclusion des autres professionnels de
santé et acteurs du domaine social et médico-social ?

En somme, la loi reste perfectible sur plusieurs plans, notamment celui du diagnostic et de la qualité du
projet qui sera adopté sur le territoire. Certainement le législateur a anticipé ce besoin d’ajustement en
précisant que « (…) Le diagnostic et le projet territorial de santé mentale peuvent être révisés ou complétés
à tout moment508 ». Cette lucidité du législateur témoigne d’une réelle volonté d’atteindre l’objectif visé
en se donnant la possibilité de se corriger tout au long du chemin. Ainsi, même s’il s’agit d’une loi partagée
à bien d’égards entre démocratie sanitaire et étatisation il faut souligner néanmoins ses qualités, en
l’occurrence, ses apports théoriques qui ont le potentiel de révolutionner le droit des personnes atteintes
de troubles cognitifs.

II. DES APPORTS THÉORIQUES POUVANT RÉVOLUTIONNER LE DROIT


DES PERSONNES ATTEINTES DE TROUBLES COGNITIFS
Ces apports au potentiel révolutionnaire se résument, d’une part, par la consécration implicite d’un
nouveau paradigme (A) et, d’autre part, par l’inclusion des besoins et droits sociaux dans l’offre de soin
en matière de santé mentale (B).

507
Cf. art. L. 3221-2.-I « (…) pour permettre l'association de l'ensemble des acteurs mentionnés à l'article L. 3221-1 et l'accès à des modalités et
techniques de prise en charge diversifiées. ».
508 Cf. Article L. 3221-2.IV.

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A. La consécration implicite d’un nouveau paradigme de prise en charge
des personnes atteintes de troubles cognitifs
La nouvelle politique de santé mentale telle que contenue dans la loi de 2016 propose un nouveau
paradigme qui semble résoudre de facto le dilemme éthique de la vulnérabilité versus éthique de
l’autonomie509. Du moins, a priori. En effet, le diagnostic met les besoins réels des personnes au départ
du processus de construction de leur prise en charge. Cette évaluation préalable réduit la part de
disproportion entre les mesures à prendre et les mesures prises, dans le cadre du suivi des malades, qui
rendait inappropriée tantôt l’approche libérale ou une approche protectionniste de la prise en charge.
Avec un diagnostic réussi on peut désormais proposer un parcours de soin et de prise en charge adapté
aux situations des personnes dans leur meilleur intérêt, offrant de la liberté quand il faudra et de la
protection quand cela sera nécessaire.

Cette approche de la prise en charge des personnes en situation de handicap, ou malades, n’est pas
totalement nouvelle. C’est l’idée de proposer un accompagnement adapté aux besoins des personnes
telle que contenue à l’article 12 de la convention relative aux droits des personnes handicapées510.
Le rapprochement est aisé avec le législateur qui parle d’« amélioration continue de l'accès des personnes
concernées à des parcours de santé et de vie de qualité, sécurisés et sans rupture511 ». Du côté de la
juridiction européenne des droits de l’homme même approche, certes de manière timide, mais constante.
Dans l’affaire Jasinski c.Lettonie512, la Cour rappelle en substance que, s’agissant d’un détenu handicapé,
il y a lieu d'apporter d'autant plus de soin à garantir que les conditions de détention répondent à ses
besoins propres, et conclut à une violation du droit à la vie sur le fondement de l’article 2 de la C.E.D.H.513
pour défaut de soins adéquats. Il en va de même dans l’affaire Cam c.Turquie514 dans laquelle la Cour
soutient que les autorités turques « (…) ne cherchèrent pas non plus à envisager des aménagements pour
pourvoir aux besoins pédagogiques spécifiques que la cécité de la requérante pouvait requérir (…). » (§ 65).
On pourrait multiplier les exemples et même si la Cour n’intervient pas exactement dans les mêmes
matières, et ne semble pas aller dans un sens constant d’une autonomie libérale ou protectionniste,
sa jurisprudence indique cependant une approche casuistique515 qui traduit in fine l’idée selon laquelle il
faudrait aborder les problématiques de santé mentale et de handicap sous le prisme des besoins réels des
personnes.

