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LA

BHAGAVAD GῙTĀ

UN SUBLIME HYMNE DE DIALECTIQUE COMPOSÉ PAR L'ANCIEN SAGE ET


POÈTE
VYĀSA

Accompagné de textes, d'introductions et de commentaires sur les stances et les mots du texte en
Sanskrit et de sa traduction en Anglais

DE
NATARAJA GURU

R&K PUBLISHING HOUSE

5 Scindia house, New-Delhi (India)

1
Nataraja Guru
Seconde édition 1973

Printed in India:

par Prabhat Offset Press, Darya Ganj, Delhi-110006 et publié par

S. V. MALIK pour R&K Publishing house, New Delhi

2
DÉDIÉ

NĀRĀYANA GURU

Traduit par Elisabeth Heitzmann

3
HOMMAGES À VYĀSA

(À l’Ouest)

O TOI, le plus éminent et le plus vénérable de tous les poètes, Toi qui transmet le divin, quel que soit
ton nom parmi les mortels, O Auteur de ce Chant dont les maximes transportent l'esprit dans les
hauteurs éternelles et sublimes d'une félicité inexprimable; je m'incline profondément devant Toi en
adoration éternelle pour tes paroles sacrées.
- FRIEDRICH VON SCHLEGEL (tiré du Latin)

(À l’Est)

Salutations à Toi, ô Vyāsa à l'intelligence infinie, Toi dont la clairvoyance s'épanouit comme la fleur
de lotus entièrement éclose et qui, grâce au fuel de l'épopée du Bhārata, a allumé la lampe de la
Sagesse!
-MEDITATION ON THE GITĀ (Gῑtā Dhyānam; tiré du Sanskrit)

4
PREFACE

(Page ix) C'est en séjournant chez des amis à Madras, en août 1954, que l'idée d'écrire une traduction
commentée de la Bhagavad Gῑtā me vint sérieusement à l'esprit. Avec ces amis, lorsque nous parlions
de façon informelle de certains aspects de la vie spirituelle ou contemplative, la Bhagavad Gῑtā était
immanquablement citée ou mentionnée, comme c'est toujours le cas dans l'Inde moderne et comme
cela était le cas dans les temps anciens. Parce que le point de vue que je prenais semblait différer
considérablement du point de vue conventionnel et populairement accepté, on me demandait de plus
en plus de préciser mes idées, et cela en bien d'autres occasions. Mais comme d'autres amis s'y
intéressaient également, la répétition de ces explications devint bientôt fastidieuse. Le meilleur moyen
de sortir de cette situation était donc de mettre sur papier tout ce que je voulais dire pour satisfaire en
premier lieu disciples et amis, mais également le commun des lecteurs intéressés par cette grand œuvre
et auxquels je devais penser. C'est ainsi que fut élaboré le présent ouvrage, entre les mois d'automne
1954 et 1955 (qui incidemment coïncidaient avec le centenaire de mon professeur, Nārāyana Guru).

Outre les incitations immédiates liées aux circonstances, j'étais amené à étudier la Gῑtā depuis plus
longtemps et par un stimulant bien plus profond encore. Celui-ci venait de Nārāyana Guru lui-même
plus de trente ans avant l'année de son centenaire. C'était par un bel après-midi ensoleillé, alors que je
résidais en tant que disciple du Guru à l'ashram de Varkala sur la côte méridionale du Malabar, en
1925, que le Guru me posa la question suivante, discrètement et sans ostentation : “Comment Kṛṣṇa
pouvait-il demander à Arjuna de tuer ?” Comme je ne trouvai personnellement pas de réponse toute
prête, le Guru reprit à voix basse : “Il aurait regretté plus tard. ”J'ai gardé précieusement cette réponse
énigmatique en mémoire, mais sur le moment je n'avais pas pu voir tout ce qu‟elle impliquait.

Une autre fois, alors qu'après un intervalle de deux ans je vivais de nouveau avec le Guru, la
conversation se tourna vers la Gῑtā. Cette fois, c‟était à l‟initiative du disciple. Celui-ci suggéra que
dans l'étude de la Gῑtā l'imperfection de la toile ne devrait pas être attribuée à l'image inscrite dans
l'esprit du peintre. La toile en l'occurrence, c'était le cadre historique de la guerre du Mahābhārata telle
qu'elle a été décrite dans le poème épique ; et la peinture, c'était l'enseignement de la sagesse que
Vyāsa voulait transmettre aux générations futures à travers ce médium. (Page x) Le Guru semblait
satisfait de cette façon d'envisager l'enseignement de la Gῑtā. Non seulement le Guru me donnait donc
son approbation, mais il ajouta aussi que cette façon de voir méritait d'être divulguée. Telles sont les
toutes premières circonstances qui ont été à l'initiative de ce travail.

Plusieurs autres circonstances ont également favorisé le lancement de cette entreprise. John Spiers,
mon vieil ami et partenaire, pour ne pas dire mon compagnon de route sur la voie du Brahma-Vidya
(Sagesse de l'Absolu), était de nouveau prêt à m'aider. Nous prenions place dans des trains postaux et
des express bondés entre Bombay, Poona, Mangalore, Cannanore, Trivandrum, Varkala et Madras,
dans des embarcations sur les lagunes de Malabar, et nous nous déplacions parmi les épaisses forêts
des collines de Coorg et des Nilgiris, passant des journées entières dans les bungalows étranges de
régions reculées, ou à l'arrière-pays des plages de palmiers. John griffonnait pendant que je dictais.
Nous transportions tous les livres de référence que nous voulions, où que nous allions. A la fin de
l'année John produisait le premier exemplaire du script; il avait souvent dû pour cela travailler fort
avant dans la nuit. Par une étrange ironie, il ne nous manquait que les deux conditions que l'on croit

5
favorables à l'écriture Ŕ le calme et l‟isolement. De plus, les livres de référence nous parvenaient par
un étrange hasard, et les forces conspiraient pour que l'on puisse terminer le travail plus ou moins en
août 1955.

Que cette tâche soit la marque de notre dévouement commun à la mémoire de Nārāyana Guru, et
qu'elle soit aussi la marque des trente années de réflexions consacrées à la Gῑtā par le présent
commentateur de sa trentième année à son soixantième anniversaire en février1955. Bien qu'elles
soient minimes au regard de ce travail destiné à servir les besoins des disciples de la Gurukula et du
grand public pour de nombreuses années à venir, ces coïncidences n'en demeurent pas moins
significatives.

Outre l'aide de John Spiers - que j'ai largement mis à contribution pour éclaircir ces commentaires, et
qui, en étant le meilleur représentant de la pensée contemporaine occidentale du pūrva pakṣin
(interrogateur passéiste), a stimulé mes capacités d'expression et m'a poussé à préciser ma pensée
davantage que je ne l'aurais fait si j'avais été laissé à moi-même - je suis également redevable à un ou
deux amis avec lesquels j'ai discuté de questions liées à la grammaire sanskrite; parmi eux je dois
mentionner le nom de Sali Ramachandra Rao de Belgaum. Mon ami Nityachaitanya Yati, qui est
devenu résident de la Gurukula alors qu'il était fraichement sorti des études de philosophie qu'il avait
suivies dans les universités de Travancore et de Madras où il a également donné des cours, m'a aussi
aidé en relisant les commentaires afin de me montrer les passages trop engagés et susceptibles d'être
difficilement compréhensibles pour le lecteur moyen ; il m'a aidé à en éliminer quelques-uns si ce n'est
tous.

(Page xi) Je dois aussi des remerciements à mon bon ami T. P. Santhanakṛṣṇa, ancien directeur du
Teachers 'College, Saidapet, Université de Madras, pour les grands tourments qu'il a éprouvés à passer
en revue les épreuves, et pour la patience dont il a dû user pour en examiner tous les détails et toutes
les marques diacritiques, prises de tête bien connues de l'éditeur orientaliste.

Le lecteur pourra déceler des erreurs disperséesçà et là. Dans la mesure où elles ne sont pas assez
importantes pour induire en erreur l‟étudiant, et qu'elles se prêtent à l'autocorrection - puisque les
mêmes mots ont été correctement répétés par ailleurs - nous en faisons amende honorable et nous les
avons laissées car il était trop tard pour les rectifier dans cette première édition.

