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§ 1. UNE DÉFINITION :
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Probablement quelque chose d’apparenté à la sophia (σοφία, comme dans « philosophia ») ou à la phro-
nèsis (φρό νησις) grecques, qui indiquent chez certains auteurs la sagesse, le choix éclairé, avisé,
effectué dans la mouvance quotidienne des choses.
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Maurizio Badanai philosophe-thérapeute Zhì néng qì-gō ng
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La version anglaise d’un texte du docteur Pang Ming, fondateur du zhì néng qì gōng, donne d’ailleurs
« Qigong for Wisdom and Abilities (qi-gong pour la sagesse et les capacités) » (The methods of zhì néng qì
gōng Science (1992), éd. CreateSpace 1994, p. 6). Comme en philosophie, on ne prétend donc pas
garantir des réponses sages à l’existence, mais entrebâiller dans notre réactivité en primesaut des
interstices par où la sagesse puisse s’infiltrer.
3
Par « sérénité » j’entends le type de quiétude qui signe l’aptitude à laisser venir. La sérénité contraste
notamment avec la tranquillité, qui tient de l’immobilisme sécurisant.
4
Cette manière de comprendre le qi-gong découle de mes recherches en philosophie et en anthropologie
clinique.
En ce qui concerne la première, je me réfère à la phénoménologie, et au rô le générateur du
mouvement d’existence (ou « pulsion », ou « a priori universel de corrélation ») tel que le définit
Renaud Barbaras. Pour les phénoménologues qui refusent de soumettre l’apparaître à un
quelconque apparaissant, c’est le vivre lui-même qui prend continuellement corps, loin qu’il
s’explique par les propriétés physico-chimiques d’un organisme pré-donné.
Quant à la seconde, je pense en particulier à Jean Gagnepain, et à sa conception du corps comme
« somasie » ou « incorporation », c’est-à -dire à la manière dont notre proprioception se gestaltise, se
configure, c’est-à -dire se totalise et se donne des contours avec un centre, un ici et un là, un dedans
et un dehors, un avant et un après.
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Emmanuel Housset voit en la patience la « capacité à suspendre sa volonté pour écouter le monde ».
Dans La douceur de la patience. La patience retrouvée (Revue d’éthique et de théologie morale N° 250,
2008), il la dépeint comme un « être capable de plus que soi dans la rencontre de ce qui n’est pas
soi ». Plusieurs des caractéristiques qu’il en campe montrent à quelle point cette vertu sert la sagesse et
l’agentivité. Patienter, c’est en effet :
Vouloir ne pas forcer les choses (philosophie comme respect).
Se déterminer par soi-même au lieu de se laisser déterminer par ce qui arrive (philosophie qua recul,
antidote à notre réactivité).
Savoir oublier ce qui est inessentiel. Persister vers un certain bien au milieu même des épreuves
(philosophie comme jardinage, i.e. culture de ce qu’on estime préférable).
6
Sein und Zeit, 1927, § 36.
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émergent à notre étonnement7 chez le patient durant le travail. Or le zhì néng qì gōng
se positionne dans une même attitude non-volontariste d’accompagnement.
Contrairement à d’autres qi-gongs, il préconise notamment une respiration et une
posture naturelle, et ne force pas l’attention sur les parcours des méridiens.
自然 zìrán : nature(l), spontané(ité) – tel de soi-même, advenant par soi
自 zì : soi-même, par soi-même, à partir de…, naturel – 然 rán : tel, juste, correct
3°, La philosophie, notamment dans sa prestation fondamentale qu’est l’écoute
(ἀ κού ειν, akouein), offre de la considération. Or la considération – explique Corine
Pelluchon – exige, contrairement au respect, qu’on prenne en continu la mesure de la
vulnérabilité des êtres. Elle obéit à un mouvement de « transdescendance, qui
implique une connaissance de nous-mêmes passant par l’approfondissement de
notre condition charnelle et l’exploration du sentir dans sa dimension pathique (…) »
(Éthique de la considération, éd. du Seuil 2018, p. 127). Le terme
« transdescendance » fut cogné par le philosophe Jean Wahl. Il désigne le fait de
prêter attention aux racines pré-rationnelles sur lesquelles nous édifions – en les
dépositivant ou en les dé-naturant, comme je l’explique dans mon Anthropologie
clinique – le devenir sociétal, le travail, la liberté et la pensée humaines. La
transdescendance est la reconnaissance de ce qui nous fait participer à un vivre
commun : « C’est en approfondissant la connaissance de soi comme d’un être
charnel, en faisant l’expérience de sa vulnérabilité, de sa finitude et de sa faillibilité,
et en explorant le sentir dans sa dimension pathique ainsi que les couches primitives
du vécu, que le sujet éprouve son appartenance au monde commun » (ibidem p. 254).
