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Intellectual History

of the Islamicate World 6 (2018) 252–280


brill.com/ihiw

Le mythe des préadamites en islam chiite


Daniel De Smet
CNRS – PSL – LEM (UMR 8584)
desmet@vjf.cnrs.fr

Résumé

In apparent contradiction with the story of Adam as told in the Bible and the Qurʾān,
Shiite tradition accepts the existence of several Adams (usually seven) prior to « our
Adam», the father of mankind. Each Adam opened an era during which the earth
was inhabited by «pre-Adamites», rational creatures preceding the appearance of the
human species. In this paper we study the evolution of this myth of the pre-Adamites,
starting from traditions attributed to the first Imams and their use in writings stemming
from the Shiite milieu in Kūfa; then we move to pre-Fatimid and Fatimid Ismailism,
Druze and Nuṣayrī literature, before ending with the Ṭayyibī Ismailis. Although there
are many differences in details, all these movements share a common myth, which was
elaborated with a remarkable continuity from the first centuries of Islam until today.
This myth is rooted in the sources of Shīʿism, which seem close to Manichaeism.

Mots-clés

Adam – Druzes – Ismailism – Nuṣayrīs – pre-Adamites – Shiites – world cycles

Question: Quelles sont les communautés (umam) qui étaient sur terre
avant l’homme?
Réponse: Les Ǧinn, les Binn, les Ṭimm, les Rimm et les Ǧānn1.

Cette question, la cinquante-deuxième du «catéchisme nuṣayrī», implique


l’existence sur terre de peuples antérieurs à l’apparition de l’ espèce humaine

1 Anonyme, Kitāb Taʿlīm diyānat al-nuṣayriyya, éd. Bar-Asher et Kofsky, The Nuṣayrī-ʿAlawī Reli-
gion, p. 212.

© koninklijke brill nv, leiden, 2018 | doi: 10.1163/2212943X-00603002


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actuelle: les préadamites. Dans les pages qui vont suivre, nous entendons par
« préadamites» toutes les créatures douées de raison, qu’ elles appartiennent à
l’ espèce humaine ou non, qui sont censées avoir habité la terre avant « notre
père» Adam, le premier homme créé par Dieu selon la Bible et le Coran. En
effet, en contradiction apparente avec le mythe biblique d’ Adam tel qu’ il fut
repris par le Coran2, plusieurs courants chiites ont développé des mythes préa-
damites, faisant se succéder d’innombrables cycles précédant le « nôtre» qui
a été ouvert par «notre Adam», celui auquel se rapporte le récit coranique.
Le présent article se propose de suivre l’évolution du mythe chiite des préa-
damites, en partant des traditions attribuées aux imams et leur interprétation
par différents courants des premiers siècles de l’islam, pour poursuivre avec les
ismaéliens fatimides, les druzes, les nuṣayrīs, et finir avec les ismaéliens ṭayyi-
bites. Il ressortira de cette enquête que, malgré de nombreuses divergences
sur des points de détail, tous ces courants véhiculent un mythe unique, qui
s’ enracine dans les sources préislamiques du chiisme – sources proches du
manichéisme – pour se développer avec une remarquable continuité jusqu’ à
aujourd’hui.

La multiplicité des mondes et des humanités : les sept Adams

Le théologien chiite Ibn Bābūya (m. 381/991) rapporte une tradition selon
laquelle Muḥammad al-Bāqir (m. vers 114/732), le cinquième imam, est inter-
rogé par son disciple Ǧābir b. Yazīd al-Ǧuʿfī sur le sens de Cor. 50 :15 : « Avons-
nous été fatigué par la première création? Non! Cependant, ils doutent d’ une
nouvelle création»3. L’imam donne du verset l’exégèse ésotérique (taʾwīl) sui-
vante:

Lorsque cette création et ce monde seront anéantis et que les gens des-
tinés au paradis reposeront au paradis et les habitants de l’ enfer en enfer,
Dieu créera à nouveau un monde, différent de ce monde-ci et il créera de
nouvelles créatures, ni masculines ni féminines, afin qu’ elles l’ adorent et
professent son unicité. Il créera à leur intention une terre différente de
cette terre-ci pour les porter et un ciel différent de ce ciel-ci pour leur

2 Pour une synthèse du mythe coranique d’Adam, le père du genre humain, et de ses développe-
ments dans la tradition musulmane ultérieure, voir Pedersen, « Ādam», p. 181–183; Guiraud,
«Adam», p. 22–26.
3 Tous les versets coraniques sont cités dans la traduction de Denise Masson.

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donner de l’ombre. Crois-tu que Dieu n’a créé que ce seul monde ? Crois-
tu que Dieu n’a créé d’autres humanités que la vôtre? Aucunement, car
Dieu a créé des milliers et des milliers de mondes, des milliers et des mil-
liers d’Adams, alors que toi tu es dans le dernier de ces mondes et de ces
espèces adamites (ulāʾika al-ādamiyyīn)4.

Comme le remarque fort justement Mohammad Ali Amir-Moezzi, le thème


des humanités multiples et successives est peu développé dans l’ imamisme
ancien5. La plupart des traditions qui s’y réfèrent ont sans doute été éliminées
des recueils chiites duodécimains, car suspectées d’ hétérodoxie6. En effet, la
tradition citée par Ibn Bābūya est transmise sous l’ autorité de Ǧābir b. Yazīd
al-Ǧuʿfī, une des figures de proue du chiisme dit « extrémiste » (dans le sens
de ġuluww)7. Et c’est précisément dans la littérature des dits ġulāt que nous
trouvons les traces d’une doctrine particulière, censée avoir été enseignée par
les imams Muḥammad al-Bāqir et Ǧaʿfar al-Ṣādiq (m. 148/765): l’ existence
d’une heptade d’Adams. Le mythe des sept Adams semble se décliner en deux
variantes: selon la première, Dieu a créé simultanément sept cieux, sept terres
et sept Adams; selon la seconde, Dieu a créé successivement sept Adams, qui
sont apparus sur terre en sept cycles distincts.

4 Ibn Bābūya, Kitāb al-Tawḥīd, p. 277.


5 Amir-Moezzi, Guide divin, p. 101–102, note 201.
6 Notons toutefois que des auteurs chiites duodécimains de tendance « ésotérique», comme
Qāḍī Saʿīd Qummī (m. 1103/1691), citent des traditions relatives aux mondes préadamites.
Ainsi, par exemple, le hadith suivant: «Un million de mondes et un million d’ Adams. Tu es
dans le dernier de ces mondes et de ces [cycles] adamiques » (Qāḍī Saʿīd Qummī, Taʿliqāt bar
Uṯūlūǧiyya, dans Āštiyānī, Anthologie, vol. 3, p. 211, cité par Jambet, « Ésotérisme et néopla-
tonisme», p. 577). Le même Qāḍī Saʿīd rapporte une tradition selon laquelle Ǧābir b. Yazīd
al-Ǧuʿfī déclare avoir entendu de la bouche de Muḥammad al-Bāqir : « Au-delà de votre soleil
que voici, il y a quarante soleils; d’un soleil à l’autre, il y a quarante univers. Dans ces univers,
il y a une multitude de créatures qui ignorent si Dieu a créé Adam ou s’ il ne l’ a pas créé. Au-
delà de cette lune il y a quarante lunes; d’une lune à l’autre il y a quarante mondes. Là encore,
il y a des créatures multiples qui sont dans l’indifférence ou l’ ignorance à l’ égard du fait que
Dieu ait créé Adam ou ne l’ait pas créé» (cité par Corbin, En Islam iranien, vol. 4, p. 186–187,
malheureusement sans référence précise). Corbin remarque à ce sujet : « Les données concer-
nant ces univers préadamiques sont innombrables; il y aurait besoin d’ une longue recherche
pour les rassembler et les systématiser» (ibid., p. 187). Le présent article veut apporter une
première contribution à une telle recherche.
7 Halm, «“Buch der Schatten”», p. 29–58. Sur la notion de ġuluww, voir De Smet, « Exagéra-
tion», p. 292–295.

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La première version du mythe des sept Adams forme le « noyau ancien »


du Kitāb al-Haft wa-l-aẓilla, un ouvrage transmis à la fois par les nuṣayrīs et
les ismaéliens, mais dont les parties les plus anciennes remontent aux cercles
chiites de Kūfa (fin du VIIIe ou début du IXe siècle)8. Al-Mufaḍḍal b. ʿUmar al-
Ǧuʿfī y rapporte l’enseignement de Ǧaʿfar al-Ṣādiq. L’ imam explique que Dieu
créa en premier lieu, à partir de sa volonté, la lumière ombragée (al-nūr al-ẓillī).
Puis, il divisa cette lumière en des ombres (aẓilla) multiples et leur manifesta
sa présence en se louant soi-même et en attestant sa propre existence. Les
ombres suivirent son exemple, en louant Dieu et en l’ attestant. À partir de
la louange des ombres, Dieu créa le septième ciel et les silhouettes (ašbāḥ),
ces dernières étant conçues comme un vêtement (libās) pour les ombres. De
la louange de soi-même, Dieu créa le voile (ḥiǧāb) supérieur. Il créa pour les
silhouettes le septième paradis dans le septième ciel, avant de créer le pre-
mier Adam, en concluant un pacte avec lui et ses descendants. Il s’ adressa
à eux derrière le voile qu’il s’était créé. Puis, Dieu créa de la même manière
sept Adams; pour chaque Adam, il créa un ciel et un paradis et, avec chaque
Adam et ses descendants, il conclut le même pacte, en s’ adressant à eux der-
rière un voile. Chaque ciel est peuplé d’ombres et de silhouettes, mais selon
un ordre décroissant de perfection. Par conséquent, il y a sept mondes paral-
lèles: sept Adams, sept cieux, sept voiles, sept paradis, chaque paradis étant
doté d’une source. Dieu plongea les ombres et les silhouettes dans ces sources,
de sorte qu’elles devinrent des «âmes dans des corps » (arwāḥ fī abdān) –
visiblement des corps de lumière. Toutefois, ces âmes transgressèrent les com-
mandements divins, ce qui causa l’apparition du démon et la nécessité pour
certaines d’entre elles de descendre sur terre et d’ entrer en des corps maté-
riels9.
L’existence simultanée des sept cieux et des sept Adams est confirmée par
la réponse de Ǧaʿfar al-Ṣādiq à une question d’al-Mufaḍḍal sur la nature des
étoiles étincelantes (al-nuǧūm al-ṯāqiba):

Ce sont les corps de lumière (al-abdān al-nūrāniyya) faits pour les


croyants à partir de leurs œuvres. Ainsi, dans chaque ciel il y a de tels
corps, un soleil et une lune, que perçoivent ceux qui sont en dessous

8 Pour une analyse détaillée de cet ouvrage, sa structure complexe et la datation de ses diffé-
rentes composantes, voir Asatryan, Controversies, p. 13–42.
9 Al-Haft al-šarīf, p. 15–22; cf. Halm, Islamische Gnosis, p. 243–252 ; Asatryan, Controversies,
p. 140–141.

