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Une menace pour l'écosystème du livre (Libération)

Par François GEZE — 9 octobre 2002 à 01:20

Après la déclaration ardente de Jean-Luc Lagardère affirmant son vif désir de racheter le pôle
français d'édition de Vivendi Universal (VUP), deux tribunes d'éminents éditeurs de Hachette
sont venues appuyer avec vigueur cette démarche en célébrant, avec les mêmes accents, les
vertus de la fusion VUP-Hachette sous l'égide de Lagardère Médias.

Pour Monique Nemer, Lagardère serait entré dans la danse pour prémunir les éditeurs de VUP
du «triple risque» (patrimonial, industriel et social) que ferait courir leur rachat par des fonds
d'investissements et pour garantir leur «liberté éditoriale». Pour Claude Durand, cette «solution
à la fois nationale et cohérente» constitue une «chance inespérée [...] d'offrir une alternative
française et opérationnelle aux propositions purement financières et essentiellement
américaines des autres postulants».

Ce tir de barrage médiatique prouve assurément que le groupe Lagardère a vraiment très envie
de racheter le principal concurrent de sa branche édition. C'est précisément cette détermination
qui fonde l'inquiétude de beaucoup d'acteurs de la chaîne du livre, et pas seulement les éditeurs
de VUP (dont La Découverte est une très modeste filiale).

Balayons tout de suite les faux procès. Monique Nemer et Claude Durand ont raison sur deux
points essentiels : les risques de démantèlement liés à un rachat par un fonds d'investissement
sont bien réels (même s'ils n'ont rien de fatal) et je ne doute pas une seconde que le groupe
Lagardère laisse une entière liberté éditoriale à ses éditeurs. Contrairement à ce qu'a écrit le
PDG de Fayard, je n'ai jamais fait partie de ceux qui pensent qu'«il n'y a de salut pour la "vraie"
culture et la "vraie" littérature qu'en dehors des groupes».

Avant que ma maison soit rachetée en 1998 par Havas (devenu ensuite VUP), ce que j'ai
toujours dit et écrit, c'est que si les grands groupes sont capables de soutenir le développement
de maisons d'abord animées par le souci de la création (et je citais alors souvent Fayard), le
risque que prévale la seule logique financière leur était consubstantiel. Le modèle américain
d'une «édition sans éditeur», bien réel et justement dénoncé par le patron de The New Press,
André Schiffrin, était là pour nous le rappeler. Il se trouve que les actionnaires des deux grands
groupes français, après avoir été tentés par ce modèle dans les années 80, ont compris que celui-
ci était tout simplement contre-productif. Et même s'il ne s'agit pas de dire que ces groupes sont
en tout point des paradis pour les éditeurs de création, mon expérience de quelques années au
sein de VUP, dirigé par Agnès Touraine, m'a montré qu'un équilibre intelligent pouvait être
trouvé entre les impératifs financiers ­ fatalement inscrits dans le court terme ­ et les impératifs
de la création éditoriale, nécessairement inscrits dans le long terme.

C'est justement cet équilibre, fragile, qui pourrait être remis en cause par une fusion VUP-
Hachette. Car, dans leur plaidoyer pour la «solution Lagardère», Monique Nemer et Claude
Durand passent bien vite sur les effets qu'une telle concentration ­ qui serait unique au monde ­
aurait sur l'ensemble de la «chaîne du livre» et sur la délicate articulation entre les trois
composantes indissociables du métier d'éditeur : la création, la gestion et la commercialisation.

Le premier volet, du moins si on l'entend sous le seul angle de la liberté éditoriale, n'est
paradoxalement pas le plus préoccupant : dès lors que leur horizon temporel dépasse le trimestre,
les capitalistes intelligents (et ils se doivent de l'être, dans ce métier...) ont compris qu'ils avaient
plus intérêt à financer des éditeurs créatifs, fussent-ils cabochards et à contre-courant de l'air du
temps, que des fabricants de livres-clones et de «produits prévendus» (qui ne le seront pas
toujours). Le risque de censure idéologique, du moins en France, est largement un fantasme :
l'éditeur d'Attac n'est-il pas... Fayard (sous la marque Mille et une nuits), filiale d' Hachette ?

