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Réflexions et Maximes (Vauvenargues)/1-330

Vauvenargues sont trompées.


Œuvres de Vauvenargues 16. L’ambition ardente exile les plaisirs, dès la jeunesse,
Texte établi par D.-L. Gilbert, Furne et Cie , éditeurs,
pour gouverner seule [9] .
1857 (pp. 374-423).
◄ RÉFLEXIONS ET MAXIMES 17. La prospérité fait peu d’amis.
Maximes posthumes ► 18. Les longues prospérités s’écoulent quelquefois en un
Maximes publiées de son vivant moment, comme les chaleurs de l’été sont emportées par
un jour d’orage.
1. Il est plus aisé de dire des choses nouvelles que de 19. Le courage a plus de ressources contre les disgrâces
concilier celles qui ont été dites [1] . que la raison [10] .
2. L’esprit de l’homme est plus pénétrant que conséquent,
et embrasse plus qu’il ne peut lier. 20. La raison et la liberté sont incompatibles avec la fai-
[11]
3. Lorsqu’une pensée est trop faible pour porter une ex- blesse .
pression simple, c’est la marque pour la rejeter. 21. La guerre n’est pas si onéreuse que la servitude.
4. La clarté orne les pensées profondes. 22. La servitude abaisse les hommes jusqu’à s’en faire ai-
5. L’obscurité est le royaume de l’erreur. mer [12] .
6. Il n’y aurait point d’erreurs qui ne périssent d’elles- 23. Les prospérités des mauvais rois sont fatales aux
mêmes, rendues clairement [2] . peuples [13] .
7. Ce qui fait souvent le mécompte d’un écrivain, c’est 24. Il n’est pas donné à la raison de réparer tous les vices
qu’il croit rendre les choses telles qu’il les aperçoit ou qu’il de la nature.
les sent. 25. Avant d’attaquer un abus, il faut voir si on peut ruiner
8. On proscrirait moins de pensées d’un ouvrage, si on les ses fondements.
concevait comme l’auteur [3] . 26. Les abus inévitables sont des lois de la nature [14] .
9. Lorsqu’une pensée s’offre à nous comme une profonde 27. Nous n’avons pas [le] droit de rendre misérables ceux
découverte, et que nous prenons la peine de la développer, que nous ne pouvons rendre bons.
nous trouvons souvent que c’est une vérité qui court les
rues [4] . 28. On ne peut être juste, si on n’est humain [15] .

10. Il est rare qu’on approfondisse la pensée d’un autre ; 29. Quelques auteurs traitent la morale comme on traite la
de sorte que, s’il arrive dans la suite qu’on fasse la même nouvelle architecture,
[16]
où l’on cherche avant toutes choses
réflexion, on se persuade aisément qu’elle est nouvelle, la commodité .
tant elle offre de circonstances et de dépendances qu’on 30. Il est fort différent de rendre la vertu facile pour l’éta-
avait laissé échapper [5] . blir, ou de lui égaler le vice pour la détruire [17] .
11. Si une pensée ou un ouvrage n’intéressent que peu de 31. Nos erreurs et nos divisions, dans la morale, viennent
personnes, peu en parleront [6] . quelquefois de ce que nous considérons les hommes
12. C’est un grand signe de médiocrité de louer toujours comme s’ils pouvaient être tout à fait vicieux ou tout à
modérément [7] . fait bons.

13. Les fortunes promptes en tout genre sont les moins so-
lides, parce qu’il est rare qu’elles soient l’ouvrage du mé- 32. Il n’y a peut-être point de vérité qui ne soit à quelque
[18]
rite : les fruits mûrs mais laborieux de la prudence sont esprit faux matière d’erreur .
[8]
toujours tardifs . 33. Les générations des opinions sont conformes à celles
14. L’espérance anime le sage, et leurre le présomptueux des hommes, bonnes et vicieuses tour à tour.
et l’indolent, qui se reposent inconsidérément sur ses pro- 34. Nous ne connaissons pas l’attrait des violentes agita-
messes. tions : ceux que nous plaignions de leurs embarras, mé-
[19]
15. Beaucoup de défiances et d’espérances raisonnables prisent notre repos .

1
2

35. Personne ne veut être plaint de ses erreurs [20] . 57. Il est faux qu’on ait fait fortune, lorsqu’on ne sait pas
36. Les orages de la jeunesse sont environnés de jours en jouir.
brillants. 58. L’amour de la gloire fait les grandes fortunes entre les
37. Les jeunes gens connaissent plutôt l’amour que la peuples.
beauté [21] . 59. Nous avons si peu de vertu, que nous nous trouvons
[35]
38. Les femmes et les jeunes gens ne séparent point leur ridicules d’aimer la gloire .
estime de leurs goûts. 60. La fortune exige des soins. Il faut être souple, amu-
39. La coutume fait tout, jusqu’en amour. sant, cabaler, n’offenser personne, plaire aux femmes
et aux hommes en place, se mêler des plaisirs et des
40. Il y a peu de passions constantes, il y en a beaucoup affaires, cacher son secret, savoir s’ennuyer la nuit à
de sincères. Cela a toujours été ainsi ; mais les hommes table, et jouer trois quadrilles sans quitter sa chaise :
se piquent d’être constants ou indifférents, selon la mode, même après tout cela, on n’est sûr de rien. Combien de
qui excède toujours la nature [22] . dégoûts et d’ennuis ne pourrait-on s’épargner, si on osait
41. La raison rougit des penchants dont elle ne peut rendre aller à la gloire par le seul mérite [36] !
compte [23] .
42. Le secret des moindres plaisirs de la nature passe la 61. Quelques fous se sont dit à table : il n’y a que nous qui
raison. soyons bonne compagnie ; et on les croit [37] .
62. Les joueurs ont le pas sur les gens d’esprit, comme
[38]
43. C’est une preuve de petitesse d’esprit lorsqu’on dis- ayant l’honneur de représenter les hommes riches .
tingue toujours ce qui est estimable de ce qui est aimable : 63. Les gens d’esprit seraient presque seuls, sans les sots
les grandes âmes aiment naturellement tout ce qui est qui s’en piquent [39] .
digne de leur estime [24] .
64. Celui qui s’habille le matin avant huit heures pour
44. L’estime s’use comme l’amour [25] . entendre plaider à l’audience, ou pour voir des tableaux
[40]
45. Quand on sent qu’on n’a pas de quoi se faire estimer étalés au Louvre , ou pour se trouver aux répétitions
de quelqu’un, on est bien près de le haïr. d’une pièce prête à paraître, et qui se pique de juger en
tout genre du travail d’autrui, est un homme auquel il ne
46. Ceux qui manquent de probité dans les plaisirs n’en manque souvent que de l’esprit et du goût.
ont qu’une feinte dans les affaires : c’est la marque d’un
naturel féroce, lorsque le plaisir ne rend point humain [26] . 65. Nous sommes moins offensés du mépris des sots, que
d’être médiocrement estimés des gens d’esprit.
47. Les plaisirs enseignent aux princes à se familiariser
avec les hommes. 66. C’est offenser quelquefois les hommes que de leur
donner des louanges, parce qu’elles marquent les bornes
48. Le trafic de l’honneur n’enrichit pas [27] . de leur mérite ; peu de gens sont assez modestes pour
49. Ceux qui nous font acheter leur probité ne nous souffrir sans peine qu’on les apprécie.
vendent ordinairement que leur honneur [28] . 67. Il est difficile d’estimer quelqu’un comme il veut l’être
50. La conscience, l’honneur, la chasteté, l’amour et l’es- [41] .
time des hommes sont à prix d’argent : la libéralité mul- 68. On doit se consoler de n’avoir pas les grands talents,
tiplie les avantages des richesses [29] . comme on se console de n’avoir pas les grandes places :
51. Celui qui fait rendre ses profusions utiles a une on peut être au-dessus de l’un et de l’autre par le cœur [42] .
grande et noble économie [30] . 69. La raison et l’extravagance, la vertu et le vice ont leurs
heureux : le contentement n’est pas la marque du mérite
[31] [43]
52. Les sots ne comprennent pas les gens d’esprit . .
53. Personne ne se croit propre, comme un sot, à duper 70. La tranquillité d’esprit passerait-elle pour une
un homme d’esprit. meilleure preuve de la vertu ? La santé la donne [44] .
54. Nous négligeons souvent les hommes sur qui la na-
ture nous donne ascendant, qui sont ceux qu’il faut atta-71. Si la gloire et si le mérite ne rendent pas les hommes
cher et comme incorporer à nous, les autres ne tenant à heureux, ce que l’on appelle bonheur mérite-t-il leurs re-
nos amorces que par l’intérêt, l’objet du monde le plus grets ? Une âme un peu courageuse daignerait-elle accep-
changeant [32] . ter ou la fortune, ou le repos d’esprit, ou la modération,
s’il fallait leur sacrifier la vigueur de ses sentiments, et
55. Il n’y a guère de gens plus aigres que ceux qui sont
[33] abaisser l’essor de son génie [45] ?
doux par intérêt .
72. La modération des grands hommes ne borne que leurs
56. L’intérêt fait peu de fortunes [34] .
vices [46] .
3

73. La modération des faibles est médiocrité [47] . 96. Le terme de l’habileté est de gouverner sans la force
[66]
74. Ce qui est arrogance dans les faibles est élévation dans .
les forts ; comme la force des malades est frénésie, et celle 97. C’est être médiocrement habile que de faire des dupes
des sains est vigueur [48] . [67]
.
75. La sentiment de nos forces les augmente [49] . 98. La probité, qui empêche les esprits médiocres de par-
76. On ne juge pas si diversement des autres que de soi- venir à leurs
[68]
fins, est un moyen de plus de réussir pour les
même. habiles .

77. Il n’est pas vrai que les hommes soient meilleurs dans 99. Ceux qui ne savent pas tirer parti des autres hommes
la pauvreté que dans les richesses. sont ordinairement peu accessibles.
100. Les habiles ne rebutent personne [69] .
78. Pauvres et riches, nul n’est vertueux ni heureux, si la
fortune ne l’a mis a sa place [50] . 101. L’extrême défiance n’est pas moins nuisible que son
79. Il faut entretenir la vigueur du corps pour conserver contraire ; la plupart des hommes deviennent [70]
inutiles à
[51]
celle de l’esprit . celui qui ne veut pas risquer d’être trompé .

80. On tire peu de services des vieillards [52] . 102. Il faut tout attendre et tout craindre du temps et des
hommes.

81. Les hommes ont la volonté de rendre service, jusqu’à 103. Les méchants sont[71]toujours surpris de trouver de
l’habileté dans les bons .
ce qu’ils en aient le pouvoir [53] .
82. L’avare prononce en secret : Suis-je chargé de la for-
tune des misérables ? et il repousse la pitié qui l’impor- 104. Trop et trop peu de secret sur nos affaires témoignent
tune. également une âme faible.
[72]
83. Ceux qui croient n’avoir plus besoin d’autrui de- 105. La familiarité est l’apprentissage des esprits .
viennent intraitables [54] . 106. Nous découvrons en nous-mêmes ce que les autres
84. Il est rare d’obtenir beaucoup des hommes dont on a nous cachent, et nous reconnaissons[73]
dans les autres ce que
nous nous cachons à nous-mêmes .
besoin [55] .
85. On gagne peu de choses par habileté [56] . 107. Les maximes des hommes décèlent leur cœur [74] .

86. Nos plus sûrs protecteurs sont nos talents [57] . 108. Les esprits faux changent souvent de maximes.
109. Les esprits légers sont disposés à la complaisance.
87. Tous les hommes se jugent dignes des plus grandes
places ; mais la nature, qui ne les en a pas rendus capables, 110. Les menteurs sont bas et glorieux [75] .
fait aussi qu’ils se tiennent très-contents dans les dernières 111. Peu de maximes sont vraies à tous égards.
[58]
.
112. On dit peu de choses solides lorsqu’on cherche à en
88. On méprise les grands desseins lorsqu’on ne se sent dire d’extraordinaires.
[59]
pas capable des grands succès .
113. Nous nous flattons sottement de persuader aux autres
89. Les hommes ont de grandes prétentions et de petits ce que nous ne pensons pas nous-mêmes.
projets.
114. On ne s’amuse pas longtemps de l’esprit d’autrui.
90. Les grands hommes entreprennent les grandes choses,
parce qu’elles sont grandes ; et les fous, parce qu’ils les 115. Les meilleurs auteurs parlent trop.
croient faciles [60] . 116. La ressource de ceux qui n’imaginent pas est de
[76]
91. Il est quelquefois plus facile de former un parti, que conter .
[61]
de venir par degrés à la tête d’un parti déjà formé . 117. La stérilité de sentiment nourrit la paresse.
118. Un homme qui ne dîne ni ne soupe chez soi, se croit
92. Il n’y a point de parti si aisé à détruire que celui que la occupé, et celui qui passe la matinée à se laver la bouche,
prudence seule a formé : les caprices de la nature ne sont et à donner audience à son brodeur, se moque de l’oisiveté
pas si frêles [62] que les chefs-d’œuvre de l’art. d’un nouvelliste, qui se promène tous les jours avant dîner.
93. On peut dominer par la force, mais jamais par la seule 119. Il n’y aurait pas beaucoup d’heureux, s’il appartenait
adresse [63] . à autrui de décider de nos occupations et de nos plaisirs.
94. Ceux qui n’ont que de l’habileté ne tiennent en aucun 120. Lorsqu’une chose ne peut nous nuire, il faut nous
lieu le premier rang [64] . moquer de ceux qui nous en détournent.
[65]
95. La force peut tout entreprendre contre les habiles . 121. Il y a plus de mauvais conseils que de caprices.
4