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d’eux, tout comme vous voyez les corps des Adams de lumière (al-āda-
miyyīn al-nūrāniyyīn). En chacun de ces sept cieux est établi un Adam
(Ādam qāʾim ṯābit), selon le modèle de ce que Dieu créa lors de la pre-
mière création10.

Une version analogue du mythe est exposée dans un autre texte issu du milieu
chiite de Kūfa, le Kitāb al-Ašbāḥ wa-l-aẓilla11. Après la création des silhouettes,
des ombres12 et des âmes, suivie par leur désobéissance involontaire aux in-
jonctions divines, Dieu créa pour elles des corps, tout en se retirant derrière un
voile. Le premier voile ainsi créé n’est autre que le premier Adam; six autres
voiles furent créés ensuite, chaque voile recevant le nom d’ Adam. Les descen-
dants de ces sept Adams reçurent l’ordre d’adorer Dieu derrière le voile corres-
pondant. Certains accomplirent ce devoir d’adoration d’ une façon imparfaite,
de sorte que Dieu créa de leur erreur sept démons qui se dressèrent face aux
sept Adams et refusèrent de se prosterner devant eux13.
Dieu créa sept cieux et sept terres; il installa le premier Adam et sa descen-
dance dans le septième ciel, le deuxième Adam dans le sixième ciel, et ainsi de
suite jusqu’au septième Adam et sa descendance, dont le lieu de résidence est
le premier ciel, le plus bas et le plus proche de nous. Conjointement, le premier
démon fut jeté dans l’enfer de la septième terre, le deuxième dans celui de la
sixième terre, et ainsi de suite jusqu’au septième démon, qui habite l’ enfer de
la première terre, celle qui est la plus rapprochée de nous14.
À ce stade, une ambiguïté apparaît dans le Kitāb al-Ašbāḥ, que nous retrou-
vons également dans le Kitāb al-Haft. En effet, la conception des sept cieux,
des sept terres, des sept Adams, des sept démons avec leurs sept enfers laisse
entendre qu’il existe dans l’univers sept mondes et sept humanités parallèles.
On pourrait en déduire que chaque monde comporte un niveau immatériel (le
ciel), qui est la demeure des ombres, des silhouettes et des âmes sauvées (le

10 Al-Haft al-šarīf, p. 77–78; le texte de l’édition étant corrompu, j’ ai suivi l’ essai de traduc-
tion proposé par Halm, Islamische Gnosis, p. 267.
11 Le texte a été édité avec une traduction anglaise par Asatryan, « Early Shīʿī Cosmology »,
p. 13–80; sur la parenté doctrinale avec le Kitāb al-Haft, voir Asatryan, Controversies, p. 65–
71.
12 Contrairement au Kitāb al-Haft, les silhouettes sont ici créées avant les ombres.
13 Asatryan, «Early Shīʿī Cosmology», §§1–5, 8, 20, 22, p. 13–16, 18, 26–28, 56–59, 65–66.
14 Asatryan, «Early Shīʿī Cosmology», §§23–24, p. 29–30, 66–67; sur les sept degrés de
l’enfer, voir ibid., §39, p. 37–38, 71.

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paradis), et le lieu de résidence d’Adam, le prototype du sauveur qui se mani-


feste sur terre dans les prophètes et les imams; le niveau matériel représente
alors la terre, où habitent les âmes déchues dans des corps matériels et où
sévissent le démon et ses suppôts, qui essaient d’ entraîner les pécheurs vers
leur enfer.
Or, le système des mondes parallèles se complique lorsque l’ auteur du Kitāb
al-Ašbāḥ distingue «notre Adam» (ādamunā) des « Adams antérieurs» (al-
ādamīn al-mutaqaddamīn), tout en précisant que l’ essence (maʿnā) et le nom
des sept Adams sont identiques. Curieusement, il ajoute que les peuples issus
de ces Adams portent toujours les mêmes noms: Arabes, non-Arabes (ʿaǧam),
Persans, Nabatéens, Turcs, Daylamites, Zanǧ, Éthiopiens et Byzantins (rūm)15.
Soit, notre monde est reproduit simultanément sept fois à l’ identique, soit sa
structure et son histoire se sont répétées sept fois dans le temps.
Cette dernière possibilité semble confirmée lorsque l’ auteur introduit la
notion de cycles: Dieu créa sept cycles (adwār) divisés en sept ères (aʿṣār).
Tout cela se passe en un espace de 51.000 ans, chaque cycle étant de 7099
ans (7099×7 = 49.693!). Le meilleur des Adams est « notre Adam», le pire des
démons est «notre démon»; le septième Adam, le nôtre, fut créé au début de
la septième création: le croyant qui, par son intermédiaire, accepte la connais-
sance intégrale de Dieu, retournera dans son état initial d’ avant la chute, tan-
dis que l’infidèle qui refuse cette connaissance sous l’ influence du démon,
sera métamorphosé (musiḫa) en un animal susceptible d’ être mangé ou utilisé
comme bête de somme. Les croyants appartenant au cycle du septième Adam
atteignent le degré suprême de salut, revêtent un corps de lumière et rejoignent
leur paradis d’origine16.
La suite du texte laisse entendre que les sept Adams se sont succédés en sept
cycles, dont celui de «notre Adam» est le dernier, comme aboutissement du
processus de la rédemption: «notre Adam est le premier qui fut envoyé à la fin
des cycles»17.
L’ambiguïté entre un système synchronique (les sept Adams et leurs huma-
nités respectives existent simultanément) et un schéma diachronique (ces sept
humanités se sont succédé dans le temps, en des cycles distincts) pourrait se
résoudre par la phrase suivante, où l’auteur dit au sujet des sept Adams :

15 Asatryan, «Early Shīʿī Cosmology», §21, p. 27–28, 66.


16 Asatryan, «Early Shīʿī Cosmology», §§22, 25–29, p. 28, 30–32, 66–68. Nous retrouverons
plus loin la notion de métamorphose (masḫ).
17 Asatryan, «Early Shīʿī Cosmology», §33, p. 34, 69.

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Chacun d’eux est égal en science (ʿilm) et en connaissance (maʿrifa). Ils


ont reçu de Dieu la connaissance de ceux qui, selon la première création,
sont dans les sept cieux et qui sont disposés les uns au dessus des autres18.

Sans vouloir sur-interpréter ce passage, on pourrait en déduire que Dieu créa


d’abord, simultanément, sept Adams «spirituels », disposés dans les sept cieux
selon un ordre hiérarchique, et dont les sept Adams « corporels» qui se sont
succédé sur terre en sept cycles d’une perfection croissante, sont les reflets dans
la matière et dans le temps.
Quoi qu’il en soit, le Kitāb al-Haft contient des traditions attestant claire-
ment que les sept Adams, avec leur ciel, terre et paradis respectifs, ont été créés
successivement, l’un apparaissant après l’anéantissement de l’ autre. Ainsi,
Ǧaʿfar al-Ṣādiq dit à al-Mufaḍḍal:

Dieu a fait descendre le dernier Adam à la fin des temps et des siècles. Il
a créé pour lui et sa descendance une terre, un ciel, de l’ air, de l’ eau, un
paradis et un enfer, comme il l’avait fait pour ceux qui l’ ont précédé. Dieu
créa dans chaque ciel un paradis à partir des actions pieuses d’ Adam et
de sa descendance, et sur chaque terre un enfer à partir des péchés d’ Iblīs
et de sa descendance. Le paradis est dans le ciel, tandis que l’ enfer est sur
terre. Il créa une source dans le paradis, appelée la source de la vie19.

Le chapitre 65 du Kitāb al-Haft, «sur la connaissance de ce qui confirme les sept


Adams», rapporte des traditions encore plus explicites. En voici un exemple :

Al-Mufaḍḍal rapporte: J’ai dit à mon maître [Ǧaʿfar] al-Ṣādiq : J’ ai enten-


du de la bouche des chiites des choses sur lesquelles mon cœur n’a aucun
pouvoir [de compréhension] […]. Il [Ǧaʿfar] demanda : veux-tu dire, ô
Mufaḍḍal, qu’ils soutiennent qu’il y a eu sur terre sept Adams, avant que
Dieu n’ait créé Adam? Oui mon maître, dis-je, c’ est cela qu’ ils disent. Il
poursuivit: ils disent la vérité, car il y a eu sur la terre sept Adams avant
que Dieu n’ait créé Adam. Gabriel appartient au premier âge (qarn) et
Michael au deuxième. Chaque cycle compte cinquante mille ans ; chaque
fois que Dieu se mit à créer des Adams, il les installa au paradis pendant
cinquante mille ans; chaque fois que Dieu se mit à créer un [nouvel]

18 Asatryan, «Early Shīʿī Cosmology», §35, p. 35, 69.


19 Al-Haft al-šarīf, p. 81–82.

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Adam, les habitants du paradis [précédant] devinrent des anges, tandis


que les habitants de l’enfer étaient transférés vers un autre lieu20.

