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L’inquiétude

de Giotto
À propos de la chapelle Scrovegni (1303-1306)
par
Hélène Mugnier

MAI 2020

#Arts/Culture
Avec Giotto, le monde change brusquement de visage.
Ici, deux jambes nues battent l’air à l’aplomb d’un corps, gobé par la mer et la gueule d’une
baleine. Plus loin, un homme délace tranquillement sa chaussure. Ailleurs encore, un animal
couché ou blotti contre un rocher nous adresse un regard. Ça et là, des veines colorées strient le
marbre des façades. Ces détails « sur le vif » semblent avoir été disposés sur les murs de la
chapelle Scrovegni à Padoue pour être expressément dénichés. Chacun à leur tour, ils font
surprise. Aucun n’est anecdotique. Rien qui ne pépie. La compacité de l’espace fait silence au
contraire.
Surgies d’un monde inconnu, ces fresques le font nôtre sans même que l’on s’en aperçoive. Le
regardeur s’étonne de ses observations comme s’il les avait créées lui-même. Un pas de côté suffit
pour en renouveler la joie. De toute évidence, quelque chose se passe qui nous concerne et que
nous n’attendions pas. Ce monde nous est profondément familier et radicalement étranger à la
fois. C’est notre vie à nous qui advient sur ces murs, à mesure que nous les parcourons. Le
vertige percute aussi fort aujourd’hui qu’à l’aube du XIVe siècle. « Peut-être que nous ne pouvons
recevoir la vérité de personne et que nous devons la créer nous-mêmes[1]. » Ce doute de Proust (grand
amoureux de ce chef d’œuvre de Giotto) est celui qui surprend le visiteur.
L’actualité radicale de la chapelle Scrovegni (1303-1306), aussitôt chantée par Boccace et Dante,
n’a pas attendu 2020 pour impressionner ses regardeurs. Avec Giotto, le monde change
brusquement de visage. Depuis quelques semaines, la moitié de l’humanité est directement
rattrapée par la même mise en arrêt de la « normalité », sans boussole ni horizon temporel. Entre
autres conséquences, la temporalité de nos journées, hier régies par la vitesse, a basculé. Au point
que, du jour au lendemain, il nous a fallu réinventer nos automatismes quotidiens : se laver,
s’habiller, manger, dormir, cohabiter. L’expérience, brutale, nous transforme déjà, qu’on y résiste
ou qu’on s’y laisse porter.
En l’occurrence, à Padoue, des événements extraordinaires font effraction dans l’ordinaire : deux
bergers s’arrêtent avec leur troupeau, étonnés de voir un ange au-dessus de la tête d’un homme
assoupi. Une dizaine d’autres anges, arc-boutés de douleur dans un ciel nocturne, convulsent des
corps tout à fait charnels. Une comète traverse le ciel sans attirer le moindre regard. Un enfant,
lui, retient l’attention toute entière de vieux sages ; son propos résonne solennellement dans la
niche vide derrière lui. Un mort tout habillé est sorti de sa tombe, ce qui n’empêche pas ses
gardiens, armés de pied en cap, d’avoir cédé au sommeil du juste. Loin de figer le visiteur, ces
étrangetés l’ébranlent.
Dans leur présence, d’une densité magnétique, des incohérences alertent. Quelque chose résiste,
qui fait mystère. En dépit de l’effet de perspective, l’étable ou le palais sont trop petits pour
contenir les personnages. Face à la mort, une naissance, un massacre ou une apparition divine,
l’impassibilité des figures empêche notre empathie. Indifférence ? Hébétude ? Majesté ? De fait,
les visages partagent un même regard énigmatique, les longues tuniques ralentissent les gestes, les
drapés colorés contient les corps comme autant d’énergies condensées. Le récit biblique et sa
symbolique sont devenus des événements concrets, plantés dans une réalité humaine, matérielle.
Giotto est le premier à oser cette mise au présent du sacré. L’heure choisie est celle du choc :
