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Le Roi Noir d’Angus

« Très bien M. Duncan, asseyez-vous. L’Angus Water Supply Corporation est ravie que vous ayez
accepté de nous parler. »

« Nous n’avons pas encore discuté des termes de notre accord… pour mon témoignage… »

« Oui, oui. Ne vous en faites pas. J’ai contacté mon supérieur, et vos demandes sont acceptées. »

« Cinq cent pounds par mois à vie donc ? »

« Cinq cent pounds, par mois, à vie, donc. »

« Bien… Vous avez le document ? »

« Tout naturellement, tenez. Vous n’avez qu’à signer en bas de la page. »

« Close de confidentialité… Hum… Ça m’a l’air d’être ça. »

« Tout de même M. Duncan ! »

« Oui, pardon… »

« Alors. Comme vous le savez… »

« Attendez… nous commençons comme ça ? »

« Oui. Je disais… Ah ! Et cet entretien est enregistré d’ailleurs, mais vous avez signé pour. »

« J’ai vu. »

« Je disais donc. Comme vous le savez, l’Angus Water Supply Corporation enquête sur la disparition
de M. Abhainn Milne, l’un de nos hydrologues, qui avait été envoyé à Bridge of Craigisla le mois
dernier pour réaliser une étude de la qualité de l’eau sur une portion de la Rivière Isla, à la demande
d’un fermier qui implante sa ferme en aval de la chute d’eau Reekie Lynn, située sur la rivière en
question. Quand nos agents se sont rendus sur place, les habitants de Bridge of Craigsla ont indiqué
que vous aviez été aperçu aux côtés de M. Milne, au moment où celui-ci quittait le village. D’après
eux, vous êtes partis ensemble vers le Nord, malgré leurs mises en garde, alors qu’un orage violent
avait été annoncé. M. Milne n’est jamais revenu, et vous avez été récupéré par un fermier du nom de
M. Peel, aux aurores, alors que celui-ci constatait les dégâts des intempéries sur ses installations
agricoles. Est-ce correct ? »

« Oui, oui, dans l’ensemble. Les habitants de Bridge of Craigisla vous ont dit tout ça  ? De quoi
avaient-ils l’air ? »

« Comment ça ? Ils étaient inquiets pour M. Milne et vous naturellement. Je leur ai assuré que vous
étiez tout deux sains et saufs… »

« Pourquoi mentir ? »

« C’est moi qui pose les questions M. Duncan, vous avez signé pour… »

« Excusez-moi ».

« Bien, avant que vous nous fassiez votre récit, nous avons pu récupérer les affaires de M. Milne à
l’hôtel de Bridge of Craigisla où il avait séjourné une nuit avant de partir. Vous y séjourniez aussi
n’est-ce pas ? »
« Tout à fait. Pour mon travail. »

« Nous reviendrons là-dessus. Dans ses affaires, un carnet de note a été retrouvé, lequel contient ses
premières remarques sur un relevé zéro, effectué en amont de Reekie Lynn. Voici ce qu’il y dit :

 Couleur : Brune foncée (intempéries ?)


 pH : 5,8 (Bas : danger pour faune et flore)
 Goût : N/A
 Odeur : Forte
 Température : 26°C (Haute : danger pour faune et flore)
 Métaux : N/A
 Microorganismes : Forte concentration de microorganismes. Requiert échantillonnage
stratifié en amont.

Ces éléments vous parlent ? Vous en avez parlé avec lui ? »

« Peu, M. Milne ne parlait pas vraiment de son travail. Nous avons surtout marché sous la pluie et
contre le vent, il était difficile de parler. »

« Je vois. Bon, je vous laisse la parole. Racontez-moi tout, je tâcherai de ne pas vous interrompre, et
vous serez libre de partir avec votre argent ensuite. »

« Oui ? Cela risque de prendre un peu de temps… »

« Ce temps-là, je peux vous l’accorder M. Duncan. Allez-y. »

