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Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction

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Introduction

 J’expose le projet de ce livre, qui consiste à étudier l’être


humain pour « faire bien » (Marie du Gournay) à son égard.

 J’explique l’intérêt qu’il y a à investir dans une anthropologie


clinique « unifiée Schotte-Gagnepain ». Et pourquoi, à mon
avis, cette unification a échoué jusqu’à présent.

 Sont présentées les neuf leçons qui égrènent le cours, avec


quelques exemples et formulations qui en anticipent de
manière originale et complémentaire les contenus.

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La conceptualisation théorique aiguillonnée à l’épreuve du diagnostic expérimental des pulsions.

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Introduction

§ 1. LE PROJET DE CE COURS :

Dans les chapitres qui s’ouvrent ici, j’aimerais partager, approfondir, mettre à
l’épreuve, enrichir même une conception de l’humain qui me paraît exemplaire par sa
rigueur systémique, par son honnête et courageux souci de vérification, ainsi que par sa
puissance prometteuse d’éclairage. Je veux parler de l’anthropologie clinique. Il s’agira
de « donner la mesure de l’humain ». Non au sens moral où nous légiférerions sur ce que
doit être l’« homo humanus » (Szondi), toutefois. Pas davantage au sens technique où
nous travaillerions sur l’humain, que ce soit pour le guérir, le coacher, le conditionner ou
le « manager »1. Informer : tel est le rô le du théoricien. Ni plus ni moins. L’anthropologue
clinicien renseigne2. J’aime dire aussi non pas qu’il oriente, ce qui implique de décider
pour l’autre, mais qu’il guide.

Tout « penseur dans l’â me » sait qu’il y a une joie intrinsèque au fait de
comprendre, une joie qui ne réclame nulle autre justification qu’elle-même. Mais l’effort
demandé pour comprendre l’anthropien que nous sommes peut être encouragé par un
espoir, celui d’aider divers professionnels engagés dans les relations humaines –
thérapeutes, patrons, politiciens, éducateurs, officiers… – à effectuer des interventions et
des choix de mieux en mieux éclairés. Pour le philosophe que j’aimerais devenir,
l’anthropologie clinique éclaire notamment le projet, inhérent à l’amour de la sagesse,
qui consiste à faire bien (Marie du Gournay). Plus exactement, elle étoile le projet
apparemment simple qui est celui de mes consultations philosophiques : rendre la vie
des gens un peu plus agréable3 qu’avant nos rencontres. Le pari sonne ainsi : on peut
agir d’autant mieux ad bonum humanum qu’on est instruit sur la plenitudo essendi
humaine, entendez : sur ce qui spécifie l’homme comme homme4.
Pourquoi l’anthropologie clinique me séduit, je l’ai dit. Je n’ai pas dit en revanche
qu’à l’heure où je rédige cette introduction, les deux théorisations anthropologico-
cliniques majeures que je connais, savoir celles de Jean Gagnepain et de son
contemporain Jacques Schotte, sont toujours réputées inconciliables ; une des figures les
1
On trouvera une mise en application de l’anthropologie clinique pour l’accompagnement de personnes
en souffrance dans mon ouvrage La maïeutique narrative (éd. Société des É crivains, 2020).
2
« Renseigner » c’est en fait déjà communiquer, c’est-à -dire faire part de ce qu’on pense. Il s’agit d’un agir
sociolinguistique où la prise de position sociale définit le savoir comme compétence appropriée en
relation à l’incompétence d’autrui. Mais je laisse de cô té pour l’instant cette subtilité.
3
Sans ouvrir ici un chapitre sur ce thème, disons que l’agréable dont je prends soin avec les personnes
qui me consultent renvoie dans mon esprit non pas à un « état interne » mais à une posture existentielle
qui « agrée », c’est-à -dire « admet, reçoit favorablement, trouve bon ». Gagner en agrément, dans mon
optique, c’est rendre la vie plus plaisante dans le cadre d’une responsabilité dont on s’investit, d’un
assentiment (gré) qu’on mû rit.
4
Thomas d’Aquin, 1225-1274. « Le premier élément qui semble appartenir à la plénitude d’un être est ce
qui lui donne son espèce. (...) La bonté première d’un acte moral résulte de l’objet qui lui convient (ad
plenitudinem essendi pertinere videtur, est id quod dat rei speciem. [...] Prima bonitas actus moralis atten-
ditur ex obiecto convenienti) » (Summa theologia, Pars prima secundæ, qu. 18, art. 2).
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plus autorisées en la matière, Jean-Luc Brackelaire, me l’a signifié personnellement par


courriel en 2019. Pour ma part, j’entends les grincements provoqués par les tentatives
d’abouchement d’une oreille moins prévenue. Je crois que la prétendue inconciliabilité
des deux théories tient à deux œillères conceptuelles dont on n’a pas su se défaire pour
voir les choses en grand angle et, du coup, les remettre en perspective.

Pour comprendre la première, il faut rappeler que l’existence humaine serait


articulée d’après les anthropologues cliniciens en un certain nombre de dynamismes
intentionnels qui forment système. Ces dynamismes sont les capacités grâ ce auxquelles
nous occupons le monde, l’investissons, y prenons intérêt et au besoin nous en
défendons, mais aussi et plus fondamentalement le faisons apparaître. Les
anthropologues belges parlent de positions « pulsionnelles » pour souligner qu’il s’agit
de capacités engagées. Or voilà  : ces opérateurs qui impulsent notre être-au-monde
sont conçus, notamment pour des raisons cliniques, comme étagés en quatre niveaux.
Plusieurs explications de ces niveaux existent, mais une théorie dominante porte
ombrage aux autres. Cette théorie voit dans lesdits niveaux des « stations » (Szondi) à
travers lesquelles toutes nos expériences seraient graduellement mises en forme. Dans
chaque vecteur, par exemple celui du faire (par contraste avec la constitution, la
réactivité et la connaissance), on retrouverait une séquence, un cycle, une dynamique
temporelle (J.-M. Poellaer) comparable à un péristaltisme ou à une chaine de montage.
Schotte a tenté d’expliquer les liens entre positions pulsionnelles autrement que sur le
seul mode génétique. Il parle par exemple de complexité plus ou moins grande, ou de
rapports de fondation. N’empêche : l’explica-tion de la « forme entière de l’humaine
condition » (Montaigne) en termes de « phases » et de « développement de l’esprit »
(Louvet) a toujours prévalu. Ma conviction est que cette prévalence a empêché de mû rir
une distinction prometteuse, pourtant contenue en germe aussi bien chez Schotte que
chez Szondi, entre champs et niveaux pulsionnels5. Pour l’école belge, la manière de nous
rapporter moralement au monde se caractérise par exemple par sa position « troisième »
dans une succession d’étapes menant à l’autonomie personnelle. Elle intervient en effet
pour assujettir ou contenir (temps 3) une fascination (temps 2) exercée par des figures
elles-mêmes enlevées sur le cours impermanent des choses (temps 1). À partir de là ,
toutes les positions de troisième rang viennent fleurer le volontarisme, et cela dans tous
les domaines d’expérience (à savoir, pour les szondiens : le contact, la sexualité, la
réactivité affective et le Moi)6. Or cette manière d’envisager les choses a sonné le glas de
tout embrèvement possible du tenon belge et de la mortaise rennaise. Pourquoi ? Parce
que pour Gagnepain, ce qui concerne le développement, la prise, l’accumulation, la
capitalisation, en un mot le devenir, tout cela inhère à un unique vecteur szondien,
nommément au « contact », c’est-à -dire au jeu constitutif « des partages et des
appartenances » (Kinable) d’où naissent ces pô les d’échange que sont les individus. Pour
aboucher Schotte et Gagnepain, il aurait donc fallu qu’on enlevâ t cette première œillère
génétiste, qu’on déconstruisît rigoureusement les vecteurs et les repensâ t en champs et
en niveaux. Dans le clavier de possibilités d’être-au-monde avec lequel chaque être
humain joue la mélodie de son existence, il existe ainsi des tendances morales qu’on ne
5
Dans un article intitulé Le parcours des légitimités, Karl Louvet distingue ainsi des « registres » et des
« étages » pulsionnels.
6
Dans ma perspective, les positions troisièmes ne sont pas spécifiquement morales mais adaptatives. Les
sujets qui, au Szondi-test, présentent un climat pulsionnel où ces positions dominent, cherchent à
s’adapter.

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peut plus simplement superposer aux positions « de niveau 3 ». Cela est d’ailleurs très
clair formellement, puisque les szondiens soulignent cette différence, avec le Szondi-test,
en notant d’un cô té ce qu’ils appellent des « tropismes résidents » (Derleyn), et d’un
autre cô té des « climats pulsionnels » (Mélon). On verra plus bas quelle teneur j’attribue
à ces deux lignes d’organisation.

Une seconde œillère a obturé la scène conceptuelle où pouvaient s’accorder


Rennes et Louvain. Elle tient en ceci qu’à ma connaissance on a totalement ignoré, chez
les szondiens, la distinction-maîtresse établie par Gagnepain entre d’une part les
facultés abstraites qui mettent en forme structurellement nos expériences, et d’autre
part des visées qui orientent ces mises en forme en réponse aux défis de la vie.

Plusieurs raisons théoriques que je défendrai suggèrent que les seize tendances du
schéma pulsionnel animent les facultés noétiques qui nous permettent d’instituer de la
personne, de fabriquer de l’outil, de normer notre vouloir et de signifier le monde. Mais
ces correspondances échappent au radar testologique szondien. Elles expliquent
comment les choses prennent, c’est-à -dire comment nous créons de l’histoire sociale,
travaillons techniquement, donnons droit à nos désirs et pensons, tout cela dans la vie
quotidienne et non devant un trombinoscope sollicitant nos sympathies et nos
antipathies. Sous cette casquette, les tendances szondiennes recouvrent l’intellect
« separatus et immitus », l’intellect « abstrait et sans mélange » qu’évoque Thomas
d’Aquin, par quoi prend forme en acte notre existence politique, industrieuse, morale et
spéculative. Ce que le test ajoure à sa façon, ce sont par contre les visées qui orientent ces
agirs. Ce sont par exemple, sur le plan cognitif, la visée scientifique (que j’associerai à la
tendance szondienne k-) ou la visée mythique (associée à la tendance k+). Ce sont
encore, sur le plan cette fois technique, la visée empirique (que je mettrai en équation
avec la tendance s+) ou la visée magique (appariée à la tendance s-). Sous cette
casquette, les tendances szondiennes recouvrent maintenant ce qu’on pourrait appeler
avec Cudworth la « ratio mersa et confusa », la « raison immergée et confuse ». On
verra bien sû r en détail de quoi il retourne, mais on peut dire déjà en termes naïfs qu’il
s’agit là non plus de la manière dont les choses prennent, mais de celle dont l’homme
prend les choses. Ce que jauge le test ce ne sont pas des occupations quotidiennes mais
des préoccupations. Pas des routages mais des attitudes. Pas des facultés abstraites mais
des heuristiques. Pas des exercices mais des positions fantasmatiques. Faute d’avoir
dû ment fait cette part des choses, les quelques auteurs qui ont tenté d’articuler Schotte
et Gagnepain se sont vite embourbés dans des fondrières qu’ils avaient eux-mêmes
creusées. Pour ne donner qu’un exemple, tout le dialogue entre l’école rennaise et l’école
belge a achoppé sur l’impossibilité putative de faire coïncider le vecteur sexuel de
Szondi avec le vecteur de l’activité spécifié par Gagnepain (vecteur qui, dans l’ordre
humain, met en forme la technique), et cela malgré l’intuition même de Szondi qui
évoque pour la nullitendance s0 une absence d’activité (Untätigkeit), voire une invalidité
à travailler (Arbeitsunfähigkeit) (Lehrbuch der experimentellen Triebdiagnostik, 3ème
édition, Hans Huber 1972, p. 78).

Le problème, quand on concevait les positions schottiennes en monophonie plutô t


qu’avec la stéréophonie « formants/visées », tient au fait qu’il était impossible de valider
avec le test quelque correspondance que ce fû t entre lesdites positions et les

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dynamismes postulés par les médiationnistes7. Davantage : si l’on avait pressenti dans
les visées de bons candidats pour approfondir les positions pulsionnelles, encore aurait-
il fallu qu’on ajoutâ t aux douze visées recensées par Gagnepain les quatre visées qui
manquent pour recouvrir le système des seize tendances szondiennes, ce bien entendu
clinique à l’appui et sous la condition de corrélations théoriques étroites entre la teneur
des visées et la teneur des tendances. Personne, que je sache, n’a franchi le pas ou même
entrevu qu’on pouvait là , mutatis mutandi, jeter une passerelle empiriquement testable
entre le modèle rennais et la doctrine schottienne.

Mais reprenons tout cela en positif. Comment les recherches présentées ici font-
elles sauter ces bouchons ? Quelles thèses essentielles vont, pour ce faire, égrener les
neuf leçons du présent cours ?

§ 2. NOTRE CHEMINEMENT EN DÉTAIL :

§ 2.1. Leçon 1. Penser l’homme à partir du pulsionnel :

Dans cette première leçon, je définis le concept de « pulsion » et explique


pourquoi il me paraît particulièrement fécond pour penser l’humain. Tout un usage
linguistique, du moins en français, fait des pulsions autant de forces plus ou moins
inquiétantes qui bouillonnent en nous : « à cause de sa compulsion d’achat, Luc a grillé
son salaire en deux semaines », « ce pédophile a récidivé : il n’a pas su contrô ler ses
pulsions », « quelque chose en lui poussait le policier à prendre des risques démesurés »,
« Pauline a réagi sous l’impulsion de la colère ». Il faut changer ce regard. La pulsion dont
nous allons parler est en effet un autre nom pour désigner – excusez du peu – ce qu’on
appelle tantô t « hormè », tantô t « intentionnalité », tantô t « mouvement d’existence »,
tantô t « conatus », tantô t encore « motivation », « agir » ou « être-au-monde ».
« Pulsion » est le titre général sous lequel on comprend l’homme en tant que – pour
reprendre une formule du phénoménologue Renaud Barbaras – il « appartient au monde
tout en faisant apparaître le monde ». La pulsion – ou les pulsions, si l’on veut
différencier les divers moments qui articulent le vivre humain – la pulsion, donc, n’existe
pas tapie dans l’homme à cô té d’autres constituants de sa condition. Elle est le guide
conceptuel qui force à concevoir l’homme qua preneur d’intérêt.

§ 2.2. Leçon 2. Les circuits pulsionnels selon J. Schotte :

Parmi les innombrables chercheurs qui depuis des siècles s’affairent autour de la
pulsion, certains ont acquis la conviction que ce dynamisme revêt chez l’homme une
organisation spécifique, différente présomptivement de celle des autres vivants. On doit
à Jacques Schotte (1928-2007), sur la base des travaux géniaux de son maître Léopold
Szondi (1893-1986), une théorie qui montre comment l’existence s’organise chez
l’homme en un système pulsionnel (Triebsystem, Husserl, Scheler) tout à fait
caractéristique, système sur lequel va pouvoir s’enraciner et fleurir toute
l’anthropologie. Notre deuxième leçon donne un avant-goû t de ce système. Elle montre
7
« Théorie de la médiation » est un synonyme fréquent d’« anthropologie clinique », chez les théoriciens
rennais.

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comment Schotte articule les constituants de l’exister que Szondi avait empiriquement
javelés en un schéma regroupant seize tendances fondamentales regroupées en huit
radicaux (Radikale) et quatre vecteurs pulsionnels (Vektoren). Que propose Schotte, en
substance ? Que par association et dissociations concertées, les possibilités d’existence
ouvertes par ces constituants arpègent un mouvement d’autonomisation ou d’obtention
de soi. C’est ce mouvement global qui relie toutes nos capacités engagées en système.

§ 2.3. Leçon 3. Comment nous donnons des contours à ce qui, dans le sentir,
émerge, prend tournure ou « se passe » :

Avec la troisième leçon débutera l’articulation positive des théories rennaise et


louvainiste. Comment ? En faisant coïncider  les trois principaux temps de l’obtention
de soi (Selbsterhaltung) étudiés par Schotte avec  les trois niveaux d’autonomie du
vivant décrits par Gagnepain. L’existence, d’après Schotte, passe par une phase dite « de
contact » où le vivant se trouve pris (Merleau-Ponty) ou jeté (Heidegger) dans ce qu’on
pourrait appeler le « cours des choses ». Des trucs « se passent » dans le bain desquels
l’homme devient « allant-devenant quelque chose » (Dolto). Il ne s’agit pas là encore de
figures qualifiées, d’« objets » proprement dits opposables à d’autres objets, mais de
tournures, de foyers d’activité, de rythmes, de feelings, d’ambiances volatiles. Pour
s’autonomiser, cependant, l’homme doit d’une manière ou d’une autre arrêter ces flux. À
cet effet – commente Schotte – il en extrait des totalités susceptibles de polariser son
existence, d’y injecter des références stables. Du jasis, par exemple, l’enfant va faire
émerger des configurations telle la langue maternelle (distinctes d’autres langues) qui
lui permettront de s’y retrouver davantage dans son commerce avec le monde. Des
simples battements affectifs qui l’emportent, passant comme ils viennent (exemple :
marée d’affects e0hy0), il va faire émerger des émotions reconnaissables qui, là encore,
lui permettront de se positionner. Cette deuxième phase du circuit pulsionnel vers
l’auto-nomisation se complète ensuite et se renverse tout à la fois. Le pouvoir fascinant
de ces configurations – au double sens de ce qui séduit et de ce qui met en faisceaux (en
fascines) les flux sensoriels – ce pouvoir fascinant apert alors lui-même assujetti à des
relations entre totalités configurées (images, émois, formes corporelles, gestes…).

D’après Schotte, cet assujettissement marque l’accès à la morale. Il s’agit en effet


pour le sujet de surmonter sa fascination, de se reprendre contre ce en quoi il s’était
épris. Or les positions troisièmes sont d’après moi les positions par lesquelles le sujet
affirme sa tenue propre en se régulant sur ce qui n’est pas contextuellement donné.
Encore une fois, cela ne met en scène rien d’intrinsèquement moral : notre quatrième
leçon déclinera cette régulation, avec Gagnepain, comme spéciation (dans le champ du
rapport entre sujets), comme instrumentation (dans le champ opérationnel), comme
valorisation (dans le champ volitionnel) et comme symbolisation (dans le champ
représentationnel). La spéciation (C) se profile comme un enchaînement de sujets où la
reproduction d’un type va au bout de ce qu’offre le spécimen tout en éconduisant d’une
certaine manière ce spécimen (qui se trouve défiguré ou reconfiguré par le nouvel être
mis au monde8). Dans l’enchaînement de trajets que trace l’instrumentation (S),
8
La réduction du spécimen au profit du type qui pourtant le prolonge se manifeste aussi dans une
certaine privation de profit que le géniteur traverse. Montaigne notifie ainsi à propos des « petits »
qu’on met au monde : « l’ordre des choses porte qu’ils ne peuvent estre, ny vivre qu’aux dépens de notre

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pareillement, la fin va jusqu’au bout de ce qu’offre le moyen, et cela tout en ré-duisant le


moyen (le bâ ton qu’utilise un chimpanzé pour attraper des bananes n’est plus qu’un
« pour-attraper », au moment où l’animal l’utilise, contrairement à l’outil humain qui
stocke une multitude d’emplois possibles). Dans l’enchaînement de projets que nomme
la valorisation (P), encore, le bien va jusqu’au bout de ce qu’offre le prix tout en
dégradant si l’on veut le prix, qui cesse d’orienter l’intérêt. Et dans l’enchaînement
d’objets que constitue la symbolisation (SCH), le sens va jusqu’au bout de ce qu’offre
l’indice, tout en é-vidant ce dernier de ce qui ne compte pas pour transcender le donné
immédiat. Imaginez que vous vouliez acheter l’étui le plus adapté pour ranger une même
quantité de billes (ni trop petit, car vous ne pourriez pas tout ranger, ni trop grand, car
vous payeriez trop). Cela implique que vous inhibiez la vision purement gestaltique des
rangées de billes. Le renvoi au sens « étui adapté » impose l’évidement de leur grandeur
apparente. Il ne s’agit pas là d’une limitation au sens où l’entendent les szondiens, c’est-
à -dire d’un renoncement imposé au vouloir par une loi (Gagnepain dirait : une règle)
mais d’une reconfiguration qui inhibe partiellement un donné en vue d’un non-donné
régulateur, comme dans l’illustration ci-dessous.

Dans une expérience très connue, Piaget étudie l’â ge à partir duquel les enfants savent reconnaître la
conservation du nombre de jetons dans une rangée de longueur variable (en noir ci-dessous),
comparativement à une autre rangée (en blanc).

Diverses études sur les heuristiques, notamment celles d’Oliver Houdé, mettent à
jour la possibilité de corriger des stratégies rapides et peu coû teuses (enclenchées par
activation du sillon intrapariétal latéral, par exemple [en rouge ci-dessus]) au profit de
stratégies plus précises mais plus lentes et coû teuses (enclenchées par activation du
sillon intrapariétal cette fois ventral [en vert ci-dessus]) moyennant inhibition ou
désactivation du sillon intrapariétal latéral par le cortex préfrontal inférieur (en jaune).9

Mais poursuivons avec notre programme. La leçon 3 clarifie encore deux notions
cruciales. Pour une part, elle explique ce que les médiationnistes rennais entendent par
« interférence des plans ». Pourquoi vois-je là une notion cruciale ? Parce que l’inter-
férence des plans articule à la fois la spécificité (cliniquement attestée) des champs

estre et de notre vie » (Essais II : De l’affection des pères aux enfans). Qu’elles concernent notre
spéciation, notre instrumentation, notre valorisation ou notre symbolisation, les positions troisièmes
imposent toutes un décentrage en faveur d’un non-immédiatement donné, décentrage qui – mal gré
qu’en aient les szondiens, ne coïncide pas avec l’assujettissement paroxysmal à une priorité.
9
Croquis du cerveau tirées de la revue Cerveau & Psycho N° 101, juillet 2018.