122. Il ne faut pas croire aisément que ce que la nature asonne ne nous soupçonne d’avoir toujours été inappli-
fait aimable soit vicieux : il n’y a point de siècle et dequés : refuserons-nous à un homme qui se meurt le pri-
peuple qui n’aient établi des vertus et des vices imagi- vilége que nous accordons à celui qui a mal à la tête ? et
naires. oserons-nous assurer qu’il n’a jamais eu de courage pen-
123. La raison nous trompe plus souvent que la nature dant sa santé, parce qu’il en aura manqué à l’agonie ?
[77]
. 142. Pour exécuter de grandes choses, il faut vivre comme
si on ne devait jamais mourir [93] .
124. La raison ne connaît pas les intérêts du cœur [78] .
125. Si la passion conseille quelquefois plus hardiment 143. La pensée de la mort nous trompe, car elle nous fait
[94]
que la réflexion, c’est qu’elle donne plus de force pour oublier de vivre .
exécuter. 144. Je dis quelquefois en moi-même : La vie est trop
126. Si les passions font plus de fautes que le jugement, courte pour mériter que je m’en inquiète ; mais si quelque
c’est par la même raison que ceux qui gouvernent font importun me rend visite, et m’empêche de sortir ou de
plus de fautes que les hommes privés [79] . m’habiller, je perds patience, et je ne puis supporter de
m’ennuyer une demi-heure.
127. Les grandes pensées viennent du cœur [80] .
145. La plus fausse de toutes les philosophies est celle
128. Le bon instinct n’a pas besoin de la raison, mais il la qui, sous prétexte d’affranchir les hommes des embarras
donne [81] . des passions, leur conseille l’oisiveté, l’abandon et l’oubli
[95]
129. On paie chèrement les moindres biens, lorsqu’on ne d’eux-mêmes .
les tient que de la raison. 146. Si toute notre prévoyance ne peut rendre notre vie
[96]
130. La magnanimité ne doit pas compte à la prudence heureuse, combien moins notre nonchalance !
[82]
de ses motifs . 147. Personne ne dit le matin : Un jour est bientôt passé,
131. Personne n’est sujet à plus de fautes que ceux qui attendons la nuit ; au contraire, on rêve, la veille, à ce que
n’agissent que par réflexion. l’on fera le lendemain. On serait bien marri [97] de passer
un seul jour à la merci du temps et des fâcheux ; on n’ose-
132. On ne fait pas beaucoup de grandes choses par rait même laisser au hasard la disposition de quelques
conseil [83] . heures, et l’on a raison ; car qui peut se promettre de pas-
133. La conscience est la plus changeante des règles [84] . ser une heure sans ennui, s’il ne prend soin de remplir à
son gré ce court espace ? Mais ce qu’on n’oserait se pro-
134. La fausse conscience ne se connaît pas.
mettre pour une heure, on se le promet quelquefois pour
135. La conscience est présomptueuse dans les saints, ti- toute la vie, et l’on dit : Si la mort finit tout, pourquoi
mide dans les faibles et les malheureux, inquiète dans les se donner tant de soins ? Nous sommes bien fous de nous
indécis [85] , etc. : organe obéissant du sentiment qui nous tant inquiéter de l’avenir ; c’est-à-dire : Nous sommes bien
domine, et des opinions qui nous gouvernent [86] . fous de ne pas commettre au hasard nos destinées, et de
136. La conscience des mourants calomnie leur vie . pourvoir à l’intervalle qui est entre nous et la mort.
[87]

137. La fermeté ou la faiblesse de la mort dépend de la 148. Ni le dégoût n’est une marque de santé, ni l’ap-
dernière maladie [88] . pétit n’est une maladie ; mais tout au contraire. Ain-
si pense-t-on sur le corps ; mais on juge de l’âme sur
138. La nature épuisée par la douleur, assoupit quelque- d’autres principes : on suppose qu’une âme forte est celle
fois le sentiment dans les malades, et arrête la volubilité qui est exempte de passions ; et, comme la jeunesse est
de leur esprit ; et ceux qui redoutaient la mort sans péril, plus ardente et plus active que le dernier âge, on la re-
la souffrent sans crainte [89] . garde comme un temps de fièvre ; et on place la force de
[98]
139. La maladie éteint dans quelques hommes le courage, l’homme dans sa décadence .
dans quelques autres la peur, et jusqu’à l’amour de la vie 149. L’esprit est l’œil de l’âme, non sa force. Sa force est
[90]
. dans le cœur, c’est-à-dire dans les passions. La raison la
140. On ne peut juger de la vie par une plus fausse règle plus éclairée ne donne pas d’agir et de vouloir. Suffit-il
que la mort [91] . d’avoir la vue bonne pour marcher ? Ne faut-il pas encore
avoir des pieds, et la volonté avec la puissance de les re-
141. Il est injuste d’exiger d’une âme atterrée et vaincue
muer [99] ?
par les secousses d’un mal redoutable [92] , qu’elle conserve
la même vigueur qu’elle a fait paraître en d’autres temps. 150. La raison et le sentiment se conseillent et se sup-
Est-on surpris qu’un malade ne puisse plus ni marcher, pléent tour à tour. Quiconque ne consulte qu’un des deux
ni veiller, ni se soutenir ? Ne serait-il pas plus étrange et renonce à l’autre, se prive inconsidérément d’une partie
qu’il fût encore le même homme qu’en pleine santé ? Si des secours qui nous ont été accordés pour nous conduire
[100]
nous avons la migraine, si nous avons mal dormi, on nous .
excuse d’être incapables ce jour-là d’application, et per- 151. Nous devons peut-être aux passions les plus grands
5

avantages de l’esprit [101] . 172. Nous querellons les malheureux, pour nous dispen-
[118]
152. Si les hommes n’avaient pas aimé la gloire, ils ser de les plaindre .
n’avaient ni assez d’esprit ni assez de vertu pour la mé- 173. La générosité souffre des maux d’autrui, comme si
riter [102] . elle en était responsable [119] .
153. Aurions-nous cultivé les arts sans les passions ? et la 174. L’ingratitude la plus odieuse, mais la plus commune
réflexion, toute seule, nous aurait-elle fait connaître nos et la plus ancienne, est celle des enfants envers leurs pères.
ressources, nos besoins, et notre industrie ?
154. Les passions ont appris aux hommes la raison [103] . 175. Nous ne savons pas beaucoup de gré à nos amis d’es-
timer nos bonnes qualités, s’ils osent seulement s’aperce-
[120]
155. Dans l’enfance de tous les peuples, comme dans celle voir de nos défauts .
des particuliers, le sentiment a toujours précédé la ré- 176. On peut aimer de tout son cœur ceux en qui on re-
flexion et en a été le premier maître [104] . connaît de grands défauts. Il y aurait de l’impertinence à
156. Qui considérera la vie d’un seul homme, y trouvera croire que la perfection a seule le droit de nous plaire ; nos
toute l’histoire du genre humain, que la science et l’expé- faiblesses nous attachent quelquefois[121]les uns aux autres
rience n’ont pu rendre bon [105]
. autant que [le] pourrait faire la vertu .

157. S’il est vrai qu’on ne peut anéantir le vice, la science 177. Les princes font beaucoup d’ingrats, parce qu’ils ne
de ceux qui gouvernent est de le faire concourir au bien donnent pas tout ce qu’ils peuvent.
public [106] . 178. La haine est plus vive que l’amitié, moins que
158. Les jeunes gens souffrent moins de leurs fautes que l’amour.
de la prudence des vieillards [107] . 179. Si nos amis nous rendent des services, nous pensons
159. Les conseils de la vieillesse éclairent sans échauffer, qu’à titre d’amis, ils nous les doivent, et nous ne pensons
comme le soleil de l’hiver [108] . point du tout qu’ils ne nous doivent pas leur amitié.

160. Le prétexte ordinaire de ceux qui font le malheur des 180. On n’est pas né [122]
pour la gloire, lorsqu’on ne connaît
autres, est qu’ils veulent leur bien. pas le prix du temps .
[123]
161. Il est injuste d’exiger des hommes qu’ils fassent, par 181. L’activité fait plus de fortunes que la prudence .
déférence pour nos conseils, ce qu’ils ne veulent pas faire 182. Celui qui serait né pour obéir, obéirait jusque sur le
pour eux-mêmes. trône [124] .
162. Il faut permettre aux hommes de faire de grandes 183. Il ne paraît pas que la nature ait fait les hommes pour
fautes contre eux-mêmes, pour éviter un plus grand mal, l’indépendance [125] .
la servitude. 184. Pour se soustraire à la force, on a été obligé de se
soumettre à la justice : la justice ou la force, il a fallu
163. Quiconque est plus sévère que les lois est un tyran opter entre ces deux maîtres ; tant nous étions peu faits
[109]
. pour être libres [126] .
164. Ce qui n’offense pas la société n’est pas du ressort de 185. La dépendance est née de la société [127] .
sa justice [110] . 186. Faut-il s’étonner que les hommes aient cru que les
165. C’est entreprendre sur la clémence de Dieu, de punir animaux étaient faits pour eux, s’ils pensent même ainsi
sans nécessité [111] . de leurs semblables, et si la fortune accoutume les puis-
[128]
166. La morale austère anéantit la vigueur de l’esprit, sants à ne compter qu’eux sur la terre ?
comme les enfants d’Esculape détruisent le corps, pour 187. Entre rois, entre peuples, entre particuliers, le plus
détruire un vice du sang souvent imaginaire [112] . fort se donne des droits sur le plus faible, et la même règle
167. La clémence vaut mieux que la justice [113] . est suivie par les animaux, par la matière, par les élé-
ments, etc., de sorte que tout s’exécute dans l’univers par
168. Nous blâmons beaucoup les malheureux des la violence ; et cet ordre, que nous blâmons avec quelque
moindres fautes, et les plaignons peu des plus grands mal- apparence de justice, est la loi la plus générale, la plus ab-
heurs [114] . solue, la plus immuable, et la plus ancienne de la nature
[129]
169. Nous réservons notre indulgence pour les parfaits .
[115]
. 188. Les faibles veulent dépendre, afin d’être protégés :
[130]
170. On ne plaint pas un homme d’être un sot, et peut- ceux qui craignent les hommes aiment les lois .
être qu’on a raison ; mais il est fort plaisant d’imaginer 189. Qui sait tout souffrir peut tout oser.
que c’est sa faute [116] .
190. Il y a des injures qu’il faut dissimuler, pour ne pas
171. Nul homme n’est faible par choix [117] . compromettre son honneur [131] .
6

191. Il est bon d’être ferme par tempérament, et flexible 204. Ce n’est pas un grand avantage d’avoir l’esprit vif,
par réflexion. si on ne l’a juste : la perfection d’une pendule n’est pas
192. Les faibles veulent quelquefois qu’on les croie d’aller vite, mais d’être réglée.
méchants ; mais les méchants veulent passer pour bons 205. Parler imprudemment et parler hardiment, est
[132]
. presque toujours la même chose ; mais on peut parler sans
prudence, et parler juste ; et il ne faut pas croire qu’un
homme a l’esprit faux, parce que la hardiesse de son ca-
193. Si l’ordre domine dans le genre humain, c’est une
preuve que la raison et la vertu y sont les plus fortes [133] . ractère ou la vivacité de son humeur lui auront arraché,
malgré lui-même, quelque vérité périlleuse.
194. La loi des esprits n’est pas différente de celles des
corps, qui ne peuvent se maintenir que par une continuelle 206. Il y a plus de sérieux que de folie dans l’esprit des
nourriture. hommes. Peu sont nés plaisants ; la plupart le deviennent
par imitation, froids copistes de la vivacité et de la gaîté
195. Lorsque les plaisirs nous ont épuisés, nous croyons [142] .
avoir épuisé les plaisirs ; et nous disons que rien ne peut
207. Ceux qui se moquent des goûts sérieux aiment sé-
remplir le cœur de l’homme.
rieusement les bagatelles [143] .
196. Nous méprisons beaucoup de choses pour ne pas
nous mépriser nous-mêmes [134] . 208. Différent génie, différent goût : ce n’est pas toujours
par jalousie que réciproquement on se rabaisse.
197. Notre dégoût n’est point un défaut et une insuffisance
des objets extérieurs, comme nous aimons à le croire, 209. On juge des productions de l’esprit comme des ou-
mais un épuisement de nos propres organes, et un témoi- vrages mécaniques. Lorsque l’on achète une bague, on
gnage de notre faiblesse [135] . dit : celle-là est trop grande, l’autre est trop petite ; jus-
qu’à ce qu’on en rencontre une pour son doigt. Mais il n’en
198. Le feu, l’air, l’esprit, la lumière, tout vit par l’action ; reste pas chez le joaillier, car celle qui m’est trop petite
de là la communication et l’alliance de tous les êtres ; de là va bien à un autre.
l’unité et l’harmonie dans l’univers. Cependant cette loi de
la nature, si féconde, nous trouvons que c’est un vice dans 210. Lorsque deux auteurs ont également excellé en di-
vers genres, on n’a pas ordinairement assez d’égard à la
l’homme ; et, parce qu’il est obligé d’y obéir, ne pouvant
subsister dans le repos, nous concluons qu’il est hors de sa subordination de leurs talents, et Despréaux va de pair
avec Racine : cela est injuste.
place [136] .
199. L’homme ne se propose le repos que pour s’affran- 211. J’aime un écrivain qui embrasse tous les temps et
chir de la sujétion et du travail ; mais il ne peut jouir que tous les pays, et rapporte beaucoup d’effets à peu de
par l’action, et n’aime qu’elle. causes ; qui compare les préjugés et les mœurs des dif-
férents siècles ; qui, par des exemples tirés de la peinture
200. La fruit du travail est le plus doux des plaisirs. ou de la musique, me fait connaître les beautés de l’élo-
201. Où tout est dépendant, il y a un maître : l’air appar- quence et l’étroite liaison des arts. Je dis d’un homme qui
[144]
tient à l’homme, et l’homme à l’air ; et rien n’est à soi ni à rapproche ainsi les choses humaines , qu’il a un grand
part [137]
. génie, si ses conséquences sont justes ; mais, s’il conclut
mal, je présume qu’il distingue mal les objets, ou qu’il
202. Ô soleil ! ô pompe des cieux ! qu’êtes-vous ? Nous n’aperçoit pas d’un seul coup d’œil tout leur ensemble, et
avons surpris le secret et l’ordre de vos mouvements. Dans qu’enfin quelque chose manque à l’étendue ou à la pro-
la main de l’Être des êtres [138] , instruments aveugles et fondeur de son esprit [145] .
ressorts peut-être insensibles, le monde, sur qui vous ré-
gnez, mériterait-il nos hommages ? Les révolutions des 212. On discerne aisément la vraie de la fausse étendue
empires, la diverse face des temps, les nations qui ont do- d’esprit ; car l’une agrandit ses sujets, et l’autre, par l’abus
miné, et les hommes qui ont fait la destinée de ces nations des épisodes et par le faste de l’érudition, les anéantit.
mêmes, les principales opinions et les coutumes qui ont 213. Quelques exemples, rapportés en peu de mots et à
partagé la créance des peuples dans la religion, les arts, la leur place, donnent plus d’éclat, plus de poids, et plus d’au-
morale et les sciences, tout cela, que peut-il paraître ? Un torité aux réflexions ; mais trop d’exemples et trop de dé-
atôme presque invisible [139] , qu’on appelle l’homme, qui tails énervent toujours un discours. Les digressions trop
rampe sur la face de la terre, et qui ne dure qu’un jour, longues ou trop fréquentes rompent l’unité du sujet, et
embrasse en quelque sorte d’un coup d’œil le spectacle de lassent les lecteurs sensés, qui ne veulent pas qu’on les
l’univers dans tous les âges [140] . détourne de l’objet principal, et qui, d’ailleurs, ne peuvent
203. Quand on a beaucoup de lumières, on admire peu ; suivre, sans beaucoup de peine, une trop longue chaîne de
[146]
lorsque l’on en manque, de même. L’admiration marque faits et de preuves . On ne saurait trop rapprocher les
le terme de nos connaissances, et prouve moins, souvent, choses, ni trop tôt conclure : il faut saisir d’un coup d’œil
la perfection des choses, que l’imperfection de notre esprit la véritable preuve de son discours, et courir à la conclu-
[141]
. sion [147] . Un esprit perçant fuit les épisodes, et laisse aux
7

