Vous êtes sur la page 1sur 3

F. Buisson & E.

Durkheim (1887), « Enfance », in Dictionnaire de pédagogie

L'enfance, si l'on s'en tenait à l'étymologie, serait l'âge où celui qui doit devenir un homme
ne sait pas encore parler (du latin in-fans, non parlant). Mais le langage ordinaire a tendu de
plus en plus à prolonger la durée de la période à laquelle s applique ce mot ; elle devrait
s'étendre, dit Littré, « depuis la naissance jusque vers la septième année » ; mais il ajoute que
la langue usuelle la porte « un peu au delà, jusqu'à treize ou quatorze ans » ; le Dictionnaire
de l'Académie dit : « jusqu'à douze ans ou environ ».
Au point de vue spécial qui nous occupe, il y a intérêt à distinguer nettement ces deux
acceptions, parce qu'elles correspondent à deux périodes d'éducation fort différentes : d'une
part, la première enfance, n'embrassant que les trois ou quatre premières années, celle à
laquelle s'est appliquée en ces derniers temps d'une façon toute nouvelle la « psychologie
infantile » ou l'élude des premiers phénomènes de la vie physique, intellectuelle et morale
chez le petit enfant ; d'autre part, la seconde enfance, ou l'enfance au sens le plus ordinaire et
le plus général du mot, sens qui néglige les questions toutes spéciales de la physiologie et de
la psychologie du premier âge et désigne la période normale de l'éducation et de l'instruction.
Nous ne traiterons dans cet article que le second de ces sujets, c'est-à-dire que nous parlerons
seulement de l'enfance au sens habituel de ce mot.
Tout d'abord, nous avons à nous poser cette question : Quels sont les caractères propres à
l'enfance, les lois naturelles de cet âge, et par conséquent les conditions tout à fait générales
auxquelles la science de l'éducation doit satisfaire ?
Tous les caractères distinctifs de l'enfance, tous ceux en particulier dont l'éducation doit tenir
compte, dérivent de la définition même de l'enfance. La fonction essentielle de cet âge, le
rôle et la destination que lui assigne la nature, peuvent se résumer en un seul mot ; c est la
période de la croissance, c'est-à-dire cette période où l'individu, tant au physique qu'au
moral, n'est pas encore, où il se fait, se développe et se forme. Or, que faut-il pour qu'il y ait
croissance? Que suppose nécessairement ce phénomène chez l'être où il se produit? Deux
conditions, toujours les mêmes dans tous les domaines et sous les formes les plus diverses :
d'une part la faiblesse, de l'autre la mobilité. Ce sont, pourrait-on dire, les deux faces de la
même situation : l'être qui croît est celui qui se trouve dans une sorte d'équilibre instable,
perpétuellement changeant : il croît parce qu'il est incomplet, parce qu'il est faible, parce que
quelque chose lui manque toujours, — et il croît parce qu'il y a au fond de sa nature une
force de changement, de transformation ou plutôt de formation et d'assimilation rapide, qui
lui permet de se modifier sans cesse jusqu'à ce qu'il ait atteint son entier développement.
L'enfance est caractérisée, en tout, par cette inconsistance même de sa nature, qui est la loi
de la croissance. Elle présente à l'éducateur non pas un être formé, non pas une oeuvre faite
et un produit achevé, mais un devenir, un commencement d'être, une personne en voie de
formation. Tout dans la psychologie de l'enfance, tout dans la pédagogie, dérive du caractère
essentiel de cet âge, caractère qui se manifeste tantôt sous la forme négative : faiblesse et
imperfection du jeune être, tantôt sous la forme positive : force et besoin de mouvement.
Au physique, qu'est-ce que l'enfant? le plus chétif des êtres, un petit corps que le moindre
choc peut briser, que la plus légère maladie met en péril, des muscles, des nerfs, des organes
qui sont de lait pour ainsi dire et qui ne se forment, ne se développent, ne se fortifient que
grâce à un entourage merveilleux de soins, de ménagements, de circonstances favorables,
d'influences protectrices. Prise en soi, l'enfance physique est la faiblesse même, depuis le
moment de la naissance jusque bien après les douze ans du Dictionnaire de l'Académie ; elle
ne se suffit pas, elle ne commence et ne continue à grandir que par l'intervention incessante
des parents ou de ceux qui les remplacent. Et d'autre part, quelle rapidité de croissance,
quelles merveilles dans l'évolution de ce petit corps débile qui se déploie, se forme,
s'aguerrit, grandit sans qu'on sache comment, change à vue d’œil et est sans cesse en cours

