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Langage et société

L'inquiétude du discours. Textes de Michel Pêcheux choisis et


présentés par Denise Maldidier
Pierre Achard

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Achard Pierre. L'inquiétude du discours. Textes de Michel Pêcheux choisis et présentés par Denise Maldidier. In: Langage et
société, n°56, 1991. Langues spéciales, langues secrètes. pp. 101-104;

https://www.persee.fr/doc/lsoc_0181-4095_1991_num_56_1_2534

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Comptes rendus 101

L'inquiétude du discours. Textes de Michel PÊCHEUX


choisis et présentés par Denise MALDIDIER
Paris, Editions des Cendres, 1990, 334 pages.

L'analyse de discours, telle qu'elle préoccupe aujourd'hui bon


nombre de chercheurs, a été longtemps centrée, en France, sur
la référence à Michel Pêcheux, qui en reste le fondateur reconnu
- au moins dans l'horizon français, s'il existe une "école française
d'Analyse de discours", et sans doute aussi du point de vue
international, en dépit de l'existence de courants parallèles ou
divergents. Mais de nombreux textes fondateurs étaient devenus
introuvables, et la réédition d'une excellente sélection de textes,
accompagnée d'une présentation théorique et historique de
Denise Maldidier est donc une initiative dont il faut se réjouir.
Onze textes de Pêcheux et une bibliographie complète font de
cet ouvrage un abord accessible et assez général de son oeuvre.
La plupart des texte qui y figurent étaient effectivement devenus
à peu près inaccessibles, et en particulier le célèbre texte de 1969
(L'Analyse automatique du discours). Il est vrai que les extraits
retenus ne représentent qu'un tiers du texte original, et la partie
technique en est exclue. Ceci donne au lecteur une bonne idée
de ce que M. Pêcheux visait comme type de question, ce qu'il
entendait par discours. Mais si l'on veut juger de l'appareillage
formel effectivement proposé, de son réalisme et des problèmes
de sa mise en oeuvre, il devra retourner au texte original, qu'il
trouvera, avec beaucoup de chance, en bibliothèque.
Cette limitation tient à ce que l'objet de l'ouvrage est plus la
théorie du discours que l'analyse de discours. Le mérite, à mes
yeux essentiel, de ce livre, est de bien marquer en quoi le premier
objet est bien distinct du second, et plus fondamental. Le mérite
de cette clarification revient pour une large part à Denise
Maldidier, qui dans son introduction dégage les deux concepts,
les met en contraste de façon plus nette que les textes de Pêcheux
lui-même, dont le souci constant était de transformer les méthodes
(analytiques) en questions (théoriques), en se situant toujours à
leur limite. Denise Maldidier, par ses choix de perspective, dégage

langage et société n° 56 -juin 1991


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de l'oeuvre de Pêcheux son insistance contre toute instrumenta-


lisation stabilisée de l'analyse de discours. Peut-être efface-t-elle
quelque peu, de ce fait, la nécessité d'une "instrumentalisation
transactionnelle", si je puis me permettre l'expression : après
tout, les deux tiers d'AAD 69 sont consacrés à une telle
instrumentalisation, et la théorie du discours sans la pratique d'analyse
ne serait qu'une pratique argumentative parmi d'autres. Mais
cette relative minimisation est cependant essentiellement
valable : si le discours reste une préoccupation essentielle
aujourd'hui, c'est plus en raison de la théorie du discours que
des procédures particulières dans lesquelles l'analyse s'est à un
moment actualisée.
La raison profonde de cette "inquiétude du discours" se marque
dans Les Vérités de La Palice, l'ouvrage le plus diffusé de Michel
Pêcheux, mais dont de larges extraits ne pouvaient manquer de
figurer compte tenu du rôle de pivot qu'il joue dans son oeuvre.
Il marque, ou permet, la remise explicite à une place limitée de
la démarche analytique ; il souligne paradoxalement la fragilité
de la position théorique du discours à l'intérieur du "marxisme-
léninisme" : Les Vérités de La Palice polémique, entre autres,
contre un certain Thomas Herbert. A ma lecture de 1975, j'avais
été choqué du dogmatisme de la critique contre ce pauvre Herbert,
qui écrivait, me semblait-il, des choses bien intéressantes
pourtant. J'ignorais alors que Thomas Herbert était un
pseudonyme de Michel Pêcheux lui-même. Etrange miroir de l'analyse
de discours. Signe aussi, peut-être, que les "périodes" reconstruites
après coup ne sont pas si nettes, et que la déconstruction était
déjà à l'oeuvre, mais cachée ou latente, dans les travaux de
1969-1975.
Trois périodes : les grandes constructions, les tâtonnements, la
déconstruction maîtrisée ? La périodisation est de Pêcheux lui-
même, la nomination plutôt, autant qu'on puisse s'en assurer, de
Denise Maldidier. Mais dans AAD 69, la limitation à une
machinerie presque simpliste de theorisations déjà audacieuses marque
une sorte de volonté d'en rester au tâtonnement, de ne pas opé-
rationnaliser trop concrètement les grandes constructions, d'en
saper préventivement les fondations (pour filer la métaphore). A
la lecture du chapitre « Analyse de discours : trois époques », on
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est plutôt confronté à une analyse logique de la


