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La philosophie dans L’Institution du prince de Guillaume Budé (1519)

1) Philosophie et sagesse :
1. L’auteur du Livre des Proverbes qui a colligé les dits de Salomon, dit que les hommes sages,
mêmement les rois et grands princes, doivent colliger, en lisant les histoires anciennes, les faits
et dits mémorables et exemples ayant insigne autorité […] des princes et philosophes renommés
par les historiographes anciens, et aussi des exemples et sentences de l’écriture canonique, et de
ce en faire […] des livres et traités en bonne et due forme pour leur servir de mémoires et
enseignements.
2. Par sapience spirituelle on a intelligence des biens éternels et de la vie qui est à venir dans
l’autre siècle ; par sapience mondaine on acquiert opulence de biens et renommée glorieuse, qui
est le dernier limite de cupidité et amortissement de désir et la fin à laquelle ont tendu tous les
grands rois et empereurs […] et toute industrie et excogitation humaine.
3. Et afin que je parle des choses temporelles pour le présent […] –, il me semble tant par ce que
j’ai appris par lecture des livres grecs et latins, que aussi par l’inclination et proclivité de
courage que je puis voir et connaître en tout homme de grand cœur et de haut vouloir, que nous
n’avons rien si estimé ni si recommandé à toutes les puissances de l’âme – quant est des choses
temporelles – que l’honneur en la vie et renommée après la mort.
4. Et ce font-ils, comme j’estime, par considération que l’honneur, la dignité, la prééminence de
nature humaine sur les animaux en général et sur elle-même consiste en l’engin naturel et en
l’entendement de l’homme, lequel croît toujours par exercice d’étude.
5. À cette cause [sc. parce que les hommes sont mortels] l’étude des lettres et la philosophie, et
principalement la morale, a été inventée par les sages comme la culture et le labeur de l’âme et
de l’entendement humain ; lequel est la forme ou définition formelle et substantielle de
l’homme avec mortalité, par lesquelles il diffère des substances intellectuelles et abstraites qui
sont formes sans matière.
6. Combien que tout homme auquel il n’y a faute notable de nature, soit capable de raison et ait
entendement par nature pour discerner le bien et le mal, honneur et déshonneur, profit et
dommage – c’est à savoir quant aux choses vulgaires et triviales et matières usitées, qui se
peuvent juger et estimer par sens et prudence générale, qui est commune à la plupart des
hommes qui vivent et conversent en cités […] – toutefois il se trouve peu d’hommes qui soient
tellement doués d’entendement et jugement naturel ou instruits de prudence acquise par doctrine
ou expérience avec leur entendement qu’on les puisse ou doive appeler sages, à parler
étroitement et au vrai, et selon ceux qui jugent les dits et sentences par la règle exquise et
absolue de vérité, telle que l’homme peut comprendre par conception selon laquelle il est
évident qu’un parfait homme n’est que dûment encommencé.
7. Les sages du temps passé, auxquels Dieu et Nature ont donné avis et entendement excellents
et perspicaces – du nombre desquels a été ledit Hésiode, lequel se dit avoir été ravi des Muses
en la montagne du Parnasse et couronné poète […].
8. Lequel, du nom et degré de première et souveraine philosophie, est tombé et déjecté en
philosophistie […]. Car le nom d’icelle première philosophie emporte de soi très ample
signification de doctrine, qui est connaissance des choses divines et humaines. En quoi est
impliquée et entrelacée discrétion et jugement de justice civile, d’honnêteté et d’utilité publique.
9. [Il est] composé de foi et de charité ensemble […]. Mais si y faut-il ajouter quelques
drachmes de la vieille composition dont les maîtres anciens ont usé, détrempée et confite en
élégance de doctrine. Car elle donne goût à l’antidote, pour la grâce qu’ils ont eue en théorie et
invention et intelligence des choses humaines.
10. Et sapience est proprement une règle ou une ligne de connaissance et de doctrine, plus
inspirée qu’inventée, [qui dirige la volonté sur la voie] qui mène à fin glorieuse, temporelle et
perpétuelle. Et est cette connaissance et familiarité de sapience plaisante, utile et nécessaire à
tout homme de bon esprit, aucunement initié en prudence soit lettrée, soit idiomatique.