Le deuxième volet, la gestion, pour obscur qu'il soit aux yeux du grand public, est essentiel et
il ne peut s'accommoder d'une concentration excessive. Le groupe VUP dispose actuellement
en France de deux «plates-formes» de moyens pour chacun de ses pôles, aux besoins différents
(Littérature et Education-Référence) : chacune d'elles (Sogedif et Vuef) assure efficacement
pour les éditeurs concernés les services de comptabilité, gestion des droits d'auteurs,
informatique, achats (papier, imprimerie), etc. C'est à la fois de l'industrie lourde et de la
dentelle. Concentrer ces outils à l'échelle d'un hypothétique groupe VUP-Hachette entraînerait
en interne, outre des suppressions d'emplois et des perturbations durables, à la fois un
alourdissement des charges de gestion et une prépondérance de la logique industrielle au
détriment de la «dentelle», dont le métier d'éditeur, irréductiblement artisanal, ne peut se passer.
Et en externe, cela donnerait à ce «groupe» un tel pouvoir de négociation vis-à-vis des auteurs,
en amont, et des imprimeurs, en aval, qu'il est difficile de penser que ses actionnaires
résisteraient à la tentation de réduire les «marges» des uns et des autres... On peut en imaginer
les conséquences, tant sur la vitalité de la création que sur la qualité des livres.

Choisir des auteurs, éditer et transformer leurs textes en livres, c'est la première moitié de notre
métier. La seconde, sans laquelle la première n'aurait pas de sens, est d'amener ces livres aux
lecteurs. Pour cela, nous aurons toujours besoin des «commerciaux», des distributeurs et des
libraires. Et c'est là qu'un accroissement du niveau de concentration de l'édition française, déjà
élevé, présente le plus de risques.

Car entre l'artisanat du métier d'éditeur et celui du libraire (ce passeur indispensable qui doit
naviguer entre 24 000 nouveaux livres par an et 450 000 titres disponibles), il y a,
inévitablement, l'industrie lourde du «distributeur», qui doit stocker et acheminer chaque année
des dizaines de millions de volumes. Si, demain, un seul distributeur devait gérer des stocks et
des flux représentant, selon les secteurs, de la littérature au scolaire, 40 % à 90 % du marché de
la librairie française (et non, comme l'affirme Claude Durand de façon simplificatrice et
réductrice, un «gros tiers du marché francophone du livre»), les effets pourraient en être
dévastateurs (même si le nouveau groupe devait revendre certaines maisons pour respecter les
règles européennes de la concurrence).

A cette échelle, je peux en témoigner, le risque serait très élevé que les responsables d'un tel
outil de distribution utilisent leur puissance pour imposer leur loi aux libraires (diminution des
remises, uniformisation des modalités de diffusion, régression de la concertation
interprofessionnelle). Même si les dirigeants de Hachette s'en défendent aujourd'hui, ils
devraient savoir que la concentration de ce maillon de la chaîne du livre (dont la logique
industrielle n'est pas celle des éditeurs) entraîne presque mécaniquement ce type de dérives.
Elles ne peuvent que pénaliser la librairie indépendante et donc, à terme, fragiliser l'édition de
création (dans les groupes comme en dehors) dont ils sont les indispensables relais.

Que des financiers connaissent mal ou ignorent ces mécanismes et ces équilibres complexes,
on peut le comprendre. Il est plus surprenant que deux professionnels chevronnés semblent les
oublier, se limitant à vanter les vertus supposées d'une solution «industrielle» et française face
aux dangers, réels, d'une reprise par des fonds d'investissement. Pour éviter ces dangers, la seule
issue est que les éditeurs de VUP parlent d'une même voix afin de convaincre les repreneurs
que le démantèlement éventuel d'un groupe aussi imbriqué (du moins pour sa partie française)
serait contraire à leurs intérêts : une vente progressive «par appartements» fragiliserait toutes
les maisons, et diminuerait donc leur valeur ; surtout, cela ébranlerait durablement le fragile
«écosystème du livre», accentuant cette perte de valeur et menaçant des pans entiers d'une
«industrie culturelle» dont le rôle est essentiel.
Comment il est devenu si puissant (L’Express)