Je tiens à remercier ici ces amis et les autres qui m'ont abreuvé de tous leurs vœux et m'ont donné leurs
meilleurs encouragements.

N.

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TABLE DES MATIERES

CHAPTER PAGE

Préface

Introduction………………………………………..…………………………………… 1
I. Le Conflit Dialectique d'Arjuna……………......…………………………………. 55
II. Raisonnement Unitif………………………………………………………………. 76
III. La Voie de l‟Action Unitive………………………………………………………. 122
IV. Sagesse Unitive…………………………………………………………………… 146
V. Action Unitive et Renoncement…………………………………………………... 175
VI. Contemplation Unitive……………………………………………………………. 191
VII. La Voie Unitive de la Sagesse-Synthèse…………………………………………... 215
VIII. La Voie Unitive dans le Progrès Spirituel Général………………………………... 239
IX. La Contemplation Unitive comme Science Royale et Suprême Secret………….... 257
X. L'Identification Unitive des Valeurs Positives………………...…………………... 283
XI. La Vision Unitive de l‟Absolu……………………………………..……………… 315
XII. Dévotion Unitive et Contemplation……………………………………………….. 345
XIII. La Compréhension Unitive de la Distinction entre le Réel et le Perceptuel……… 358
XIV. La Voie Unitive de la Transcendance des Trois Modalités de la Nature…………. 385
XV. L'Approche Unitive de la Personne Suprême…………………......……………… 400
XVI. La Voie Unitive de la Discrimination entre les Valeurs Supérieures
et Inférieures………………………………………………………………………. 413
XVII. L'Identification Unitive des Trois Modèles de Foi…………..…………………… 425
XVIII. La Voie Unitive au sein des Modèles de Comportement ...……………………. 438

Gῑtā-Dhyānam (Méditation sur la Gῑtā)…………………………………………… 479

7
INTRODUCTION
CE QUI FAIT DE LA GITĀ UN CHANT

(Page 1) Sur le vaste sous-continent indien, quand les pluies de la mousson ont cessé et que la récolte a
été ramassée, les allées et venues des hommes ralentissent. A cette saison, quand la nuit tombe et que
les nuits claires et étoilées ne sont ni trop froides ni trop chaudes, le temps est propice pour que les
jeunes et les moins jeunes occupent leurs heures de loisirs avec des divertissements ou des activités
stimulantes ou spirituelles. Les danses populaires et fastes en font naturellement partie. Les récits du
Rāmāyana et du Mahābhārata (dans lequel s'inscrit la Bhagavad Gῑtā), les grandes épopées de l'Inde,
leur offrent une mine infinie de sujets dans lesquels puiser inspiration et joie.

Voici le contexte naturel auquel le nom de Bhagavad Gῑtā (Chant de Dieu) doit être associé, avant que
l'on puisse comprendre comment ce grand chef-d'œuvre de la philosophie contemplative en vint à être
connu en tant que chant. Que nous le considérions comme un chant «céleste», ou «divin» ou comme
un «simple» chant chanté par Dieu lui-même, ou que nous considérions les deux termes juxtaposés de
"Chant de Dieu" comme ayant la même pertinence, comme un double épithète se rapportant à une
œuvre philosophique si populaire parmi les peuples de l'Inde (ces interprétations étant également
permises selon les règles de la grammaire sanskrite), le point essentiel que le lecteur profane doit
reconnaître c'est qu'avec la Gῑtā on se trouve en présence d'un grand ouvrage philosophique, et que
celui-ci a gagné le statut de texte sacré à part égale avec les Vedas et les Upaniṣads.

La Gῑtā elle-même fait allusion à d'autres textes similaires écrits par des sages (ṛṣis) et les décrit
comme étant un « chant » :

« Chanté par les ṛṣis d'une multitude de façons, séparément et prononcé distinctement dans différents
mètres, ainsi que dans les aphorismes des Brahma-Sūtras, riche en raisonnements critiques et
résolument positif. " (XIII, 4)

Ainsi, la Gitā est un chant populaire très répandu, qui apaise et élève l‟âme ; à la fois apaisant et
exaltant il a pour objet l'enseignement d'une sagesse d'un ordre très rare et très supérieur. (Page 2)
Nous pouvons plus facilement nous représenter le sens figuré dans lequel la Gῑtā est considérée
comme un chant quand nous nous rappelons que, même en Occident, des écrivains comme Platon font
référence à la Dialectique comme étant un hymne (dans la République, 532 A à C), et que Dante lui-
même appelle son épopée La Divina Commedia - la Divine Comédie. Dans le domaine de ce qu'on
appelle la "sagesse de l'Est", nous ne pouvons pas trouver de meilleur exemple de texte qui puisse être
à la fois un chant et une étude tout en étant aussi condensé et aussi abordable.

On peut dire que la Gῑtā est la plus belle fleur de la sagesse, pure ou appliquée, et qu'elle est à la fois
sublime et précise. Sa popularité croissante à travers les siècles et même à l'époque actuelle est
suffisamment démontrée, non pas tant parce que sa position privilégiée parmi les manuels religieux du
peuple indien le serait d'une façon stricte et figée, mais parce qu'elle mérite amplement, par son attrait
universel et par la grande espérance que toute l'humanité place en elle, une place pérenne parmi les
œuvres se référant à la sagesse éternelle et contemplative; celle-ci ne peut connaître aucune barrière de
race, de religion ou de tradition.

8
PATERNITE DE L‟ŒUVRE

Par assentiment populaire, la paternité de la Gῑtā est attribuée à Vyāsa, également nommé Veda Vyāsa,
ou Kṛṣṇa Dvaipāyaṇa. Il est également notoirement connu pour être l'auteur des Brahma-Sūtras
(Aphorismes de la Sagesse de l'Absolu) et il est aussi désigné sous le nom de Bādarāyaṇa. En tant que
Dvaipāyaṇa il était connu pour être de couleur noire comme suggéré par le nom Kṛṣṇa (noir) qui lui
est généralement attribué. Son père Parāśara était le fils d'une femme née de rang inférieur, tandis que
Vyāsa lui-même avait pour mère une jeune pêcheuse.

Bien qu'étant entouré d'une certaine zone de mystère, le nom de Vyāsa, tel qu'il apparaît dans les
différentes écritures de l'hindouisme, occupe toujours une place centrale car il est considéré comme
l'un des plus importants ré-évaluateurs de la spiritualité. A chaque fois que la transmission des aspects
les plus subtils des doctrines « hindoues» était menacée par un quelconque danger ou désastre, qu'il
soit théorique ou réel, nous voyions Vyāsa entrer sur scène pour sauver la situation. Comme cela est
rapporté dans beaucoup de purānas (légendes), au cours de l'histoire, chaque fois que la transmission
du patrimoine ésotérique le plus précieux de la sagesse de l'Inde courait le danger d'être interrompu,
chaque fois que la continuité et le flux de cette sagesse qui traversait les barrières d'une génération à
l'autre risquaient d'être rompus ou étouffés, la même figure mystique et mystérieuse de Vyāsa
apparaissait, émergeant dans la situation pour sauver la sagesse de la dégénérescence ou de la
destruction. (Page 3) Même la paternité physique de certains des dépositaires les plus importants de
l'héritage spirituel des hindous est souvent attribuée à Veda Vyāsa. Vyāsa occupe donc une place
centrale dans la spiritualité indienne. L'ensemble de ce vaste corpus littéraire qui constitue le
Mahābhārata est attribué à Vyāsa.

Certains auteurs ont considéré le Mahābhārata lui-même comme étant un agrégat de savoirs
traditionnels qui se sont accumulés au cours d'une longue période de l'histoire, et qui permet diverses
interpolations, ainsi que des accrétions et des additions ultérieures.

