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LE NON-ENGAGEMENT SCIENTIFIQUE POUR LE RESPECT DES DROITS

FONDAMENTAUX DE LA PERSONNE

Moncef Marzouki

S.F.S.P. | « Santé Publique »

2001/1 Vol. 13 | pages 3 à 6


ISSN 0995-3914
DOI 10.3917/spub.011.0003
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-sante-publique-2001-1-page-3.htm
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Éditorial

Le non-engagement scientifique pour le respect


des droits fondamentaux de la personne

En décembre dernier, le Dr Moncef Marzouki, médecin universitaire tunisien,


spécialiste de santé publique, défenseurs des Droits de l’Homme, était condamné
à un an de prison ferme pour « abus de liberté et crime de dignité ». Il est actuellement
dans l’attente d’un procès en appel et d’une incarcération prochaine. Depuis 10 ans,
empêché de circuler librement par les autorités de son pays, sa participation aux
colloques scientifiques ou aux réunions internationales sur les Droits de l’homme est
limitée à des messages lus par ses collègues ou ses proches.

A l’occasion du Colloque sur les Scientifiques et les Droits de l’Homme qui s’est tenu à
l’Unesco à Paris les 8 et 9 mai 2001, il a adressé cette analyse sans complaisance du
comportement des élites scientifiques face aux défenses des libertés fondamentales.

Virginie Halley des Fontaines


Institut Santé et Développement
Paris 6e

Dans le cadre de mes fonctions à la tête de la Ligue Tunisienne des Droits de


l’Homme (LTDH), et au sein du Conseil National pour les Libertés en Tunisie
(CNLT), j’ai pu mesurer à quel point les scientifiques ont brillé par leur absence
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dans le combat pour les droits de la personne. Je me limiterai au seul milieu
scientifique que je connais bien : le milieu médical.
J’ai identifié, au sein de ce groupe, trois populations extrêmement différentes,
quant à leur l’attitude face aux violations massives des droits et libertés :
La première comprend des hommes et des femmes, impliqués activement
dans la défense des libertés. Sur une population de 3 000 médecins en Tunisie,
j’ai compté une dizaine de militants.
Je voudrais rendre ici un hommage extrêmement ému au « chef » de cette
infime minorité, le Dr Hachemi Ayari, décédé en 1999. Président du Conseil de
l’ordre, il a sauvé l’honneur des médecins tunisiens, par son intransigeance face
à la dictature. C’est tout naturellement que le CNLT en a fait son président d’hon-
neur à titre posthume et donné son nom au Prix des droits de l’homme, décer-
né chaque année dans des conditions de clandestinité et de persécution que
vous pouvez imaginer.
La seconde est constituée des médecins directement impliqués dans le
soutien actif à la dictature. Ils sont ministres, haut dignitaires au sein du parti au
pouvoir, sévissent en tant que médecins des prisons, signent les faux certificats
4 M. MARZOUKI

de décès des morts sous la torture. Je ne puis chiffrer cette population, mais elle
est sans conteste beaucoup plus nombreuse que celle des militants pour les
libertés.
Enfin, la troisième, de loin l’écrasante majorité, est composée de médecins
politiquement neutres, ou plus exactement neutralisés. Que certains puissent
éprouver de la sympathie pour la Démocratie et les démocrates ne change rien
au fait essentiel : leur absolue inaction face aux violations, aux dérives de l’Etat
policier, même quand elles frappent des confrères. Leur attitude face à mes
démêlés avec le pouvoir est très symptomatique de cet état d’esprit.
En 1992, mon service de médecine communautaire à la Faculté de médecine
de Sousse fut dissout pour me punir de mes activités à la tête de la LTDH. En
1994, j’ai été emprisonné quatre mois de façon arbitraire. A ma sortie de prison,
j’ai été interdit d’activité clinique, interdit de recherche, de voyages, de télé-
phone. Pas un confrère n’a protesté. Enfin, en juillet 2000, j’ai été renvoyé d’une
faculté où j’ai enseigné vingt ans. Deux de mes anciens agrégés m’ont rendu une
visite de courtoisie une première et dernière fois. Seul, un collaborateur tient à
braver les cordons de la police et à venir me voir régulièrement. J’avoue avoir
été blessé par un tel comportement quand je le compare à la chaleureuse soli-
darité des confrères du monde entier.
Reste à expliquer un phénomène si surprenant. Pourquoi l’écrasante majorité
des médecins tunisiens détourne-t-elle les yeux des graves violations des droits
de l’homme qui ont lieu au vu et au su de tout le monde ? Pourquoi ne sont-ils
pas capables de faire preuve de cette solidarité de corps, remake et relent de la
solidarité du groupe primitif, qui a toujours permis aux hommes de se défendre
mutuellement et de survivre ? Un tel comportement ne peut être que la résultante
d’un faisceau complexe de raisons. Mes discussions avec les principaux intéres-
sés, les quelques connaissances historiques de phénomènes similaires dans
d’autres sociétés m’amènent à avancer, sous forme d’hypothèses, deux raisons
majeures :
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– la première semble aller de soi : le prix de l’engagement social et politique
sous une dictature est si coûteux que peu d’individus, scientifiques ou non, sont
prêts à le payer ;
– la seconde est moins évidente : elle a trait au paradigme bio-technique dans
lequel exerce l’écrasante majorité des médecins et dont on sait qu’il structure la
pensée, oriente l’action et détermine le statut et le rôle de la médecine. Ce para-
digme fait de la maladie le seul centre d’intérêt du médecin.
Il la considère comme un accident dû à la rencontre d’un agent agresseur
(virus, bactérie, parasite, toxique chimique) et d’un corps insuffisamment défendu
par son propre système immunitaire. On veut bien reconnaître une composante
psycho-sociale à la maladie mais pour être crédible, l’intervention médicale doit
rester hautement technique. Le médecin a accompli son devoir humain et social
quand il a soigné et sauvé des vies humaines. On ne peut rien lui demander de
plus puisqu’il a fait la chose la plus importante pour lui.
Je n’ai cessé de défendre un autre paradigme, que l’on pourrait appeler social,
pour lequel le centre d’intérêt et le champ d’intervention de la médecine est la
santé, considérée comme un droit fondamental de la personne, mais trop sou-
vent privilège d’une minorité. La maladie n’est pas un accident fortuit, mais plu-
M. MARZOUKI 5