Par Vincent Nouzille, Renaud Revel et publié le 31/10/2002 à 00:00

Ce 23 octobre, ils sont venus nombreux assister, en rangs serrés, à la remise de l'ordre national
du Mérite à la romancière Irène Frain par Jean-Luc Lagardère. La veille, le patron du groupe
éponyme a décroché contre toute attente le pôle édition de Vivendi Universal. C'est la première
sortie publique de l'entrepreneur depuis l'annonce de l'opération et l'occasion pour un parterre
d'écrivains, d'éditeurs et de journalistes de prendre le pouls du champion. Inutile de dire que
Lagardère est hilare. Avec le sourire jubilatoire des jours de victoire, son adrénaline. Multipliant
les poignées de main, «Jean-Luc» semble sur un nuage.

Il biche... En vérité, l'homme adorerait qu'on retienne de lui, à cet instant, qu'il excelle dans les
grandes manœuvres comme aux premiers jours. Dans l'assistance, l'éditorialiste politique
Philippe Alexandre ne perd pas une miette du spectacle et lâche d'un ton amusé à l'un de ses
voisins: «S'il commence à remettre des décorations à tous ses auteurs, il n'a pas fini!»

Pour l'heure, l'industriel savoure son succès, obtenu à l'arraché. Avec un chèque de 1,25 milliard
d'euros, il devrait pouvoir ajouter les maisons d'édition de VU (Plon-Perrin, Presses de la Cité,
Robert Laffont, Dunod, Larousse, Bordas, Nathan, 10/18, etc.) à son pôle livres (Hachette,
Grasset, Fayard, Lattès, Livre de poche, etc.). «On va ainsi sécuriser notre base nationale»,
explique Arnaud Largardère, fils unique de Jean-Luc, qui pilote les activités médias du groupe
depuis 1998. La veille, dans les étages de la rue de Presbourg, au siège de son groupe, les
effusions, à la mesure du coup de théâtre, allaient bon train. «Un heureux dénouement qui vient
compenser les jours sans», savoure l'un des féaux de Jean-Luc.

Après un coup de fil, aux environs de 17 heures, de Jean-René Fourtou, PDG de Vivendi
Universal, venu lui annoncer la bonne nouvelle, Jean-Luc Lagardère est allé féliciter ses troupes.
Une task force composée d'Arnaud Lagardère, de Jean-Louis Lisimachio, le patron de la
branche livre du groupe; de Dominique D'Hinnin et Jean-Luc Alavennat, les financiers; de
Frédérique Bredin, qui aura géré le dossier à Bruxelles, de Thierry Funck-Brentano et Jean-
Pierre Joulin, deux sherpas, chargés de la communication, efficaces lobbyistes à leurs heures.

Le Gascon triomphe, avec cet air ravi qui semble dire: «Eh oui, c'est moi encore qui l'ai fait.»
Comme aux temps bénis, quand il rachetait à la hussarde Hachette, redressait l'audience
d'Europe 1 ou reprenait le contrôle de Matra privatisée. Il a la mine enchantée d'un gamin
espiègle qui s'ingénierait à perpétuellement surprendre son monde, jusqu'à son propre fils, pour
montrer qu'il a encore du panache. L'éternel retour d'un homme qui n'a cessé de rebondir. N'en
déplaise parfois à ses lieutenants, ces «Lagardère boys» redoutés qu'il bouscule souvent sans
jamais les punir vraiment, Jean-Luc reste, à 74 ans passés, le maître du jeu. «Dès qu'il relâche
un peu la pression, il sent que des forces centrifuges sont à l'?uvre, alors il ne peut s'empêcher
de penser qu'il doit reprendre les choses en main», s'amuse l'un de ses proches. D'aucuns y
voient le syndrome d'un monarque vieillissant, incapable de lâcher prise, se croyant toujours
indispensable. Mais, avec l'opération VUP, les barons, une fois encore, ont compris que le boss
n'était pas près de dételer!