« D’accord… Je m’appelle Eoin Duncan. Je suis journaliste pour le Courrier d’Angus, un hebdomadaire
local. Les affaires intéressantes sont rares, alors j’avais sauté sur l’occasion. Je menais une petite
enquête sur des disparitions de bétail, rapportée ces trois derniers mois, un peu partout le long de la
Rivière Isla. Fait étonnant, toutes les disparitions étaient signalées par des fermiers qui venaient de
s’implanter, soit en rachetant des fermes à l’abandon, soit en construisant de nouvelles installations,
et l’annonce d’une nouvelle implantation d’un gros producteur anglais, celui pour lequel travaillez M.
Milne d’ailleurs il me semble, m’avait poussé à chercher le fin mot de cette histoire. J’avais donc fait
mon sac et quitté mon deux-pièces de Kirriemuir pour loger dans un hôtel à bas prix à Bridge of
Craigisla. L’endroit était vraiment miteux. On se serait cru au Moyen-Âge. Les maisons décrépites se
seraient les unes aux autres, comme pour se réchauffer, délavées par des décennies d’averses.
L’endroit n’avait aucun signal téléphonique, et l’hôtel où je devais dormir représentait parfaitement
ce genre de coins ruraux délaissés par l’avancée de notre civilisation. Et je vous dis cela alors que
moi-même je viens de Kirriemuir, qui n’est pas vraiment une mégalopole si vous voyez ce que je veux
dire… Enfin, passons. L’hôtesse de l’auberge, c’était plus une auberge qu’un hôtel, me guida jusqu’à
ma chambre, l’une des trois pièces étroites qui constituaient l’étage de la vielle bâtisse branlante. Je
vous passe les détails des marches qui grinçaient sous mes pas et de l’odeur humide de moisissure à
l’intérieur. Une autre chambre était réservée, par M. Milne je l’appris plu tard, et la troisième était
présentement condamnée en raison de dégâts des eaux causées par l’orage de Mai. Je n’étais pas là
pour le luxe et le confort, et je déballais mes affaires, rangeant tout cela dans les tiroirs et placards
récalcitrants, gonflés par l’humidité ambiante. Depuis ma fenêtre j’avais vue sur le pont qui enjambe
la Rivière Isla, et qui a donné son nom au hameau. Un peu plus loin, en forçant le regard, on pouvait
même voir l’eau se précipiter avant de disparaître derrière les fourrés, dans ce qui devait être la
tumultueuse Reekie Lynn.

Je descendais dans le restaurant, qui faisait aussi office de réception, pour commander quelque
chose à manger. Le seul plat qui ne semblait directement menacer ma santé était un ragoût de lièvre
que je m’empressais de commander. Le voyage en bus et la dernière section à pied, sous la bruine de
la fin du jour, avaient eu raison de mes maigres forces de lettré. En quittant le comptoir pour
m’installer à une table dans un coin de la pièce, je remarquais le regard des habitants de Craigisla qui
me suivait, sans quelconque volonté de dissimulation de leur part. Ils avaient quand même l’air mal
un point. L’un d’entre eux était complètement atrophié, comme un handicapé du début du siècle,
ceux que l’on trouvait dans les cirques monstrueux des grandes villes. Les autres n’avaient pas l’air
plus frais, la moyenne d’âge avoisinant les trois quarts de siècle. La pluie, le brouillard et plus
généralement l’Écosse du fond de campagne semblaient avoir durci leurs traits et n’avait pas servi à
enrichir leur apparence. On peut dire qu’ils n’avaient pas l’air très hospitaliers.

Alors que je rendais les coups invisibles en jugeant leurs sales ganaches, je prenais place et
patientais. Une vingtaine de minutes plus tard, alors que je me demandais s’ils étaient partis chasser
le lièvre pour le mettre dans le ragoût, la porte de l’auberge couina sur ses gonds, franchie par un
homme qui détonnait tellement avec les locaux, que je comprenais immédiatement qu’il s’agissait,
comme moi, d’un étranger. Un puissant courant d’air envoya des gouttes de pluie jusqu’à sur le
comptoir, faisant claquer la porte de la cuisine et l’une des fenêtres, marquant l’entrée de l’homme
d’un caractère assez tonitruant. C’était M. Milne. Il portait un imperméable très chic,
quoiqu’entièrement trempée par l’averse qui s’était déclarée dehors depuis mon arrivée. Un
chapeau à bord large coiffait sa tête, plié sous le poids de l’eau qu’il avait absorbé. Ses bottines en
cuir luisaient comme si elles avaient été en caoutchouc, tant il semblait qu’elles avaient piétiné dans
des flaques à l’extérieur. Il portait des lunettes rondes, complètement recouvertes de gouttes, et un
sac de voyage rigide en cuir qui n’avait pas non-plus réussi à éviter le déluge.