déconstruction (première période : les machines discursives autonomes ;
seconde période : les formations discursives comme rapport
paradoxal entre les machines discursives ; troisième période : la
déconstruction des machines discursives). Cette description
correspond mieux à l'évolution technique et méthodologique de
l'AD qu'aux exposés des motifs en théorie de discours. Tout se
passe, en quelque sorte, comme si la déconstruction s'était
toujours trouvée au coeur du projet, chaque machinerie étant là
pour échouer, et si cet échec anticipé devait ouvrir pédago-
giquement la voie à l'étape suivante. Seule la dernière étape
rompt avec cette visée pédagogique. Michel Pêcheux note
incidemment :

La procédure d'AD par étapes, à ordre fixe, éclate définitivement :


- à traver la déstabilisation des garanties socio-historiques qui étaient supposées
assurer a priori la pertinence théorique et procédurale d'une construction
empirique de corpus reflétant ces garanties
- [...] (p. 299)

A rapprocher de cette autre citation :

[dans Les Vérités de La Palice] j'aboutissais finalement à un paradoxal sujet de


la pratique politique prolétarienne, dont la symétrie tendancielle avec le sujet de
la pratique politique bourgeoise n'était pas interrogée ! (p. 267, "il n'y a de cause
que ce qui cloche").

L'analyse historique que Denise Maldidier fait du trajet


théorique de Michel Pêcheux nous laisse donc insatisfait sur un
point essentiel : les polémiques constructives des deux premières
périodes ne sont nullement obsolètes et D. Maldidier insiste à
juste titre sur "la déconstruction maîtrisée". Mais le point de vue
très strictement historique qu'elle adopte laisse en suspens le
problème de la réévaluation de certaines positions : la symétrie
apparente des polémiques contre les interprétations de Bakhtine
proposées par J.B. Marcellessi et Bernard Gardin d'une part, par
J. Boutet, P. Fiala et J. Simonin de l'autre, est-elle encore tenable
dans la perspective de la déconstruction ? La remise en place du
"matérialisme historique" ne doit-elle pas conduire à réévaluer
les différentes lectures de l'oeuvre de Bakhtine et son rapport à
la théorie du discours ? Et n'est-il pas nécessaire d'entreprendre
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de telles réévaluations, pour appréhender l'actualité de la théorie


du discours pour nous aujourd'hui ?
Je ne voudrais pas terminer ce compte rendu sans signaler que
cet ouvrage fait partie d'une série de publications entreprises par
les Editions des Cendres , dans une collection animée par
Francine Mazière et André Collinot. Cette collection vise à
contribuer à une histoire de la lecture lettrée et à présenter celle-ci
comme pratique discursive et comme pratique institutionnalisée.
Nous rendrons compte ultérieurement des autres titres de cette
série , mais il faut en souligner l'importance, la pertinence, la
qualité et l'originalité.

Pierre ACHARD
CNRS-INALF

1. 8, rue des Cendriers - 75008 Paris


2. Collection « Archives du commentaire » :
- André Collinot et Francine Mazière : U exercice de la parole. Fragments d'une
rhétorique jésuite
- Nicolas de Ligre, Thomas d'Aquin, Hugues de Saint- Victor : Les machines du
sens. Fragments d' une sémiotique médiévale. Textes traduits et présentés par Yves
Délègue
- La leçon de lecture. Textes de l'Abbé Batteux choisis et présentés par Sonia
Branca-Rosoff.

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