La Gitā apparaît dans la section du Mahābhārata intitulée Bhiśmaparva (I. 830-1531). C'est à la
lumière de l'habitude - si répandue chez les anciens écrivains classiques de l'Inde - de noyer leur
propre identité au profit d'un grand nom de la tradition indienne, telle que celui d'un Vāsiṣṭha ou d'un
Nārada, que nous devons assigner la paternité de la Gitā, aussi vague soit-elle, au personnage
générique et mystérieux de Vyāsa, plutôt qu‟à une personne déterminée ou réelle. Vāsiṣṭha en tant
qu'auteur du Yoga Vāsiṣṭha et Nārada en tant qu'auteur des Bhakti Sūtras et même le nom de Pataῆjali,
associé aux Yoga Sūtras d'une part et au Mahābhāṣya (Grand commentaire) sur la Grammaire de
Pāṇini de l'autre, posent des problèmes non moins mystérieux. Nous ne nous nous appesantirons donc
pas davantage ici dans un vain effort d'établir avec précision la paternité de la Gitā, si ce n'est pour dire
qu'elle a été écrite par un certain Vyāsa, sans qu'il soit le Vyāsa.

DATE DE LA COMPOSITION

9
Des spécialistes ont suggéré que la Gitā résulte du réajustement de la pensée Saṁkhya à la tradition
védique, et que cela a eu lieu vers le troisième siècle avant notre ère. Il a également été supposé que,
bien que l'original ait bien été composé à cette époque, il a été amené à sa forme actuelle par un adepte
du Védānta au deuxième siècle après J.-C. C'est au célèbre Orientaliste R. Garbe que sont imputables
ces suggestions aux quelles J.N. Farquhar ajoute l'idée que la Gitā pourrait être considérée comme
"une ancienne Upaniṣad en vers écrite ultérieurement à la Śvetāśvatara, et élaborée sous la forme de la
Gῑtā par un poète de l'ère postchrétienne, dans l'intérêt du Kṛṣṇaïsme". (1) Ces spéculations venant de
savants occidentaux peuvent un peu contrebalancer la tendance inverse d‟écrivains comme B.G. Tilak
qui, dans leur dévotion religieuse et orthodoxe au livre, tendent à exagérer l'antiquité de l'œuvre au-
delà de toutes les limites que pourrait accepter une érudition saine et critique. (Page 4) B. G. Tilak, par
exemple, avance la date de 3100 B. C (2).Dans le présent ouvrage, nous ne cherchons pas à établir
avec exactitude la date ni l'authenticité de la Gῑtā. Nous croyons que ce ne serait presque pas exagéré
de prétendre que l'esprit indien aime garder une part du mystère plutôt que de trop le dévoiler. Il y a
même un proverbe vernaculaire qui dit que ce serait une erreur de retracer l'ascendance d'un sage ou
de remonter une rivière jusqu'à sa propre source. Voyant que beaucoup de savants réputés ont
vainement épuisé leur sens critique et leur érudite imagination sur ce sujet, et, par déférence aussi aux
sentiments délicats du sentiment populaire des Indiens, nous préférons en rester là. Les savants et les
religieux sont libres de livrer leurs pensées dans ce domaine hautement spéculatif, cependant en ce qui
nous concerne, nous gardons l'esprit ouvert.

(1) Cité par Radhakṛṣṇa, Bhagavad Gῑtā, p. 14.

(2) Nous ne pouvons pas affirmer avec exactitude quand elle a été écrite par Vyāsa. Il doit cependant l'avoir composée
durant les quelques années qu'a duré la guerre, et nous pouvons donc dire qu'à peu de chose près la date de la Gῑtā
originale remonte aux environs de 3100 B.C. "

RECONNAISSANCE UNIVERSELLE

Que la Gῑtā ait bénéficié d'une place d'honneur en Inde, cela va sans dire. Outre le fait d'être reconnu
par les personnes sensibilisées aux valeurs de la sagesse, on peut dire que l'enseignement de la Gῑtā a
influencé indirectement toute la population de l'Inde, enrichissant et nourrissant sa vie spirituelle en
général, et développant l'amour de la vérité et de la justice durant les quinze derniers siècles. Bien qu'il
soit difficile de mesurer en termes d'actualité quel service elle a rendu à la population de l'Inde, son
incidence générale en élevant le niveau de pensée pour la rendre vraie et contemplative ne peut en
aucun cas être considérée comme négligeable. Au contraire, on peut facilement constater qu'elle a été
vraiment significative, même si nous tenons compte du paradoxe impliqué dans l'enseignement de la
Gῑtā.

Une influence aussi profonde ne se limitait nullement aux frontières de l'Inde. Dès 1785, Charles
Wilkins traduisait l'œuvre en anglais et l'imprimait en Quarto Forme à Londres. Celle-ci fut suivie
d'une traduction française d'Emile Burnouf en 1861. Diverses autres traductions se sont succédées en
Occident; tout le récit de cette rapide ascension de la popularité de la Gῑtā a été évoqué dans une
brochure publiée par un estimable ami du présent auteur, M. Paul Hubert, sous le titre "Histoire de la
Bhagavad Gῑtā". (Page 5) Elle témoigne de la façon avec laquelle la renommée de la Gῑtā s'est

10
répandue dans le monde entier de 1785 à nos jours. Dans son bureau à Paris, M. Hubert n'a pas moins
de 132 éditions différentes de la Gῑtā; elles sont en plusieurs langues - anglais, français, allemand,
italien, portugais, néerlandais, polonais, suédois, tchèque, serbe, russe, hongrois, espéranto, etc.

Considérant les faits ci-dessus, il est clair que l'attraction exercée par la Gῑtā comporte implicitement
un certain élément d'universalité, et qu'il n'est nul besoin pour l'apprécier de rejeter la loyauté plus
restreinte que chacun ressent à l'égard de sa propre civilisation ou de sa propre religion.

APPRECIATIONS SENTIMENTALES

Un livre peut être vénéré pour de médiocres ou viles raisons, tout comme il est possible qu'un saint ou
un philosophe soit mal représenté par ses propres disciples. C'est dans cette situation que certains
d'entre eux pleurent de désespoir: "Mon Dieu, défends moi de mes amis!", comme le dit le proverbe.
La Gῑtā a pâti des divers degrés d'appréciation ou de respect manifestés à son égard. Pour certains la
Gῑtā est une sorte d‟amulette. Des éditions miniatures ont été enfermées dans de petites cassettes pour
être portées autour du cou comme porte-bonheur religieux. Cela est vrai non seulement pour les
hindous orthodoxes, mais aussi pour d'autres personnes extérieures à ce peuple; comme c'est le cas
d'une jeune femme américaine qui était connue pour toujours porter la Gῑtā sur elle, afin qu'elle lui soit
propice ou qu'elle la protège.

Il y en a d'autres, qui ne diffèrent de ce cas extrême que d'un degré, et qui traitent la Gῑtā comme un
objet sacré ou comme un objet ayant une valeur hiérophantique. D'autres encore, à un niveau plus
raisonnable, apprécient la Gῑtā d'une façon légèrement plus perfectionnée. Souvent, ils choisissent
leurs vers préférés pour des prières privées ou pour être utilisés lors de réunions de famille. La plupart
des personnes appartenant à cette catégorie ont tendance à considérer que la Gitā est constituée de sept
cents pensées spirituelles distinctes, assemblées de façon plus ou moins aphorique sous forme de
stances. La seule mention du mot Gῑtā est suffisante pour que ces personnes ressentent ce frisson
spécial que les personnes religieuses éprouvent souvent et auquel elles ont pu être conditionnées
auparavant par la vie au sein de leur propre groupe. Les différentes promesses de Kṛṣṇa de sauver
même les pécheurs, et certaines parties de la vision inclue dans le onzième chapitre, séduisent leur
nature dévote. (Page 6) Des stances de portée morale ou visant à s'attirer la protection divine peuvent
également être inclues dans ces appréciations d'un genre religieux puéril (1).

(1) Śri Aurobindo se plaint:« Même si cela était possible, je ne considère donc pas qu'il soit très important
d'extraire de la Gῑtā l'exacte connotation métaphysique qu'elle avait aux yeux des hommes de l'époque.
Que cela ne soit pas possible se démontre par la divergence des commentaires originaux qui ont été, ou
sont encore, écrits à son sujet; car ils s'accordent sur leur désaccord avec les autres. Chaque
commentateur trouve dans la Gῑtā le système de métaphysique qui lui est propre, et la pensée religieuse
vers laquelle il tend." ŔEssays on the Gῑtā, I Series, p.4.