écrivains médiocres le soin de s’arrêter à cueillir toutes les point d’autre raison pour engager les hommes à l’aban-
fleurs qui se trouvent sur leur chemin. C’est à eux d’amu- donner, et à embrasser l’opinion contraire, jusqu’à ce que
ser le peuple, qui lit sans objet, sans pénétration, et sans celle-ci vieillisse à son tour, et qu’ils aient besoin de se dis-
goût. tinguer par d’autres choses. Ainsi, s’ils atteignent le but
214. Le sot qui a beaucoup de mémoire est plein de pen- dans quelque art ou dans quelque science, on doit s’at-
sées et de faits ; mais il ne sait pas en conclure : tout tient tendre qu’ils le passeront bientôt pour acquérir une nou-
à cela. velle gloire ; et c’est ce qui fait, en partie, que les plus
beaux siècles dégénèrent si promptement, et qu’à peine
215. Savoir bien rapprocher les choses, voilà l’esprit sortis de la barbarie, ils s’y replongent.
juste ; le don de rapprocher beaucoup de choses et de
grandes choses, fait les esprits vastes [148] . Ainsi, la jus- 221. Les grands hommes en apprenant aux [155]
faibles à
tesse paraît être le premier degré, et une condition très- réfléchir, les ont mis sur la route de l’erreur .
nécessaire de la véritable étendue d’esprit.
216. Un homme qui digère mal, et qui est vorace [149] , est 222. Où il y a de la grandeur, nous la sentons malgré nous :
peut-être une image assez fidèle du caractère d’esprit de la gloire des conquérants a toujours été combattue ; les
la plupart des savants. peuples en ont toujours souffert, et ils l’ont toujours res-
pectée.
217. Je n’approuve point la maxime qui veut qu’un hon-
nête homme sache un peu de tout. C’est savoir presque 223. Le contemplateur, mollement couché dans une
chambre tapissée, invective contre le soldat qui passe les
toujours inutilement, et quelquefois, pernicieusement,
que de savoir superficiellement et sans principes. Il est nuits de l’hiver au bord d’un fleuve, et veille en silence
sous les armes pour la sûreté de la patrie.
vrai que la plupart des hommes ne sont guère capables
de connaître profondément ; mais il est vrai aussi que 224. Ce n’est pas à porter la faim et la misère chez les
cette science superficielle qu’ils recherchent, ne sert qu’à étrangers qu’un héros attache la gloire, mais à les souffrir
contenter leur vanité. Elle nuit à ceux qui possèdent un pour l’État ; ce n’est pas à donner la mort, mais à la braver.
vrai génie ; car elle les détourne nécessairement de leur 225. Le vice fomente la guerre ; la vertu combat : s’il
objet principal, consume leur application dans les détails, n’y avait aucune vertu, nous aurions pour toujours la paix
et sur des objets étrangers à leurs besoins, et à leurs ta- [156] .
lents naturels ; et, enfin elle ne sert point, comme ils s’en
flattent, à prouver l’étendue de leur esprit : de tout temps 226. La vigueur d’esprit ou l’adresse ont fait les premières
on a vu des hommes qui savaient beaucoup avec un esprit fortunes : l’inégalité des conditions est née de celle des
très-médiocre ; et, au contraire, des esprits très-vastes, qui génies et des courages.
savaient fort peu. Ni l’ignorance n’est défaut d’esprit, ni le 227. Il est faux que l’égalité soit une loi de la nature : la
savoir n’est preuve de génie [150] . nature n’a rien fait d’égal ; sa loi souveraine est la subor-
[157]
218. La vérité échappe au jugement, comme les faits dination et la dépendance .
échappent à la mémoire : les diverses faces des choses 228. Qu’on tempère, comme on voudra, la souveraineté
s’emparent tour à tour d’un esprit vif, et lui font quitter dans un État, nulle loi n’est capable d’empêcher un tyran
et reprendre successivement les mêmes opinions. Le goût d’abuser de l’autorité de son emploi [158] .
n’est pas moins inconstant : il s’use sur les choses les plus
agréables, et varie comme notre humeur [151] . 229. On est forcé de respecter les dons de la nature, que
l’étude et la fortune ne peuvent donner.
219. Il y a peut-être autant de vérités parmi les hommes
que d’erreurs, autant de bonnes qualités que de mauvaises, 230. La plupart des hommes sont si resserrés dans la
autant de plaisirs que de peines [152] ; mais nous aimons sphère de leur condition, qu’ils n’ont pas même le cou-
à contrôler la nature humaine, pour essayer de nous éle- rage d’en sortir par leurs idées ; et, si l’on en voit quelques-
ver au-dessus de notre espèce, et pour nous enrichir de uns que la spéculation des grandes choses rend en quelque
la considération dont nous tâchons de la dépouiller. Nous sorte incapables des petites, on en trouve encore davan-
sommes si présomptueux, que nous croyons pouvoir sé- tage à qui la pratique des petites a ôté jusqu’au sentiment
parer notre intérêt personnel de celui de l’humanité, et des grandes.
médire du genre humain, sans nous compromettre [153] . 231. Les espérances les plus ridicules et les plus hardies
Cette vanité ridicule a rempli les livres des philosophes ont été quelquefois la cause des succès extraordinaires.
d’invectives contre la nature. L’homme est maintenant en
232. Les sujets font leur cour avec bien plus de goût que
disgrâce chez tous ceux qui pensent, et c’est à qui le char-
les princes ne la reçoivent : il est toujours plus sensible
gera de plus de vices ; mais peut-être est-il sur le point de
d’acquérir que de jouir.
se relever, et de se faire restituer toutes ses vertus ; car
rien n’est stable, et la philosophie a ses modes comme les 233. Nous croyons négliger la gloire par pure paresse, tan-
habits, la musique, l’architecture, etc. [154] dis que nous prenons des peines infinies pour les plus pe-
tits intérêts [159] .
220. Sitôt qu’une opinion devient commune, il ne faut
8