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2) Philosophie et arts libéraux :
11. “La gloire de Dieu est en celant et occultant le mot ; et la gloire des rois est en investiguant
le verbe et en enquérant la parole” – combien que l’interprétation grecque des soixante et dix
interprètes porte au second membre : “la gloire du Roi est en portant honneur aux choses”.
12. Nous dirons que c’est gloire royale que d’honorer les livres et ceux qui ont le savoir de
composer œuvres pour enseigner les ignorants, et illustrer et élucider les sciences et disciplines
dignes d’être enarrées par commentaires, et qui par les Anciens ont été mises par écrit. Car tels
mémoires sont les moyens par lesquels la parole énigmatique de sapience et de sa doctrine
sinueuse et ambagieuse a été expliquée et ouverte, et est le passage fait pour ceux qui ont
affection grande de voir l’état et arroi de sapience non erronée, qui se nomme orthodoxe
communément, c’est-à-dire droite opinion du souverain bien.
13. Lesquelles [lettres] sont les écrins et les aulmoires [armoires] de Minerve, esquels la science
et sapience, qui est l’honneur et l’excellence de nature humaine, a toujours été gardée et
enclose, tant dedans l’enclosure des écoles de philosophie profane, comme dedans les lieux
dédiés, où est le gazophylace [cabinets, en grec] mystique, duquel les bons et solides
entendements portent la clef, quand ils sont bien et dûment instruits et érudits ès disciplines
desquelles les bonnes lettres font profession.
14. [Ce] livre que j’ai fait de la manière de compter et de la monnaie des Anciens tant grecs que
latins et de la réduction des monnaies des royaumes et pays dessus nommés à la monnaie de
maintenant, […] est quasi comme un livre ou une lettre de change pour avoir commerce et
pratique de pays en autre, et mener trafiques en toutes contrées et en tout temps.
15. De tant de langues qui sont divisées par le monde, il n’est mention depuis deux mille ans en
ça que de deux, c’est à savoir qui soient de réputation entre les gens de grande érudition. L’une
est la langue grecque, par laquelle avec ce que les sciences libérales et la philosophie tant
naturelle que morale et disputative, qui se nomme aussi sermocinatrice, a été traitée et instruite
de termes et vocables propres et distincts merveilleusement et abondamment par les philosophes
étant en Grèce, ont été aussi grandement illustrés et anoblis les faits et gestes des grands princes
et peuples renommés […]. La seconde est la langue latine, en laquelle les faits des Romains ont
été écrits, qui est fille naturelle et légitime et [à] l’exemple de la grecque.
16. [Il s’agit des] disciplines desquelles les bonnes lettres font profession, faisant icelles un
cercle des arts libéraux et sciences politiques appelé encyclopédie qui signifie selon son nom en
un mot “circulaire érudition”, ayant lesdites sciences et disciplines connexité mutuelle et
cohérence de doctrine, et affinité d’étude, qui ne se doit ni peut bonnement séparer ni distraire
par distinction de facultés ou professions en la façon que pour le jourd’hui on en use, pour ce
que toutes ces sciences s’entretiennent comme font les parties d’un cercle qui n’a ni
commencement ni fin, et toutes tendent et regardent de leur naturelle inclination vers le centre
du cercle, lequel centre nous pouvons ici imaginer être connaissance du bien souverain, et
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appétence d’icelui .
3) Philosophie morale et politique :
17. Toute la philosophie morale, en laquelle tant de grands esprits ont été jadis occupés pour
donner ordre et forme de régime à l’homme tant envers Dieu, envers soi-même qu’envers les
prochains et étrangers, n’est autre qu’investigation et inquisition de remède et lumière de
connaissance et avertissements salutaires contre les ténèbres d’ignorance et abusion et élusion
[tromperie] du monde qui pervertissent l’ordre des créatures et la raison, lesquelles choses
dussent régir et gouverner les hommes.
18. La profession de cette discipline tend à fin de procéder et aller avant de jour en jour en
purgation et expulsion d’erreurs vicieux […] qui […] se sont intrus contre le droit naturel et

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Ibid., Proverbes de Salomon, f. 53-53v. Ramus a cherché à traduire l’« érudition suffisante » sans « distinction
de facultés et professions », dans l’enseignement de la faculté des arts, par la « conjonction » entre l’éloquence et
la philosophie. Marie Dominique Couzinet, Pierre Ramus et la critique du pédantisme. Philosophie, humanisme
et culture scolaire au XVIe siècle, Paris, Champion, 2015, p. 393-427.

