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24 Psychologie Sociale de la Communication 217

Chapitre 1 — La communication verbale

Au cours des communications quotidiennes, en particulier les interactions en face à face, les gens
parlent, ils prennent des postures variées, orientent leurs regards, bougent éventuellement leurs mains,
etc. En somme, ils se comportent de différentes façons, utilisent différents types de signaux. Bien
qu’elle soit critiquée par un nombreux grandissant de chercheurs (voir, ex. : Jones et Lebaron, 2002),
une distinction qui revient souvent dans la littérature sur la communication est celle entre les signaux
verbaux, d’un côté, et les signaux non verbaux, de l’autre. Et de fait, ces deux types de signaux ont
souvent été étudiés séparément, comme s’il s’agissait de phénomènes indépendants. Dans ce chapitre
et le suivant, nous allons nous pencher tour à tour sur chacun de ces types de signaux, en tâchant de
ne pas passer sous silence la question de leur cooccurrence et de leur intégration.

1. Différences entre communications verbale et vocale

Au sein de la communication verbale, nous pouvons opérer une distinction entre la communication
verbale et la communication vocale. On a tendance à souvent les confondre, à estimer que tout ce qui
passe par la bouche est de la communication verbale et donc que tout ce qui est verbal passe par la
voix. Ce n’est pas le cas. Il s’agit de deux dimensions orthogonales indépendantes l’une de l’autre.

Tableau 1. Exemples de communications verbales et vocales

VOCALE NON-VOCALE

VERBALE Paroles Écriture

Mouvements,
NON-VERBALE Intonation, débit
expressions faciales

On appelle communication verbale toute communication utilisant des mots. Ainsi, sont verbales les
communications vocales, écrites et signées (voir tableau 1). La communication verbale a comme
caractéristique de ne pas imiter les référents (i.e., les objets auxquels les signaux font référence). On
dit de la communication verbale qu’elle est digitale car elle utilise des symboles1, à savoir des signaux
abstraits et arbitraires (ex. le mot « cheval » est arbitraire et abstrait, tout comme les lettres le
composant). La communication non-verbale, en revanche, tente d’imiter les référents. On dit de la
communication non verbale qu’elle est analogique car elle utilise des signes, à savoir des signaux qui
sont liés physiquement ou causalement au message qu’ils transmettent (ex. une personne qui rougit
parce qu’elle est gênée).

1
Dans les pages qui suivent, nous allons utiliser les mots signes et symboles de manière interchangeable. Ce n’est pas
idéal d’un point de vue pédagogique mais il est difficile de faire autrement, tant la terminologie est non consensuelle. Pour
les besoins du cours, il vous suffit de retenir que, même si l’on parle de signes pour la communication verbale et la
communication non verbale, dans le premier cas, les signes ne cherchent pas à imiter le réfèrent, tandis que, dans le
second, ils cherchent à l’imiter. Par ailleurs, et nous y reviendrons, si le caractère arbitraire ou non permet de distinguer
les deux types de communication, il s’agit plus d’une question de degré (les signes ou symboles de la communication
verbale sont plus arbitraires que les signes de la communication non verbale) que d’une question du tout ou rien.

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2. Le langage

Communiquer, c’est tenter d’évoquer une image dans l’esprit de l’interlocutrice. Une manière de
comprendre cela est de dire, qu’en communicant, on fait de la « télépathie par signaux ». Étudier le
langage revient donc à étudier les relations entre les mondes empirique et symbolique, le premier
étant le monde perçu par les cinq sens et le second étant le monde représenté. Ainsi, l’étude du langage
permet de comprendre les relations entre les référents et les signaux linguistiques utilisés pour
évoquer ces référents dans l’esprit de l’interlocuteur.

Retenons le fait qu’on ne peut jamais être sûr de la réussite de l’entreprise, on ne sait jamais avec
certitude ce qu’on évoque réellement chez l’interlocutrice en utilisant un mot car nous n’avons pas
accès à la boîte noire qui est son esprit. Pour l’instant du moins, il ne nous est pas possible de voir ce
qui se passe dans la tête de notre interlocuteur. De fait, on a tous connu une situation dans laquelle on
a dit quelque chose en pensant à un concept précis et la personne à laquelle on s’est adressé en a
compris un autre. Cet aspect est une propriété fondamentale de la communication selon Ludwig
Wittgenstein (1921). Toutefois, il prétend qu’il n’est pas indispensable d’être compris comme on le
souhaite pour que la communication soit fonctionnelle. Les référents évoqués par un certain signal
chez moi et mon interlocuteur seront généralement suffisamment ressemblants que pour ne pas mettre
en péril notre interaction. Et de fait, même si l’on n’est pas sûre de ce que l’on va évoquer chez notre
interlocutrice, cela ne nous empêche pas de communiquer avec elle.

3. Un système de symboles

Le nombre de langues à travers le monde est généralement estimé aux alentours de 6.000. Malgré
cette grande diversité, il existe des éléments communs à toutes les langues :

• Les phonèmes : ce sont les plus petites unités de son non-porteuses de sens (ex. /x/, /a/, /ch/,
/v/, etc.). Ces phonèmes sont assemblés en morphèmes qui sont les plus petites unités porteuses
de sens. Ceux-ci peuvent prendre la forme de mot ou de syllabe comme les préfixes, les suffixes
ou encore les désinences. Par exemple, le préfixe « a » indique la privation, le suffixe « ment »
indique la forme adverbiale, la désinence « ons » indique la première personne du pluriel.
• La grammaire : elle établit les règles régissant la formation de mots et de phrases. Ces règles
sont implicites et explicites mais surtout partagées par un groupe donné qui considère que cette
langue est sienne.

4. Les modèles du signe

A. Le modèle dyadique du signe de Ferdinand de Saussure

Ferdinand de Saussure, linguiste suisse du début du XXe siècle, a développé une théorie structuraliste
du signe (qui a été publiée à titre posthume en 1916 sur base de notes de cours prises par ses étudiants).
S’il était intéressé par le langage, il s’est malgré tout limité à étudier la langue parce qu’il voyait dans
le langage des dualités qui en compliquaient l’étude. Ainsi, dans le langage, il y a à la fois le répertoire
de signes qui est propre à une communauté donnée et qui va être utilisé par ses membres mais il y a

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aussi l’appareil vocal et, si on s’intéresse au langage, pour de Saussure, indirectement on est
également obligé de s’intéresser aux deux versants de la même pièce, c’est-à-dire à la fois l’appareil
vocal qui est utilisé pour faire vivre les signes et aux signes eux-mêmes qui existent indépendamment
de leur utilisation. Ensuite, selon de Saussure, dans le langage, on est toujours obligé de s’intéresser
à la fois au passé et au présent. Or, il peut y avoir un décalage important entre la façon dont le langage
a été utilisé par cette communauté dans le passé et les évolutions, les changements qui ont lieu, qui
font qu’aujourd’hui on n’utilise pas le même mot avec le même sens qu’il y a un siècle. Tout cela l’a
amené à proposer de se limiter à la langue, à la façon dont les locuteurs vont utiliser cette langue. Il
s’est dit que, finalement, la langue c’est ce qu’il y a de plus stable, on peut l’étudier indépendamment
de son usage par les membres d’une communauté et donc elle est peut-être plus facile à étudier et
peut être considérée un peu comme un étalon de mesure (i.e., en étudiant la langue, on étudie quand-
même le langage, même si c’est de façon incomplète).

Il est à noter que, selon de Saussure, la linguistique devrait être une sous-discipline de la psychologie
sociale. Il n’a pas été suivi sur ce propos, mais, pour lui, étudier des signes sans les ancrer dans le
contexte social dans lequel ils ont vu le jour est une aberration. Cela explique pourquoi il trouvait que
la psychologie sociale était une discipline pertinente pour étudier la langue, puisque cette dernière
prend en compte le contexte dans la création et l’utilisation des signes au sein d’une communauté.

On doit à de Saussure les premières réflexions sur ce que c’est un signe, que l’on peut définir comme
étant une unité linguistique ayant un caractère conventionnel. Ces réflexions l’ont amené à développer
un modèle dyadique du signe selon lequel le signe est composé de deux faces : il y a d’un côté le
signifié (autrement dit, le concept auquel le signe fait référence) et le signifiant (autrement dit, la
forme graphique ou sonore que va prendre le signe). On pourrait dire que le signifié est le contenu (le
concept) et le signifiant est la forme (l’image acoustique associé à ce concept). Il faut imaginer ces
deux éléments comme étant intimement liés telles les deux faces d’une feuille de papier. Ils ne sont
séparés « artificiellement » que pour les besoins de l’analyse. Pour de Saussure, la signification va
émerger à la confluence des deux : le sens du signe se retrouve à l’interface entre le signifiant et le
signifié.

Il peut y avoir des signifiants différents pour un même signifié (ex. une pancarte portant l’inscription
« open » est différente d’une pancarte avec l’inscription « ouvert ». Ce sont 2 signifiants différents
alors que le signifié est identique : « ce commerce est ouvert »). Cependant, si l’une des faces du signe
change, on obtient un nouveau signe (voir figure 2).

SIGNE 1 SIGNE 2

Signifiant 1 (open) + signifié 1 (le commerce Signifiant 2 (ouvert) + signifié 1 (le commerce

Figure 2. Quand le signifié est le même mais le signifiant pas

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Un autre exemple est fourni par l’action d’ouvrir en informatique : cela n’a pas le même sens que
dans les petits panneaux affichés sur la porte d’un commerce. Ouvrir en langage informatique ça ne
veut pas dire : « Poussez la porte, c’est ouvert ». Ça veut plutôt dire qu’on va pouvoir ouvrir un fichier,
y accéder. On peut utiliser le mot ouvrir dans les deux cas mais la signification est différente et donc
nous avons à faire à deux signes différents dans la terminologie de de Saussure. On peut aussi prendre
l’exemple de deux signifiants différents qui renvoyant au concept d’ouvrir un contenant : soit on peut
trouver l’écriture « ouvrir ici » ou soit on peut le faire comprendre simplement en mettant des pointillés.
Dans ce cas : le signifiant est différent, mais le concept est le même (et donc nous avons de nouveau
deux signes différents).

Le référent est absent du modèle de de Saussure (1916). Pour ce dernier, il n’y a pas de relation directe
entre le référent et le signe utilisé pour le désigner. La relation entre les deux est, au contraire,
arbitraire (ce sont les membres d’une communauté qui, à un moment donné, se réunissent et décident
que, pour désigner un référent, ils vont choisir arbitrairement tel ou tel signe). La relation entre le
signe et le référent ne dépendant pas du réfèrent, ce dernier ne permettrait pas de comprendre l’origine
du signe. On peut trouver ici l’explication du désintérêt de de Saussure pour le référent et son absence
dans le modèle dyadique. Selon lui, la signification des signes vient de la relation entre les signes. La
raison, par exemple, pour laquelle, dans deux langues différentes, on ne va pas forcément donner la
même signification au mot qui est pourtant utilisé pour désigner le même référent est liée au fait que,
dans ces deux langues, les signes qui sont proposés sont différents et les relations entre les signes et
la structure de la langue sont différentes. C’est ce qu’il appelle la valeur : c’est la valeur au sein d’une
société qui va déterminer, qui va expliquer l’origine et le sens des signes.

Deux signes peuvent être liés, et ce sur différents plans :

• Sur le plan du signifié (ex. le signe « enseignement » est sémantiquement lié à « apprentissage »
et « éducation ». Les signifiants sont différents mais le signifié est le même, du moins ils sont
sémantiquement très proches).
• Sur le plan du signifiant (ex. le signe « enseignement » est lié à « alignement » et
« saignement ». Les signifiés sont différents mais les signifiant se ressemblent, i.e., ça rime et
ça rame, comme tartine et boterham).
• Sur les deux plans (ex. le signe « enseignement » est lié à « établissement ». Les signifiants et
les signifiés sont ici équivalents).

D’après de Saussure, ce sont ces liens entre signes qui permettent d’expliquer pourquoi, à un moment
donné, dans un contexte donné, c’est un signe et pas un autre qui est choisi par une communauté
d’êtres humains pour désigner un référent.

Créer des effets poétiques (rimes, allitérations, etc.) consiste notamment à s’appuyer sur ces liens
entre signifiants et signifiés. Par exemple, quand, dans Bonnie and Clyde, Serge Gainsbourg chante
« Dans les 3 jours, voilà le tac-tac-tac, Des mitraillettes qui reviennent à l’attaque », on voit bien
qu’il joue sur la sonorité en t(r)a(c), autrement dit sur le signifiant, pour bien évoquer chez nous le
référent mitraillettes en nous donnant l’impression de les entendre.

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Plusieurs critiques ont été adressées aux travaux de de Saussure (1916). Nous en retiendrons trois :

1. La critique principale que l’on pourrait faire à de Saussure, c’est qu’il ne s’intéressait qu’à la
langue, pas au langage. Autrement dit, il ne s’intéressait pas à la parole. Comme nous l’avons
vu, cela ne trouvait pas son origine dans un désintérêt pour le langage. Il estimait cependant
que le langage était trop difficile à étudier pour un linguiste et qu’il fallait se contenter, du
moins dans un premier temps, d’étudier la langue parce qu’elle est plus facile à cerner, i.e.,
elle comporte moins de dimensions et serait plus stable que le langage.

2. Une autre critique porte sur l’absence totale du référent dans son modèle (le signifié est le
concept, la représentation mentale de l’objet, mais pas l’objet lui-même). Comme nous le
verrons, d’autres linguistes ou philosophes vont au contraire introduire le référent dans leurs
modèles.

3. Enfin, chez de Saussure, le signe est totalement immatériel : le signe est dans la tête de
l’individu, pas extérieur à lui. Le modèle que nous propose de Saussure est donc éminemment
psychologique. Cette approche n’a pas été suivie par tous les linguistes, y compris parmi les
structuralistes. Roland Barthes (1970), par exemple, estime qu’il y a bel et bien un substrat
matériel au signe qui est extérieur à l’individu. Il estime par ailleurs que le signifiant est
premier et que le signifié vient après comme se greffer au signifiant pour lui donner sens. Il y
aurait donc une hiérarchie entre les deux versants du signe. Ces deux approches sont
néanmoins compatibles. D’un côté, il semble indéniable que l’être humain construit des
artefacts. Pensons aux statues commémoratives qui sont érigées afin de symboliser un
événement important dans la vie d’une collectivité mais aussi et surtout le sens à donner à cet
évènement. Ces artefacts sont extérieurs à l’individu et ils permettent notamment d’aboutir à
un certain consensus sur le sens à donner aux référents, typiquement des évènements
historiques. En effet, si tout était psychologique, autrement dit, si le sens des signes était
élaboré uniquement dans la tête des individus, on ne pourrait pas expliquer le fait que le sens
des signes est relativement partagé. D’un autre côté, la signification n’est jamais inhérente aux
artéfacts. Autrement dit, un signifiant peut être attaché à plusieurs signifiés, ce qui peut
changer dramatiquement le sens à donner au signe. Pour revenir aux statues commémoratives,
prenons l’exemple des statues de Leopold II, en particulier celles censées commémorer le
Congo belge. Historiquement, ces monuments symbolisaient aux yeux de la population la
grandeur de la Belgique et sa mission civilisatrice. De nos jours, pourtant, les mêmes
monuments symbolisent plus souvent une page sombre de l’histoire de la Belgique, une page
marquée de paternalisme, d’exploitation et de massacres.

B. Le modèle triadique de Charles Sanders Peirce

Ce modèle a été conçu par le philosophe américain Charles Sanders Peirce (1931), à la même époque
que celui de Ferdinand de Saussure. Contrairement à ce dernier, Peirce s’intéressait au langage de
manière générale (il ne limitait pas sa réflexion à la langue, uniquement). En tant que philosophe, il
a développé une conception de l’être humain qui, selon lui, réagit au monde sur 3 plans :

• Sur le plan de la perception : c’est le monde de l’instantanéité, des faits bruts.