234. Nous aimons quelquefois jusqu’aux louanges que 248. La nécessité modère plus de peines que la raison.
nous ne croyons pas sincères [160] . 249. La nécessité empoisonne les maux qu’elle ne peut
235. Il faut de grandes ressources dans l’esprit et dans le guérir [171] .
cœur pour goûter la sincérité lorsqu’elle blesse, ou pour 250. Les favoris de la fortune ou de la gloire, malheureux
la pratiquer sans qu’elle offense : peu de gens ont assez de
à nos yeux, ne nous détournent point de l’ambition.
fond pour souffrir la vérité, et pour la dire.
251. La patience est l’art d’espérer.
236. Il y a des hommes qui, sans y penser [161] , se forment
une idée de leur figure, qu’ils empruntent du sentiment qui 252. Le désespoir comble non-seulement notre misère,
les domine ; et c’est peut-être par cette raison qu’un fat se mais notre faiblesse.
croit toujours beau [162] .
237. Ceux qui n’ont que de l’esprit ont du goût pour les 253. Ni les dons, ni les coups de la fortune n’égalent ceux
grandes choses, et de la passion pour les petites. de la nature, qui la passe en rigueur comme en bonté [172] .
238. La plupart des hommes vieillissent dans un petit 254. Les biens et les maux extrêmes ne se font pas sentir
cercle d’idées, qu’ils n’ont pas tirées de leur fond ; il y a aux âmes médiocres.
peut-être moins d’esprits faux que de stériles [163] . 255. Il y a peut-être plus d’esprits légers dans ce qu’on ap-
239. Tout ce qui distingue les hommes paraît peu de pelle le monde, que dans les conditions moins fortunées.
chose. Qu’est-ce qui fait la beauté ou la laideur, la santé ou 256. Les gens du monde ne s’entretiennent pas de si pe-
l’infirmité, l’esprit ou la stupidité ? une légère différence tites choses que le peuple ; mais le peuple ne s’occupe pas
des organes, un peu plus ou un peu moins de bile, etc. Ce- de choses si frivoles que les gens du monde.
pendant, ce plus ou ce moins est d’une importance infinie
pour les hommes ; et, lorsqu’ils en jugent autrement, ils 257. L’histoire fait mention de très-grands hommes que la
sont dans l’erreur [164] . volupté ou l’amour ont gouvernés ; elle n’en rappelle pas à
ma mémoire qui aient été galants. Ce qui fait le mérite es-
240. Deux choses peuvent à peine remplacer, dans la sentiel de quelques hommes ne peut même subsister dans
vieillesse, les talents et les agréments : la réputation ou quelques autres comme un faible [173] .
les richesses.
258. Nous courons quelquefois les hommes qui nous ont
241. Nous haïssons les dévôts [165] qui font profession de imposé par leurs dehors, comme ces jeunes gens qui
mépriser tout ce dont nous nous piquons, pendant qu’ils suivent amoureusement un masque, le prenant pour la
se piquent eux-mêmes de choses encore plus méprisables plus belle femme du monde, et qui le harcèlent jusqu’à ce
[166]
. qu’ils l’obligent à se découvrir, et de leur faire voir qu’il
[174]
242. Quelque vanité qu’on nous reproche, nous avons be- est un petit homme avec de la barbe et un visage noir .
[167]
soin quelquefois qu’on nous assure de notre mérite . 259. Le sot s’assoupit et fait diète en bonne compagnie,
243. Nous nous consolons rarement des grandes humi- comme un homme que la curiosité a tiré de son élément,
liations ; nous les oublions. et qui ne peut ni respirer ni vivre dans un air subtil [175] .
260. Le sot est comme le peuple, qui se croit riche de peu
[176]
244. Moins on est puissant dans le monde, plus on peut . 261. Lorsqu’on ne veut rien perdre ni cacher de son
commettre de fautes impunément, ou avoir inutilement esprit, on en diminue d’ordinaire la réputation.
un vrai mérite. 262. Des auteurs sublimes n’ont pas négligé de primer
245. Lorsque la fortune veut humilier les sages, elle les encore par les agréments, flattés de remplir l’intervalle de
surprend dans ces petites occasions où l’on est ordinai- ces deux extrêmes, et d’embrasser toute la sphère de l’es-
rement sans précaution et sans défense. Le plus habile prit humain [177] . Le public, au lieu d’applaudir à l’uni-
homme du monde ne peut empêcher que de légères fautes versalité de leurs talents, a cru qu’ils étaient incapables
n’entraînent quelquefois d’horribles malheurs ; et il perd de se soutenir dans l’héroïque ; et on n’ose les égaler à
sa réputation ou sa fortune par une petite imprudence, ces grands hommes qui, s’étant renfermés soigneusement
comme un autre se casse la jambe en se promenant dans dans un seul et beau caractère [178] , paraissent avoir dédai-
sa chambre [168] . gné de dire tout ce qu’ils ont tu, et abandonné aux génies
subalternes les talents médiocres.
246. Soit vivacité, soit hauteur, soit avarice, il n’y a point
d’homme qui ne porte dans son caractère une occasion 263. Ce qui paraît aux uns étendue d’esprit n’est, aux yeux
continuelle de faire des fautes ; et si elles sont sans consé- des autres, que mémoire et légèreté.
quence, c’est à la fortune qu’il le doit [169] . 264. Il est aisé de critiquer un auteur, mais il est difficile
247. Nous sommes consternés de nos rechutes, et de voir de l’apprécier.
que nos malheurs même n’ont pu nous corriger de nos 265. Je n’ôte rien à l’illustre Racine, le plus sage et le plus
défauts [170] . éloquent des poètes, pour n’avoir pas traité beaucoup de
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choses qu’il eût embellies, content d’avoir montré dans et, plus on voudra les pousser au delà des notions com-
un seul genre la richesse et la sublimité de son esprit ; munes, plus on les mettra en péril de se tromper.
mais je me sens obligé de respecter un génie hardi et fé- 271. Il n’arrive jamais que la littérature et l’esprit de rai-
cond, élevé, pénétrant, facile, plein de force, infatigable ; sonnement deviennent le partage de toute une nation,
aussi ingénieux et aussi aimable [179] dans les ouvrages qu’on ne voie aussitôt, dans la philosophie et dans les
de pur agrément, que vrai et pathétique dans les autres ; beaux-arts, ce qu’on remarque dans les gouvernements
d’une vaste imagination, qui a embrassé et pénétré rapide- populaires, où il n’y a point de puérilités et de fantaisies
ment toute l’économie des choses humaines ; à qui ni les qui ne se produisent, et ne trouvent des partisans [184] .
ciences abstraites, ni les arts, ni la politique, ni les mœurs
des peuples, ni leurs opinions, ni leur histoire, ni leurs 272. L’erreur, ajoutée à la vérité, ne l’augmente point
[185]
langues même, n’ont pu échapper ; illustre, en sortant de : ce n’est pas étendre la carrière des arts, que d’ad-
l’enfance, par la grandeur et par la force de sa poésie fé- mettre de mauvais genres ; c’est gâter le goût ; c’est cor-
conde en pensées, et, bientôt après, par les charmes et par rompre le jugement des hommes, qui se laisse aisément
le caractère original, plein de raison, et toujours concis, séduire par les nouveautés, et qui, mêlant ensuite le vrai
de sa prose ; philosophe et peintre sublime, qui a semé et le faux, se détourne bientôt, dans ses productions, de
avec éclat, dans ses écrits, tout ce qu’il y a de grand dans l’imitation de la nature, et s’appauvrit ainsi en peu de
l’esprit des hommes ; qui a représenté les passions avec temps par la vaine ambition d’imaginer, et de s’écarter
des traits de feu et de lumière, et les a fait parler sur nos des anciens modèles.
théâtres avec autant de tendresse que de véhémence ; sa- 273. Ce que nous appelons une pensée brillante, n’est or-
vant à imiter le caractère et à saisir l’esprit des bons ou- dinairement qu’une expression captieuse, qui à l’aide d’un
vrages de chaque nation, par l’extrême étendue de son gé- peu de vérité, nous impose une erreur qui nous étonne.
nie, mais n’imitant rien, d’ordinaire, qu’il ne l’embellisse ;
éclatant jusque dans les fautes qu’on a cru remarquer dans 274. Qui a le plus a, dit-on, le moins : cela est faux. Le roi
ses écrits, et tel que, malgré des défauts inévitables avec d’Espagne tout puissant qu’il est, ne peut rien à Lucques.
des qualités si rares, et malgré les efforts de la critique, il Les bornes de nos talents sont encore plus inébranlables
a occupé sans relâche de ses veilles ses amis et ses enne- que celles des empires ; et on usurperait plutôt toute la
mis, et porté chez les étrangers dès sa jeunesse, la réputa- terre que la moindre vertu [186] .
tion de sa patrie et la gloire de nos lettres, dont il a reculé 275. La plupart des grands personnages ont été les
toutes les bornes. hommes de leur siècle les plus éloquents ; les auteurs des
266. Si on ne regarde que certains ouvrages des meilleurs plus beaux systèmes, les chefs de parti et de sectes, ceux
auteurs, on sera tenté de les mépriser ; pour les apprécier qui ont eu dans tous les temps le plus d’empire sur l’es-
avec justice, il faut tout lire. prit des peuples, n’ont dû la meilleure partie de leur suc-
cès qu’à l’éloquence vive et naturelle de leur âme. Il ne
267. Il ne faut point juger des hommes par ce qu’ils paraît pas qu’ils aient cultivé la poésie avec le même bon-
ignorent, mais par ce qu’ils savent, et par la manière dont heur [187] : c’est que la poésie ne permet guère que l’on se
ils le savent [180] . partage, et qu’un art si sublime et si pénible se peut rare-
ment allier avec l’embarras des affaires et les occupations
268. On ne doit pas non plus demander aux auteurs une tumultuaires de la vie ; au lieu que l’éloquence se mêle
perfection qu’ils ne puissent atteindre : c’est faire trop partout, et qu’elle doit la plus grande partie de ses séduc-
d’honneur à l’esprit humain de croire que des ouvrages tions à l’esprit de médiation et de manége, qui forme les
irréguliers n’aient jamais [le] droit de lui plaire, surtout hommes d’État et les politiques, etc.
si ces ouvrages peignent les passions [181] ; il n’est pas be- 276. C’est une erreur dans les Grands de croire qu’ils
soin d’un grand art pour faire sortir les meilleurs esprits de peuvent prodiguer sans conséquence leurs paroles et leurs
leur assiette, et pour leur cacher les défauts d’un tableau promesses : les hommes souffrent avec peine qu’on leur
hardi et touchant. Cette parfaite régularité, qui manque ôte ce qu’ils se sont, en quelque sorte, approprié par l’es-
aux auteurs, ne se trouve point dans nos propres concep- pérance ; on ne les trompe pas longtemps sur leurs inté-
tions ; le caractère naturel de l’homme ne comporte pas rêts, et ils ne haïssent rien tant que d’être dupes. C’est par
tant de règle. Nous ne devons pas supposer dans le senti- cette raison qu’il est si rare que la fourberie réussisse ; il
ment une délicatesse que nous n’avons que par réflexion faut de la sincérité et de la droiture, même pour séduire.
[182]
; il s’en faut de beaucoup que notre goût soit toujours Ceux qui ont abusé les peuples sur quelque intérêt géné-
aussi difficile à contenter que notre esprit. ral, étaient fidèles aux particuliers ; leur habileté consis-
269. Il nous est plus facile de nous teindre d’une infinité tait à captiver les esprits par des avantages réels. Quand
de connaissances, que d’en bien posséder un petit nombre on connaît bien les hommes, et qu’on veut les faire servir
[183]
. à ses desseins, on ne compte point sur un appât aussi fri-
vole que celui des discours et des promesses [188] . Ainsi
270. Jusqu’à ce qu’on rencontre le secret de rendre les es- les grands orateurs, s’il m’est permis de joindre ces deux
prits plus justes, tous les pas que l’on pourra faire dans la choses, ne s’efforcent pas d’imposer par un tissu de flatte-
vérité n’empêcheront pas les hommes de raisonner faux ; ries et d’impostures, par une dissimulation continuelle, et
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par un langage purement ingénieux ; s’ils cherchent à faire d’abaisser les autres [196] . S’ils ont de la finesse, ils décrient
illusion sur quelque point principal, ce n’est qu’à force de la force ; s’ils sont géomètres ou physiciens, ils écrivent
sincérité et de vérités de détail [189] ; car le mensonge est contre la poésie et l’éloquence ; et les gens du monde,
faible par lui-même ; il faut qu’il se cache avec soin ; et s’il qui ne pensent pas que ceux qui ont excellé dans quelque
arrive qu’on persuade quelque chose par des discours cap- genre jugent mal d’un autre talent, se laissent prévenir par
tieux, ce n’est pas sans beaucoup de peine. On aurait grand leurs décisions. Ainsi, quand la métaphysique ou l’algèbre
tort d’en conclure que ce soit en cela que consiste l’élo- sont à la mode, ce sont des métaphysiciens ou des algé-
quence. Jugeons, au contraire, par ce pouvoir des simples bristes, qui font la réputation des poètes et des musiciens,
apparences de la vérité, combien la vérité elle-même est ou tout au contraire [197] ; l’esprit dominant assujettit les
éloquente, et supérieure à notre art [190] . autres à son tribunal, et la plupart du temps à ses erreurs
[198]
.
277. Un menteur est un homme qui ne sait pas tromper ;
un flatteur, celui que ne trompe ordinairement que les 282. Qui peut se vanter de juger, ou d’inventer, ou d’en-
sots : celui qui sait se servir avec adresse de la vérité, tendre, à toutes les heures du jour [199] ? Les hommes
et qui en connaît l’éloquence, peut seul se piquer d’être n’ont qu’une petite portion d’esprit, de goût, de talent, de
habile [191] . vertu, de gaîté, de santé, de force, etc ; et ce peu qu’ils ont
278. Qui a plus d’imagination que Bossuet, Montaigne, en partage, ils ne le possèdent point à leur volonté, ni dans
Descartes, Pascal, tous grands philosophes ? Qui a plus le besoin, ni dans tous les âges.
de jugement et de sagesse que Racine, Boileau, La Fon- 283. C’est une maxime inventée par l’envie, et trop lé-
taine, Molière, tous poètes pleins de génie ? Il est donc gèrement adoptée par les philosophes, qu’il ne faut point
faux que les qualités dominantes excluent les autres ; au louer les hommes avant leur mort. Je dis, au contraire, que
contraire, elles les supposent. Je serais très-surpris qu’un c’est pendant leur vie qu’il doivent être loués, lorsqu’ils
grand poète n’eût pas de vives lumières sur la philoso- ont mérité de l’être [200] ; c’est pendant que la jalousie et
phie, au moins morale, et il arrivera très-rarement qu’un la calomnie, animées contre leur vertu ou leurs talents,
vrai philosophe manque totalement d’imagination. s’efforcent de les dégrader, qu’il faut oser leur rendre té-
[201]
279. Descartes a pu se tromper dans quelques-uns de ses moignage . Ce sont les critiques injustes qu’il faut
craindre de hasarder, et non les louanges sincères.
principes, et ne se point tromper dans ses conséquences,
sinon rarement ; on aurait donc tort, ce me semble, de 284. L’envie ne saurait se cacher : elle accuse et juge sans
conclure de ses erreurs que l’imagination et l’invention ne preuves ; elle grossit les défauts ; elle a des qualifications
s’accordent point avec la justesse [192] . La grande vanité énormes pour les moindres fautes ; son langage est rempli
de ceux qui n’imaginent pas est de se croire seuls judi- de fiel, d’exagération et d’injure. Elle s’acharne avec opi-
cieux et raisonnables ; ils ne font pas attention que les er- niâtreté et avec fureur conte le mérite éclatant ; elle est
reurs de Descartes, génie créateur, ont été celles de trois aveugle, emportée, insensible, brutale.
ou quatre mille philosophes, tous gens sans imagination. 285. Il faut exciter dans les hommes le sentiment de leur
Les esprits subalternes n’ont point d’erreur en leur privé prudence et de leur force, si on veut élever leur génie [202] :
nom, parce qu’ils sont incapables d’inventer, même en se ceux qui, par leurs discours ou leurs écrits, ne s’attachent
trompant ; mais ils sont toujours entraînés, sans le savoir, qu’à relever les ridicules et les faiblesses de l’humanité,
par l’erreur d’autrui ; et lorsqu’ils se trompent de leur chef, sans distinction ni égards, éclairent bien moins la raison
ce qui peut arriver souvent, c’est dans les détails et les et les jugements du public, qu’ils ne dépravent ses incli-
conséquences ; mais leurs erreurs ne sont ni assez vrai- nations [203] .
semblables pour être contagieuses, ni assez importantes
pour faire du bruit. 286. Je n’admire point un sophiste qui réclame contre la
gloire et contre l’esprit des grands hommes ; en ouvrant
280. Ceux qui sont nés éloquents parlent quelquefois avec mes yeux sur le faible des plus beaux génies, il m’apprend
tant de clarté et de brièveté des grandes choses, que la
à l’apprécier lui-même ce qu’il peut valoir ; il est le pre-
plupart des hommes n’imaginent point qu’ils en parlent mier que je raie du tableau des hommes illustres [204] .
avec profondeur [193] . Les esprits pesants, les sophistes,
ne reconnaissent pas la philosophie, lorsque l’éloquence 287. Nous avons grand tort de penser que quelque défaut
la rend populaire, et qu’elle ose peindre le vrai avec des que ce soit, puisse exclure toute vertu, ou de regarder l’al-
traits fiers et hardis. Ils traitent de superficielle et de fri- liance du bien et du mal comme un monstre ou comme
vole cette splendeur d’expression qui emporte avec elle la une énigme ; c’est faute de pénétration que nous conci-
preuve des grandes pensées [194] ; ils veulent des défini- lions si peu de choses.
tions, des divisions, des détails, et des arguments [195] . Si 288. Les faux philosophes s’efforcent d’attirer l’attention
Locke eût rendu vivement en peu de pages, les sages vé- des hommes, en faisant remarque dans notre esprit des
rités de ses écrits, ils n’auraient osé le compter parmi les contrariétés et des difficultés qu’ils forment eux-mêmes ;
philosophes de son siècle. comme d’autres amusent les enfants par des tours de
281. C’est un malheur que les hommes ne puissent, d’or- cartes qui confondent leur jugement, quoique naturels et
dinaire, posséder aucun talent, sans avoir quelque envie sans magie. Ceux qui nouent ainsi les choses, pour avoir
11

le mérite de les dénouer, sont les charlatans de la morale. passent leur vie à dire et à écrire ce qu’ils ne pensent point
[216]
289. Il n’y a point de contradictions dans la nature [205] . , et ceux qui conservent encore quelque amour de la
vérité excitent contre eux la colère et les préventions du
public.
290. Est-il contre la raison ou la justice de s’aimer soi-
301. Il n’y a guère d’esprits qui soient capables d’embras-
même ? Et pourquoi voulons-nous que l’amour-propre
[206]
soit toujours un vice [207] ? ser à la fois toutes les faces de chaque sujet, et c’est là, à ce
qu’il me semble, la source la plus ordinaire des erreurs des
291. S’il y a un amour de nous-mêmes naturellement offi- hommes. Pendant que la plus grande partie d’une nation
cieux et compatissant, et un autre amour-propre sans hu- languit dans la pauvreté, l’opprobre et le travail, l’autre,
manité, sans équité, sans bornes, sans raison, faut-il les qui abonde en honneurs, en commodités, en plaisirs, ne
confondre [208] ? se lasse pas d’admirer le pouvoir de la politique, qui fait
292. Quand il serait vrai que les hommes ne seraient ver- fleurir les arts et le commerce, et rend les États redou-
tueux que par raison, que s’ensuivrait-il ? Pourquoi si on tables.
nous loue avec justice de nos sentiments, ne nous louerait- 302. Les plus grands ouvrages de l’esprit humain sont très-
on pas encore de notre raison ? Est-elle moins nôtre que assurément les moins parfaits : les lois, qui sont la plus
la volonté [209] ? belle invention de la raison, n’ont pu assurer le repos des
[217]
293. On suppose que ceux qui servent la vertu par ré- peuples sans diminuer leur liberté .
[210]
flexion, la trahiraient pour le vice utile : oui, si le vice 303. Quelle est quelquefois la faiblesse et l’inconséquence
pouvait être tel, aux yeux d’un esprit raisonnable [211] . des hommes ! Nous nous étonnons de la grossièreté de
294. Il y a des semences de bonté et de justice dans le nos pères, qui règne cependant encore dans le peuple, la
cœur des homme. Si l’intérêt propre y domine, j’ose dire plus nombreuse partie de la nation ; et nous méprisons en
que cela est, non-seulement selon la nature, mais aussi même temps les belles-lettres et la culture de l’esprit, le
selon la justice, pourvu que personne ne souffre de cet seul avantage qui nous distingue du peuple et de nos an-
amour-propre, ou que la société y perde moins qu’elle n’y cêtres.
gagne. 304. Le plaisir et l’ostentation l’emportent dans le cœur
295. Celui qui recherche la gloire par la vertu ne demande des grands sur l’intérêt : nos passions se règlent ordinai-
que ce qu’il mérite [212] . rement sur nos besoins.