On peut conclure sur ce point que le législateur tend à rehausser ses standards de promotion et de prise
en charge en matière de santé mentale, et de handicap plus généralement, en adaptant les notions
d’assistance et d’accompagnement préconisées par le droit de la CRDPH au sens d’un « parcours de santé
intégral et sécurisé ». Par ailleurs, l’article 92 de la loi santé de 2016 fait de l’autonomie le but de
l’accompagnement. En filigrane et de manière parallèle, l’accompagnement tel que consacré dans la loi
santé et dans la CRDPH, réalisé à partir d’une prise en compte effective des besoins des personnes
concernées, protège et réhabilite la personne dans un état propice à l’expression de son autonomie.
Ainsi, l’autonomie de la personne atteinte de troubles cognitifs n’est plus uniquement l’expression de sa

509
COQUELET, Alice, op. cit.
510
Convention relative aux droits des personnes handicapées, 13 déc. 2006. Dans la suite, CRDPH.
511
Cf. L. 3221-2, op. cit.
512 C.E.D.H., 21 déc. 2010, Jasinski c. Lettonie, requête n° 45744/08.
513
Convention européenne des droits de l’homme, 4 nov. 1950.
514
C.E.D.H., 23 mai 2016, Çam c. Turquie, Requête n° 51500/08.
515 C.E.D.H., 5 janv. 2005, H. L. c. Royaume-Uni, requête n° 45508/99. ; C.E.D.H., 17 avr. 2008, Dodov c. Bulgarie, requête n° 59548/00. ; C.E.D.H.,

4 juin 2010, Shtukaturov v. Russia, requête n° 44009/05. In BAUDOIN, op. cit., p.50.

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compétence décisionnelle516, mais aussi et surtout l’ensemble des procédés qui, répondant à ses besoins,
lui permettent d’être réhabilitée dans ses attributs d’être humain de façon intégrale.

Dès lors on peut comprendre pourquoi la loi de 2016 inclut une dimension sociale importante dans la
prise en charge des personnes atteintes de troubles cognitifs.

B. L’inclusion des besoins et droits sociaux dans la prise en charge


des personnes atteintes de troubles cognitifs
En plus des acteurs traditionnels de la santé, sont associés à la politique territoriale de santé mentale
visée à l’article 69 « (…) l’ensemble des acteurs de la prévention, du logement, de l'hébergement et de
l'insertion. ». Cette inclusion des compétences et acteurs de domaines relevant du social et du
médico-social témoigne d’une réelle avancée dans la prise en charge des personnes atteintes de troubles
cognitifs. C’est l’avancée relative à un changement d’une offre cloisonnée517 de soins primaires
traditionnels à un parcours de santé, d’une prise en charge intégrale et d’une vision globale de
l’autonomie518. Le législateur innove et renforce à cette occasion, non pas directement les droits sociaux,
mais la dimension sociale rattachée à la fragilité mentale et la nécessité de prendre en compte les besoins
sociaux des personnes en perte d’autonomie en raison de troubles cognitifs.

Également sur ce point le législateur semble quelque peu s’inspirer de la Cour EDH. Car au niveau du droit
de la C.E.D.H., même si les droits sociaux des personnes atteintes de troubles cognitifs ne sont pas
directement consacrés519, le juge strasbourgeois construit tout de même une jurisprudence protectrice
de ces droits. Et ce, par une interprétation dite constructive520 du droit de ne pas subir des traitements
inhumains et dégradants sur le fondement de l’article 3 de la convention. De cette jurisprudence relative
à des situations plurielles notamment en matière d’internement521, l’on retient substantiellement l’idée
selon laquelle l’instabilité mentale entraînant une incapacité sociale à se prendre en charge ne justifie pas
nécessairement un placement dans une maison spécialisée au titre de mesures privatives de liberté522.
Et qu’il faut prendre en compte, en addition des éléments médicaux, le bien-être523 de la personne
atteinte de troubles cognitifs. Ainsi, à défaut d’une reconnaissance de droits sociaux spécifiques aux
personnes en perte d’autonomie, le législateur, à l’instar du juge de la Cour EDH, tend à reconnaître la
nécessité de développer des « programme(s) relatif(s) au maintien dans le logement et d'accès au
logement et à l'hébergement accompagné (…) pour les personnes en souffrance psychique qui en ont
besoin524.».