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d’expériences10 – le fait qu’ils soient « spécifiques et autonomes (besonder und


selbstständig) », dixit Szondi – et leur agir concerté, c’est-à -dire le fait qu’ils contribuent
toujours ensemble à mettre en forme les actes et les phénomènes du quotidien. L’inter-
férence des plans recoupe et clarifie à mon avis le concept szondien de « dialectique
secondaire ». Elle postule qu’une modalité d’expérience peut en prendre une autre pour
contenu, c’est-à -dire y appliquer ses fonctions. Dans le « stratagème », par exemple, la
légitimation affective du vouloir (vecteur ou plan paroxysmal) décide de la manière dont
va être orientée préférentiellement l’activité appareillée (vecteur opérationnel). La
valorisation y prend pour contenu de la technique, avec à la clef un principe tutélaire
pour tout accompagnement clinique : distinguer les lieux pulsionnels explicatifs d’un
problème des lieux pulsionnels où ce problème apparaît. Chez l’enfant apraxique, un
trouble de la motricité peut se manifester dans la sphère relationnelle (réserve, timidité
apparente…). Si accablantes que soient les répercussions du trouble sur d’autres
registres, mettons la démotivation affective, l’élément déterminant à soigner n’en reste
pas moins alors une habileté praxique. Si Pierre gesticule pour couper son poisson avec
une fourchette, la raison n’en est pas nécessairement un embarras moteur (plan S), pour
emprunter un autre exemple à Jacques Laisis ; il se peut simplement que Pierre n’ait pas
envie d’aller chercher un couteau, que cela lui coûte trop (plan P). Dernier cas de figure :
envoyé par un service social, un patient rencontre un psychologue et le tutoie dès le
premier contact. Difficulté à établir les frontières séparant les différents degrés d’inti-
mité ? Trouble de la personne ? Plusieurs indices suggèrent qu’en fait ce sujet
diagnostiqué « psychopathe » sollicite chez son thérapeute l’aptitude affective à poser de
la règle. Le tutoiement déplacé est donc en l’occurrence la retombée d’une carence de
règlementation (plan P) dans le faire-corps social (plan C), le psychopathe cherchant
dans la relation aux autres un moyen de se cadrer lui-même, en l’occurrence sous forme
de connivence légalisée11.

En rebondissant sur ces explications, la troisième leçon affronte une énigme qui
m’a taraudé pendant un certain temps, bien qu’elle ait dû sembler si insignifiante à la
plupart des théoriciens que nul, à ma connaissance, n’y a trébuché  : les louvainistes aussi
bien que les rennais « isolent » un champ spécifique de l’affect : les premiers parlent de
« vecteur paroxysmal », les second de plan de « réactivité ». Jusque-là , aucun problème,
d’autant qu’encore une fois, comme je le montrerai, la clinique force à le faire.
L’embarras surgit lorsqu’on constate que la dimension émotionnelle, motivationnelle ou
orientatrice qu’on croyait réservée à ce registre anime en réalité chez eux toutes les
capacités humaines. Chez les szondiens, tout pulse, tout tend vers…, tout é-branle pathi-

10
Szondi décrit son système comme une combinaison de quatre « Triebkreisen (cercles pulsionnelles) »
(Die Triebentmischten, éd. Huber 1980, p. 24), c’est-à -dire de quatre modalités irréductibles d’expé-
rience nommées « vecteur de contact », « vecteur sexuel », « vecteur de surprise » (ou « pulsion
paroxysmale ») et « vecteur du moi ». La teneur de ces domaines d’expérience sera bien entendu
discutée en détail. Elle sera précisée et même redéfinie, notamment en ce qui concerne la pulsion
sexuelle. Lors d’un colloque du Centre d’É tudes Pathoanalytiques à Bruxelles, le 3 juin 2017, Jean
Kinable rappelait que le vecteur S circonscrit le « rapport à l’autre élu affectivement ». Notre cours
s’inscrira en faux là -contre pour y voir l’ensemble des ressorts qui mettent en œuvre le faire (plutô t que
l’être, le vouloir ou le connaître), et cela dans la mesure aussi bien où il nous occupe (hors de portée du
Szondi-test) qu’au sens où il nous préoccupe (à portée du test).
11
D’ailleurs, s’ils manquent de sensibilité à la punition (contrepartie de la transgression), les psychopathes
trouvent normal d’avoir à subir une sanction (contrepartie non plus de la transgression mais de
l’infraction).

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quement. Tant il est vrai que pour eux comme pour Hegel, « der Geist ist Trieb (l’esprit
est pulsion) »12. Cô té rennais, les visées politiques, industrielles et rhétoriques à travers
lesquelles nous faisons historiquement société, travaillons et pensons, ces visées
orientent toutes sans exception vers quelque chose qui importe.13 Toutes préfèrent.
Toutes promeuvent un meilleur présomptif. Toutes, en un mot, é-meuvent. Qu’apporte
alors la réactivité paroxysmale ? Ma réponse sera qu’elle établit ce qui compte en priorité,
et cela – pour revenir à l’interférence des plans – en hiérarchisant les capacités des
autres plans qu’elle prend pour contenus. Le champ paroxysmal synthétise ce qui
compte « le plus ». Dans son ouvrage sur le ressentiment, Scheler nomme « Streber »
l’homme moyen qui « en veut », l’arriviste chez qui ce « plus » s’emballe. Ce qui
caractérise ce type d’homme renvoie sans l’ombre d’un doute à la paroxysmalité
notamment sous la houlette du déterminant pulsionnel que nous nommerons avec
Freud le Drang : « L’arriviste est l’homme aux yeux de qui être plus, valoir plus, sous
quelque rapport que ce soit, est la fin même de son activité  »14. À l’extrême, ce
volontariste invétéré s’égare dans une absence de limites à l’effort (Grenzlosigkeit des
Strebens) dont la cause – prêtons notre meilleure oreille à ceci – réside en une perte de
tout originaire lien axiologique de nature chosale et qualitative (Wegfall aller
ursprünglichen Sach- und qualitativen Wertge-bundenheit) ». La paroxysmalité à l’état
pur, si l’on peut dire, se manifeste par une « course au progrès (Fortschrittstreben) » ;
« l’effort, l’action, ne sont plus dirigés par des fins concrètes, mais par le seul désir de
dépasser telle condition donnée, de “battre un record” » (ibidem).

Cette réflexion aura fourni l’occasion d’une rapide mise au point terminologique
concernant le « pathique ». Il s’agira là en quelque sorte d’une propédeutique à une
critique plus large aux szondiens, critique qui sonne ainsi : alors qu’on prétend recenser
avec le schéma de Szondi les « éléments originaires de toutes les destinées possibles de
l’homme en tant qu’homme » (Mélon), on rabat souvent ces éléments sur des processus
ou des phénomènes qui, à tout prendre, se retrouvent ailleurs que chez l’homme. Le
« pathique » s’inscrit en tête d’affiche avec ses dérivations vitales : apathie, sympathie,
myopathie, dyspathie, eupathie… Moult tendances et clivages apparaissent sous des
rubriques dont on voit mal ce qu’elles réservent de proprement humain. Voyez la
tendance s- : Jean Kinable l’épingle avec le verbe « se prêter à  ». Voyez le clivage d±m+ :
Jean Mélon l’étiquette « tâ ter ». En 2004, quand Schotte préface Vers
l’anthropopsychiatrie, il entérine ce qu’il avait soutenu dans une interview menée par
Jean-Marc Poellar : « le fait que l’homme puisse être psychotique, c’est ce qui, en quelque
sorte, rend humains, de bout en bout humains, les autres types de perturbation dont on
trouve plus facilement des espèces d’ombres projetées sur le futur homme, déjà chez les
animaux » (éd. Hermann 2008, p. 327). Cette phrase présuppose qu’il existerait des
mouvements qui seraient humains sans l’être, des élans certes humains, mais pas tout à
fait ! Non. Un tel flou me paraît inacceptable. Pour ce qui regarde le pathos, je le définirai
comme l’épreuve de la résistance du monde au pulsionnel lato sensu. Sous une autre
forme que chez l’homme, il affectera donc aussi bien les bactéries, les champignons ou

12
Leçons sur la philosophie de l’esprit subjectif, 1827/28.
13
Les tendances de Szondi et les visées de Gagnepain déclinent toutes un « je tiens à … » dont le cœur
consiste en une teneur axiologique donnée dans un fühlen (sentir affectif, Scheler) avant tout autre type
de contenu.
14
L’homme du ressentiment, éd. Gallimard 1970, p. 31.

10
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction

__________________________________________________________________________________________________________________________

les baleines qu’homo sapiens sapiens.15 Lige à la tradition platonicienne – ne voyez là


qu’un choix parmi d’autres possibles – je nommerai ce qui é-meut spécifiquement
l’homme, tous champs expérientiels confondus, « thymos ».16

« La psychologie des profondeurs exige une psychologie des hauteurs (noétique,
Noetik) », claironne Scheler avant Viktor Frankl, Roberto Assagioli ou Abraham Maslow
(Philosophische Anthropologie, in Nachlaß vol. III, éd. Bouvier 1987, p. 109). À commen-
cer par la distinction entre pathos et thymos, ma motivation centrale pour imposer aux
louvainistes un recadrage médiationniste est précisément de voir plus rigoureusement
en quoi le schéma szondien honore le noétique qui nous humanise. En contrepartie, j’ai
bon espoir d’enrichir la théorie médiationniste, grâ ce à Schotte, d’une mise en
perspective théoriquement forte et cliniquement utile : tout d’abord, je compléterai les
douze visées fondamentales cadastrées par Gagnepain de quatre visées « contactuelles »
dites aussi « participatives ». Cela donnera le tableau ci-dessous :

Types d’actes et
Visées stabilisatrices Visées remobilisatrices
d’œuvres :
C : usages ou m+ politique interconnectrice m- politique chorale
contrats par
convention d- politique anallactique d+ politique synallactique

S : ouvrages ou h+ industrie interceptrice h- industrie plastique


produits par
production s- industrie magique s+ industrie empirique
P : suffrages ou
e- morale interpellatrice e+ morale héroïque
vertus par
habilitation (à se
hy+ morale ascétique hy- morale casuistique
satisfaire)

SCH : messages ou p- pensée interrogatrice p+ pensée poétique


concepts par
désignation k+ pensée mythique k- pensée scientifique

Tableau complet des douze visées performantielles posées par Gagnepain (en noir), additionné des quatre
visées « contactuelles » ou « participatives » (en bleu) dégagées par nos soins.
Ces correspondances n’ont pas été retenues à la légère. Elles se sont imposées
après trois années d’assidu labeur pendant lesquelles j’avais tenté deux autres pistes
pour aboucher Schotte et Gagnepain, pistes qui m’avaient laissé en butte à des écueils
théoriques insurmontables et au véto sans appel des tests. Pour comprendre ce que ces
15
Dans L’analyse du Moi. Notes du Cours de questions approfondies de psychologie différentielle, 1973-1974,
(Université de Louvain-La-Neuve), Schotte oppose le pathique au naturel. Le phénoménologue Michel
Henry et la philosophe Corine Pelluchon situent eux le pathique, comme moi, au rez du vivre.
16
Cela dit, pourquoi les psychopathies, les perversions et les névroses de l’école belge sont-elles
humaines, et pas seulement les psychoses ? La solution à ce rébus repose sur ma distinction annoncée
plus haut entre formants noétiques et visées. Elle consiste à établir que ces troubles cherchent à
compenser des détériorations des facultés noétiques, mais cela justement parce que les enjeux culturels
malmenés par ces détériorations comptent encore pour les « malades » concernés. Ces troubles
« humains trop humains » contrastent avec ceux où sont en cause des non-accès carentiels à ces enjeux,
e.g. chez certains handicapés mentaux qui, faute d’une raison sociale au moins partiellement opérante,
ne peuvent s’investir qua « personnes » dans le commerce politique dont pourtant ils s’imprègnent jour
après jour. Quand ils radiographient les pathologies, les szondiens le font sur le terrain des visées, d’où
l’incompati-bilité apparente avec les rennais.

11
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction

__________________________________________________________________________________________________________________________

corrélations apportent aux médiationnistes, il faut préciser que dans le cadre spéculatif
que je propose elles indiquent en toute rigueur comment les visées culturelles
politiques, industrielles, morales et rhétorique polarisent les tendances szondiennes. Les
visées, si vous voulez, particularisent la face noétique des tendances. À l’inverse, du
coup, toute la clinique de l’école anthropologique belge vient avouer, pour chaque visée,
un fond inédit de déterminations vitales, celles que Schotte et ses émules dégagent pour
les couches contactuelle, sexuelle, paroxysmale et moiïque. Voyons tout de suite
quelques exemples.

pô le naturel (p.ex. perception dépendante du champ)

une tendance szondienne, par exemple k-

pô le culturel (visée scientifique)

Le pilotage noétique que j’associe à la fonction k- porte chez Gagnepain


l’étiquette « visée scientifique ». Elle concerne le vecteur SCH, soit le plan du connaître.
La visée scientifique consiste à réduire l’écart entre les abstractions verbales par
lesquelles nous expliquons le monde et l’expérience prélangagière qui leur résiste, elle
consiste donc à réduire cet écart en remaniant notre verbe au gré des résistances en
question. En k-, le sujet se préoccupe de désigner ce qu’il fait et alors un réel est posé
comme extérieur au langage bien qu’il en résulte conceptuellement17. D’où la lucidité
autocritique que lui reconnaissent les szondiens, et dont Francis Bacon s’est fait jadis le
porte-parole : « Tout ce qui montre une forme et l’exprime, de sorte qu’elle semble se
présenter d’elle-même à l’intellect, doit être révoqué en doute et soumis à une
procédure d’exclusion rigoureuse et diligente » 18. Dans le cas de la visée « mythique »
k+, « le message dit est davantage déterminé par l’analyse grammaticale, de sorte que le
monde y est rendu conceptuellement conforme à la signification : les différences du
monde à dire sont ignorées en faveur de l’identité signifiée du mot : non seulement le
chien se lève, mais également vent et soleil »19. Dans le cas de la visée scientifique, « le
message est davantage déterminé par l’expérience du monde, de sorte qu’inversement la
signification y est rendue conceptuellement conforme au monde : les différences du
monde à dire sont prises en compte en faveur de différences signifiées : le doigt du pied
n’est pas le doigt de la main, c’est pourquoi je le baptise d’un nom différent (orteil) »
(René Jongen : Quand dire c’est dire, éd. De Boeck 1993, p. 67).

Hors langage, cependant, la tendance k- distille d’après moi dans l’orientation


scientifique des mobiles qu’a bien saisis Szondi, à commencer par la désimagination20,
voire l’iconoclastie, dont l’expérience de dépersonnalisation constitue sans doute un
17
Gaston Bachelard voit là « un réalisme en réaction contre la réalité usuelle, en polémique contre l’immé-
diat » (Le nouvel esprit scientifique, 1934).
18
Quicquid ostentat Formam, eamque trudit, ut videatur occurrere intellectui, pro suspecto habendum est, et
recurrendum ad Esclusivam severem et diligentem (Novum Organum, 1620, II § 24). 
19
À la limite, en k+, on se paye de monnaie de singe, si bien que la réalité se ramène à ce que nos jeux de
mots en font.
20
« Il faut préférer l’enfer réel au paradis imaginaire » (Simone Weil : La pesanteur et la grâce, 1947).

12
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction

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avatar. Ceteris paribus, et sauf mauvaises observations de ma part, les sujets k- tendent à
percevoir ce qui manque par rapport à une représentation-standard. Ils excellent ainsi
comme contrôleurs qualité. Leur perception est en outre plus « dépendante du champ »
que celle des sujets k+. Et quand on examine en consultation les sous-modalités
sensorielles qui étoffent leurs représentations, la « lourdeur » s’invite beaucoup plus
souvent que sous régime k+ (dévitalisation, Mélon, désenchantement, Badanai).21

Prenons une autre tendance, par exemple d-. Comment la visée politique y est-
elle polarisée ? En d-, si mes correspondances tiennent la route, une personne fait corps
socialement sur mode anallactique, c’est-à -dire en visant à maintenir une constitution
déjà donnée à laquelle les autres doivent se conformer (« Devenez comme nous ! »). Par
la visée anallactique je renforce la coutume établie. Gagnepain évoque ici un « immo-
bilisme » et même une « momification » de l’être. Idéologique quand elle concerne la
répartition du savoir, cette orientation de l’investissement positive les méthodes et les
disciplines, défend la sécurité académique. Compte ici non pas la majorité, comme plus
bas pour la visée synallactique, mais la majesté. La personne se désingularise en
investissant l’éponyme, le fondateur de sa dynastie, un individu « de poids ». L’héritage à
préserver, transmis justement par les pères illustres, revêt pour les sujets anallactiques
une importance majeure. C’est pourquoi, d’ailleurs, la patrie prévaut chez eux sur les
patriotes, ou l’emploi sur les employés.

Ces affiches du parti genevois de droite « MCG » documentent à merveille l’assimilationnisme anallactique,
notamment avec le « feu rouge » et le rejet – typique des caractères d- – de l’étranger.
Cette manière de réinvestir l’histoire dans la biologie, c’est-à -dire la personne
dans le corps, en s’appuyant sur la « nature des choses », « se définit surtout par ses
antipathies » (Gagnepain, op. cit. p. 110). Il s’y agit de faire allégeance à un ordre tenu
pour accompli. D’où son anachronisme (conservatisme, que Szondi traduit par

21
Depuis Szondi, on rattache la réaction k-(!) au refoulement. C’est là confondre les plans, à mon avis, et
attribuer au logos ce qui relève de la dikè, c’est-à -dire de la légitimation du désir. La même confusion fait
prendre les radicaux k et p pour processeurs respectivement du « Moi idéal (Idealich) » et de l’« Idéal du
Moi (Ichideal) ». « Idéal » signifie en effet « bon à suivre, exemplaire, légitimement préférable ». Rien à
voir avec l’information.
Les interprétations habituelles restent recevables, cela dit. Quand Szondi affirme mettons que le sujet k-
s’adapte, dévalorise, se sabote ou parle solennellement, il voit sans doute juste. Son erreur est
simplement de ramener à l’égosystole k- des phénomènes dont elle n’est pas le lieu explicatif. Que le
sujet k- désire « être comme les autres » (conformisme, orthodoxie), par exemple, cela ne ressortit
aucunement à k-, quoi qu’en dise Suzan Déri. La visée k- ne fait que marquer la manifestation du
politique dans le cognitif. Elle ne s’ajoute à la constitution identitaire du bien propre qu’en harmonique
et pas à titre essentiel.

13
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction

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« fidélité »), son anatopie (centralisme) et son anastratie (élitisme). 22 Dans l’idéologie


allemande du Blut und Boden, par exemple, furent ainsi promus respectivement le grand
retour aux sources (große Heimkehr), l’empire (Reich) gouvernant l’espace vital
allemand (mise au pavois du sol et de la paysannerie), et bien entendu la race, le sang
allemand ou « un équivalent honorable » (sic, loi sur l’héritage, adoptée par les nazis en
1933).
Un exemple de visée anallactique dans la vie En rouge :
quotidienne
35
Nombre de visages
32
considérés comme
30 sympathiques. Il s’agit
25 24 24 des positions
21 20 20 d’investissement.
20 18
16 15 En bleu :
15 14
12
10 Nombre de visages
10 7 6 considérés comme
5 antipathiques. Il s’agit
1 0
0 des positions de contre-
h s e hy k p d m
investissement.

Tendance d- dominante. Valentin affiche 38 ans au compteur. Il enseigne le karaté. La politique


anallactique que cette tendance sous-tend « cherche son créancier avant »[23] – explique Gagnepain.
L’obligation court à l’égard de l’éponyme, entendez à l’égard du fondateur de la dynastie. « C’est-à -dire que
le créancier, celui à qui vous devez cet effort d’apaiser une dette que vous ne souhaitez pas vous donner à
vous-même, vous le cherchez dans un individu historiquement de poids. Le principe est le principe féodal
de majesté ; ce que vous devez, vous le devez par (…) allégeance. (…) Vous vous appuyez sur une
obligation faite par un plus grand auquel vous vous considérez comme lié » (Discours et droit II, Séminaire
de 1982-1983). Justement, Valentin investit le karaté avec un goû t prononcé pour la tradition, plutô t que
pour la compétition. Davantage : il respecte beaucoup ceux qui lui lèguent leur savoir, notamment deux
grosses pointures du budô japonais à l’école desquels il est fier d’être affilié. Lorsque des enfants
s’inscrivent à ses cours, il ne manque jamais de les présenter à son instructeur en leur disant : « Je te
présente mon propre maître. C’est à travers lui que les choses que tu vas apprendre nous parviennent. »

22
Les Rennais analysent notre « condition » en trois dimensions : temporelle, spatiale et qualitative (la
teneur du milieu où l’on vit). Ils parlent parfois du « hic » (ici), du « nunc » (maintenant) et du « sic »
(ainsi). La personne, uchronique, utopique et ustratique, doit par la politique, sous forme de conventions
et de contrats, marquer une génération, faire lieu en s’ancrant dans l’espace, enfin fonder un groupe
dans le milieu social. Voici comment Jean-Michel Le Bot précise les choses (Le lien social et la personne,
éd. Presses Universitaires de Rennes 2010, p. 269) :
 « Dans le temps, on peut être du même â ge, de la même génération ou du même siècle », voire –
ajouterai-je, du même signe astral. On peut être aussi de la vieille école ou du monde d’hier.
 « Dans l’espace, on peut être de son quartier, de son village, de son pays ou même, aujourd’hui, de
l’Europe, éventuellement occidental et, pourquoi pas, se dire comme Diogène “citoyen du monde” ».
 « Enfin dans le milieu, on peut être ouvrier (appartenant à la classe “ouvrière” et fier d’y appartenir),
mais aussi plus largement salarié ou même, encore plus largement, “travailleur”).
23
Pourquoi Gagnepain parle-t-il de « créance » et de « dette », dans le registre du « corps social » ? Parce
qu’en se personnifiant, tout homme se singularise implicitement notamment par un office, une profes-
sion répondant à la question « Qui prend en charge quoi ? », ainsi que par un établissement (ou « rô le »)
répondant à la question « À quoi s’étend ma responsabilité ? ». Or ces possibilités d’instituer sa dignité
(comprise comme capacité à servir le devenir-ensemble) n’ont de sens que par rapport à un autrui
abstrait pour lequel ma compétence est susceptible de compter. Cet autrui abstrait est le « créancier »
dont parle Gagnepain, créancier auprès duquel la personne, pour se constituer ou s’incarner dans une
histoire, doit se désendetter par une contribution concrète quoiqu’inextinguible.

