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Pour le Kremlin, ce désagrément est d’autant plus


difficile à admettre qu’il révèle, chez son allié
Accord sur le nucléaire iranien : la fausse
stratégique, l’Iran, une volonté de privilégier, à un
manœuvre de Poutine moment crucial, son intérêt national par rapport à la
PAR RENÉ BACKMANN
ARTICLE PUBLIÉ LE LUNDI 21 MARS 2022 solidarité avec son allié russe.

Le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov et le


Sergueï Lavrov et Hossein Amir-Abdollahian à Moscou,
ministre iranien des Affaires étrangères Hossein Amir-Abdollahian
le 15 mars 2022. © Photo Maxim Shemetov / Pool / AFP
à Moscou, le 15 mars 2022. © Photo Maxim Shemetov / Pool / AFP
Confronté à une résistance inattendue du peuple
ukrainien, le dirigeant russe a menacé de paralyser Tandis que l’armée russe, qui se préparait
les négociations en cours pour ressusciter l’accord sur apparemment à une victoire éclair, se heurte en
le nucléaire iranien. L’Iran, irrité par cette opération, Ukraine à une résistance inattendue, que les sanctions
risque de devenir un partenaire plus difficile pour internationales condamnent Moscou à un isolement
Moscou. inédit et mettent en péril son statut international
comme son économie, cette convergence– même
Trois semaines après avoir lancé son armée dans exceptionnelle et éphémère – des intérêts américains et
une offensive incertaine en Ukraine, Vladimir Poutine iraniens ne pouvait être, pour Poutine, plus malvenue.
vient de subir, à bas bruit, un revers diplomatique Et plus surprenante. Surtout pour un dirigeant réputé
de taille. Sa tentative de créer un lien entre les calculateur qui fonderait, selon ses admirateurs, la
sanctions qui sont aujourd’hui imposées à la Russie et majorité de ses choix sur la subtilité de son analyse des
celles prises hier contre l’Iran, et que la communauté rapports de force.
internationale envisage de lever, a échoué.
Car c’est notamment grâce au partenariat avec les
Il n’a pu faire obstacle, comme il le souhaitait, à la militaires iraniens et leurs milices que l’armée russe,
poursuite des négociations de Vienne entamées en multipliant les pratiques barbares et couvrant sans
avril 2011 pour ressusciter le «Plan d’action globale états d’âme celles de ses alliés, a remporté en Syrie une
commun » (JCPOA, selon son acronyme anglais), victoire militaire sur la rébellion et assuré le maintien
c’est-à-dire l’accord sur le nucléaire iranien conclu en au pouvoir de Bachar el-Assad dans les décombres de
2015 entre l’Allemagne, la Chine, les États-Unis, la son pays. Ce qui a permis, en même temps, l’extension
France, le Royaume-Uni, la Russie et l’Iran. de l’influence et de la présence militaire de l’Iran
Jeudi 17 mars, Hossein Amir Abdollahian, ministre jusqu’aux rives de la Méditerranée, une évolution
iranien des affaires étrangères, qui venait de rencontrer déplorée par la majorité du monde arabe sunnite et par
à Moscou son homologue russe, Sergueï Lavrov, a Israël.
confirmé que les négociations, en « pause » depuis une Certes, le régime de Damas est toujours traité
dizaine de jours, allaient reprendre et que la Russie en paria par la majeure partie de la communauté
y participerait « jusqu’à ce qu’elles aboutissent à internationale, à l’exception de quelques capitales
un accord final ». Alors que Poutine, lui, menaçait qui guettent les bénéfices à tirer d’une éventuelle
quelques jours plus tôt de s’en retirer, paralysant de reconstruction. Mais Poutine semblait estimer que
fait l’ensemble du dispositif diplomatique. cette victoire commune en Syrie, la défense partagée