Nous retrouvons ici l’idée, également énoncée dans le Kitāb al-Ašbāḥ, que
le processus de rédemption des âmes s’effectue au gré des sept cycles ada-
miques: à la clôture d’un cycle, les âmes sauvées deviennent des anges, les
autres sont métamorphosées, soumises à des réincarnations successives qui se
poursuivent au cours du cycle suivant. La durée d’ un cycle est ici considéra-
blement allongée: 50.000 ans, ce qui fait un total de 350.000 ans pour les sept
cycles, un chiffre sur lequel nous aurons à revenir.
Une difficulté s’annonce par ailleurs, car le texte dit explicitement que sept
Adams ont précédé le nôtre, ce qui fait un total de huit cycles adamiques. Une
tradition attribuée à Ǧaʿfar al-Ṣādiq ne laisse aucun doute à ce sujet :

Al-Ṣādiq dit: avant nous, il y a eu sept Adams et sept cycles qui sont révo-
lus, alors que nous sommes dans le huitième cycle, celui du huitième
Adam21.

Cela n’empêche que l’accent est mis sur le nombre sept, comme laisse transpa-
raître le nom sous lequel le Kitāb al-Haft cite ce type de traditions: ḥadīṯ al-haft
(« hadith du sept») ou al-haftiyya («l’heptade»). En voici un exemple, attribué
à Ǧaʿfar al-Ṣādiq:

Sur terre, il y a eu sept Adams avant notre père Adam. Tous ont vécu
sur terre, ils ont connu les résurrections [successives], ont dû rendre des
comptes et sont entrés dans le paradis ou en enfer, puis ils en sont sortis22.

Toutefois, d’autres traditions mentionnent un nombre plus élevé d’ Adams,


allant de vingt-et-un à mille23. Plus important, sans doute, que le nombre
d’ Adams, est l’idée, enseignée par Ǧaʿfar al-Ṣādiq, que chaque cycle adamique
est structuré de la même manière et voit apparaître les mêmes personnages:

20 Al-Haft al-šarīf, p. 162–163.


21 Al-Haft al-šarīf, p. 150. Toutefois, en d’autres traditions (ibid., p. 166, 181), Ǧaʿfar déclare
que le septième Adam est «notre Adam».
22 Al-Haft al-šarīf, p. 163; cf. ibid., p. 164, 166, 171 où cette tradition est attribuée à Muḥam-
mad al-Bāqir; cf. Asatryan, Controversies, p. 40. Halm (« “Buch des Schatten”», p. 67) sug-
gère que le Kitāb al-Haft aurait pu emprunter son titre à l’ expression ḥadīṯ al-haft ou
al-haftiyya, le mot persan haft signifiant le nombre «sept ».
23 Al-Haft al-šarīf, p. 166, 181.

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Adam, Noé, Abraham, Moïse, Jésus, Muḥammad, ʿAlī, Fāṭima, al-Ḥasan, al-
Ḥusayn, Abū Bakr, ʿUmar et ʿUṯmān24. Tous ces noms désignent des figures
archétypiques qui manifestent, sous diverses apparences humaines, les mêmes
principes divins ou démoniaques à travers les différents cycles qui rythment
l’histoire de l’univers25.
Selon Mushegh Asatryan, les chapitres du Kitāb al-Haft rapportant des tra-
ditions sur la succession des cycles adamiques (en particulier les chapitres 33,
60, 65 et 66) seraient des ajouts au «noyau ancien » du livre (chapitres 1 à 8),
qui proclame au contraire l’existence simultanée des sept Adams dans les sept
cieux26. Si cette thèse n’est point improbable – parmi les transmetteurs du
ḥadīṯ al-haft, par exemple, figure Muḥammad b. Nuṣayr, l’ éponyme des nuṣay-
rīs, ce qui laisse supposer que ces derniers l’ont introduit dans le texte27 – il ne
faut pas perdre de vue que les deux variantes du mythe se côtoient également
dans le Kitāb al-Ašbāḥ.
Par ailleurs, la succession des sept cycles adamiques aurait déjà été profes-
sée par ʿAbd Allāh b. ʿAmr b. Ḥarb, un activiste chiite opérant vers le milieu
du VIIIe siècle, à l’époque troublée qui marque la chute des Omeyyades et
l’avènement des Abbassides. Le Kitāb Uṣūl al-niḥal, attribué au muʿtazilite Nāšiʾ
al-akbar (m. 293/906), mais qui dépendrait de l’ hérésiographie plus ancienne
de Ǧaʿfar b. Ḥarb28 (m. 236/850; il convient de ne pas confondre cet auteur avec
«l’hérétique» dont il décrit les doctrines!), met sur le compte des Ḥarbiyya, les
disciples de ʿAbd Allāh b. Ḥarb, les thèses suivantes :

Quant à leur doctrine sur les cycles (adwār), ils prétendent que Dieu a
créé sept Adams, l’un après l’autre. Le premier Adam et ses descendants
sont restés sur terre pendant cinquante mille ans, vivant, mourant et se
succédant, tandis que leurs âmes ont transmigré (tatanāsaḫ) d’ une forme
à l’autre. Ils disent que cela a eu lieu en fonction de ce qui distingue les
obéissants des rebelles. Lorsque cinquante mille ans s’ étaient écoulés, les
obéissants devinrent des anges et montèrent vers le ciel de ce monde,

24 Al-Haft al-šarīf, p. 164, 165, 167. À un disciple étonné par ces propos, Ǧaʿfar répond que les
imams sont toujours les mêmes: aussi longtemps que le monde subsiste, ils sont les messa-
gers de Dieu et apparaissent d’un cycle et d’une création à l’ autre. Lorsque Dieu décidera
de mettre un terme à l’existence de l’univers, ils retourneront auprès de lui (ibid., p. 165).
25 Il s’agit là d’une conception très répandue dans le chiisme ; voir, par exemple, Amir-
Moezzi, La religion discrète, p. 110–122.
26 Asatryan, Controversies, p. 38.
27 Al-Haft al-šarīf, p. 163.
28 Van Ess, Der Eine und das Andere, p. 140–142.

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tandis que les rebelles furent transformés en des créatures dont Dieu
ne se soucie guère, étant de nature infâme, et envoyés en dessous de la
terre […]. Ils prétendent ainsi que les fourmis, les scarabées et les cafards
qui rampent dans leurs maisons sont ceux que Dieu a fait périr dans les
temps antérieurs, ceux que Dieu a métamorphosés (masaḫa) et dont il
a fait transmigrer les âmes en ces corps manifestes. Ils disent qu’ ensuite
un autre Adam est généré et qu’avec lui et ses descendants les mêmes
choses ont eu lieu qu’avec le premier Adam: les obéissants parmi ses des-
cendants sont élevés vers le ciel de ce monde, tandis que ceux qui sont
arrivés avant eux dans ce ciel montent d’un degré vers le deuxième ciel ;
les rebelles parmi sa progéniture, au contraire, descendent en dessous
de la terre, tandis que ceux qui y étaient déjà avant eux sortent et sont
installés dans la deuxième terre. Ainsi il en va avec chaque Adam, sa pro-
géniture et sa descendance, jusqu’à ce que les sept cycles sont achevés et
que l’adoration [de Dieu] (taʿabbud) est interrompue29.

Cet important passage éclaire la doctrine véhiculée par les traditions de type
ḥadīṯ al-haft contenues dans le Kitāb al-Haft et textes similaires. Il est en effet
frappant que ces traditions affirment que lors de la clôture d’ un cycle ada-
mique, les âmes sauvées, devenues des anges, s’élèvent dans le ciel, tandis que
les âmes demeurées impures sont soumises, lors du cycle suivant, à des réincar-
nations successives en des corps abjects, afin d’expurger leurs péchés30. Dès
lors, la pluralité des cycles adamiques s’explique sans doute par la nécessité
de prévoir le temps nécessaire pour que le processus de la rédemption puisse
s’ accomplir.
En effet, toutes les traditions décrites jusqu’à présent s’ inscrivent dans une
cosmologie qui attribue la chute de l’âme dans un corps matériel à un acte
d’ insubordination (volontaire ou non) aux commandements divins, soit de la
part des «silhouettes» (ašbāḥ), soit de la part des âmes vêtues d’ un corps de
lumière. Notre monde étant le produit de ce «drame cosmique » qui a engendré
le mélange d’êtres lumineux avec la matière ténébreuse, la miséricorde divine
offre aux créatures déchues la possibilité de remonter la pente et de regagner

29 Nāšiʾ al-akbar, Uṣūl al-niḥal, p. 39; cf. Halm, Islamische Gnosis, p. 72–73; Crone, Nativist
Prophets, p. 209; Asatryan, «Early Shīʿī Cosmology», p. 58, n. 1003; Id. Controversies, p. 74.
30 Voir, outre la tradition citée supra, p. 260–261, al-Haft al-šarīf, p. 166–167: après la clô-
ture d’un cycle de cinquante mille ans, les habitants du paradis deviennent des anges, les
habitants de l’enfer des ordures (qušāš). Sur la notion de masḫ, la réincarnation de l’ âme
humaine en des corps impurs, incluant même des matières fétides et des excréments, voir
De Smet, «Scarabées», p. 39–54; Id., «Métamorphose », p. 552–554.

