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vu des brigades entières franchir les portes de notre


ambassade – six, si je ne me trompe pas. Les talibans
Le moment Kaboul
PAR FRANÇOIS BOUGON
ne sont pas l’armée [...] du Nord-Vietnam. Ils ne sont
ARTICLE PUBLIÉ LE MARDI 17 AOÛT 2021 pas - ils ne sont pas comparables loin de là en termes
de capacité. Vous ne verrez pas des gens être évacués
La chute de la capitale afghane a réveillé aux États-
par les airs depuis l’ambassade des États-Unis depuis
Unis le traumatisme de la guerre du Vietnam et
l’Afghanistan. Ce n’est pas du tout comparable. »
de l’évacuation piteuse des diplomates américains à
Saigon en 1975 à bord d’un hélicoptère. Une analogie Malgré les différences certaines – les troupes
historique rejetée par le président américain Joe Biden, américaines avaient en effet quitté le Vietnam du Sud
décidé à en terminer avec les «guerres sans fin». deux ans auparavant –, cette comparaison s’impose
pourtant dans tous les médias et sur les réseaux
sociaux. Les scènes de panique du lundi sur le tarmac
n’ont donc fait que renforcer cette impression.
En dépit des dénégations de Joe Biden, non seulement
les États-Unis ont fini par perdre ce conflit, le plus
long de l’histoire américaine (vingt ans, près de 2500
soldats tués, plus de 20 000 blessés, sans compter
Des Afghans dans un avion situé sur le tarmac de l’aéroport
de Kaboul le 16 août 2021. © Wakil Kohsar/AFP les morts afghans et les centaines de milliers de
Lorsqu’un événement tel que la prise de Kaboul par les déplacés et de réfugiés), mais aussi la guerre de
talibans – et les scènes poignantes à l’aéroport, où l’on l’image. Même parmi les rangs démocrates, certains
a vu des Afghans désespérés s’agripper à des avions, ont utilisé le souvenir douloureux vietnamien. Deux
certains tombant dans le vide après le décollage – jours avant la débâcle, un ancien ministre de
saisit le monde, nous avons tous le réflexe de recourir l’administration du président démocrate Bill Clinton,
aux analogies historiques. Cela permet sûrement de Robert Reich, s’interroge sur Twitter : «Quelqu’un
se rassurer face à la part d’incertitude qu’il provoque d’autre remarque que Kaboul commence à ressembler
nécessairement. Mais elles en disent long aussi sur à Saigon en avril 1975?»
ceux qui les emploient et leurs visions du monde.
Le rapprochement historique le plus utilisé sans
conteste ces derniers jours a été celui de la chute
de Saigon en 1975, lorsque les derniers diplomates
américains avaient fui les troupes communistes qui
entraient dans la capitale du Vietnam du Sud en
s’envolant à bord d’un hélicoptère. Et ce avant même Des Afghans dans un avion situé sur le tarmac de l’aéroport
le dimanche 15 août, lorsque les talibans ont atteint de Kaboul le 16 août 2021. © Wakil Kohsar/AFP

la capitale afghane et que le président Ashraf Ghani a Cette comparaison fonctionne aussi car elle fait
quitté piteusement le pays ravagé depuis 1978 par la également écho au traumatisme laissé par le conflit
guerre civile. Le quotidien britannique The Telegraph vietnamien aux États-Unis. L’une des grandes
en a fait une vidéo saisissante (voir ci-dessous). puissances qui régnait sur le monde à l’époque avec
Interrogé à ce sujet le 8 juillet après son annonce son rival communiste, l’Union soviétique, avait mordu
d’un retrait des troupes américaines dès le 31 août, la poussière, défait par un «petit pays» et des partisans
Joe Biden, qui était un jeune sénateur à l’époque de déterminés.
la chute de Saigon, a jugé qu’il n’y avait pas lieu de
comparer les deux situations. «À l’époque, on avait