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tiennent dedans le cœur et jugement des humains et en ont prescrit la domination ou quasi
domination par le droit des gens qui autrement est appelé droit humain par Virgile et T. Livius,
dont le sens commun est interprète, qui juge et donne sentence et le plus souvent arrêts par
opinion des assistants et par coutumes locales introduites par chacune province, tout au rebours
des décrets de la philosophie orthodoxe enregistrés par les secrétaires de vérité, greffiers de la
cour souveraine, en laquelle se vident tous les jours les erreurs des jugements, tant civils que
canoniques.
19. De cette doctrine est sourd et émané le fondement et origine des droits civils et canons, par
l’autorité desquels les rois, les empereurs et autres princes conservent leur majesté et empire ; et
justice demeure, ou doit demeurer en vigueur et observance, toujours verte comme un laurier.
Car “justice est une volonté constante et propos non muable, rendant à un chacun son droit”,
ainsi que disent les anciens jurisconsultes. Et dit Aristote au cinquième de ses Éthiques [EN, V,
3, 1129b], que c’est l’excellence des vertus et que Lucifer l’étoile du matin et Hesperus celle du
soir, ne sont point si à émerveiller que justice.
20. La raison à qui la connaissance en appartient, par le singulier privilège octroyé d’ancienneté
à la créature mortelle intellective, accommode et prête patience ou dissimulation ou connivence
au sens qui s’appelle commun par les orateurs, et à prudence civile, qui plus est politique que
morale et conjointe par affinité trop plus à droit rigoureux et magistral, qu’à équité caritative,
que nous appelons Épicaie par corruption du terme grec, duquel Aristote a usé.
21. Mais cette coutume prescrite et droit qui se nomme approuvé par longue observance de ceux
qui en ont usé, est réprouvé par les réponses des sages prudents, non point ès affaires civiles, car
la plupart se sont éloignés, mais prudents et entendus ès propriétés et droitures naturelles et
morales, qui ont grande discrépance et disconvenance avec les politiques et civiles, sinon
qu’[elles] soient corrigées et attempérées par hommes mêlés et ambidextres, qui s’aident de
deux mains.
22. Budé n’hésite pas à convoquer les textes philosophiques et juridiques qu’il a déjà exploités
au cours de ses études pour les Annotationes ; ardus, il les simplifie et les relie entre eux de
façon originale, montant les deux côtés de la justice distributive : non seulement distribuer les
charges et les prébendes à ceux qui les méritent, mais aussi – selon l’une des interprétation
“litigieuse” prévues par Aristote – rendre à chaque classe d’individus la dignitas qui leur est
propre ; dans le cas de la royauté, Budé suggère un lien entre la théorie de la proportion
géométrique et celle du “prince délié des lois” issue de la jurisprudence romaine impériale, déjà
étudiée dans ses Annotationes, sans renoncer non plus à proposer au roi […] l’idéal salomonien
de la sagesse unie à la justice au sommet de l’État (Luigi Alberto Sanchi, « Idées et expressions de la
justice… »).
23. [C’est sa capacité à] acquérir prudence par doctrine et littérature idiomatique […] par
laquelle [il] connaîtr[a] plus amplement que l’usage de puissance absolue des princes et
monarques […] ne se peut bien compatir avec [ce qui est attaché à sa] couronne sacrée. Et a été
un octroi obtenu contre les constitutions romaines et observance des bon empereurs.
24. On comprend la souveraineté et suréminence de bénignité, de tempérance, d’humanité, de
clémence, ou d’autre vertu dont on veut parler. Car les vertus royales doivent être émulatives et
équiparables aux vertus héroïques, qui sont de note plus haute et d’autre calibre que les
humaines.
25. Car vous avez les instruments de nature et de fortune entièrement, pleinement et
abondamment pour ce faire [sc. laisser la mémoire de son nom], mais que vous en ayez entendu
par étude et attention la manière […], et pourrez avoir fruition non seulement des parties de
cette présente vie, autant que la condition de créature mortelle en peut porter quand elle est
remontée et équipée de tous ses membres et organes carrément et commodément entre défaut et
excès, mais aussi de l’état royal et prééminence souveraine, qui est le dernier comble de cette
félicité.

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