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leur patrie d’origine. Pour ce faire, Dieu crée un premier Adam, qui ouvre un
cycle de cinquante mille ans, rythmé par la succession de cycles prophétiques
(composés de sept prophètes et de leurs imams respectifs), tandis que le démon
envoie lui aussi ses messagers, afin de saboter la rédemption. Les âmes ayant
répondu à l’appel des prophètes et des imams rejoignent le paradis; celles qui
se sont laissé séduire par les démons entrent en enfer, pour autant qu’ elles sont
soumises à des métamorphoses successives, entrant dans les corps d’ animaux
répugnants. À la clôture du cycle, le premier Adam et les « habitants du para-
dis» parmi sa descendance, une fois devenus des anges, montent vers le pre-
mier ciel, tandis que les réprouvés descendent vers le premier enfer de la pre-
mière terre. Comme il y a sept cieux et sept terres avec leurs enfers respectifs,
il faut que le cycle se répète sept fois avec sept Adams successifs, avant que le
premier ciel, le plus proche de Dieu, ne soit atteint par les bienheureux et que
les rebelles récalcitrants ne soient enfermés dans l’ enfer le plus profond. À ce
moment, après 350.000 ans, le cercle est bouclé et les séquelles du drame initial
sont effacées31.
Si cette reconstitution du mythe est correcte, il s’ ensuit que les traditions
prônant la création simultanée des sept Adams (le soi-disant « noyau ancien »
du Kitāb al-Haft) sont probablement secondaires, tout comme les traditions
qui reconnaissent un nombre plus élevé d’Adams ou de cycles32. De surcroit,
comme nous le verrons, cette version du mythe se situe au cœur même de
l’ismaélisme ṭayyibite.

31 Alors que les sept cieux sont mentionnés dans le Coran (23:86 ; 41 :12 ; 67:3), et que l’ on
peut déduire l’existence de sept terres de Cor. 65:12 (« Dieu est celui qui a créé les sept
cieux et qui en a fait autant pour la terre») et trouver une allusion aux sept enfers dans
Cor. 15:44 (les sept portes de l’enfer), les cinquante mille ans ont eux aussi une base cora-
nique: «Les Anges et l’Esprit montent vers lui en un jour dont la durée est de cinquante
mille ans» (70:4). Or, il y a sept jours dans la semaine : 7 × 50.000 = 350.000, un chiffre
qui se rapproche du grand cycle de 360.000 ans que nous retrouverons dans le ṭayyibisme
(voir infra).
32 Outre les traditions qui attribuent à un cycle adamique une durée de 7099 ans (voir
supra), une tradition fait dire à Ǧaʿfar al-Ṣādiq que notre monde comporte 400 cycles,
un cycle englobant 400.000 ans (al-Haft al-šarīf, p. 164); entre le début et la fin du monde,
déclare le même imam, il y a 50.000 cycles (dawr); un cycle comporte 400.000 sous-cycles
(kawr); un sous-cycle se compose de 400.000 années (ibid., p. 173). Selon le Kitāb al-Ašbāḥ,
360.000 ans ne représentent qu’un «petit cycle» (al-kawr al-ṣaġīr), tandis que le « grand
cycle» (al-kawr al-kabīr) compte quelques 900.000.000.000 d’ années ! (Asatryan, « Early
Shīʿī Cosmology», §64, p. 54, 79, mais le texte semble corrompu). La distinction entre dawr
et kawr n’est pas nette dans ce type de traditions, qui utilisent les deux termes indifférem-
ment dans le sens général de «cycle».

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le mythe des préadamites en islam chiite 263

Nous retrouvons un écho du mythe des sept Adams dans cet autre texte
fameux des chiites de Kūfa, l’ Umm al-kitāb, transmis par les ismaéliens niza-
rites d’Asie Centrale. Le texte décrit l’apparition successive de sept « coupoles »
(qibāb), classées par ordre hiérarchique; dans chaque coupole la divinité se
manifeste en cinq hypostases à 124.000 êtres de lumière. À chaque niveau, elle
leur demande de se prosterner devant Salmān, mais à chaque fois il y a des
rebelles qui refusent, générant ainsi un niveau inférieur. À ces sept appels suc-
cessifs sont censés se référer les versets coraniques dans lesquels Dieu ordonne
aux anges de se prosterner devant Adam – versets contenus dans sept sourates:
2 (v. 34), 7 (v. 11), 15 (v. 28–31), 17 (v. 61–65), 18 (v. 50), 20 (v. 116) et 38 (v. 71–74). Au
terme des sept appels et des sept refus décrits dans ces sept sourates, Salmān
ôte à la septième et dernière coupole sa couleur (le bleu du ciel) et façonne
la terre avec de la matière opaque. Les sept manifestations d’ Adam-Salmān,
qui s’échelonnent en des cycles de mille ans (donc en tout sept mille ans) se
situent ici dans un contexte de déchéance progressive au travers des sept cou-
poles cosmiques, une dégénérescence dont la création de notre monde sublu-
naire est la conséquence33. En effet, Salmān génère le monde avec les infidèles
déchus des coupoles, en les métamorphosant en montagnes, animaux, plantes
et autres objets matériels. Suit alors la création d’ Adam, le premier homme,
et l’apparition de son adversaire Iblīs, issu d’un dernier groupe de réfractaires
tombé sur terre34.

Y a-t-il eu des hommes avant Adam?

Selon une thèse défendue par Heinz Halm, il n’y aurait eu aucun rapport direct
entre les doctrines véhiculées par des ouvrages comme l’ Umm al-kitāb et le
Kitāb al-Haft, issus des milieux des soi-disant ġulāt de Kūfa, et l’ ismaélisme tel
qu’ il se développa à partir de la seconde moitié du IXe siècle : ce ne serait qu’ à
une époque plus tardive (à partir du XIIe siècle) que les traditions nizarites et
ṭayyibites en auraient assimilé des éléments, partiellement suite à un syncré-
tisme avec les nuṣayrīs de Syrie35. À y regarder de plus près, cette thèse paraît
surprenante, ne fut ce que par le fait que la prédominance du nombre sept et
des heptades – la haftiyya du Kitāb al-Haft – constitue le principe sur lequel est
construite la doctrine ismaélienne, au point qu’on la désigne parfois comme

33 Voir les passages de l’ Umm al-kitāb traduits dans Halm, Islamische Gnosis, p. 149–170.
34 Halm, Islamische Gnosis, p. 170–180.
35 Halm, Kosmologie, p. 142–168, en particulier p. 166; Id., « “Buch der Schatten”», p. 263–265.

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le chiisme septimain (sabʿiyya)36, pour la démarquer du chiisme duodécimain.


Dès lors, les ismaéliens reconnaissent sept cycles prophétiques, chaque cycle
comportant une succession de sept imams (ou d’ un nombre d’ imams divi-
sible par sept – 14, 28, 49 … selon les différents modèles élaborés au fil du
temps). À mesure que progressent les études ismaéliennes, la continuité avec
les mouvements chiites antérieurs devient d’ailleurs de plus en plus manifeste.
La conception des préadamites ne fait que confirmer cette continuité.
Ainsi, les ismaéliens sont fréquemment accusés par leurs adversaires d’ ad-
mettre l’existence d’une multitude d’hommes avant Adam, thèse jugée héré-
tique car en contradiction flagrante avec Cor. 4 :1 : « Ô vous les hommes ! Crai-
gnez votre Seigneur qui vous a créés d’un seul être, puis de celui-ci, il a créé
son épouse et il a fait naître de ce couple un grand nombre d’ hommes et de
femmes». Ces préadamites permettraient aux ismaéliens d’ étayer la thèse aris-
totélicienne de l’éternité du monde et, du même coup, de nier l’ existence d’ un
Dieu créateur37.
Malgré la malice et la mauvaise foi de ces accusations, elles contiennent
une part de vérité, en ce sens que la doctrine ismaélienne des sept cycles pro-
phétiques – les cycles d’Adam, Noé, Abraham, Moïse, Jésus, Muḥammad et
le Résurrecteur (al-Qāʾim) – est élargie par la succession de cycles de mani-
festation (adwār al-kašf ) et de cycles d’occultation (adwār al-satr). Pendant
un cycle de manifestation, Dieu s’adresse directement à ses créatures, sans se
cacher derrière l’extériorité d’un texte révélé; lors d’ un cycle d’ occultation, il
se retire derrière un voile impénétrable et envoie des prophètes avec un livre et
une loi. L’Adam biblique et coranique marque la transition d’ un cycle de mani-
festation vers un cycle d’occultation, suite à la désobéissance des hommes, ce
que les livres révélés expriment symboliquement par la chute d’ Adam hors du
paradis terrestre38. Cette théorie implique toutefois qu’ avant « notre» Adam,
il y a eu au moins un cycle de manifestation, voire une succession de plusieurs
cycles de manifestation et d’occultation, peuplés par des hommes ou autres
créatures.
La multiplicité des cycles antérieurs à Adam est clairement exprimée par
Ǧaʿfar b. Manṣūr al-Yaman (m. vers 346/957):

36 Le terme sabʿiyya (l’équivalent exact de haftiyya !) est utilisé par des auteurs sunnites, au
moins à partir d’al-Ġazālī, pour désigner les ismaéliens ; voir van Ess, Der Eine und das
Andere, p. 1057–1058.
37 Al-Baġdādī, al-Farq bayna l-firaq, p. 280; al-Daylamī, Bayān maḏhab al-bāṭiniyya, p. 17, 79.
38 Voir, par exemple, al-Siǧistānī, Iṯbāt al-nubūwwāt, p. 283–290; De Smet, Philosophie ismaé-
lienne, p. 103–104.