Pelluchon dessine les voies privilégiées de la transdescendance dans la maladie, la
douleur, la dépression et la pitié. Il y a étude transdescendante, me semble-t-il,
lorsqu’encore je laisse s’exprimer certaines émotions, lorsque j’admets que je vieillis,
que je ne possède pas l’habileté motrice de mon collègue plus jeune, et/ou que je
dépends d’autrui, lorsque je m’ennuie, lorsque je me reconnais en cet être traversé
de désirs sexuels parfois insupportables (au sens où l’on dit d’un gosse qu’il est
insupportable), ou lorsque je subis la faim ou la fatigue, bref : lorsque je prends en
compte la passivité, c’est-à -dire du non-pouvoir dans le pouvoir. Cette étude, notez-le
bien, ne ressortit pas d’abord au verbe, au logos : « L’insistance sur la
transdescendance signifie que la connaissance de soi n’est pas uniquement
intellectuelle (…) » (p. 217), que c’est « un savoir vécu qui pousse à l’action » (p. 133).
§ 2. LE SINOGRAMME « ZHÌ » :
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« Néng 能 », on l’a dit, signifie « capacité, pouvoir, être capable de… ». Il signifie
aussi « énergie » et « être autorisé à … ». Son emploi s’étend sur une vaste palette de
significations :
Gino Micucci écrit sur la pratique du zhì néng qì gōng : « Avec l’entraînement,
vous sentez qu’il se passe des choses dans votre corps, mais aussi dans votre façon de
penser et de réagir aux différentes situations de la vie quotidienne… Vous apprenez à
être en phase avec ce que vous êtes profondément, jusqu’à ne plus avoir cette
impression inconfortable de subir le rythme de la vie »9. Comme la philosophie, le zhì
néng qì gōng diligente ainsi les « ressources de régénération du soi » (Ricœur : La
mémoire, l’histoire et l’oubli, éd. du Seuil 2000, p. 638). « C’est l’humanité, ce que j’appelle
le “Soi” en définitive, la qualité humaine, le fait de pouvoir se considérer comme l’auteur
de ses propres actes, comme étant capable d’actions intentionnelles, d’initiatives qui
changent le cours des choses, comme pouvant se situer dans un récit de vie, comme
étant le narrateur et le personnage de sa propre histoire »10. Cette humanité, ce soi,
Ricœur les nomme aussi « personne ». On pourrait parler, avec les créateurs de la
thérapie narrative (Michael White et David Epston), de « personal agency »,
d’« agentivité personnelle »11, pour mettre l’accent sur ce fait qu’en pratiquant le zhì
néng qì gōng on ne vise pas seulement le développement d’aptitudes ou de compétences
spécifiques objectivement mesurables (chemise de fer, projection thérapeutique du qì,
longévité, que sais-je encore ?), mais un « pouvoir-faire (Tunkönnen) » spinal dont
9
1ère méthode : Pěng qì guàn dĭng fă. Cahier de notes » (https://www.generationqigong.com).
10
Un entretien avec Paul Ricœur. Soi-même comme un autre. Propos recueillis par G. Jarczyk, Rue
Descartes. Revue du Collège International de Philosophie, 1-2, pp. 225-237, cité par M. Gilbert dans
L’identité narrative. Une reprise à partir de Freud de la pensée de Ricœur, 106.
11
Voir aussi le philosophe Charles Taylor : Human agency and language, dans Philosophical Papers 1,
1985, éd. Cambridge University Press 1985, chapitre I : What is human agency ?