Ce Gascon hyperactif n'a pas toujours été aussi fin tacticien. Lorsqu'il déboule, en 1962, aux
commandes de la petite société Matra, le jeune ingénieur de Supélec, qui a planché durant dix
ans sur les tables à dessin de Dassault, est alors un trublion vibrionnant. «Il était animé d'une
véritable fureur d'entreprendre», se souvient l'un des compagnons de l'époque. Il commence ses
réunions à 7 h 45 du matin, recrute à tour de bras, se passionne pour l'aventure spatiale, voyage
quarante-huit heures d'affilée pour aller vendre ses missiles en Australie. Au volant de sa DS,
il roule à tombeau ouvert, au point que ses troupes finissent par le surnommer «Vroum Vroum».
Rien ne l'arrête. Avant d'agir, la seule question fondamentale qu'il se pose est: «A ma place, que
ferait John Wayne?» Dégainer avant de réfléchir. Cette ligne de conduite rustique permet à
Matra de décoller. Néanmoins, elle se révèle parfois dangereuse. Car Lagardère préfère risquer
un dérapage que retenir un élan. Et, gaulliste devenu pompidolien avant de se convertir au
giscardisme, il s'enflamme pour les grands projets industriels du pays. Les contrats d'armement
pleuvent. Giscard lui promet une chaîne de télévision et lui offrira Hachette sur un plateau. Du
coup, il est sollicité pour sauver d'autres secteurs. Il avait refusé de reprendre Lip, mais, au
milieu des années 1970, il vient au secours des compteurs Jaeger, de Solex, des horlogers Yema
et Jaz, des composants électroniques, du fabricant de munitions Manurhin, d'usines de
téléphonie.

Erreurs de taille

La plupart de ces diversifications se termineront, sous Mitterrand, en véritable Berezina


industrielle! Au moment de l'arrivée au pouvoir des socialistes, en 1981, Jean-Luc plaide
d'ailleurs la mauvaise santé financière de ses activités «civiles» pour éviter une nationalisation
complète et un démantèlement de son empire? Ce sont les juteuses commandes d'armes,
notamment de l'Irak, qui sauvent finalement le groupe d'une faillite au milieu des années 1980.
Lagardère l'a échappé belle. «Jamais plus je ne me laisserai dicter mes décisions par les
politiques», dit-il alors. Conjurant cette erreur - «Je ne fais jamais deux fois la même», répète-
t-il souvent - il en commet immédiatement une autre, et de taille: celle de se croire invincible
quand il est donné favori lors de la privatisation de TF 1 en 1987. Soutenu officieusement par
Jacques Chirac à Matignon et François Léotard au ministère de la Culture, Jean-Luc Lagardère
prend à peine le soin de préparer sérieusement sa candidature, avec ses lieutenants Etienne
Mougeotte et Yves Sabouret. Puisque Hachette doit devenir un «grand groupe français
multimédia», le Gascon ne voit pas ce qui pourrait l'arrêter! Il sous-estime le pouvoir de
lobbying du challenger Francis Bouygues, qui mitonne son offre en s'adjoignant, notamment,
les services de Bernard Tapie et de Robert Maxwell. Cet étrange attelage bénéficie de l'appui
de publicitaires, comme Jacques Séguéla, qui hurle contre les futurs pouvoirs de Hachette, la
«pieuvre verte», tout en ayant l'oreille de Francois Mitterrand à l'Elysée. Au terme d'une intense
bagarre médiatique et de pressions discrètes, le lièvre Hachette est battu sur le fil par la tortue
Bouygues. «De ma vie, je n'ai jamais contesté la décision d'un arbitre ni souhaité mauvaise
fortune au vainqueur. Il paraît que cette élégance me coûte cher. Tant pis», écrit-il, dans une
chronique publiée le 5 avril 1987 dans l'un de ses journaux, Le Journal du dimanche, au
lendemain de sa défaite. Mais l'homme d'affaires contrit ne peut s'empêcher d'entonner un
couplet cocardier dont il est coutumier: «Je pense (...) à la France et j'éprouve une grande
tristesse.»