516 Cf. DWORKIN, in BAUDOIN, op. cit., p.50, L’autonomie dans cette approche philosophique n’est pas uniquement une donnée fonctionnelle, en
termes de compétence cognitif.
517
Cf. BO Santé – Protection sociale – Solidarité n° 2016/12 du 15 janv. 2017, p. 5 : « Cette évolution vise à améliorer le décloisonnement entre les
différents acteurs de santé et la cohérence entre les politiques menées. »
518
< http://solidarites-sante.gouv.fr/systeme-de-sante-et-medico-social/parcours-des-patients-et-des-usagers/article/parcours-de-sante-de-
soins-et-de-vie > (consulté le 08/06/2018, à 11h 22 minutes).
519 Cf. Frédéric SUDRE, La protection des droits sociaux par la Cour européenne des droits de l'homme : un exercice de "jurisprudence fiction" ?,

in Revue trimestrielle des droits de l'homme, 55/2003, p. 755 (consulté en ligne, le 08/06/2018 à 12h45min).
520
Cf. LUCAS, Katia, La Cour de Strasbourg garde-fou des personnes atteintes de troubles mentaux (C.E.D.H., G.C. 17 janv. 2012, Stanev c.
Bulgarie), < http://combatsdroitshomme.blog.lemonde.fr/2012/01/26/la-cour-de-strasbourg-garde-fou-des-personnes-atteintes-de-troubles-
mentaux-cedh-g-c-17-janvier-2012-stanev-c-bulgarie/ >, (consultation en ligne du 07/05/2018 à 11h47min).
521
Cf. C.E.D.H., 17 janv. 2012, Stanev c. Bulgarie, requête n° 36760/06.
522
Ibid. (§ 153), « (…) Néanmoins, le besoin objectif d’un logement et d’une assistance sociale ne doit pas conduire automatiquement à
l’imposition de mesures privatives de liberté (…) ».
523
Ibid. (§ 153), « (…) Elle (la cour) est d’avis que dans certaines circonstances le bien-être d’une personne atteinte de troubles mentaux peut
constituer un facteur additionnel à prendre en compte, en plus des éléments médicaux, lors de l’évaluation de la nécessité de placer cette
personne dans une institution(..) ».
524 Article L3221-2, op. cit.

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En définitif, il convient de retenir au regard de tout ce qui précède que la loi est dans une phase
expérimentale. Dans le cadre du PTSM, elle suggère plus que ne prescrit essayant de faire bouger les lignes
en faveur d’une vision plus globale de l’autonomie des personnes atteintes de troubles psychiques.
Il faudra attendre encore quelques années pour savoir si la révolution du droit des personnes atteintes de
troubles mentaux a eu lieu. Mais pour l’heure, les possibilités d’un tel cadre juridique propice à la
construction d’un droit à l’autonomie525 à part entière, en faveur des personnes atteintes de troubles
cognitifs, ne sont pas à négliger.

525
Dans cette approche globale, un droit avec des garanties judiciaires opposable à l’Etat, et contribuant à une réhabilitation des personnes
mentalement fragiles dans leurs attributs d’êtres humains.