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l’épreuve intime ouvre ou ferme nos engagements et nos responsa-bilités avant toute
expérience effective12. Pour Max Scheler, ce pouvoir-faire est un acte-vécu (Erlebnißakt)
tout à fait original et fondateur, irréductible à la simple présence de certaines
dispositions ou aptitudes (Vermögen). Cet acte ne se confond pas avec une simple
conscience de pouvoir. « Ce qui est donné en lui de façon immédiate, c’est un contenu
quelconque en tant qu’il se trouve sous le pouvoir de notre volonté »13. « Ce qui montre
de façon particulièrement nette l’autonomie et l’originalité du “pouvoir”, c’est cette sorte
particulière de satisfaction, de joie et de plaisir que nous éprouvons à sentir que nous
“pouvons” quelque chose. Ce plaisir n’a rien à voir avec celui que nous attendons
éventuellement de la réalisation de ce que nous avons conscience de pouvoir. Il n’est pas
non plus le plaisir de faire ce que nous pouvons, mais bien plutô t le plaisir de pouvoir
faire ce que nous faisons. On le voit clairement dans les cas où précisément nous ne
réalisons pas quelque chose, où nous renonçons par exemple à une jouissance, où nous
nous efforçons même de ne pas l’obtenir, précisément parce que nous avons conscience
qu’elle est continû ment en notre pouvoir. (…) La satisfaction de “pouvoir” est bien plus
profonde et plus noble que les joies liées aux multiples réalisations de ce que peut se
pouvoir. (…) Quiconque possède une conscience plus riche de son pouvoir-faire
(Tunkönnen) vit par là -même, d’emblée, des états différents ; il agit autrement car il
exige plus de lui-même » (ibidem).
Comme le zhì néng qì gōng aspire à développer cet acte spinal en-deçà du
sentiment d’auto-efficacité, j’ai traduit « néng 能 » par « agentivité ». C’est au fond, pour
12
Dans Soi-même comme un autre (1990), Paul Ricœur définit le pouvoir-faire comme « la capacité qu’a
un agent de se constituer en auteur de son action » (8e étude, § 2).
13
Le Formalisme en éthique et l’éthique matériale des valeurs, 1916, 2e partie, chap. VI, § c).
14
Cf. La connaissance de soi en psychologie de l’éducation physique et sportive, éd. Armand Collin 2002, p.
168.
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Aristote cause maté rielle cause efficiente cause finale cause formelle
Niveau I : minimum vital – base – lie – immersion dans les choses
C : sentir
abstraction contextualisationmotricité
proprioception affectivité sensorialité
Types d’œuvres : Usages, contrats Ouvrages, produits Suffrages, vertus Messages, concepts
Schéma du « Triebsystem (système pulsionnel) » (Edmund Husserl, Max Scheler, Lipot Szondi) humain tel
que le synthétise l’anthropologie clinique. Toutes les capacités (néng 能) qui s’y articulent constituent
notre agentivité personnelle.
气 qì : vapeur, énergie, gaz, air – irriter (faire monter la pression) et…
米 mǐ : grain de riz en train d’éclater.
Le qi peut donc être compris pour notre pratique comme « ressource » ou
« puissance (ré)génératrice ». Sans vouloir le réduire à cette lecture, j’y vois generaliter
un vecteur de transformation (hùn huà) qui peut concerner aussi bien la manière dont
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nos intentions conditionnent nos fonctions physiologiques 15, que d’autres dynamismes
tels les processus constitutifs du « Weltprozeß (procès mondain) » ou de la
« Weltwerdung (devenir mondain) »16 (Max Scheler).
混 hùn : confondre, mêler – faire bon ménage avec… – faire passer pour…
化 huà : changer, transformer, digérer, convertir.
§ 5. LE SINOGRAMME « GONG » :
工 gōng : représente à l’origine le concept de travail sous la forme d’un outil pour
damer la terre. Il représente aussi l’habileté.
力 lì : représente le concept de force musculaire sous la forme d’une bêche. Il est
employé pour désigner la vigueur, le fait de déployer tout son possible pour
obtenir un résultat, l’effort pour donner le meilleur de soi.
Héraclide du Pont (388-310 av. J.-C., actif dans l’Académie de Platon) attribue la
création du mot « » à Pythagore (580-495 av. J.-C.). À l’en croire, Pythagore
aurait eu un entretien savant avec Léon, tyran de Phlionte (près de Némée). Ce dernier
admirant son génie et son éloquence, lui demanda sur quel art il s’appuyait. Pythagore
aurait décliné l’épithète de « sage » (sophos) et répondu qu’il ne connaissait aucun art,
mais qu’il était philosophe (philo-sophos). Ce point mérite notre meilleure attention, car
il indique clairement que philosophie et sagesse font deux. Que peut-être, même, dans
certaines circonstances, se comporter sagement exige de ne pas se mettre à philosopher.