l’incrédulité des uns le dispute à l’inattention des autres. La stupeur a interrompu l’accès perceptif
et la compréhension de ce qui leur arrive. L’observateur à son tour est dérouté de ses propres
réflexes : repérer et connaître des éléments, les relier, se raconter une histoire. Le saisissement
l’invite à un mode d’appréhension plus confus, sensoriel, physique, intranquille.
Pris de court, nous apprivoisons nous aussi au jour le jour un autre mode d’être. Une incrédulité a
anesthésié nos ressentis et démuni notre capacité de réflexion. Ce moment singulier du
confinement court-circuite notre connexion habituelle à notre environnement, aux autres, à nos
écrans. Le simple fait de vivre a perdu de son évidence. Cet étrange virus lui aussi leurre nos sens.
Caché, imperceptible, il nous reste inaccessible, presque irréel. Comment nommer ce qui a
vraiment lieu, à commencer par ces sensations qui nous traversent, instables, versatiles ?
Pénétrant jusqu’à nos vies privées, l’impensable déstabilise le discernement, les émotions,
l’intelligence, la compréhension. Dans leur sidérante familiarité, les formes giottesques formulent
à leur manière les mots qui nous manquent par leur puissance de dénuder nos certitudes. Elles ne
disent pas seulement l’inconscience inconséquente à laquelle nous réduirait l’ignorance, mais aussi
l’innocence que cette même déroute nous fait retrouver.
Déjà en effet, dans leur engourdissement, une transformation agit ces personnages, comme à leur
insu. Les traîtres et les anges, les inconscients et les saints, sont à égalité. Ancrés par Giotto dans
des corps et des espaces tangibles, tous appartiennent à une humanité dont la grandeur semble
échapper à leur conscience. C’est elle qui est mise à nu par l’invraisemblable des événements.
À l’origine, Giotto assume la commande d’un exercice imposé : asseoir la garantie du salut pour
un banquier padouan. Le portrait d’Enrico Scrovegni est soigneusement inclus dans la scène du
Jugement dernier. Mais l’artiste a inversé la perspective temporelle : la promesse chrétienne
n’appartient pas à un futur à venir, elle se joue au présent. C’est en quoi l’espace ici créé fait
monde à lui seul. Si noblesse et dignité il y a dans ces scènes, ce ne sont pas encore celles de la
prise de conscience, elles émergent en amont, d’un processus interne, latent. Nos lendemains à
nous aussi dépendent de l’ici et maintenant.
Ce qui émeut tout particulièrement aujourd’hui avec Giotto, c’est de sentir naître, au cœur de la
stupéfaction, quelque chose de neuf et déjà illimité, l’appel attire puissamment. « Nous sentons très
bien que notre sagesse commence où celle de l’auteur finit. Nous voudrions qu’il nous donnât des réponses, quand
tout ce qu’il peut faire est de nous donner des désirs », écrivait encore Proust[2]. Alors peut-être nous
faut-il résister à conjurer trop vite nos inquiétudes, à projeter des scénarios, à agir avec
volontarisme ? Ressentir et nommer ce que nous fait la stupeur prend du temps. Dans nos
multiples peurs et nos tâtonnements aveugles, nous découvrons aussi ce que nous n’aurions pas
imaginé. Comment nier l’inventivité de ces apprentissages et passer à côté de cette réactivation de
nos imaginations ? Peur et création vont de pair, simultanément. Giotto peint à Padoue ce
moment de l’impuissance, de l’inintelligibilité, de l’abdication du contrôle à échelle humaine.
Dans l’amplitude de ces peintures, l’ébranlement n’en balaye aucune inquiétude, mais il leur fait
une confiance immense.

[1] Marcel Proust, Sur la lecture [1905, préface à sa traduction de Sésame et le lys de John Ruskin],
Arles, Actes Sud, 1993.
[2] Ibid.

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