En réalité, Lagardère, en patriote fervent, admirateur de De Gaulle comme de Louis XIV, croit
toujours que ses intérêts servent le drapeau qu'il arbore avec fougue. Pour cet industriel de
l'armement, qui a connu plusieurs dizaines de ministres de la Défense depuis ses débuts en 1952,
ce credo est naturel. A ses yeux, promouvoir Matra ou Hachette, c'est défendre des attributs de
la souveraineté nationale, dont il se sent un peu le dépositaire. Les évincer, c'est affaiblir le
blason tricolore! Il est vrai que, avec ses missiles, ses satellites, ses Airbus, ses livres scolaires,
sa radio influente (Europe 1), ses éditeurs renommés et sa kyrielle de magazines (de Paris Match
à Elle), Jean-Luc Lagardère gère des «secteurs sensibles», dont l'influence dépasse largement
leur seul poids économique. «C'est ma responsabilité et ma fierté», avoue-t-il, dans un de ses
accès de fausse modestie dont il a le secret.

Il a toujours joué avec force - et parfois avec une emphase agaçante aux yeux de ses concurrents
- de ces arguments. Lorsque La Cinq, reprise aveuglément en 1990 à un Robert Hersant ravi de
l'aubaine, s'abîme dans un désastre financier, Hachette risque le dépôt de bilan. Lagardère répète
alors partout que le danger est grand de voir les géants américains ou allemands fondre sur les
livres scolaires de l'Hexagone! Effrayés, Pierre Bérégovoy à Matignon et Jean-Yves Haberer
au Crédit lyonnais décident d'aider le Gascon. La banque publique appuiera la fusion Matra-
Hachette, qui sauve le groupe du désastre en 1992. Et permet à Jean-Luc de mettre enfin son
nom de famille au fronton du nouvel ensemble, qu'il contrôle désormais fermement. La cause
«nationale» rejoint ainsi les intérêts patrimoniaux et le projet dynastique de Lagardère!

Intérêts tricolores

Ce mélange des genres ne le choque pas. Mais peu de gens se rappellent qu'il n'a pas toujours
conservé les actifs «nationaux» dont il avait hérité: ses composants furent autrefois revendus à
l'allemand AEG, son horlogerie au japonais Seiko, ses équipements automobiles à l'italien Fiat.
Et, aujourd'hui, il cherche désespérément un repreneur, probablement étranger, pour les usines
de Matra Automobile, qui viennent d'arrêter la fabrication de l'Espace, son modèle best-seller.

Il n'empêche. Lagardère continue de plaider la «défense des intérêts tricolores» pour pousser
ses pions. Et cela marche! Ainsi, écarté de la privatisation de Thomson en 1997, Lagardère est
revenu par la fenêtre dans le dossier Aerospatiale en 1998: «Il a dealé avec Jospin de manière
très politique en lui disant: ?Confiez-moi les clefs d'Aerospatiale et je vais en faire le noyau
d'un grand groupe européen d'aéronautique et de défense, dont vous pourrez être fier.? Jospin
lui a fait confiance. Et Lagardère, qui a reçu ce cadeau inespéré, a tenu parole», raconte un initié.
Le géant EADS est né à Strasbourg en octobre 1999. Jean-Luc est son parrain incontesté, décidé
à rester aux manettes au moins jusqu'en 2006!

Ses ambitions ne s'arrêtent pas là. Lagardère rêve d'une télévision pour son empire. «Il n'est pas
question d'une quelconque revanche, mais la télévision fait partie des activités nécessaires à un
grand groupe de communication», explique Arnaud. En juillet dernier, Jean-Luc a refusé le
dossier Canal +, qu'il jugeait trop plombé. Son fils n'a pas dit son dernier mot, si le train de
Canal + venait à repasser ou si France 2 devait être privatisée. Le père garde aussi un ?il vigilant
sur toutes les opportunités de croissance dans l'aéronautique et la défense. Il ne croit guère aux
alliances transatlantiques, contrairement aux espoirs de son bras droit, Philippe Camus, qui
codirige EADS avec l'Allemand Rainer Hertrich. Pour renforcer définitivement le camp
français au sein d'EADS, il aimerait reprendre des morceaux de Thales (l'ex-Thomson) qui lui
avait échappé en 1997 ou arrimer solidement l'avionneur Dassault à son navire amiral. Seul
problème: Thales veut préserver son indépendance et Serge Dassault, maître chez lui, n'est pas
du genre à se laisser croquer par l'ami Jean-Luc, qu'il a toujours considéré comme un missilier
sous-traitant!
Du coup, même s'il se sait désormais incontournable, le Gascon prépare méticuleusement le
terrain. Il a retenu quelques leçons de ses erreurs passées: suivre sa voie, bien étudier les actifs
à reprendre, ne pas trop croire les promesses des politiques, ne pas partir à l'offensive en super-
favori, user à bon escient de la fibre patriotique, faire jouer les bons réseaux de lobbying. Sous
Jospin, il avait discrètement recruté comme conseiller un certain Jean-Jacques Piette, ancien
banquier qui avait ses entrées privilégiées à Matignon. Il utilisait les carnets d'adresses des
publicitaires, comme Maurice Lévy, proche de DSK, ou Stéphane Fouks, conseiller de Jospin.