14
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction

__________________________________________________________________________________________________________________________

Caractère fidèle, loyal, habitudinaire, Valentin adore la randonnée. Malgré les images séduisantes qu’il
admire de paysages auxquels il aurait accès, il préfère depuis de nombreuses années se balader en Suisse,
« chez lui ». Non sans quelque gêne, il avoue s’y sentir en sécurité.
En matière de politique scolaire, Valentin ne croit pas aux idées égalitaires du type « la même école pour
tous ». Tout en restant vigilant aux fortes influences culturelles en la matière, il préfère une politique
attentive à la « nature » des enfants et au développement de compétences « pour lesquelles ils semblent
naturellement portés ». De là son intérêt pour une notion comme le « tempérament », à laquelle il a
consacré plusieurs années de recherches24.

La politique anallactique est donc plus stabilisatrice que son pendant


synallactique d+, lequel vise à modifier la propre constitution au nom de critères
prétendument partagés par la majorité tels que l’« humanité », le statut de salarié ou le
souci de la postérité incarnée par la jeunesse. Il s’agit alors de « changer la vie » plutô t
que de compter sur une nature maternelle à préserver. Ici, on « file vers l’avenir » dans
une continuité de la subversion, animé par une confiance indéboulonnable dans le
progrès, par une avidité de chercheur qui tient parfois de la « fuite en avant »
(Gagnepain). Une de mes clientes, jeune militante, m’expliquait ainsi : « le féminisme,
c’est ma manière à moi de transformer la société et le monde ». Synallactique, la
politique incarne l’intention fondamentale suivante : abattre les frontières au profit d’un
unanimisme qui gomme les différences et atténue les particularismes. Ici, « c’est l’ethnie
qui doit se faire coextensive à l’espèce, sans pour autant se dissoudre dans ses accidents
puisqu’on escompte la victoire et qu’on mesure les acquis sociaux » (Gagnepain : Du
vouloir dire II, op. cit. p. 113).

Le civisme de gauche « voit plus loin » et innove avec un « droit de rêver » pour la majorité. S’il promeut la
diversité, c’est pour rallier un maximum de sujets et, paradoxalement, pour effacer les particularismes qui
restreignent l’universalisation (« on est tous frères », « on est tous français »).

La politique synallactique (« avec les autres ») génère de la communauté. Elle


cherche à égaliser les individus. Cette politique remanie la constitution des choses,
révolutionne l’ordre établi, modifie les lois. Contrairement à la visée d- occupée à
respecter l’ordre social établi, la visée d+ cherche à l’adapter. É pistémologique quand il
concerne la répartition des savoirs, cet élan – je cite Gagnepain – favorise l’indiscipline25
et met hors la loi en interrogeant les présupposés. Et ce qui compte maintenant, c’est le
24
Inutile de préciser à ce point que l’expression d’une visée dépend des autres tendances du spectre
pulsionnel.
25
La position d+ authentifie en fait l’emmerdeur sous toutes ses formes, par exemple dans l’ergotage ou le
marchandage. Elle accompagne aussi, plus souvent que son pendant d-, les comportements antisociaux
tels que vol, tromperie, malversation ou escroquerie.

15
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction

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nombre, la majorité26. Dans ce type de citoyenneté, on impose une prétendue volonté


commune en se servant du principe de majorité. Le civisme synallactique préfère, pour
faire histoire et société, l’ambition à la tradition. À l’allégeance anallactique, il préfère
l’assurance appuyée sur le consensus et la loi des grands nombres. Il inscrit la paternité
culturelle dans la postérité en regardant vers l’avenir plutô t que vers le passé, cela pour
établir ses propres enfants. C’est dans cet esprit qu’un père Korowai (tribu de Nouvelle-
Guinée) fraîchement sorti de la forêt explique à un anthropologue qu’il préfèrerait que
ses enfants grandissent au village. « Comme ça – justifie-t-il – ils seront comme tous les
autres enfants ».

Mais revenons à l’enjeu de ce cours, plus précisément à la manière dont les acquis
szondiens épaississent les visées rennaises. Mon hypothèse, donc, veut que les
tendances szondiennes repensées par Schotte permettent d’enchâ sser ces orientations
culturelles, proprement humaines, sur des enjeux « anthropobiologiques » (Gagnepain)
qui y importent une dimension vitale chaque fois spécifique. L’idée est forte,
scientifiquement falsifiable : elle énonce que les politiques conservatrice et progressiste
qui mobilisent noétiquement les tendances d- et d+ déclinent une stabilisation et une
remobilisa-tion (Schotte) plus fondamentales lesquelles, ceteris paribus, y instillent des
affinités électives avec par exemple, pour d-, un caractère habitudinaire, une préférence
pour la sédentarité, une peur de manquer27 ou de la rétention physiologique
(constipation, anéjaculation, écriture retenue et souvent noire [absorbante]), et pour d+
une préférence pour le nomadisme (besoin de déménager), une nature dépensière, une
recherche de rivalité ou l’envie de se sentir « à la page ». Dans son écriture, l’esthétique
des lettres est généralement sacrifiée à la vitesse, avec un trait plus sec et moins appuyé
qui retient moins l’encre.

Notons incidemment qu’aussi bien les visées de Gagnepain que les positions de
Schotte guident pour comprendre l’homme de l’intérieur, dans ce qui le motive, et non de
l’extérieur à partir de formes d’existence déjà conventionnellement qualifiées. Soit par
exemple le « purisme » linguistique. Le vocable « purisme », de parfum moral, parut
pour le français en 1586 et prit dès 1625 le sens de « correction langagière ». « De nos
jours, on associe le purisme à une certaine forme de conservatisme ; mais il n’en était
rien il y a quatre cents ans, au contraire. Si les idées de Malherbe se sont propagées à ce
point, c’est parce que son purisme linguistique était absolument “moderne” » (Jean-
Benoît Nadeau et Julie Barow : Le français, quelle histoire !, éd. SW Télémaque, 2011, p.
84).

26
Avec le profil « infidèle » et « réaliste » (Déri) d+m-, « le nombre des objets recherchés importe plus que
le choix de ceux-ci » – expliquent Lefebure et Gille-Maisani (Graphologie et test de Szondi, tome 2, éd.
Masson 1990). Dans son communiqué aux médias du 22 novembre 2018, le Parti Socialiste Suisse prô ne
dans cet élan un « progrès social profitant à toutes et tous ». « La mondialisation peut contribuer à
accroître la prospérité de tous les peuples. Mais le libre-échange doit être compatible avec les droits
humains », c’est-à -dire avec ceux communs à tous nos consorts (c’est moi qui souligne).
27
Ma mise en équation de la visée anallactique avec la tendance d- a reçu en 2014 un suffrage par Kristjen
Lundberg, de l’université de Caroline du Nord. Lundberg et ses collègues ont en effet mis en évidence
que plus on se sent riche par rapport aux autres (indépendamment de sa richesse réelle) (d-), plus on a
des opinions politiques conservatrices (Subjective Status Shapes Political Preferences, éd. Association for
Psychological Science Vol. 26, Issue 1).

16
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction

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François de Malherbe Claude Favre de Vaugelas


(1555-1628) (1585-1650)
Créateur du purisme en Le plus influent des
français, ce fut lui qui imposa remarqueurs, et le premier à
l’idée de faire suivre la formuler la notion de « bon
négation ne de pas ou de point. usage », futur credo de
l’Académie française.

Toute l’œuvre de Malherbe se résume en trois mots : clarté, précision, rigueur (le sujet k- tranche : « c’est
comme ça »). Les biographes peignent cet avocat (radical e) comme un irritable grincheux ne craignant
personne, un tyran effronté, froid et franc jusqu’à la brutalité, rejetant l’hermétisme engendré par Ronsard
et son école. Malherbe exigeait que les écrivains utilisassent une langue simple afin de pouvoir être
facilement compris du plus grand nombre de lecteurs (visée synallactique d+). Il détestait les
régionalismes et créa une véritable petite police de la langue assurée par ce qu’on appelait jadis les
« remarqueurs » (k- : «  [se] fermer ». Aussi : humanisme socialisateur, Szondi).

30

25 24 24
22 22
20
20 18
16
15 14
1313
12
11
1010
10 8

5 3

0
h s e hy k p d m

Illustration 1 : la politique synallactique d+


Madeleine a 53 ans (elle consulte à cause d’un carrousel de sensations subi à son corps défendant : des
saveurs multiples et inconnues l’« assaillent » ainsi constamment : elles « débordent » et « ça ne s’arrête
jamais », ce qui lui empoisonne la vie).
Pendant les quelques séances où je la rencontre, Madeleine se montre étonnamment tranchée sur des
questions sociétales qui la dépassent. Quoique profane dans l’univers politique, elle a pris fait et cause
pour le communisme, c’est-à -dire pour un « civisme de l’assurance qui s’appuie sur le consensus et la loi
des grands nombres » (Gagnepain). Elle rouspète sans cesse contre les « fachos » (les riches) qui
s’arrogent les biens « au détriment du peuple » (c’est-à -dire de la majorité). Elle tonitrue : « Nous, les
pauvres, on est des êtres humains comme tout le monde ! », et conclut : « Vivement que ça change ! »

17
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction

__________________________________________________________________________________________________________________________

Profils d'avant-plan :
S P Moi C
h s e hy k p d m 0 ± S
16.08.05 + - - -! - +! +! 0 1 0 1
30.08.05 0 0 0 - - + ± +! 3 1 4
20.09.05 + 0 - -! - + ± + 1 1 2
22.09.05 + 0 0 - - ± +! + 2 1 3
22.11.05 0 0 - - - + +! + 2 0 2
06.12.05 0 0 - - - + ±' + 2 1 3
20.12.05 + 0 - - - + ± + 1 1 2
07.02.06 + 0 - -! - + + + 1 0 1
09.02.06 + 0 0 -! - + ± + 2 1 3
13.02.06 + 0 - - - + + +! 1 0 1
To tal 0 :
3 9 3 0 0 0 0 1 0/± 16/6=2.6
To tal ±:0 0 0 0 0 1 5 0 =27%
T.S.G.3 9 3 0 0 1 5 1
Q.S.G. 0 0 0 4 0 1 4 2 11!
I.Var.4 1 6 0 0 2 6 1 20/72 = 27%
Dur/ Moll 6 4 10 4 0 11 2 14 18/33 = 0.55:1
I.So c +/ - 3 7 0 14 10 1 5 11 18/51 = 35.2%
I.Des . 0.0 0.0 0.0 0.0 0.0 0.0 0.0 0.0 0%

Positions érotiques de présence (en rouge), et thanatiques


d'absence (en bleu)
35 33
32

30 29
26
25
25

20 19
17
15
15

10
10 9
7
6
5 5
5
2
0
0
h s e hy k p d m

Illustration 2 : la visée scientifique k- crédibilise les représentations en fonction d'une référence
externe (en l’occurrence la résistance de l'univers à dire).
Anne-Claude, 45, ans, a testé une énième thérapie, cette fois-ci basée sur des micromouvements de l’atlas.
Elle a été déçue, « ça ne tenait pas la route, c'était de la fumisterie ! » – claque-t-elle solennellement.
Elle suit des cours de yoga, avec les pieds sur terre. Ses asanas, elle les travaille suivant les indications
fournies par l'instructeur, sans y chercher ni plaisirs imaginaires du type « je me sens comme une
cigogne... », ni variantes fantaisistes « pour voir » (chez elle, « c'est tout vu » : il faut exécuter les postures à
la lettre !).
Le graphique au-dessous montre que la politique synallactique d+ l’emporte sur son pendant d-.
Représentante en commerce, Anne-Claude doit honorer la « maison » qui l’envoie vendre des produits
traditionnels (d-), mais elle doit surtout assurer, faire du chiffre, voir du monde (d+), bref : multiplier les
rendez-vous et les contrats.

§ 2.4. Leçon 4. Différents échelons d’échappement à la prise des circonstances :

Szondi parlait, en brossant le vecteur S, du « champ de la sexualité » (Rahmen des


Sexualtriebs). « Cercle (Kreis) », « domaine (Gebiet) » ou « zone » (dans l’expression
« zone de satisfaction (Befriedigungszone) ») égrènent chez lui les multiples manières de
nommer les pulsions. Ces vocables s’opposent déjà clairement, dans ses ouvrages, aux

18
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction

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termes « couches (Schichten) », « niveau (Ebene) » ou « échelon, degré (Stufe) ». En


creusant ce qui fait système dans l’ensemble szondien des seize tendances, Schotte et ses
émules vont donner un relief inédit à cette dualité pointillée par le neuropsychiatre
hongrois. Dorénavant, les seize tendances qui tissent la « forme entière de l’humaine
condition » (Montaigne) vont se distribuer par « registres » (Louvet) mais également par
« étages » (Louvet), chaque tendance se caractérisant désormais par son appartenance à
un registre (mettons la tendance e- au registre paroxysmal) et, au sein de ce registre, à
une série qui la situe dans la « dimension temporelle » (en l’occurrence les positions
premières) (Dialectique des pulsions, éd. De Boeck 1990, p. 20). On en arrive au tableau
« classique » brossé ci-dessous, avec les fameux « papillons » de Schotte, alias « circuits
intravectoriels ».

Pulsions (Szondi) Séduction Position Identité-Unité Contact

h+ s+ e+ hy+ k+ p+ d+ m+
Les circuits
intravectoriels de
Schotte :
h- s- e- hy- k- p- d- m-

Les « papillons » ou « chapelets » par lesquels Schotte met en évidence la systémicité du schéma
pulsionnel szondien. La fonction s+, dont nous expliciterons bien sû r la teneur plus loin, traite les
expériences en troisième position, dans le circuit sexuel. C’est donc la fonction la plus paroxysmale
(prémorale) de la sexualité. Cliniquement, elle impulse e.g. la visée dite « empirique » qui assujettit et
accommode l’outillage humain aux résistances que le monde lui impose. C’est une heuristique qui modifie
les modes d’emploi en « soumission » à ces butées, y compris chez les dragueurs qui aiment que les
femmes leur résistent.

Ces circuits ne sourdent pas d’une pure formalisation esthétisante. Ils


récompensent une confrontation nourrie avec la clinique. Plus haut, j’ai certes dénoncé
la vulgate des séquences temporelles que les szondiens psalmodient en les dégainant,
mais je n’ai pu soutenir mes années de laborieuse étude, application et critique que
parce que ces circuits libèrent une puissance d’éclairage clinique prodigieuse que je
tiens à honorer.
Encore une fois, cependant, pourquoi ces ordonnancements ne peuvent-ils
arpéger des cycles temporels ? Plusieurs arguments se pressent au portillon pour
déposer contre ce remugle génétiste. On pourrait alléguer d’abord que le temps lui-
même n’est pas une forme a priori de la sensibilité où , comme le croyait Kant, viendraient
se succéder les positions pulsionnelles. Passé, présent, futur se présentent bien plutô t
comme des produits de la pulsion. Pour Scheler, notamment, il faut y voir des
modalisations d’un pouvoir-faire originel qui définit le mouvement d’existence
(Merleau-Ponty, Barbaras) même. Bien naïf donc celui qui verrait dans les tendances des
moments imposés d’une liturgie ou d’un péristaltisme existentiel à la faveur duquel je
ne sais trop quels éléments seraient métabolisés pour mû rir finalement en vécus
dû ment intégrés28. D’ailleurs, et ce sera là un second argument, la clinique rennaise
28
Dans la 3ème édition du Lehrbuch der experimentellen Triebdiagnostik (éd. Huber 1972), Szondi explique
qu’il existe un « chemin de développement du Moi (Weg der Ichentwicklung) » qui « présente un
circuit (einen Kreislauf aufweist) déterminé, « suit un cours héréditaire (einem Erbgang folgt) » bien
défini (chap. XII, p. 145). Sur ses pas, Schotte va jusqu’à mettre en rapport les quatre vecteurs avec les
quatre grands â ges de la vie : l’enfance (C), la jeunesse (S), la maturité (P) et la vieillesse (SCH). Les

19
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction

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montre de manière con-vaincante que les processus de constitution progressive, de


cumulation, d’acquisition, de prise, que ces processus, donc, se déroulent sur un plan dit
« d’individuation »29 auquel nous allons faire correspondre le vecteur de contact. La
manière dont par exemple notre capacité de signe va prendre, s’historier et se
développer petit à petit en capacité de langue, la manière dont elle va prendre corps
année après année en connaissances linguistiques négociables toujours plus riches, cela
ne ressort ni au plan opérationnel (vecteur S), ni au plan volitionnel (vecteur P), ni enfin
au plan cognitif (vecteur SCH), plans dont on peut vérifier que les atteintes laissent
intactes les capacités de constitution progressive.

Mais le mieux pour oser revisiter l’essence des circuits sera sans doute de tendre
l’oreille à ce que Schotte lui-même énonce. Notons d’abord, rapidement, que çà et là dans
ses textes, quelques appogiatures semblent entonner un couplet non génétique, entre
autres quand notre coryphée belge tonitrue : « lâ cher ou laisser (m-) permet de partir à
la recherche (d+) », ou : « pour prendre (m+) sans s’accrocher (m+!!) il y a toujours un
équilibre à trouver entre cette tenue ou cette prise d’une part, et leur contraire qui est
de l’ordre du lâ chage »30. À propos de la position « terminale » m- à laquelle « aboutit » la
filière contactuelle, il explique qu’elle est « condition de possibilité » de l’attachement
m+, ce qui n’est pas la même chose qu’une ligne d’arrivée. On pourra d’ailleurs lire plus
tard, dans Jacques Schotte, Vers l’anthropopsychiatrie (2008), et à propos de la double
priorité ontico-ontologique que nous étudierons : « le principe ainsi énoncé soustrait le
modèle triadique à tout pur parallèle avec une succession génétique de “phases” conçues
sans plus comme un alignement de faits » (éd. Hermann, p. 134).

Se résoudre sur ces paroles à maintenir la vision génétique des circuits ? Difficile.
La première remarque citée plus haut (« lâ cher permet de partir à la recherche »)
renverse en effet l’ordre temporel imaginé entre m- (lâ cher, position 4) et d+ (chercher,
position 3). Quant à la seconde (« pour prendre sans s’accrocher, il y a un équilibre à
trouver entre la prise m+ et le lâ chage m- »), elle suppose pour harmoniser m+ et m-
une simultanéité de ces positions. Et pourtant. Dans d’autres passages, inexorablement,
Schotte enfonce le clou génétique. C’est apparemment le cas lorsqu’il conjugue le verbe
« contacter » comme ci-dessous, dans le tableau que je complète par analogie avec les
verbes « faire », « choisir » et « connaître »31 (dans ce tableau, l’infinitif présent contacter
m+ précède par exemple l’infinitif passé d- avoir contacté) :

circuits balisent ainsi chez eux une  (ephexès), c’est-à -dire une succession, une progression par
étapes.
29
Par quoi on entend l’organisation autocentrée du vivant. Gagnepain reprend ici la tradition
philosophique selon laquelle forme une « individualité » ce qui ne saurait être divisé sans que sa nature
change (on parle aussi d’« anoméoricité », de « an- : sans », et « homéories : chez Anaxagore, éléments,
particules de même nature »). Un éclat de pierre reste constitué comme la pierre dont il provient, tandis
qu’un arbre ou un poisson qu’on coupe en deux ne constituent plus ni deux arbres ni deux poissons.
30
L’œuvre de Szondi  : une théorie des moments ou dimensions constitutifs de l’acte d’exister, ou le
« contact ». Cours de questions approfondies de psychologie différentielle, Université Catholique de
Louvain, année 1971-1972.
31
Dans Fantasmes originaires, nosographie psychiatrique et positions pulsionnelles, Schotte soutient
explicitement que dans les circuits les positions s’enchaînent « au sens de la succession génétique »
(texte de 1984, à partir d’un exposé oral de 1979 : in Szondi avec Freud, éd. de Boeck 1990). Encore une
fois, je n’insisterais pas là -dessus si je n’avais la conviction que cette conception a été un obstacle
rédhibitoire dans la tentative d’articuler les doctrines belge et rennaise.

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Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction

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Pulsions : Faire (pouvoir) Choisir32 Connaître Contact

avoir à faire

avoir choisi

connaître

contacter

contacter
avoir eu à

avoir eu à
choisir

avoir à
connu
avoir
faire
Positions de présence h+ s+ e+ hy+ k+ p+ d+ m+

Positions d’absence h- s- e- hy- k- p- d- m-

connaître

connaître

contacter
avoir eu à

avoir eu à
avoir fait

contacté
choisir

choisir
avoir à

avoir à

avoir
faire

Mais d’abord, rien n’oblige à interpréter ces verbes en termes temporels. « Avoir
contacté », par exemple, signifie dans la politique anallactique d- « appartenir à une
descendance qu’on préserve à travers des usages traditionnalistes »33. Cela peut signifier
aussi « thésauriser, économiser, faire des réserves » ou « s’habiller en style rétro ». Ce
que Schotte rend par le passé, c’est-à -dire par une antériorité temporelle, peut
parfaitement être lu – et c’est ce que nous ferons – comme une modalité de satisfaction
d’une part, comme une temporalisation d’autre part. La position d-, par exemple, n’appa-
raîtrait pas avant la position d+, qua phase antérieure de traitement des contacts, mais
interviendrait pour passéiser un contact, tandis que la position d+ interviendrait pour
futuriser un contact. Au demeurant, si une véritable succession temporelle avait cours,
on voit mal pourquoi les positions de la couche contactuelle, qui scandent le présent,
précéderaient les positions « sexuelles » marquant le passé. Schotte ne coupe-t-il pas
d’ailleurs : « avoir contacté c’est cesser de contacter plus avant » (Recherches nouvelles
sur les fondements de l’analyse du destin : du centre créateur de la démarche szondienne,
cours de 1975-1976) ?

Puisque sont évoqués ici des verbes, nous tirerons ensuite notre pinceau sur un
kaléidoscope d’infinitifs où Schotte, bien plus franchement encore, désamorce l’illusion
génétique. Voici ces verbes. En premier lieu, cette nomenclature « simultanéise » si l’on
32
Deux notes, concernant ce tableau : d’abord, celui-ci ignore les différences entre actes animaux et actes
humains. L’animal choisit, par exemple, mais pas comme l’homme. Tout comme il ne fait pas, ne connaît
pas et ne « contacte » pas comme lui.
En second lieu, notre tableau reprend le verbe schottien « contacter », mais on verra que le contact tel
que l’analyse Schotte décrit en fait le premier niveau d’intentionnalité, celui de la prise d’un déjà -là
(Merleau-Ponty) où l’existence trouve sa base.
33
Soit la manière de considérer l’enfant. Certains mettent en avant sa différence d’avec l’adulte (d+). Pour
ces épistémologues synallactiques (Rousseau, Montessori), le petit d’homme met en question le
paradigme adulte. Il bouscule les « grands » dans leur position identitaire. Là -contre, les idéologues
anallactiques (d-) ne lui accordent de consistance sociale que pour autant qu’on peut le ramener à
l’adulte. L’enfant doit venir à l’adulte, devenir la copie du modèle que celui-ci incarne (Lamarck, Piaget)
de tous temps (uchronie).