Voici comment cela résonne chez le vieil É picure (341-270 av. J.-C.) : « la sagesse
est plus appréciable que la philosophie même »17 (Lettre à Ménécée). Et plus tard, chez
Immanuel Kant (1724-1804) : « Le philosophe a vue sur les règles de la sagesse, le sage
met celles-ci en pratique (Der Philosoph sieht die Regeln der Weisheit ein, der Weise
handelt aber darnach) » (Philosophische Enzyklopädie, 1775, 8).18 Même musique avec le
15
Ce qui s’impose de manière parfois carrément spectaculaire chez les hystériques qui, selon leurs
intentions inconscientes, peuvent par exemple, sans lésion organiques, s’anesthésier, entrer en coma
psychogène, produire et déplacer des poches de gaz dans les intestins, devenir momentanément
aveugles, paralysés ou aphones, et id genus omne. Mêmes potentialités avec l’hypnose.
16
Par exemple gravitation, force électromagnétique, interaction faible (responsable de la désintégration
radioactive de particules subatomiques et de la fusion nucléaire dans les étoiles).
17
Soit : « φιλοσοφίας (philosophías, que la philosophie) τιμιώ τερον (timiôteron, plus appréciable) ὑ πά ρχει
(hypárchei, est) φρό νησις (phrónêsis, la sagesse) ».
18
Kant dit : « Le philosophe sieht ein les règles de la sagesse ». J’ai rendu « einsehen » (littéralement
« sehen, voir » « ein, dans ») par « avoir vue sur… ». Le verbe « einsehen » est aussi traduit par
8
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zhì néng qì gōng, si l’on veut bien suivre ma suggestion d’y voir une diligence moins de la
sagesse que pour la sagesse.
Qu’est-ce que cette sagesse (σοφία, sophia) dont l’amour (φιλία, philia) définirait
la philosophie ? À l’époque où Pythagore se présente en σοφος (φιλό σοφος
philósophos), la sophía désigne par exemple l’habileté du marin qui ajuste par touches
successives son cabotage aux vents et aux écueils ; ou la compétence du menuisier qui
sait jouer avec les malandres d’un bois pour fabriquer barrots et varangues. C’est en ce
sens qu’un philosophe bricoleur de motos tel Matthew Crawford dirait encore
aujourd’hui qu’il est sage de ne jamais laisser un roulement à billes se mettre à tourner
quand on le sèche avec un pistolet à air comprimé. Ça vous pète en effet à la gueule
comme une grenade qui blesse et endommage votre atelier. 19 Chez Aristote (384-322 av.
J.-C.), la σοφία (sophia) devient une sagesse théorique soucieuse de « parler vrai ». Elle
s’oppose du coup à la « φρό νησις, phronèsis », la sagesse pratique que les latins
désigneront comme « prudentia : prudence », en laquelle je distingue la volonté d’équité
(« que chacun ait son compte ») et/ou la volonté d’ophélimité (« qu’un produit ou une
manœuvre fassent l’affaire », comme avec le marin ou le menuisier). Certains auteurs
traduisent encore par « sagesse » le grec « σωφροσύ νη, sophrosúnê », qui renvoie à la
tempérance, à la maîtrise de soi, ainsi que le grec « μά θησις, máthêsis », qui signifie
« apprentissage, acquisition de connaissance ». Brochant sur cette bigarrure, notre bon
René Descartes (1596-1650) statue : « Par la sagesse, on n’entend pas seulement la
prudence dans les affaires, mais une parfaite connaissance de toutes les choses que
l’homme peut savoir, tant pour la conduite de sa vie que pour la conservation de sa santé
et l’invention de tous les arts » (Principes de la philosophie, 1644).
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Une jeune fille rend visite à sa grand-mère, qui comme toujours l’accueille avec
un grand sourire estampillé sur le visage. Au terme d’un goû ter que l’hô tesse bien â gée
ne manque jamais d’offrir à ses invités, un silence plus long qu’à l’ordinaire tombe sur la
discussion. La grand-mère sentant qu’une contrariété ennuage l’esprit de sa petite-fille,
elle vérifie avec tact si quelque chose lui pèse. Et en effet, notre demoiselle fond en
larmes. D’une voix brisée, elle évoque les difficultés qu’elle traverse : son manque
d’argent, la santé fragile, des études trop exigeantes, le remugle d’un passé difficile avec
ses amoureux… Elle n’en peut plus de se battre continuellement. Chaque fois qu’un
problème semble résolu, un autre émerge plus sombre, plus nauséabond et
décourageant… La vie a perdu toute saveur pour elle.