C'est ainsi que des recueils de ce type ont compilé des stances de la Gῑtā, même au nom de grands
chefs spirituels ou de personnalités telles que le Mahatma Gandhi ou Ramana Mahaṛṣi. Parmi ces
commentateurs certains mettent l'accent sur la pratique, d'autres sur le renoncement et quelques-uns
vont même jusqu'à penser que la Gῑtā prêche une politique pure et dure avec tous les maux qui en
découlent, tels que la guerre et le massacre de masse. En règle générale, ces choix reflètent le
tempérament de ceux qui y sélectionnent des stances et pourraient même servir à diagnostiquer les
types auxquels ils appartiennent consciemment ou inconsciemment. La Gῑtā elle-même énonce cette

11
loi de concordance comme suit: « Ce qu‟est la foi d'une personne, c'est cela même qu'est cette
personne » (XVII, 3). Ces appréciations sont beaucoup trop variées et trop nombreuses pour que nous
tentions de les énumérer toutes.

APPRECIATIONS PLUS SERIEUSES EN INDE

Heureusement, la valeur de la Gῑtā a été estimée par des esprits plus sérieux. En Inde, les louanges les
plus intelligentes ont été déversées sur la Gῑtā. A deux reprises elles ont été rédigées sous forme de
stances. La Gῑtā Mahātmya est l'une d'entre elles, elle se trouve dans le Varaha Purāṇa. Elle est
souvent mise en préface des éditions indiennes de la Gῑtā. Cette composition est spécialement basée
sur la pratique de l'enseignement de la Gῑtā en relation avec la dévotion ou la récitation. Les divers
niveaux de mérite spirituel qui peuvent découler de l'étude ou de la lecture de la Gῑtā y sont tous
mentionnés en détails. Par exemple, il est dit dans la douzième stance: "En lisant un tiers (de la Gῑtā)
on obtient le même mérite que si l'on se baignait dans le Gange". Bien que cette appréciation aille dans
le sens de l'orthodoxie védique, elle s'en émancipe néanmoins par des affirmations telles que "La Gitā
est ma Science Suprême, en vérité elle représente Brahma", et à la stance 9, elle ajoute de façon
significative: " Elle est les trois Vedas, la béatitude ultime, l'exposé de la connaissance des principes
fondamentaux (tatttva) ".

(Page 7) La Gῑtā Dhyāna (Méditation sur la Gῑtā) est une autre composition favorite, en vers, et qui se
trouve en préface de la plupart des éditions indiennes de la Gῑtā. Elle est tirée du Vaiṣṇavῑya
Tantrasāra. Elle aborde la question de la paternité de la Gῑtā et de son contenu avec une perspicacité
contemplative et pénétrante bien supérieure à la Mahātmya qui s'est contenté de traiter la Gῑtā comme
un livre sacré.

Ici, dans la Gῑtā Dhyāna (1), la Gῑtā est appelée " Mère" - vraisemblablement Mère de l'enseignement
de la sagesse - ce qui est d'autant plus justifié que le mot Gῑtā se termine par une voyelle longue en
Sanskrit et qu'il est féminin. Il y est fait une métaphore remarquable qui compare toutes les Upaniṣads
à des vaches, et le berger qui traie les vaches (Kṛṣṇa) à la joie des troupeaux. Arjuna est le veau, et les
hommes de grande intelligence sont ceux qui apprécient le nectar-lait qu'est l'enseignement de la Gῑtā.
Dans ce poème, cette méthode allégorique est développée en détails dans un style antique classique et
éloquent. Bhῑṣma et Droṇa, les deux Gurus aux côtés du Guru absolutiste Kṛṣṇa, sont comparés aux
deux rives de la rivière-bataille, et divers autres personnages de la guerre du Mahābhārata sont
comparés aux rochers, aux vagues, aux alligators et aux tourbillons. La dernière image de la
composition s'applique à Duryodhana, le professeur de l'armée Kaurava. La fleur de lotus (qui désigne
l'ensemble de l'épopée du Mahābhārata) diffuse un parfum qui est comparé à la signification subtile
des paroles du fils de Parāśara (Vyāsa). Les yogis, conclut-elle, perçoivent le soleil brillant vers lequel
le lotus déploie ses pétales. Au sein de ce récit épique sur le lotus, les anecdotes subsidiaires sont les
étamines entourant l'enseignement qui, lui, constitue le cœur même de la fleur.

(1) Une traduction de la Gitā Dhyāna sera trouve en annexe de ce volume.

12
APPRECIATIONS VENANT D‟AUTRES PAYS QUE L‟INDE

A l'extérieur de l'Inde, les appréciations sur la valeur de la Gitā émises par les intellectuels ont été à la
fois perspicaces et élogieuses. L'orientaliste français Emile Burnouf, après avoir loué la Gitā pour unir
en son sein «les sentiments les plus nobles de la nature humaine et la loi stoïque du détachement»,
recommande le livre aux Occidentaux avec ces paroles révélatrices: « On constate qu'il y a eu des
hommes qui pouvaient penser mieux que nous et qu'ils ont tracé la voie du salut ».

L'appréciation du poète allemand F. Von Schlegel dès 1823 est remarquable par sa sincérité et sa
spontanéité. (Page 8) Dans son éloquent latin cité par Sir Edwin Arnold, Schlegel apostrophe Vyāsa
comme suit:

« O Toi, le plus grand et le plus vénérable des poètes, interprète du sublime, quel que soit ton nom
parmi les mortels, O Auteur de ce Cantique dont les maximes transportent l'esprit dans les hauteurs
éternelles et divines d'une félicité inexprimable; Je m'incline profondément devant toi en adoration
éternelle pour tes paroles sacrées ».

A la longue liste des premiers admirateurs de la Gῑtā, on peut ajouter le nom de Victor Cousin qui a
magistralement synthétisé son message dans ses conférences de philosophie à l'université de Paris en
1841. Sir Edwin Arnold, le célèbre poète anglais qui a traduit la Gῑtā en vers anglais, la compare au
Nouveau Testament, sans toutefois suggérer, comme d'autres l'ont fait, qu'il est possible qu'elle ait
emprunté son enseignement à la Bible, suggestion qui ne mérite guère d'être prise au sérieux.

A la lecture des remarques de T. A. Ribot parues dans La Revue philosophique en 1894, il est clair que
ce psychologue français a pu profondément pénétrer la nature de la Gῑtā. Il écrit :

« Sa philosophie n'est pas celle d'une réflexion discursive et implique des points de vue qui devraient
être érigés en système par une connaissance du mysticisme et une pénétration intuitive. Voir dans la
réflexion de la Gῑtā d'autres extrapolations particulières serait une méthode inadéquate pour en rendre
compte. Son enseignement doit être considéré davantage comme concernant les étapes de la réalisation
du Soi telles qu'elles ont été recommandées dans les diverses écoles d'ascétisme, et telles qu'elles ont
été inculquées par différentes disciplines mystiques, plutôt que comme ayant cherché à avoir une
cohérence logique ou même une pensée dialectique » (1).

Mise à part la dernière remarque sur la dialectique, nous pouvons nous accorder sur ce jugement, il est
émis par un penseur de premier plan qui appartient aux cercles strictement académiques de l'Occident.
Comme nous allons essayer de le montrer dans les sections qui suivent, la dialectique est une manière
peu connue d'arriver à la certitude philosophique. Pour le moment réservant ce que nous avons à dire
sur ce point précis pour plus tard, nous pouvons affirmer en toute confiance que l'appréciation du
professeur Ribot est l'une de celles qui s'approchent le plus de la propre base de discussion que nous
abordons dans le commentaire de ce volume.

(1) Ces citations ont été tirées et traduites de « Histoire de la Bhagavad Gῑtā », Paul Hubert, Paris, 1949.