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• Sur le plan de l’existence : l’être actif et doué de raison donne du sens à sa perception. Il peut
s’instaurer un décalage entre les faits bruts et les représentations.
• Sur le plan de la médiation : c’est le lien entre les deux éléments précédents, c’est le symbole.

Peirce a développé plusieurs théories dans des domaines variées en se basant sur une structure en
triangle, triadique. Sa théorie du signe ne déroge pas à la règle :

• Le representamen : c’est la forme que prend le signe (chez de Saussure, ce serait le signifiant).
• L’interprétant : c’est le concept (chez de Saussure, ce serait le signifié), voire le sens donné au
signe (à ne confondre ni avec l’interprète = la personne qui fait le travail d’interprétation, ni
avec le percevant = la personne qui perçoit !). Cependant, le signe qu’on utilise pour évoquer
un référent évoquerait en réalité chez l’interlocuteur un autre signe très sûrement différent du
nôtre mais pas forcément éloigné, ce qui explique que la compréhension est tout de même
possible. Un exemple tiré de l’art permet d’illustrer cela. J. Considérant a, de façon plus ou
moins subversive, utilisé la signalétique du code de la route pour évoquer des peintures connues
(ex. : le radeau de la méduse). Ce faisant, ce que J. Considérant, nous propose c’est une
perspective en abyme, parce que les signes qu’il utilise, ses œuvres, sont eux-mêmes des signes
de signes que sont les œuvres originales. Ses œuvres ne sont pas les référents. Chez Peirce, la
signification d’une représentation ne peut être qu’une représentation elle-même.
• L’objet : il s’agit simplement de ce à quoi le signe réfère, du référent.

Au-delà du fait de la prise en compte du référent, ce que ce modèle apporte en plus de celui de de
Saussure est l’introduction d’une dynamique. En effet, il permet de comprendre le signe mais il fait
également référence à un dialogue. Lors d’un dialogue, le signe envoyé par la source renverrait au
representamen et susciterait un interprétant chez le récepteur qui est lui-même un autre signe que
celui envoyé. Le modèle tripartite permet ainsi d’envisager la semiosis, c’est-à-dire l’acte qui permet
de donner sens au signe et qui se réalise à l’intersection entre le representamen, l’interprétant et l’objet
la semiosis.

C. Le triangle sémiotique d’Ivor Armstrong Richards et Charles Kay Ogden

Les idées de de Saussure et de Peirce ont été reprises dans un modèle développé par Charles Kay
Ogden et Ivor Armstrong Richards (1923). Ce modèle se présente sous la forme suivante (voir figure
3) :

• La référence / pensée : c’est l’équivalent du signifié de de Saussure et de l’interprétant de Peirce.


• Le symbole : c’est l’équivalent du signifiant de de Saussure et du representamen de Peirce (il
peut être sous forme de mot prononcé, écrit, etc.).
• Le référent : c’est l’objet qui est symbolisé.

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Figure 3. Modèle de Richards et Ogden (1923)

Selon Ogden et Richards (1923), le lien entre le symbole et le référent serait plus arbitraire que les
liens entre symbole et référence et entre référence et référent, raison pour laquelle il est en pointillé
dans la figure 3. Toutefois, certaines autrices ont critiqué ce modèle en objectant que tous les liens
dans le modèle seraient également arbitraires. Du moins n’y aurait-il aucune raison de croire qu’entre
la référence et le référent, le lien soit moins arbitraire qu’entre le symbole et le référent. Pour Ogden
et Richards, la signification provient de l’interprétation qui est propre à un individu. Ainsi, le sens
d’un signe n’est jamais contenu en lui-même, il émerge de la relation entre ces 3 éléments. Il existe
donc un processus actif individuel d’attribution de sens.

Une autre façon de le dire, c’est qu’un signe ne devient un signe qu’à partir du moment où on lui
confère un sens. Par exemple, dans le film « La planète des singes » (1968), il y a une scène où on
voit George Taylor, joué par Charlton Heston, sur un cheval en train de regarder les vestiges de la
statue de la liberté. Pour Taylor, ce monument à un sens – qui n’est d’ailleurs pas le même que celui
qu’il a pour quelqu’un qui le visite à l’instant où vous lisez ces lignes. Il représente la décadence de
la civilisation humaine ou la folie de l’être humain qui a déclenché la destruction nucléaire de la terre
et la disparition de l’humanité. Pour les singes, cet objet n’est pas (forcément) un signe. Il peut n’avoir
d’autre signification que d’être posé là, au même titre qu’un rocher.

5. La nature du lien entre signifiant et signifié

La nature du lien entre signifiant et signifié est une question qui a fort occupé les linguistes. Selon de
Saussure (1916), ce lien est totalement arbitraire. Peirce (1931) a proposé une typologie des types de
liens qui lui a permis de mettre 59.049 types de signes en évidence ! De son côté, Daniel Chandler
(2002), un sémioticien contemporain, a résumé l’ensemble des liens possibles en trois catégories :

• Le lien symbolique : c’est un lien purement conventionnel et arbitraire, semblable à ce que de


Saussure propose (ex. le panneau de signalisation qui symbolise le danger, i.e., point
d’exclamation dans un triangle blanc bordé de rouge). Ici, il n’y a aucune ressemblance entre

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le signifiant et le signifié et aucune tentative pour que les deux se ressemblent. Le lien entre le
signifiant et le signifié est purement arbitraire, il s’agit d’un arrangement, d’une convention
sociale. Un autre exemple serait le mot pomme qui, dans la graphie (les lettres mises bout à
bout ne rappelle rien de la forme de la pomme) ou dans sa sonorité (pomme n’est pas le bruit
qu’on fait quand on croque dans une pomme).
• Le lien iconique : le signifiant imite et ressemble au signifié (ex. un portrait peint ou dessiné,
une onomatopée, etc.).
• Le lien indexique : le signifiant est directement lié, soit physiquement, soit causalement, au
signifié (ex. la fumée indique la présence d’un feu, une empreinte de pas indique le passage
d’un animal, une photographie porte la trace qu’un objet ou individu a laissé sur la pellicule à
travers un jeu de lumière, etc.).

Identifier la nature du lien entre signifiant et signifié est une activité importante dans la pratique d’un
thérapeute, notamment. Par exemple, dans le cas de l’hystérie, Freud a mis en évidence que les
symptômes hystériques (douleurs ou paralysies) ne coïncident pas avec une atteinte neurologique. En
revanche, ils ont un lien symbolique avec le trauma. En ce qui concerne la dépression, le lien, d’après
les études les plus récentes, semble aussi être indexique. Il est donc important de pouvoir faire la
distinction, au risque de se tromper dans le diagnostic et dans le traitement.

6. Les niveaux de signification

Quand on s’intéresse plus particulièrement à la signification, on distingue généralement deux niveaux


: le niveau de la dénotation et celui de la connotation.

• La dénotation : c’est le sens premier du mot, tel que proposé dans un dictionnaire (ex. dire un
policier ou un flic revient au même du point de vue dénotatif, il s’agit d’un représentant des
forces de l’ordre).
• La connotation : il y a une signification qui est ajoutée au sens dénotatif (ex. un policier et un
flic ne sont pas identiques d’un point de vue connotatif. On parle du même objet mais le terme
« flic » a une connotation péjorative que n’a pas le terme « policier »).

Un même terme peut aussi être connoté différemment en fonction du contexte (ex. pour un médecin,
le mot « mort » fait référence à une réalité biologique dans laquelle le cerveau cesse de fonctionner,
tandis que, pour une mère endeuillée, cela fait référence à la perte d’un être cher). Les injures et les
mots doux relèvent davantage du connotatif. Ils expriment les sentiments de la locutrice plutôt que le
sens dénotatif des signaux utilisés (ex. dire « Tu es belle à croquer » ne veut pas dire qu’on veut
littéralement croquer la personne, seulement qu’elle est très jolie. Quand une personne en insulte une
autre de porc, elle n’est pas en train de lui signifier qu’elle est un mammifère au corps épais dont la
tête est terminée par un groin, qui est élevé pour sa chair. Elle est plutôt en train de lui signifier qu’elle
la trouve sale et dégoûtante). Le signifiant lui-même peut être porteur d’une connotation (ex. voir
écrit DEXTER » ou n’évoque pas exactement la même chose. Le deuxième signifiant, en rouge
couleur sang, va, selon nos penchants personnels, susciter une angoisse ou une excitation que le
premier signifiant, plus neutre, ne suscitera pas. On observe dans cet exemple que le signifiant peut
être une combinaison de plusieurs éléments, à savoir ici la typographie, la couleur…).

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7. La relation entre le langage et la pensée

Comme nous l’avons vu précédemment, pour communiquer verbalement, nous utilisons des symboles
ou signes. Ces signes nous permettent d’évoquer des représentations dans la tête de nos interlocuteurs
et/ou de les influencer dans l’espoir de réduire l’incertitude inhérente à une situation donnée. Le sens
des signes se trouve à la confluence, à l’intersection des différents éléments qui les constituent, i.e.,
signifiant, signifié et référent. Pourtant, il n’est pas inhérent au signe car l’individu joue un rôle actif
dans la semiosis, c’est-à-dire l’acte qui permet de donner sens au signe. Dans la suite de ce chapitre
sur la communication verbale, nous allons nous tourner vers une question qui a enflammé et qui
continue de nourrir l’imaginaire des chercheuses. Il s’agit de la question du lien entre langage et pensé
ou, autrement dit, du lien qui existe entre les répertoires de symboles (i.e., langue) que nous utilisons
pour percevoir, décrire et agir sur le monde, et notre représentation de ce monde, en commençant par
l’hypothèse la plus connue, celle de Sapir et Whorf.

A. L’hypothèse d’Edward Sapir et Benjamin Whorf

Edward Sapir (1951) et Benjamin Whorf (1956) ont proposé une hypothèse sur la relation entre
langage et pensée qui a tracé les balises des recherches subséquentes menées sur le sujet. Cette
hypothèse repose sur deux postulats :

• Dans des langues différentes, les mots qu’on utilise pour faire référence à un objet n’ont pas
forcément les mêmes significations. Ce postulat est amplement étayé. Par exemple :
Les aborigènes australiens utilisent une multitude de termes pour désigner les différentes
essences d’arbre mais ils n’ont pas d’équivalent pour le mot générique « arbre ».
Les Hanunoos (un peuple des Philippines) n’ont pas moins de 92 manières différentes de
désigner le riz.
Les Kwakiults, qui vivent aux États-Unis, ont plusieurs manières de rapporter un
événement selon que l’événement est visible de la personne qui le rapporte, ou de la
personne qui l’a vécu… Les exemples donnés jusqu’à présent démontrent qu’il y a une
variabilité langagière dans la façon de désigner le réel, de se le représenter.
Les Chinois « verraient » le temps différemment des Européens (Boroditsky, 2001). Ainsi,
tandis que les anglais et les français évoqueraient le temps en utilisant des métaphores
spatiales horizontales (ex. before, behind, en avance, temps reculés, etc.), les Chinois
l’évoqueraient en utilisant des métaphores spatiales verticales (ex. « au-dessus » est utilisé
pour dire « avant » et « en-dessous » est utilisé pour signifier « après »). !!! Attention,
l’étude de Boroditsky a été répliquée à quatre reprises et aucune des tentatives de
réplication n’a reproduit les résultats de Boroditsky (voir, ex. : Chen, 2007 ; January et
Kako, 2007). Il convient donc de considérer les résultats de Boroditsky avec scepticisme
!!!
• Le langage façonne la pensée. Or, si le langage façonne la pensée et que différentes langues
n’ont pas le même répertoire de signau pour désigner et représenter le monde, il s’en suit que
les locuteurs de langues différentes devraient penser le monde différemment.

L’hypothèse de Sapir et Whorf suggère donc qu’il existe une variabilité langagière dans le découpage
du réel et que cette variabilité langagière se traduit par une variabilité conceptuelle. Détrie, Siblot et

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Vérine résument ces postulats comme suit : « Le fait est que la "réalité" est, dans une grande mesure,
inconsciemment construite à partir des habitudes langagières du groupe. Deux langues ne sont jamais
suffisamment semblables pour être considérées comme représentant la même réalité sociale. Les
mondes où vivent des sociétés différentes sont des mondes distincts, pas simplement le même monde
avec d'autres étiquettes » (2001, p. 138)

Deux versions différentes de l’hypothèse existent. Dans une version plus douce, appelée hypothèse
de relativisme linguistique, la pensée peut être affectée par le langage, tandis que dans une version
dure, appelée hypothèse du déterminisme linguistique, la pensée est entièrement déterminée par le
langage. Selon cette dernière version de l’hypothèse, il ne serait pas possible de penser au-delà des
limites imposées par notre langue. Cela entraine qu’il est impossible de transmettre fidèlement notre
vision du monde à une locutrice d’une autre langue, rendant, si pas impossible, du moins compliqué
la communication interculturelle.

Un des domaines d’étude dans lequel l’hypothèse de Sapir et Whorf a été la plus testée, et avec un
certain succès, est celui de la perception des couleurs. Dans une étude de Winawer et coll. (2007), les
chercheurs ont exploité une différence présente en russe mais pas en anglais. En russe, des mots
différents existent pour désigner des teintes différentes de bleu. Goluboy désigne le bleu clair, tandis
que Siniy désigne le bleu foncé. Des locuteurs russophones et anglophones ont été recrutés pour les
besoins de l’étude. Des groupes de trois carrés assemblés en triangle étaient présentés aux
participants. Un des deux carrés de la base du triangle était de la même couleur, tandis que l’autre
était d’une couleur différente du carré du sommet du triangle. Les participants devaient indiquer
lequel des deux carrés de la base était de la même couleur que le carré du dessus. L’analyse des
résultats a mis en évidence que les participants russophones étaient plus rapides pour réaliser cette
tâche que les participants anglophones. Par ailleurs, l’avantage des participants russophones
disparaissait quand les chercheuses demandaient aux participants de réaliser une tâche d’interférence
verbale. Autrement dit, quand les ressources verbales des participants étaient épuisées, les
russophones n’affichaient plus d’avantage perceptif. Ces résultats suggèrent fortement que des
locutrices de langues différentes perçoivent les couleurs différemment et que cette différence est le
produit d’un effet langagier.

L’hypothèse de Sapir et Whorf n’a pas échappé aux critiques. Nous reviendrons plus en détail sur
certaines d’entre elles mais nous en évoquerons déjà quatre :

• Il est possible d’oublier un mot sans oublier le concept qui y est rattaché (ex. quand « on a le
mot sur le bout de la langue »). Ainsi, la pensée peut exister sans langage.
• On peut oublier la signification d’un mot sans oublier le mot en lui-même (ex. utiliser un mot
à la place d’un autre en pensant que la signification est juste). Il est donc possible d’accéder au
langage sans la pensée.
• Il est possible d’apprendre des concepts inexistants dans notre langue (ex. les Dani, peuple natif
de Nouvelle-Guinée, ont pu facilement apprendre les couleurs anglaises alors qu’ils
n’utilisaient que deux mots pour désigner les couleurs ; Rosch, 1975).
• La pensée opère également en fonction d’images et de relations entre elles (Paivio, 1986), ce
qui fait dire à certains que la communication interculturelle n’est pas impossible.