Branle-bas de combat

La donne change-t-elle, comme en mai dernier? Lagardère s'adapte. Il a immédiatement écrit à


Jacques Chirac, qu'il tutoie depuis les années 1960, pour le féliciter de sa réélection et l'assurer
de son loyal soutien d'industriel. Le 29 mai, il a déjeuné secrètement en tête à tête avec Jean-
Pierre Raffarin, histoire de lui expliquer ses projets, tant dans le domaine de la communication
que de la défense. Son lieutenant fidèle, Jean-Pierre Joulin, garde le contact avec son ami
Dominique de Villepin. Son fils, Arnaud, qui a embauché Isabelle Juppé, épouse du maire de
Bordeaux, comme chargée d'études, apprend également l'art des réseaux à la française. Jean-
Luc est son maître. Et dans son offensive sur VUP, une pure opportunité, il a déployé tous ses
talents.

«On ne lâche rien!» D'emblée, Jean-Luc Largardère met la pression quand, au début de
septembre, il décide de foncer. Jacques Chirac à l'Elysée et Jean-Pierre Raffarin à Matignon -
craignant qu'une partie du patrimoine culturel français ne tombe entre les mains de fonds
d'investissements anglo-saxons - ont fini de le convaincre de jouer les chevaliers blancs. Le 13
septembre, le groupe officialise son intention de rachat. Et c'est le branle-bas de combat. Dans
les étages de la rue de Presbourg, aucune place n'est laissée au doute. Invoque-t-on devant lui
ses faibles chances de gagner, le groupe risquant d'être accusé de concentration excessive, le
voilà qui se crispe et durcit le ton: l'?il plus noir, Lagardère répond combativité, défi majeur,
enjeu culturel? A quelques rectifications de frontières près - on le dit prêt à céder les éditions
Bordas et Nathan à Albin Michel - son dossier passera l'obstacle bruxellois, il s'en dit convaincu.
«Nous respecterons scrupuleusement les textes et nous sommes disposés à discuter avec tout le
monde», lâche Arnaud Lagardère. Son père y croit dur comme fer. Comme il a cru aux missiles,
à l'électronique, aux voitures ou à la radio, avec cette évidence qui lui tient lieu de logique. Pour
le reste, qu'on le laisse conduire l'opération. Il a les capitaux, les structures, l'entregent, les
hommes et? la haine de la défaite.

En ville, Arnaud Lagardère ne s'embarrasse pas de nuances pour comparer, sans ambages, la
bataille qui s'annonce alors à l'épopée napoléonienne produite par l'une des filiales du groupe,
GMT, et que France 2 s'apprête à diffuser. Après que le père et le fils ont fêté de concert et en
grande pompe, le 20 septembre, sous la coupole des Invalides, le lancement de cette saga avec
des accents martiaux, VUP doit être leur «pont d'Arcole!»

«C'est une longue histoire», commente Arnaud. Le groupe français, associé à la firme
d'investissement new-yorkaise Ripplewood, affronte deux concurrents, deux consortiums
financiers: l'un emmené par Paribas Affaires industrielles - qui aura mobilisé pour cela une
équipe de 140 personnes - l'autre conduit par Eurazeo, filiale de la banque Lazard, associée au
Crédit agricole et à la banque d'affaires américaine Carlyle. L'enjeu est de taille. Jamais, en
effet, en France, le monde de l'édition n'avait connu une opération d'une telle envergure.