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Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction

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peut dire les positions. « Faire avancer » et « faire reculer », par exemple, s’y ordonnent à
titre de complémentarités coextensives. Pouvoir avancer implique en effet que je puisse
reculer, et vice versa. Dans un cours sur Weizsä cker, le fondateur de l’école belge de
psychanalyse confirme d’ailleurs : « c’est en allant au paysage que je viens à moi-même,
en me “trouvant” ».34

Devenir,
Pulsions : Faire Vouloir Connaître
apparaître
Générativité

d+ m+ h+ s+ e+ hy+ k+ p+

(se faire) avancer

(se faire) entrer

(se faire) ouvrir


(se faire) venir

faire avancer

faire entrer

faire ouvrir
faire venir
Positions de présence :
faire apparaître
Positions d'absence :Taxinomie

d- m- h- s- e- hy- k- p-
(se faire) reculer

(se faire) fermer


(se faire) sortir
(se faire) aller

faire reculer

faire fermer
faire sortir
faire aller

En second lieu, Schotte certifie qu’« une telle homogénéisation du vocabulaire


met en évidence la logique intégrale du schéma [szondien] » (ibidem). Pourquoi ? Parce
que les couples verbaux s’étagent selon un ordonnancement qui se clô t pour ainsi dire
« de lui-même ». Voyons comment. Les allées et venues (battements)35, d’abord, se
rattachent à l’existence de « foyers » ; aller et venir, c’est « prendre consistance
multifocale ». « Il s’agit-là  de l’appartenance et de la participation au mouvement même
du monde, dans lesquelles le participant se constitue comme foyer provisoire du
procès » (Recherches nouvelles sur les fondements de l’analyse du destin : du centre
créateur de la démarche szondienne, cours de 1975-1976). Et Schotte de poursuivre : les
avances et les reculs dépendent de « points fixes » (ou « centres »), tandis qu’avec
l’intervention de limites définies par des lois, on entre et on sort. « Ouvrir » et
« fermer », enfin, mettent en œuvre la négation comme principe permettant de
reconstruire perpétuellement les choses autour d’une opposition, comme dans le
dialogue authentique ou la recréation identitaire des objets chez les surréalistes. Cette
recréation fait ouvrir en ce sens qu’elle « met en cause la réalité au nom d’une réalité
nouvelle » (Aragon : La peinture au défi, 1930). Quand Robert Desnos déclame : « Le
compas traçait des carrés et des triangles à cinq cô tés. (…) La pluie nous sécha »
(Langage cuit, 1923), il nie l’usage « normal » du langage non pas pour dessiner une fois
34
Schotte : Se mouvoir et sentir. Le cycle de la forme du fonctionnement vivant. Cours de questions
approfondies de psychologie différentielle, Université Catholique de Louvain, année 1969-1970.
35
Celles du toxicomane ou du clochard qui fait la zone, celles aussi du jeune autiste qui bat
rythmiquement des mains (flapping) ou se balance d’avant en arrière.

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Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction

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pour toutes tel autre usage, mais pour ouvrir un espace de déploiement. Et le ready-
made (créé par Marcel Duchamp) produit du nouveau « sans avoir à se prendre pour
Dieu » : il modifie insidieusement les ustensiles (en nie certaines propriétés) de façon à
briser leur utilité gestaltique, figurative.

Le surréalisme ouvre et ferme les objets. On pourrait dire, en reprenant un terme mis en système par
Schotte, qu’il les « démembre » ou les « remembre » (on a la trilogie C-morceaux, S/P-parties, SCH-
membres). Il fait dialoguer le même et l’autre en réarticulant leur identité, en les décontextualisant à la
limite du possible. Il s’agit, explique Roland Penrose, de réorienter la vie par une « vision autre » qui
disqualifie le monde objectif.
Image de gauche : https://artsplastiquesetudes.jimdo.com/secondaire-5/notes-de-cours/ready-made/
Image de droite : https://collections.artsmia.org/art/5343/gift-man-ray

Le tableau ci-dessous montre comment Schotte, dans l’un de ses cours, nuance
ses infinitifs en lien avec les fonctions szondiennes (qua visées) que j’illustre moi-même
plus bas :
k : égosystole (Szondi) – crédibiliser p : égodiastole (Szondi) – inspirer

Présence : k+ introjection : s’ouvrir


p+ inflation : faire ouvrir (RELIER)
(faire) Porte dans la fermeture, mais de
Ouvre de manière ouverte.
apparaître manière secrètement ouverte.
(DÉ LIER)

p- projection : faire fermer (LIER)


Absence : k- négation : se fermer
Soi entièrement fermé et ouvert. Porté
(faire) Redouble la fermeture et
dans l’ouvert, mais de manière
disparaître l’accentue.
secrètement fermée.

 Projection, faire fermer : faculté interrogative qui laisse émerger le sens des choses
comme s’il existait naturellement « hors de soi », par exemple, chez l’enfant, dans le
dire des parents, ou, chez le chiromancien, dans les lignes de la main. Sur un registre
différent, le complotisme documente sans doute le faire fermer p- : il rabat en effet
l’intelligibilité d’un événement sur un présupposé qui ne laisse pas venir d’explica-
tions alternatives.
 Introjection, s’ouvrir : mythiquement, le sujet crédibilise l’information en
verbalisant des rapports auxquels le simple « regard sur les choses » n’aurait jamais
permis de penser. Pline (23-79), par exemple, tient que le corps d’une noyée flotte la
tête en bas pour cacher les organes sexuels, tandis que celui d’un homme flotte sur le
dos. C’est que la pudeur sexuelle est un état naturel chez la femme… 36 Pareillement,
36
« Virorum cadavera supina fluitare, feminarum prona, velut pudori defunctarum parcente natura »
(Histoire naturelle, VII, 17). Ridicule ? Peut-être pour nous, maintenant. Mais l’ouverture mythique,
rappelle à juste titre Annibale Salsa, reste une stratégie pour s’adapter à la vie là où il n’est pas facile de
vivre (Il tramonto delle identità tradizionali. Spaesamento e disagio esistenziale nelle Alpi, éd. Priuli &
Verlucca, 2007, chap. III, p. 90).

23
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction

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l’enfant, à ses débuts, dessine ce qu’il sait plutô t que ce qu’il voit. C’est ce qu’on
observe dans la transparence de ses dessins, par exemple le fait qu’un petit jû dô ka se
représente avec une ceinture en forme d’ellipse entière (dont on voit donc la partie,
perceptuellement invisible, qui passe derrière le corps).

Sur son versant naturel, l’introjection (Szondi) k+ « porte dans la fermeture mais de manière
secrètement ouverte » en donnant des contours gestaltiques aux flux sensoriels, c’est-à -dire en créant
de l’objet représentatif. Cette mise en forme se révèle de manière saisissante dans les stéréogammes
tels celui présenté ci-dessus. Fixez l’image avec un regard défocalisé, comme pour voir au-delà ,
éventuellement en l’avançant et en la reculant légèrement. Après quelques secondes (selon
l’habitude), vous verrez surgir tout à coup un requin en trois dimensions !
https://club.doctissimo.fr/cyd1971/stereogrammes-images-cachees-353375/photo/requin-
15042059.html

 Négation, se fermer : elle prolonge-renverse la fixation des représentations


mythiques qui évoquent ce que le sujet littéralement « s’entête » à penser. Szondi
nomme aussi cette fonction « désimagination ». J’ai vu surgir cette visée notamment
avec la parenté, quand il s’agit, à la place de l’enfant et dans son intérêt, de « voir plus
loin » (« si tu manges tout ce chocolat, tu auras mal au ventre »). Une fois la
responsabilité parentale allégée, la position k+ se rétablit.

À gauche : Les casseurs de pierre, Courbet 1849


https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Casseurs_de_pierres
« Le fond du réalisme, c’est la négation de l’idéal ». Gustave Courbet s’oppose à l’imaginaire
romantique (position nostalgique k+) et au formalisme académique qui ramène le réel à sa manière
de voir, par exemple celui qui impose de réserver les grands formats aux ainsi dites « peintures
d’histoire ».
Les réalistes s’attachent à la représentation de ce qui s’impose à la vue : scènes de travail quotidien,
gens ordinaires, paysages de l’environnement réel plutô t que panoramas idylliques du néo-
classicisme (à droite : Pierre-Henri de Valenciennes : L’ancienne ville d’Agrigente, 1787).

24
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction

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https://fr.wikipedia.org/wiki/Peinture_néo-classique
 Inflation (faire ouvrir) : on cherche le propre complément en soi-même pour
devenir causa sui. Le sujet entend ici penser par soi et pour soi. Il donne dans
l’œcumé-nisme, le cosmopolitisme, la métaphore, le prosélytisme, souvent la
bisexualité. C’est un esprit faustien. Avec ses utopies, il « envisage des manières de
vivre radicalement autres » (dixit Ricœur).
Si mon chevillage Szondi-Gagnepain tient la route, l’égodiastole p+ a pour face cultu-
relle l’ainsi dite « visée poétique ». À ce titre, elle fait ouvrir en libérant la pensée des
conditionnements naturels. Ici, le message ne se moule plus sur la situation (visée
scientifique), ni inversement (visée mythique) : il se prend lui-même pour modèle. Il
s’énonce lui-même. C’est le cas quand je ponds des rimes (« Ça roule Raoul ! ») ou
quand je joue d’allitérations (« Pour qui sont donc ces serpents qui sifflent sur vos
têtes ? », Racine37). Avec la rhétorique poétique, il y a bien déterminisme, mais au
sens où c’est la faculté de dire qui se conditionne elle-même : « Elvire, je l’admire…
Hercule, je l’…. ».

Le Nouveau Roman (Alain Robbe-Grillet, Michel Butor, Nathalie Sarraute, Claude Mauriac, Raymond
Roussel…) pratique la rhétorique poétique non pas phonologiquement mais sémiologiquement. Une
de ses caractéristiques gît dans le fait que le texte s’auto-représente. Au lieu d’un référent externe
(personnage, intrigue), s’impose au premier plan l’élaboration même du texte. Ce point est
particulièrement bien illustré par l’usage de ce que Jean Ricardou appelle « vocable générateur ». « À
partir du mot “jaune”, Claude Simon tire une infinité d’éléments que nous pourrions appeler
thématiques. Il prend jaune dans toutes ses acceptions au niveau des signifiés. Alors tous les jaunes du
texte, qui sont innombrables, tous les dorés (…,) tout ça donne un ensemble thématique
extraordinaire, depuis la pompe à essence Shell jusqu’au soleil qui jaunit une feuille, jusqu’à de la
bière, jusqu’à de l’urine » (Jean Ricardou : Du nouveau roman, Interview radiophonique par Jean Paget,
sur France Culture, 1er janvier 1971). On a là une récurrence qui nécessite rythmiquement le message.
À gauche : l’ouvrage fondateur du nouveau roman, par Alain Gobbe-Grillet (1960).
À droite, Claude Simon, auteur de La route des Flandres : https://diacritik.com/2017/12/12/le-
canular-claude-simon-ou-la-deroute-des-flandres/
Autre expression du faire ouvrir poétique : dans le nouveau roman, le personnage se réduit à peau de
chagrin. Souvent, il ne porte aucun nom (il reste un « je » anonyme ou une initiale), n’a ni passé, ni
famille, ni engagement, ni ancrage géographique. Sa présence se justifie par la seule nécessité du
langage. Du coup, cependant, il ne limite plus le lecteur à des réactions fortement déterminées. Il n’est
plus un fantoche préformaté (par exemple un héros), mais le zéro qui permet d’articuler « la
promesse de nouvelles découvertes » (Robbe-Grillet).

Pour revenir à notre propos, pourquoi les verbes « ouvrir » et « fermer » mettent-
ils « en évidence la logique intégrale du schéma [szondien] » ? Parce que d’après Schotte
37
Andromaque, 1667.

25
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction

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ils livrent les « conditions de possibilité » des différentes structures spatiales38. Qu’est-ce
à dire ? Ceci : qu’ils permettent à toutes les positions de s’articuler les unes aux autres.
Une condition de possibilité est ce qui permet un agir « non figé sur lui-même », et qui
ouvre aux positions conditionnées « leur propre espace de jeu » (Recherches nouvelles).
À ce titre, une fois encore, les positions terminales des circuits instruisent contre la
vision génétique un dossier accablant : en effet, ouvrir et fermer ne suivent pas entrer et
sortir, avancer et reculer, aller et venir. Inversement, les allées et venues n’animent pas
chez l’homme une étape inaugurale de mouvement qui disparaîtrait graduellement au
profit des autres, plus complexes. Elles lèvent un fond(s) de possibilités apéritives
toujours disponibles, à intégrer avec les autres ressorts intentionnels et à exploiter avec
sagesse selon l’exigence de l’heure, comme Schotte en convient, d’ailleurs : « l’état
normal implique que le sujet puisse selon les circonstances occuper l’ensemble des
quatre positions. (…) Le sujet normal est capable de prendre et de laisser, de tenir et de
lâ cher, de participer aux allées et aux venues » (Recherches nouvelles). En un mot comme
en cent : les infinitifs ouvrir et fermer conjuguent pour Schotte l’origine des autres
verbes, non leur terme. Ce qui disqualifie l’idée selon laquelle « du premier au quatrième
vecteurs sont atteints et s’actualisent successivement des registres de plus en plus
essentiels » (L’analyse du destin comme pathoanalyse, Notes du cours de Questions
approfondies de Psychologie clinique, Centre de Psychologie clinique UCL, Louvain-La-
Neuve).

Tout cela, avouons-le, déconcerte. On notera effectivement que les « paquets » de


verbes sont distribués par champs. Or on s’attendrait à ce que la formation de « foyers »
permettant d’aller et de venir situâ t ces mouvements au niveau hylétique. Et à ce que
celle de « points fixes » permettant d’avancer et de reculer situâ t ces mouvements au
niveau « sexuel » calé sur l’« objet ». Pareillement pour les limites puis pour ce que
Lekeuche appelle « repères »39. Mais c’est tout bonnement impossible : si Schotte avait
vu ici dans ses foyers, dans les points fixes, les limites et les repères, ce que Louvet
appelle « étages d’abstraction », il n’aurait jamais réparti les paquets de verbes qui s’y
associent par champs mais par climats. Les verbes « entrer » et « sortir », par exemple,
auraient renseigné les positions troisièmes d+, s+, hy- et k-, non les positions
paroxysmales e-, hy+, hy- et e+ ! Dans la plus avantageuse des hypothèses, si Schotte
avait vu dans les limites des régulateurs de la paroxysmalité en général, sans distinguer
entre champs et niveaux, il les aurait impliquées dans le fonctionnement des visées e-,
hy+, hy- et e+ et dans celui des visées d+, s+, hy- et k-, le même discours valant bien sû r
pour les foyers, les centres et les repères. On objectera : quand, autour des ouvertures et
des fermetures, Schotte prêche que « la dialectique k/p est responsable des articulations
des passages d’une dimension à l’autre », nous sommes dans l’année académique 1971-
1972 (L’œuvre de Szondi : une théorie des moments ou dimensions constitutifs de l’acte
d’exister, ou le « contact »). Or l’extension du concept de circuit pulsionnel à chaque

38
Spatiales et, en fait, temporelles. Comme l’illustre bien la démarche surréaliste, il s’agit avec les
ouvertures et les fermetures de dépasser une temporalisation par durées (C), états (S) ou crises (P) vers
une temporalisation par processus (SCH). En thérapie narrative, par exemple, la « ré-auteurisation »
(re-authoring) des histoires personnelles donne lieu à des manières de considérer les problèmes où
ceux-ci ne peuvent plus déployer leur influence comme auparavant.
39
Penser la psychopathologie à l’aide du test de Szondi, cours donné à Lausanne du 21 au 30 septembre
1995. Les limites émanent de « lois », explique Lekeuche. Nous dirions plutô t avec Gagnepain : de
« règles ».

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Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction

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vecteur vit le jour en 1975. Avant cette date, Schotte ne pouvait donc pas dissocier
champs et niveaux ! » Soit. En 2004, toutefois, quand il préface Vers
l’anthropopsychiatrie, il persiste et signe, comme déjà signalé, ce qu’il avait soutenu dans
une interview menée par Jean-Marc Poellar : « le fait que l’homme puisse être
psychotique, c’est ce qui, en quelque sorte, rend humains, de bout en bout humains, les
autres types de perturbation dont on trouve plus facilement des espèces d’ombres
projetées sur le futur homme, déjà chez les animaux » (éd Hermann 2008, p. 327). Mais
la psychose ne concerne-t-elle pas le champ moiïque ? La problématique des ouvertures
et des fermetures qu’elle met en scène ne recrute-t-elle pas les radicaux k (catatonie) et
p (paranoïa) ? Si Schotte assigne maintenant les ouvertures et les fermetures au champ
moiïque de la pensée plutô t qu’aux positions quatrièmes, c’est en pleine connaissance de
cause.40 Objectera-t-on que toutes les positions quatrièmes drainent quelque potentialité
psychotique ? Qu’elles impulsent toutes un je-ne-sais-quoi de moiïque qui les apparente
aux radicaux k et p ? Soit. Mais la question reste précisément de savoir « en quel sens »,
vu qu’une tendance moiïque telle p-, dans le système mis à nu par Schotte, doit différer
d’une tendance moiïque telle e+. Tournez les choses comme il vous plaira, retournez-les
encore, vous n’échapperez pas à la nécessité de diffracter qualitativement les vecteurs
en champs et en niveaux, de couper pour ainsi dire chaque poire en deux.

Voilà donc où nous en sommes avec Schotte : à une ambiguïté non dissipée quant
au sens du « feuilletage » qui ordonne les moments pulsionnels. Mais à une ambiguïté
grosse de promesses que j’espère accoucher. Quand Schotte rapporte à propos des allées
et des venues qu’« il s’agit de l’appartenance et de la participation au mouvement même
du monde » (Recherches nouvelles ; c’est moi qui souligne la conjonction), j’aime penser
qu’il distingue du plan contactuel des appartenances une strate contactuelle de
participation qui n’est pas vouée à disparaître dans le temps tel un déjeuner-de-soleil,
mais qui pour ainsi dire permet constamment au culturel humain d’embrayer sur le réel.
Une preuve en serait peut-être que Schotte repère le « va-et-vient dans l’idée de
commercer ou de converser » (notion d’échange, plan C), idée qui renvoie à
l’économique, au politique (donc à un niveau abstrait de relation avec le monde), et non
au sentir (Une pensée du clinique. L’œuvre de Viktor von Weizsäcker, Cours donné à
l’Université Catholique de Louvain, 1984-1985) !

J’ai évoqué à l’instant une « ambiguïté non dissipée ». Il faut édulcorer ce constat.
En vérité, Schotte me semble avoir livré la clef – la bonne – des étagements pulsionnels.
Ma critique se justifie alors surtout pour recentrer les efforts des chercheurs sur cette
clef plutô t que sur l’opium chronologique qui enfume encore tant de textes. Quelle est la
clef livrée par Schotte ? C’est celle qui révèle dans les niveaux pulsionnels – grâ ce
notamment aux triades d’August Deese – des degrés d’autonomisation. Les
« dernières » positions des circuits ne marquent plus ici les phases conclusives de je ne
sais quelle digestion existentielle, mais les formes extrêmes d’indépendance vis-à -vis

40
Sous la loupe, la thématique apparaît encore plus nébuleuse : dans Une pensée du clinique. L’œuvre de
Viktor von Weizsäcker, Schotte engonce la dialectique ouvrir/fermer dans le sentir, c’est-à -dire dans le
vivant generaliter : « La mise en forme réciproque de l’organisme et du milieu est faite d’une conjonction
perpétuelle d’ouverture et de fermeture : d’ouverture opérée dans la perspective d’un retour à soi, (…)
et de fermeture. D’un moment de retour à soi où l’acte fait boucle sur lui-même » (Cours de questions
approfondies de psychologie clinique. Université Catholique de Louvain, année académique 1984-1985).
Comment déchiffrer cela, si cette dialectique doit singulariser l’humain ?

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Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction

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des contingences situationnelles. À la faveur de mon anastomose Schotte-Gagnepain,


chaque tendance vient alors imposer à sa mesure une exigence de concrétisation (c’est
ainsi que je relis ce que Schotte appelle « priorité ontique ») ou d’abstraction (« priorité
ontologique ») qui permet de moduler respectivement notre participation ou notre
« échappement » (Merleau-Ponty) dans l’engagement qu’est l’existence. Plus contactuel
un appétit, plus contextualisée sa mise en œuvre ; plus moiïque une fonction, plus
décontextualisé son accomplissement41.

Le principal résultat proposé par la quatrième leçon de ce cours aura été de


dégager dans les tendances-maîtresses de l’humana conditio des tensio-actifs qui
polarisent du culturel et du naturel, du noétique et du vital (ou plus exactement : du
culturel incorporé et du naturel humanisé 42). Une idée que j’esquisse sur cette base et
que je développerai en conclusion du cours est que l’existence de plusieurs couches
d’abstraction recèle un intérêt vital : elle offre ce qu’on appelle une « vicariance
d’usage », autrement dit la possibilité pour le vivant d’attribuer à un même contenu des
fonctions multiples. C’est cette vicariance qui permet par exemple aux agnosiques
(malades atteints dans leur capacité à gestaltiser les sensations, à produire du percept)
de structurer leur représentation grâ ce aux déductions abstraites élaborées via le
langage. Semblablement, c’est cette vicariance qui permet aux apraxiques (malades
atteints dans leur capacité à gestaltiser la motricité, à produire du geste) de structurer
leur instrumentation43 grâ ce aux procédés abstraits élaborés par la technique.