Dimensions clés : contrôlabilité, collectivité & gain


34 Psychologie Sociale de la Communication 217

B. Les universaux linguistiques de Noam Chomsky

Jusqu’à un certain degré, nous pouvons opposer les travaux de Sapir et Whorf à ceux de Noam
Chomsky (1958). D’après ce linguiste, la langue ne détermine pas la pensée car il existe des
universaux linguistiques. Le concept de tabula rasa (i.e., concept selon lequel l'esprit humain naîtrait
vierge et serait formé par la seule expérience) ne tiendrait pas quand on s’intéresse aux liens entre
pensée et langage. Nous hériterions ainsi d’un bagage linguistique, sans l’existence duquel il serait
impossible d’expliquer la rapidité avec laquelle nous apprenons à parler. Cette conception s’oppose
plus directement à celle proposée par Skinner (1957), conception selon laquelle l’apprentissage du
langage est le résultat d’un conditionnement opérant (i.e., en tant qu’enfant, on voit comment les
adultes autour de nous utilisent les mots pour désigner les objets et comment ils sont récompensés de
l’utilisation correcte du langage pour atteindre leurs objectifs).

Les travaux de Chomsky permettent de proposer une indépendance entre pensée et langage. Cette
indépendance est clairement articulée par Steven Pinker (1994) pour qui la pensée et le langage sont
structurellement différents, ce qui implique également qu’on ne pense pas avec la langue mais avec
une « langue de la pensée » qu’il nomme mentalese. Autrement dit, « les gens ne pensent pas en
Anglais ou en Chinois ; ils pensent dans une langue de la pensée (= mentalese). Les mentalese (=
représentations des concepts et propositions dans le cerveau) doivent être plus simples que les langues
parlées : des mots ou constructions spécifiques à la conversation (comme le un ou le) sont absents et
l’information sur la prononciation des mots ou leur agencement est superflue. Connaître une langue,
c’est donc savoir comment traduire les mentalese en une chaîne de mots et vice versa ».

C’est également dans le domaine de la perception de la couleur que l’on va trouver certains des
arguments empiriques les plus couramment utilisés pour appuyer la thèse de l’indépendance de la
pensée et du langage. Brent Berlin et Paul Kay (1969), deux auteurs américains, ont ainsi montré que
si les communautés à travers le monde variaient dans le nombre d’étiquettes (de deux à onze) que
leurs membres utilisaient pour désigner les couleurs, il était malgré tout possible de prédire quelles
couleurs étaient distinguées au sein de ces communautés uniquement sur base de l’information sur le
nombre d’étiquettes utilisées : si, dans une communauté, deux étiquettes étaient utilisées, c’était
forcément pour distinguer le blanc du noir ; si une troisième étiquette était utilisée, c’était forcément
pour distinguer le rouge (et non le bleu, par exemple) ; etc. Cette régularité permet de postuler
l’existence de foyers universels qui se matérialiseraient dans la langue en fonction du contexte : les
communautés nommeraient les couleurs pertinentes pour elles, celles qui leur permettent de s’adapter
à leur environnement. Nous serions en quelque sorte, et pour reprendre les termes de Chomsky,
équipés d’une grammaire universelle mais celle-ci n’est parfois utilisée qu’en partie et non dans sa
totalité, en fonction du contexte. Ceci implique aussi qu’il est toujours possible de percevoir des
couleurs qui ne sont pas nommées dans notre langue. Il suffit pour ce faire de créer une étiquette
spécifique pour nommer cette couleur ou d’apprendre une langue qui dispose d’un terme pour la
désigner.

Comment concilier les deux hypothèses précédentes, celle du relativisme (voire déterminisme)
linguistique et celle des universaux linguistiques ? Des développements récents permettent
d’envisager une sortie de l’impasse. Par exemple, Gilbert, Regier, Kay et Ivry (2006) ont utilisé la
distinction entre le bleu et le vert. Cette distinction est présente en anglais (comme en français) mais

Dimensions clés : contrôlabilité, collectivité & gain


35 Psychologie Sociale de la Communication 217

est absente de beaucoup d’autres langues. A l’instar de Winawer et coll. (voir plus haut), les
chercheuses ont présenté des carrés à leurs participantes mais, cette fois-ci, ils étaient disposés en
cercle (et non en triangle). Les carrés sont tous de la même couleur (bleu ou vert) et de la même teinte
de couleur sauf un. Celui-ci était soit d’une autre catégorie de couleur, soit d’une autre teinte de la
même catégorie de couleur que les autres carrés. Les participantes américaines devaient indiquer le
plus rapidement possible la partie de l’écran où se trouvait le carré différent (dire s'il était à droite ou
à gauche par rapport au repère visuel central). Les résultats montrent que les participantes étaient plus
rapides quand le carré intrus était d’une autre catégorie de couleur (i.e., bleu quand les autres carrés
étaient verts) et non pas uniquement d’une autre teinte de la même couleur (i.e., bleu foncé quand les
autres carrés étaient bleu clair).

Ces résultats confirment ceux de Winawer et coll. et tendent à accréditer l’hypothèse de Sapir et
Whorf. Cependant, Gilbert et coll. avaient introduit une petite subtilité dans leur dispositif
expérimental qui leur a permis d’aller plus loin. Elles ont en effet pu observer que le résultat ci-dessus
ne se manifestait que dans le champ visuel droit. Quand le carré intrus apparaissait dans le champ
visuel gauche des participantes, aucune différence dans les temps de réaction n’était observée entre
les conditions expérimentales. Or, les fonctions langagières sont davantage latéralisées dans
l’hémisphère gauche du cerveau, ce qui permet d’avancer de façon encore plus convaincante l’idée
que la perception des couleurs est affectée par le langage. Dans une seconde expérience, Gilbert et
coll. ont ajouté une condition à deux modalités. Dans la condition expérimentale, les participants
étaient soumis à une tâche verbale (i.e., mémoriser une suite de huit chiffres) censée interférer avec
leur performance à la tâche perceptive. Dans la condition contrôle, aucune tâche d’interférence n’était
proposée. Les résultats montrent que, dans la condition expérimentale, l’avantage précédemment
observé dans la condition inter-catégorie tendait à disparaître, voire à s’inverser (i.e., les participants
étaient plus lents pour identifier le carré intrus quand celui-ci était d’une autre catégorie de couleur
que quand il était simplement d’une autre teinte de la même couleur). Ce résultat supplémentaire
confirme toujours plus la piste de l’influence du langage dans la perception des couleurs mais
uniquement dans le champ visuel droit. Les résultats qui précèdent ont amené les autrices à conclure
que Wapir et Whorf avaient à moitié raison.

Sur base de l’étude de Gilbert et coll. et d’autres, Terry Regier et Paul Klay (2009) proposent de
distinguer deux questions dont les réponses permettent d’offrir une vue plus nuancée sur les rapports
entre pensée et langage :

• Les noms des couleurs affectent-ils la perception de celles-ci ? D’après eux, la littérature permet
de fournir une réponse positive à cette question, en particulier dans le champ visuel droit.
• Les catégories de couleurs sont-elles déterminées par des conventions linguistiques arbitraires ?
Ici, les auteurs fournissent une réponse négative. La perception des couleurs dépend de leurs
caractéristiques physiques (de leurs longueurs d’onde, de leurs fréquences, etc.). Certes, les
locuteurs de langues différentes ne vont pas forcément mettre les frontières aux mêmes endroits
: là, par exemple, où dans une langue, à une fréquence de 725 Hz, on va utiliser le terme violet
pour désigner une couleur, dans une autre langue, la limite sera peut-être fixée à 720 Hz ou 730
Hz. Il n’en reste pas moins qu’ils ne prennent pas les libertés qu’ils veulent avec les
caractéristiques physiques des couleurs. La longueur d’onde ou la fréquence à laquelle les
locuteurs d’une langue « voient » du rouge ne va pas corresponde à la longueur d’onde ou

Dimensions clés : contrôlabilité, collectivité & gain


36 Psychologie Sociale de la Communication 217

fréquence à laquelle les locuteurs d’une autre langue vont « voir » du bleu. Autrement dit, les
liens entre le réel, la perception que l’on peut en avoir et les mots que l’on utilise pour le désigner
ne sont pas totalement arbitraires.

C. La synthèse de Phillip Wolff et Kevin Holmes

Phillip Wolff et Kevin Holmes (2011) proposent également une synthèse sur les liens entre pensée et
langage. Leur synthèse est plus complète que celle proposée par Régier et Klay et ne se limite pas au
domaine de la perception des couleurs. Elle est représentée graphiquement dans la figure 4 ci-dessous
qui est tirée de leur article.

structurellement identiques structurellement différents

avant le langage avec le langage

interférence projecteur inducteur

Figure 4. Classes et sous-classes d’hypothèses sur l’impact du langage sur la pensée (traduit de Wolff et Holmes, 2011,
p. 254)

Dans cette figure, comme dans la littérature synthétisée, on part du postulat que le langage affecte la
pensée mais il y a différentes versions de ce postulat :

Dimensions clés : contrôlabilité, collectivité & gain


37 Psychologie Sociale de la Communication 217

• La pensée est langage : pour Kant et Platon, quand on pense on a l’impression de se parler à
soi-même. En psychologie, John B. Watson (1913), un behavioriste (un comportementaliste),
proposait de conceptualiser la pensée comme suit : la parole c’est quand on utilise vraiment la
voix pour s’exprimer et la pensée c’est la parole, mais avant d’utiliser la voix (pour lui, les deux
sont équivalentes mais se manifestent à des moments différents). Autrement dit, la pensée serait
une parole anté-vocale. Cependant, si on accepte cette conception, on ne peut pas du tout
expliquer comment les individus sont capables d’apprendre de nouveaux concepts, d’inventer
de nouveaux mots. Or, ils en inventent. Ainsi, comment expliquer que les communautés
humaines aient pu se faire à l’idée du SIDA, dans les années 1980, à un moment où cette maladie
était inconnue ? Au départ, on a comparé le SIDA à la syphilis (parce que c’était également une
IST mais qu’on connaissait déjà) mais cette comparaison n’était pas suffisante pour appréhender
les spécificités du SIDA. Il a donc fallu nommer cette maladie et lui donner collectivement un
sens autonome. Clairement, cette version du postulat de base est intenable.

• La pensée est séparée du langage : c’est l'autre version du postulat de base. Elle se décline de
différentes façons.

• La pensée et le langage sont structurellement identiques


Cette version correspond à l’hypothèse du déterminisme linguistique et est illustrée dans
le roman de Georges Orwell, « 1984 ». L’autorité s’y impose grâce au novlangue, une
nouvelle langue dans laquelle les mots en lien avec la liberté sont supprimés. Orwell
prétend que si la langue ne propose plus de mots reliés à des concepts, les concepts
n’existent plus. Ainsi, l’appauvrissement de la langue entrainerait un appauvrissement de
la pensée. A la lumière de la littérature, cette version du lien entre pensée et langage semble
également intenable. Par exemple, dans leur étude, Ameel et coll. (2005) ont montré à des
Belges francophones et néerlandophones des objets identiques qu’ils devaient dans un
premier temps nommer dans leur langue maternelle. Ensuite, les mêmes objets leur étaient
montrés afin qu’ils les répartissent en tas, selon des critères qu’ils choisissaient librement
avec la seule contrainte qu’ils devaient faire au moins deux tas d’objets. Il est apparu que
pour seize participants francophones qui utilisaient le mot flacon pour désigner un objet,
dix participants néerlandophones utilisaient le mot fles, trois le mot bus, deux le mot pot et
un le mot roller. De la même façon, pour dix-neuf participants francophones qui utilisaient
le mot plat pour désigner un objet, onze participants néerlandophones utilisaient le mot
schaal, sept le mot kom et un le mot bord. Pourtant, malgré cette variabilité linguistique,
les tas réalisés étaient identiques ou presque. Autrement dit, les signifiants peuvent être
différents mais le signifié identique. Une pauvreté linguistique ne va donc pas forcément
de pair avec une pauvreté conceptuelle.

Dimensions clés : contrôlabilité, collectivité & gain


38 Psychologie Sociale de la Communication 217

• La pensée et le langage sont structurellement différents : ici, l’effet du langage sur la pensée
peut intervenir à différents moments.

• La pensée survient avant le langage


Pour illustrer cet effet, nous ferons référence à l’étude d’Anna Papafragou,
Christine Massey et Lila Gleitman (2006). Ces chercheuses ont présenté des scènes
de mouvements à leurs participantes anglaises et grecques. Dans une condition
expérimentale, les participantes s’attendaient à devoir parler des scènes visionnées
avec une autre personne. Dans une condition contrôle, aucune attente
communicationnelle n’était induite. Alors que, dans la condition expérimentale, les
participantes anglaises portaient plus leur attention sur la manière de se déplacer
des personnages que les participantes grecques qui, elles, portaient plus leur
attention sur le chemin parcouru, aucune différence n’était observée dans la
condition contrôle. Ainsi, les individus ayant une attente communicationnelle
portent leur attention sur des éléments différents en fonction de leur langue. Notre
langue maternelle nous pousse à encoder certains aspects du réel, au détriment
d’autres, et ceci est particulièrement vrai quand nous nous attendons à devoir
communiquer notre expérience sensorielle.

• La pensée survient avec le langage. Il est ici également possible d’aller dans plus
de détail :

• Le langage interfère avec la pensée (voir l’expérience de Winawer et coll.


ou celle de Gilbert et coll. plus haut).

• Le langage amplifie la pensée

Wolff et Holmes proposent l’exercice suivant pour illustrer cet effet. Une
série de roues en contact entre elles est montrée et une flèche indique le sens
de rotation de la première roue de la série (voir figure 5). Sur base de ces
informations, dans quel sens devrait tourner la dernière roue ?

Figure 5. Séries de roues dans laquelle la première roue tourne dans le sens des aiguilles d’une montrer. Dans quel
sens va tourner la dernière ? (Wolff et Holmes, 2011, p. 257)

Il y a plusieurs manières d’obtenir la réponse. On pourrait faire une


construction mentale, c'est-à-dire imaginer la première roue tourner,
d’estimer son effet de rotation sur la deuxième puis d’estimer l’effet de
rotation de la deuxième roue sur la troisième et ainsi de suite jusqu’à la 5ème

Dimensions clés : contrôlabilité, collectivité & gain


39 Psychologie Sociale de la Communication 217

pour conclure que celle-ci tournera dans le sens des aiguilles d’une montre.
Toutefois, on pourrait aller plus vite en utilisant des concepts verbaux tels
que la parité. En effet, en sachant que la première roue tourne dans un certain
sens, il est facile de savoir que la 5ème tournera dans le même sens car elles
occupent une position impaire dans la série. Bien que la parité ne soit pas un
concept naturel (c’est l’être humain qui a décidé que 1, 3 et 5 étaient des
chiffres impairs tandis que 2 et 4 étaient des chiffres pairs), elle permet
d’amplifier la pensée.

• La pensée survient après le langage : deux effets ont ici plus particulièrement été
identifiés.

• Le langage en tant que projecteur


Cet effet renvoie au fait que le langage va nous amener à accorder notre
attention à des caractéristiques particulières de l’objet qu’on est en train de
regarder au détriment d’autres. Une expérience de Webb Phillips et Lera
Boroditsky (2003) nous permet de l’illustrer. Des participants allemands et
espagnols devaient faire des jugements de similarité entre des photos d’êtres
humains et des photos d’objets ou d’animaux. Les objets ou animaux
présentés en photo avaient un genre grammatical qui variait en fonction de
la langue des participants. Par exemple, la lune a un genre grammatical
masculin en allemand mais féminin en espagnol, tandis qu’un chat a un
genre grammatical féminin en allemand mais masculin en espagnol. Les
résultats montrent que les participants avaient tendance à percevoir plus de
similarité entre les personnes et les objets ou animaux qui partagent le même
genre grammatical. Ainsi, les participants allemands percevaient plus de
similarités entre un homme et la lune, tandis que les participants espagnols
percevaient plus de similarités entre une femme et la lune.