L’aïeule l’a écoutée sans intervenir. Juste un regard tendre, une disponibilité
bienveillante. Mais tandis que les paroles de la demoiselle s’éteignent dans la désolation,
elle se lève, pose sa main dans le dos de la chère enfant et prononce avec une douce
fermeté : « Viens, prend deux casseroles et remplis-les d’eau. » Sans autre forme de
procès, et avant même que la demoiselle ait le temps de réagir, elle s’exécute elle-même
avec une troisième casserole qu’elle place sous le robinet.
« Qu’est-ce que tu fais, mamie ? », s’étonne la jeune femme. À quoi elle s’entend
simplement répondre : « Tu veux bien sortir du frigo une carotte, un œuf et quelques
grains de café ? » Surprise, certes, mais consciente que sa grand-mère a toute sa tête, elle
obéit et prend patience à table, comme la vielle femme le lui demande, histoire de laisser
à l’eau le temps de bouillir. Un nouveau silence s’est installé, mais pétillant d’étrangeté.
Les miasmes de la détresse s’estompent en une curiosité presque vanillée.
Quelques minutes plus tard, alors que se fait entendre le gargouillis de l’eau en
ébullition, notre aïeule prie son invitée de mettre la carotte dans une casserole, l’œuf
dans une autre et les grains de café dans la troisième.
20
Que ce soit en thérapie, avec les différentes « parties » conflictuelles d’une même personne, ou en
politique, comme chez le « princeps concordiæ (prince de la concorde) » que fut le philosophe Pico della
Mirandola (1463-1494).
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Sans piper mot, cette dernière tend le bol à sa petite-fille pour qu’elle goû te
l’aromatique décoction. Celle-ci sourit en goû tant les riches fragrances du café. Alors la
grande-daronne, les yeux gentiment plantés dans ceux de l’enfant qu’elle aime :
« Comme tu l’as constaté, la carotte, l’œuf et les fruits du caféier ont affronté la même
eau bouillante. Ils ont traversé la même épreuve. Mais chacun a réagi différemment.
D’abord forte et dure, la carotte s’est ramollie. Initialement délicat, l’œuf s’est durci au-
dedans. Quant aux graines du caféier, elles ont transformé l’eau en un délicieux et
stimulant breuvage. Alors ma chérie : quand l’adversité s’invite dans ta vie, veux-tu être
la carotte, l’œuf ou le grain de café ? »
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qui é-meut, c’est-à -dire littéralement à ce qui « meut hors de… ». Allez-y en tout cas
quand vous sentez qu’une personne a le cœur lourd, qu’elle désire se confier, qu’elle doit
vider son sac ou plus généralement qu’un je-ne-sais-quoi d’important se joue pour elle. 22
Une question-clef pour ce faire pourrait être : « Comment ça te touche, tout ça ? »
Voici quelques autres questions possibles. Vous noterez que ce sont en majorité
des questions ouvertes, c’est-à -dire des questions qui, au lieu de se clore sur un « oui »
ou un « non », sollicitent un développement :
Ça te fait quoi, la perspective d’un stage de team-building (plutô t que : Que penses-tu
d’un stage de team-building) ?
Tu te sens comment, après cette aventure ? Comment tu prends/vis la chose ? Qu’est-ce
que tu éprouves… ? Qu’est-ce que tu ressens quand… ?, Quelle émotion as-tu ressentie ?
Parle-moi de ce qui te préoccupes…
À quoi es-tu sensible, dans ce que tu me racontes ? », J’ai l’impression que ça t’a
marqué/que tu te sens triste… je me trompe ?
22
Mathias est amené en urgence à l’hô pital, à six heures du matin, pour une inflammation de l’œil droit
qui lui cause d’affreuses douleurs depuis plusieurs jours. Quatre heures d’examens se succèdent, et six
membres du personnel médical. Pas une seule fois, pourtant, il ne s’entend demander : « Comment vous
sentez-vous ? »
La focalisation du discours sur l’émotionnel trouve une légitimité dans ce que Max Scheler (1874-1928)
appelle « primat de la donation des valeurs sur la donation des images et des significations ( Primat der
Wertgegebenheit vor der Gegebenheit von Bild und Bedeutung) » (voir entre autres Erkenntnislehre und
Metaphysik, in Schriften aus dem Nachlaß II, éd. Francke 1979, p. 264, ou mon Anthropologie clinique,
leçon 3).