Un zeste de nervosité

Les handicaps de Lagardère? Ils sont légion, en ce début de septembre: il y a d'abord l'emprise
qu'il exerce déjà sur un large pan du monde de l'édition. Il y a aussi cette menace que ferait
peser cet accord sur le pluralisme et que dénoncent les éditeurs indépendants, emmenés par
Gallimard et le Seuil. Il est vrai que l'alliance Hachette-VUP pèserait entre 40 et 50% du chiffre
d'affaires de l'ensemble de l'édition hexagonale, et même 80% pour le livre scolaire, le livre de
poche ou la distribution. Il y a encore la Commission européenne de Bruxelles, qui surveille de
près le respect des règles de concurrence. Sans compter l'intense campagne de lobbying que
déclenchent, tous azimuts, ses deux concurrents, bien décidés à briser les reins de Lagardère.
Un front compact, auquel il faut ajouter les réticences d'Agnès Touraine, patronne de VUP,
celles de l'ancien patron d'Axa, l'influent Claude Bébéar, et les extrêmes réserves de son affidé
Jean-René Fourtou, président de VU, plus enclin à succomber aux sirènes de Paribas, donné
grand favori.

La bataille est loin d'être gagnée. Mais l'industriel n'en laisse rien paraître. Seuls ses proches
peuvent déceler un zeste de nervosité, une élocution plus brusque, des éclats de rire convenus.
En vérité, l'homme est au four et au moulin, jamais meilleur bretteur que quand il se retrouve
le dos au mur. Car ses concurrents ont sous-estimé deux choses dans cette affaire. Le poids du
politique, d'abord: en privilégiant les seuls aspects financiers du dossier, ses concurrents -
aréopage de banquiers - sont passés à côté de la plaque. Et la ténacité de Jean-Luc Lagardère,
en personne, ensuite. Armé de son seul calepin et d'un téléphone, il a ratissé des jours durant
l'establishment, convainquant, un à un, ceux qui pouvaient entraver sa route, s'assurant du
soutien de ceux qui pourraient peser sur l'issue finale. C'est Jacques Chirac, au premier chef,
qui l'encourage à aller jusqu'au bout. C'est Jean-Jacques Aillagon, le ministre de la Culture, qui
lui apporte son appui au fil de fréquents entretiens téléphoniques. Il sait aussi qu'il peut compter
sur l'oreille attentive de Jean-Bernard Levy, l'un de ses anciens collaborateurs devenu le n° 2
de Vivendi Universal. Ou de Jacques Espinasse, actuel directeur financier de VU et ancien
cadre dirigeant du groupe Havas, qui s'opposa, en 1992, au projet de raid que préparait son PDG
de l'époque, Pierre Dauzier, sur le groupe Hachette.

Entre-temps, Jean-Luc Lagardère, qui n'a pas renoncé à sa partie de tennis quotidienne, aura
pris la plume pour dire son «amour du livre» dans une tribune fleuve publiée par Le Monde. En
même temps, il assiste, ravi, à la montée en ligne, bien orchestrée, de quelques-uns de «ses»
éditeurs fétiches, dont Claude Durand, le patron de Fayard. Lagardère l'outsider, drapé dans sa
toge de défenseur de l'exception culturelle, sera finalement gagnant. Pour cela, il aura fallu
persuader Jean-René Fourtou, qu'il fit nommer naguère au sein du conseil de surveillance
d'EADS comme personnalité extérieure, qu'il était plus judicieux de vendre séparément, et non
d'un bloc, les parties française et américaine - en l'occurrence l'éditeur Houghton Mifflin - de
VUP. Puis le convaincre de la justesse de son offre, avec mieux-disant financier et culturel à la
clef. Lagardère s'y est employé, l'Elysée et Matignon également. Et l'accord s'est fait après que
Bernadette Chirac eut organisé un dîner qui a permis aux deux hommes de régler en aparté les
ultimes détails d'une opération rondement menée. Même les détracteurs de Jean-Luc Lagardère
en sont restés pantois. Un grand banquier d'affaires parisien commente: «Avec cette opération
commando sur VUP, il a fait preuve d'un sens de la manœuvre exceptionnel. Jean-Luc nous a
tous roulés dans la farine. Chapeau bas!»

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