• Le langage en tant qu’inducteur


Il s’agit de la capacité du langage d’activer des modes de traitement de
l’information qui nous permettent d’appréhender le monde autour de nous,
même une fois qu’on a fini d’utiliser le langage. Une illustration de cet effet
nous est fournie par l’étude de Kevin Holmes et Phillip Wolff (2010). Les
participantes y étaient exposées à trois reprises à une scène d’une pièce
contenant des meubles et une plante. La moitié de l’échantillon voyait une
photo, tandis que l’autre voyait un dessin de la scène. Des études en sciences
cognitives ont montré que les photos activent un mode analogique de
traitement de l’information, tandis que les dessins activent un mode
schématique, et donc linguistique, de traitement de l’information. Pour la
moitié de l’échantillon, la plante reposait sur un support lors de la première
exposition, tandis que, pour l’autre moitié, la plante ne reposait sur rien si
ce n’est le vide. Lors de la deuxième exposition, la plante ne reposait sur
rien. Lors de la troisième exposition, la plante ne reposait toujours sur rien
mais elle apparaissait 1) un peu plus haut ou 2) un peu plus bas que lors de

Dimensions clés : contrôlabilité, collectivité & gain


40 Psychologie Sociale de la Communication 217

la deuxième exposition. Le rôle des participantes était d’indiquer le plus vite


possible si la plante vue lors de la troisième exposition apparaissait au même
endroit ou pas que celle vue lors de la deuxième exposition. A la lecture des
résultats, les chercheurs n’observent aucune variation dans le taux
d’exactitude en fonction de la position de la plante lors de la troisième
exposition (i.e., plus haut ou plus bas que précédemment). Une seule
condition échappe cependant à cette tendance, celle où les participantes
avaient vu la scène en dessin et où la plante reposait sur un support lors de
la première exposition. Dans cette condition, les chercheurs observent de
meilleurs et de pires taux d’exactitude quand la plante présentée lors de la
troisième exposition apparaissait, respectivement, plus haut et plus bas que
lors de la deuxième exposition. Pour Holmes et Wolff, l’explication de ce
résultat est à chercher dans le fait que la vue d’un dessin active un mode
schématique de traitement de l’information qui implique de simuler
mentalement l’effet de la gravitation sur la plante. Par conséquent, quand,
après avoir vu la plante reposer sur un support, les participantes la voient
reposer dans le vide, elles s’attendent à ce que la plante tombe. Cette attente
insensibilise les participantes au mouvement de la plante vers le bas mais
les rend encore plus sensibles au mouvement vers le haut de la plante lors
de la troisième exposition car ce mouvement va dans le sens contraire à leur
attente.

Wolff et Holmes concluent leur synthèse de la façon suivante. Selon eux, l’hypothèse du
déterminisme (ou relativisme) linguistique établit un lien fort entre le langage et la pensée (ce premier
déterminant même la seconde) et un lien faible entre la pensée et le monde (i.e., la manière dont on
se représente le monde dépend moins des caractéristiques du monde que des conventions
linguistiques). Wolff et Holmes proposent une autre vision du rapport entre langage et pensée, un
rapport plus fidèle aux résultats des études menées en sciences cognitives sur la question : le lien entre
le langage et la pensée est faible bien que réel tandis que le lien entre la pensée et le monde est fort
(i.e., le monde s’impose aussi à nous et affecte nos pensées sans forcément être médié par le langage).

D. La perspective sur le langage de Klaus Fiedler

Les hypothèses abordées ci-dessus considèrent le langage principalement comme un outil de


transmission d’information. La particularité de Fiedler (2008) est qu’il a examiné le langage aussi et
surtout comme un outil d’influence. Le langage ne nous sert pas uniquement à communiquer notre
expérience à autrui, il nous sert aussi à façonner le monder, à le changer en fonction de nos besoins.
On retrouve un intérêt pour ces deux aspects du langage chez Ludwig Wittgenstein. Pour rappel,
Wittgenstein considérait que les problèmes de communication étaient en partie dûs au fait que nous
ne pouvons directement accéder à l’expérience d’un autre individu. Nous ne pouvons y accéder
qu’indirectement, à travers le langage. Vers la fin de sa vie, Wittgenstein (1953) a proposé une autre
explication. Selon cette deuxième explication, si les gens ont du mal à se comprendre, c’est parce
qu’ils se méprennent sur leurs intentions réciproques, parce qu’ils ne jouent pas le même jeu au même
moment. Par exemple, un enfant qui dit « J’ai faim » exprime-t-il nécessairement un besoin

Dimensions clés : contrôlabilité, collectivité & gain


41 Psychologie Sociale de la Communication 217

physiologique ? Sans contexte, il est impossible de le savoir. Imaginons que cet enfant ait dit « J’ai
faim », juste avant d’aller au lit, alors que ses parents se disputaient, ce à quoi ses parents ont réagi
en reportant leur colère sur l’enfant et en lui reprochant de ne pas avoir terminé son assiette lors du
dîner. Pourtant, l’enfant, plutôt que d’avoir vraiment faim, était en détresse psychologique et dire à
ses parents qu’il avait faim était le seul moyen qu’il avait trouvé pour mettre un terme à leur dispute.
Ici, les parents se sont mépris sur les intentions de l’enfant. Ils ne jouaient pas le même jeu que lui au
même moment. Il va sans dire que la dispute entre les parents peut elle-même être le résultat d’un
malentendu sur les intentions de l’autre. L’un des deux parents peut ainsi avoir dit à l’autre « Tu ne
m’aides jamais. Je ne peux pas compter sur toi », ce à quoi l’autre parent pourrait avoir répondu
« Mais c’est pas vrai ! C’est qui qui a rempli la déclaration fiscale hier et inscrit notre enfant aux
stages pour cet été ? Hein ! ? Hein ?! ». Ce faisant, le deuxième parent peut s’être trompé sur les
intentions du premier qui, plutôt que de jouer au jeu de l’établissement des faits ou du comptage de
points, jouait plutôt à celui de la demande de réconfort.

8. Langue et genre

Les études sur la langue et le genre constituent un champ d’application intéressant pour étudier et
comprendre les liens entre pensée et langage. Ces études partent d’un constat : il existe une asymétrie
de genre dans la quasi-totalité des langues parlées à travers le monde. Dit autrement, la plupart des
langues sont genrées (i.e., elles font une distinction entre les genres féminin et masculin) et cette
distinction se fait généralement au profit du genre masculin (i.e., le genre masculin l’emporte sur le
genre féminin). Par exemple, dans plusieurs langues dont le français, le genre masculin est utilisé
comme forme générique et neutre pour désigner des hommes et des femmes (ex. Droits de l’Homme).
Ceci a amené certaines personnes à proposer que la langue française est sexiste. Bien que l’on puisse
comprendre d’où cette affirmation vient, elle est inexacte dans la mesure où le sexisme est, en fonction
de la définition que l’on emploie, une attitude ou une idéologie et qu’un objet inanimé comme une
langue n’a ni attitude, ni idéologie, contrairement aux personnes qui l’utilisent et/ou la font (ex. : les
académiciens français). Il serait plus correct de dire de la langue française qu’elle est biaisée en
défaveur des femmes.

Ce que l’affirmation ci-dessus (« La langue française est sexiste ! ») trahit clairement, c’est la crainte
que les inégalités de genre observées dans la langue mènent à l’exclusion et la dépréciation des
femmes (Yaguello, 1987). Et de fait, des études relativement anciennes, menées dans des pays
anglophones (ex. : Moulton, Robinson et Elias, 1978), ont démontré que, quand on utilise le masculin
He pour désigner des femmes et des hommes, l’audience a malgré tout tendance à se représenter le
référent comme étant exclusivement masculin. Ceci n’est pas sans nous rappeler les réflexions de
Peirce : en utilisant un certain signe pour évoquer quelque chose de précis (ex. utiliser le terme
générique « Homme » pour désigner les hommes et les femmes), il y a un risque qu’on évoque un
autre signe dans l’esprit de notre interlocuteur (ex. rien que les hommes).

Qu’est-ce que les études plus récentes, et en particulier en psychologie sociale, ont à nous dire sur les
liens entre le langage et les inégalités de genre ? Avant de répondre à cette question, revenons sur une
distinction importante. Les linguistes distinguent généralement trois catégories de langues en fonction
du rôle joué par le genre dans leur structuration :

Dimensions clés : contrôlabilité, collectivité & gain


42 Psychologie Sociale de la Communication 217

• Les langues à genre grammatical comme le français ou le néerlandais : ce sont des langues où
les noms ont un genre (ex. un policier/une policière, een leraar/een lerares).
• Les langues au genre naturel comme l’anglais ou le danois : ce sont des langues où les noms
n’ont pas de genre mais les pronoms bien (ex. player = joueur ou joueuse est neutre,
contrairement au pronom que l’on va utiliser pour désigner une joueuse en particulier, ex. she’s
a player = c’est une joueuse).
• Les langues sans genre comme le finnois ou le turc : ce sont des langues où ni les noms, ni les
pronoms ne sont genrés.

Dans une première étude, des chercheuses (Prewitt-Freilino, Caswell et Laakso, 2011) se sont
demandé s’il était possible de prédire les inégalités de genre à partir du type de langue parlée dans
une société donnée. Leurs préoccupations scientifiques font clairement écho à la crainte formulée par
Yaguello (1987 ; voir ci-dessus). Elles ont utilisé le Global Gender Gap pour cent-onze pays. Cet
indicateur permet de se faire une idée du niveau d’égalité de genre qui caractérise un pays à un
moment donné dans quatre domaines : la participation économique, le niveau d’éducation,
l’émancipation (ou l’« empowerment ») politique et la santé. Les chercheuses ont également introduit
d’autres variables dans leurs analyses statistiques afin d’éviter que tout effet puisse être, a posteriori,
attribués à des variables non mesurées. Il s’agit du niveau de démocratie, de la religion, du niveau de
développement humain, etc. Si elles n’avaient pas contrôlé l’effet de ces variables, il aurait toujours
été possible pour une personne prenant connaissance des résultats de dire : « Oui mais, vos résultats
pourraient être des artefacts statistiques car le lien que vous mettez en évidence entre type de langue
et place des femmes pourrait en fait cacher un lien entre place de la femme et niveau de démocratie :
si le type de langue prédit la place de la femme, c’est parce qu’un certain type de langue est plus
souvent parlé dans les sociétés plus démocratiques. Autrement dit, la véritable cause, c’est le niveau
de démocratie et non le type de langue. » Bien entendu, les chercheuses ne pouvaient pas inclure et
contrôler l’effet de toutes les variables possibles mais, en incluant celles qui sont généralement
perçues comme étant les plus souvent liées aux (in)égalités de genre, elles réduisent la probabilité que
leurs résultats soient des artefacts statistiques. Les résultats de leur étude montrent un lien entre type
de langue et (in)égalités de genre : les pays où une langue à genre grammatical est parlée sont les pays
où les inégalités de genre sont les plus grandes. Cet effet est statistiquement significatif pour la
participation économique et est marginalement significatif pour l’« empowerment » politique. Bien
entendu, corrélation ne veut pas dire causalité.

Une autre mise en garde me paraît également judicieuse. Elle m’a été envoyée par Maria Candea. Je
vous la livre en intégralité : « Quant au lien entre langue et réalité, selon moi il est entièrement
imbriqué et la suppression de frein symbolique ne fonctionne pas forcément comme accélérateur. Si
on prend une comparaison sportive, le fait de susurrer à un ou une athlète dans l'oreillette "tu n'y
arriveras pas, il reste encore plus de la moitié du trajet, le vent souffle à ton désavantage" est
susceptible de ralentir l'athlète ; mais si vous lui dites "vas-y, tu as toutes les chances de gagner" ne
suffira pas pour gagner, surtout si c'est face à Hussein Bolt. Disons qu'il faudrait comparer des sociétés
identiques et des traditions culturelles identiques avec comme seule différence le marquage ou non
du genre ; or cela n'est pas envisageable. Selon moi, il est impossible de répondre à cette question, on
peut juste l'étudier dans un contexte à un moment donné. Le contexte actuel est effervescent et très
sensible sur ces questions dans les pays francophones, donc on en parle et on se bat sur ces points un
peu pour des raisons d'affichage d'une volonté politique. Rien n'exclut que dans 100 ans on n'ait plus

Dimensions clés : contrôlabilité, collectivité & gain


43 Psychologie Sociale de la Communication 217

besoin de débattre parce que l'égalité sera réelle et les débats linguistiques se déplaceront sur d'autres
questions. Je n'essaie pas de démobiliser les bonnes volontés, mais d'attirer juste l'attention sur le fait
que le pouvoir du langage n'est pas non plus magique et que cette bataille symbolique doit se mener
impérativement sur le domaine des pratiques sociales réelles, sinon cela sera juste du marketing »
(communication personnelle, 25 février 2019). Cette mise en garde est salutaire. Si les résultats de
Prewitt-Freilino et coll. (2011) semblent bels et bien robustes et sont interpellant, ils ne donnent pas
lieu à une seule et unique interprétation. Par ailleurs, les différentes interprétations possibles des
résultats ne pourront pas toutes être étayées ou réfutées expérimentalement. Ceci étant dit, si ces
résultats ne démontrent pas un effet magique, entendez causal, du langage sur la pensée et les
comportements, on ne peut pas non plus leur faire dire n’importe quoi. En l’occurrence, ils montrent
qu’inégalités de genre et type de langue parlée sont liés, bien que d’autres études soient sans doute
nécessaires pour élucider la nature de ce lien.

Une autre étude, utilisant une autre méthodologie, aborde, peut-être de façon plus convaincante, la
question du sens du lien entre lange et genre. Cette étude a été menée par Wasserman et Weseley
(2009). Des participants bilingues devaient lire un extrait de Harry Potter qui était soit en français,
soit en anglais. Les participants étaient répartis aléatoirement dans l’une ou l’autre de ces conditions.
Après la lecture de l’extrait, le degré de sexisme des participants était mesuré. Les résultats montrent
que le degré de sexisme est plus élevé dans la condition « extrait en français ». Cet effet s’observe
par ailleurs aussi bien chez les hommes que chez les femmes même si les hommes ont tendance à
avoir des scores de sexisme plus élevés (mais ceci ne change rien au lien entre langue de lecture et
sexisme).

Les résultats qui précèdent semblent plaider pour l’utilisation de l’écriture inclusive, terme qui
désigne l'ensemble des attentions graphiques et syntaxiques permettant d'assurer une égalité des
représentations entre les femmes et les hommes. Selon Éliane Viennot (2019), il existe trois façons
de rendre l’écriture inclusive :

• La démasculinisation. On pourrait ainsi remplacer la règle d'accord qui veut que le masculin
l'emporte sur le féminin par la règle d’accord de proximité : les adjectifs et les verbes
s’accordent en genre avec le nom le plus proche (ex. la phrase « Le médecin et les cinq
infirmières sont compétents » devient « Le médecin et les 5 infirmières sont compétentes »).
Ou, alternativement, avec la règle d’accord logique : on accorde la phrase en genre avec le sujet
central (ex. la phrase « Les cinq infirmières et le bus sont tombés dans le ravin » devient « Les
cinq infirmières et le bus sont tombées dans le ravin » car il est logique qu’on se soucie plus du
sort des cinq infirmières que de celui du bus).

• La neutralisation qui peut consister en une utilisation de mots épicènes (i.e., des mots qui ne
sont pas marqués par le genre, ex. enfant, membre) ou en l’instauration d’un genre neutre, à
l’instar de ce qui s’est fait en Suède où un pronom, Hen, a été inventé par un professeur et par
la suite adopté par la société pour désigner à la fois des femmes et des hommes.