§ 2.5. Leçon 5. Les huit notes du clavier existential humain :

Comme moult penseurs de l’humain, Szondi a retenu pour décrire ce qui nous fait
hommes un nombre déterminé de « facteurs de dispositions primaires » constituant
le « noyau primaire de la personnalité » (ces deux expressions sont d’Ernst
Kretschmer44). Pour l’exactitude, il en a rassemblé huit. Empiriquement. Il devait
appartenir à son principal élève Jacques Schotte d’expliciter la logique interne de ce
spectre, de montrer autrement dit pourquoi ces huit « formes radicales de la
personnalité » (Kretschmer), subdivisées en seize positions pulsionnelles, font système.
Notre cinquième leçon rejoint Schotte mais suivant une démarche originale. À partir du
« mouvement d’existence » lui-même, examiné sous la loupe phénoménologique dans
ses nervures essentielles, elle dérive deux stratégies fondamentales, complémentaires et
nécessaires du vivre, à savoir l’alloplastie et l’autoplastie. Les quatre champs
d’expérience irréductibles qui constituent le vivant (l’être, l’activité, la réactivité et l’in-

41
Les fondateurs de l’anthropologie philosophique allemande (Scheler, Gehlen, Plessner) parlent d’« Um-
weltentbundenheit », de « déliaison d’avec le milieu ». Et Gehlen, encore, d’« exonération, de décharge
(Entlastung) ». C’est en ce sens que Luc Ferry, après Sartre, évoque la « lutte de la liberté contre la
naturalité en nous » (Luc Ferry et Jean-Didier Vincent : Qu’est-ce que l’homme ?, éd. Odile Jacob 1988, p.
46). Chez Gagnepain, le vocable « liberté » sera restreint au champ paroxysmal. Il définira, on le verra, la
capacité pour chacun de satisfaire ses désirs de manière légitime, ce moyennant un ensemble clos
d’inter-dictions implicites auto-engendrées définissant l’éthique.
42
Naturel humanisé sous forme par exemple de motricité raisonnée, pour ce qui regarde notre faire.
43
L’instrumentation désignera plus loin du « pour faire ceci » qui lie un « quoi faire » (fin pratique) et un
« comment faire » (moyen).
44
Les hommes de génie, 1927.

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Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction

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formation) se diffractent chacun en un sous-groupe de ressorts alloplastiques et un


sous-groupe de ressorts autoplastiques. D’où l’octonaire szondien.

Deux choses importantes sont mises au point quant à cette polarité fondamentale
de l’intentionnalité pulsionnelle (Triebintentionalität, Husserl) : dans le cadre de mon
anthropologie clinique unifiée45, les quatre fonctions radicales autoplastiques 46 sont
appariées à ce que Gagnepain nomme « visées pragmatiques ». En simplifiant un peu, ces
visées sont des manières de concilier tant bien que mal47 nos abstractions humaines
(personne, outil, norme et signe) avec les exigences imposées par la vie, cela en essayant
soit de conformer l’univers à ces structures rationnelles abstraites, soit au contraire de
conformer nos structures à la réalité qui nous résiste. Dans un sens ou dans l’autre, les
radicaux autoplastiques définissent ainsi des stratégies d’accommodation. Leurs
pendants alloplastiques48, eux, se débrouillent autrement pour mettre en œuvre du
contrat, du produit, de la vertu et du concept. Ce n’est pas par accommodation qu’ils
imposent à nos abstractions culturelles de « remettre les pieds sur terre » : les positions
alloplastiques procèdent d’après Gagnepain par voie réflexive. Les positions quatrièmes,
dites « moiïques » par les szondiens, génèrent de l’usage (C), de l’ouvrage (S), du
suffrage (P) et du message (SCH) en court-circuitant pour ainsi dire la réalité et en
investissant nos facultés elles-mêmes. Nous libérons alors notre potentiel de lien social
pour célébrer réflexivement ce potentiel dans la cérémonie (m-), nous libérons notre
geste pour produire plastiquement de belles figures (h-), nous libérons notre vouloir
héroïquement dans de « beaux gestes » gratuits qui enjambent si l’on veut nos intérêts
vitaux (e+), enfin nous libérons notre verbe en jouant poétiquement avec notre
possibilité même de dire le monde, de le rendre intelligible, de le significatiser (p+)49.
45
Celle qui met en équation les théories fondamentales de l’école rennaise (regroupée autour de Jean
Gagnepain) et de l’école belge (rassemblée autour de Jacques Schotte).
46
Il s’agit des positions de couche d’abstraction 2 et 3, que les anthropologues de l’école belge appellent
« facteurs médiateurs » en raison de leur temporalité médiane dans les olympiades pulsionnelles.
47
Je dis « tant bien que mal », car au vrai la manière dont l’homme formalise abstraitement le donné ge-
staltique, c’est-à -dire l’expérience naturelle, hante irrémédiablement nos constitutions politiques, nos
productions industrieuses, nos habilitations morales et nos désignations rhétoriques. Prenons à titre
illustratif notre faire abstrait (vecteur S). La technique, explique Jacques Laisis, pérennise l’emploi des
objets. Elle nie en cela l’instrumentation qui nous lie circonstanciellement à ce que l’environnement met
à portée de main. Le service concret à produire, lui (la « chose à faire », alias « trajet »), reste fonction de
la situation. Sous cette latitude, il y a actualité éphémère du moyen et de la fin liés à l’action. Dans
l’instru-mentation vitale, moyen et fin soit coexistent soit n’existent pas. Ils s’impliquent l’un l’autre et
s’épuisent dans l’action. Avec la technique, au contraire, nous disposons de procédés sans même les
employer. La faculté d’outil, implicitement agissante à travers nous et en ce sens extérieure à nous, la
faculté d’outil, donc, ne dépend ni de nos forces ni de nos besoins contingents. Elle substitue à la
manipulation directe un mode d’emploi disponible hors contexte (« pour boire, il faut pincer l’anse de la
tasse… »). Chez homo faber, les moyens et les fins sont donc analysés par l’outillage, mais du coup ne
sortent pas indemnes de la formalisation technique. L’instrumentation humaine reste à jamais hantée
par une dispense de labeur et une inefficience partielle qui sont paradoxalement le prix à payer pour
notre sécurité, c’est-à -dire pour la possibilité de reproduire un résultat escompté (la technique nous
affranchit en effet des aléas du tâ tonnement ; elle produit un geste sû r, tandis que l’enchaînement des
trajets oblige à surveiller en continu le travail qui se fait).
48
Il s’agit des positions de couche 1 et 4, que les anthropologues de l’école belge appellent « facteurs
directeurs » en raison de leur position extrême dans les circuits pulsionnels.
49
En p+, on le verra, le langage se nécessite sui-référentiellement non en fonction des choses à dire
(« Fumer tue », « Pour monter sur le Salève, comptez deux bonnes heures de marche »), mais des mots
pour en parler (« La mère de Toto a trois frères : Pim, Pam et… »). Nous avons mentionné cela à propos

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Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction

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Gagnepain qualifie ces visées d’« esthétiques ». Il les compare à la « raison pure » de


Kant, par contraste avec la « raison pratique » (les visées pragmatiques).
Un apport original de mon imbrication Schotte-Gagnepain consistera à montrer
qu’aux visées réflexives (associées par moi aux positions quatrièmes) s’ajoutent quatre
visées absentes chez Gagnepain. Ces visées alloplastiques auxquelles je fais
correspondre les positions premières ou « contactuelles » sont des heuristiques qui, là
encore, ne misent pas sur une accommodation entre nos abstractions et les états de
choses qui leur résistent. Sur quoi, alors ? Sur la promotion d’interfaces propices à
« faire émerger » d’éventuelles opportunités. Il existe si l’on veut, d’après moi, une
politique, une production, une morale et une rhétorique qu’on peut comparer à des
« appels d’offre » consistant à favoriser tous azimuts l’apparition d’usages, d’ouvrages,
de suffrages et de message providentiels.

§ 2.6. Stabilisation et remobilisation :

En concluant le rendez-vous précédent, il aura été convenu de nommer les visées


– jaugeables mutatis mutandis par le Szondi-test – « préoccupations », car il s’agit là des
maîtresses-attitudes avec lesquelles chaque être humain conduit sa vie, répond à ses
défis. Ces attitudes sont à distinguer de la politique, de la production, de la morale et de
la rhétorique en acte, autrement dit des « occupations » proprement dites, formatées au
coup par coup par nos facultés noétiques (mes « formants ») et hors de portée du test.
Maintenant, nous avons vu que les positions pulsionnelles qua visées permettent de
faire face aux exigences quotidiennes en misant plus ou moins sur les contextes
situationnels. L’humoriste qui, sur scène, commence son spectacle, cet artiste doit en
quelque sorte se mettre en phase avec le public présent hic et nunc, pour que « ça
prenne ». À un certain moment, il devra exceller littéralement dans sa gestuelle et ses
émotions pour épater la galerie, et cela en travaillant la gestaltisation de la motricité ou
des affects, déjà plus abstraite. Sans doute aura-t-il aussi à suggérer, toujours
figurativement, des entités non-données tel un policier qui le poursuit ou le projet de
chercher une cachette. Un pas aura été fait encore dans l’abstraction. Enfin, notre
humoriste pourra compter sur la grammaire abstraite de sa langue pour placer un
savoureux jeu de mots, ou sur la maî-trise plastique tout aussi décontextualisée de sa
gestuelle pour offrir un sublime moon walk qui achèvera d’emporter le public. Ces
niveaux de mise en œuvre seront appelés, selon la très adéquate expression de Mélon
« climats pulsionnels ». Ils correspondent à des patterns tendanciels que les
programmeurs neuro-linguistes nomment « métapro-grammes ». Dans l’antagonisme
alloplastie versus autoplastie, je montrerai tests à l’appui qu’on peut repérer un
métaprogramme dit « option versus procédure » qui recoupe l’opposition traditionnelle
« otium versus negotium ».

Sur ces bases, la sixième leçon poursuit la dérivation des positions pulsionnelles à
partir du mouvement d’existence. Outre l’autoplastie et l’alloplastie, fondées sur le fait
que le vivre se polarise toujours en un monde propre (idios kosmos, pô le subjectal) et en
un monde commun (koinos kosmos, pô le objectal), je présente ici la complémentarité
fondamentale entre stabilisation et remobilisation repérée dans le pulsionnel par Paul
Hä berlin (1878-1960), une source majeure d’inspiration pour Szondi. Schotte a large-
ment creusé cette polarité. Elle est ici dérivée du fait que le mouvement d’existence
du Nouveau Roman.

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Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction

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(, entéléchie), comme l’avait déjà vu Aristote, ne saurait être conçu comme
s’épuisant dans son actualisation (, energeia). Un « j’agis » suivi de « et puis plus
rien » reste impensable. Vivre implique une tension vers résiduelle, une 
(dynamis) qui cô té sujet est vécue comme « je peux », et cô té objet comme appartenance
irréductible des étants (les entités, les phénomènes particuliers) à un omni-englobant
intotalisable qui n’est autre que le « monde ».50

Répercutée au sein même de la motivation humaine, la différentielle stabilisation-


remobilisation se présente dans ma synthèse anthropologique comme la relation par
laquelle une figure (gestalt) immédiatement donnée – un sujet (corps), un trajet, un
projet (appétence) ou un objet – renvoie à une figure non immédiatement donnée. Pour
parler avec Wolfgang Kö hler, il s’agit de l’enchaînement d’une figure « présente de façon
tangible dans la sphère du présent actuel » à une autre figure posée « par-delà la sphère
de l’explicitement donné » (Gestalt psychology, 1947). C’est ce que les philosophes dési-
gnent par « apprésentation ». C’est ce que Paul Ricœur décrit dans son opposition entre
la finitude du point de vue et l’infinitude du sens. Rien à voir donc avec une contention
morale, mal gré qu’en aient les louvainistes qui s’acharnent à confondre positions de
niveau paroxysmal et positions du champ éthico-moral (vecteur P). Ce qui a
probablement entretenu cette confusion c’est que d’une certaine manière les positions
troisièmes assujettissent une figure à une autre. Dans le champ de l’être (vecteur C), le
spécimen s’assujettit à son type ; dans le champ du faire (vecteur S), le moyen
s’assujettit à une fin ; dans le champ affectif du vouloir (vecteur P), le prix s’assujettit à
un bien ; enfin, dans le champ du savoir (vecteur SCH), un indice s’assujettit à un sens.
Dans ces relations que l’école rennaise baptise respectivement « spéciation »,
« instrumentation », « valorisation » et « symbolisation », l’élément actuellement
donné est assujetti en ce sens que la relation même l’évide (Gagnepain) de certains
aspects non pertinents qu’elle néglige. Quand l’i-phone que je vois sur la table m’évoque
les pauvres gens qu’on fait crever dans des mines sous la menace de milices armées
pour extraire les matériaux nécessaires à sa fabrication, je dé-figure partiellement l’objet
vu. Sa couleur n’importe plus. Pas davantage son poids. Il y a là quelque chose comme
une limitation qui peut faire penser à une contention morale, mais qui – j’insiste – n’en
est pas une.
50
Voyons bien que pour une approche pulsionnelle de l’homme, le sujet n’est qu’un pô le du mouvement
d’existence, pô le qui ne préexiste pas au mouvement mais que le mouvement fait venir. « L’important ici
est que ce mouvement n’est pas un processus dont l’organisme vivant serait le sujet immuable : cela
reviendrait à nouveau à référer la vie à autre chose qu’elle-même et à ignorer le caractère
ontologiquement dernier de la catégorie de mouvement. Le mouvement vivant doit être compris comme
le processus par lequel advient ou se produit le sujet même qui est en mouvement, non pas passage de la
puissance à l’acte des déterminations d’un substrat, mais réalisation de ce qui n’était même pas en
puissance ; mouvement ontogénétique qui ne reçoit pas son unité d’un substrat, c’est-à -dire du vivant,
mais qui constitue sa propre unité et, par-là, celle du vivant. Un tel mouvement ne doit pas être
considéré “comme quelque chose qui présuppose toujours déjà un étant constitué, mais bien comme ce
qui constitue l’étant, ce qui rend manifeste tel ou tel étant en faisant qu’il s’exprime d’une manière qui lui
est originairement propre. Le mouvement est ce qui fait apparaître qu’il y a, pour un temps déterminé,
une place dans le monde pour une réalité singulière déterminée parmi d’autres réalités singulières”. Par
exemple, le mû rissement d’une pomme ne doit pas être compris comme l’altération progressive d’un
substrat donné : c’est plutô t le mû rissement de la pomme qui occasionne la rencontre de cette douceur,
de cette couleur, de cette odeur et de cette forme et les unifie en un même substrat » (Phénoménologie
de la vie, in Noesis N° 14, 2008, Sciences du vivant et phénoménologie de la vie). La vie n’est donc pas
conservation (de quoi ?) mais accomplissement, non pas répétition mais création.

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Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction

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Encore une fois, comment comprendre alors ce qui limite ou assujettit l’actuel,
sous latitude paroxysmale ? Je réponds en reprenant ce que Merleau-Ponty explique du
« sens » generaliter : les positions de niveau paroxysmal sont des positions qui permet-
tent qu’une perspective « annonce plus qu’elle ne contient » (Phénoménologie de la
perception, 1945, éd. Gallimard 2016, p. 26). En indexant le décours expérientiel sur du
sens, les positions troisièmes ouvrent « à une coordination plus étendue » (p. 37). Elles
importent dans le vécu « le pressentiment d’un ordre imminent » (p. 41), donnent à
chaque perspective sur le monde « une fonction » (p. 79), centrent « une pluralité d’ex-
périences sur un même noyau intelligible » (p. 153), font « qu’un ou plusieurs termes
existent comme… représentants ou expressions d’autre chose qu’eux-mêmes » (p. 491).
« Sous toutes les acceptions du mot sens, nous retrouvons la même notion fondamen-
tale d’un être orienté ou polarisé vers ce qu’il n’est pas » (p. 493). Rien d’obligatoirement
affectif ou moral dans cette indexation, encore une fois.51 Rien de nécessairement
volontariste ou « légaliste », comme disent les szondiens pour parler de ce que
Gagnepain qualifierait lui de « normatif » ou de « réglementant ». Rien de volontariste,
même s’il s’agit de s’adapter aux résistances du monde. Ce qui n’empêche d’homologuer
maintes caractéristiques que Schotte a eu le mérite d’ajourer pour les différents étages
intentionnels, entre autres, pour ne mentionner ici que celle-ci, le rô le futurisant des
positions troisièmes (quand nous visualisons l’avenir, « les neurologues ont constaté
que d’autres zones du cerveau s’activent, en plus des zones mises en jeu lorsque nous
nous remémorons le passé  : il s’agit de modules cérébraux qui entrent en action lorsque
nous imaginons des mouvements de nos membres et de notre corps. Une telle
observation laisse penser que nous nous projetons de façon dynamique dans cet
environnement, alors que nous nous projetons de façon plus statique dans le passé. […]
Se projeter dans le futur, c’est donc mettre son corps en mouvement », autrement dit se
remobiliser)52.

51
Je profite de ce court topo sur les positions troisièmes qui préviennent ainsi présomptivement l’expé-
rience pour évoquer une « propriété fondamentale du vivant, peut-être la plus importante » : l’antici-
pation. (Alain Berthoz & Claude Debru : Anticipation et prédiction, éd Odile Jacob 2015). L’anticipation
emporte tout le spectre szondien.
- Prenez l’émotion. C’est un mécanisme anticipateur qui, par exemple grâ ce à l’évaluation-éclair amyg-
dalienne, oriente en quelques instants notre comportement en fonction d’un avenir probable, et pré-
pare le traitement plus laborieux des informations par le cortex. La surprise (Überraschung, Szondi),
qui « est l’attitude émotive la plus simple », « consiste dans l’anticipation (…) des biens et des maux »
(Ricœur : Philosophie de la volonté, tome 1, 1950, 2e partie, chap. II § II.). D’ailleurs, « on est surpris
quand l’événement ne correspond pas aux expectatives » (op. cit. p. 18).
- Sur le plan moteur, « la posture est préparation à agir » (« N. Bernstein). « Ce qui caractérise le vivant,
c’est sa mobilité et le fait qu’il organise à l’avance des trajets possibles » (Berthos et Debru, ib. p. 35).
- Plus archaïquement, Berthoz et Debru proposent « de repérer le geste/expérience protensif premier,
voire minimal, dans l’attente du retour du rythme vital » (p. 106). « Le rythme endogène (…) nous
permet d’anticiper la variation périodique de notre environnement » (Albert Goldbeter : Au cœur des
rythmes du vivant. La vie oscillatoire, éd. Odile Jacob 2010, p. 209).
- Et Alain Berthoz d’ajouter : « les organismes les plus élémentaires possèdent un appareil de percep-
tion destiné à guider l’action, mais surtout à en prédire les conséquences. (…) Déjà , tout l’appareil
génomique est foncièrement anticipateur, puisque ses mécanismes moléculaires et atomiques anti-
cipent à la fois la forme et la fonction ! » (L’anticipation, éd. Odile Jacob 2015, p. 19).
52
Karl Szpunar et alii, revue Cerveau et Psycho N° 20, mars-avril 2007.

32
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction

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Les positions troisièmes sont adaptatives, pas morales53. Ce dégauchissement


opéré, on obtient le spectre szondien des seize tendances qui constituent l’humana
conditio. Chacune des quatre modalités irréductibles du vivre (l’être, le faire, le vouloir
et le connaître) s’était diffractée dans la leçon précédente en huit radicaux alloplastiques
et en huit radicaux autoplastiques. On voit maintenant que chaque radical à son tour se
ramifie en une possibilité fondamentale d’existence stabilisatrice plus une possibilité
fondamentale d’existence remobilisatrice. Le compte y est.

Je disais plus haut que les climats pulsionnels correspondent à des métapro-
grammes cardinaux. Le gradient stabilisation-remobilisation s’exprime effectivement
dans une complémentarité testologiquement attestable entre « accordage (match) et
désaccordage (mismatch) », un métaprogramme qui motive à divers degrés par la saisie
optionnelle plutô t du même (expérimenter de nouveau) ou plutô t du différent (expéri-
menter à nouveau). Ce lien pourra sembler anodin, mais il contredit l’idée selon laquelle
les positions stabilisatrices seraient « les plus primitives » et les positions
remobilisatrices « les plus évolutives » (Szondi : À propos du « principe de polarité dans
le système pulsionnel de l’analyse du destin », 1980, in Szondi avec Freud, éd. De Boeck
1990). Du moins force-t-il à tirer cette idée au clair. 54 Par ailleurs, en parallèle avec sa
conception péristaltique des circuits, Schotte évoque un accroissement progressif de
complexité au fur et à mesure qu’on chemine du contact vers le moi. Agréable
changement de disque ! Mais à tout prendre, est-il certain que le sentir soit plus simple
que le noétique ? Je crains qu’un certain positivisme n’ait ici fourvoyé Schotte, lui faisant
oublier qu’« il n’y a pas de simplicité véritable, [qu’]il n’y a que des simplifications »55.
Aujourd’hui, la notion de « simplexité » permet de repenser plus finement la chose. Je
m’y attellerai dans la neuvième et dernière leçon.

§ 2.7. Leçon 7. La nature bipolaire de chaque facteur pulsionnel (bipolare Natur


eines jeden Triebfaktors) :

À l’issue de nos précédentes discussions, nous disposerons d’une grille de lecture


de ce qui rend un processus ou un phénomène spécifiquement humains. Mais il faudra
encore comprendre ce que désignent au juste les tonalités « positives » et « négatives »
qui orientent les tendances. Ces valences sont signalées sur le schéma szondien par les
signes « + » et « - ». Elles correspondent dans le Szondi-test aux choix de visages trouvés
respectivement sympathiques et antipathiques, et répartissent les seize tendances théo-
riquement dérivées du mouvement d’existence selon une clef additionnelle, clinique-
ment testable, qui fait mettons que dans le registre éthico-moral la position auto-

53
Quand je grimpe sur un tonneau pour dévisser l’ampoule du plafonnier (l’ampoule-dévissée est un état
de chose pas encore donné), je néglige les aspects de la barrique qui ne servent pas à m’élever (odeur,
forme, appartenance, prix…). Cette négligence reste conjoncturelle. C’est de l’adaptation, pas de la
négativité.
54
Parmi les divers arguments qui me font rejeter cette rengaine durative, je compte le constat formulé par
la psychologie expérimentale de l’existence d’un biais de négativité. En substance, ce biais indique que
notre cerveau privilégie les informations négatives plutô t que les informations positives, autrement dit
le traitement réactif des différences inquiétantes avant celui des similitudes rassurantes. Et pour cause :
vitalement, mieux vaut prévenir que guérir.
55
Léon-Paul Fargue : Sous la lampe, 1929.