Il essuya ses verres et s’avança vers le comptoir, où l’hôtesse s’était traînée, alertée par le bruit de
nouvel arrivant. Je ne sais pas ce qu’il commanda ou fit, mais il s’en alla à l’étage, et ne revînt que dix
minutes plus tard, alors qu’on me présentait tout juste le ragoût tant attendu. Avec la pluie et le vent
à l’extérieur, l’odeur de viande bouillie et la chaleur de mon bol étaient quand même assez
réconfortante. M. Milne, que je ne connaissais pas encore, fut soumis au sport régional de Craigisla
semble-t-il, car les locaux se mirent à l’épier, tout comme ils m’avaient épié une demi-heure plus tôt.
Je me joignais à eux, bien conscient de l’ironie de la situation. Milne avait enlevé son pardessus et
changé de chaussures, et semblait bien plus présentable. Il détonnait désormais complètement avec
l’endroit. Le plafond bas lui donnait de grands airs, et le bois sombre et rongé de plancher et des
murs faisait ressortir son habit immaculé.

Il dût sentir comme moi l’animosité passive de la population locale, et vint s’asseoir à ma table.
J’acceptais sa présence et nous échangions nos noms. Il m’expliqua travailler pour votre société, et je
lui racontais la raison de ma présence. Il apparût très clairement que nos intérêts étaient alignés et
que nous voulions tout deux remonter la Rivière Isla pour des raisons spécifiques. Lui voulait faire
une série de prélèvements et quant à moi, je voulais chercher des traces d’activité quelconques,
voire du bétail perdu ou égaré.

Nous n’étions pas très discrets, heureux de pouvoir discuter d’homme civilisé à homme civilisé. Le
craquement de feu, mais aussi celui du tonnerre dans le lointain, et le fracas perpétuel de l’averse
sur le bois de l’auberge nous forçaient aussi à parler plus fort. C’est sans doute pour ça que l’un des
locaux s’adressa à nous. C’était le petit bonhomme atrophié. Milne me glissa qu’il devait avoir la
polio, signe que la qualité de l’eau était mauvaise. Il roula jusqu’à nous sur petit siège de bois miteux.
Il se présenta mais je ne retins pas son nom, trop saisi par l’odeur qu’il dégageait. Il sentait la
maladie, mais pire encore, il sentait l’eau stagnante.
Milne ne ressentit pas la même répugnance que moi envers cet individu, et il lui posa une question
simple, sur les divers sentiers empruntables pour atteindre la source la Rivière Isla par la terre, si
possible en longeant le cours d’eau. L’infirme lui donna quelques indications sur la route à suivre et
l’hydrologue lui posa quelques questions rapides sur le goût du l’eau, la manière dont elle était
prélevée, et l’origine de sa maladie, avec un flegme étonnant pour une telle indiscrétion. Le local
répondit simplement : « Le bon vieil Angus veille sur nous. On n’a pas de souci à se faire ».
Consterné, Milne tenta de rester impassible, mais je sentais bien que la réponse du gobelin le
révoltait. À contrecœur, je reprenais la conversation pour aborder le sujet d’Angus. Je connais un peu
l’histoire de la région, et il s’avère qu’Angus était un roi picte qui a donné son nom à ce territoire.
Cependant, dans un affront ultime, l’estropié à roulettes fit demi-tour et retourna à sa table.