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systématiquement des qualités positives. En serinant à quelqu’un qu’il est drô le,
sensible ou courageux, on induit en effet une mise en demeure qui peut ne pas lui
convenir. J’ai par exemple entendu un père lâ cher à son fils blessé au foot : « Allez,
chiale pas, t’es un costaud ! » L’enfant risque de modéliser ainsi la force personnelle
(être-costaud) comme une qualité que les pleurs excluent24.
Quand cela semble profitable, et dans la même veine, décrivez au lieu de juger.
Préférez « quand tu hausses la voix…. », par exemple (une conduite qu’on peut
observer ensemble), à « quand tu m’agresses » (un acte qu’on interprète comme tel,
mais qui ne correspond pas forcément à l’intention d’autrui).
Offrez de la considération en prenant les gens au sérieux. Pour comprendre ce
conseil, il faut savoir qu’« il n’y a pas d’expérience de la personne en soi et pour soi »
(Ricœur : Philosophie de la volonté tome 2, 1960, éd. Points 2009, p. 112). Cette
dernière reste en effet une « synthèse projetée ». Concrètement, cela signifie qu’on ne
connaît jamais une personne qu’en épousant le mouvement par lequel un être
humain se constitue comme « direction de devenir (Werderichtung) ». Pour
Szondi, le fondateur de l’analyse du destin, connaître un malade c’est ainsi
auditionner des « directions d’évolution » (y compris – en lieu et place des
pathologies enkystées – des directions de développement morbide, des
Erkrankungsrichtungen) (Triebpathologie, 1952, tome I partie B, éd. Huber 1977,
p. 254). Exister sous forme personnelle c’est donc se donner une histoire. Or voilà .
Puisque la personne n’existe que comme mouvement d’origination de soi, on ne
saurait l’objectiver. Ses actes possèdent une valeur essentielle d’engagement, une
exigence à valoir qui expire lorsque je les objective, mettons lorsque je glisse dans
l’oreille d’un locuteur, à propos d’un tiers : « Ne l’écoute pas, ces temps il perd
facilement la boule… » ; ou quand un adolescent insolent méta-commu-nique en
répondant à sa mère qui le sermonne : « Non mais t’as tes règles ou quoi ? » La
personne, autrement dit, ne peut être connue et promue qu’en co-effectuant ses actes.
On ne la trouve jamais dans des fonctions observables et mesurables, dans des méca-
nismes ou des états internes, mais uniquement en relation avec des contenus
intentionnels. Max Scheler insiste sur ce point. Je rappelle son avertissement : « la
psychologie est toujours psychologie de l’autre vidé de ses aspects personnels et
spirituels, ainsi que psychologie de ce que, selon l’intention de la pensée, l’on tient pour
dépourvu de signification, ou faux » 25. L’externalisation des problèmes chère aux
24
« De nombreuses études ont prouvé l’efficacité de la technique dite “de l’étiquetage”. Une étude des
chercheurs Miller, Brickman et Bolen (1975) s’est focalisée sur des enfants de 8 à 11 ans. À un premier
groupe, on disait qu’il ne faut pas jeter des papiers par terre car il ne faut pas salir (…), etc. À un
deuxième groupe, on faisait simplement savoir qu’ils étaient des enfants propres et ordonnés
(étiquetage). À un troisième groupe, on ne disait rien. Après avoir distribué plein de bonbons à ces
enfants, les chercheurs comptèrent le nombre de papiers par terre : les enfants du deuxième groupe
(ceux qui avaient été étiquetés “propres et ordonnés”) se montrèrent les plus ordonnés !
L’étiquetage fonctionne bien aussi avec les adultes. Les chercheurs Strenta et Dejonc (1981) en ont
apporté la preuve. Sur la base d’un prétendu test de personnalité, ils ont dit à un premier groupe de
personnes que le test montrait qu’ils étaient “gentils et bienveillants”, à un deuxième groupe qu’ils
étaient “intelligents”, et rien au troisième groupe. Les chercheurs firent ensuite tomber un paquet de
cartes. Ce sont les individus du premier groupe étiquetés “gentils et bienveillants” qui ont eu le plus
tendance à ramasser les cartes » (Bastien Bricourt : Manipuler, pourquoi et comment, éd. J’ai lu 2013, p.