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le mythe des préadamites en islam chiite 265

Adam est à la tête (raʾs) de ce cycle […], mais il y avait avant lui des cycles
que nos semblables ne peuvent appréhender, puisqu’ ils étaient spirituels
et donc pas connaissables par la perception ou la vision […]. Avec la clô-
ture du cercle spirituel (al-kawr al-rūḥānī) Adam est apparu avec le cycle
corporel (al-kawr al-ǧusdānī)39.

Le même auteur connaît parfaitement la thèse des ombres et des sept Adams,
qu’ il semble citer avec une certaine approbation:

Les tenants de la métempsycose (aṣḥāb al-tanāsuḫ) transmettent au sujet


du savant imam Ǧaʿfar b. Muḥammad al-Ṣādiq qu’ il a dit : Dieu Très-
Haut a créé des ombres. La première ombre est Adam; il est le premier
à avoir répondu [à l’appel]. Puis vint le deuxième, jusqu’ au septième, le
premier étant plus éminent que le deuxième [et ainsi de suite] jusqu’ au
septième40.

La question de la multiplicité des cycles avant Adam, liée à celle de la multi-


plicité des figures portant le nom d’Adam, semble avoir été d’ actualité dans
l’ ismaélisme du Xe siècle41. Ainsi, Abū ʿĪsā al-Muršid, un propagandiste sous le
règne du calife fatimide al-Muʿizz (m. 365/975), distingue « l’ Adam inférieur »
(al-Ādam al-suflī), celui dont parle le Coran, de «l’ Adam céleste» (al-Ādam al-
samāʾī), qui est une hypostase du monde intelligible. Entre ces deux Adams
existe un strict parallélisme: leur entourage a reçu l’ ordre de se prosterner
devant eux et certains ont refusé; tous deux ont été à leur tour désobéissants,
car «ce qui se passe là-haut, se passe également ici bas »42.
Abū Yaʿqūb al-Siǧistānī (m. vers 361/971) a consacré tout un chapitre de la
sixième partie de l’Iṯbāt al-nubūwwāt «aux cycles qui ont existé avant Adam»43,
tandis que l’auteur de la Risāla al-Muḏhiba, attribuée au Qāḍī al-Nuʿmān (m.
363/974), répond de façon évasive à la question visiblement embarrassante
d’ un élève voulant savoir s’il y a eu des hommes avant Adam44. Autre thème

39 Ǧaʿfar b. Manṣūr al-Yaman, Sarāʾir, p. 21.


40 Ǧaʿfar b. Manṣūr al-Yaman, Kitāb al-Fatarāt, texte arabe dans Halm, Kosmologie, p. 219.
41 Madelung, «Imamat», p. 112–113.
42 Abū ʿĪsā al-Muršid, Risāla, éd. Stern, Studies, §15, p. 13; pour la restitution des noms des
deux Adams, écrits dans le manuscrit en alphabet secret, voir Halm, Kosmologie, p. 77,
n. 8–9.
43 Cette partie est malheureusement perdue, mais le titre est cité dans la table des matières
en début d’ouvrage (al-Siǧistānī, Iṯbāt, p. 14).
44 Al-Qāḍī al-Nuʿmān, al-Muḏhiba, p. 79.

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épineux qui occupait les esprits de l’époque: Adam était-il un prophète ayant
révélé un livre et une loi? Dans les cycles antérieurs à Adam, les créatures
étaient-elles soumises à une charia45 ?
Invoquant pour argument le principe de la logique aristotélicienne selon
lequel l’espèce précède toujours l’individu, al-Siǧistānī rejette catégorique-
ment l’idée (pourtant clairement énoncée dans le Coran) que l’ espèce hu-
maine descendrait d’un seul homme. Au contraire, Dieu a créé une multitude
d’hommes et de femmes «d’un seul coup» (dafʿatan wāḥidatan)46.
Il ressort de ces exemples que l’ismaélisme du Xe siècle met sérieusement en
doute l’histoire mythique d’Adam en tant que premier homme, ainsi que celle
du premier couple dont descendrait l’espèce humaine.

Les Binn, Rimm, Ṭimm, Ḥinn et Ǧinn

Mais c’est surtout dans la doctrine druze, issue de l’ ismaélisme au début du


XIe siècle, que les données coraniques relatives à Adam sont réinterprétées à la
lumière d’une conception cyclique de l’histoire du monde qui reconnaît une
pluralité d’espèces rationnelles antérieures à l’ apparition de l’ homme47.
Fidèles à une cosmologie apparentée à celle que nous avons rencontrée dans
le Kitāb al-Haft, ainsi que dans l’ Umm al-kitāb et écrits similaires, les auteurs
druzes – en particulier Ḥamza b. ʿAlī et Ismāʿīl al-Tamīmī, deux propagandistes
ismaéliens dissidents que l’on peut considérer comme les fondateurs du sys-
tème druze – ont élaboré une vision grandiose de l’ histoire du monde, qui
se déroule en un nombre vertigineux d’années. Ainsi, Ḥamza nous apprend
qu’entre la création du premier être – l’Intellect universel – et l’ apparition de
l’Adam pur et universel (Ādam al-ṣafāʾ al-kullī, qui est l’ initiateur du présent
cycle, celui de l’humanité, ins) il y a eu «soixante-dix cycles, chaque cycle étant
composé de soixante-dix semaines et chaque semaine de soixante-dix ans,

45 Sur cette question, qui a suscité une polémique entre différents auteurs ismaéliens, voir
De Smet, «Adam, premier prophète et législateur? », p. 187–202.
46 Al-Siǧistānī, Yanābīʿ, §106–108, p. 55–56. En revanche, Nāṣir-e Ḫosraw (m. après 462/
1070) défend la thèse du premier homme unique et du couple primordial en invoquant
le principe néoplatonicien selon lequel toute multiplicité découle d’ une unité ; voir Orm-
sby, Between Reason and Revelation, p. 205–213, un chapitre dans lequel al-Siǧistānī semble
visé.
47 Sur la doctrine druze, ses fondateurs et ses écrits canoniques, voir De Smet, Épîtres, p. 1–
124.

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le mythe des préadamites en islam chiite 267

alors qu’un an est l’équivalent de mille années de celles dans lesquelles vous
comptez d’ordinaire»48, soit un total de 343 millions d’ années « ordinaires ».
Chacun de ces cycles a connu une phase de «dévoilement» (kašf ), au cours
de laquelle Dieu et les différentes hypostases du monde de lumière (dont
l’ Intellect et l’Âme universelle), tout comme leurs antagonistes ténébreux et
démoniaques49, se sont manifestés sur terre, en revêtant l’ apparence corpo-
relle des créatures de l’époque. À chaque fois, ces créatures ont fini par céder
aux tentations des démons, en désobéissant à Dieu et à ses assistants qui se
sont alors retirés du monde, marquant l’ouverture d’ une période d’ occultation
(satr).
Ḥamza promet de révéler à la fin de son épître Sabab al-asbāb les noms que
Dieu, l’Intellect, l’Âme et l’Antagoniste ont pris en chacun de ces cycles, ainsi
que le nom des peuples auxquels ils s’adressaient50. Malheureusement, dans
la version actuelle des Rasāʾil al-Ḥikma, les épîtres sacrées de la religion druze,
cette dernière partie du traité manque.
Néanmoins, nous apprenons ailleurs qu’avant le cycle actuel constitué
d’ hommes (ins), la terre était habitée par d’autres créatures: les Ṭimm, les
Rimm, les Ḥinn, les Ǧinn et les Binn, auxquels Dieu et les différentes hypo-
stases se sont montrés en prenant une apparence semblable à la leur, afin de
leur révéler la science du tawḥīd51.
Les auteurs druzes nous fournissent peu de renseignements sur ces créa-
tures mystérieuses. Ismāʾīl al-Tamīmī nous raconte certes l’ histoire stéréotypée
des Binn, mais elle pourrait tout aussi bien s’appliquer à chacun des autres
peuples:

Sache donc, ô disciple désireux de pénétrer la réalité des choses, qu’ il y a


eu des âges avant l’apparition de celui que l’ on appelle Adam, à savoir les
Ṭimm, les Rimm, les Ḥinn, les Ǧinn et les Binn. Les Binn étaient un peuple
libre de péchés. Ils connaissaient la divinité et l’ adoraient. Le Seigneur
était alors apparent et visible; il entrait en rapport avec eux en adoptant

48 Ḥamza b. ʿAlī, Kašf al-ḥaqāʾiq, dans De Smet, Épîtres, p. 272 (traduction), 574 (édition du
texte arabe); cf. Id., Sabab al-asbāb, dans De Smet, Épîtres, p. 291 (trad.), 592 (éd.). On
aura remarqué que ce calcul est basé sur le nombre soixante-dix, le décuple du nombre
sept.
49 Sur la nature dualiste de la cosmogonie druze, voir De Smet, Épîtres, p. 46–53.
50 Ḥamza, Sabab al-asbāb, p. 292 (trad.), 593 (éd.); cf. Id., Kašf al-ḥaqāʾiq, p. 272 (trad.), 574
(éd.).
51 Ḥamza, al-Ġāya wa-l-naṣīḥa, dans De Smet, Épîtres, p. 216–217, 219 (trad.), 530–532 (éd.).
Le tawḥīd ou profession de l’unicité de Dieu désigne ici l’ ensemble de la doctrine druze.

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leurs noms et leurs attributs. Mais, ayant trahi la confiance de l’ Adoré, ils
se sont détournés de la Vérité et de celui qui la détient, et dans leur reli-
gion ils se sont adonnés à leurs inclinaisons perverses. Alors, le Seigneur
s’est caché à eux à cause de la méchanceté de leurs actes52.