33
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction

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plastique la plus remobilisatrice n’est pas hy+ mais hy- (Schotte dixit). Ou que dans le
registre opérationnel, la position alloplastique la plus stabilisatrice n’est pas h- mais h+.

Dans le sillage szondien, les louvainistes ont apparié la tonalité « sympathique »


(« + ») à quatre déterminations, savoir l’investissement, l’érotisme, l’identification et la
réaction de combat (fight, « aller vers »). Ils ont corrélativement apparié la tonalité
« antipatique » (« - ») au contre-investissement, au thanatisme, à la contre-identification
et à la réaction de fuite (flight, « s’éloigner de »). En les ajourant à ma façon, j’essaierai ici
de montrer que ces quatre miroitements font système, et comment on peut les
interpréter dans ce système.

Mais surtout, j’essaierai de relever un défi lancé par Schotte, celui de concilier les
valences positives avec ce que Gagnepain nomme « générativité », puis les valences
négatives avec ce que Gagnepain nomme « taxinomie ». La générativité désigne en
substance notre faculté de formater quantitativement les phénomènes. Voyez-y notre
manière de segmenter les choses, de produire de l’unité et du contraste entre unités
(donc de la pluralité). La taxinomie désigne notre faculté de formater qualitativement les
phénomènes. Voyez-y notre façon de classer les choses, de produire de l’identité et de
l’opposition entre identités (donc de la diversité). L’embrèvement que je proposerai
entre Rennes et Louvain tiendra en une idée simple : le pâtir avec… mis en œuvre avec
les valences positives ouvre la générativité dans la mesure où il offre la bienvenue à un
plus d’interactions, cela avant même que la nature de ces interactions soit définie. Un
clivage qui illustre bien cette dynamique est le clivage « érotique » d+m+, qui a été
justement synthétisé par la formule « tout est bon à prendre »56 (papillonnage,
insatiabilité, avidité pour s’assurer un maximum de choses, dispersion dans les
activités…).

Voltaire (1694-1788) incarne sans doute une personnalité d+ : jeune, il se montre élève indiscipliné. Plus
tard, il voyage beaucoup, salonne, se confirme curieux et ambitieux, défend le progrès, négocie à tours-de-
bras, parfois même maquignonne. Il remet aussi en cause synallactiquement sa propre constitution par la
tolérance, ainsi que celle du gouvernement français (qu’il voudrait calquer sur le modèle anglais), ou celle
des religions « établies » auxquelles il préfère un théisme laissant chacun libre de « chercher le Père »...
Or la manière dont Judith Schlanger décrit l’intérêt de Voltaire pour « le dîner fin » ou le « souper
mondain » illustre bien le dynamisme génératif de la position d+, tel que je le comprends : « Pour Voltaire,
cette situation subtile est le comble de la civilisation et sa perle. Lieu de convergence des échanges
planétaires, aboutissement voluptueux de l’industrie et du commerce, le souper parisien est en outre un
haut moment de sociabilité. L’immense circulation qui suscite sans cesse “et des besoins, et des plaisirs

56
Franchette Lefebure et Gille-Maisani : Graphologie et test de Szondi, tome 2, éd. Masson 1990, page 42.

34
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction

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nouveaux”, se conjugue en ce point au raffinement des manières et des mœurs. Le moment privilégié du
dîner devient la signature d’un univers riche d’interfaces et fécond en réseaux. (…) La consommation la plus
exquise est aussi bénéfique – puisqu’elle démultiplie le travail et crée de l’emploi » (La vocation, 1997, éd.
Hermann 2010, p. 53) (les soulignements sont de moi).
À gauche, un buste de Voltaire par Jean-Antoine Houdon (1741) :
https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Jean-Antoine_Houdon,_Voltaire,_1778,_NGA_1266.jpg
À droite, l’hô tel Lambert, où Voltaire dîna avec É milie du Châ telet en 1742 :
https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Après_l%27incendie_de_l%27Hô tel_Lambert_(Paris_-_2013)_-
_4.JPG
Quant au refus de pâtir avec… mis en œuvre par les valences négatives, il soumet
tout plus d’interactions à ce qu’on pourrait appeler un « contrô le qualité ». Un clivage
qui illustre bien cette dynamique est le clivage « thanatique » d-m- « qu’alimente un fort
narcissisme négatif » (ibidem p. 47). Szondi, on le sait, a vu là un « barrage du contact
(Kontaktsperre) », une « liaison irréelle » voire une « aliénation du monde ». Pour lui,
« l’homme persiste [ici] dans l’adhérence à un objet qu’il a déjà perdu dans la réalité », il
se trouve « incapable d’aller à la recherche d’un nouvel objet. (…) Les personnes en
situation de contact irréelle (…) tournent carrément le dos à tous les objets et toutes les
sources de plaisir du monde (allen Objekten und Lustquellen der Welt zeigen sie schroff
den Rücken) »57. Mes vues imposeront un bémol à ce requiem. Derrière cette motivation
bien sombre, elles révéleront un civisme plus engageant dont le tableau szondien n’est
qu’un ratage possible. Nous connaissons déjà la politique anallactique d- qui porte ce
civisme : la qualité y prime sur la quantité en ce sens, nous l’avons vu, qu’il s’agit d’y
faire allégeance à quelque majesté plutô t que d’y chercher l’assurance du grand nombre,
c’est-à -dire une majorité.58 L’autre composante du civisme que Szondi appauvrit en
Kontakt-sperre est dans mon paysage théorique la visée chorale m-. Cette visée ne coupe
pas le contact, n’en déplaise aux szondiens. Tant s’en faut ! La visée chorale célèbre la
société des consorts par la cérémonie. Ici, on ne rejoint pas l’autre dans ce qu’il est (d+).
On ne lui impose pas davantage un modèle auquel il devrait se conformer (d-). Dans la
visée chorale, les acteurs sociaux tentent de se réduire les uns et les autres au lien qui les
rassemble. L’être-ensemble ainsi constitué, notez bien, n’est pas vide : c’est de l’usage
plein de lui-même, qui se fait œuvre en n’explicitant que sa loi propre. Il s’agit de
célébrer purement et simplement l’être-ensemble non plus par l’allégeance, pas
davantage par l’assurance, mais par la réjouissance (la liesse). Dans la politique chorale,
la convention se prend elle-même réflexivement pour fin. L’usage tend à se clore sur lui-
même en n’explicitant que sa propre loi, l’assemblée constitue le but même du
rassemblement. Ce civisme, notez bien, ne se définit ni par son ampleur ni par la nature
des occupations (commémoration, défilé militaire, kermesse ou autres farandoles), mais
par une forme quelconque d’esthétisation : le mari qui, pour honorer sa chère épouse
défunte, revêt son smoking et allume une bougie, ce mari invente choralement un
cérémonial qui n’a à voir ni avec la défonce, ni avec la débauche, ni avec les ébats
ludiques où les circonstances peuvent nous faire baigner. 59 Le jeu de l’oie, glose Lamotte,
57
Diagnostic expérimental des pulsions, 3ème édition augmentée, éd. Huber 1972, Volume 1, p. 192.
58
Szondi stipule que l’aspiration d- est plus idéaliste (idealistisch) que son pendant d+. Dans l’optique
schottienne de la préobjectalité qui caractérise le contact, cette idéalité ne fait pas sens. Elle fait parfaite-
ment sens par contre si l’on veut bien y voir ce que j’appelle ici la régulation du quantitatif par le qualita-
tif, le contrô le de la taxinomie sur la générativité. L’ainsi dite « idéalité » d- exprime effectivement, alors,
l’adresse à autrui : « Devenez comme nous ! », « Identifiez-vous à nous, et on verra pour la suite ».
59
« Toute cérémonie est protocole, autrement dit, ce n’est jamais la foire d’empoigne, contrairement à ce
qui s’appelle la fête. La fête comporte toujours un aspect transgressif : voyez le carnaval, par exemple,

35
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction

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illustre lui aussi le « jeu de loi » choral, c’est-à -dire l’apprentissage dans la réjouissance
des règles du « jeu de société ». Il s’apparente en cela aux procédures de bonne
compagnie que sont la courtoisie, l’urbanité, le fair-play. Pour revenir à l’ampleur
quantitative des contacts, Montaigne roucoule : « Vous et un compagnon êtes assez
suffisant théâ tre l’un à l’autre, ou vous à vous-même » (Essais 1, De la solitude). Dans
l’amitié chorale, ce n’est pas la quantité qui prime, mais la qualité.
Aux yeux des médiationnistes, le théâtre illustre de manière particulièrement
représentative la cérémonie. Il définit en effet la personne en tant qu’elle se réinvestit en
personnage, tout en rassemblant les gens sans souci d’appropriation politique, qu’elle
soit de droite (d-) ou de gauche (d+)60. Dans le théâ tre, « c’est la société elle-même qui se
met en scène. (…) C’est la comédie humaine qui se joue à elle-même sa propre comédie.
(…) Il faut faire entrer dans le théâ tre toute cérémonie religieuse ou profane : les défilés,
les liturgies, les parades, les kermesses, les manifs, etc. » (Jean-Luc Lamotte : Propos sur
l’homme, éd. du Promontoire 2010, chapitre 18).

En fait, toutes les positions 4èmes mettent en jeu une certaine « gratuité » par quoi
la personne investit « une plus grande présence à l’autre au travers même de l’oppo-
sition à ce même autre » (Mélon). C’est ce que je condense pour la politique m- avec le
verbe « cosmopolitiser ». « Un chemineau – déclare par exemple Isabelle Eberhardt –
possède toute la vaste terre dont les limites sont l’horizon irréel, et son empire est
intangible » (Œuvres complètes : Écrits sur le sable, 1989, éd. Grasset tome 1, pp. 25-26).
Il s’agit de se vivre « étranger et chez soi partout » (c’est moi qui souligne), comme le
briguait déjà leοσμοπολίτης Diogène de Sinope (412-323 av. J.-C.), partout chez lui
puisque partout en exil. La position m- a eu plutô t mauvaise presse, chez les
anthropologues belges. Mais elle n’isole pas, en elle-même. Comme s’en délecte le
capitaine Némo de Jules Vernes : « La mer c’est l’immense désert où l’homme n’est
jamais seul, car il sent la vie frémir à ses cô tés »61.). Le sujet m- s’acoquine moins
facilement que le sujet m+, d’accord. Mais il se sent autrement impliqué dans le vivre
communautaire : moins superficiel, moins versatile, moins porté aux sympathies et aux
aversions vives que ce dernier, il se tient avec l’autre dans une exigence plus sélective de
qualité à long terme. Si mes observations sont exactes, les sujets m- sont ceux qui
délaissent le plus les réseaux sociaux au profit de ce qu’ils appellent parfois eux-mêmes
la « vraie rencontre » entre personnes62. « I never found a companion that was so
les saturnales ou aujourd’hui un match de football. Le match de football, c’est toujours la chienlit. La
cérémonie, au contraire, en ce qu’elle est toujours protocolaire, comporte toujours des règles » (Jean-
Luc Lamotte : Propos sur l’homme, éd. du Promontoire 2010, chapitre 18).
60
La pédagogie d- apert tout à la fois élitiste et naturaliste : pour un rô le social déterminé, il existe à ses
yeux des enfants bons ou mauvais par nature. Chacun, dans l’espace social et dans l’ordre des choses,
doit trouver sa place, s’y tenir et y exceller. Et le bonheur du futur citoyen gît en l’actualisation la plus
complète possible de ses virtualités naturelles.
La pédagogie d+, par contre, privilégie le dépassement de soi. Elle cherche à faire en sorte que par
l’effort les enfants « aillent plus loin » que là où ils seraient allés naturellement, ce qui lui fait destiner
l’enseignement à tous. Pour elle, le mérite compte plus que le talent, l’induction plus que les idées
innées.
61
Vingt mille lieues sous les mers, 1869-1870. Une de mes clientes présentant un m- dominant me confiait
dans la même veine : « La richesse du monde, sa vastitude m’attire aujourd’hui. Avant, je n’y étais pas
disponible en dehors de mon champ de vision. Maintenant, cela devient une sorte de résonance. »
62
La globetrotteuse Isabelle Eberhardt se désapproprie de tout, se fait « pauvre de besoins » ; mais quand
elle laisse tomber les « rouages appréciables de la machine sociale », c’est pour « redevenir plus saine,
naïvement ouverte à toutes les joies » (Un voyage oriental, 1991). Qui confondrait ce « décrochage »

36
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction

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companionable as solitude (je n’ai jamais trouvé un compagnon qui fû t d’aussi agréable
compagnie que la solitude) », gazouille Henry David Thoreau (Walden ou la vie dans les
bois, 1854). Cette phrase pourrait sembler asociale, mais elle indique bien que
l’important réside dans la qualité de compagnonnage. Et ailleurs, comme pour souligner
le primat accordé au rencontrer même : « The greatest compliment that was ever paid me
was when one asked me what I thought, and attended to my answer (Le plus grand
compliment qui m’ait été fait a été d’écouter ma réponse après m’avoir demandé ce que
je pensais) » (Life without principles, 1863).

Les manifestations publicisées ci-dessus sortent « le grand jeu » pour honorer l’être-ensemble. Dans la
position m-, la faculté de faire corps socialement s’autonomise. Elle se dégage des circonstances pour
s’obtenir réflexivement en soi et par soi, comme disent les szondiens.

Positions génératives (en rouge) et


taxinomiques (en bleu)
35 32
30
24 24
25 21 20 20
20 18
16 15
14
15 12
10
10 7 6
5 1 0
0
h s e hy k p d m

Un exemple de visée chorale (m-) et de visée interconnectrice (m+) combinées, en correspondance


avec leurs soubassements naturels63 :
Marcello a 45 ans. Sur 30 passations du test, il affiche une prédominance sensible de la position m-. En
2005, les deux visées endocentriques (facteur directeur m) s’équilibrent, comme le montre l’histogramme.
Pour Szondi, l’ambitendance m± ainsi réalisée révèle un « contact malheureux ». C’est vrai lorsqu’anthro-
pobiologiquement elle connote un lien primordial « insécure ». Mais d’autres lectures sont possibles,
alternatives ou complémentaires.
(Mélon) avec la « Haltlosigkeit (manque de tenue) » psychopathique ?
63
Je rappelle l’idée de la double lecture des tendances : sur l’adret culturel, chacune des seize aspirations
szondiennes représente une « visée » noétique. Pour k+, on a la visée mythique, par exemple. Et pour k-,
on l’a dit, la visée scientifique. Sur l’ubac naturel, chaque aspiration active des processus qu’on retrouve
mutatis mutandis dans le règne animal. Pour k+, je relève par exemple un attrait envers les
représentations miniatures (cartes géographiques, maquettes, vignettes…). Et pour k-, un attrait envers
les représentations monumentales (tableaux grand-format, panoramas…).

37
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction

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Soit la position m+. Cô té vital (i.e. selon la priorité ontique dans le circuit du Contact), elle se manifeste e.g.
dans le style enjoué grâ ce auquel Marcello sait entrer en contact, notamment, lorsqu’il communique, avec
une synchronisation et des reformulations aussi naturelles chez lui que sa spontanéité et son goû t pour les
ambiances (quand il découvre une ville, par exemple, il va-et-vient pour savourer le sirop de la rue et se
désintéresse des musées). Cô té culture (c’est-à -dire selon la priorité ontologique dans le circuit du
Contact), le civisme interconneteur m+ s’exprime sans doute inter alia dans l’étude, la pratique et
l’enseignement de l’écoute. Celle-ci constitue en effet pour lui moins une activité grâ ce à laquelle obtenir
des informations qu’une manière de faire de la place à l’autre, de laisser émerger d’éventuelles
opportunités de lien. L’écoute s’inscrit pour lui dans un général esprit d’accueil. Elle ouvre son forum à lui.
Qu’en est-il de la position m-, le plus souvent dominante ? Cô té vital, elle impulse sans doute le goû t de
Marcello pour la solitude, le temps libre et la frugalité (Marcello vit sans téléphone, et se sent vite
encombré par les possessions matérielles). Cô té culture, elle anime par exemple l’engagement pour le
bien-vivre ensemble, engagement qui passe notamment par des séminaires qu’il propose sur la politesse.
Une autre illustration demande une brève explication préalable : le savoir-vivre choral ne contribue au
devenir de la société ni par la dîme (redevance propre au civisme anallactique) ni par l’impôt (redevance
propre au civisme synallactique), mais par l’écot.64 Comment ce dernier s’exprime-t-il chez Marcello ? Eh
bien entre autres choses par le fait que les rares fois où il peut s’offrir un « extra » (restaurant, sauna,
livre…), Marcello offre une pièce de cinq francs à un mendiant. C’est – affirme-t-il explicitement – une
modeste contribution par laquelle il souhaite entretenir un peu d’espoir en montrant qu’« on n’est pas
seul » (la même célébration du lien revient dans les interventions où Marcello, voyant des personnes
victimes d’incivilités, s’expose pour que ces personnes « ne soient pas seules » face au malheur).

Je reviens à la septième leçon. Elle illustrera mon hypothèse d’après laquelle les
aspirations de valence négative signent un contrô le du qualitatif sur le quantitatif. Le
civisme choral présenté ci-dessus en fournit un exemple proprement culturel ou noé-
tique. Mais une autre observation testologique s’impose, cette fois « naturelle » : comme
l’a documenté déjà le test de Marcello, les sujets m- se sentent vite encombrés par les
possessions matérielles. Marcello prend plaisir à « éliminer » : il fait volontiers la
vaisselle, aime vider les poubelles, cherche souvent dans son appartement la petite
chose qu’il pourrait « bazarder ». Il rêve même souvent de ne posséder pour tout abris
qu’un petit cabanon en bordure de forêt, où il vivrait avec le minimum. En fait, les sujets
m- aspirent à se suffire à eux-mêmes autant que possible. Par exemple, ils sifflent
volontiers dans la rue, en marchant, pour créer leur propre ambiance.65

64
La dîme était autrefois une taxe prélevée par le clergé ou la noblesse sur les récoltes. L’écot est quant à
lui une quote-part que convient d’acquitter chaque personne dans une dépense commune.
65
La position m- invariable reste rare. Sur plusieurs centaines de protocoles, je ne l’ai trouvée qu’une fois
constante et tendue. C’était chez un petit garçon de six ans et demi, épileptoïde, avec le clivage « sexuel »
hyper-tendu h+!s+!!. Elle apparaît surtout durant la période de latence, quand l’enfant s’intéresse aux
horizons qualitativement (i.e. oppositionnellement) extra-familiaux, aux « ailleurs » à la Jules Vernes.

38
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction

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Profils d'avant-plan :
Positions génératives (en rouge), et taxinomiques (en bleu) S P Moi C
45 h s e hy k p d m 0 ± S
41
22.09.96 0 -! 0 + + +!! 0 -!! 3 0 3
40
30.11.96 + -!! 0 0 + +!! + - 2 0 2
35 22.12.96 + -! + 0 0 - + + 2 0 2
30 03.01.97 + -!! - + + 0 + - 1 0 1
24 24 31.01.97 ± - +! 0 + 0 + - 2 1 3
25 21
19 14.02.97 ±' -!! 0 0 0 + + - 3 1 4
20 17 16 18.02.97 ± -!! - + 0 + 0 - 2 1 3
1414 14
15 04.04.97 - - - +! 0 + + - 1 0 1
10
10 7 26,4,97 ± - ± 0 ± + + 0 2 3 5
5 5 6
5 3 23.05.97 ±' ±, - 0 0 ± 0 0 4 3 7
To tal 0: 1 0 3 6 5 2 3 2 0/± 22/9=2.4
0
To tal ±: 5 1 1 0 1 1 0 0 =38%
h s e hy k p d m T.S.G. 6 1 4 6 6 3 3 2

Chez Sandy, la position m- tient le haut du pavé. Sandy s’interroge dans une séance, en soumettant le
quantitatif au qualitatif : « Je ne veux plus compter toujours sur les autres. Quoi faire sinon laisser les
autres à leurs vies et me centrer sur la mienne pour ensuite vraiment les rencontrer, les respecter, les
aimer et partager nos vies ? Nous sommes vraiment seuls et rencontrons l’autre parfois… »
À part cela, Sandy comme Marcello affiche une nette orientation « philobate » plutô t qu’« ocnophile ». Elle
« fait le ménage » depuis des mois aussi bien en termes de relations familiales que de sacs d’affaires dont
se débarrasser, et rêve d’un appartement plus vaste.
§ 2.8. Leçon 8. La notion de « visée » :

Après avoir montré comment on peut concilier les valences szondiennes


(orientations « + » et « - ») avec les principes de formatage du discret que sont la
générativité et la taxinomie, nous aurons le champ libre pour reprendre en détail la
différence capitale entre formants et visées. Dans la septième leçon, les seize facultés
noétiques qui mettent en forme culturellement ou « analysent » l’expérience auront été
corrélées aux seize positions pulsionnelles suivant la table de correspondance ci-
dessous, que je livre pour l’instant sans commentaires. Son établissement n’aura été
possible que sur la base de toutes les études précédentes. Je fais l’hypothèse que les
formants (ou « facultés noétiques ») qui organisent notre rationalité structurent la
« forme native originelle (native ursprüngliche Form) » des besoins, à savoir le tutti h±s±
e±hy± k±p± d±m± dont parle Szondi. Leur agir dans des occupations effectives, c’est-à -
dire dans des actes politiques, industriels, moraux ou rhétoriques effectifs (toujours liés
soit dit au passage à des actes figuratifs d’instauration, de manipulation, d’expression et
de représentation), leur agir, donc, échappe à la mesure testologique directe. Et pour
cause : le diagnostic expérimental des pulsions n’évalue jamais la manière dont je crée
du contrat (C), du produit (S), de la vertu (P) ou du concept (SCH), seulement la manière
dont le pouvoir de les créer me préoccupe. D’où l’idée émise par Michel Legrand d’un
« Moi déterminant invisible »66.

Champs Principes de mesure instanciels : Principes de mesure


d’expérience performantiels :
discrimination/opposition (« - »)
 et unification/pluralisation (« + ») sélection/exclusion (« - ») et

66
Szondi : son test, sa doctrine, éd. Mardaga 1979, page 175. « Le moi déterminant invisible agit selon des
mécanismes permanents par lesquels il constitue l’avant-plan et l’arrière-plan dans leur division, quel
que soit par ailleurs le mécanisme visible du moi ». Cette dernière vue n’est pas recevable à mes yeux,
car elle confond l’intellectus purus et immitus des formants avec la ratio mersa et confusa des visées.