105).
25
Die Psychologie ist also primär immer Psychologie des person- und geistentleerten Anderen und
Psychologie dessen, was man der meinenden Intention nach für sinnfrei oder fälsch hält) » (Probleme der
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Religion, 1921, dans Vom Ewigen im Menschen, éd. Francke 1954, p. 154). Scheler veut dire par-là qu’au
sens strict la psychologie met entre parenthèse le rapport engagé au monde – l’échange – pour travailler
sur les fonctions, dont une caractéristique est de s’accomplir automatiquement, indépendamment des
intentions du sujet. On objective ainsi psychologiquement la personne quand on substitue à son
engagement une explication causale du type « vous dites ça parce que vous voulez vous venger », ou « il
est complètement fou, ce chauffard ! » Dans les deux cas, on musèle sa « response ability ».
26
Alessandro Piccolomini (1508-1579).
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À la fin d’une session de qì-gong, remerciez intérieurement les êtres qui vous ont
transmis ce savoir. Ou votre corps pour sa bien portance. Ou vous-même pour vos
efforts.
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la réactivité et à l’idéation. Dans les termes de Jean Gagnepain, on dira qu’il s’agit d’un
type de travail, par opposition respectivement à l’histoire (toujours sociale), au droit et à
la pensée.
意元体 yì yuán tǐ 做 zuò 感应 gǎn yìng 意识 yìshí
30
« Propriofectif » : dont le fonctionnement est intérieur à l’organisme, qui est commandé par l’organisme
lui-même. Par exemple, la modulation profective des champs électromagnétiques du corps induite
durant les enchaînements de qì gōng s’oppose en tant que profective à la stimulation magnétique
transcrâ nienne au moyen d’un casque.
31
« Appropriation sociale de la manière de travailler » ? On sait par exemple que Manet, Sisley, Signac ou
Pisaro comptent parmi les grands « refusés » de l’Exposition Universelle. On rejetait alors leurs coups de
pinceau brisés, leurs ombres colorées, leur abandon de la perspective linéaire traditionnelle ou les
contours « flous » de leurs formes, en un mot : leur style.
Retenons cela posé que le travail n’existe que manifesté dans des styles, de même qu’il n’existe de droit
qu’historié dans des codes, et de capacité de signe qu’appropriée dans des langues.
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Maurizio Badanai philosophe-thérapeute Zhì néng qì-gō ng
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mentalité, un profond respect de l’intégrité corporelle vue comme héritage des ancêtres,
une longue durée maturative, et ainsi de suite.32
La définition de n’importe quelle œuvre culturelle peut être relayée enfin par la
finalité qu’on lui assigne. « Zhì néng qì gōng » dit ainsi non plus seulement une technique,
non plus seulement un style, mais encore une méthode, c’est-à -dire la priorisation, la
sélection, la mise en synergie de certaines procédures au service de certaines valeurs, en
l’occurrence la sagesse et l’agentivité. C’est ce qu’implique une phrase comme
« atteindre une bonne santé physique et mentale est l’objectif principal de la Science du
qì-gong » (Oooi Kean Hin : op. cit. p. 73).33
32
Dans la traduction anglaise de The methods of Zhì néng qì gōng Science (1992), du créateur Pang Ming,
on peut lire que « le zhì néng qì gōng est une pratique de style ouvert [c’est moi qui souligne]. Ceci
signifie que dès le début, on ouvre son esprit et son qi au monde extérieur et on échange du qi avec
celui-ci. Ceci contraste avec le style fermé de la plupart des qi-gongs traditionnels, où le pratiquant se
focalise essentiellement sur l’intérieur du corps » (éd. CreateSpace 1994, p. 8). Pang Ming, ici, parle très
justement de style car par son ouverture, le zhì néng qì gōng fait en quelque sorte sécession vis-à -vis
d’une certaine tradition.
33
Ooi Kean Hin reste dans ce champ affectif de valorisation quand il avertit qu’« il n’est pas sage de
pratiquer différentes formes en même temps » (ibidem p. 17). Pareillement quand il déclare qu’en
ouvrant l’esprit il s’agit principalement « d’acquérir la capacité de suivre les lois de la nature et de
respecter les requisits moraux de la société – de se conformer aux normes de la nature et de la société »
(ibidem p. 33).
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