13
TRADUCTIONS ET COMMENTAIRES RECENTS

(Page 9) Avant de passer à des commentaires aussi sérieux que celui de Śankara, il serait naturel de
passer en revue quelques-unes des éditions et traditions, et quelques-uns des commentaires parus en
anglais ces dernières années.

Des politiciens comme Tilak (1935) et Gandhi (1946), des professeurs d‟université comme W. D. P.
Hill (1928), F. Edgerton (1944) et S. Radhakṛṣṇan (1948), des leaders de la pensée ésotérique comme
Mrs. Annie Besant et Bhagavan Das (1905) et ceux qui prétendent être des yogis intégraux comme Śri
Aurobindo (1928) ont tous contribué, chacun à leur façon, au corpus croissant de la littérature actuelle
sur la Gῑtā. Au moins deux interprétations poétiques sont parues depuis la publication du Song
Celestial (Cantique Céleste) de Sir Edwin Arnold (1885). La première d'entre elles a été
l'interprétation en vers du professeur Edgerton dans laquelle celui-ci a merveilleusement réussi à
conserver les stances en quatrain presque aussi mot à mot que possible pour correspondre aux mots du
sanscrit original. La seconde est celle de Christopher Isherwood et de Swami Prabhavānanda (1945).
La meilleure qualification de cette interprétation est qu'elle est lisible, bien que, ce faisant, elle sacrifie
souvent une doctrine mystique et nuancée au nom de la simplicité moderne. Si nous devions inclure
dans ce recensement les éditions qui sont parues dans les diverses langues indiennes au cours des
dernières années, la liste grossirait jusqu'à des centaines.

D'une manière générale, on peut dire que la plupart de ces éditions considèrent la Gitā comme un texte
hindou canonique ou sacré. Que la Gῑtā puisse être exclusivement considérée comme l'Écriture d'une
expression religieuse particulière ou non, est une question que nous aurons à discuter en détails plus
d'une fois dans les sections qui suivent, parce que la valeur des commentaires du présent ouvrage
dépendra beaucoup de notre jugement sur ce point. Le Dr. Radhakṛṣṇan lui-même fait l'erreur de
traiter la Gῑtā davantage comme un ouvrage sur la vie religieuse que comme un ouvrage de
philosophie. La toute première phrase de son introduction à sa traduction et à ses commentaires est la
suivante : « La Bhagavad Gῑtā est davantage un traité classique religieux qu‟un traité de philosophie
(1). » Un autre éminent Indien écrit: « Nous pouvons donc conclure que le pivot central de cet
enseignement est l'activisme, ou, pour utiliser l'expression de la Gῑtā, le karma yoga… „dévouement à
l'accomplissement des obligations sociales‟ (2) » et encore : « Elle [la Gῑtā] met l'accent sur le
caractère social de l'homme et, en général, refuse de le considérer au dehors de la communauté dont il
fait partie. (3) » (Page 10) Le Prf. F. Edgerton d‟ Harvard considère également que la Gῑtā a un
caractère théiste.

B. G. Tilak a consacré deux volumes ardus à ce qu'il appelle Gῑtā Rahasya (Le Secret de la Gῑtā), au
cours desquels il divulgue beaucoup d'informations utiles. Traduit de l'original en Marathi, les deux
volumes représentent une entreprise monumentale au cours de laquelle le sérieux et l'énergie de
l'auteur sont démontrés à chaque page, non sans être entremêlés de beaucoup d'érudition. Ce qu'il a à
dire révèle indubitablement sa position d'hindou religieux au tempérament actif. Pour illustration, nous
extrayons ce qui suit du vaste corpus de ses écrits. «En bref, il est parfaitement clair ici que ce que
prône la Gῑtā en propre, serait l''energie', et que, comme tous les autres ne soutiennent que l'Energisme,
c'est à dire comme ils y sont tous subordonnés, la religion de la Gitā doit aussi prétendre à
l'Energisme; ce qui revient à encourager l‟Action. (4) » Il en est de même pour ce qui concerne le
Mahātma Gandhi; malgré qu‟indépendamment de la Gῑtā nous ayons un grand désir d'approuver ses
conclusions générales, force est de constater qu'il n'examine pas l‟enseignement de la Gῑtā de façon
impersonnelle, mais qu'à l'inverse, consciemment ou inconsciemment, il y donne une grande place à sa
doctrine personnelle. Par exemple il mettra l'ahiṁsā (non-violence) au-dessus de tout. Voici ses

14
(1) S. Radhakṛṣṇan, The Bhagavad Gῑtā, p.11.
(2) Prof. H. Hiriyanna,Outlines of Indian Philosophy, pp. 118-19.
(3) Ibid., p. 124.
(4) B. G. Tilak, Gῑtā Rahasya, Tome I, pp. 37-38.

propres mots : « Ainsi l'auteur de la Gῑtā, en élargissant le sens des mots, nous a appris à l'imiter.
Admettons que, si nous suivons la Gῑtā à la lettre, nous puissions dire que la guerre est compatible
avec le renoncement au fruit de nos actes, mais après quarante ans d'efforts inlassables pour appliquer
pleinement l'enseignement et la Gῑtā dans ma propre vie, en toute humilité j'ai acquis le sentiment que
le renoncement parfait est impossible sans l'observance parfaite de l'ahiṁsā sous toutes ses formes et
manifestations (1). »

Dans sa Bhagavad Gῑtā (1945), le professeur D. S. S'arma insiste sur le fait que son enseignement
central est «une simple leçon de yoga ou d'union avec Dieu, et que chacun d'entre nous doit considérer
son devoir comme quelque chose de sacré, d'inviolable - en fait comme le seul chemin vers la vie
éternelle (2). » Comme la plupart des autres qui traitent la Gῑtā comme un texte sacré de l'hindouisme,
il voit une obligation là où seule la liberté la plus totale est implicite.

(Page 11) La traduction de Mme Besant avec ces notes et commentaires en collaboration avec S'rῑ
Bhagavan Das (3) est exempte d'exagérations unilatérales, bien que la tendance à y voir plus de secrets
ésotériques que ce qui semble justifié aurait pu être évitée en certains endroits.

Le professeur O. Lacombe de Paris se rapproche le plus du point de vue de notre présent ouvrage
lorsqu'il écrit:

(1) M. Desai, The Gῑtā According to Gandhi, p. 130.


(2) D. S. S‟arma, The Bahagavad Gῑtā, p.v ŔIntroduction).
(3) Mrs. Besant and Bhagavan Das, The Bhagavad Gῑtā.

« En bref, la Bhagavad Gῑtā nous apparait à la fois comme l‟expression littéraire la plus ancienne de
l’ekāntika dharma et aussi la moins particulière, la moins « sectaire » ; elle ne veut pas être le livre
d‟une école déterminée, mais celui de toutes les écoles orthodoxes. Autour de la personnalité de Kṛṣṇa
elle sonne le rappel de toutes les forces traditionnelles pour un élan nouveau. Et c‟est ce qui explique
sa valeur universelle dans l‟hindouisme. » (1)

15
Les essais de S'ri Aurobindo sur la Gῑtā, séries I et II (Calcutta 1928), représentent le point de vue d'un
hindou des temps modernes qui a pleinement bénéficié d'une formation intellectuelle occidentale, tout
en étant issu d'un milieu religieux profondément émotif et intuitif. De tempérament intransigeant et
absolutiste à sa façon il n'est pas étonnant qu'il ait pensé à l'Absolu en termes très réalistes et très
vivants; il est indéniable que S'ri Aurobindo a pris à cœur l'enseignement de la Gῑtā avec le plus grand
sérieux. Les sentiments et l'orientation de la Gῑtā trouvaient écho en son cœur, et il put donc pénétrer
dans l'esprit de son enseignement plus profondément que la plupart des autres critiques,
particulièrement en ce qui concerne les aspects positivement vivants ou actifs de l'Absolu qui
s'accordaient avec son propre tempérament profondément mystique et activement patriotique. Bien
que S'ri Aurobindo soit tout aussi capable que n'importe quel autre érudit ou professeur d'université
d'estimer la valeur de ses enseignements, ce n'est pas ce qu'il désire, car il préfère adopter l'attitude
d'une personne qui y cherche simplement "l'aide et la lumière", comme il le dit lui-même. Il
s‟intéresse à ce qu‟il appelle le « message essentiel et vivant » qui doit être « spirituel ».