• La féminisation : c’est le fait d’inclure les termes féminins simultanément aux masculins afin
de remplacer le masculin générique. On peut y parvenir de différentes façons. Par exemple, en
utilisant des traits d’union ou des points médians (ex. la phrase « Cette cérémonie récompense

Dimensions clés : contrôlabilité, collectivité & gain


44 Psychologie Sociale de la Communication 217

les policiers ayant servi avec honneur » devient « Cette cérémonie récompense les policier·ères
ayant servi avec honneur »). Alternativement, on peut utiliser des doublets, i.e., présenter
simultanément les formes féminine et masculine entières d’un nom (ex. la phrase « Les citoyens
français ne sont pas favorables au projet de loi du gouvernement français visant à réformer en
profondeur le système de retraite » devient « Les citoyens et les citoyennes françaises ne sont
pas favorables au projet de loi du gouvernement français visant à réformer en profondeur le
système de retrait »). Enfin, il est aussi possible d’alterner les formes féminines et masculines
dans le texte (ex. le texte « Les participants à l’étude ne l’ont pas réalisé correctement. Il faudrait
que nous trouvions de nouveaux participants » devient « Les participants à l’étude ne l’ont pas
réalisé correctement. Il faudrait que nous trouvions de nouvelles participantes »).

Malgré l’attrait de l’écriture inclusive, force est de constater les nombreuses résistances à son
utilisation et les nombreuses attaques dont elle fait l’objet (encore récemment de la part de Raphaël
Enthoven). Sarrasin, Gabriel et Gygax (2012) ont voulu voir si l’on pouvait prédire le degré de
résistance à l’égard de l’écriture inclusive à partir du degré de sexisme d’un individu. Plusieurs formes
de sexisme ont été mesurées dans cette étude : le sexisme hostile qui consiste en une attitude négative
à l’égard des femmes qui contreviennent aux rôles de genre traditionnels, le sexisme moderne qui
consiste en un déni des discriminations dont souffrent encore les femmes de nos jours et le sexisme
bienveillant qui repose sur l’idée que la femme est un être faible qui nécessite protection. En ce qui
concerne les formes hostile et moderne, les chercheuses ont constaté que plus les participantes
exprimaient des attitudes sexistes, moins elles soutenaient l’écriture inclusive. Pour le sexisme
bienveillant, les résultats sont plus nuancés. Tandis qu’un lien négatif est observé entre sexisme
bienveillant et attitude à l’égard de l’écriture inclusive dans l’échantillon suisse germanophone, un
lien positif entre ces deux variables est observé dans l’échantillon suisse francophone. Pour expliquer
ce résultat inattendu, les chercheuses proposent deux pistes complémentaires. Tout d’abord, l’écriture
inclusive était une pratique plus récente en Suisse francophone qu’en Suisse germanophone. Le
niveau de familiarité avec les tenants et aboutissants de cette pratique était donc plus faible. Ensuite,
l’échantillon suisse francophone était principalement composé de femmes. Or, des études antérieures
ont mis en évidence que le sexisme bienveillant, quand il est le fait de femmes, peut s’apparenter à
une forme de biais pro-endogroupe (voir plus loin le chapitre sur la perspective intergroupe ou
positionnelle). Autrement dit, les femmes qui souscrivent à l’idée que les femmes sont des êtres
faibles nécessitant protection peuvent voir dans l’écriture inclusive un moyen de mieux protéger les
membres du groupe auquel elles appartiennent.

Qu’en est-il maintenant de l’efficacité de l’écriture inclusive ? L’étude de Vervecken, Hannover et


Wolter (2013) nous permet de fournir une réponse provisoire à cette question. Ces chercheurs ont
présenté de courtes descriptions de métiers à leurs participantes, des jeunes filles. Celles-ci étaient
réparties aléatoirement dans l’une de deux conditions. Dans une première condition, les noms des
métiers étaient présentés sous forme générique (ex. policier). Dans une seconde condition, ils étaient
présentés sous forme inclusive (ex. policier et policière). La variable dépendante était l’intérêt des
participantes pour chacune des occupations. Une deuxième variable a également été mesurée, à savoir
la perception que les femmes pouvaient être efficaces ou connaître un certain succès dans ces métiers-
là. Dans le dispositif expérimental de cette étude, cette variable est une variable médiatrice, à savoir
une variable qui est censée expliquer l’effet de l’écriture inclusive sur les intérêts professionnels des
participantes. Les résultats montrent que les filles sont plus intéressées par les métiers présentés dans
la condition écriture inclusive. Par ailleurs, l’effet disparaît quand on prend en compte la variable

Dimensions clés : contrôlabilité, collectivité & gain


45 Psychologie Sociale de la Communication 217

médiatrice, ce qui permet de dire que si l’écriture inclusive a tendance à rendre les métiers plus
attractifs aux yeux de jeunes filles, c’est parce que cette forme d’écriture leur donne l’impression que
les femmes peuvent réussir dans ces métiers.

Pour résumer, les études existantes suggèrent l’existence d’une relation dialectique entre langue et
inégalités de genre. Le degré auquel un individu va soutenir l’inégalité hommes-femmes (qui dépend,
en partie du moins, de l’inégalité de genre réelle, ce qui revient à dire que l’on retrouve plus de
sexisme dans les sociétés où la place des femmes est moins enviable) permet d’expliquer son soutien
à des formes moins inclusives d’écriture. On peut donc raisonnablement s’attendre à ce que, si cet
individu est dans une position de pouvoir, il contribue activement à rendre la langue moins inclusive.
Ce sens de la relation entre langue et genre est étayé par les résultats de Sarrasin, Gabriel et Gygax.
Le sens inverse, à savoir l’influence de la langue sur la place des femmes dans la société, est quant à
lui suggéré par l’étude de Wasserman et Weseley et celle de Vervecken, Hannover et Woleter : d’un
côté, parler une langue à genre grammatical nous amène à exprimer des attitudes plus sexistes ; de
l’autre, l’écriture inclusive amène à une valorisation des femmes (i.e., elles sont perçues comme plus
capables) et permet de décloisonner les perspectives professionnelles (bien que l’effet ait été montré
pour les filles, il n’y a pas de raison de s’attendre à ce que l’effet ne s’observe pas pour les garçons
qui pourraient également s’orienter plus vers des métiers « féminins » si on les leur décrit en utilisant
l’écriture inclusive). Ces dernières études sont porteuses d’espoir, dans la mesure où elles démontrent
que la pensée n’est pas déterminée par la langue. En ce sens, elles vont à l’encontre de l’hypothèse
de Sapir et Whorf dans sa version forte (i.e., le déterminisme). Si elles sont compatibles avec la
version faible (i.e., le relativisme linguistique), elles démontrent surtout que nous sommes capables
de penser au-delà des limites de notre langue, ce qui nous permet d’envisager des réformes
linguistiques. Cette possibilité a été évoquée avec éloquence par Alain Rey (2017) quand il a dit que
« le système signifiant qu’est la langue doit être en accord avec le système auquel il renvoie. Si la
réalité sociale évolue, il faut changer le système de représentation qu’est la langue ». Pour conclure,
citons de Saussure (1916) qui avait déjà suggéré l’existence d’une relation dialectique entre langage
et pensée : « Les mœurs d’une nation ont un contrecoup sur sa langue, et, d’autre part, c’est dans une
large mesure la langue qui fait la nation ». Mais, si l’idée n’est pas neuve, nous disposons à présent
de résultats qui l’étayent et qui, surtout, nous renseignent sur les façons dont cette relation dialectique
se traduit concrètement, notamment dans le domaine de l’écriture inclusive.

Dimensions clés : contrôlabilité, collectivité & gain


47 Psychologie Sociale De La Communication 217

Chapitre 2 — La communication non-verbale

La communication non-verbale, c’est communiquer sans parler. Pour être plus précis, c’est
communiquer sans utiliser de mots et, plus généralement, de symboles. C’est communiquer par des
gestes, un sourire, en hochant de la tête, en haussant le ton de la voix, en parlant plus vite ou moins
vite, en s’approchant ou en s’éloignant de l’autre, en se taisant, etc. De ce fait, la communication non
verbale a été décrite comme le « langage silencieux mais éloquent » (Baron et Byrne, 1994, p. 42).
Cette description est judicieuse car la communication non verbale est avant tout une communication
corporelle qui exprime, parfois à notre insu, nos sentiments, nos réactions, notre personnalité et qui
facilite notre compréhension des sentiments, réactions et personnalités de nos interlocuteurs de
diverses façons. La communication non-verbale est importante, voire essentielle dans les interactions
quotidiennes de tous les jours. Elle représenterait ainsi 60% de ce qui échangé lors des interactions
humaines (Burgoon, Buller et Woodall, 1989). Des autrices estiment qu’elle serait, par ailleurs, plus
riche en informations (Argyle, 1975). Dans ce chapitre, nous allons d’abord passer en revue les
différents messages non verbaux ou, autrement dit, les différents canaux de la communication non
verbale. Nous verrons également quand et comment la culture module la communication non verbale.
Nous présenterons ensuite, tour à tour, les travaux d’auteurs qui ont conféré à la communication non
verbale le statut de langage à part entière et ceux d’auteurs qui lui ont contesté ce statut. Nous
terminerons en examinant la question de l’articulation entre communication verbale et
communication non verbale.

1. Les canaux de la communication non-verbale

A. L’apparence corporelle

Oscar Wilde (1891/1972) a écrit « Seuls les gens superficiels ne se fient pas aux apparences ». Quel
crédit pouvons-nous accorder à cette affirmation ? L’exercice qui consiste à inférer des états internes
uniquement sur base de l’apparence des individus n’est en tout cas pas sans risque, comme nous le
rappelle les échecs de la physiognomie, une théorie fondée sur l'idée que l'observation de l'apparence
physique d'une personne, et principalement les traits de son visage, peut donner un aperçu de son
caractère ou de sa personnalité. Cependant, si l’exercice est périlleux, il n’en demeure pas moins que
les êtres humains s’y prête allégrement, i.e., ils ont tendance à inférer des informations sur base de
l’apparence corporelle. Par ailleurs, qu’elles soient trompeuses ou non, certaines apparences
corporelles sont plus désirables socialement, i.e., on leur associe plus de traits (de caractère) positifs.
Prenons la taille. Des études ont mis en évidence un biais social en faveur des personnes de grande
taille (Jackson et Ervin, 1992). Par exemple, historiquement, les candidats qui ont gagné les élections
présidentielles américaines étaient souvent plus grands que leurs adversaires défaits. Les grandes
personnes obtiennent généralement plus rapidement un emploi et elles gagnent, en moyenne, un
meilleur salaire que les petites personnes. Autrement dit, elles ont plus de succès professionnel. Nous
pouvons expliquer cela en proposant que le signifiant qui est la taille est attaché à un signifié qui est
la domination (une grande personne serait perçue comme plus dominante qu’une petite). Les grandes
personnes se verrait dès lors plus facilement confier des postes de pouvoir car vues comme plus à
même de les occuper efficacement.
48 Psychologie Sociale De La Communication 217

D’autres éléments de l’apparence corporelle font également l’objet de stéréotypes. C’est notamment
le cas de la beauté. Les personnes considérées comme belles sont ainsi plus valorisées socialement,
ont des meilleures notes à l’école, etc. (Burgoon, Guerrero et Floyd, 2010). C’est aussi le cas de
l’obésité. Alors que la littérature scientifique a depuis longtemps mis en évidence les déterminants
génétiques de l’obésité, l’obésité continue d’être socialement vue comme un problème d’ordre
motivationnel. Par conséquent, une caractéristique souvent associée aux personnes obèse est le
manque de contrôle. Un tel stéréotype amène les personnes qui en sont porteuses à se comporter de
telle sorte que leur interlocutrice obèse en vient, sous certaines conditions, à confirmer le stéréotype
(Snyder et Haugen, 1994). Ce processus de confirmation comportementale ou de prophétie auto-
réalisatrice peut contribuer à l’isolement social des personnes obèses.

La posture est un autre élément de l’apparence corporelle à partir duquel les individus infèrent des
dispositions internes à la personne qui l’adopte. Ceci est démontré dans l’étude de Rosenberg et
Langer (1965) qui ont demandé à leurs participantes d’évaluer toute une série de postures sur plusieurs
dimensions (sentiment exprimé, etc.). Les résultats montrent un haut degré d’accord. Certaines
postures sont ainsi reconnues par la plupart des participantes comme véhiculant les mêmes
significations. Les auteurs en concluent que les postures corporelles constituent une gamme de signes
valides et partagés.

B. Les gestes et les mouvements

Cinq grandes catégories de gestes sont généralement distinguées (ex. : Knapp et Hall, 1996) :

I. Les gestes emblématiques

Il s’agit de gestes directement traduisibles en mots, ce qui revient à dire que le lien entre signifiant et
signifié est de nature symbolique. Ces gestes sont obligatoirement conscients et délibérés (il est
impossible de les réaliser sans le vouloir) et ils varient en fonction de la culture. Par exemple, le pouce
levé signifie que tout va bien en Occident mais il signifie 5 au Japon et il est considéré comme un
geste grossier en Australie et en Iran, voire comme un geste déplacé au Nigeria. Le bras tendu, main
ouverte et doigts en éventail signifie généralement stop ou assez en Occident alors qu’il signifie « Tu
n’auras rien de moi » en Turquie et « Tu as cinq pères » en Afrique de l’Ouest.

II. Les gestes illustratifs

Ces gestes accompagnent et renforcent les messages verbaux (Ex. : faire une négation de la tête tout
en disant « non », indiquer une direction tout en pointant du doigt, commander 3 bières au bar en
montrant 3 doigts…). En général, ces gestes peuvent se suffire à eux-mêmes et ils dépendent aussi de
la culture.

III. Les gestes régulateurs

Ces gestes contrôlent ou coordonnent les échanges verbaux, notamment en ponctuant les phrases (ex.
: hocher la tête pour encourager à continuer de parler, tendre la main tout en se penchant et en ouvrant
la bouche pour prendre la parole…). Herweg-Larsen et ses collègues (2004) ont mené une
49 Psychologie Sociale De La Communication 217

étude observationnelle sur un geste régulateur, à savoir le hochement de tête, dans des classes d’école
pour en examiner les déterminants contextuels. Les participants étaient des élèves et trois variables
indépendantes étaient prises en compte : le genre de l’élève, celui de l’interlocuteur et le statut de
l’interlocuteur (un pair ou un professeur). Les résultats montrent un effet principal du genre des
participants, i.e., les filles hochaient plus souvent de la tête quand on s’adressait à elles. Ils montrent
également un effet principal du statut, i.e. quel que soit leur genre, les élèves hochaient plus souvent
de la tête quand un professeur (vs un pair) s’adressait à eux. Ces résultats sont cohérents avec les
résultats d’autres études qui mettent également en évidence le rôle de variables contextuelles comme
le statut dans la manifestation de comportements non verbaux (voir ex. : LaFrance et Hecht, 1999).

Pour les autrices de l’étude, le hochement de la tête peut être conçu comme un signe de soumission.
Le hochement de tête marquerait ainsi la position de subordonnée. Les femmes en viendraient à plus
souvent adopter ce type de comportement non verbal parce qu’elles continuent d’être surreprésentées
dans des rôles subalternes, tandis que les hommes continuent d’être surreprésentés dans des positions
prestigieuses, de pouvoir. Sans que cela ne soit rendu explicite, l’explication de Herweg-Larsen et
coll. (2004) allie la variable contextuelle qu’est le statut avec une autre variable, d’une autre nature,
la socialisation. En effet, on ne peut comprendre leurs résultats que si l’on accepte que les personnes
qui occupent un rôle social finissent par intérioriser les comportements, verbaux et non verbaux,
associés à ce rôle. Sans intégrer le processus de socialisation dans l’explication, on peinerait en effet
à expliquer pourquoi les filles, dans l’étude, hochaient plus souvent de la tête que les garçons quand
un pair s’adressaient à elles. En effet, dans ces interactions, il n’y avait pas de différence de statut
entre le participant et l’interlocuteur.