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Table des matières
Les Annonces

Le Dossier
L'inventivité. Aspects de sciences politique et juridique
Actes du colloque de Clermont-Ferrand du 30 mars 2017

INTRODUCTION, ................................................................................................................................... p. 7
par Raphaël MAUREL

I. L’OBJET DU COLLOQUE :
INTERROGER L’INVENTIVITE COMME OUTIL D’EXERCICE DU POUVOIR ..........................................p. 7
II. SYNTHESE : LES PARADIGMES DE L’INVENTIVITE COMME OUTIL DE POUVOIR ...........................p. 8

DE L’ART D’ETRE INDISPENSABLE. L’INVENTIVITE DIPLOMATIQUE


DANS UNE SOCIETE INTERNATIONALE PLURALISTE, .............................................................. p. 11
par Enguerrand SERRURIER

I. L’INVENTIVITE DIPLOMATIQUE DANS L’INTEGRATION CONDITIONNELLE


DES « MARGINAUX » DU GRAND JEU .............................................................................................p. 17
A. La participation officielle des acteurs d’influence dans la formation du droit des gens
1. L’inventivité dans la diplomatie humanitaire : de quelques fictions nécessaires en droit
international
2. Diplomatie environnementale et diplomatie des droits de l’homme :
agréger sans se mêler
B. L’institution de représentations complémentaires aux mécanismes intergouvernementaux
classiques
1. Vers une véritable diplomatie parlementaire : la négociation avec des assemblées
transnationales élues
2. De quelques modalités des relations extérieures de collectivités particulières

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II. L’INVENTIVITE DIPLOMATIQUE FACE AUX PHENOMENES DE JURIDICTIONNALISATION
DES RELATIONS INTERNATIONALES ................................................................................................ p. 28
A. Le juge en soutien de la diplomatie : de la consultation impartiale au quasi-négociateur
1. Le juge international comme facilitateur de la négociation diplomatique
2. Le juge international comme quasi-négociateur
B. Le diplomate contre le juge : résistances et soustractions à l’examen de la Balance
1. Le consentement à la juridiction, ou l’inventivité conservatrice en droit international
2. La fronde diplomatique contre des juges considérés comme intrusifs

LE POINT DE VUE DU JURISTE : L’INVENTIVITE DANS LA CREATION DE LA LOI, ............ p. 41


par Elodie POMMIER

I. L’INVENTIVITE DE LA PRATIQUE AU SERVICE DE LA CREATION DE LA LOI ..................................p. 42


A. La légalisation de mécanismes issus de la pratique
B. La reconnaissance de mécanismes issus de la pratique
II. L’INVENTIVITE DU LEGISLATEUR FACE A LA PRATIQUE ............................................................. p. 49
A. L’inventivité du législateur non récompensée par la pratique
B. La surenchère d’inventivité entre le législateur et la pratique

L’INVENTIVITE AU CINEMA : LES ECRANS AU SERVICE DES POUVOIRS


DANS LE PAYSAGE GLOBALISE, ........................................................................................................p. 59
par Thomas RICHARD

I. ÉMERGENCE ET ENJEUX DU CINEMA DE JUSTIFICATION ........................................................... p. 60


II. LE CINEMA DE JUSTIFICATION PORTEUR DE DISCOURS ............................................................ p. 65

L’INVENTIVITE DU JUGE OU LA VOIE VERS LA LIBERTE, ........................................................ p. 71


par Jean-François RIFFARD

I. L’INVENTIVITE ET L’INSTITUTION : A BAS LE PIEDESTAL ! ........................................................... p. 72


II. L’INVENTIVITE ET LA FONCTION : KOJAC A LA PISCINE ! ........................................................... p. 73

DE LA REINVENTION DE LA QUALIFICATION D’ÉTAT EN DROIT


INTERNATIONAL PUBLIC. REMARQUES SUR LE DISCOURS JURIDIQUE
RELATIF A « L’ÉTAT ISLAMIQUE », ...................................................................................................p. 76
par Raphaël MAUREL