296. J’ai toujours trouvé ridicule que les philosophes aient 305. Le peuple et les grands n’ont ni les mêmes vertus,
forgé une vertu incompatible avec la nature de l’homme, ni les mêmes vices [218] .
et que, après l’avoir ainsi feinte, ils aient prononcé froide-
ment qu’il n’y avait aucune vertu. Qu’ils parlent du fan- 306. C’est à notre cœur à régler le rang de nos intérêts, et
tôme de leur imagination [213] ; ils peuvent à leur gré à notre raison de les conduire [219] .
l’abandonner ou le détruire, puisqu’ils l’ont créé : mais
la véritable vertu, celle qu’ils ne veulent pas nommer de 307. La médiocrité d’esprit et la paresse font plus de phi-
ce nom, parce qu’elle n’est pas conforme à leurs défini- losophes que la réflexion.
tions, celle qui est l’ouvrage de la nature, non le leur, et 308. Nul n’est ambitieux par raison, ni vicieux par défaut
qui consiste principalement dans la bonté et la vigueur de d’esprit [220] .
l’âme, celle-là n’est point dépendante de leur fantaisie, et
309. Tous les hommes sont clairvoyants sur leurs intérêts ;
subsistera à jamais, avec des caractères ineffaçables.
et il n’arrive guère qu’on les en détache par la ruse. On a
297. Le corps a ses grâces, l’esprit ses talents ; le cœur admiré dans les négociations la supériorité de la maison
n’aurait-il que des vices ? et l’homme, capable de raison, d’Autriche, mais pendant l’énorme puissance de cette fa-
serait-il incapable de vertu ? mille, non après. Les traités les mieux ménagés ne sont
[221]
298. Nous sommes susceptibles d’amitié, de justice, d’hu- que la loi du plus fort .
manité, de compassion et de raison. Ô mes amis ! qu’est- 310. Le commerce est l’école de la tromperie.
ce donc que la vertu ? 311. À voir comme en usent les hommes, on serait por-
299. Si l’illustre auteur des Maximes [214] eût été tel qu’il a té quelquefois à penser que la vie humaine et les affaires
tâché de peindre tous les hommes, mériterait-il nos hom- du monde sont un jeu sérieux, où toutes les finesses sont
mages et le culte idolâtre de ses prosélytes ? permises pour usurper le bien d’autrui à nos périls et for-
300. Ce qui fait que la plupart des livres de morale sont tunes, et où l’heureux dépouille[222] en tout honneur, le plus
si insipides, c’est que leurs auteurs ne sont pas sincères malheureux ou le moins habile .
[215]
; c’est que, faibles échos les uns des autres, ils n’ose- 312. C’est un grand spectacle de considérer les hommes
raient produire leurs propres maximes et leurs secrets sen- méditant en secret de s’entre-nuire, et forcés, néanmoins,
timents. Ainsi, non-seulement dans la morale, mais en de s’entr’aider, contre leur inclination et leur dessein.
quelque sujet que ce puisse être, presque tous les hommes 313. Nous n’avons ni la force ni les occasions d’exécuter
12

tout le bien et tout le mal que nous projetons. sectes opposées, et qu’on ne s’attache à aucune, il semble
qu’on s’élève en quelque sorte au-dessus de tous les
314. Nos actions ne sont ni si bonnes ni si vicieuses que partis. Demandez cependant à ces philosophes neutres,
nos volontés. qu’ils choisissent une opinion, ou qu’ils établissent d’eux-
mêmes quelque chose ; vous verrez qu’ils n’y sont pas
315. Dès que l’on peut faire du bien, on est à même de moins embarrassés que tous les autres. Le monde est
faire des dupes ; un seul homme en amuse alors une in- peuplé d’esprits froids, qui, n’étant pas capables par eux-
finité d’autres, tous uniquement occupés de le tromper. mêmes d’inventer, s’en consolent en rejetant toutes les in-
Ainsi, il en coûte peu aux gens en place pour surprendre ventions d’autrui, et qui, méprisant au dehors beaucoup de
leurs inférieurs ; mais il est malaisé à des misérables d’im- choses, croient se faire plus estimer [230] .
poser à qui que ce soit. Celui qui a besoin des autres les
avertit de se défier de lui ; un homme inutile a bien de la 327. Qui sont ceux qui prétendent que le monde est deve-
peine à leurrer personne. nu vicieux ? je les crois sans peine. L’ambition, la gloire,
l’amour, en un mot, toutes les passions des premiers âges,
316. L’indifférence où nous sommes pour la vérité dans la ne font plus les mêmes désordres et le même bruit. Ce
morale vient de ce que nous sommes décidés à suivre nos n’est pas peut-être que ces passions soient aujourd’hui
passions, quoi qu’il en puisse être ; et c’est ce qui fait que moins vives qu’autrefois ; mais c’est qu’on les désavoue et
nous n’hésitons pas lorsqu’il faut agir, malgré l’incertitude qu’on les combat. Je dis donc que le monde est comme un
de nos opinions [223] . Peu importe, disent les hommes, de vieillard qui conserve tous les désirs de la jeunesse, mais
savoir où est la vérité, sachant où est le plaisir. qui en est honteux, et s’en cache, soit parce qu’il est dé-
317. Les hommes se défient moins de la coutume et de la trompé du mérite de beaucoup de choses, soit parce qu’il
tradition de leurs ancêtres, que de leur raison [224] . veut le paraître.
318. La force ou la faiblesse de notre créance dépend 328. Les hommes dissimulent par faiblesse, et par la
plus de notre courage que de nos lumières [225] : tous crainte d’être méprisés, leurs plus chères, leurs plus
ceux qui se moquent des augures n’ont pas toujours plus constantes, et quelquefois leurs plus vertueuses inclina-
d’esprit que ceux qui y croient. tions [231] .
329. L’art de plaire est l’art de tromper [232] .
319. Il est aisé de tromper les plus habiles, en leur propo-
sant des choses qui passent leur esprit, et qui intéressent 330. Nous sommes trop inattentifs, ou trop occupés de
leur cœur [226] . nous-mêmes, pour nous approfondir les uns les autres :
320. Comme il est naturel de croire beaucoup de choses quiconque a vu des masques, dans un bal, danser amica-
sans démonstration, il ne l’est pas moins de douter de lement ensemble, et se tenir par la main sans se connaître,
quelques autres, malgré leurs preuves. pour se quitter le moment d’après, et ne plus se voir ni se
regretter, peut se faire une idée du monde [233] .
321. Qui s’étonnera des erreurs de l’antiquité, s’il consi-
dère qu’encore aujourd’hui, dans le plus philosophe de
tous les siècles, bien des gens de beaucoup d’esprit n’ose- 1. ↑ La 1re édition ajoutait : « Et de les réunir sous un point
raient se trouver à une table de treize couverts [227] ? de vue ; » à quoi Voltaire répondait : non. — G.

322. L’intrépidité d’un homme incrédule, mais mourant, 2. ↑ [Bien. — V.] — L’auteur veut parler des erreurs de rai-
ne peut le garantir de quelque trouble, s’il raisonne ain- sonnement, de spéculation ; cette maxime ne peut s’appli-
si : Je me suis trompé mille fois sur mes plus palpables quer aux erreurs de fait. L’expression est trop générale. —
intérêts, et j’ai pu me tromper encore sur la religion. Or, S.
je n’ai plus le temps ni la force de l’approfondir, et je
meurs… 3. ↑ [Mais si l’auteur pense mal ? — V]
[228]
323. La Foi est la consolation des misérables, et la
terreur des heureux. 4. ↑ [Pourquoi donc ? — V.]

324. La courte durée de la vie ne peut nous dissuader de 5. ↑ Var. : « On la voit dans un jour si différent, et avec
ses plaisirs, ni nous consoler de ses peines. tant de circonstances et de dépendances nouvelles, qu’on
325. Ceux qui combattent les préjugés du peuple croient se l’approprie. »
n’être pas peuple : un homme qui avait fait à Rome un
argument contre les poulets sacrés, se regardait peut-être 6. ↑ Var. : « Peu l’applaudiront. »
comme un philosophe ; mais les vrais philosophes se mo-
quaient d’un fou qui attaquait inutilement les opinions du 7. ↑ [Bien. — V.]
peuple, et César, qui, probablement, ne croyait pas aux
aruspices, ne laissa pas d’en faire un traité [229] . 8. ↑ [Bien. — V.]

326. Lorsqu’on rapporte sans partialité les raisons des 9. ↑ [Bien. — V.]
13

10. ↑ [Bien. — V.] — Var. : « Le courage agrandit l’esprit. » 30. ↑ Var. : « Celui qui sait rendre son dérangement utile est
— La 1re édition ajoutait cette Maxime : « Le courage est au-dessus de l’économie. »
la lumière de l’adversité. » Voltaire la trouvait obscure, et
Vauvenargues l’a supprimée. — G. 31. ↑ Var. : « Les sots admirent qu’un homme à talents ne soit
pas une bête sur ses intérêts. »
11. ↑ Var. : « La raison est presque inutile à la faiblesse. » —
Autre Var. : « La raison est presque impuissante pour les 32. ↑ [Bien.] — V.
faibles »
33. ↑ [Bien.] — V.
12. ↑ [Bien. - V.]
34. ↑ [Obscur. — V.] — Par intérêt, Vauvenargnes entend ici
13. ↑ Var. : « Ruinent la liberté » des peuples. le vice ou la passion qui domine dans un caractère intéres-
sé. Il n’est pas d’usage en ce sens. — S.
14. ↑ [Bien. — V.]
35. ↑ [Très-bien. — V.]
15. ↑ Il y a pourtant des exemples d’hommes durs qui sont
justes. — M. — Voltaire a dit : « Qui n’est que juste, est 36. ↑ [Bien. — V.] — Var. : « Sans aucun de ces artifices, un
dur ; qui n’est que sage, est triste. » Épitre L au Roi de ouvrage fait de génie remporte de lui-même les suffrages,
Prusse. — B. et fait embrasser un métier où l’on peut aller à la gloire par
le seul mérite. »
16. ↑ [Joli. — V.]
37. ↑ [Bien. — V.]
17. ↑ [Bien. — V.]
38. ↑ [Bien. — V.]
18. ↑ [Bien. — V.]
39. ↑ [Bien. — V.]
19. ↑ [Bien. — V.]
40. ↑ Var. : « Ne se connaît ordinairement ni en peinture ni
20. ↑ [Bien. — V.]
en éloquence. »
21. ↑ Var. : « Le cœur des jeunes gens connaît plutôt, » etc.
— Voir la Maxime 625e . — G.
41. ↑ Il faudrait dire comme il veut être estimé, ou qu’il y eût
précédemment un participe, au lieu de l’infinitif. — M.
22. ↑ Var. [« Il y a peu de passions constantes ; il y en a beau-
coup de sincères : voilà la nature. Mais on se piquait autre- 42. ↑ [Bien. — V.]
fois d’une fausse constance ; on se pique aujourd’hui d’une 43. ↑ [Bien. — V.]
fausse indifférence : voilà la mode. »] — Cette seconde
version, restée inédite, n’est-elle pas vraiment plus vive et 44. ↑ [Bien. — V.]
plus piquante ? — G.
45. ↑ Var. : « Pensée consolante ! L’avarice ne s’assouvit pas
23. ↑ Var. : « La raison rougit des inclinations de la nature, par les richesses, ni l’intempérance par la volupté, ni la
parce qu’elle n’a pas de quoi connaître la perfection de ses paresse par l’oisiveté, ni l’ambition par la fortune. Mais si
plaisirs. » les talents, si la gloire, si la vertu même, ne nous rendent
heureux, ce que l’on appelle bonheur vaut-il nos regrets ? »
24. ↑ Var. : « C’est une preuve de peu d’esprit et de mauvais
goût, lorsqu’on distingue toujours ce qui est estimable de 46. ↑ [Bien. — V. ] — Var. : « Le faible s’applaudit lui-même
ce qui est aimable ; rien n’est si aimable que la vertu pour de sa modération, qui n’est que paresse et vanité. »
les cœurs bien faits. »
47. ↑ [Bien. — V.]
25. ↑ Non pas l’estime, mais l’admiration. — S.
48. ↑ [Bien. — V.]
26. ↑ Var. : « Les hommes simples et vertueux mêlent de la
délicatesse et de la probité jusque dans leurs plaisirs. » 49. ↑ [Bien. — V.]