IV. Les gestes adaptatifs

Les gestes adaptatifs sont ceux qui satisfont des besoins personnels. Ils peuvent être dirigés vers soi
(ex. : se gratter le nez), vers autrui (ex. : retirer un cheveu sur l’épaule de notre interlocutrice) ou vers
un objet (ex. : griffonner un bout de papier en parlant avec quelqu’un). Un geste adaptatif est plus
connu sous le nom d’effet Pinocchio et a notamment pu être observé lors de l’audition de l’ancien
Président des États-Unis, Bill Clinton, lors de l’affaire Monica Lewinsky, du nom de la stagiaire de
la Maison Blanche avec laquelle Bill Clinton était accusé d’avoir eu des rapports extra-conjugaux.
Lors de l’audition, Bill Clinton a fermement démenti avoir eu des rapports sexuels extraconjugaux
avec Monica Lewinsky. Peu de temps plus tard, il a été contraint de confesser ces rapports. Suite à
cette confession, des analystes ont (re)visionné les images de l’audition et ont observé que Bill Clinton
se grattait le nez toutes les 4 minutes, ce qui serait un indice de mensonge. En effet, lorsque l’on ment,
les tissus nasaux se gonflent, ce qui provoque une démangeaison et une envie de se gratter.

V. Les gestes manifestant de l’émotion

Ces gestes accompagnent ou remplacent la communication verbale. De plus, ils ont une composante
culturelle et ils s’expriment surtout au travers du visage (ex. : sauter de joie, rougir de honte, trembler
de peur, serrer les poings de colère…).
50 Psychologie Sociale De La Communication 217

C. Le visage

I. La reconnaissance des émotions

« Il y a des expressions faciales typiques qui accompagnent la colère, la peur,


l’excitation et toute autre passion » (Aristote, nd/1913, pp. 805).

Selon Aristote, le visage est un canal de communication. Le visage nous offrirait ainsi une fenêtre sur
le monde intérieur et, en particulier, sur les émotions d’autrui. En écrivant cela, Aristote ne proposait
rien de neuf mais il consignait ce qui était alors connu au sujet de la physiognomie, une théorie selon
laquelle l’apparence physique, et en particulier le visage, révèlerait des caractéristiques profondes de
l’individu : de mauvaises proportions révèlerait un caractère délinquant, des cheveux mous la lâcheté,
et un sourire une personne heureuse. Bien que cette théorie ait été battue en brèche depuis lors, il n’en
demeure pas moins qu’il existe un consensus au sein de la communauté scientifique pour dire que le
visage constitue la partie la plus expressive du corps (ex. : DeVito et al., 2014). Le fait que nous
portions préférentiellement notre regard sur le visage de notre interlocutrice ne serait ainsi pas
étranger au fait que le visage serait particulièrement informatif sur l’état émotionnel de notre
interlocutrice.

En cohérence avec les propos d’Aristote, Paul Ekman (1982) a été jusqu’à proposer qu’une émotion
se manifestait forcément et de façon spécifique sur le visage. Autrement dit, quelque chose du registre
du monde intérieur d’un individu ne peut être appelée émotion si elle ne se marque pas sur son visage.
Sur base de ses études, il a proposé l’existence de six émotions de base qui auraient donc la
particularité de s’exprimer sur le visage des individus et qui seraient reconnues universellement. Ces
émotions sont la joie, la peur, la colère, le dégoût, la surprise et la tristesse. Pour Ekman, ses études
ont des implications pratiques importantes, notamment pour le thérapeute. Il a ainsi écrit que « le·la
psychothérapeute [...] doit être attentif·ve à ce que le visage peut lui révéler à propos des émotions de
son·sa client·e. Le visage du·de la patient·e peut montrer l’émotion ressentie même quand elle est
trop pénible que pour être mise en mot » (Ekman et Friesen, 1975, p. 2).

De nombreuses études ont été menées à travers le monde afin d’évaluer le bien-fondé des thèses
d’Ekman (1982). Dans un premier temps, les études semblaient les accréditer, en particulier l’idée
que la reconnaissance des six émotions de base est universelle. A tel point que cette idée en est venue
à faire partie de la doxa scientifique (voir, ex. : Matsumoto, 1990) et qu’elle est encore considérée
comme acquise, notamment dans les manuels les plus récents sur la communication (voir, ex. : DeVito
et al., 2014). Des études plus récentes remettent pourtant en question cette thèse. Elles ont été
synthétisées par Gendron, Crivelli et Feldman Barrette (2018). Sur base de leur synthèse, ces
chercheuses concluent que les résultats qui vont dans le sens d’une universalité de la reconnaissance
des émotions sont, en réalité, des artefacts méthodologiques, i.e., ils ne sont obtenus qu’à l’aide de
certaines méthodologies expérimentales. Pourtant, un article passionnant de Russell (1994) avait déjà
tiré les mêmes conclusions mais il n’a clairement pas eu le retentissement qu’il méritait. La
communauté scientifique n’était peut-être pas encore prête à remettre en question un de ses résultats
les plus établis.
51 Psychologie Sociale De La Communication 217

Avant de voir en quoi la technique ou méthode influence les résultats, parcourons quelques résultats
qui ont été présentés à l’appui de la thèse de l’universalité de la reconnaissance des émotions (voir
tableau 2).

Tableau 2. Scores de reconnaissance, exprimés en pourcentage, de cinq études (traduit et adapté de Russel, 1994, p.
108)

Occident Non-Occident

Expression faciale USA France Suisse Japon Afrique

n 99 67 36 60 29

Joie 97 95 97 94 68

Peur 88 84 68 58 49

Colère 69 92 92 57 51

Dégoût 82 79 78 56 55

Surprise 91 84 86 79 49

Tristesse 73 71 70 67 32

Nous pouvons tirer quelques enseignements du tableau ci-dessus qui reprend le pourcentage de
participantes qui on correctement identifié l’émotion exprimée sur les photos de visage qui leur étaient
présentés. Premièrement, en Occident, les scores de reconnaissance sont plus élevés, en particulier
pour les émotions de joie, de peur et de surprise. A quelques rares exceptions près, comme la joie dans
l’échantillon japonais, les scores de reconnaissance sont plus bas dans les échantillons non-
occidentaux. Parce que ces scores sont malgré tout significativement supérieurs au niveau du hasard
(comme nous le verrons ci-dessous, dans la méthode standard, il est commun de présenter un visage
aux participantes et de leur demander de l’associer avec une émotion parmi les six émotions de base
; donc, le niveau du hasard est 1/6 ou 17%), les résultats repris dans le tableau 2, y compris ceux
obtenus dans les échantillons non-occidentaux, qui étaient, pourtant, moins convaincants, ont
généralement été considérés comme confirmant la thèse de l’universalité.

a. La méthode standard

Venons-en aux différentes méthodes expérimentales utilisées et voyons comment ces méthodes
génèrent des résultats parfois très contrastés. Une première méthode, la plus couramment utilisée et
donc considérée comme la méthode standard, consiste à présenter une liste prédéterminée. Deux
variantes de cette méthode ont fréquemment été utilisées (voir figure 6). Dans une première variante,
les participants voient la photo d’un visage exprimant une émotion et doivent l’associer avec une
émotion parmi les six émotions de base telles qu’identifiées par Ekman (1982). Dans une deuxième
variante, les participantes voient plusieurs visages et doivent décider lequel exprime une émotion
particulière, déterminée par l’expérimentatrice, par exemple la colère. Dans tous les cas de figure,
plusieurs photos de visage sont montrées en faisant varier la liste prédéterminée d’émotions les
accompagnant. Cette méthode standard peut être placée sur une échelle qui indique le caractère libre
52 Psychologie Sociale De La Communication 217

ou forcé des choix de réponse. Avec la méthode standard, on est du côté du pôle ‘Choix forcé,
signification imposée’. D’après Russell (1994), la méthode standard est problématique à plusieurs
égards. Tout d’abord, elle restreint les choix possibles aux participants en leur imposant une liste
prédéterminée. Ce faisant, les chercheurs induisent quelque peu les réponses des participants. Ensuite,
les participantes peuvent apprendre. Par exemple, si, lors d’un essai, une participante a associé un des
trois visages à l’émotion de colère (plus au pif que par conviction), il y a de fortes chances que, si à
l’essai suivant, le visage qu’elle vient d’associer à la colère fait partie des visages montrés et qu’elle
reçoit comme consigne d’associer un des visages avec l’émotion de surprise, la participante élimine
d’emblée le visage associé à la colère lors de l’essai précédent, de nouveau non par conviction mais
ne fut-ce que par souci de cohérence. Par conséquent, le niveau du hasard devrait être adapté. Il ne
serait plus que de 1/2 = 50% et non de 1/3 = 33%. Enfin, les expressions faciales montrées aux
participants ne sont pas spontanées. Elles sont « jouées » par des personnes à qui l’on a demandé
d’exprimer les différentes émotions de base sur leurs visages. Russel démontre que, quand on utilise
des expressions faciales spontanées, les scores de reconnaissance chutent dramatiquement.

Figure 6. Méthodes expérimentales utilisées pour tester l’hypothèse d’universalisme dans la reconnaissance des
émotions, des méthodes les plus contraignantes aux méthodes les moins contraignantes (traduit et adapté de Gendron et
al., 2018, p. 214)

Comme nous l’avons vu plus haut, les résultats des études utilisant la méthode standard ont
généralement été considérés comme confirmant l’hypothèse d’universalité. Pourtant, bien qu’elles
53 Psychologie Sociale De La Communication 217

s’appuyaient sur la méthode standard, les études menées dans des sociétés dites isolées (ex. : tribus
vivant en relative autarcie) ont généré des scores de reconnaissance sensiblement plus bas que ceux
observés dans les autres sociétés. Une série d’études menées par Ekman et al. (1969) permet d’illustrer
cela. Dans ces études, la méthode standard a été employée auprès de membres de deux cultures, les
cultures fore et sadong. L’échantillon de culture fore était lui-même subdivisé en deux échantillons.
Un premier composé de membres de la culture fore parlant la langue pidgin, l’autre composé de
membres de la culture fore parlant le fore. Dans ces échantillons, les pourcentages de reconnaissance
sont inférieurs à ceux observés dans le tableau 2 (sauf pour la joie) et dépassent même à peine le niveau
du hasard dans certains cas (ex. : surprise chez les locuteurs de la lange fore ou le dégoût dans la
culture sadong ; voir tableau 3).

Tableau 3. Scores de reconnaissance, exprimés en pourcentage, dans des sociétés dites « isolées » (traduit et adapté de
Russel, 1994, p. 125)

Méthode standard Méthode Dashiell

Culture Fore Culture Sadong Culture Fore Culture


Dani

Expression faciale Pidgin Fore Bidayuh Fore Dani

n 18 14 15 130 34

Joie 99 82 92 92 98

Peur 46 54 40 88 80

Colère 56 50 64 90 68

Dégoût 29 44 23 85 91

Surprise 38 19 36 98 89

Tristesse 55 - 52 81 77

Plutôt que de voir dans ces résultats une infirmation de l’hypothèse d’universalité, des chercheurs y
ont vu un appel à trouver une méthode plus appropriée à sa mise en évidence. Les chercheurs de
l’époque étaient en effet tellement convaincu du bien-fondé de l’hypothèse d’universalité que l’enjeu
était moins de la tester de façon impartiale que de trouver la meilleure façon de la confirmer. Ce
faisant, ils ne réalisaient probablement pas qu’ils créaient la réalité qu’ils croyaient pourtant
simplement et fidèlement révéler. Donc, plutôt que de voir dans ces interprétations le produit d’une
entreprise frauduleuse (i.e., ces chercheurs auraient sciemment chercher à berner leur monde en
privilégiant une hypothèse qu’ils savaient fausse), il paraît plus plausible d’y voir un exemple de
raisonnement motivé (Kunda, 1990), i.e., un mode de traitement biaisé de l’information qui n’est pas
guidé par un souci d’exactitude. Un cas particulier de raisonnement motivé, le biais de confirmation,
se donne à voir quand un individu sélectionne et évalue de nouvelles informations de manière à
confirmer ses croyances préexistantes, tout en minimisant, niant ou discréditant des informations,
pourtant de meilleur qualité, qui les contredisent.
54 Psychologie Sociale De La Communication 217

b. La méthode Dashiell

La méthode Dashiell a donc été créé en réaction aux scores de reconnaissance peu convaincants
observés dans certaines sociétés. Cette seconde méthode consiste à raconter une histoire aux
participantes (ex. : « la personne est face à un animal très dangereux qui est prêt à la mordre et elle a
peur ») et celles-ci doivent choisir, parmi un ensemble de visages, celui qui correspond à l’histoire
(voir figure 6). Avec cette méthode, les scores de reconnaissance sont généralement (encore) plus
élevés qu’avec la méthode standard (voir tableau 3) mais ceci a un coût : les choix de réponse sont
plus forcés qu’avec la méthode standard. On peut donc légitimement se demander ce que deviennent
les scores de reconnaissance quand on restreint moins les choix de réponse des participants ?

c. La méthode d’appariement

Cette méthode est plus récente que les autres. Deux variantes de cette méthode sont plus souvent
utilisées. Dans la première, on fait entendre un bruit aux participants qui doivent ensuite l’associer à
un des visages présentés (voir figure 6). Dans la deuxième, on demande aux participants de classer
les visages présentés en fonction de l’émotion exprimée ou, autrement dit, de faire autant de tas qu’il
n’y a d’émotions exprimées. Avec cette méthode, les pourcentages de reconnaissance chutent.

d. La méthode de l’étiquetage libre

Cette méthode est, historiquement, une si pas la première à avoir été utilisée mais elle est tombée en
désuétude, fort probablement parce qu’elle ne permettait pas de générer des résultats conformes à
l’hypothèse d’universalité. Pourtant, c’est celle qui permet aux participants de faire le choix le plus
libre comparé aux autres méthodes dans la mesure où elle consiste à présenter un visage aux
participantes et à leur demander, par l’entremise d’une question ouverte, de nommer l’émotion
exprimée sur le visage (voir figure 6).

Tableau 4. Scores de reconnaissance avec choix forcé vs choix libre (traduit et adapté de Russel, 1994, p. 118)

États-Unis Grèce

Expression faciale Choix forcé Choix libre Choix forcé Choix libre

Joie 97 90 66 36

Surprise 91 88 80 56

Tristesse 74 60 55 50

Dégoût 83 49 88 49

Colère 89 66 80 47

Peur 76 60 68 71

Moyenne 85 69 73 52
55 Psychologie Sociale De La Communication 217

Le tableau 4 reprend les scores de reconnaissance observés dans l’étude d’Izard (1971). Cet auteur a
procédé en deux étapes avec ses participants. Dans un premier temps, il leur a demandé de nommer
librement l’émotion qui « s’affichait » sur chacun des visages montrés. Dans un second temps, il leur
a demandé de sélectionner leur réponse dans une liste prédéterminée. Les résultats montrent, dans
l’ensemble, de moins bons scores de reconnaissance en situation de choix libre (+/- 20% en moins
dans les conditions choix libre). Une analyse plus fine des réponses des participants en situation de
libre choix montre une confusion récurrente entre colère et dégoût, d’un côté, et entre peur et surprise,
de l’autre.

Selon Russell (1994 ; voir aussi 1995), l’universalité dans la reconnaissance des émotions n’est pas
la seule interprétation possible des résultats des études menées sur la question. Pas moins de huit
interprétations différentes pourraient ainsi être proposées. Ce qui est sûr, selon lui, c’est que les
résultats permettent d’exclure la possibilité que les êtres humains ne reconnaissent pas ou n’attribuent
pas d’émotions au visages. Cependant, les résultats plaideraient en faveur d’une autre hypothèse que
celle d’Ekman (1984). Ainsi, s’il y a bel et bien une universalité dans la reconnaissance des émotions,
cette universalité serait dimensionnelle plutôt que catégorielle. Russell (1995) désigne cette
interprétation sous le nom de l’hypothèse d’universalité minimale. Plutôt que de classer les émotions
reconnues sur les visages dans des catégories préétablies selon un format du tout ou rien (ex. : cette
émotion est la joie et pas autre chose), les individus placeraient les émotions exprimées le long de
deux dimensions : la valence et le niveau d’activation. Autrement dit, les individus évalueraient les
émotions exprimées sur les visages en fonction de leur caractère plus ou moins agréable (ex. : cette
émotion indique un état plutôt dysphorique) et de leur degré d’activation (ex. : cette émotion trahit un
degré d’activation élevé). Les six émotions de base telles qu’identifiées par Ekman pourraient ainsi
chacune être classée dans un espace dimensionnel (voir figure 7). À ces deux dimensions, des autrices
proposent de rajouter une troisième qui est la dimension de dominance (i.e., cette émotion trahit dans
une certaine mesure une position de pouvoir ou, au contraire, une position de soumission).