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Aujourd’hui, ce nouveau fiasco dans le contexte de la ne seraient jamais abandonnés», ajoute-t-il, citant
rivalité stratégique avec une Chine ascendante, alors également une tribune récente de diplomates
que les Américains ne cessent de débattre du déclin de étasuniens qui s’inquiétaient le 6août qu’« un départ
leur pays, explique aussi le succès de l’analogie avec ignominieux des Américains du pays [envoie] un
Saigon 1975. signal terrible aux autres nations alors que les
Sur Twitter, un ancien responsable de l’ambassade de États-Unis sont en concurrence avec la Chine et
Chine au Pakistan, Zhang Heqing, s’est empressé de d’autres États autoritaires». «Si les garanties de
poster ce commentaire lundi, accompagnant la vidéo sécurité américaines ne sont pas crédibles, pourquoi
du C17 américain entouré par une foule d’Afghans sur ne pas conclure des accords avec la Chine?», se
le tarmac: «L’aéroport de Kaboul aujourd’hui. Pas demandaient-ils.
besoin de mots et c’est bien pire que Saigon.» En Europe, le président allemand Frank-Walter
Cette idée de déclin est également présente dans Steinmeier n’a pas évoqué d’épisodes historiques,
une autre analogie historique développée notamment mais il a parlé de «honte pour l’Occident politique»
par William Maley, professeur émérite à l’Université à la vue des «images de désespoir à l’aéroport de
nationale australienne et auteur de plusieurs ouvrages Kaboul». C’est «une césure politique qui nous ébranle
sur l’Afghanistan. et va changer le monde», a-t-il jugé. Auparavant, la
chancelière Angela Merkel avait évoqué une situation
Dans un texte publié sur le site The Conversation,
«amère, dramatique et terrible», tout en laissant
il juge que Joe Biden a vécu quelque chose de
entendre que la décision américaine avait été prise
«semblable à la crise de Suez de 1956 [Français et
pour des raisons de politique intérieure américaine.
Britanniques avaient dû renoncer à leur occupation
militaire de la zone du canal de Suez, nationalisé par La tête de liste des conservateurs pour les élections
le dirigeant égyptien, en raison de l’opposition de du 26septembre et possible successeur de Merkel à la
Washington et Moscou – ndlr], qui a non seulement chancellerie, Armin Laschet, a même qualifié le retrait
humilié le gouvernement britannique de Sir Anthony des troupes occidentales de «plus grosse débâcle [...]
Eden, mais a également marqué la fin du Royaume- de l’Otan depuis sa création» en 1949.
Uni en tant que puissance mondiale». Mais peut-être que les historiens détermineront que
«Lorsque les historiens se pencheront sur le les événements de ce milieu du mois d’août 2021
désastreux retrait américain de l’Afghanistan, il constitueront tout simplement un «moment Kaboul».
pourrait apparaître de plus en plus comme un Ce moment où les États-Unis, en pleine rivalité
marqueur essentiel du déclin de l’Amérique dans le stratégique avec la Chine et ayant tiré les leçons des
monde, éclipsant de loin la fuite de Saigon en 1975», fiascos irakien, libyen et afghan, ont décidé de ne
estime-t-il. plus intervenir lorsque leurs intérêts vitaux ne sont pas
menacés.
L’obsession du déclin
Biden droit dans ses bottes
Selon William Maley, ce n’est pas seulement la
crédibilité de Joe Biden qui a été atteinte, mais C’était le sens en tout cas de l’intervention mardi de
aussi celle des États-Unis, « qui apparaissent de Joe Biden, sa première allocution depuis la prise du
plus en plus comme une puissance en déclin sur le pouvoir par les talibans, où il souligné que «notre
plan international (ainsi qu’un État en déliquescence mission en Afghanistan n’a jamais été censée être la
chez eux)». «Ils ont vendu le gouvernement et construction d’une nation».
l’opinion publique les plus pro-occidentaux de la «Elle n’était pas censée créer une démocratie unifiée
région à un groupe terroriste brutal, tout cela et centralisée, a-t-il poursuivi. Notre seul intérêt
après avoir longtemps promis aux Afghans qu’ils national vital en Afghanistan reste aujourd’hui ce

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qu’il a toujours été: empêcher une attaque terroriste Alain Gresh, dans Orient XXI, s’interroge: «La
contre la patrie américaine. Je soutiens depuis de défaite américaine en Afghanistan signe donc avant
nombreuses années que notre mission doit être tout le fiasco d’une de ces guerres ingagnables et de
étroitement axée sur la lutte contre le terrorisme, leurs différentes déclinaisons du Sahel au Kurdistan,
et non sur la contre-insurrection ou la construction de la Palestine au Yémen, qui alimentent ce qu’elles
d’une nation. C’est pourquoi je me suis opposé à prétendent combattre. Combien de temps faudra-t-il
l’augmentation des effectifs lorsqu’elle a été proposée pour en tirer les leçons?»
en 2009, alors que j’étais vice-président. Et c’est La gauche américaine, Bernie Sanders en tête –qui
pourquoi, en tant que président, je suis inflexible sur le avait jugé en avril que le retrait complet des troupes
fait que nous devons nous concentrer sur les menaces américaines était une «mesure courageuse» –, appelle
auxquelles nous sommes confrontés aujourd’hui en désormais Biden à «tout faire pour évacuer nos alliés
2021, et non sur les menaces d’hier.» et ouvrir nos portes aux réfugiés».
Gavin Laurence Barwell, ancien chef de cabinet de Le New York Times, lui, évoque dans un éditorial
la première ministre conservatrice Theresa May, a «la tragédie de l’Afghanistan». «La reconquête rapide
appelé les Européens à «se réveiller». «Les États-Unis de la capitale, Kaboul, par les talibans, après deux
resteront un allié clé lorsque leurs intérêts vitaux sont décennies d’efforts sanglants et extrêmement coûteux
impliqués, mais ni les démocrates ni les républicains pour mettre en place un gouvernement laïc doté de
ne croient plus que les États-Unis devraient être le forces de sécurité opérationnelles en Afghanistan, est
gendarme du monde», a-t-il tweeté. Dans le New York avant tout une tragédie sans nom. Tragique parce que
Times, l’éditorialiste Thomas L. Friedman explique le rêve américain d'être la “nation indispensable” à
prier pour que Biden, qui a décidé de «réajuster notre la construction d’un monde où règnent les valeurs des
stratégie de défense»,«ait raison». L’Histoire le dira. droits civiques, de l'émancipation des femmes et de
Ce sera sûrement vu comme une bonne nouvelle par la tolérance religieuse s’est avéré n’être que cela: un
tous ceux qui n’ont cessé de dénoncer les coûts –plus rêve.»
de 2000 milliards de dollars en Afghanistan– et les Le réveil est certes douloureux, tous ces Afghans qui
dégâts de l’interventionnisme américain. Mais, à court avaient cru dans les promesses des Occidentaux ont
terme, les Afghanes et Afghans qui avaient cru pouvoir été trahis et les conséquences à court terme seront
vivre librement dans leurs pays sont les premières dramatiques. Mais à long terme, l’effet sera peut-être
victimes de cette doctrine qui s’inscrit dans le droit fil salutaire et les leçons de ces « guerres sans fin »
du pivot vers l’Asie-Pacifique – désormais rebaptisée finalement tirées et on retiendra peut-être qu’en cet
Indo-Pacifique – de Barack Obama. été 2021, Joe Biden a su dire non à l’hubris impérial
qui a causé tant de malheurs au Proche-Orient et en
Afghanistan.

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