27. ↑ Var. : « La vertu n’est pas un trafic, mais une richesse. » 50. ↑ Var. : [« Il n’y a d’heureux sur la terre que les gens qui
sont à leur place. »]
28. ↑ [Obscur. — V.] — On pourrait peut-être accuser cette
pensée d’un peu de subtilité venant d’un défaut de préci- 51. ↑ [Bien. — V.]
sion dans les termes. Il est sûr que celui qui vend sa probité
n’en a déjà plus, puisqu’il consent à la vendre. Ainsi on ne
52. ↑ Add. : « Parce que la plupart, occupés de vivre et d’amas-
ser, sont désintéressés sur tout le reste. »
vend point sa probité ; mais on se fait payer de n’en point
avoir. — S. 53. ↑ [Bien. — V.]
29. ↑ Var. : « Celui qui est riche et libéral possède tout. » 54. ↑ [Bien. — V.]
— Autre Var. : « La libéralité augmente le prix des ri-
chesses. » — (Voir Sur la Libéralité, page 79.) — G. 55. ↑ [Bien. — V.]
14

56. ↑ [Bien. — V.] 77. ↑ Var. : « La raison qui n’est pas fondée sur la nature
est illusion. » — On ne peut entendre, par la nature de
57. ↑ [Bien. — V.] — Var. : « Personne ne peut mieux pré- l’homme, que son organisation et l’impulsion qu’il reçoit
tendre aux grandes places que ceux qui en ont les talents. » de ses sens vers les objets. Or, c’est de là que viennent
toutes nos fautes et toutes nos erreurs, et non pas de la
58. ↑ [Bien. — V.]
raison, même quand elle s’égare. — M. — Vauvenargues
59. ↑ [Bien. — V.] entend par nature, le sentiment, l’instinct, ou le cœur, et par
raison, la réflexion, le raisonnement ou le conseil, et il em-
60. ↑ [Bien. — V.] ploie indifféremment ces termes les uns pour les autres. On
peut dire que sa théorie morale repose tout entière sur la
61. ↑ Var. : « Le plus grand de tous les projets est celui de subordination du mouvement réfléchi, dont il tient peu de
former un patti. » Vauvenargues supprima, dans la 2e édi- compte, au mouvement instinctif, qu’il met au-dessus de
tion, cette penséee que Voltaire trouvait trop commune, tout (voir notre Éloge ; — voir aussi la 34e Réflexion, page
et qui faisait, d’ailleurs, double emploi. Les diverses édi- 94). La fameuse Maxime qui suit : « Les grandes pensées
tions donnent dans cette maxime supprimée : de prendre viennent du cœur, » que tout le monde admire, et que per-
un parti ; elle en vaudrait mieux, peut-être : mais ce n’est sonne ne conteste, n’est qu’une expression plus vive de celle-
pas le texte de Vauvenargues. Notre leçon est celle de la ci. On verra bientôt que, pour Vauvenargues, la conscience
1re édition. — G. n’est pas un guide plus sûr que la réflexion, et qu’il la su-
62. ↑ Var. : « Les caprices les moins réguliers de la nature ne bordonne également au sentiment, parce que la conscience
sont pas aussi fragiles, » etc. raisonne encore un peu, tandis que le sentiment ne raisonne
pas du tout. Une seule fois (Maxime 150), il tâchera de
63. ↑ [Bien. — V.] mettre d’accord le sentiment et la raison. Pour bien com-
prendre sa pensée sur ce point, il faut ne pas perdre de vue
64. ↑ [Bien. — V.] que, depuis la 123e jusqu’à la 136e , toutes ses Maximes n’en
font qu’une, pour ainsi dire. Dans sa Préface, il a pris soin
65. ↑ [Bien. — V.]
d’avertir que plusieurs de ses pensées se suivent, et pour-
66. ↑ [Bien. — V.] raient paraître obscures si on les séparait. — G.

67. ↑ [Bien. — V.] 78. ↑ Pascal a dit de même : « Le cœnr a ses raisons que la rai-
son ne connaît pas. » — Pensées, IIe part., art. 18, pensée
68. ↑ [Bien. — V.] Var. : « La probité, qui borne les moyens 62. — G.
des esprits médiocres, devient elle-même un moyen de
réussir. » 79. ↑ [Bien. — V.] Cette Maxime dément la 123e , car les pas-
sions sont la nature, et le jugement c’est la raison ; or, l’au-
69. ↑ [Bien. — V. ] teur dit ici que les passions font plus de fautes que le juge-
ment. — M. — Je crois qu’il faut entendre par la première
70. ↑ [Bien. — V. ] Var. : « Il ne faut pas trop craindre d’être de ces deux Maximes, que la raison nous trompe, pro-
dupe. »
portion gardée, plus souvent que la nature, Vauvenargues
71. ↑ [Bien. — V.] — Voir page, 321, le 28e Caractère (Va- croyant, comme il l’établit dans la seconde Maxime, que
rut). — G. la raison a moins souvent occasion de faire des fautes que
la nature, parce que le nombre des actions qu’elle dirige
72. ↑ Obscur ; c’est dans la familiarité de la conversation que est beaucoup moins considérable. — S.
l’esprit se forme, ou bien qu’on connaît l’esprit de ceux
avec qui on vit. — M. — Cette pensée n’est nullement 80. ↑ [Très-beau. — V.] — Voltaire dit ailleurs, à propos de
obscure ; c’est un résumé très-précis de la 17e Réflexion et cette Maxime : « C’est ainsi que, sans le savoir, Vau-
du 4e Conseil à un Jeune homme (voir pages 77 et 117). venargues se peignait lui-même. » — Aimé-Martin re-
— G. marque, à son tour : « Mme de Lambert avait dit : Rien
ne peut plaire à l’esprit, qu’il n’ait passé par le cœur ; Vau-
73. ↑ Add. : « Il faut donc allier les deux études. » venargues dégage cette pensée de ce qu’elle a d’étroit et de
brillant ; il dit : Les grandes pensées viennent du cœur ; et
74. ↑ Le proverbe indien a dit : Parle, afin que je te connaisse. voilà une âme qui se peint, et tout le monde retient cette
— S. ligne, qui est l’expression du sublime. » — G.
75. ↑ On pourrait, ce semble, retourner la pensée et dire : Les 81. ↑ [Bien. —V.]
gens bas et glorieux sont menteurs ; car on est souvent men-
teur parce qu’on est glorieux, et non pas glorieux parce 82. ↑ [C’est grand. — V.]
qu’on est menteur. — S.
83. ↑ [Bien. — V.]
76. ↑ Var. : « La ressource de ceux qui n’imaginent pas beau-
coup de choses est de les conter à beaucoup de gens. » 84. ↑ [Bien. — V.]
15

85. ↑ Add. : « Plus trompeuse que la raison et la nature. » 104. ↑ [Bien. — V.]
86. ↑ [Très-bien. — V.] — Montaigne avait dejà dit ( Essais, 105. ↑ [Bien. — V.]
livre Ier , ch. 22) : « Les lois de la conscience, que nous di-
sons naistre de la nature, naissent de la coustume. » Ainsi, 106. ↑ [Bien. — V.] — Var. : « Aidons-nous des mauvais mo-
Vauvenargues tombe d’accord avec Montaigne, aussi bien tifs, pour nous fortifier dans les bons desseins. » — (Voir
qu’avec Voltaire, qui bat des mains ; mais J.-J. Rousseau la 4e note de la page 53.) — G.
n’est pas loin, qui va déclarer que la conscience est l’ins- 107. ↑ [Commun. — V.]
tinct divin. — G.
108. ↑ [Assez bien. —V.] — Voltaire nous paraît ici un peu sé-
87. ↑ Montaigne a dit : « La pénitence demande à charger. » vère ; nous l’avons remarqué dans notre Éloge, et nous au-
— S. — Voir l’Avertissement, page 373. — G. rons lieu de le remarquer encore ; il n’a fait grâce à aucune
88. ↑ [Bien. — V.] image, et, sous ce chef, il a fait retrancher à Vauvenargues
quelques-unes de ses plus belles Maximes. — G.
89. ↑ [Bien. — V.]
109. ↑ [Bien. — V.]
90. ↑ [Bien. — V.]
110. ↑ [Bien. — V.]
91. ↑ [Bien. — V.] — Var. : « Nous jugeons de la vie d’une
manière trop désintéressée, quand nous sommes forcés de 111. ↑ [Bien. — V.]
la quitter ; nous n’en penserions pas de même, si nous ob- 112. ↑ [Bien. — V.] — Var. : « La morale austère ressemble à
tenions d’y rentrer. » la science de ces hommes graves qui détruisent, » etc.
92. ↑ Var. : [« D’une maladie mortelle. »] Vauvenargues avait 113. ↑ [Commun. — V.]
le pressentiment de sa fin prochaine. — G.
114. ↑ [Bien. V.]
93. ↑ [Très-bien. — V.]
115. ↑ [Bien. V.]
94. ↑ [Très-bien. — V.] — Voir l’Avertissemnt, page 373. —
G. 116. ↑ [Bien. V.]
95. ↑ [Très-bien. — V.] 117. ↑ [Bien. V.]
96. ↑ [Très-bien. — V.] 118. ↑ [Bien. V.]
97. ↑ Cette expression, actuellement de peu d’usage, s’em- 119. ↑ [Bien. V.] — Voir Sur la Compassion, page 97. — G.
ployait encore au milieu du dix-huitième siècle. — S. —
La 1re édition donnait : fâché ; mais Vauvenargues a rem- 120. ↑ [Bien. V.] — Add. : « Nous voudrions sottement
placé le mot, à cause de fâcheux, qui suit. — G. des hommes qui fussent clairvoyants sur nos vertus, et
aveugles sur nos faiblesses. »
98. ↑ [Bien. — V.]
121. ↑ Var. : « On peut penser beaucoup de mal d’un homme,
99. ↑ [Bien. — V.] — Rapprochez ces deux Maximes et les et être tout-à-fait de ses amis, car on sait bien que les plus
cinq qui suivent, des 123-135e qui précèdent. — G. honnêtes gens ont leurs défauts, quoiqu’on suppose tout
haut le contraire, et nous ne sommes pas si délicats, que
100. ↑ Var. : « S’affaiblit lui-même, et trompe, par son impru-
nous ne puissions aimer que la perfection. On peut aussi
dence, les sages précautions de la nature. » — Voir la note
e
beaucoup médire de l’espèce humaine, sans être, en au-
de la Maxime 123 . — G.
cune manière, misanthrope, parce qu’il y a des vices que
101. ↑ [Bien. — V.] l’on aime, même dans autrui. »

102. ↑ [Bien. — V.] 122. ↑ [Bien. — V.]

103. ↑ [Bien. — V.] — Cette dernière Maxime, un peu obscure, 123. ↑ [Bien. — V.]
a besoin d’être éclaircie par celle qui suit. L’auteur a voulu
124. ↑ [Bien. — V.]
dire, ce semble, que ce sont les passions qui, en portant
l’esprit de l’homme sur un plus grand nombre d’objets, et 125. ↑ [Bien. — V.]
en augmentant la somme de ses idées, lui fournissent les
matériaux de la réflexion, qui est le chemin de la raison. 126. ↑ Vauvenargues revient sur cette idée à divers endroits ;
Cela se rapporte à ce qu’il dit ailleurs, que les passions fer- voir, entr’autres, dans le Discours sur le Caractère des dif-
tilisent l’esprit. — S. — L’auteur n’a pas voulu dire seule- férents siècles, la variante de la page 161. — G.
ment que les passions mènent à la raison. Il soutient très- 127. ↑ [Bien. — V.]
clairement que la raison ne serait rien sans les passions. —
G. 128. ↑ [Bien. — V.]
16