Valence

JOIE

Faible

Figure 7. Dimensions dans la reconnaissance ou attribution d’émotions selon l’hypothèse d’universalité minimale

L’hypothèse d’universalité minimale permettrait, selon Russell (1994) mais aussi Gendron et al.
(2018) de rendre compte de la plupart des résultats observés dans la littérature sur le sujet. Par
56 Psychologie Sociale De La Communication 217

exemple, la joie est une émotion pour laquelle les scores de reconnaissance sont habituellement
particulièrement élevés (voir tableaux 2 à 4). Ceci serait dû au fait que, quand les participantes
attribuent une valence hautement positive à une émotion exprimée sur un visage, elles auraient
logiquement tendance à sélectionner la joie car c’est la seule émotion, dans les listes prédéterminées,
qui a une valence (très) positive. Les difficultés des participants à faire la distinction entre la colère
et le dégoût pourraient également être expliquées en termes de dimensionnalité de la reconnaissance
des émotions. L’une et l’autre de ces émotions indique, dans des proportions assez proches, une
valence négative et un certain degré d’activation. La proximité de ces deux émotions sur l’espace
dimensionnel permettrait ainsi d’expliquer les plus faibles scores de reconnaissance généralement
observés pour ces deux émotions (voir tableaux 2 et 3).

En conclusion, la reconnaissance ou l’attribution d’émotions sur les visages se ferait à deux niveaux,
à un niveau universel et à un niveau culturel. À un niveau universel, une expression faciale serait
universellement évaluée sur deux dimensions (ex. : l’expression faciale de colère serait
universellement interprétée comme signalant du déplaisir et un niveau modéré, voire élevé
d’activation). A un niveau culturel, les individus prendraient en compte des indices supplémentaires
(en sus de ceux relatifs au degré de plaisir et d’activation). Ces indices peuvent renvoyer au type de
situation dans lequel l’expression faciale est accomplie ou au type d’action qu’elle accompagne, le
tout permettant une reconnaissance catégorielle de l’émotion (ex. : en plus d’être interprétée comme
signalant du déplaisir et un niveau modéré, voire élevé d’activation, cette expression serait également
interprétée, dans les pays occidentaux, comme signalant de la frustration, de la détermination et une
menace de violence. La cooccurrence de tous ces signaux amènerait les participants d’échantillons
occidentaux à interpréter l’expression faciale comme étant de la colère). On le voit, au niveau culturel,
le lien entre signifiant et signifié est plus arbitraire qu’au niveau universel.

L’évocation de la littérature sur la reconnaissance des émotions est l’occasion d’une deuxième mise
en garde. Quel que soit l’attrait d’une hypothèse ou d’une théorie, peu importe le caractère séduisant
ou éloquent d’une démonstration empirique, nous serions bien inspirés de soumettre une hypothèse à
plusieurs méthodologies. Donc, si l’affaire Kitty Genovese nous invite à la modestie et à la rigueur,
la littérature sur la reconnaissance des émotions nous invite au pluralisme méthodologique. Cet
impératif est notamment conceptualisé à travers la notion de triangulation, i.e., une approche qui
consiste à faire varier plusieurs éléments méthodologiques dans un programme d’ étude (Mortelmans,
2013). Ces éléments peuvent être le type de méthode (ex. : une étude par questionnaire suivie par des
entretiens qualitatifs), le type de participants (ex. : interroger séparément les doctorants et leurs
promotrices), les chercheuses (i.e., on demande à des chercheuses de laboratoires différents
d’analyser de la façon qu’elles estiment la plus judicieuse – et donc pas forcément la même d’une
chercheuse à une autre – le même jeu de données), etc. L’idée étant que les résultats qui ne changent
pas en fonction de l’élément que l’on fait varier sont sans doute plus « réels » parce que plus robustes2.

2
En recherche qualitative et, dans une moindre mesure en recherche quantitative, la triangulation peut également être
utilisée pour enrichir les connaissances dans un domaine plutôt que pour évaluer la robustesse d’un résultat (Mortelmans,
2013). Ceci est particulièrement vrai chez les constructivistes, des chercheurs qui considèrent que la réalité n’existe pas
en tant que telle (ou que nous n’y avons de toute façon pas un accès direct) parce qu’elle est perpétuellement co-construite
par les individus. Quand ces chercheurs utilisent la triangulation, ils souhaitent avant tout enrichir leurs connaissances en
abordant une problématique sous différents angles de vue.
57 Psychologie Sociale De La Communication 217

II. L’expression des émotions

Le discours scientifique sur l’expression des émotions est moins controversé que celui sur la
reconnaissance des émotions. Les premières études sur la question ont très tôt mis en évidence
l’incidence de la culture sur l’expression ou la production des émotions et elles n’ont pas été
démenties depuis. Un exemple nous est fourni par l’étude princeps de Shimoda, Argyle et Ricci Bitti
(1978). Ces chercheurs ont demandé à des acteurs italiens, japonais ou anglais de jouer des émotions
devant une caméra. Ils ont ensuite montré les images à des participantes elles-mêmes italiennes,
japonaises ou anglaises dans le cadre d’une tâche de reconnaissance des émotions. Le résultat
emblématique de cette étude est que les expressions jouées par les acteurs japonais étaient moins bien
reconnues que celles jouées par les acteurs des deux autres nationalités et ce y compris par les
participantes japonaises. Pourtant, les scores de reconnaissance ne variaient pas en fonction de la
nationalité des participantes. Les auteurs en concluent qu’il existe, dans toutes les cultures, des règles
de manifestation des émotions. Or, au Japon, il n’est pas socialement désirable de dévoiler ses
émotions (certaines encore moins que d’autres et surtout si on est en position subordonnée) en public.
Plus subtile, voire absente, l’expression des émotions sur des visages d’acteurs japonais serait plus
difficile à interpréter ou à décoder pour le percevant.

D. Le regard

On retrouve, dans le sens commun, l’idée qu’on peut lire plein de choses dans le regard, que le regard
est extrêmement riche en information, que l’on peut en déduire beaucoup de choses sur l’état interne
de la personne que l’on regarde. « Il avait du feu dans les yeux » est une expression parmi d’autres
qui permet d’illustrer cela. Pourtant, les études tendent à suggérer que le regard ne varie pas en
fonction de la nature de l’émotion, mais bien de son intensité (Argyle, 1986). De façon générale, la
signification attribuée au regard semble dépendre plus du décodage des autres signaux non verbaux
que du regard à proprement parler.

Argyle (1988) a plus particulièrement étudié le regard lors d’interactions en face à face. Voici ce qu’il
en ressort :

• Le temps que les interlocutrices passent à se regarder équivaut à 60% de la durée totale de
l’interaction. Quand on écoute, ce temps équivaut à 75% du temps total passé à écouter, tandis
que quand on parle il n’équivaut plus qu’à 40% du temps total passé à parler.
• Les regards mutuels n’ont lieu que pendant 30% de la durée totale de l’interaction. Par ailleurs,
ils sont brefs, d’une durée d’environ 1.5 seconde.
• S’il y a contact visuel pendant plus de 80% ou moins de 15% de la durée totale de l’interaction,
il suscite une impression spécifique. Ainsi, si le temps passé à regarder l’autre est trop ou pas
assez long par rapport à ces seuils ou normes, des intentions particulières sont attribuées (ex. :
« Il ne me regarde jamais quand je lui parle, il doit vraiment ne pas m’aimer »). Ceci correspond
à une règle générale : la déviance par rapport à des normes de comportements suscite
généralement des attributions internes, i.e., le respect des normes n’est pas considéré comme
très informatif sur la personne, tandis qu’un non-respect est interprété comme le signe d’une
personnalité originale, déviante, etc.
58 Psychologie Sociale De La Communication 217

Le regard rempli plusieurs fonctions. Il permet de percevoir les réactions de l’auditeur. Il permet
d’inviter les individus à répondre ou à prendre leur tour de parole ou, autrement dit, il permet de
ponctuer la conversation (voir plus loin). Il fournit aussi des informations quant au type de relation
entretenue avec l’interlocuteur (ex. : un regard attentif sera synonyme d’une relation positive et un
regard évitant sera associé à une relation négative). A cet égard, Exline, Ellyson et Long (1975) ont
suggéré que regarder l’autre pendant qu’on parle pouvait être interprété comme un comportement
traduisant la volonté de dominer l’autre.

E. Le toucher

Le toucher constitue la forme de communication la plus archaïque dans la mesure où le premier


contact entre une mère et son enfant se fait via cette modalité. Les significations du toucher sont
multiples (ex. : il peut communiquer une émotion positive, favoriser une entrée en interaction,
perpétuer un rituel social comme la poignée de main ou l’accolade, etc.). Tout comme la confidence,
le toucher est une forme intime de communication. Et de fait, l’évitement du toucher est clairement
lié à la communication verbale : on a tendance à toucher plus les personnelles avec lesquelles on
communique verbalement plus. À l'inverse, le fait d’éviter le toucher peut être lié à un évitement de
la communication verbale. Des différences en fonction du genre ont été mises en évidence (Burgoon
et al., 1994) :
• Les hommes touchent moins les autres hommes que les femmes touchent les autres femmes.
• Les femmes évitent davantage de toucher les hommes que les hommes évitent de toucher les
femmes.

Des différences en fonction de la culture ont également été rapportées :


• Dans les pays anglo-saxons : poignée de main distante (ou juste un « bonjour »).
• Dans la Belgique francophone : on se fait la bise (même entre garçons).

Les liens entre toucher et puritanisme mais aussi entre toucher et classes sociales ont été soulignées :
par exemple, les classes sociales élevées ont tendance à éviter le contact physique.

Enfin, le toucher est un indicateur de la nature de la relation que l’on entretient avec nos interlocuteur
et/ou du type de relation que l’on souhaite entretenir avec lui. Ceci est illustré par une étude sur la
topographie du toucher social (Suvilehto, Glerean, Dunbar, Hari, & Nummenmaa, 2015). Les
chercheurs ont montré aux participants des silhouettes de face ou de dos accompagnées d’un mot
dénotant un membre de leur réseau social (ex. : père, sœur, oncle). Ils leur demandait ensuite de
colorer les régions du corps que chaque membre de leur réseau social avait l’autorisation de toucher.
Les résultats montrent que l’étendue des zones « touchables » varie en fonction de la nature de la
relation. Partenaires : partout ; proches : le haut du corps ; étrangers : uniquement les mains. Les
résultats montrent également des différences de genre : les zones tabous, interdites au toucher, sont
plus nombreuses chez les hommes.
59 Psychologie Sociale De La Communication 217

F. Le paralangage

Le paralangage concerne la dimension vocale et non-verbale du langage (voir le début du chapitre sur
la Communication verbale). Il comprend des éléments tels que le timbre de voix, l’intonation, le débit,
l’intensité, les inflexions (c'est-à-dire les changements soudains d’accent ou de ton), l’articulation,
l’accent, les pauses et encore d’autres. Ce canal permet de transmettre des messages vocaux autres
que ceux transmis par la parole (ex. : dire quelque chose et signifier son contraire en empruntant un
ton ironique, faire comprendre qu'on parle d’un sujet sensible en baissant le volume sonore, faire
comprendre à des élèves qu’un sujet est important pour un examen en insistant plusieurs fois dessus,
la manière de dire « allô » au téléphone peut renseigner sur la tournure potentielle de la discussion à
venir, etc.). De plus, ces informations peuvent renseigner sur l’état émotionnel de l’interlocuteur.

Un extrait tiré du film « le Schpountz » (1938) avec Fernandel dans le rôle principal nous illustre la
façon avec laquelle on peut susciter différentes émotions avec le même message juste en faisant varier
le paralangage. L’information communiquée est donc bien la même à chaque fois, mais l’émotion
que ça suscite chez nous, et donc la signification est différente selon l’intonation, selon les éléments
du paralangage qu’il utilise.

Différentes dimensions du paralangage et leurs effets perlocutoires ont été étudiées. Il en est ainsi du
débit de parole. En utilisant des publicités, des discours politiques et des discours journalistiques,
MacLachlan (1979) a observé que les oratrices qui parlent une fois et demie plus vite que la normale,
étaient considérées comme étant plus persuasives. Mais au-delà d’une certaine vitesse (= 2x plus vite
que la moyenne), l’oratrice cesse d’être efficace, notamment parce que son message est de moins en
moins compris.

G. Les silences

De manière sans doute contre-intuitive, le silence est considéré par certains (ex. : DeVito et al., 2014)
comme un canal de la communication non verbale. Au même titre que les autres canaux, les silences
peuvent être riches en information. Un silence ou une pause entre deux tours de paroles permet ainsi
de remplir de nombreuses fonctions :

• Il permet de prendre un temps de réflexion.


• Un silence après une question ou une interpellation peut transmettre un mécontentement et la
volonté d’éviter la communication.
• Il peut être une stratégie pour éviter le rejet et ainsi faire face à l’anxiété.
• Il permet de désamorcer les conflits en prenant du temps pour se calmer.
• Il peut communiquer des états émotionnels (ex. : se taire pour montrer un refus de coopérer,
pour marquer sa contrariété ou pour montrer son affection).

A l’instar du regard, un silence seul est très difficile à interpréter. Il peut donc être nécessaire d’utiliser
d’autres signaux, verbaux et non verbaux, pour y parvenir.
60 Psychologie Sociale De La Communication 217

2. Peut-on parler de langage non-verbal ?

Selon Ray Birdwhistell (1968), il serait possible d’étudier le langage non verbal de la même manière
que le langage verbal. Cela l’a amené à développer des concepts qui « copiaient » en quelque sorte
les concepts développés dans l’étude de la communication verbale. Par exemple, de même que l’on
utilise le terme « linguistique » pour désigner le langage verbal, Birdwhistell utilise le terme
« kinésique » pour faire référence à la communication non verbale. Mais ce mimétisme allait plus
loin. Nous avons vu dans le chapitre sur la communication verbale que toutes les langues sont
composées de phonèmes. Nous pouvons par ailleurs préciser qu'il existe des allophones, i.e., des
réalisations sonores différentes, pour un même phonème (ex. : le phonème /i/ peut être long dans le
mot « vide » et court dans le mot « vite »). De la même manière, on parlera en kinésique de kinème
pour désigner la plus petite unité de mouvement corporel extractible et distinguable d’autres
mouvements (ex. : un clin d’œil est un kinème). Il existe plusieurs manières de réaliser un clin d’œil
(ex. : un clin d’œil peut être appuyé et exagéré, il peut être furtif…) et chacune de ces variantes
constitue un kine. Toutes ces variantes sont néanmoins reconnues comme appartenant à la même
classe de mouvement que l’on appelle le clin d’œil.

En linguistique, les phonèmes s’assemblent en morphèmes et forment ainsi des mots simples (ex. : le
mot « chat » est composé des phonèmes /ch/ + /a/) ou des parties de mot complexe porteuses de sens
(ex. : dans le mot « parapente », on trouve les phonèmes /p/ + /a/ + /r/ + /a/ qui forment le morphème
/para/ dont le sens signifie « contre »). En kinésique, les kinèmes s’assemblent en kinémorphèmes et
permettent ainsi des constructions kinémorphiques. C’est en suivant cette logique de mimétisme que
Birdwhistell proposait d’étudier la communication non verbale. Autre exemple, en linguistique, on
retrouve les trois champs d’étude suivants :

• La sémantique : elle étudie la relation entre le signifiant et le signifié.