Milne se leva et m’indiqua qu’il voulait prendre l’air, et marcher un peu. La pluie semblait avoir faibli
légèrement à l’extérieur mais je refusais son invitation. Je n’avais pas envie de finir tremper, au
crépuscule, et d’avoir à me laver dans cette auberge maussade. Il passa dans sa chambre et revînt
avec ses vêtements de pluie encore trempés et pris la porte, équipé d’un parapluie. Je montais dans
la mienne pour me reposer, assommé par l’épais ragoût que je venais d’ingérer. Alors que je
m’étendais sur mon lit pour fermer l’œil, j’entendis un grincement venant de l’autre pièce, la
chambre condamnée. Je me redressais immédiatement. Je suis assez froussard, je n’ai pas de honte à
l’avouer, et je ne demandais pas mon reste. Je jetais un regard par la fenêtre pour voir si Milne était
parti, et observant le rayon de sa lampe torche à hauteur du pont, j’en déduisais qu’il voulait se
rendre à Reekie Lynn.

J’enfilais mon imperméable à la va-vite et dévalais les marches de l’escalier, ignorant les locaux, pour
le rejoindre au trot, sous un mince filet de pluie. Une fois le pont de pierres franchi, je prenais à
droite sur le sentier permettant de longer la Rivière Isla en aval, jusqu’à Reekie Lynn. Je pressais le
pas jusqu’à atteindre Milne et lui tapotait l’épaule avant de me glisser à l’abris de son grand
parapluie. Il m’expliqua qu’il voulait voir le point de chute de la cascade de plus près, et qu’il devait
bien y avoir un sentier quelque part pour l’atteindre. Il souhaitait faire un prélèvement à l’abri de la
pluie, qui servirait de base à ses autres échantillonnages. Son intuition était bonne, car la pluie avait
complètement cessé depuis quelques minutes. Il échangea son parapluie contre un kit de
prélèvement et nous longeâmes la cascade jusqu’à entendre le grondement de l’eau qui s’y déverse.
Je crois que c’est là qu’il fit le relevé que vous avez mentionné, car l’eau était littéralement brune. On
aurait dit de la boue liquide. Il n’avait pas dû pleuvoir depuis longtemps dans la région. Elle avait la
même odeur que l’infirme de l’auberge. Nous avancions avec précaution dans la terre détrempée et
pentue, et finîmes par trouver un accès au niveau de l’eau, après la chute, bien que très abrupt.
Milne passa devant, et je comprenais alors qu’il n’avait pas peur de se salir les mains pour faire son
travail. Il utilisa son parapluie comme un point d’ancrage dans la pente et se laissa descendre sur les
gravillons et la terre pâteuse, et je tâchais de le suivre au ralenti. La végétation était abondante,
presque luxuriante. On avait du mal à croire qu’il s’agissait là de l’Écosse, ou alors d’une Écosse
millénaire et préhumaine. D’épaisses fougères imbibées par la pluie faisaient pleuvoir sur nous leur
eau sale à chaque fois qu’on les dérangeait dans notre passage.

Milne finit par arriver au pied de l’eau, et je finis par le rejoindre. Le fracas de Reekie Lynn était tel
qu’il nous était impossible de communiquer, mais je voyais bien la consternation sur son visage. Des
colonnes de neige sédimenteuse se soulevait avec le tumulte de la cascade, créant des nuages
entiers d’écume jaunâtre qui se déposaient à la surface de l’eau comme de la mousse de savon au
fond d’une baignoire. En bon hydrologue, Milne déplia un bâtonnet télescopique au bout du quel il
accrocha un tube à essai. Il glissa l’instrument dans l’eau et le ramena d’un geste habile, sécurisant
son contenu d’un bouchon hermétique. Il se retourna vers moi et pointa l’aval de la rivière où se
déversait la masse spumeuse avec un air désapprobateur.

Nous nous hissâmes jusqu’au sentier, revenant sur nos pas, et prîmes le chemin de l’auberge. Alors
que nous rentrions dans le bâtiment, la pluie sembla reprendre, ponctuant nos allers et venues de
manière assez clémente jusqu’ici. Le rez-de-chaussée de l’auberge était vide, les locaux ayant dû
rentrer chez eux. Milne et moi prîmes la décision de se retrouver le lendemain, à l’aube, pour
remonter ensemble la Rivière Isla. Deux cervelles en valant plus qu’une, j’étais bien d’accord avec
l’hydrologue. Je remontais dans ma chambre, immédiatement inquiété par le fait de devoir dormir à
proximité du bruit étrange qui m’avait apeuré plus tôt, mais il ne se présenta pas pendant la nuit, du
moins, il ne me réveilla pas.

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