tôt l’expression du mauvais contrôle des déterminants de la santé. Ces détermi-


nants sont sociaux, économiques, culturels et politiques. Le rôle du médecin est
de restaurer la santé, mais aussi de la protéger et de la promouvoir. Il doit agir
comme un technicien de la restauration, et élargir son intervention au domaine
social de la protection par la prévention. La promotion de la santé, quant à elle,
nécessite une intervention dans le champ politique par la défense des libertés,
condition nécessaire à la bonne santé psychologique de la population et à une
meilleure organisation du système de santé.
Cet engagement social et politique n’est pas un luxe, mais la continuation de
la médecine qui doit être une discipline intégrée.
Durant mes vingt années d’enseignement, j’ai pu mesurer l’échec de l’implan-
tation du paradigme social et la solidité du paradigme biotechnique. L’impré-
gnation par ce paradigme réducteur et superficiel, explique en grande partie, la
prédisposition des médecins à détourner le regard de ce qui, dans le paradigme
social aurait été considéré comme une priorité.
Un contre exemple montre l’importance du paradigme dans la détermination
de nos actes. La densité des avocats dans les combats pour les libertés est sans
commune mesure avec celle des médecins. Or, eux aussi sont des techniciens,
travaillent avec une clientèle, sont soumis aux mêmes pressions de l’Etat policier.
La seule différence me parait être leur référence à un paradigme unique où les
notions de droit, de libertés, de justice, structurent d’emblée l’esprit. Il serait trop
long de débattre des raisons complexes qui ont fait que les médecins ont mas-
sivement adopté le paradigme biotechnique. Je préfère poser la question de l’ori-
gine de l’engagement de ceux qui, bien qu’élevés dans ce paradigme et soumis
comme tous les citoyens à la peur, ont su le dépasser et assumer leur devoir de
citoyens.
Il me semble que deux forces majeures nous mobilisent et nous permettent de
nous engager : la recherche de l’intérêt personnel et celle de l’intérêt collectif.
La première est naturelle, instinctive. La seconde est plus complexe, à la fois
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l’expression d’une volonté sociale et d’une volonté individuelle qui veut bien la
relayer. Ces deux forces sont surtout présentes chez les acteurs politiques. Le
grand reproche fait aux hommes politiques est de se servir des ambitions col-
lectives pour assouvir leurs ambitions personnelles. A eux de jurer leurs grands
dieux qu’ils mettent tout leur être au service des intérêts collectifs. La question
tourne donc autour de la hiérarchie de ces deux forces : laquelle est au service
de l’autre ? En fait, seules les épreuves de la cupidité et de la peur, permettent
de connaître la réponse et celle-ci sera différente d’un individu à l’autre.
Les scientifiques, engagés en Tunisie ou ailleurs pour la cause des libertés, ne
l’ont pas fait parce qu’ils étaient des scientifiques, mais parce que leur hiérar-
chisation des valeurs les a conduits à mettre leurs intérêts personnels au service
des intérêts collectifs, nonobstant le paradigme qui les a structuré ou la peur de
la répression.
Nous sommes ici au cœur du problème. Contrairement aux idées reçues, relent
d’un passé de mythes et de clichés, conscience ne rime pas plus avec science
qu’elle ne rime avec agriculture ou commerce. En fait, nous autres médecins,
n’avons pas plus de raison de défendre les droits de la personne que les bou-
langers, les épiciers, les camionneurs ou les gardiens de prison. Nous n’avons
pas moins de raisons non plus.
6 M. MARZOUKI

Les médecins, comme Hachemi Ayari, ne se sont pas engagés corps et âme
dans le combat pour les droits de la personne, en raison de leur statut de scien-
tifiques ou médecins, mais simplement parce qu’ils étaient – ou sont – des
hommes capables de fonctionner au-delà du paradigme bio-technique, de
surmonter leur peur, de mettre leur force vitale au service de la main invisible qui
tend à corriger les excès, à rétablir les équilibres et à hiérarchiser les passions.
La participation des scientifiques au combat des droits de la personne, ne
découle pas, ou ne s’impose pas du fait de la pratique de la science (qu’on
s’entête à vouloir marier avec la conscience), mais de cette conscience libre de
toute attache à une activité humaine particulière.
L’intervention de ces scientifiques dans la défense des libertés, consiste sim-
plement à mettre un peu plus de prestige dans la solidarité et l’engagement. Mais
c’est toujours la personne, non son savoir ou ses titres, qui reste le vrai acquis
pour de telles causes : merci de votre soutien à Hamma Hammami, enseignant,
Abbes Chourou, physicien, Moncef Ben Salem mathématicien, qui payent en ce
moment le prix fort de la persécution parce qu’ils ont voulu que la Tunisie vive
les valeurs de son époque.
Moncef MARZOUKI
dans un message au Colloque
sur les Scientifiques et les Droits de l’homme
(UNESCO Paris, les 8-9 mai 2001)
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