1
de rénovation. Il y a là une puissance de mouvement, d'accroissement, de développement qui
confond l'imagination par sa continuité, par sa vivacité, par son inépuisable exubérance.
S'agit-il de l'esprit? Ce sont les deux mêmes caractères. Quelque point de la période
enfantine qu'on veuille considérer, on se trouve toujours en présence d'une intelligence à la
fois tellement faible, tellement fragile, si nouvellement formée, de constitution si délicate,
jouissant de facultés si limitées et s'exerçant en quelque sorte par un tel miracle qu'on ne peut
s'empêcher de trembler, dès qu'on y pense, pour cette ravissante mais frêle machine. Et en
même temps cette machine est toujours en mouvement ; elle se crée en quelque sorte, de jour
en jour, des rouages nouveaux ; elle ne s'arrête jamais. Ne lui demandez pas de se poser ; elle
agit à vide plutôt que de ne pas agir ; elle est capable de tout hors de repos et de fixité.
Changeante, inégale, capricieuse, elle est féconde en déceptions comme en heureuses
surprises.
Enfin, au moral, même faiblesse et même mobilité. Ce sont de bien légères impressions, des
traces bien superficielles que les actes de volonté de l'enfant. Le bien ni le mal ne pénètrent
d'ordinaire bien avant dans cette nature incapable de grands efforts durables : les bonnes
résolutions s'oublient aussi vite qu'elles se prennent. Mais, en même temps, avec quel
empressement toutes les nouveautés sont accueillies! Cette petite conscience est un véritable
kaléidoscope. Les états les plus différents, les passions et les attitudes les plus opposées s'y
succèdent : les rires aux larmes, la soumission câline à la résistance obstinée, les effusions de
la tendresse aux emportements de la colère. Ce sont des ardeurs, des enthousiasmes qui
tombent vite, qui s'éveillent de même. Rien n'est jamais définitif. Tout se défait et se refait
sans cesse.
Le devoir de l'éducateur est de se rappeler en chacun des actes de l'éducation ce double
caractère de l'enfant qu'il entreprend de former. Qu'il s'agisse des sens, de l'intelligence ou de
la volonté, il sait qu'on lui a remis entre les mains le plus fragile des organismes, un
organisme à peine formé, si tendre et si mou qu'il faut toujours craindre d'en épuiser la sève,
d'en troubler la croissance en la voulant hâter. Et comme il importe de savoir, à chaque
moment de cette période, quels sont précisément les besoins qui y correspondent, les forces
dont l'enfant dispose, le juste degré et la vraie portée de ses facultés, la première loi de la
pédagogie est d'adapter avec la plus grande exactitude à la mesure de l'enfant l'éducation
qu'on lui donne. A prendre les choses dans la rigueur idéale, le maître devrait se demander à
l'occasion de chaque exercice, de chaque leçon intellectuelle ou morale : Est-ce bien à ce
point qu'en est mon élève? Ne vais-je pas le porter au-dessus ou le ramener au-dessous de
ses forces actuelles? Sans outrer cette préoccupation, on peut dire que rien n'est plus
profitable pour le maître que de se souvenir souvent de là faiblesse de l'enfance, des
ménagements qui lui sont dus et des progrès qu'a déjà insensiblement réalisés, à tout prendre,
l'enfant même qui semble en faire le moins. Voilà pour le premier des deux points de vue que
nous avons distingués.
Le second n'est pas moins important ; mais l'attitude qu'il implique a quelque chose de plus
délicat et de plus complexe.
D'une part, il est de toute évidence qu'il faut tenir compte du besoin de mouvement que
ressent si fortement l'enfant et qui, avec des différences de degrés, subsiste jusqu'à
l'adolescence. Chercher à réprimer brutalement cette tendance, ce serait risquer d'éteindre la
flamme qu'il faut attiser ; ce serait supprimer de vifs et joyeux élans d'une vie naissante,
d'une force mal équilibrée encore, mais puissante, dans sa faiblesse, par sa mobilité même. Il
faut redouter pour l'enfant la fatigue qui stérilise tous les efforts, les siens comme ceux du
maître. Or la fatigue ne se produit pas seulement quand on demande trop aux facultés
enfantines, mais aussi quand on gêne leur libre allure.
Il y a plus ; c'est un moyen d'obtenir plus de travail et d'application, que de savoir se plier à
ce besoin si impérieux de la nature, en changeant souvent d'objet, en faisant cesser la leçon
au moment précis où cesse l'attention, en laissant à l'élève quelque initiative, quelque liberté,