39
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction

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articulation/coupe (« + »)

m+ notoriété, position m+ partenariat


C : origination et
historiation de la d- statut d- état
personne
Acculturation de d+ établissement, rô le social d+ partie prenante
l’individuation
m- office, profession m- charge, offre de service

h+ engin h+ ustensile
S : origination et
mise en pratique s- matériau s- qualités utiles
de l’outil
Acculturation de s+ machine s+ appareillage
l’activité
h- tâ che h- opération

Tableau de l’analyse qu’on peut dire « bifocale » que fait l’homme pour s’abstraire de la nature et s’y
réinvestir. Notre conduite, par exemple, est duelle : toujours à la fois instrument et outil. Ou notre vouloir,
toujours à la fois envie et norme.
Notez bien que pour chaque terme mentionné, il faut entendre « capacité de… (capacité de sème, de gage,
etc.) ». (Suite du tableau ci-dessous.).
Principes de mesure
Champs Principes de mesure instanciels :
performantiels :
d’expérience
discrimination/opposition (« - ») et
sélection/exclusion (« - ») et
 unification/pluralisation (« + »)
articulation/coupe (« + »)

e- garant e- créance
P : origination et
application de la hy+ caution hy+ engagement
norme
congé (identité de
Acculturation du hy- hy- option
permission)
vouloir.
e+ cas (unité de permission) e+ accomplissement

SCH : origination p- traits phonologiques p- épel


et
désambiguïsation k+ phonème k+ chaînon syllabique
du signe
k- sème k- vocable
Acculturation du
connaître. p+ mot p+ proposition

40
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction

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Positions érotiques de présence (en rouge), et thanatiques d'absence (en bleu)


35 32 33

30 27
25 22
20
15 14
15 12 12 12 12
10 8 7
4 5 5
5
0
0
h s e hy k p d m

Le test jauge nos visées, par le fonctionnement des facultés noétiques


Ma fille Serena affiche entre 10 et 12 ans du h- constant maintes fois accentué (32 choix). Cela indique-t-il
quoi que ce soit concernant la capacité technique de tâ che-opération, par exemple que cette faculté serait
davantage mobilisée chez elle que les capacités d’engin-ustensile (4 choix h+), de matériau-qualité utile (5
choix s-) ou de machine-appareillage (27 choix s+) ? Impossible pour moi de le dire.
En revanche, le test colle bien avec le goû t prononcé que j’observe chez elle pour la production plastique
de figures. Serena aime ouvrager son activité. Par exemple, elle excelle en pâ tisserie. Mais elle mange
rarement ses douceurs. Ce qui l’intéresse, c’est l’élaboration même du produit, plus exactement la maîtrise
d’un savoir-faire qu’elle exprime dans l’esthétique de ses gâ teaux.
Même musique avec les soins du corps : que ce soit par la gymnastique, avec des exercices précisément
sélectionnés, ou grâ ce aux cosmétiques eux aussi méticuleusement choisis et appliqués, elle produit une
belle peau uniformément lisse, dessine sur ses ongles un motif qui se répète, souligne la brillance de ses
cheveux et entretient dans sa chambre, sur sa peau et jusque dans ses baskets un environnement olfactif
« impeccable »… Nulle merveille donc si, par ailleurs, elle accorde une attention particulière à l’harmonie
de ses habits67.
La huitième leçon approfondit la notion de visée. Son objectif est de ramener à un
dénominateur commun 1) les orientations fondamentales par lesquelles l’homme
réinscrit ses abstractions dans le réel (ce sont les visées performantielles de Gagnepain),
2) les aspirations szondiennes revisitées par les louvainistes comme positions
fantasmatiques, 3) les heuristiques de la psychologie expérimentale. Le temps dira si mes
passerelles théoriques apportent une réelle plus-value aux différentes écoles de pensée
qui élaborent ces concepts. Il dira par exemple si ma manière de redéfinir les fantasmes
originaires vaut qu’on la retienne. J’ai bon espoir en ce sens.

Qu’on puisse un jour étayer ces liens cliniquement, j’en suis donc convaincu
même si cette tâ che reste à ce jour hors de ma portée. On découvrira alors grâ ce à eux
que les visées entretiennent des collusions avec les formants, que par exemple la
production empirique s+ nourrit une affinité élective avec l’arc machine-appareillage s+,

67
Gagnepain nomme « schématique » le travail qui porte sur notre condition, en l’occurrence sur le corps,
le vêtement et l’habitat.

41
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction

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ou que la morale héroïque présente un atome crochu e+ avec le tensio-actif cas-


accomplis-sement.

Mais laissons cette musique d’avenir et revenons aux visées. La moelle de mon
propos les concernant tient dans ceci : la visée définit le cachet proprement culturel
d’une tendance. À ce titre, elle implique un versant anthropobiologique spécifié toujours
par un niveau intentionnel. Toute visée, pour le dire encore autrement, spiritualise
l’existence dans un climat (Mélon) qui lui est propre, climat dont Schotte et ses épigones
ont mis au jour les propriétés constitutives. Voyons cela sur deux exemples.
1. Tendance k+. Nous sommes dans le domaine cognitif, avec une aspiration qui a
selon moi pour ensoleillement noétique la visée mythique, opposée à la visée
scientifique k- avec laquelle toutefois elle peut se combiner (k±). La visée mythique
est la stratégie rhétorique de création du sens68 qui consiste, pour réduire l’écart
entre grammaire et expérience, à rendre le monde conforme à la signification. « Les
différences du monde à dire sont ignorées en faveur de l’identité signifiée du mot »,
si bien que « le message dit est davantage déterminé par l’analyse grammaticale »69
(ainsi une pauvre femme se sent-elle coupable après avoir perdu son fœtus, car, lui
serine-t-on, « vous avez fait une fausse couche »). Avec la visée scientifique, « le
message est davantage déterminé par l’expérience du monde, de sorte
qu’inversement la signification y est rendue conceptuellement conforme au monde »
(ibidem) (« Adorer Dieu ou adorer les spaghettis, ce n’est quand même pas la même
adoration ! »).
Ce que je soutiens au-delà de ces concordances entre tendances szondiennes et
visées, c’est que la rhétorique mythique k+ oriente notre manière de prendre les
choses en exploitant des propriétés qu’on découvrira réservées par Schotte et ses
zélateurs aux positions deuxièmes : spécularité, passéisation rétentive,
temporalisation par états, autocentrage, organisation duelle, séduction (Mélon),
découpage détaillé de l’information (chunking down, Badanai), élaboration par
épisodes, intérêt pour l’intensité (Louvet), qualité (versus quantité).

68
Le sens nomme la résultante du rapport instauré entre notre gnosie et nos mots. Il résulte de la tension
entre message et expérience, c’est-à -dire entre élaboration conceptuelle et donné gestaltique
(représentation, en l’occurrence). Il ne gît ni dans les mots ni dessous, il en sort. L’expérience, dans cette
polarisation, provoque la désignation tout en lui résistant.
69
René Jongen : Quand dire c’est dire. Initiation à une linguistique glossologique et à l’anthropologie
clinique, éd. De Boeck 1993, p. 66.

42
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction

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Pro fils d'avant-plan :


S P Mo i C Positions érotiques de présence (en rouge), et
h s e hy k p d m 0 ± S thanatiques d'absence (en bleu)
06.12.01 + -! - - + + 0 + 1 0 1
13.12.01 + - 0 0 ± - + + 2 1 3 35
17.01.02 0 -! 0 ± + - ± + 2 2 4 30
24.01.02 0 - - - ± + + + 1 1 2 30 28
29.05.02 - - 0 ± + 0 - +! 2 1 3 25
06.06.02 + - 0 ± + - 0 + 2 1 3 25
17.06.02 + - 0 - + ± - + 1 1 2
19
21.07.02 - - 0 + ± 0 0 +! 3 1 4 20
17 17
10.09.02 + - 0 0 ± - + + 2 1 3 15
15 14 14
13
14
15.10.02 0 -! 0 ± + - ± + 2 2 4
To tal 0 : 3 0 8 2 0 2 3 0 0/± 18/11=1.6 10 10
To tal ±: 0 0 0 4 4 1 2 0 =36% 10 8
T.S.G. 3 0 8 6 4 3 5 0
Q.S.G. 0 3 0 0 0 0 0 2 5! 5 4
I.Var. 6 0 3 8 6 7 9 0 39/72 = 54%
2
Dur/ Moll 0 13 3 7 8 2 4 8 15/30 = 0.5:1 0
I.So c +/ - 2 11 4 6 4 6 7 5 17/45 = 37.7%
I.Des . 0.3 0.0 0.0 0.3 0.0 0.3 0.4 0.0 14%
h s e hy k p d m

Illustration des deux pôles de la tendance k+ :


Chez Michaël, ci-dessus, la tendance k+ l’emporte sur son pendant k-, avec pour le registre cognitif le
profil moyen k+p0. Visée mythique ? Pas seulement, mais principalement. Michaël me consulte après
un séjour en clinique motivé par une dépression terrassante. Pour lui, produire de belles choses
compte beaucoup. Or voici : « Pour promouvoir le beau, il faut être martyr (c’est ce qu’a fait ma mère).
Un martyr, c’est quelqu’un dont on garde une image plus belle que la réalité ». Par cette phrase,
Michaël exprime clairement qu’il s’agit moins pour lui d’adapter ses croyances aux représentations
imposées par le monde que de conformer ces dernières à ses croyances. Sa dépression, d’ailleurs, a
été « causée » d’après lui par une image forte à laquelle il est resté fixé, celle de sa femme lui tendant
ses affaires sur le perron pour qu’il s’en aille. L’intéressant pour notre propos est que Michaël
introjecte (Szondi) avec cette scène une « humiliation cuisante » (sic). La vision de sa femme,
autrement dit, vient imager ce qu’il interprète comme un rejet humiliant. Dernier exemple : durant un
rêve éveillé dirigé, Michaël demande l’unité à une fée qui lui offre une poudre de lumière (i.e. un
fétiche s-) pour que Michael puisse « former un tout unique » (sic). Il y a visée mythique, chez cet
ingénieur en imagerie médicale, parce qu’ici encore la cognition se plie de manière fantaisiste à la
manière dont Michä el « s’y croit ».

Pour revenir à mon argument, cet exemple confirme ce que j’ai suggéré plus
haut : que le pivot pulsionnel k+ fait charnière entre une rhétorique mythique de
parfum exquisément culturel et des aromatisants reconnaissables dans l’ordre
naturel. Avec l’aspiration k+, Mélon explique ainsi que le sujet cherche à « fasciner
par son image ». Plus qu’avec n’importe quelle autre fonction moiïque (p-, k- ou p+),
la visée magique véhicule clandestinement une satisfaction par le percept animal, par
la gnosie70.

Considérons un autre trait anthropobiologique des positions deuxièmes : la


rétentionnalité. Elle ressort clairement dans la phrase de Michaël : le martyr qu’il
70
Mélon et Lekeuche écrivent que le sujet k+ souhaiterait atteindre « la satisfaction hallucinatoire du
“c’est tout à fait ça!” », tandis que le sujet k- « se contente d’un “c’est comme…” ou “ça me fait penser
à …” » (ce que Gagnepain nomme « symbolisation », « représentation » ou « imagination » stricto sensu)
(Dialectique des pulsions, éd. De Boeck 1990, p. 150). À l’appui de mon insistance sur une lecture des
strates positionnelles en termes de décontextualisation plutô t que de succession temporelle, Mélon
stipule dans un cours de 1998 : k+ « fait passer le corps dans une image, le corps devient plus abstrait, il
se détache de son ancrage au sens du toucher » (c’est moi qui souligne). On a pu démontrer –
surenchérit-il – que les musiciens et les plasticiens se positionnent davantage en k+ que les écrivains,
plutô t k-. Et pour cause : en passant au niveau d’intentionnalité III, « l’écrivain est dans une
représentation des choses qui tend vers l’abstraction ».

43
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction

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incarne « c’est quelqu’un dont on garde une image plus belle que la réalité ». Encore
une fois, il ne faut pas dire ici que la position k+ précède la position k- dans le temps.
La positions k+ passéise (Sartre), ce qui n’est pas la même chose. On en trouve une
expression ludique chez les enfants lorsque pour s’inviter à représenter des
personnages ils exploitent spontanément l’imparfait : « Alors toi tu étais le cow-boy
et moi j’étais l’indien, d’accord ? » On en trouve aussi une expression dans le fait – si
mon observation peut être généralisée – que les sujets k+ emploient plus volontiers
que leurs pendants k- des tournures verbales du type « Je le savais ! » ou « J’aurais
dû … »

2. Tendance h+. Passons au domaine technique, avec une tendance qui a selon moi
pour adret noétique la visée interceptrice, opposée à la visée plastique h- avec laquelle
toutefois elle peut se combiner (h±). Ce que je soutiens au-delà de cette concordance,
c’est que la visée interpellatrice h+ oriente notre manière de prendre les choses en
exploitant des propriétés qui sont celles qu’on découvrira pointées par Schotte pour
les positions premières : immanence, accentuation du présent, temporalisation par
durée (laisser venir), allocentrage, organisation syncrétique, retour au sein (Mélon),
généralisation dédifférenciatrice, adhérence aux ambiances (Louvet), quantité.

Illustration : Diderot a 32 ans. Sur son test, ci-dessous, la tendance h+ recueille les
choix majoritaires. On voit sur le schéma à droite que c’est aussi la tendance la plus
unilatérale, c’est-à -dire la moins contrebalancée par sa tendance antagoniste (h-).
Mon hypothèse veut que cette tendance soit habitée noétiquement par une
orientation de la production (du faire) qui ne cherche pas à ouvrager de belles
figures en prenant le geste lui-même pour modèle (on aurait la visée plastique h-),
bien plutô t en sollicitant des savoir-faire dont Diderot verra bien quels effets ils
prodiguent. Je qualifie cette visée d’« interceptrice » au sens où il s’y agit pour le sujet
de créer les conditions d’éventuelles solutions providentielles, du moins d’élire
l’opportunisme propre aux positions contactuelles en stratégie préférentielle pour
résoudre des problèmes pratiques. La visée interceptrice consiste à faire émerger de
l’efficacité par exemple en conduisant à faire. Sous régime h+, le sujet sollicite pour
cela, sur mode alloplastique, attentions et autres faveurs 71. Il remue72 pour voir
comment l’entourage procède, et cela parfois jusqu’à « voler dans les plumes »
d’autrui, selon le bon mot de Mélon. Est-ce bien le cas chez notre enseignant ?
Assurément. Diderot n’en finit pas de se faire dorloter, inviter, bichonner. Les
vacances ? Il laisse faire son compagnon. La santé ? Les loisirs ? Il grille son salaire en
massages, en cours de qi-gong, de karaté ou de chant, en coachings, en traitements
thérapeutiques, tout cela, notez bien, dans des leçons et des consultations privées qui

71
En h+, pourrait-on dire, le sujet prend de toutes mains. Quand il exploite autrui pour ce faire, il tend la
main (Mélon donne pour cet appétit le verbe « demander ») ; il se remet dans les mains de… et du coup
passe la main alloplastiquement. Je synthétiserai cette heuristique plus loin avec le verbe intercepter. En
s-, le sujet tient la main. Il mène son monde l’air de rien (« Tu crois me poursuivre de tes assiduités mais
c’est moi qui en reculant te fais avancer »). Je synthétiserai cette heuristique plus loin avec le verbe
conjurer. En s+ le sujet prend la main (chasse, stalking, démolition, chirurgie, etc.). Je synthétiserai cette
heuristique plus loin avec le verbe domestiquer. En h-, pour finir, le sujet garde la haute main sur sa
gestuelle. Je synthétiserai cette heuristique plus loin avec le verbe ouvrager.
72
Le verbe « remuer » peut être utilisé de manière intransitive aussi bien que transitive. Dans une
expression transitive telle « remuer l’opinion pour… », il signifie « solliciter, pousser à agir ».

44
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction

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lui garantissent des soins exclusifs. Comme le formule une de ses amies, Diderot « va
chercher les outils ».
H VGP S P Sch C EKP Positions érotiques de présence (en rouge), et thanatiques
f S P Sch C h s e hy k p d m 0 ± S S P Sch C
d'absence (en bleu)
2 h s e hy k p d m ∑ 02.09.05 + ± + 1 2
-! 0 - - + 1 h s e hy k p d m
02.sept.05 3 2 2 0 1 0 1 3 11.09.05 +!! 0 - 0 3
-! 0 - 0 + 3 3 1 2 1 1 0 1 3 45 42
0 2 1 4 1 2 2 0 14.09.05 +!! - 0 0 3
-! 0 - 0 + 3 0 1 1 1 3 4 2 0
11.sept.05 5 1 1 0 1 0 1 3 07.10.05 +!! 0 0 0 2
-! - - + + 2 1 1 2 1 3 2 1 1 40
0 1 3 4 1 3 0 0 28.10.05 +! ± + 01 3 -! -! 0 + 2 0 3 0 1 1 1 4 2 35
14.sept.05 5 1 1 0 1 0 1 3 03.11.05 +!! 0 0 0 3
-! + - - 0 3 1 1 2 1 2 2 1 2 35
0 2 1 4 1 3 0 1 15.04.08 + ± 0 1 3
-! - - 0 +! 2 0 2 2 1 2 1 4 0
07.oct.05 5 1 1 0 1 0 2 2 30.04.08 +! - 0 0 3
- 0 0 - + 3 1 1 2 1 1 2 1 3 30 27
0 1 0 4 3 3 0 1 20.05.08 +!! - - 0 1
- 0 - - + 1 0 3 3 1 1 1 3 0
28.oct.05 4 2 2 1 0 0 1 2 24.06.08 +! 0 0 0 3
-!!! + 0 - + 3 2 0 3 1 2 1 0 3 25 23
0 3 0 0 4 4 0 1 Total 0: 0 4 6 1 5 2 4 1 0/± 23/3=7.6 0 1 1 4 0 1 5 0
03.nov.05 5 1 1 1 2 0 1 1 Total ±: 0 3 0 0 0 0 0 0 =32% X 1 2 2 0 2 1 0 4 20 18
0 1 1 4 1 2 2 1 T.S.G. 0 7 6 1 5 2 4 1 0 2 2 1 1 3 3 0 15
15.avr.08 2 3 0 0 1 1 1 4 Q.S.G. 13 0 0 9 1 1 0 1 25! 4 1 2 0 2 1 1 1 15 14
0 2 0 4 2 3 0 1 I.Var. 0 8 6 2 5 3 6 2 32/72 = 44% X 0 0 4 2 1 1 4 0 11 11 11 12
30.avr.08 4 1 1 1 1 0 1 3 Dur/Moll 11 12 3 16 7 5 6 5 27/38 = 0.71:1 X 2 1 2 0 2 3 0 2 9
10 8
0 3 1 3 0 1 3 1 I.Soc +/- 0 23 1 18 3 9 8 3 12/65 = 18.4% v 0 1 2 2 3 2 2 0
20.mai.08 5 1 1 0 1 0 1 3 I.Des . 0.0 0.0 0.5 0.0 0.4 0.0 0.2 0.0 9% v 1 0 2 2 2 2 2 1 5 3
0 2 2 2 1 2 2 1 0 0 2 0 2 0 1 0 0 0 3 1 2 2 2 1 1 1
24.juin.08 4 1 1 0 2 0 1 3 Profil d'arrière-plan 2 1 3 0 2 1 1 2 0
0
0 1 0 6 1 0 3 1 S P Sch C 0 3 2 0 1 5 1 0
h s e hy k p d m
Absence de carrés de balancement : h s e hy k p d m

Chez Diderot, l’aspiration h+ n’est contrebalancée par aucun choix négatif de visage d’homosexuel (choix
h-) ni à l’avant-plan ni à l’arrière-plan. (Le schéma de droite met en évidence cette unilatéralité pour
l’avant-plan.)
L’« œil musculaire » a été dessiné par Diderot, 32 ans, sur ma suggestion de représenter « l’état de la
situation » en début de coaching. Il illustre bien le faire contactuel h+ sans « objet » prédéfini, le dessin
ayant démarré sur l’envie de « tracer un mouvement avec de la couleur, quelque chose de plein (comme
un muscle) ». « Et puis c’est venu comme ça…, ça a fait un œil ».

La grande difficulté, en tâ chant de penser ce qui revient en propre (ou « de


manière pure », comme dit Husserl) à la visée h+, est de ne pas prendre pour essentiel
l’appel à autrui que cette visée peut motiver (« Fais-moi des trucs ! »). Avec h+, nous
sommes en effet dans l’activité, et nous y restons. « Faire faire » ne signifie donc pas
nécessairement confier l’activité à mon prochain. Cela signifie seulement entretenir
opérationnellement des conditions propices à l’émergence d’effets ou d’efficiences

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Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction

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transpassibles73. C’est cela, « solliciter » : faire plein de choses et voir en immersion « ce
que ça fait ».
Restons sur la visée interceptrice. Ma thèse veut que pour fleurer la culture, cette
visée n’en exploite pas moins, à l’ombre de l’ensoleillement noétique et pour la
manipulation, des ressorts spécifiques qui l’apparentent aux autres visées contactuelles
(m+, e- et p-) : Diderot, par exemple, remue ciel et terre pour s’assurer certains effets,
s’en trouve surmené (« j’en fait trop ») et craint constamment pour le coup quelque «
retour de manivelle » (sic). En chant, par exemple, il essaie des approches contrastées, ce
qui avec le point précédent fait penser au « renversement dans le contraire » typique
des positions premières. La préobjectalité se manifeste en ceci que Diderot peut suivre
un professeur sur plusieurs années, mais à condition que l’ambiance de travail soit
bonne74. Il y a là d’ailleurs un ancrage dans le présent qu’on retrouvera en cuisine, où
Diderot adore faire avec ce qui lui tombe sous la main, notamment en exploitant des
restes. Quant enfin à la dédifférenciation, elle demeure bien sû r humanisée, dans
l’octonaire szondien, mais se réverbère en ceci que ce que cherche Diderot en se laissant
conduire c’est d’abord un tout-venant de trucs, de recettes, d’expédients (pour maigrir,
par exemple, il se fait conseiller du fitness, puis tente plusieurs régimes, ainsi que le
sauna et la piscine). « Toute solution est bonne à prendre ! », voilà l’idée. On opère là au
plus proche de notre « animalité », que je proposerai de voir tutoyée ceteris paribus par
les nullitendances (« 0 »)75.