129. ↑ [Bien. — V.] dans le morceau Sur l’économie de l’univers (voir p. 218).
— G.
130. ↑ Var. : « L’intérêt du faible est de dépendre, pour être
protégé ; cela n’empêche pas qu’il ne soit misérable d’avoir 142. ↑ Var. : « La plupart des hommes naissent sérieux ; il y a
besoin de protection, et c’est, au contraire, la preuve de sa des plaisants de génie, mais en petit nombre ; les autres
faiblesse et de son malheur. » le deviennent par imitation, et forcent la nature, pour
suivre la mode. » (Voir le 17e chap. de l’Introduction à la
131. ↑ Sans doute, parce qu’on ne peut en tirer vengeance. —
Connaissance de l’Esprit humain, et le 22e Caractère (Le
Voir le 1er Caractère (Clazomène) : « L’injure a flétri son
Rieur). — G.
courage, et il a été offensé de ceux dont il ne pouvait
prendre de vengeance. » — G. 143. ↑ [Trivial. — V.]
132. ↑ [Bien. — V.] 144. ↑ Var. : « Qu’il les voit en grand, si ses conséquences sont
133. ↑ [Bien — V.] justes ; car, s’il conclut mal, il voit mal, et n’a pas l’esprit
étendu. »
134. ↑ [Obscur. — V.] — La pensée est, je crois : Pour ne pas
nous mépriser nous-mêmes de n’avoir pas le courage d’y 145. ↑ [Il a l’esprit étendu, sans justesse. — V.]
aspirer ; la gloire, par exemple. — G.
146. ↑ Var. : « Rien n’affaiblit plus un discours que de proposer
135. ↑ Var. : « Le dégoût est un témoignage d’indigestion et de trop d’exemples, et d’entrer dans trop de détails. Les di-
faiblesse. » gressions trop longues, ou trop fréquentes, rompent l’uni-
té, et fatiguent, parce que l’esprit ne peut suivre une trop
136. ↑ [Très-beau. — V.] — C’est à Pascal que Vauvenargues longue chaîne de faits et de preuves. »
répond. - G.
147. ↑ C’est le précepte d’Horace : Festina ad eventum. — G.
137. ↑ Cette Maxime paraît obscure. Il semble que Vau-
vennrgues a voulu prouver l’existence de Dieu par la dé- 148. ↑ Var. : « Le don de rapprocher beaucoup de choses, et
pendance mutuelle des différentes parties de l’univers, de grandes choses, c’est l’esprit étendu : de là, l’exclusion
dont aucune ne peut s’isoler des autres, ni subsister par naturelle de tout esprit faux. »
elle-même. On n’entend pas ce que veut dire l’air appar-
tient à l’homme, el l’homme à l’air. L’homme ne peut se 149. ↑ Var. : « C’est l’image de beaucoup d’esprits. »
passer d’air ; mais l’air existerait fort bien sans l’homme.
150. ↑ Var. : « C’est une maxime frivole que celle qu’on adopte
Appartient veut-il dire participe de la nature, etc. ? Alors
depuis si longtemps : qu’il faut qu’un honnête homme sache
l’idée d’appartenir n’a plus de liaison sensible avec l’idée
un peu de tout. On peut savoir superficiellement beau-
de dépendance exprimée dans la première phrase. Il y a,
coup de choses, et avoir l’esprit fort petit ; et on voit, au
je crois, abus de mots. — S. — Voltaire trouve cette pen-
contraire, de très-grandes âmes, qui savent très-peu. Il faut
sée fort belle, et l’on a peine à comprendre que Suard la
ignorer de bon cœur ce que la nature n’a pas mis dans
trouve obscure. Vauvenargues n’a nullement songé à prou-
l’étendue de notre génie. On ne sait utilement que ce qu’on
ver l’existence de Dieu ; il a voulu exprimer cette idée, sur
possède parfaitement ; le reste ne nous sert qu’à satisfaire
laquelle il revient souvent, qu’il n’y a d’indépendance abso-
une vanité puérile. Ceux même qui ont l’esprit étendu,
lue ni pour les personnes, ni pour les choses, et que, toutes
s’ils ne l’ont en même temps juste et modeste, le gâtent
étant mutuellement dépendantes, chacune a son maître.
par ces connaissances superficielles, et altèrent les vérités
Sans doute, l’air extsterait fort bien sans l’homme, si Dieu
qu’ils ont acquises ; en sorte qu’on aimerait mieux qu’ils ne
l’avait voulu ; mais, comme il est permis de supposer que
sussent rien, que de savoir tant et si mal. J’en rapporterais
l’air a été fait pour l’homme, on peut dire que l’air appar-
des exemples, si les exemples pouvaient nous instruire ;
tient à l’homme, aussi bien que l’homme appartient à l’air,
mais je le ferais sans succès. L’ostentation est un écueil in-
sans lequel il ne pourrait vivre. Il n’y a pas là le moindre
évitable pour les âmes faibles ; on ne corrigera jamais les
abus de mots. — G.
hommes d’apprendre des choses inutiles. » — Autre Var. :
138. ↑ Var. : « Dans la main d’un roi invisible, esclaves soumis, » [« Il n’y a aucun esprit qui soit capable de toutes les véri-
et ressorts, etc. tés et de tous les talents ; les bornes des plus beaux génies
sont étroites, et, lorsqu’ils en veulent sortir, ils s’égarent, et
139. ↑ Var. « Un homme, du creux d’un rocher, et comme un montrent leur faible. Il n’y a aucune science qui ne soit, à
atôme presque invisible, » embrasse, etc. elle seule, plus vaste que l’esprit humain ; il n’y en a donc
140. ↑ Ici, Vauvenargues se rencontre avec Pascal, pour établir aucune qui ne puisse occuper et absorber l’esprit le plus
la supériorité de l’homme sur la nature. — (Voir Pasral, étendu. C’est à ceux qui sont incapables de rien approfon-
re
— 1 partie, art. IV, pensée 6.) — G. dir qu’il appartient d’effleurer tous les objets ; mais, quand
on se sent en état d’embrasser et de posséder parfaitement
141. ↑ La seconde partie de cette Maxime n’est pas la conclu- quelque science ou quelque art, c’est une vanité bien pué-
sion immédiate de la première ; ce sont deux pensées sim- rile d’abandonner son talent, pour donner à un esprit très-
plement juxtaposées. Vauvenargues développe la seconde limité une grande et faible surface. »]
17

151. ↑ [Commun. — V.] 164. ↑ Var. : « Le plus ou le moins d’esprit est peu de chose ;
mais ce peu, quelle différence ne met-il pas entre les
152. ↑ La 1re édition ajoutait : « Mais nous n’accusons que nos hommes ! Qu’est-ce qui fait la beauté ou la laideur, la san-
maux. » — G té ou l’infirmité ? n’est-ce pas ou un peu plus on un peu
moins de bile, et quelque différence imperceptible des or-
153. ↑ Il est évident que Vauvenargues pense à La Rochefou- ganes ? » — Autre Var. : Le plus ou le moins d’esprit est
cauld. — G.
peu de chose, et ce peu fait pourtant la force, la grâce et
la perfection des intelligences, ou tout au contraire ; de
154. ↑ [Bien. — V.] — Var. : « La philosophie a ses modes
même, la disposition de quelques-uns de nos organes fait
comme l’architerture, les habits, la danse, etc. L’homme
la santé on la maladie, la difformité ou la beauté du corps,
est maintenant en disgrâce chez les philosophes, et c’est à
objets importants pour les hommes, quoique petits à leurs
qui le chargera de plus de vices ; mais peut-être est-il sur
propres yeux. »
le point de se relever, et de se faire restituer toutes ses ver-
tus. » — Autre Var. : « Ce qu’on voit tous les jours dans 165. ↑ Tel est le texte de la 1re édition, et rien n’indique, sur
le monde est arrivé dans la morale : l’homme étant tom- l’exemplaire d’Aix, que Vauvenargues y voulût rien chan-
bé dans la disgrâce des philosophes, ç’a été à qui le char- ger. Les éditions suivantes donnent : nous n’aimons pas les
gerait de plus de vices. S’il arrive jamais qu’il se relève zélés ; nous croyons que cette leçon, plus prudente, appar-
de cette dégradation, et qu’on le remette à la mode, nous tient aux abbés Trublet et Séguy, qui ont achevé la seconde
lui rendrons à l’envi toutes ses vertus, et bien au delà. » édition commencée par Vauvenargues. — G.
— Vauvenargues avait deviné juste et les d’Holbach et les
Lamettrie vont lui donner prochainement raison. M. Bau- 166. ↑ Méprisables est ici employé dans le sens de petites ; ce
drillart remarque à ce sujet : « Oui, Vauvenargues, vous serait, je crois, exagérer la pensée de Vauvenargues, que
l’avez dit : tous ceux qui vont venir n’y manqueront pas. de prendre ce mot dans toute la force de son acception. —
Ils vont restituer à l’homme ses vertus, et bien au delà ; les G.
philosophes d’en deçà et d’au delà du Rhin ne parleront
plus que de l’excellence de la nature humaine ; il semble 167. ↑ Add. : « Et qu’on nous prouve nos avantages les plus
qu’elle hérite en un jour de tous les éloges qu’on lui a re- manifestes. »
fusés pendant des siècles ; les iujures qu’elle reçoit depuis
168. ↑ [Bien. — V.]
dix-huit cents ans de tous les côtés vont être bien réparées,
et cette reine déchue et réduite en servitude, une fois repla- 169. ↑ [Faible. — V.]
cée sur son trône, n’aura plus désormais que des flatteurs
qui la diviniseront. » — G. 170. ↑ [Faible. — V.]

155. ↑ [Très-bien. — V.] 171. ↑ Var. : « La nécessité comble les maux qu’elle ne peut
soulager. » — Pour bien comprendre cette pensée, il faut
156. ↑ [Bien. — V.] relire celle qui précède ; l’une explique l’autre, et en voici,
je crois, le sens : La raison est souvent impuissante contre le
157. ↑ Var. : « Le projet de rapprocher les conditions a toujours sentiment des peines : l’idée que ces peines sont nécessaires
été un beau songe ; la loi ne saurait égaler les hommes mal- peut seule les soulager ; mais quand elle ne les soulage pas,
gré la nature. » — Autre Var. : « La nature n’ayant pas éga- elle les rend encore plus cuisantes. — G.
lé tous les hommes par le mérite, il semble qu’elle n’a pu
ni dû les égaler par la fortune. » — Égaler pour égaliser. 172. ↑ Var. : « Les chagrins et les joies de la fortune se taisent
— G. à la voix de la nature, qui, » etc.

158. ↑ [Bien. — V.] 173. ↑ [Bien. — V.]

159. ↑ [Bien. — V.] 174. ↑ [Bien. — V.]

160. ↑ Var. : « Les hommes sont si sensibles à la flatterie, que, 175. ↑ [Bien. — V.] On lit dans quelques éditions : Le sot s’as-
lors même qu’ils « pensent que c’est flatterie, ils ne laissent soupit et fait la sieste ; c’est une faute. Les expressions du
pas d’en être les dupes. » manuscrit sont fait diète : expressions qui offrent un sens
très-précis ; c’est-à-dire, la nourriture du génie ne peut être
161. ↑ Comment se forme-t-on une idée de soi, sans y penser ? à l’usage du sot. — B. — Ajoutons que notre leçon est
J’aimerais mieux sans s’en apercevoir. — M. celle, non-seulement du manuscrit, mais aussi des deux
éditions originales. — G.
162. ↑ Var. : « Nous nous formons, sans y penser, une idée de
notre figure sur l’idée que nous avons de notre esprit, ou 176. ↑ [Joli ; mais le philosophe lui-même peut penser ainsi. —
sur le sentiment qui nous domine ; et c’est pour cela qu’un V.]
fat se croit toujours si bien fait. »
177. ↑ Var. : « Flattés de remplir l’intervalle qui sépare les ex-
163. ↑ [Bien. — V.] trémités, et de contenter tous les goûts. »
18

178. ↑ Var. : « Soigneux de conserver dans tous leurs écrits un 184. ↑ Var. : « Toutes les fois que la littérature et l’esprit de
caractère plein de dignité et de noblesse, » etc. raisonnement deviendront le partage de toute une nation,
il arrivera, connue dans les États populaires, qu’il n’y mira
179. ↑ Var. : « Aussi vif et ingénieux dans les petites choses, point de puérilités et de sottises qui ne se produisent, et
que vrai et pathétique dans les grandes ; toujours clair, ne trouvent des partisans, » — Autre Var. : « Lorsque les
concis et brillant ; philosophe et poète illustre au sortir de réflexions se multiplient, les erreurs et les connaissances
l’enfance ; répandant sur tous ses écrits l’éclatante et forte augmentent dans la même proportion. » — Autre Var. :
lumière de son jugement ; instruit, dans la fleur de son âge, « Ceux qui viendront après nous sauront peut-être plus que
de toutes les connaissances utiles au genre humain ; ama- nous, et ils s’en croiront plus d’esprit ; mais seront-ils plus
teur et juge éclairé de tous les arts ; savant à imiter toute heureux ou plus sages ? Nous-mêmes, qui savons beau-
sorte de beautés, par la grande étendue de son génie, et coup, sommes-nous meilleurs que nos pères, qui savaient
maître dans les genres les plus opposés. J’admire la vivaci- si peu ? » — Autre Var. : « Il arrivera peut-être que la rai-
té de son esprit, sa délicatesse, son érudition, et cette vaste son humaine se perfectionnera encore beaucoup, et que ce
intelligence qui comprend si distinctement tant de faits et que nous savons ne sera plus rien ; mais ceux qui pourront
d’objets divers. Bien loin de critiquer ses endroits faibles nous passer dans les routes que nous leur ouvrons, et qui
ou ses fautes, je m’étonne qu’ayant osé se montrer sous s’en croiront plus d’esprit, n’en vaudront pas mieux par le
tant de faces, on ait si peu de chose à lui reprocher. » — cœur. »
On devine aisément que l’original de ce brillant portrait,
c’est Voltaire. Voir, page 262, le morceau qui le concerne.
185. ↑ Var. : « Au contraire. Ce n’est pas non plus étendre les
limites des arts que d’admettre les mauvais genres ; c’est
— G.
gâter le goût. Il faut détromper les hommes des faux plai-
180. ↑ [Apparemment. — V.] — Var. : « Il ne faut pas juger sirs, pour les faire jouir des véritables ; et, quand même
d’un homme par ce qu’il ignore, mais parce qu’il sait ; ce on supposerait qu’il n’y a point de faux plaisirs, toujours
n’est rien d’ignorer beaucoup de choses, lorsqu’on est ca- serait-il raisonnable de combattre ceux qui sont dépravés
pable de les concevoir, et qu’il ne manque que de les avoir et méprisables, car on ne peut nier qu’il y en ait de tels. »
apprises. » 186. ↑ [Bien. — V.]