Il apparaît clairement de ce passage que ces peuples sont des préadamites au


sens strict du terme, des créatures antérieures à l’ apparition du genre humain.
Ḥamza b. ʿAlī précise par ailleurs que l’Adam pur et universel, celui qui ouvre
le cycle des hommes, est la manifestation de l’ Intellect universel. Au cours
des cycles antérieurs, l’Intellect avait pris différents noms et apparences, avant
d’être appelé «Adam» au début de notre présent cycle53. Or, ce cycle « ada-
mite» est marqué par l’apparition de trois Adams distincts, qui représentent
trois hypostases différentes: aux côtés de l’Adam pur et universel qui est l’ Intel-
lect, l’Âme prend l’apparence de l’Adam rebelle et partiel (Ādam al-ʿāṣī al-
ǧuzʾī), qui n’est autre que l’Adam mentionné dans la Bible et le Coran, tandis
que la Parole revêt l’apparence de l’Adam oublieux et matériel (Ādam al-nāsī
al-ǧirmānī), qui est la «femme» de l’Adam rebelle correspondant à la figure
biblique d’Ève. Iblīs, l’Antagoniste connu sous le nom d’ al-Ḥāriṯ b. Murra,
exploita l’orgueil du deuxième Adam et la vanité du troisième pour fomen-
ter une révolte contre le premier Adam, causant ainsi l’ ouverture d’ un cycle
d’occultation durant lequel les hommes étaient privés d’ un accès direct à la
divinité, avant que l’apparition de Dieu dans la personne du calife fatimide al-
Ḥākim ne mette fin à cette période d’occultation54.
Hormis les Ǧinn, bien attestés par le Coran et la tradition islamique55, les
noms des autres peuples préadamites ont donné lieu à des spéculations di-
verses. Si les Ḥinn sont mentionnés avec les Ǧinn comme un peuple de démons
dans une tradition attribuée à Ǧaʿfar al-Ṣādiq et citée par l’ ismaélien Abū
Ḥātim al-Rāzī (m. 322/934)56, les Binn, Rimm et Ṭimm ne semblent apparaître
qu’avec les écrits de Ḥamza b. ʿAlī. Heinz Halm les qualifie de « Phantasiena-

52 Ismāʿīl al-Tamīmī, Taqsīm al-ʿulūm, dans De Smet, Épîtres, p. 423–424 (trad.), 698 (éd.).
53 Ḥamza, al-Sīra al-mustaqīma, dans De Smet, Épîtres, p. 246 (trad.), 553–554 (éd.).
54 Ḥamza, al-Sīra al-mustaqīma, p. 244 (trad.), 552 (éd.). La distinction entre trois Adams,
déjà présente dans l’ Umm al-kitāb (De Smet, Épîtres, p. 61, note 262), se retrouve dans
l’ismaélisme ṭayyibite (voir infra).
55 Selon certaines traditions, les Ǧinn auraient régné sur terre avant la création d’ Adam; voir
Omidsalar, «Genie», p. 418.
56 Abū Ḥātim al-Rāzī, Kitāb al-Zīna, vol. 2, p. 171; cf. Stern, Studies, p. 29. Par ailleurs, Lane,
Arabic-English Lexicon, vol. 1, p. 653, donne parmi plusieurs significations du mot al-ḥinn :
«a tribe of the jinn that were before Adam».

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le mythe des préadamites en islam chiite 269

men», tandis que David Bryer, à la suite de Stanislas Guyard, les considère
comme des inventions sorties de l’imagination féconde de Ḥamza et de ses
disciples57.
Toutefois, le lexique de Lane connaît le mot binn (« a place having a fetid
odour»), ainsi que l’expression ǧāʾa fulān bi l-ṭimm wa-l-rimm: « such a one
brought everything of what is on the land and in the sea », rimm désignant
l’ herbe et autres plantes croissant sur la surface de la terre, et ṭimm tout ce qui
est apporté par la mer58. Par conséquent, ces mots ne semblent pas avoir été
inventés par les auteurs druzes. Il est probable que ceux-ci les aient empruntés
à une source chiite, ismaélienne ou autre, dans laquelle ils se référaient à des
catégories de démons (apparemment liés à la mer et à la terre) antérieurs à la
création d’Adam, comme cela est clairement attesté pour les Ǧinn et les Ḥinn.
L’explication la plus ingénieuse est proposée par Yaron Friedman, hélas sans
indication de source: si on prend les premières lettres de ḥinn, binn, ṭimm et
rimm, on obtiendrait le mot ḥabtar, qui signifie « le nain » ou « le renard », un
des sobriquets chiites d’Abū Bakr, considéré comme le prince des démons59.
Friedman fait cette remarque au sujet de la doctrine nuṣayrie, où ces noms se
réfèrent à des cycles antérieurs au nôtre. En chacun de ces cycles, les trois hypo-
stases de la divinité (maʿnā, ism, bāb ou l’essence, le nom et la porte), flanquées
des trois hypostases de Satan, se sont manifestées sous des apparences et des
noms différents. Le nombre de ces cycles et des peuples préadamites qui leur
correspondent varie, même à l’intérieur d’un même ouvrage, comme le montre
le fameux «catéchisme nuṣayrī»: si la question 52 citée en exergue au présent
article énumère cinq peuples préadamites (les Ǧinn, les Binn, les Ṭimm, les
Rimm et les Ǧānn), la question 43 relative aux différents noms portés par la
divinité, en connaît six: «les noms sous lesquels le Très-Haut a été invoqué par
les communautés qui étaient sur terre avant l’homme, à savoir les Ḥinn, les
Binn, les Ṭimm, les Rimm, les Ǧānn et les Ǧinn, sont le charitable, le miséricor-
dieux (al-barr al-raḥīm)»60.

57 Halm, «“Buch der Schatten”», p. 76; Bryer, «Origins», p. 8 ; Guyard, Fragments, p. 218–219,
note 1: les Druzes ont forgé les noms Ḥinn et Binn en changeant respectivement en ḥāʾ et
en bāʾ le ǧīm du mot Ǧinn.
58 Lane, Arabic-English Lexicon, vol. 1, p. 258, 1151, 1877.
59 Friedman, Nuṣayrī-ʿAlawīs, p. 113; cf. ibid. p. 123. Le problème est que ḥabtar s’ écrit avec
tāʾ (voir Kohlberg, «Some Imāmī Shīʿī Views», p. 162), tandis que Ṭimm commence par un
ṭā’, ce qui rend l’explication de Friedman plutôt improbable.
60 Anonyme, Kitāb Taʿlīm diyānat al-nuṣayriyya, p. 210; cf. Bar-Asher et Kofsky, Nuṣayrī-ʿAlawī
Religion, p. 184.

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Vu l’influence sur la doctrine nuṣayrie du Kitāb al-Haft, de l’ Umm al-kitāb et


textes similaires issus des milieux chiites de Kūfa, qui accordent tous une place
centrale à l’heptade, on pourrait s’attendre à ce que le nombre de cycles préa-
damites s’élève en réalité à sept. Cela est effectivement le cas dans le Kitāb al-
Bākūra du renégat nuṣayrī Sulaymān al-Aḏanī, paru à Beyrouth en 1864. Selon
cet auteur, les nuṣayrīs professent que l’essence divine (ʿAlī), accompagnée du
Nom, de la Porte et des trois hypostases de Satan (Abū Bakr, ʿUmar, ʿUṯmān),
s’est manifestée à sept reprises dans les «sept coupoles » (al-qubab al-sabʿ)61 :
la première coupole est celle des Ḥinn, la deuxième celle des Binn, la troisième
celle des Ṭimm, la quatrième celle des Rimm, la cinquième celle des Ǧānn
(l’Adversaire prit alors l’apparence de Sūfiṣṭā, le sophiste!), la sixième celle
des Ǧinn; enfin, la septième est celle des Yūnān (les Grecs), durant laquelle
le Maʿnā se manifesta en Aristote, le philosophe, le Ism en Platon et le Bāb en
Socrate. Malgré cette référence à la philosophie grecque, nous sommes toujours
en un cycle préadamite, car après la clôture de ce cycle les apparitions se pour-
suivent dans sept qubāb al-ḏātiyya (coupoles de l’ essence ?), qui vont d’ Abel à
ʿAlī b. Abī Ṭālib62.
Si ce récit de Sulaymān al-Aḏanī, selon lequel les nuṣayrīs divisent l’ histoire
du monde en une succession de sept cycles préadamites suivis par sept cycles
«humains», est souvent cité dans la littérature secondaire63, force est de con-
stater que les textes nuṣayrīs antérieurs au XIXe siècle s’ avèrent moins explicites
à ce sujet. Le nombre de cycles et leur durée y varient d’ un auteur à l’ autre,
bien qu’une certaine prédilection pour l’heptade (par exemple sept cycles de
sept-mille ans chacun) semble exister64. Al-Aḏanī est l’ unique auteur qui men-
tionne l’heptade Ḥinn, Binn, Ṭimm, Rimm, Ǧānn, Ǧinn et Yūnān, tandis que les
noms Ḥinn, Binn, Ṭimm, Rimm, déjà présents dans les traités druzes du début
du XIe siècle, ne semblent apparaître dans la littérature nuṣayrie qu’ à partir du
XIXe. S’agirait-il d’un emprunt tardif à la tradition druze ?
Par ailleurs, le chapitre «sur la chute» du Kitāb al-Bākūra commence par
préciser qu’au début, avant la création du monde, les nuṣayrīs étaient des

61 Sur l’emploi du terme qubba pour désigner un cycle ou un laps de temps dans le voca-
bulaire nuṣayrī, voir Friedman, Nuṣayrī-ʿAlawīs, p. 112–113. Nous avons déjà rencontré ce
terme dans l’Umm al-kitāb.
62 Al-Aḏanī, Kitāb al-Bākūra, chapitre 4, «sur la chute» ( fī l-habṭa), p. 61–62; cf. Salisbury,
«Notice», p. 287, 289–290; Dussaud, Histoire, p. 74–75.
63 Halm, «“Buch der Schatten”», p. 76; Id., Islamische Gnosis, p. 301 ; Id., Kosmologie, p. 156 ;
Freitag, Seelenwanderung, p. 59; Moosa, Extremist Shiites, p. 315–316.
64 Friedman, Nuṣayrī-ʿAlawīs, p. 110–115; Bar-Asher et Kofsky, Nuṣayrī-ʿAlawī Religion,
p. 28–30.