§ 2.9. Leçon 9. Retour à la vie :

Cette étude conclusive tâ chera de répondre à une énigme qui aura hanté tout le
cours : si les niveaux d’intentionnalité ne représentent plus les phases successives d’un
péristaltisme qu’on retrouverait à l’identique entre champs et niveaux, comment le
schéma szondien peut-il encore faire système ? Comment tout peut-il tenir ensemble si
mettons les positions de niveau I (m+, h+, e- et p-) ne marquent plus un moment
inaugural qui les apparenterait aux positions commençantes du champ contactuel ?
Pareille question n’a rien d’un jeu intellectuel stérile. Pourquoi ? Parce que le souci de
systémicité ramène plusieurs explications, en les simplifiant, à un principe générateur.
« Pluralitas non est ponenda sine necessitatem », conseille le rasoir d’Occam76. La notion
de rationalité en est un exemple, dans la théorie rennaise. Elle permet de ramener à une
unique matrice d’intelligibilité le fonctionnement de tous les plans. Elle féconde aussi, et
du coup, l’étude de l’être, du faire et du vouloir humains en leur appliquant les principes
de dialectique, de biaxialité et de bifacialité qui constituent la raison par opposition au
discernement animal.

Si le souci de systémicité n’est pas un jeu intellectuel stérile, cela tient encore à
ceci que la manière dont les constituants d’un objet – en l’occurrence l’humain – tiennent
73
C’est-à -dire rendues possibles par notre capacité d’ouverture au rien, à l’émergent, à ce qui reste hors
d’attente.
74
Deux professeurs étant trop « brutaux » pour lui, il les a quittés sur-le-champ : « ça va et ça vient », donc.
75
Des verbes seront proposés en ce sens pour synthétiser les enjeux des clivages nullitendants (e.g.
h0s0), ainsi que ceux des clivages les plus culturellement chargés, signés par les quadritendances (e.g.
h±s±).
76
Guillaume d’Occam, 1285-1347 : Quæstiones et decisiones in quatuor libros Sententiarum cum centilogio
theologico, 1319, Livre II.

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ensemble, fait connaître des propriétés qu’on ne connaîtrait pas sans elle. La position e-,
par exemple, se comprend beaucoup plus profondément dans la théorie systémique de
Schotte que dans celle non systémique de Szondi. Chez ce dernier, cette tendance
marque une accumulation d’affects pour laquelle Jean Mélon donne les verbes bouillir
(e-hy0), exploser (e-hy+), ravaler (e-hy-) ou éteindre (e-hy±). Chez Schotte, elle
s’enrichit de dynamismes internes telle la globalisation (« Je me fais péter le caisson,
mais après avoir tué ma femme et mes gosses »), le retournement en son contraire que
je présuppose dans la formule en réalité explosive : « Faut pas me chercher ! », ou encore
la prévention taxinomique (-) d’éventuels développements émotionnels, comme chez ce
pilier de bar dont le tee-shirt arborait sur la poitrine un énorme signe routier d’inter-
diction sous-titré : « Interdiction de me faire chier ».

Nous avons vu qu’en dépit de la marmelade génétiste dont les anthropologues


belges nous gavent pour expliquer les étagements pulsionnels, ceux-ci sont
correctement conçus, mais presque en sourdine. L’idée est qu’une position de niveau
n+1 est une position plus abstraite qu’une position de niveau n. A-t-on récupéré par-là ce
qui érige le spectre szondien en Triebsystem ? Il faut répondre par la négative. Car entre
le plan contactuel et le plan moïque, entre le champ de l’individuation et celui de la
cognition, comment faire valoir le même rapport de concrétisation-abstraction qu’entre
les niveaux pulsionnels ? Les sensations que nous élaborons pour in-former notre agir
sont-elles plus abstraites que les affects qui, sous forme de tropismes, orientent notre
agir au niveau hylétique (contactuel) ? Et ces tropismes sont-ils plus abstraits que les
cinèses qui vectorisent notre motricité, toujours au niveau du sentir ? Rien ne plaide en
ce sens, au contraire77. Un passage par la neurologie m’aura convaincu qu’un rapport
d’étagement entre les quatre plans réunis par les szondiens et les médiationnistes existe
bel et bien, mais qu’il faut le penser à nouveaux frais. En tant que quoi ? En tant que
différentielle « propagation-internalisation ». Ce qui m’amènera à rafraîchir comme
suit le schéma szondien habituel.
Rapport de propagation-internalisation

Condition-C Conduite-S Comportement-P Conscience-SCH


source (Quelle) objet (Objekt) poussée (Drang) fin (Ziel)
Rapport d’abstraction-contextualisation
proprio-
C : sentir ception motricité affectivité sensation

S : gestalts sujet trajet projet objet

P : subor- spécimen-type moyen-fin prix-bien indice-sens


dination ESPÈ CE INSTRUMENT VALEUR SYMBOLE

SCH : Noûs Nomos Technè Dikè Logos

77
Par « sens », j’entendrai encore une fois, en toute rigueur « la résultante de la mise en rapport de notre
gnosie et de nos mots » (Jean Yves Urien : La trame d’une langue, le breton, éd. Yor Yezh, 1989).

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Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction

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Les positions p+
m+ d- d+ m- h+ s- s+ h- e- hy+ hy- e+ p- k+ k-
pulsionnelles

Est indiqué par la flèche orange ce que j’appelle « l’arc d’agentivité (ou de créativité) » spécifiquement
humain. Cet arc est celui qu’explore et régénère en thérapie narrative le « récit » (voir ma Maïeutique
narrative, éd. Société des É crivains 2020).

La culture dégage l’humain des autres niveaux de vie observables (en bleu, jaune et
rouge), tout en les y inviscérant. Les seize visées ou positions pulsionnelles qui déploient
la « forme entière de l’humaine condition » exploitent chacune à sa façon les propriétés
des divers niveaux. Leur repérage au Szondi-test (ou dans la simple rencontre) donne un
aperçu de la manière dont une personne, à tel moment de sa vie, organise en profondeur
ses intérêts. Il radiographie sa manière d’être au monde, par exemple de se laisser toucher
par un problème ou de lui résister. De quelque façon que résonnent ces intérêts, ils
présupposent que soit toujours promue en bourdon l’agentivité grâ ce à laquelle la vie
peut s’épanouir en nous comme créativité. Ce qui présuppose à son tour de se raconter.

Ces termes et cette polarité seront bien entendu définis, justifiés et documentés.
Mais, derechef, résolvent-t-il notre problème ? Pas encore tout à fait, puisque du coup
occuper un rang n à l’horizontale ne signifie plus la même chose qu’occuper un rang n à
la verticale. Si l’on veut, et pour prendre comme exemple les vecteurs de deuxième rang,
mon schéma met en évidence que gestaltiser n’est pas la même chose que faire. D’abord,
la gestaltisation joue sur quatre plans : on verra avec Gagnepain qu’elle met en forme les
cinèses (vecteur S), mais aussi la proprioception (vecteur C), les tropismes affectifs
(vecteur P) et les sensations (vecteur SCH), avec pour résultats respectivement du trajet
(geste), mais encore du sujet (soma), du projet (appétence é-motionnelle) et de l’objet
(percept). Ensuite, chaque plan d’expérience se trouve stratifié en quatre niveaux
d’abstraction. Le faire, pour revenir à lui, comporte un niveau hylétique « contactuel »
qui met en jeu des cinèses. C’est le lieu pulsionnel de la motricité. Il comporte aussi un
niveau gestaltique dit « sexuel » qui met en jeu des trajets, ainsi qu’un niveau gestaltiste
dit « paroxysmal » qui prolonge et renverse le précédent sous forme d’instrumentation,
selon une dynamique non pas morale mais, comme on l’a vu, adaptative. Enfin, il
présente un niveau structurel « moiïque », celui de la technique proprement dite, où
homo faber fait « sauter » (Schotte) ou dépositive l’instrumentation naturelle.

En s’étayant sur la clinique, cette déconstruction des vecteurs coupe donc chaque
poire en deux. Un intérêt majeur en est de mieux distinguer les causes présomptives des
problèmes que peut rencontrer un individu 78. Un coû t majeur en est par contre, encore

78
La clinique force à dissocier les plans, du moins chez l’homme. Il existe en effet des troubles dont le lieu,
quelque répercussion qu’ils aient sur l’ensemble des actes d’un individu, se situe spécifiquement dans le
registre paroxysmal. Or la clinique montre que dans ce même registre un sujet peut s’avérer
sélectivement atteint à un niveau et pas aux autres : une incapacité à ressentir la douleur ou une
irritabilité excessive, mettons, concerneront la couche hylétique des tropismes. Le syndrome de perte
d’auto-activa-tion psychique attestera une impuissance à gestaltiser ces tropismes, tandis que des
troubles tels l’arrivisme ou l’acédie illustreront une difficulté à subordonner les appétences. Au niveau
moiïque seront enfin en jeu les névroses et les psychopathies où la norme proprement humaine,
structurale, fait question. Même musique pour le plan du faire : la clinique force à y distinguer des
troubles moteurs (étage I, e.g. paralysie ou hyperkinésie), des troubles praxiques (strate II, e.g. chorée,
dyspraxie orofaciale), des troubles instrumentaux (couche III, palicinésie, dyspraxie constructive), enfin

48
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction

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une fois, de briser ce qui chez Schotte permettait aux plans de faire système avec les
niveaux, nommément la diachronie des moments pulsionnels.

La neuvième leçon nous tiendra ainsi en haleine jusqu’à proposer que les deux
ordonnancements si soigneusement distingués sont les expressions d’un unique
principe autour duquel s’ordonnent toutes les tendances du schéma szondien. Ce
principe, signalé par la flèche orange oblique sur mon schéma, n’est autre que la
créativité du vivre, mieux : la vie comme créativité. Contre la conception qui voudrait
que la vie soit essentiellement équilibration (Piaget) ou autoconservation (Ron
Hubbard), je défendrai avec Friedrich Nietzsche, Max Scheler ou Kurt Goldstein qu’elle
est déploiement de formes, « ré-génération » (avec deux accents aigus). Dans ce tableau,
l’ordonnancement horizontal et celui vertical des vecteurs viennent alors faire sens
comme deux modalités de vicariance. « La vicariance donne un nom à des mécanismes
du cerveau créateur de mondes »79. Elle désigne la capacité de substituer une fonction ou
un contenu par d’autres. La vicariance « d’usage » nomme la capacité d’attribuer à un
même objet des fonctions diverses, par exemple utiliser une cuillère pour boire ou jouer
de la musique. La vicariance « fonctionnelle », elle, consiste à mettre en œuvre une
même fonction de plusieurs manières, par exemple à signaler sa présence en faisant la
rate, en rafistolant une vieille radio ou en allumant un feu.

Sur tous ces montages, ce qui se joue est au fond le déploiement créatif de ce
qu’on peut appeler encore le « pouvoir-faire » du vivant, son agentivité. Chez l’homme,
l’agentivité, qui désigne le versant subjectif de la créativité, est impulsée par quatre exi-
gences essentielles : transmettre (faire passer dans le monde), préserver, améliorer et
repenser. Ces exigences sont celles que remplissent par excellence et respectivement les
positions m+, s-, hy- et p+. Schotte qualifie ces positions de « prototypiques » parce que
chacune constitue le point d’orgue de l’enjeu propre à un vecteur : la position m+ est la
plus contactuelle du contact, la position s- la plus sexuelle de la sexualité, et ainsi de
suite. Mélon et Lekeuche, dans son sillage, expliquent que ces positions sont les plus
« séductrices » de chaque vecteur. Mais ni l’un ni les autres ne rendent compte de cette
idée de manière satisfaisante, à mon goû t. Dans mon anthropologie unifiée, en revanche,
ces barycentres pulsionnels revêtent un éclat nouveau : ils y font tenir ensemble toute la
palette des aspirations humaines en ce sens que chacun constitue une matrice d’agenti-
vité où champs et niveaux optimisent une même et unique fonction créatique : en m+,
l’individuation (propagation, champ C) et la participation (contextualisation, niveau C)
concourent à une puissance maximale de transmission de ce que la vie propose. En s-, la
capacité de faire (plan S) et la fixation gestaltique (niveau S) concourent au maximum à
préserver ce que la vie esquisse. En hy-, la bosse du bon vouloir (plan P) potentialise,
avec la capacité d’assujettissement adaptatif des figures (niveau P), la fonction
remobilisatrice de la créativité qu’on appellera la fonction « méliorative ». En p+, enfin,
la capacité à dessiller in-formativement notre agir (plan SCH) jumèle notre aptitude
verbale à penser (niveau SCH) pour produire des idées-guides qui galvanisent
l’inspiration « visionnaire » du pouvoir-faire humain.

Pourquoi les positions « κατ'εξοχή ν (kat exoken, par excellence) » séduisent, voilà
qui s’éclaire alors d’un jour nouveau : elles séduisent parce que chacune rallie sous sa
des atechnies où c’est la faculté d’outil proprement humaine, structurale, qui pose problème.
79
Cf. Alain Berthoz : La vicariance, éd. Odile Jacob 2013, page 15.

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fonction maîtresse les trois autres fonctions du vecteur auquel elle appartient. Mon
hypothèse énonce par exemple que dans la sexualité les fonctions h+, s+ et h- représen-
tent des possibilités vicariantes que la fonction s- ramène à soi (se-ducet) ; toutes
servent la même exigence prototypique : préserver le vivant contre les dégâ ts qu’on peut
lui faire. Les positions m+, s-, hy- et p+ formeront ainsi dans notre neuvième leçon les
clefs-de-voû te du Triebsystem. Elles dessineront l’épine dorsale de l’agentivité humaine
comprise comme exigence et capacité de se régénérer. Certains l’auront sans doute
subodoré, elles deviendront les incubateurs ou les scènes tournantes des quatre
« fantasmes originaires » que Mélon avait associé à chaque vecteur, mais cela dans une
vision élargie qui les recadrera comme autant de visées ou d’heuristiques
fondamentales.80 Les vrais moyeux des dynamismes vectoriels sont à mon avis ces
pouvoirs cardinaux, non pas – sauf pour p+ – les positions quatrièmes. Et c’est leur
bienfaisant patronage qui signe la véritable obtention de soi (Selbsterhaltung), plutô t
que le couronnement d’un quelconque « Moi ».

« Il est difficile d’être un homme », consigne Scheler81. Et Bergson, en contre-


point : « Il est fatigant d’être une personne »82. On comprend pourquoi : parce que sauf à
« compromettre, en fait, son humanité »83, l’homme doit prendre soin des possibilités
apéritives que sa condition lui offre. À titre illustratif, il arrive que l’être-au-monde se
crispe autour des positions moiiques. Incapable alors de syntonie vitale, de spontanéité,
d’évidences naturelles (Blankenburg), l’individu « déduit » tout : il idéalise, absolutise,
isole, planifie. Quand tel philosophe, pour pondre une pensée pure d’influences externes,
rejette tout livre, tel schizophrène attribue les contractures de son péristaltisme, dont il
est pathologiquement conscient, à des démons siégeant dans son intestin. Chez un tiers,
bras et jambes ne matérialisent plus l’évidente appartenance d’un corps prêt pour
l’action, mais des prolongements géométriques dont il faut calculer le jeu. Et tandis
qu’un autre encore pulvérise le devenir en un pointillé d’instants, un dernier refuse de
reconnaître derrière ses érections l’entraînement normal du désir : il faut que celles-ci
soient produites par un appareil à influencer (Tausk).

« La naissance du Moi est également la naissance de l’â me humaine – écrivait


Szondi. Davantage : elle est la naissance de l’existence humaine en général, par contraste
avec l’existence animale »84. Quelque admiration que nous ayons pour Szondi, il faudra
ici revoir sa copie. Cela d’autant que chez lui les concepts de « Moi (Ich) » et d’homme
fluctuent et se télescopent. En ce qui concerne le Moi comme naissance de l’â me
humaine, d’abord, il faudrait désambiguïser l’adjectif « humain ». Szondi l’utilise parfois
dans une acception morale qui n’a rien à voir avec l’homme comme Noûs. C’est le cas

80
Avec les programmeurs neuro-linguistes Hall, Bostad et Hanblett, nous retrouveront la « “personality”
in practical terms as a series of frequently used strategies (« La “personnalité” en termes pratiques
comme une série de stratégies fréquemment utilisées) » (The structure of personality, éd. Crown House
2003, p. 51.
81
« Es ist schwer ein Mensch zu sein » (Schriften aus dem Nachlaß, éd. Bouvier 1997 : Philosophische
Anthropologie, Umschwung im Menschen. « Geist » des Menschen, 1922).
82
La personnalité, 1916 : Conférence de Madrid.
83
Gagnepain, Du vouloir dire, tome III, éd. De Boeck 1995, p. 9.
84
« Die Geburt des Ichs ist gleichsam die Geburt der menschlichen Seele. Und noch mehr : sie ist die Geburt
des Mensch-Seins überhaupt – im Gegensatz zu Tier-Sein » (Freiheit und Zwang im Schicksal des Einzelnen,
éd. Huber 1977, ch. IV, p. 82).

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quand il soupire : « L’“Humanité” est une destinée pulsionnelle très rare que l’on
rencontre chez certains humains très supérieurs. (…) L’esprit de ces sujets répand
l’“humanité” » (Diagnostic expérimental des pulsions, éd. PUF 1973, p. 130). Ou :
« Devenir homme, c’est réaliser l’“idée” d’homme en réalisant l’élargissement de
l’amour » (Introduction à l’analyse du destin, tome 2, éd. Nauwelarts 1983, p. 218).

Pour ce qui regarde ensuite le Moi lui-même, abstraction faite de son


humanitude, il reste chez Szondi mi-chair mi-poisson : dans « Freiheit und Zwang im
Schicksal des Einzelnen » (1968), il stipule : « Le Moi n’est ni un faisceau fonctionnel ni
une fonction unique particulière » (chapitre IV). Et déjà en 1956, dans sa « Ich-Analyse » :
« Le moi n’est pas de nature tendancielle ». Mais on lit dans l’entre-deux : Le Moi « est
une association de fonctions vitales élémentaires » (Szondi : Introduction à l’analyse du
destin, conférences de 1962-63). D’où les vocables « Trieb-Ich (Moi-pulsion) » et
« triebhaftes Ich (moi pulsionnel) ».

J’espère qu’à la fin de ce cours tout cela se sera décanté. Le « triebhaftes Ich »
viendra recouvrir le plan de la connaissance à ses divers niveaux d’abstraction
(sensoriel, perceptuel, imaginaire-représentationnel et verbal-conceptuel) 85. Seul le
dernier niveau caractérisera l’humain. Mais il le caractérisera quatre fois, à savoir
comme faculté noétique de personne (plan C), de technique (plan S), de norme (plan P)
et de signe (plan SCH). C’est en tant que Noûs qu’on pourra homologuer ce Moi pontifex
que Szondi estime n’être ni un faisceau fonctionnel ni une fonction unique particulière.

85
Pratiquement, la compréhension des climats pulsionnels comme niveaux d’abstraction rejoint le souci
porté à ébullition dès les années 1930 par l’ainsi dite « sémantique générale » (1933) qu’élabora
Alfred Korzybski. Cet ingénieur chimiste polonais constate qu’une énorme partie de notre pensée
occidentale s’est construite sur une illusion d’identité rendue possible justement par la non-distinction
des niveaux d’abstraction. La notion de « qualité », par exemple, fut longtemps projetée comme une
propriété des choses, cela sous l’éclairage trompeur d’une logique aristotélicienne voulant qu’on puisse
décrire le monde avec des propositions du type sujet-prédicat (« tel objet possède telle qualité »).
Pareillement, trop de scientifiques raisonnent encore en termes « élémentalistes », i.e. à partir d’unités
qu’ils se donnent abstraitement mais qu’ils attribuent faussement à l’univers concret (on verra d’ailleurs
à cet égard comment éviter de voir dans les pulsions des éléments réels). Dans maintes situations de la
vie, on assigne ainsi indû ment « une seule valeur à des ordres d’abstraction divers et essentiellement
multivalents » (The role of Language in the Perceptual Processes, 1949-1950, in La carte n’est pas le
territoire, éd. de l’É clat 2010, p. 43). Parfois, cela ne prête guère à conséquence. Mais souvent cela
entraîne des émotions malsaines suivies de conduites catastrophiques. C’est le cas quand on légitime un
génocide sur un concept tel celui de « races humaines », qui plus est en identifiant nos évaluations de
l’inférieur et du supérieur avec les organismes racialement classés eux-mêmes.
La sémantique générale a proposé plusieurs « procédés extensionnels » pour mettre à profit
conceptuellement l’idée que « tout énoncé est verbal, [qu’]il n’est jamais le “ça” silencieux » (p. 27), bref :
que « la carte n’est pas le territoire » (p. 64). Ces procédés, des rejetons de la visée scientifique k-, visent
à calquer le langage sur la structure résistante des états-de-choses, mettons en affectant les termes
géné-raux utilisés (« les jeunes ») d’indices qui les situent spatio-temporellement (« les jeunes1 » pour
parler des jeunes du siècle passé », « les jeunesb » pour parler des jeunes des banlieues urbaines, etc.).
Dès 1975, la programmation neuro-linguistique (PNL) a retrouvé et développé ces procédures de
respect salutaire des niveaux d’abstraction grâ ce à la philosophie. Elle les a synthétisées en un ensemble
nommé « méta-modèle », véritable guide maïeutique destiné à corriger, par des questions déterminées,
les chausse-trapes langagières qui contribuent au maintien d’un problème.
Le point auquel je souhaite en venir, sur cet exemple des ordres d’abstraction, est qu’en tâ chant
inlassablement de mieux comprendre comment l’homme existe, on augmente les chances de moins lui
nuire.

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Quant enfin à l’humanité comme « destinée pulsionnelle rare », elle reste un idéal.
À ce titre, son exemplarité ne relève pas de l’anthropologie, c’est-à -dire de la
connaissance, mais de l’anthropodicée, c’est-à -dire du choix d’un certain modèle
d’existence. J’aime toutefois penser que donner la mesure de l’humain scientifiquement
pourra, comme je le disais en entamant cette introduction, éclairer la manière de la
donner moralement.
§ 2.10.

Brochant sur toutes ces propositions théoriques, une dixième étapes passera au
tamis les dynamismes et capacités motivationnels (champ P) que nous avons dit
élaborer spécifiquement – sur fond de « choix » pulsionnel omniprésent – de la
prépondérance, de la priorité, du choix au sens strict.

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