Nous savons par d'autres écrits de S'rῑ Aurobindo quel modèle de vie spirituelle ou d'enseignement a
été le sien. Ses écrits abondants ne nous laissent aucun doute à cet égard. (Page 12) Il parle souvent de
la puissance supra-mentale qui peut descendre pour se manifester concrètement, et d'autre part il parle
aussi de la

(1) O. Lacombe, l’Absolu selon le Vedānta (Paris 1937) p. 26.

possibilité qu'ont les êtres humains d'accéder au statut divin et de se transformer en personnalités
supérieures ou divines. A partir de nos propres remarques dans cette introduction et dans le texte du
commentaire lui-même, on peut aisément constater que nous prenons une position similaire, mais
néanmoins nous n'avons pas recours à des expressions théologiques ou dogmatiques telles que Dieu ou
divinité. Nous avons pris des précautions particulières afin de montrer que l'enseignement de la Gῑtā
n'est ni théiste ni déiste. Débarrassées de ce revêtement quasi-théologique ou mythologique, les vérités
sous-jacentes aux écrits de S'ri Aurobindo pourraient soutenir notre propre position dans une large
mesure. Afin de faire ressortir à la fois l'approbation et la divergence auxquelles nous nous référons
citons quelques extraits de S'rῑ Aurobindo. Il écrit :

« Il [l'avatar] est la manifestation d'en haut de ce que nous devons développer à partir du bas; c'est la
descente de Dieu dans cette naissance divine de l'être humain à laquelle nous, créatures mortelles,
devons accéder; c'est l'exemple séduisant et divin donné par Dieu à l'homme à travers le type, la forme
et le parfait modèle même de notre existence humaine. (1)"

« Tout l'enseignement de la Gῑtā c'est l'union de l'âme avec le Puruṣottama par un yoga de l'être entier,
et ce n'est pas seulement l'union avec le soi immuable qui est la doctrine plus étroite, celle qui suit la
voie exclusive de la connaissance. (2) »

Au tout début de ses Essays on the Gῑtā S‟rῑ Aurobindo déclare :

(1) S‟ri Aurobindo, Essays on the Gῑtā, I Series, p. 288.

(2) Ibid., p. 342

16
“Par conséquent, notre objectif en étudiant la Gῑtā, ne sera pas d'examiner sa pensée de manière
scolastique ou académique, ni de replacer sa philosophie dans l'histoire de la spéculation
métaphysique, et nous ne la traiterons pas non plus comme le ferait un dialecticien analytique. (1) »

Les deux citations que nous avons sélectionnées pour commencer sont suffisantes pour convaincre
quiconque que, indépendamment de cette modeste déclaration, il n'a pas de très profondes et très
subtiles doctrines d'ordre métaphysique à tirer des enseignements de la Gῑtā.

(Page 13) Il est vrai qu'il évite de donner à ses doctrines une forme dialectique, académique ou
scolastique. Pourtant, comme nous l'avons dit, ceci est conscient et volontaire de sa part. Cependant,
en examinant minutieusement les implications des deux citations sélectionnées, le lecteur attentif sera
convaincu qu'elles ont une ressemblance, bien que non directe, avec les modes de théorisation
dialectiques, ne serait-ce qu'avec des écoles ésotériques telles que les hermétistes. Bien que la parenté
de ses doctrines avec l'école du Tantra du Bengale ne soit pas indiscernable, sur le sol indien les
racines d'une telle théorisation ne sont pas facilement identifiables, essentiellement parce que, comme
l'indique la deuxième citation mentionnée, S'rῑ Aurobindo a une méfiance cachée pour tout ce qui est
de la nature de la connaissance pure, qu'il appelle la «doctrine plus étroite».Cependant, remarquons en
passant que ces doctrines «plus étroites» correspondent au point de vue de S'aṅkara, le plus respectable
des commentateurs de la Gῑtā. Néanmoins, nous pouvons discerner implicitement dans le point de vue
de S'rῑ Aurobindo, en dépit de sa forme tantrique et ésotérique, la même dialectique que celle dont
nous pouvons considérer qu‟elle forme la clé des énigmes et des problèmes de la Gῑtā, comme nous
devons l‟expliquer dans certaines parties de cette introduction.

(1)Ibid., pp. 10-13.

La philosophie propre à S'rῑ Aurobindo selon nous a une parenté avec le réalisme de la section Saῆjaya
du onzième chapitre de la Gῑtā, et plus précisément avec la dernière ligne du chapitre XVIII, 75, où il
est fait référence à la présence divine de Kṛṣṇa comme n'étant rien de moins que réelle. Un Avatar qui
aide à asseoir le Dharma et qui aide Arjuna à accomplir son propre Dharma se réfère, selon S'rῑ
Aurobindo, au cœur du sujet de la Gῑtā, car il écrit:

« Dharma dans le langage de la Gῑtā signifie la loi innée de l'être et de ses œuvres, et une action
provenant de, et déterminée par, la nature intérieure, svabhāva-nῑyatam-karma ... le reste de la Gῑtā est
écrit dans le but de donner un meilleur éclairage sur ce Dharma immortel. (1) »

Ayant été un actif politicien qui se sentait concerné par la libération de l'Inde de la domination
étrangère, S'rῑ Aurobindo a conservé, même après qu'il soit devenu un yogi à Pondichéry, ces aspects
de la vie spirituelle ou contemplative qui se rapportent aux réalités de l'action (comme le montre très
clairement son message du Jour de l'Indépendance de l'Inde, le 15 août 1947). La Gῑtā soutient cette
attitude, ne serait-ce que dans ses enseignements subsidiaires. Nous avons cependant préféré traiter la
Gῑtā sous son aspect le plus purement contemplatif, comme un texte basé sur la dialectique.

(Page 14) Parmi les éditions récentes, nous devons rendre hommage et attribuer une mention spéciale
à une traduction du grand opus sur la Gῑtā de Jῆāneśvar Mahārāj. Ce grand sage Marathi a vécu dans la
première partie du 14ème siècle. L'original est la transcription d'un discours qui a été traduit en anglais

17
avec un soin particulier pour les détails par Mr. Manu Subedar, sous le titre, The Gῑtā Explained by
Jῆāneśvar Mahārāj.

(1) Ibid., Séries II, pp. 217-218.

La méthode qui a été adoptée par le sage, dans ce travail qui jouit d'une popularité exceptionnelle
auprès d'un grand nombre de dévots de la Gῑtā dans le Maratha en Inde, est d'utiliser un style simple,
mystique et contemplatif pour livrer un commentaire détaillé dans lequel l'enseignement de la Gῑtā est
présenté sous une forme familière et intime, et auquel il ajoute une profusion d'exemples
supplémentaires et d'anecdotes explicatives. Même l'adepte le moins érudit est pris par la main, pour
ainsi dire, pour être initié aux secrets les plus profonds qui sont cachés dans l'enseignement de la Gῑtā
comme des perles rares de la doctrine mystique, contemplative ou purement dévotionnelle. Le
principal mérite de cet ouvrage est d'éviter de couper les cheveux en quatre et de faire froncer les
sourcils, car il adopte un style populaire facile et accessible qui l'a fait accéder à un statut similaire à
celui de la Gῑtā dans l'esprit populaire. Une saveur paisible et contemplative imprègne l'ensemble de
l'œuvre et la renommée qu'elle s'est acquise sera probablement aussi répandue que durable.