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de quelques intérêts stratégiques régionaux et la feuille de route » qui en organisait la mise en œuvre,
fourniture à Téhéran de missiles sol-air S-300, en Moscou avait mis en péril l’ensemble du processus en
2016, malgré les sanctions internationales, scelleraient formulant, début mars, une exigence nouvelle.
avec la République islamique une alliance sans faille. En représailles manifestes aux sanctions
Mémoire perse internationales prises contre la Russie après l’invasion
Il n’avait manifestement pas mesuré que, sans de l’Ukraine, Moscou avait annoncé qu’il exigeait
remonter jusqu’au traité de Turkmanchaï, en 1828, désormais, pour participer aux négociations avec
par lequel l’empire perse avait été contraint de l’Iran, la fourniture par Washington de « garanties
céder des territoires à l’empire russe, des contentieux écrites » que la future coopération russo-iranienne
d’importance diverse demeuraient entre Moscou et dans le domaine du commerce, des investissements,
Téhéran. Il n’avait pas mesuré non plus l’ampleur des des échanges militaires et techniques, et du nucléaire
retombées que la République islamique avait espéré civil ne serait pas affectée par les sanctions
obtenir de l’accord avorté de 2015, et qu’elle compte consécutives à l’offensive russe.
aujourd’hui retirer de sa résurrection en cours. Jugée « hors sujet » par le secrétaire d’État américain,
Il n’avait pas compris, en fait, que la diplomatie de la Antony Blinken, cette revendication avait stoppé net
République islamique avait aussi une mémoire perse. les discussions. Et provoqué la colère des négociateurs
Conclu pendant le second mandat de Barack Obama, européens. « Personne ne devrait chercher à exploiter
le JCPOA offrait à l’Iran un allègement progressif des les négociations sur l’accord de Vienne afin d’obtenir
sanctions américaines et européennes imposées pour des garanties qui n’ont rien à voir avec cet accord»,
certaines depuis plus de vingt ans, en échange d’une avaient protesté les négociateurs du « E3 » (France,
limitation de son programme nucléaire sous contrôle Allemagne, Royaume-Uni).
de l’ONU. À Téhéran, un « officiel de haut rang », expert en
Mais, trois ans plus tard, Donald Trump, influencé litotes diplomatiques, avait jugé que « cette position
par son électorat évangéliste pro-Likoud et par son « de la Russie n’[était] pas constructive », tandis qu’un
ami » Benjamin Netanyahou, avait décidé de quitter diplomate la qualifiait de « bizarre ». À la veille
l’accord et rétabli les sanctions économiques contre de s’envoler pour Moscou, le ministre des affaires
l’Iran. En riposte, la République islamique s’était étrangères iranien avait clairement indiqué, lui, que «
progressivement affranchie des restrictions imposées Téhéran ne permettrait à aucun élément étranger de
à ses activités nucléaires. s’attaquer à ses intérêts nationaux ».
Pendant sa campagne, Joe Biden, informé des Ferme mais diplomatiquement mesurée – l’« élément
retombées favorables attendues d’une « normalisation étranger » n’était pas désigné –, cette déclaration
» des relations avec Téhéran, s’était engagé en faveur semblait confirmer la décision iranienne de s’abstenir
du retour des États-Unis dans l’accord. Et il avait aux Nations unies plutôt que de soutenir Moscou.
accepté après son élection l’ouverture de négociations Comme la Chine, l’Inde, le Pakistan, l’Algérie, et
sur ce dossier, avec une médiation de l’Union une trentaine d’autres pays habituellement proches
européenne. Des négociations rendues difficiles par le des positions de la Russie, l’Iran s’était en effet
changement d’administration à Téhéran et cinq mois abstenu lors du vote, le 2 mars, d’une résolution de
d’interruption des conversations. l’Assemblée générale, exigeant que « la Russie retire
immédiatement, complètement, et sans conditions,
Exigences nouvelles de Moscou toutes ses forces militaires d’Ukraine ».
Alors que ces pourparlers, qui entraient dans leur
huitième phase, semblaient enfin aboutir à un nouvel
accord concrétisé par un document écrit et une «

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« Coordination tactique » russo-israélienne en Israël continue de diffuser les chaînes de télévision