I. L’ABSENCE DE QUALITE ETATIQUE DE L’EI


DANS LE DISCOURS JURIDIQUE CONTEMPORAIN ......................................................................... p. 77
A. L’absence d’unité autour de la qualification d’État en droit international :
une invention inachevée ?
1. La question de la valeur de la définition de l’État par ses éléments constitutifs
2. La qualification d’État : de la subjectivité à la diversité
B. Le refus de qualifier l’EI d’État, facteur d’unification a minima du discours juridique
1. L’unanimité du discours étatique sur l’absence de qualité étatique de l’EI
2. L’unanimité relative du discours doctrinal

Page 121 sur 123


II. L’ALTERATION DE LA QUALIFICATION D’ÉTAT DU FAIT DE L’EMERGENCE DE L’EI .................... p. 82
A. L’inventivité et l’absence de cohérence du discours juridique étatique :
un facteur d’altération de la qualification d’État
1. L’inventivité du discours étatique
2. L’inventivité du discours doctrinal
B. De la nécessité de réactiver un processus inventif quant à la qualification d’État
en droit international
1. Peut-on déceler un concept manquant dans le discours juridique relatif
à la qualification d’État ?
2. Remarque conclusive : la qualification d’État est-elle encore utile ?

REFLEXIONS SUR L’INVENTIVITE ET LE DROIT, ........................................................................p. 90


par Serge SUR

I. INVENTIVITE, SOCIABILITE, CIVILISATION ................................................................................... p. 90


A. Découverte, créativité, innovation, inventivité…
B. Inventivité, culture, civilisation
II. L’INVENTIVITE DU DROIT ........................................................................................................... p. 92
A. Inventivité des normes et concepts juridiques
B. Créativité des supports normatifs
C. Stabilité des processus normatifs
III. L’INVENTION ET LE DROIT ......................................................................................................... p. 94
A. Rupture
B. Transformation

L'E
Etude
L’exception d’inconstitutionnalité au Maroc :
vers un renforcement de la protection des droits ?, ......................... p. 98
par Jamal RIAD

I. LA MARGINALITE TRADITIONNELLE DU ROLE DU CONSEIL CONSTITUTIONNEL


COMME PROTECTEUR DES DROITS ET LIBERTES FONDAMENTAUX .............................................. p. 99
II. L’INTRODUCTION DU MECANISME DE L’EXCEPTION D’INCONSTITUTIONNALITE :
VERS UN RENFORCEMENT DE LA PROTECTION DES DROITS ....................................................... p. 103
A. Le contrôle de constitutionnalité des lois : de l’a priori à l’a posteriori
B. La protection des droits par la contestation de la loi
III. L’EXCEPTION D’INCONSTITUTIONNALITE AU MAROC A LA LUMIERE
DES EXPERIENCES ETRANGERES .................................................................................................. p. 108
A. L’exception d’inconstitutionnalité au Maroc et la procédure d’Amparo en Espagne
B. L’activation de l’exception d’inconstitutionnalité dans le droit marocain :
une modalité à la française

Page 122 sur 123


Le Commentaire
La loi du 26 janvier 2016 de modernisation du système de santé.
Deux ans après, quels apports au régime de protection
des personnes atteintes de troubles cognitifs ?, ............................. p. 113
par Lemuel GBODJO

I. UNE LOI PARTAGÉE ENTRE DÉMOCRATIE SANITAIRE ET ÉTATISATION .................................... p. 114


A. Les limites de la démocratie sanitaire dans la mise en œuvre du PTSM
B. Les effets d’une démocratie sanitaire fragile sur la qualité du projet territorial
de santé mentale
II. DES APPORTS THÉORIQUES POUVANT RÉVOLUTIONNER
LE DROIT DES PERSONNES ATTEINTES DE TROUBLES COGNITIFS ............................................... p. 116
A. La consécration implicite d’un nouveau paradigme de prise en charge des personnes
atteintes de troubles cognitifs
B. L’inclusion des besoins et droits sociaux dans la prise en charge des personnes
atteintes de troubles cognitifs

Page 123 sur 123

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