Il ne nous parait pas nécessaire de nous attarder longuement sur des citations du Jῆāneśvarῑ, car ceux
qui en pratiquent la lecture quotidienne y font affectueusement référence. Pour justifier nos remarques
précédentes, nous nous contenterons d'un passage représentatif qui révèle la familiarité avec l'œuvre
ainsi que son attrait populaire, sans pour autant compromettre la justesse des doctrines concernées,
bien que les implications de la subtile dialectique de la Gῑtā en tant que śāstra (recueil de préceptes)
n'y semblent pas toujours totalement évidentes. Voici donc un passage faisant référence à l'état d'esprit
négatif d'Arjuna que Kṛṣṇa veut corriger (c'est un extrait du début du deuxième chapitre):

« S'rῑ Kṛṣṇa dit à Arjuna: Qu'est-ce qui t'arrive, pourquoi as-tu perdu courage? Tu es un grand héros,
un Kṣatriya modèle dont le nom est sans tache ...Ton attitude au moment du déclenchement d'une
bataille est aussi incompréhensible que l'obscurité recouvrant le soleil, le nectar rencontrant la mort, le
bois absorbant le feu, le sel dissolvant l'eau, la grenouille avalant le serpent ou le renard défiant le lion.
Tu es un homme sensé. Réveille-toi. Prends courage. (Page 15) La guerre n'est pas faite d'eau de rose.
Soit digne de ta réputation et débarrasse-toi de ces idées stupides. Au combat, la bienveillance envers
ses adversaires est inappropriée ... Ne savais-tu pas déjà que les Kauravas étaient tes cousins ? » (1)

(1)M. Subedar, Gῑtā Explained byJῆāneśvar Mahārāj, p. 59.

Le dernier exemple d'un commentaire de la Gῑtā où l'on peut voir que son message a été limité et
courbé pour s'adapter aux objectifs de ceux qui œuvrent dans le domaine de la réforme sociale ou
politique ou des deux à la fois, se trouve dans le Gῑtā Pravacana d'Ācārya Vinoba Bhave qui a été
largement diffusé dans de nombreuses langues vernaculaires de l'Inde. A juste titre Vinobajῑ*
considère que samya est la valeur centrale du message de la Gῑtā; mais il utilise expressément ce
samya et le samya yoga pour promouvoir la politique de don gratuit des terres appelées Bhūdān dans
laquelle il est personnellement impliqué.Il n'est pas besoin de souligner que samya ou «samness» ou
«identité» est une expression philosophique appartenant au yoga ou à la dialectique, qu'il serait injuste
de limiter et de dégrader pour soutenir, dans un zèle excessif, une cause locale, même si l'honorabilité
de l'objectif du Bhūdān peut sembler justifier une telle interprétation.

*N.d.t. : Le suffixe «°jῑ » signifie « Monsieur » en Hindῑ.

18
LES COMMENTATEURS CLASSIQUES

(S’aṅkara, Rāmānuja and Madhva)

Les commentateurs classiques de la Gῑtā sont nombreux. Parmi eux nous avons les grands noms de
Śaṅkara (788-826 A.D.), Rāmānuja (1017-1137 A.D.), et Madhva (1199-1317 ? A.D.). Bien qu‟il y ait
aussi d‟autres noms tels que ceux de Vallabhācārya, Nimbarka, Śrῑ Dhara Swami and Ānandagiri, dont
l‟opinion et les commentaires trouvent leur place dans la littérature de la Gῑtā, dans le présent
commentaire nous nous proposons de n‟accorder la primauté qu‟à Śaṅkara. Rāmānuja et Madhva ont
fondé des groupes religieux qui se sont largement appuyés sur le point de vue de Śaṅkara, soit pour s‟y
opposer radicalement, soit pour cheminer avec lui dans le même sens en valorisant et en réévaluant la
Gῑtā. Tous les trois, Śaṅkara, Rāmānuja et Madhva, étaient des Vedāntins orthodoxes d‟écoles connues
sous les noms d‟Advaita (non-dualiste), Viśῑṣtādvaita (plus spécifiquement non-dualiste) et Dvaita
(dualiste). Les deux derniers noms sont ceux de Gurus qui appartiennent à la branche Viṣṇuïte, et que
l‟on peut considérer comme représentant la tradition religieuse de la Bhagavata également associée
aux sectes Pāῆcarāthra et Nārāyanῑya dont les origines se perdent dans l‟antiquité. (Page 16) Pour sa
part, Śaṅkara suit la tradition Śivaïte, toute aussi ancienne, même s‟il accepte et vénère tous les autres
dieux du panthéon indien de façon graduelle, critique et comparative. Les Gurus Vaiṣṇavites avaient
une orientation théologique, alors que Śaṅkara donnait la primauté à la sagesse (jῆāna), qu‟il
discréditait les rituels et qu‟il était totalement opposé à ce que l‟on considère l‟action et la sagesse
comme étant toutes les deux d‟importance primordiale pour embrasser une vie spirituelle.

LA POSITION PARTICULIERE DE ŚAṄKARA

Ainsi, bien qu‟actuellement il soit lui-même considéré comme un Guru de la secte Smartha en Inde du
Sud, Śaṅkara était davantage philosophe que chef religieux. Ce qui ne veut pas dire, malgré tout, qu‟il
n‟ait pas lui-même influencé la vie spirituelle. En effet, l‟influence philosophique de Śaṅkara est la
plus singulière qui ait prévalu jusqu‟à ce jour dans l‟ensemble de l‟Inde. C'était sans aucun doute le
plus grand des interprètes de l'ancienne sagesse de l'Inde, et le respect dont il jouit en Inde, et même à
l'étranger parmi les penseurs qui connaissent le Védānta, est très profond et à bien des égards inégalé.
La différence entre lui et les deux autres Gurus qui ont commenté la Gῑtā est d‟ordre méthodologique
et épistémologique. Le Védānta entre les mains de Rāmānuja et de Madhva est davantage teinté de
théisme religieux, alors que Śaṅkara, qui est de même tradition rationaliste que son prédécesseur
Gaudapāda, demeure plus purement philosophique. Śaṅkara occupe ainsi une position clé en ce qui
concerne le modèle spirituel dominant de la vie indienne dans son ensemble. Śaṅkara est tout aussi
reconnu au Nord qu‟au Sud de l‟Inde. Bien qu'on se soit méfié de lui en son temps, le considérant
comme un «bouddhiste déguisé» parce qu'il accordait une grande importance à la raison, il n'en
demeure pas moins que lorsqu'il s'agit de nommer une seule personnalité qui pourrait être considérée
comme représentant la meilleure tradition philosophique qui ait survécue et soit encore en vogue
parmi la classe intellectuelle de la population indienne à ce jour, on donne sans aucune hésitation toute
la primauté au nom de Śaṅkara.

19
ROLE HISTORIQUE DE ŚAṄKARA

Sous le règne des Guptas, et alors que le bouddhisme était en déclin en Inde, en grande partie pour des
raisons politiques, il y avait un vide spirituel dans le pays. La vie monastique des bouddhistes devait
céder la place à une forme de vie spirituelle réévaluée et réajustée. (Page 17) Le rationalisme
hétérodoxe des bouddhistes devait être discrédité et il n'y avait pas de philosophie valable pour le
remplacer. Sous sa dernière forme, la Gῑtā satisfaisait en elle-même le besoin spirituel de cette époque,
et le commentaire de Śaṅkara sur la Gῑtā coïncidait juste avec ce moment où il y avait une certaine
anarchie et une certaine confusion de valeurs spirituelles dans l'esprit des gens ordinaires. Le
ritualisme védique avait aussi tendance à être discrédité parmi les masses, et l'autorité régulatrice si
nécessaire pour empêcher les gens de tomber dans une ère de décadence des normes et des standards
d'une vie juste ou vraie était absente (1). Grâce à ses commentaires, Śaṅkara a pu donner à cet
enseignement respectable stabilité et continuité à travers les générations successives. Son importance
en tant que commentateur de la Gῑtā est donc unique, représentative et totale. Pour ce qui concerne
notre propre commentaire, la position de Śaṅkara est la seule que nous ayons traitée avec sérieux, que
ce soit pour s'y accorder ou en différer.

PRISES DE POSITION CONTRADICTOIRES DE ŚAṄKARA

Même avec ce représentant unique, nous n'avons pas vraiment besoin de prendre une position
totalement divergente. Dans l‟ensemble, nous pouvons accepter les conclusions de Śaṅkara
lorsqu‟elles se rapportent aux doctrines philosophiques. Cependant, quand il se met à considérer la
Gῑtā comme un livre propre à fixer des obligations religieuses, ou des règles de vie et de conduite, le
traitant comme un Dharma Śāstra (manuel de bonne conduite) ou une Smṛti (mise en pratique des
enseignements de sagesse, y compris le Dharma Śāstra), et non comme un texte purement
contemplatif, nous avons tendance à différer de lui.