Syrie russes bannies en Europe et semble disposé à offrir
On ignore la teneur et le ton des conversations entre l’asile aux oligarques frappés par les sanctions.
Hossein Amir Abdollahian et Sergueï Lavrov. Mais à Et la présence sur le champ de bataille, à partir de 2015,
l’issue de leur rencontre, le ministre russe des affaires de l’armée russe, qui assure, grâce à ses batteries de
étrangères a indiqué que la Russie « venait de recevoir missiles sol-air et ses avions de combat, le contrôle du
des États-Unis» les garanties requises et que « les ciel syrien, n’a en rien empêché l’armée israélienne de
négociations sont désormais entrées dans la dernière poursuivre ses opérations au nord de sa frontière.
ligne droite ». Victorieux mais manifestement résolu
Simplement, la « coordination tactique » russo-
à ménager un partenaire en posture délicate, Hossein
israélienne permettait – et permet toujours – d’éviter
Amir Abdollahian s’est contenté de constater que «
les erreurs d’interprétation de cibles, les mises en
la Russie ne sera pas un obstacle sur le chemin
alerte inutiles de la DCA ou des batteries de missiles
d’un accord » et qu’il n’y a « aucun lien entre les
anti-missiles, et les rencontres accidentelles en plein
développements de la situation en Ukraine et les
ciel entre avions de combat russes et israéliens. « Israël
négociations de Vienne ».
a, en fait, une frontière de sécurité avec la Russie »,
La clé de cet épisode diplomatique difficile pour résume le ministre israélien des affaires étrangères,
Moscou se trouve, selon plusieurs diplomates Yair Lapid.
européens et arabes familiers du dossier, en Syrie.
Jusqu’à présent, la gestion par les deux pays de cette
Mais aussi en Israël. Car depuis l’intervention militaire
«frontière de sécurité » n’a pas posé de problème
russe dans la guerre civile syrienne, en 2015, une
majeur. Fondée sur des relations d’amitié avec la
« coordination tactique » informelle mais efficace a
Russie que l’allié historique et protecteur américain
été établie entre les armées russe et israélienne pour
jugeait jusque-là acceptable, la « coordination tactique
permettre à l’aviation et à l’artillerie israéliennes de
» avec Moscou repose aussi sur le fait que 20%
frapper des cibles en Syrie, en évitant d’atteindre ou
de la population d’Israël est russophone, originaire
de mettre en péril des militaires russes. Ou des cibles
de Russie ou d’Ukraine, et que d’innombrables liens
désignées par eux comme protégées. Car ce ne sont pas
existent entre ces Israéliens, électeurs en majorité de la
eux qui sont visés par l’état-major israélien mais leurs
coalition de droite au pouvoir, et leurs pays d’origine.
alliés iraniens, ennemis déclarés d’Israël, et les alliés
libanais de l’Iran militairement actifs en Syrie, c’est- Mais l’offensive russe en Ukraine est en train de
à-dire le Hezbollah. bouleverser ce jeu. Parce que, du côté israélien, la
préservation de la « coordination tactique » avec
Considérée depuis sa naissance, au début des années
Moscou semble écraser toute autre considération. Non
1980, comme un ennemi majeur par Israël, la milice
seulement le gouvernement d’Israël a refusé toute
chiite armée et entraînée par l’Iran est solidement
aide militaire à l’Ukraine, mais il n’applique pas
implantée dans le sud du Liban, frontalier d’Israël.
les sanctions internationales imposées à la Russie.
Elle fait donc l’objet d’une surveillance assidue
Il a d’ailleurs tardé à condamner l’invasion russe et
des services de renseignement israéliens. Dès 2013,
ses projets d’annexion – ce qui n’est peut-être pas
des frappes répétées de l’aviation ou de l’artillerie
surprenant de la part d’un pays qui occupe et colonise
israéliennes ont ainsi visé, en territoire syrien,
le territoire d’un peuple voisin.
des entrepôts iraniens, des ateliers de production
d’armes, des centres d’entraînement ou des convois Israël continue aussi de diffuser les chaînes de
du Hezbollah destinés à approvisionner ses arsenaux télévision russes bannies en Europe et semble
libanais. disposé à offrir l’asile aux oligarques frappés par
les sanctions – la semaine dernière, une quinzaine
de jets privés appartenant à des milliardaires russes

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étaient stationnés à l’aéroport de Tel Aviv. Posture britannique de Chelsea. Mais il persiste à rejeter les
qui a valu au premier ministre Naftali Bennett demandes ukrainiennes d’aide militaire. Et n'a pas
une question cinglante de la sous-secrétaire d’État caché son irritation après l’intervention de Volodymir
américaine ,Victoria Nuland : « Voulez-vous devenir le Zelensky, dimanche devant la knesset. Le président
dernier paradis disposé à accueillir l’argent sale qui russe, lui, aurait fait son choix depuis longtemps parmi
finance la guerre de Poutine ? » ses « partenaires ».
Pour l’heure, Naftali Bennett semble toujours hésiter Mais le « génie des rapports de force » que décrivaient
entre céder aux demandes de son allié et protecteur ses courtisans a peut-être perdu la main. Entre ses
américain et préserver la « coordination tactique » sur alliés iraniens, enrôlés hier pour l’aider à prendre le
le champ de bataille syrien que lui offre son « ami » contrôle de la Syrie mais imprudemment traités en
russe. supplétifs négligeables, et ses amis israéliens, qui le
Il se serait engagé à ne pas permettre aux oligarques remercient aujourd’hui de leur laisser ouvert le ciel
frappés par les sanctions de pouvoir les contourner à syrien en ouvrant le leur aux oligarques et en refusant
partir d’Israël tout en accueillant ceux qui ont aussi la d’aider l’Ukraine, il a choisi les seconds. C’est sans
nationalité israélienne, comme Roman Abramovitch, doute ce qui lui a valu le revers diplomatique qu’il
qui possédait encore récemment le club de football vient d’essuyer. Et qui ne sera sans doute pas le seul.

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