• La syntaxique : elle étudie la relation entre les signes.
• La pragmatique : elle étudie la relation entre le signe et l’effet.

Dès lors que l'on considère que la kinésique est un lange à part entière qui possède une structure
équivalente à la linguistique, on peut proposer les mêmes champs d’étude pour comprendre la
communication non verbale. Prenons l’exemple d’un professeur pointant son index vers un élève
indiscipliné puis dirige son index vers la porte de la classe :

• Au niveau sémantique, on s’intéresserait à la signification du signe, ici « Vous, sortez de la


classe ! ».
• Au niveau syntaxique, on s’intéresserait au lien entre les deux gestes ou signes = pointer l’élève
du doigt puis la porte de la classe.
• Au niveau pragmatique, on s’intéresserait à l’effet (ou son absence) des gestes réalisés par le
professeur, i.e., l’élève quitte effectivement la classe.

Sur base des considérations ci-dessus et d’autres, Birdwhistell propose d’envisager la kinésique
comme un langage corporel avec sa grammaire et son vocabulaire. Il a mené une étude qui semble
conforter sa position (Birdwhistell, 1970). Cette étude lui a été inspirée par le visionnage de discours
61 Psychologie Sociale De La Communication 217

télévisés de Fiorello LaGuardia, un homme politique de la ville de New-York qui parlait couramment
trois langues : l’anglais, l’italien et le yiddish. Birdwhistell a sélectionné des discours filmés de
LaGuardia dans chacune de ces langues et les a montrés, sans le son, à des personnes parlant ces trois
langues. Il est apparu que, même sans le son, les participants étaient en mesure de deviner la langue
dans laquelle LaGuardia s’exprimait (en se basant donc uniquement sur sa gestuelle). Pour
Birdwhistell, il ne fait aucun doute que ces résultats démontrent que la linguistique et la kinésique ont
la même structure, que cette structure commune est ancrée dans la culture des individus, et que la
linguistique et la kinésique peuvent être étudiées avec les mêmes outils.

Le point de vue de Birdwhistell a vite prêté le flanc à la critique. Serge Moscovici (1967) a ainsi écrit
que « contrairement à certaines opinions, et en dépit de leur fonction comme indicateurs de
perception, les signaux qui véhiculent l'émotion ou la signification non verbale n'ont aucun rôle
décisif dans la transmission de l'information. Leur valeur expressive considérable ne justifie pas qu'on
leur attribue le statut de langages autonomes » (cité par Rimé, 1992). Bernard Wiener (1972), de son
côté, estime qu’on ne peut parler de 'langage du corps' que si l'on peut mettre en évidence l'existence
d'un code : système de signaux socialement partagé, au moyen duquel un individu rend publique son
expérience à un autre individu qui répond systématiquement à ce code3.

Un auteur qui s’est penché de façon approfondie sur la question est Bernard Rimé. Selon lui, si la
communication non verbale est un langage à part entière, elle devrait disparaître quand les
interlocuteurs ne se voient pas. Pourquoi, en effet, gesticuler si personne n’est là pour nous voir
gesticuler, a fortiori si les gestes ont un sens, s’ils ont pour fonction de transmettre des significations
à notre interlocuteur ? Par ailleurs, on pourrait raisonnablement s’attendre à observer un phénomène
de compensation, dans la mesure où la communication verbale pourrait ou devrait peut-être même
compenser la perte de significations consécutive à l’invisibilisation du langage corporel. Ceci revient
à dire que nous communiquerions plus au niveau verbal quand on nous empêche d’utiliser les canaux
de la communication non verbale ou quand, plus simplement, nos interlocutrices sont empêchées de
nous voir. Pour vérifier ses déductions, Rimé a mis au point toute une série d’études ingénieuses. Ce
travail sur le long cours est un bel exemple de comment on développe un programme de recherche. Il
constitue, à ce titre, une belle source d’inspiration pour toute personne désireuse de se lancer dans un
doctorat.

Dans une première étude, Rimé (1982) a convié ses participantes à converser avec une autre personne.
Dans une condition, les interlocutrices étaient face à face. Dans l’autre, elles étaient cachées par un
écran (elles s’entendaient mais ne se voyaient pas). Les participantes ont été filmées et les films
analysés. Les résultats montrent peu de différences dans la communication non verbale entre les deux
conditions. Certes, l’interaction est moins bien synchronisée quand les participantes ne se voient pas.
Il y un peu plus de silences, de pauses aussi mais il n’y pas de différence dans les mouvements.
Autrement dit, les participantes bougeaient tout autant quand elles ne se voyaient pas que quand elles
se voyaient. Tout se passerait donc comme si les individus bougent en parlant mais sans que ce soit
lié à la transmission d’informations. Ces premiers résultats ne vont pas dans le sens de la thèse de
Birdwhistell.

3
L’existence d’un code peut être attestée par un ouvrage reprenant l’ensemble des significations pour chaque signifiant
(ex. : les dictionnaires sont des ouvrages reprenant le code du langage écrit).
62 Psychologie Sociale De La Communication 217

Si on bouge même quand on n’est pas vu et que cela n’est pas lié à la transmission d’information,
pourquoi donc bouge-t-on ? Rimé et al. (1984) ont mené une deuxième étude afin de répondre à cette
question. Dans cette étude, les chercheurs ont immobilisé leurs participants sur un fauteuil, ils les ont
empêchés de bouger, du moins une partie de leur corps. Le but annoncé de l’expérience était
d’éprouver le confort du fauteuil. En réalité, ce que intéressait les chercheurs étaient les zones non
immobilisées (sourcils, yeux, bouche, mains, doigts et tronc). Dans quelle mesure celles-ci allaient-
elles être affectées par l’immobilisation des autres parties du corps ? L’étude se déroulait en trois
phases : une phase où le participant était libre de ses mouvements, une phase où il était attaché et une
phase où il était à nouveau libre de ses mouvements. Le participant conversait tout au long de l’étude.
Les résultats montrent que toutes les zones non immobilisées sont affectées sauf le tronc : ces zones
sont encore plus mobilisées lors de la seconde phase de l’étude. Un retour à la normale s’observe dès
que le participant est libéré (et aucune différence n’est observée pendant les phases d’écoute). Tout
se passerait comme si, en mobilisant ces zones-là, les participants avaient tenté de compenser
l’immobilisation d’autres zones leurs corps. Ces résultats ont amené Rimé à proposer que la
communication non verbale est au service de la communication verbale : la communication non
verbale ne serait donc pas indépendante de la communication verbale. Autrement dit, elle ne viserait
pas à transmettre d’autres significations que celles transmises dans la communication verbales.

Dans une troisième étude menée avec Gaussin (1982), Rimé a, par ailleurs, pu mettre en évidence
que plus la conversation est dense (i.e., riche en contenu), plus il y a de mouvements. L’interprétation
qu’il privilégie est que l’activité motrice est liée à la densité des tâches d’encodage et de décodage,
i.e., plus ce qu’on veut communiquer est difficile à mettre en mot, plus nous bougerions.

Enfin, dans une quatrième étude, Rimé et al. (1983) ont comparé deux groupes d’adolescentes
épileptiques : un groupe à compétences verbales faibles et un groupe à compétences verbales élevées.
Ils ont constaté que les participantes dont les compétences verbales étaient plus élevées bougeaient
aussi plus que celles dont les compétences verbales étaient plus faibles. A la lumière des résultats
obtenus à travers les quatre études précitées et d’autres, Rimé (1992) conclut que la communication
non verbale ne supplée pas la communication verbale. Les mouvements sont intégrés dans l’activité
verbale dans la mesure où les mouvements servent à retrouver les dimensions perceptives de la
représentation qu’un individu tente de communiquer à un autre. Le non verbal serait donc là pour
nous ramener au plus près de ce que l’on souhaite transmettre avant, ensuite, de le mettre en mots.
Ceci serait rendu possible par le fait que mouvements imitent le référent (ex. : un pêcheur qui veut
rendre compte de la taille de sa dernière prise écartera les bras jusqu’à atteindre la taille du poisson
péché. Ce faisant, il imite, par son geste, le référent qui est la taille du poisson mais il ne le ferait pas
pour transmettre une information complémentaire à celle transmisse par la parole. Il le ferait pour
mieux se remémorer la taille du poisson et mettre plus efficacement en mot la représentation mentale
ainsi récupérée - éventuellement aussi pour aider son interlocuteur à mieux décoder le message
verbal). A cet égard, la communication non-verbale servirait de fond à la communication, tandis que
la communication verbale servirait de figure, de telle façon que la figure se détacherait du fond.

Des recherches plus récentes sont conformes aux résultats des travaux de Rimé mais permettent d’y
apporter des nuances. Certaines de ces recherches ont été réunies dans un numéro spécial édité par
Jones et LeBaron (2002). Par exemple, Streeck (2002) montre que des particules ou mots-outils
permettent à une locutrice de (re)lier les moyens d’expression linguistique et corporel. Les mots-
outils so, en Allemand, ou like, en Anglais, permettent ainsi à un individu d’attirer l’attention de son
63 Psychologie Sociale De La Communication 217

interlocuteur sur les liens à faire entre sa parole et ses gestes. A partir de l’observation de consultations
médicales, Heath (2002) met quant à elle en évidence que, quand les symptômes ne sont plus présents,
les patients ont tendance à les reproduire dans leurs gestes, de façon dramatique (exagérée) parfois,
dans le but de mieux décrire la douleur vécue. Elle observe, par ailleurs, que les gestes permettent de
décrire l’expérience du patient à la médecine, même quand le patient ne trouve pas les mots pour le
faire. Enfin, Buck et VanLear (2002), remettent en question le postulat selon lequel la communication
verbale serait principalement traitée par l’hémisphère gauche, tandis que la communication non
verbale serait principalement traitée par l’hémisphère droit du cerveau. Ce postulat a longtemps
justifié le fait d’étudier l’une et l’autre séparément. A partir de leur méta-analyse de la littérature sur
les effets des lésions du cerveau sur la communication, Buck et VanLear présentent des donnés
suggérant que, si les gestes spontanés sont bel et bien traités, en priorité, par l’hémisphère droit du
cerveau, les gestes intentionnels seraient, par contre, traités en priorité par l’hémisphère gauche (tout
comme la communication verbale). Comme le proposait Rimé (ex. : 1992), ces recherches plus
récentes suggèrent fortement que communications verbale et non verbale (du moins la communication
non verbale intentionnelle) sont bien liées structurellement. Elles vont même plus loin en suggérant
qu’elles le sont aussi neurologiquement et en soulignant la nature symbolique des gestes intentionnels.

Nous retiendrons une seule critique des travaux de Rimé (1992). Ceux-ci sont basés sur le modèle du
code. Selon ce modèle, on peut envisager le langage comme un code qui consiste à transformer
fidèlement des pensées ou des représentations mentales en signaux. Le locuteur transformerait ses
pensées en signes ou symboles, tandis que l’audience accomplirait le trajet inverse. L’idée que le
locuteur encode ses pensées en signaux confère avant tout une fonction descriptive au langage : celui-
ci reproduirait simplement, sous une nouvelle forme, le contenu de la pensée. La communication ne
serait donc que le véhicule passif des pensées du locuteur. Ce modèle constitue encore de nos jours
une supposition épistémologique et méthodologique largement partagée. Pourtant, les études se
multiplient qui démontrent que la représentation mentale ne préexiste pas forcément à la situation de
communication, qu’au contraire, la représentation mentale se construit et est affectée par la
communication (voir, ex. : la recension proposée par Klein, Marchal, Van der Linden, Pierucci et
Waroquier, 2011). Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, le langage ne sert pas
uniquement à décrire le monde, il permet aussi et surtout, selon certaines autrices, d’agir sur le monde.
Dit autrement, le langage créé le monde autant qu’il le reflète. Si une telle critique ne permet pas de
remettre en question l’hypothèse d’homologie structurelle entre communication verbale et
communication non verbale, elle permet néanmoins d’envisager la possibilité que la communication
non verbale puisse remplir d’autres fonctions que celle que lui a attribué Rimé.

La critique ci-dessus nous amène aux six liens possibles entre communication verbale et
communication non verbale tels qu’identifiés par Knapp et Hall (1992). Ces différents liens sont
illustrés à l’aide d’un extrait du film Coffee & cigarettes de Jim Jarmusch (2003) :

1) L’accentuation : les gestes accentuent et appuient les propos (ex. : tout en disant « Alors, les
médecins et les hôpitaux peuvent s’enrichir », le personnage use d’une intonation de voix grave,
il se penche en avant et pointe son interlocuteur du doigt. Le non verbal permet ici à Joe
d’accentuer le ton accusateur de son propos).
2) Le complément : les gestes complètent la parole (ex. : en disant « Ça te tuera. Crois-moi », Joe
se touche la poitrine pour indiquer que le propos vient de lui : « C’est moi qui te le dis. »).
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3) La substitution : les gestes remplacent la parole (ex. : lorsque l’enfant frotte ses
doigts entre eux tout en se taisant, son père sait qu’il réclame des sous).
4) La répétition : les gestes répètent la parole (ex. : quand Joe dit « Je ne suis pas
du genre à lâcher », il fait « non » du doigt).
5) La régulation : les gestes ponctuent la parole (ex. : se pencher en arrière pour
céder la parole, boire une gorgée de café pour ponctuer sa phrase…).
6) La contradiction : l’intonation donne un autre sens aux paroles (ex. : « Fais
comme lui : achète du café et des cigarettes ! » en signifiant le contraire par
l'intonation et la gestuelle appuyée).

Pour résumer, dans ce chapitre, nous avons vu que la communication non verbale
englobe tout ce qui n’est pas du domaine de la parole (orale ou écrite) et qu’elle
emploie différents canaux. Nous avons également vu que la communication non
verbale est importante, essentielle même dans les interactions humaines.
Intentionnellement ou à leur insu, les individus transmettent des messages à leurs
interlocutrices à travers leurs corps. Le sens de ces messages est parfois reconnu
universellement, du moins en partie (ex. : la reconnaissance des émotions), mais il est
toujours façonné par la culture, en partie ou en totalité (ex. : gestes emblématiques).
La communication non verbale, parce qu’elle est de nature analogique, permet de
communiquer plus de nuances et d’informations relationnelles que la communication
verbale qui, elle, est de nature digitale. Si pour certains auteurs, la communication
non-verbale constitue un langage à part entière, pour d’autres, elle forme uniquement
le contexte du langage verbal. Ces deux points de vue se rejoignent dans la mesure où
ils reconnaissent tous deux l’existence d’une structure commune aux deux types de
communication mais ils s’opposent au sujet de la nature même de cette structure.
Ainsi, selon le premier point de vue (celui de Birdwhistell), la communication non
verbale serait structurellement semblable au langage verbal parce qu’elle serait, tout
comme ce dernier, régie par des règles internes (grammaire, …). Par ailleurs, elle
aurait une existence autonome du langage verbal et pourrait donc être étudiée
séparément de celui-ci. Selon le second point de vue (celui de Rimé), par contre, la
communication non verbale n’est pas régie par des règles internes. Elle ne
constituerait donc pas un langage autonome. Si homologie structurelle il y a, elle se
situerait au niveau de l’ancrage commun des deux types de communications dans la
représentation mentale, le vécu qui est communiqué. Cet ancrage commun rendrait la
communication non verbale et la communication verbale dépendantes l’une de l’autre.
Ce point de vue nous invite dès lors à étudier la communication non verbale et la
communication verbale, non pas séparément, mais, au contraire, dans leurs relations
réciproques. Buck et Van Lear ne désapprouveraient sans doute pas ce dernier point
de vue l’appliqueraient probablement uniquement aux gestes intentionnels,
volontaires et pas (forcément) aux gestes spontanés, involontaires.

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