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le mythe des préadamites en islam chiite 271

lumières rayonnantes, des astres lumineux auxquels ʿAlī apparaissait directe-


ment. Toutefois, grisés par cette situation privilégiée, ils se montrèrent orgueil-
leux, ce qui obligea ʿAlī à se retirer derrière un voile. À plusieurs reprises, en un
nombre indéfini de cycles d’une durée de 7077 ans et sept heures, il leur appa-
rut sous des formes différentes, en les sommant de le reconnaître; à chaque
fois, les rebelles furent relégués vers un niveau inférieur, enfermés dans des
« chemises de métamorphose» (qumṣān al-masūḫiyya). Suit alors le récit des
sept apparitions dans les sept coupoles. Tel que le texte est présenté, il n’est
pas clair si les sept apparitions se réfèrent à cette chute ou si elles ont eu lieu
après65. Quoi qu’il en soit, il est fort probable que le nombre des périodes de
7077 ans et sept heures s’élève également à sept, ce qui fait un total de 49.539
ans et 49 heures, proche du grand cycle de 50.000 ans que nous avons rencontré
dans le Kitāb al-Haft et écrits similaires.
La version du mythe cosmogonique transmise par al-Aḏanī implique donc
que les désobéissants descendent, par métamorphose ou masḫ, en des corps de
plus en plus vils, tandis que les repentants remontent la pente pour regagner
en fin de parcours leur situation initiale. Cela nous amène au dernier volet de
notre enquête.

Le cycle suprême (al-dawr al-aʿẓam) de 360.000 ans : le processus


de la rédemption selon l’ismaélisme ṭayyibite

Interrogé par un disciple sur la différence entre l’Adam partiel (Ādam al-ǧuzʾī)
et l’Adam universel (Ādam al-kullī), un maître ṭayyibite explique que l’ Adam
partiel est le premier du cycle d’occultation, tandis que l’ Adam universel pos-
sède le corps de l’instauration (al-ǧuṯṯa al-ibdāʾiyya) : il est le premier du tout
(al-kull) et, en fin de compte, c’est vers lui que le tout retournera; par rapport
à cet Adam universel, l’Adam du cycle d’occultation n’ est que partiel66.

65 Al-Aḏanī, Kitāb al-Bākūra, p. 59–61. Selon l’interprétation de Dussaud, Histoire, p. 74, le


récit de la chute se réfère aux sept coupoles (des Ḥinn au Yunān) du monde supérieur,
qui correspondent aux sept sphères célestes du Coran, tandis que les sept apparitions
suivantes (d’Abel à ʿAlī) concernent le monde inférieur, symbolisé par les sept terres
impliqués par Cor. 65:12. Dans cette logique, il faudrait admettre que la voie descendante
des métamorphoses successives en des corps de plus en plus vils (moins lumineux et plus
opaques) s’échelonne des Ḥinn aux hommes, pour s’infléchir alors avec les sept manifes-
tations qui culminent avec ʿAlī b. Abī Ṭālib. Pour une lecture inverse, qui fait progresser
les manifestations préadamites du plus vil au plus noble (la race grecque!), voir Salisbury,
«Notice», p. 287 note; cf. Freitag, Seelenwanderung, p. 59, note 1.
66 Strothmann, Gnosis-Texte, p. 129. Ce recueil édité par Strothmann à partir d’ un manus-

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272 de smet

À base de ce nous avons vu antérieurement, nous pouvons déduire que


l’Adam inaugurant le cycle d’occultation est l’ Adam dont parlent la Bible et
le Coran. Mais qui est alors cet Adam universel? Dans un autre « Questions
et réponses», le maître répond en précisant que l’ Adam universel est le pre-
mier de tous. Son corps est constitué de la matière (hayūlā) la plus noble et la
plus fine, ce qui fait de lui le plus éminent de ceux qui sont tombés [ici bas]
(habaṭa): c’est cela le corps de l’instauration. Ayant subi un processus de puri-
fication pendant sept mille ans, sous l’influence des sphères célestes, ce corps
est la quintessence de la matière terrestre, tandis que l’ âme qui l’ habite est la
forme la plus subtile de tout ce qui est tombé du monde intelligible (littérale-
ment «le monde de la sainteté», ʿālam al-quds). Avec les vingt-sept dignitaires
(ḥudūd) générés avec lui, il amorce la rédemption (ḫalāṣ), régie elle aussi par
les astres, de cycle en cycle, jusqu’au moment où le cycle suprême (al-kawr al-
aʿẓam) sera bouclé, en un espace de 360.000 ans67.
Malgré leur concision, ces deux textes résument parfaitement la cosmolo-
gie et la sotériologie du ṭayyibisme. Sans pouvoir entrer dans les détails de ce
système complexe68, je me limiterai ici à éclairer brièvement le contenu de ces
textes, en concentrant mon attention sur ce qui forme l’ objet de cette contri-
bution: les cycles antérieurs à l’Adam biblique et coranique.
Dans sa réponse, le maître ṭayyibite fait allusion à une chute (hubūṭ) : c’ est
le «drame dans le ciel» décrit pour la première fois par Ibrāhīm al-Ḥāmidī
(m. 557/1162) en son Kitāb Kanz al-walad. Ayant adopté le système cosmolo-
gique du philosophe ismaélien d’époque fatimide Ḥamīd al-Dīn al-Kirmānī
(m. vers 411/1020), selon lequel le monde intelligible est constitué par dix Intel-
lects cosmiques émanant l’un de l’autre, al-Ḥāmidī y introduit le thème de la
rébellion. Par orgueil, le troisième Intellect refuse à reconnaître la préséance
du deuxième; en ce moment d’ignorance, il est dépassé par les sept Intellects
inférieurs et se retrouve finalement à la dixième place, aux confins inférieurs
du monde intelligible69. Reconnaissant l’insubordination du troisième Intel-
lect et sa chute dans l’histoire biblique de la désobéissance d’ Adam et sa chute
hors du paradis, al-Ḥāmidī et les auteurs ṭayyibites postérieurs désignent le

crit de l’Ambrosiana de Milan provenant du Yémen, est majoritairement composé de


questions et réponses (asʾila wa aǧwiba) anonymes entre disciple et maître. Le texte est
difficilement datable, mais il semble tardif (XIXe siècle ?).
67 Strothmann, Gnosis-Texte, p. 9–10.
68 Pour une vue d’ensemble, voir De Smet, Philosophie ismaélienne, p. 157–168.
69 Al-Ḥāmidī, Kanz, p. 66–68, 295–297; voir De Smet, Philosophie ismaélienne, p. 82–88;
Halm, Kosmologie, p. 85–89.

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le mythe des préadamites en islam chiite 273

troisième Intellect devenu dixième comme l’Adam spirituel (Ādam al-rūḥānī) :


c’ est l’Anthrôpos cosmique, le prototype de l’homme terrestre70.
Cet Intellect déchu entraîne dans sa chute un nombre de créatures tout
aussi désobéissantes que lui. Arrivé au dixième rang, il se rend compte de
son erreur et demande pardon à Dieu; une partie des êtres tombés avec lui
en fait de même: il s’agit des «Formes» (ṣuwar) qui correspondent aux Idées
platoniciennes. D’autres, en revanche, persistent dans leur insubordination et
continuent leur chute, cette fois en sortant du monde intelligible, mélangés
à la matière et enfermés dans celle-ci. Pour leur venir en aide, le dixième
Intellect repentant reçoit de Dieu l’autorisation de créer le monde. Assisté
par les Formes, il génère les corps célestes et façonne la terre avec les diffé-
rentes espèces minérales, végétales et animales71. Enfin, pour que le proces-
sus de rédemption puisse commencer, le démiurge ou Adam spirituel pré-
pare en bon alchimiste, avec la quintessence extraite des minéraux, plantes
et animaux les plus nobles, un élixir qu’il déverse dans une grotte de l’ île de
Sarandīb (Ceylan). Au bout de neuf mois, vingt-huit hommes y sortent de la
terre, produits par génération spontanée; un dérivé de cet élixir un peu moins
noble, versé dans une grotte voisine, fait apparaître de la même façon vingt-
huit femmes. Dispersés sur l’ensemble de la terre, ces couples sont à l’ origine
de l’espèce humaine. Les premiers hommes et femmes possédaient une âme
d’ une telle pureté qu’ils entrevoyaient directement, par leur raison, l’ existence
de Dieu et la structure de l’univers. Parmi les vingt-huit hommes, un dépasse
tous les autres en perfection: c’est l’Adam universel, dont le corps camphré
(ǧism kāfūrī) est constitué de la matière la plus exquise; il s’ agit du « corps de
l’ instauration» évoqué par le maître ṭayyibite72.
L’Adam universel et ses contemporains vivaient ainsi dans un cycle de mani-
festation. Leur enseignement contribuait à libérer des parcelles de lumière, des
âmes enfermées dans la matière. Cependant, il n’est pas clair à qui s’ adressait
leur enseignement: aux âmes des minéraux, des plantes, des animaux ou autres
créatures? Cette question, qui peut paraître insolite à première vue, prend un
sens dans le cadre du système ṭayyibite, marqué par deux voies opposées de
réincarnation: le nasḫ ou nasūḫiyya et le masḫ ou masūḫiyya. Tout être maté-

70 Al-Ḥāmidī, Kanz, p. 69; Idrīs ‘Imād al-Dīn, Zahr, p. 107–110 ; voir De Smet, « L’Arbre de la
Connaissance», p. 517.
71 L’activité démiurgique du dixième Intellect ou Adam spirituel est bien décrite par Ibn al-
Walīd, al-Mabdaʾ, §16–27, p. 106–110 (texte arabe), 154–158 (traduction).
72 Al-Ḥāmidī, Kanz, p. 149–152, 157–160; Ibn al-Walīd, Mabdaʾ, § 28–39, p. 111–115 (éd.), 164–
167 (trad.); Idrīs, Zahr, p. 96–106; sur le mythe ṭayyibite de la génération spontanée des
premiers hommes et ses sources, voir De Smet, «L’île de Ceylan », p. 109–123.