181. ↑ Var. : « Le but des poètes tragiques est d’émouvoir ; c’est 187. ↑ Add. : [« Cet art, n’ayant point de rapport aux occupa-
faire trop d’honneur à l’esprit humain de croire que des ou- tions ordinaires, et étant plus propre à nous détourner de
vrages irréguliers ne peuvent produire cet effet. Il n’est pas la fortune et des affaires qu’à nous y servir, demande trop
besoin de tant d’art pour tirer les meilleurs esprits de leur d’application, et absorbe trop l’esprit des hommes qui sont
assiette, et leur cacher de grands défauts dans un ouvrage nés pour l’action. » — Autre Add. : « Des hommes de ce
qui peint les passions. » caractère, qui portaient si loin leurs idées, n’avaient pas as-
sez de loisir pour un art qui n’a nul rapport aux occupations
182. ↑ Add. : « Ni imposer aux auteurs une perfection qu’ils ne ordinaires, et ne s’allie pas aux devoirs et aux bienséances
puissent atteindre ; notre goût se contente à moins. Pour- du monde. Cependant, la plupart ont aimé la poésie et la
vu qu’il n’y ait pas plus d’irrégularités dans un ouvrage musique même, qui est une autre sorte de poésie ; mais
que dans nos propres conceptions, rien n’empêche qu’il ils regardaient l’une et l’autre comme un simple délasse-
ne puisse plaire, s’il est bon d’ailleurs. N’avons-nous pas ment, et n’osaient en faire une étude ; ces sublimes amu-
des tragédies monstrueuses * qui entraînent toujours les sements prendraient trop de temps dans la vie de ceux qui
suffrages, malgré les critiques, et qui sont les délices du la vouent à l’action. » — Dans la 1re édition, cette pensée
peuple, je veux dire de la plus grande partie des hommes ? faisait partie d’une série de réflexions que Vauvenargues
Je sais que le succès de ces ouvrages prouve moins le génie avait réunies sous ces titres : Sur la vérité et l’éloquence ;
de leurs auteurs que la faiblesse de leurs partisans ; c’est De l’art et du goût d’écrire, et dans lesquelles il semblait oc-
aux écrivains délicats à choisir de meilleurs modèles, et cupé de défendre et de justifier, au moins indirectement,
à s’efforcer, dans tous les genres, d’égaler la belle nature ; la détermination qu’il avait prise de se vouer aux lettres ;
mais, comme elle n’est pas exempte de défauts, toute belle mais, dans la seconde édition, il supprima les deux titres,
qu’elle paraît, nous avons tort d’exiger des auteurs plus dissémina quelques pensées dans les Maximes, et réserva
qu’elle ne peut leur fournir. » les autres pour les Réflexions sur divers sujets, ou pour les
Fragments. — (Voir entr’autres la 52e Réflexion et le 13e
• « On peut citer, par exemple, le théâtre de Shakes- Fragment.) — G.
peare, et son prodigieux succès en Angleterre de-
188. ↑ Var. : « Ceux qui veulent toujours tromper, ne trompent
puis plusieurs siècles, malgré les nombreuses irré-
point. » — Voir la Maxime 97e , page 383. — G.
gularités de ses pièces. » (Note de Vauvenargues.)
— G. 189. ↑ Add. : [« Parce qu’ils sont très-convaincus que la véri-
té est nécessaire à l’éloquence, dont elle est le but natu-
183. ↑ Cette pensée, les deux qui suivent, et leurs variantes, sont rel ; ceux qui emploient leurs paroles pour une autre fin,
développées dans les Discours sur le Caractère des diffé- ne connaissent guère cet art ; ils suivent l’ombre au lieu du
rents siècles et Sur les mœurs du siècle. — G. corps, et s’égarent visiblement. »]
19

190. ↑ Var. : « Ceux qui emploient leurs paroles pour une autre 200. ↑ Var. : « S’il sied bien à une âme juste d’avoir de l’indul-
fin que la vérité, ne connaissent pas les principes de l’élo- gence pour les hommes qui honorent l’humanité, c’est sur-
quence. S’ils persuadent quelquefois les hommes par de tout pour ceux dont la gloire a souffert de légères taches,
simples apparences, qu’ils jugent par ce succès combien la et, s’il faut excuser leurs erreurs, c’est principalement pen-
vérité elle-même est éloquente et supérieure à leur art. » dant qu’ils vivent. »

191. ↑ [Beau. — V.] 201. ↑ C’est ce que Vauvenargues a fait pour Voltaire, à toute
occasion. — G.
192. ↑ Var. : [« Cependant bien des gens médiocres ne croient
pas que ce philosophe fût fort judicieux, et ils voudraient 202. ↑ Dans cette Maxime, et dans les quatorze suivantes, Vau-
bien en conclure » que l’imagination, etc.] venargues a évidemment en vue Pascal, et surtout La Ro-
chefoucauld, qu’il nomme dans la 299e . — G.
193. ↑ Var. : « Les grands hommes parlent si clairement, que
les sophistes ne s’aperçoivent pas qu’ils pensent profondé- 203. ↑ Var. : « Il est peu de leçons utiles dans les meilleurs
ment. » — Cette phrase de la 1re édition était amphibolo- livres, depuis que la faiblesse de l’esprit humain est de-
gique, et c’est pour cela, sans doute, que Vauvenargues en venue le champ de tous les lieux-communs des philo-
a chnngé la rédaction. — G. sophes. »

194. ↑ Var. : « La vérité toute nue, quelque éclat qu’elle ait, 204. ↑ Var. : « Je trouve plaisant que quelqu’un aspire à se faire
ne les frappe pas ; ils veulent des définitions, des divisions, admirer, en insinuant que nous sommes des dupes d’esti-
des détails et des arguments. » — À propos de ce dernier mer Alexandre ou Marc-Aurère. » — Autre Var. : « Le
membre de phrase, Voltaire fait obsener avec raison que plaisir le plus délicat des petites âmes est de découvrir le
c’est précisément cela qui est nu ; aussi Vauvenargues a-t-il défaut des grandes ; on ne devrait point imposer par ce
supprimé le premier. — G. pauvre genre d’esprit. Je ne puis admirer un auteur qui ré-
clame en vers insultants contre les vertus d’Alexandre. »
195. ↑ Add. : [« Accoutumés à voir la vérité au travers d’un — Ces deux variantes désignent clairement J.-B. Rous-
nuage, ils la méprisent, ou ils s’en défient, lorsqu’elle se seau, que Vauvenargues a déjà attaqué sur ce point. (Voir
montre sous un jour éclatant. Leur esprit ressemble à ces l’article Rousseau, page 255.) — G.
verres qui brisent les rayons de la lumière, et qui multi-
205. ↑ Voltaire remarque que cette pensée et les deux précé-
plient les objets ; ils ne connaissent point cette sagacité
dentes vont droit à Pascal. — G.
qui les rapproche, qui en fait un seul tout, qui, sans lan-
guir jamais autour des questions, en saisit tout à coup le 206. ↑ Amour-propre employé encore pour amour de soi. — S.
nœud, marche et conclut rapidement, en simplifiant toutes
choses. Pour être estimé de ces gens-là, il ne faut être ni 207. ↑ [Bien, très-bien. — V.]
trop éloquent, ni trop concis, ni trop clair. »]
208. ↑ [Bien, très-bien. — V.]
196. ↑ Var. : « Sans donner l’exclusion à tous les autres. » 209. ↑ [Bien, très-bien. — V.]
197. ↑ Var. : « Un autre inconvénient non moins fâcheux, c’est 210. ↑ Var. : « Point du tout : l’intérêt d’un esprit bien fait ne
que le peuple suit les décisions de ceux qui ont primé dans se trouve guère dans le vice, et son inclination et sa raison
quelque genre. Quand l’esprit de finesse est à la mode, ce y répugnent trop fortement. »
sont les esprits fins qui jugent les autres ; quand les géo-
mètres dominent, ce sont eux qui donnent le ton. » — 211. ↑ [Bien, très-bien. — V.]
Cette réflexion est à l’adresse de Dalembert, et surtout
212. ↑ [Bien, très-bien. — V.] La plupart de ces idées se
de Fontenelle. — Voir le 12e Fragment, où Vauvenargues
retrouvent, en substance, dans les 24e et 43e chap. de
défend formellement contre ce dernier la poésie et l’élo-
l’Introduction à la Cnnuaissanre de l’Esprit humain. — G.
quence. — G.
213. ↑ Var. : [« Certes, ils ont raison : le fantôme de leur in-
198. ↑ Les diverses éditions donnent, en variante à cette
vention ni n’existe, ni ne peut être ; mais la vraie vertu,
Maxime, un passage que Vauvenargues avait supprimé,
celle qui est au-dessus de leur esprit, comme au-dessus de
comme faisant double emploi avec la 25e Réflexion (voir
leur cœur, et qui consiste principalement dans la supério-
page 85). — G.
rité des âmes fortes et tendres sur les âmes faibles, celle-là,
199. ↑ Var. : [« Ce qu’on trouve obscur dans certains moments, dis-je, n’en est pas moins réelle, ni moins estimable. »]
on l’entend aisément un autre jour, ou à une autre heure ; 214. ↑ La Rochefoucauld. — G.
et ce qu’on a le mieux compris, quelquefois, on cesse tout
à coup de le comprendre. La pénétration, l’invention, la 215. ↑ Var. : « C’est qu’ils supposent toujours les hommes
vivacité, la prudence, ne sont pas de toutes les heures ; la autres qu’ils ne sont, c’est qu’ils les accablent de préceptes
mémoire même se fait quelquefois beaucoup attendre ; elle sévères et impraticables, c’est qu’ils ne proposent point à la
a ses inégalités, ses caprices, et elle agit trop tôt, ou trop vertu de vrais et d’aimables motifs. La morale serait peut-
tard. »] être la plus agréable et la plus utile des sciences, si elle
20

n’était pas lu plus fardée, et ne rebutait pas ainsi les cœurs 228. ↑ [Plutôt : la Religion. — V.] — Dans la 6e lettre à Saint-
les mieux faits. » Vincens, Vauvenargues dit de même : « Cette Foi, qui
est la consolation des misérables, est le supplice des heu-
216. ↑ Add. : [« Misérables victimes de leur circonspection, les reux. » — G.
entraves de leur prudence retiennent leur courage, et leurs
e
paroles énervées et languissantes — ne sont que l’image et 229. ↑ Rapprochez de la 318 Maxime, page 399. — G.
la preuve de l’avilissement de leur cœur. »]
230. ↑ Var. : « Le monde fourmille de philosophes qui se dis-
217. ↑ Var. : « N’ont pu rendre les peuples plus tranquilles et putent la vaine gloire de connaître la faiblesse de l’esprit
e
plus polis, sans, » etc. — Voir la 184 Maxime, et la note humain ; mais il y en a peu qui distiuguent les bornes pré-
qui s’y rapporte, p. 392, 393 — G. cises de cette faiblesse, et qui sachent en tirer des cousé-
quences ; ils fardent à l’envi la verité, qui n’est pas leur but,
218. ↑ [Au moins, n’ont-ils pas les mêmes dehors. — V.] et nul ne donne des préceptes utiles. »

219. ↑ [Mauvais. — V.] 231. ↑ Voir, page 452, la Maxime 560e , qui n’est que le déve-
loppement de celle-ci. — G.
220. ↑ La 1re édition ajoutait : Ni sage par choix, et Voltaire
demandait : pourquoi donc ? — G. 232. ↑ [À examiner. — V.]

233. ↑ Ici s’arrêtent les Maximes publiées par Vauve-


221. ↑ [Bien. — V.] — Dans la 1re édition, les trois pensées
nargues dans sa seconde édition. Les suivantes sont
de cette Maxime étaient séparées ; leur liaison n’est peut-
posthumes, et celles que l’on trouvera entre crochets,
être pas assez étroite ; cependant, la seconde est la confir-
paraissent, pour la première fois, au nombre de près
mation de la première, et la dernière, la conclusion. Pour
de deux-cents. Le lecteur pourra s’assurer qu’elles ne
prouver l’impuissance de la ruse, Vauvenargues cite la mai-
sont pas les moins intéressantes du recueil. — G.
son d’Autriche, dont la supériorité diplomatique n’a duré
qu’autant qu’a duré sa supériorité militaire, et il en conclut
qn’en dépit des négociateurs, c’est la force qui traite. — G.

222. ↑ Var. : « Notre vie ressemble à un jeu où toutes, » etc. —


[Bien. — V.]

223. ↑ Var. : « Et c’est là ce qui fait que nous n’hésitons pas


dans la pratique, malgré l’incertitude de notre créance. »
— Dans la version définitive, c’est ce qui fait porte sur le
dernier membre de phrase (nous sommes décidés à suivre
nos passions), et non sur le premier (l’indifférente où nous
sommes). — G.

224. ↑ Var. : « Nous avons plus de foi à la coutume et à la


tradition de nos pères qu’à notre raison. » — Dans cette
Maxime, dans les huit ou dix qui suivent, et dans la 918e ,
on voit clairement les hésitations de Vauvenargues sur les
matières de foi ; il oppose la raison à la tradition, et, d’un
autre côté, il ne voit pas que ceux qui se moquent des au-
gures aient plus d’esprit que ceux qui y croient ; il s’ex-
plique la foi, par l’intérêt du cœur, ou par les fantômes de la
peur, et, par contre, il ne peut s’expliquer l’intrépidité d’un
homme incrédule. — Voir, sur ces alternatives, la dernière
note de la Méditation sur la Foi, page 230. — G.

225. ↑ Var. : « Dépend plus de notre âme que de notre esprit. »

226. ↑ Vauvenargues a exprimé la même idée dans le Discours


sur le Caractère des différents siècles. Les diverses éditions
donnent, à la suite, une pensée reprise mot pour mot du
même Discours. — Voir la note 1re , page 153. — G.

227. ↑ Var. : « Quand je vois qu’un homme d’esprit, dans le plus


éclairé de tous les siècles, n’ose se mettre à table si l’on est
treize, il n’y a plus d’erreur, ni ancienne ni moderne, qui
m’étonne. »
21

1 Sources, contributeurs et licences du texte et de l’image


1.1 Texte
• Réflexions et Maximes (Vauvenargues)/1-330 Source : https://fr.wikisource.org/wiki/R%C3%A9flexions%20et%20Maximes%
20(Vauvenargues)/1-330?oldid=2253120 Contributeurs : ThomasBot et Maltaper

1.2 Images

1.3 Licence du contenu


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