2
quelque mouvement. 11 faudrait qu'il commençât à travailler, comme il joue, de tout son
cœur, avec tout son être, avec cette plénitude d'activité, cette ardeur et cette vivacité qui ne le
fatiguent jamais, tant qu'elles se déploient spontanément, librement, naturellement. On ne
peut espérer ce résultat que d'une organisation pédagogique qui fera une part au premier de
tous les plaisirs de l'enfant, le plaisir de l'activité variée, du mouvement libre, de l'essor sans
contrainte.
Mais, d'un autre côté, il ne faut pas perdre de vue que cette absence de suite et d'équilibre
constitue un état qui ne saurait durer et qui doit être dépassé. Il faut que l'enfant apprenne à
coordonner ses actes et à les régler ; il faut qu'il ne reste pas à la remorque des circonstances,
sous la dépendance des sautes de vent de son humeur et des incidents de la vie extérieure ;
qu'il sache se maîtriser, se contenir, se dominer, se faire la loi ; qu'il contracte le goût de la
discipline et de l'ordre dans la conduite. Car, comme nous l'avons montré à l'article
Education, la maîtrise de soi, le pouvoir de se contenir, de se régler, de se résister est une des
caractéristiques essentielles de la personne humaine. Sous ce rapport, une véritable
métamorphose est' nécessaire. L'état à créer semble être à l'opposé de celui qui nous est
donné comme point de départ.
Heureusement, la nature est si riche qu'elle met elle-même à notre disposition les instruments
d'action nécessaires à cette transformation ; il suffit que nous sachions nous en servir. Le
remède nous vient de la même source que le mal lui-même.
En même temps que l'enfant est une sorte d'anarchiste, ignorant de toute règle, de tout frein,
de toute suite, il est un petit traditionaliste, et même un routinier. A-t-il été amené à
reproduire plusieurs fois un mouvement? Il le reproduira sans fin. Les histoires qu'il connaît
le mieux, qu'on lui a le plus souvent contées, sont celles qu'il réclame le plus volontiers ; il
ne se lasse pas de les entendre à nouveau. Il refuse de manger avec un autre couvert que
celui auquel il est habitué, de dormir dans un autre lit que le sien. 11 aime mieux jeûner ou
rester éveillé. Ainsi, en même temps que, par certains côtés, il paraît épris de nouveautés et
de changements, on dirait qu'il a une véritable horreur pour tout changement et toute
nouveauté. Ces deux sentiments, si contradictoires qu'ils soient, sont, l'un et l'autre, des effets
d'une seule et même cause : son instabilité. Précisément parce qu'il change sans cesse, tout
état, mouvement ou idée qui vient à se répéter un certain nombre de fois, prend, du fait de
cette répétition, une force, une puissance d'action qui est irrésistible parce qu'elle est sans
contrepoids. Les autres états, précisément parce qu'ils sont essentiellement fugaces et
superficiels, ne sauraient lui tenir tête. Celui donc qui parvient à acquérir quelque fixité, si
légère soit-elle, tend de lui-même à se répéter, devient un besoin facilement tyrannique, si
l'on n'y prend garde. Pour cette raison, il est très facile de faire contracter à l'enfant des
habitudes.
Or, ce pouvoir qu'a sur lui l'habitude, par suite de l'instabilité de sa vie psychique, permet de
corriger et de contenir cette instabilité même. Le goût des habitudes régulières est déjà une
première forme du goût de l'ordre et de la suite. C'est comme une première initiation à la vie
morale, et qui peut commencer très tôt ; car dès le lendemain de sa naissance il y a lieu de lui
faire prendre des habitudes définies pour tout ce qui concerne les principales circonstances
de son existence. Que l'on développe sagement et prudemment ce premier germe, et, dans la
même mesure, la vie enfantine cessera progressivement d'offrir ce spectacle contradictoire
dune extrême mobilité alternant avec une routine presque maniaque ; ce qu'elle a de fuyant et
de mouvant se fixera ; elle se régularisera et s'ordonnera dans son ensemble. Sans doute, cet
ordre un peu machinal n'a pas, par lui même, une haute valeur morale ; mais il fraie la voie à
un ordre d'une qualité supérieure. Le goût de la régularité n'est pas encore le respect de la
règle et du devoir, mais y achemine. Nous avons vu, d'ailleurs, à l'article Education,
comment il est possible et relativement aisé de donner à l'enfant le sentiment de l'autorité
morale et de la discipline ; ce qui constitue le second stade dans la formation du caractère et
de la volonté. La nature met donc bien entre nos mains les moyens nécessaires pour la
dépasser.

Vous aimerez peut-être aussi