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riel, y compris les objets que nous appellerions inanimés, est censé renfermer
une âme recevant à tout moment l’appel de se repentir et de se purifier. Si elle
obéit à cet appel (daʿwa), elle renaîtra dans un corps plus pur et plus noble (la
voie ascendante du nasḫ); en revanche, si elle persiste dans l’ insubordination,
elle entrera dans un corps inférieur et plus répugnant (la voie descendante
du masḫ). Ainsi, l’âme d’un serpent infidèle peut renaître dans le corps d’ un
cafard, tandis que l’âme d’un cafard repentant a des chances de revenir sur
terre dans le corps d’un serpent et finalement, en cas d’ un effort continu de
purification, de s’incarner dans un corps humain73.
Le but de la rédemption consiste alors à purifier le plus grand nombre
d’âmes et à les faire renaître en des corps de plus en plus purs, l’ idéal étant
d’atteindre le «corps camphré» de l’Adam universel (le « tout » vers lequel tout
retourne). Or, il s’agit là d’un processus de longue haleine, qui s’ effectue en
d’innombrables cycles, où des périodes de manifestation alternent avec des
périodes d’occultation. Lors d’un cycle d’occultation, comme celui inauguré
par l’Adam partiel, «notre Adam», la science salvatrice est enseignée par des
prophètes et leurs imams, eux-mêmes organisés en cycles. À la clôture d’ un
cycle, les âmes sauvées, celles qui sont devenues assez lumineuses pour échap-
per à une nouvelle réincarnation, sont réunies en un « temple de lumière»
(haykal nūrānī) qui, aspiré par la «colonne de lumière» (ʿamūd al-nūr), rejoint
le monde intelligible, permettant à l’Intellect déchu de recouvrir une partie des
lumières qu’il avait perdues lors de sa chute74. Si le nombre des cycles et leur
durée peut varier d’un auteur à l’autre, les ṭayyibites privilégient en général
sept grands cycles de 50.000 ans, parfois divisés en sept petits cycles de 7000
ans. Au terme d’un grand cycle, l’Intellect déchu a récupéré assez de lumière
pour le faire remonter d’un rang dans la hiérarchie cosmique. Étant donné qu’ il
doit remonter sept degrés pour retrouver sa position initiale, il lui faudra sept
cycles de 50.000 ans, soit 350.000 ans. Si on y ajoute 10.000 ans pour ache-
ver le processus de la rédemption, on obtient 360.000 ans, la durée du « cycle
suprême» telle qu’elle fut estimée par le maître ṭayyibite cité au début de ce
paragraphe75. Or, les Iḫwān al-Ṣafāʾ, en s’appuyant sur des sources indiennes,
estiment à 360.000 ans la durée de la «Grande année » ou « Année platoni-
cienne» des astrologues antiques et musulmans, à savoir le cycle que les sept
planètes doivent parcourir pour se retrouver au point vernal (1° d’ Ariès), bou-

73 Sur la doctrine ṭayyibite du nasḫ et du masḫ et ses antécédents dans la littérature des ġulāt
et des nuṣayrīs, voir De Smet, «Scarabées», p. 39–54.
74 De Smet, «La colonne de lumière», p. 359–364.
75 De Smet, Philosophie ismaélienne, p. 166–167; Corbin, Temps cyclique, p. 53.

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le mythe des préadamites en islam chiite 275

clant ainsi l’ensemble des cycles et des conjonctions76. S’ il est fort probable que
les auteurs ṭayyibites se soient directement inspirés des Iḫwān, nous avons vu
que des estimations analogues concernant la durée du grand cycle circulaient
déjà dans les écrits relatifs aux sept Adams.

En guise de conclusion

Ce mythe ṭayyibite de la chute et de la rédemption offre sans doute la version


la plus élaborée d’un mythe cosmologique qui remonte aux origines mêmes
du chiisme. Nous en avons retracé l’histoire en partant des mouvements et
textes issus des milieux chiites de Kūfa aux VIIIe-IXe siècles, poursuivant notre
enquête par l’ismaélisme des Xe et XIe siècles, le druzisme et le nuṣayrisme,
pour aboutir au système ṭayyibite. Si les détails de la doctrine diffèrent d’ un
courant à l’autre, voire au sein d’un même courant, les composantes majeures
en sont toujours les mêmes. Le monde sensible est le produit d’ une longue
dégénérescence prenant racine dans le monde de lumière, qui fut le théâtre
d’ une rébellion contre les commandements divins. Pour stopper la déchéance,
réparer les séquelles de cette faute et amorcer le chemin du retour, un processus
complexe et de longue haleine est requis. L’histoire mythique d’ Adam, « le pre-
mier homme», tel que la racontent la Bible et le Coran, ne se rapporte qu’ aux
débuts de notre présent cycle, qui est un cycle d’occultation marqué par la suc-
cession des prophètes et des imams. Mais ce cycle fut précédé d’ autres cycles,
inaugurés par autant d’Adams et peuplés par des préadamites, des hommes
antérieurs à l’apparition de l’Adam biblique, voire des créatures devançant
l’ espèce humaine. Au cours de leurs pérégrinations à travers ces cycles, cer-
taines âmes réussissent à se libérer de la matière et rejoignent le monde de la
lumière, brillant alors comme des étoiles au firmament, tandis que d’ autres,
demeurées captives, se réincarnent en de nouveaux corps, parfois sujettes au
masḫ, la métamorphose en des corps plus vils, parfois aptes à s’ élever, par
le nasḫ, en des corps d’une pureté supérieure. Cette conception cyclique de
l’ histoire étant centrée sur le nombre sept, il en résulte que sept grands cycles
d’ environ 50.000 ans, comprenant sept petits cycles de près de 7000 ans – soit
un total de 360.000 années, la durée du «cycle suprême» – sont nécessaires
pour que l’univers retourne à son point de départ avant la chute.

76 Iḫwān al-Ṣafā’, Fi l-akwār wa-l-adwār, éd. de Callataÿ, dans Walker e.a. (éds.), Epistles, p. 136;
traduction du passage et commentaires, Ibid., p. 138, 149–150, 200–201 ; voir en outre de
Callataÿ, Annus Platonicus, p. 129–161.

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Les différents ingrédients de ce système rappellent des conceptions « gnos-


tiques», ébionites, elchasaïtes et manichéennes encore fort répandues en Syrie
et en Mésopotamie au cours des premiers siècles de l’ islam77. Mushegh Asa-
tryan et Dylan Burns viennent encore de le rappeler pour ce qui concerne « la
religion des ġulāt »78. Or, il semble que cette prétendue «ġulāt religion » ne soit
autre que le chiisme des origines, qui se perpétue à travers différentes traditions
imamites, ismaéliennes, druzes et nuṣayries jusqu’ à notre époque, en présen-
tant une remarquable continuité tout en subissant à la fois des transformations
profondes.
Parmi ces ingrédients figure le mythe des préadamites, une « hérésie» consi-
dérée comme particulièrement provocante dès les premiers siècles du chris-
tianisme. Ainsi, le bibliographe byzantin Photius (m. 891) accuse Clément
d’Alexandrie (II–IIIe s.) d’avoir proféré en ses Esquisses (Hypotupôseis), per-
dues aujourd’hui, toutes sortes de blasphèmes et d’ impiétés, parmi lesquels
figure en bonne place la métempsycose et l’existence de nombreux mondes
avant Adam79. Plus d’un millénaire plus tard, au XIVe siècle, un hérétique espa-
gnol au nom de Tomás Scoto, fut condamné comme aristotélicien averroïste
pour avoir soutenu l’éternité du monde, habité par des hommes depuis tou-
jours, rendant ainsi caduque le dogme d’Adam, le premier homme. De même,
en 1459, un certain Zaninus de Solcio subit le même sort à Bergame: selon
lui, Dieu avait créé d’autres mondes, avec des hommes et des femmes, bien
avant qu’Adam et Ève n’entrent en scène80. Tout en admettant l’ influence pos-
sible de sources juives, Patricia Crone a supposé l’ existence d’ un lien entre les
«hérésies» musulmanes relatives aux cycles antérieurs à Adam et l’ émergence
en Europe, à la fin du Moyen-Âge, de théories préadamites, qui connaîtront
un développement considérable à la Renaissance81. Pour pouvoir évaluer cette
hypothèse à sa juste valeur, des recherches supplémentaires sur les sources
utilisées de part et d’autre sont nécessaires. Il est vrai qu’ une histoire du
«préadamisme» antique et médiéval reste à écrire.

77 De Smet, «La colonne de lumière», p. 349–375; Id., « Les racines docétistes », p. 87–112.
78 Asatryan et Burns, «Ghulāt Religion», p. 72–75.
79 Photius, Bibliothèque, 109, p. 80.
80 Popkin, «Pre-Adamite Theory», p. 55; sur les antécédents juifs et chrétiens de la concep-
tion des préadamites, voir ibid., p. 51–54.
81 Crone, «Oral Transmission», p. 230–237.

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le mythe des préadamites en islam chiite 277

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