(1) S. K. Belvakar représente admirablement cette époque dans sa Vedānta philosophy, pp. 175-81 (Poona, 1929).

A quel point la Gῑtā est loin de tomber dans la catégorie de la littérature (religieuse obligatoire)
Smartha, se démontre à la fois par nos remarques antérieures sur ce sujet et par les commentaires que
nous ferons dans le texte lorsque nous traiterons les aspects de la spiritualité concernés. Que Śaṅkara
lui-même ne considère pas sérieusement la Gῑtā comme une Smṛti, ou livre de règles de conduite
obligatoire, semble évident à lecture de la remarque qu'il a faite dans le commentaire de la stance 10,
chapitre II que voici:

« Par conséquent, la conclusion de la Bhagavad Gῑtā est que la libération n‟est atteinte que par la seule
connaissance et non par la connaissance conjointement au travail. (Page 18) Que tel est l‟enseignement
de la Gῑtā, voilà ce que nous allons montrer ici et là, au gré du contexte, dans les sections
suivantes. »(1)

(1) A. Mahādeva Śāstri, B.A., Bhagavad Gῑtā with Commentary de Śri Śankarācārya (Madras, 1897), p. 17.

20
Que le savoir ne puisse être considéré comme une obligation ou une action, cela doit être clair pour
quiconque. Que l‟action appartienne à un plan et le savoir à un autre est indiqué sans aucune
équivoque au début de la Vivekacūḍāmani de Śaṅkara. Bien que certains érudits, se fondant sur des
citations telles que « De plus ceci est indiqué dans la Smṛti » (BrahmaSūtras, II, iii, 45) et « Ces
détails sont rapportés par la Smṛti au sujet des Yogis ; et tous deux (Samkhya et yoga) ne sont que la
Smṛti », (Brahma Sūtras, IV, ii, 21), que l‟on trouve dans les commentaires de Śaṅkara sur les Brahma
Sūtras, où le mot Smṛti est utilisé par Bādarāyana, persistent encore à penser que la Gῑtā est une Smṛti
(livre de la tradition religieuse obligatoire), et bien que Śaṅkara en tant que commentateur n‟est
qu‟indirectement responsable de cette façon de considérer la Gῑtā, ici nous ne pouvons qu‟affirmer que
tout texte enseignant la Brahma Vidyā (la Science de l‟Absolu) comme le revendique la Gῑtā elle-
même (comme cela est spécifié à la fin de chaque chapitre), ne peut être une Smṛti, et ceci d‟autant
plus à la lumière de la très décisive affirmation de Śaṅkara que nous avons citée ci-dessus. Laissant
cette controverse de côté pour le moment, nous pouvons dire ici que nous considérons la Gῑtā comme
un livre dédié à la Science de l‟Absolu, sans qu‟il y ait aucune injonction d‟obligation à agir, ni à
suivre une coutume traditionnelle. Dans cette façon d‟appréhender la Gῑtā nous avons l‟approbation de
son plus illustre commentateur.

Jusqu'à maintenant, en constatant l'hommage spontané rendu à la Gῑtā, en Inde et à l'étranger, par des
érudits, par les commentaires des fondateurs des groupes religieux et par des philosophes, nous avons
pu voir que la Gῑtā est un livre de sagesse antique d'ordre contemplatif, intuitif et mystique
extrêmement précieux. Au sein de la Gῑtā, les tendances figées et statiques ont été soumises à une
réévaluation dialectique qui les a rendues ouvertes, universelles et dynamiques. On ne peut pas dire
que ce texte sacré soit l'expression d'une religion en particulier, que ce soit de l'hindouisme, du culte
Bhagavata ou du Vaishnavisme d'une période ultérieure. Sa vision est universelle et pleinement
philosophique dans le meilleur sens du terme. Ces allégations se trouveront pleinement justifiées à la
lecture de cette introduction et du commentaire lui-même lorsque l'occasion nous en sera donnée (page
19).

AUCUNE RIVALITE N'EST RECHERCHEE DANS LE PRESENT COMMENTAIRE

A la lumière de ce que nous avons dit, il semble suffisamment manifeste que la Gῑtā a attiré l'attention
de nombreux grands maîtres dans le monde au cours des quinze derniers siècles. Les principaux
commentaires ont eux-mêmes été commentés par divers Gurus dans des ouvrages qui sont eux aussi
devenus des classiques. Chacun en a dérivé une philosophie différente selon le contexte auquel il
appartenait lui-même. En Inde, quand un intellectuel a la prétention d‟être une autorité religieuse ou un
Guru, une des premières qualifications qu‟il revendique lui-même, ou que le public attend de lui, se
fondait sur son interprétation de la Gῑtā.

C‟est pourquoi nous tenons à préciser par avance que le présent commentateur n‟a pas de telles
ambitions, ni n‟en a les prétentions. Mais il s‟avère que quelques amis et disciples du présent auteur
ont manifesté de l‟intérêt sur la façon dont il interprétait la Gῑtā. Jour après jour cet intérêt s‟est accru
en volume et en intensité ; la nécessité de faire un exposé complet des ces points de vue et de ces
interprétations de la Gῑtā dans son ensemble devint très urgente et impérative. Ces circonstances ont
été suffisamment expliquées dans la Préface de ce livre.

21
POURQUOI C‟EST UNE ERREUR DE TRAITER LA GῙTĀ COMME UN TEXTE DE NATURE
OBLIGATOIRE

Si l‟on se demande pourquoi la teneur des dix-huit chapitres et des 700 stances de la Gῑtā a été si
incompréhensible que la plupart des commentateurs ont eu tendance à la traiter comme un livre de
coutumes obligatoires, religieuses et traditionnelles, au lieu de la considérer - comme elle le mérite
amplement- sur le même pied que les écrits les plus fiables de la pure sagesse contemplative, la
réponse la plus censée serait que l‟auteur de la Gῑtā, comme n‟importe quel autre écrivain, était
contraint de prendre en considération les écoles de pensée spirituelle et les pratiques existant à son
époque.

Ce corpus d'opinions antérieures (connu en Inde sous le nom de Pūrva Pakṣa) se trouvait donc être,
par les circonstances historiques et idéologiques imposées, la trame incontournable de la Gῑtā. (Page
20) Il fallait faire référence à ces opinions, non pas dans le but de les remplacer par un nouvel
ensemble de doctrines ou d‟obligations religieuses ou philosophiques, mais pour élargir et dynamiser
la métaphysique de la sagesse elle-même. Ce qui apparait très clairement à la lecture du texte lui-
même :
« Abandonnant tous devoirs, viens à Moi, le Un, comme refuge : je te laverai de tous péchés, ne te
désespères pas » (XVIII, 66).

Néanmoins, le propre enseignement de la Gῑtā, appartient au contexte d‟un mysticisme contemplatif


fondé sur une approche intuitive plutôt que sur la raison ou la logique au sens ordinaire des termes. Ce
que la Gῑtā veut souligner est répété à deux reprises (IX, 34 et XVIII, 65) :

« Deviens un avec Moi par la pensée ; sois Moi dévoué ; fais des sacrifices pour Moi ; inclines-toi
devant Moi ; en t‟unissant ainsi (à Moi) il est certain que tu viendras à Moi… »

LA GῙTĀ ENSEIGNE LA DIALECTIQUE OU YOGA

Tout au long de la Gῑtā, nous pouvons reconnaître un type de raisonnement quelque peu antique et
suranné, mais consacré par l'usage sous le nom de Dialectique, et qui a des similitudes étroites avec la
méthode du Yoga telle qu'elle est envisagée par son auteur. Yoga et Dialectique ont beaucoup en
commun. Quand on comprend le caractère dialectique de la Gῑtā, s‟ouvre alors automatiquement une
porte qui mène à la solution des nombreuses énigmes qui ont intrigué les commentateurs tout au long
de l‟histoire. La méthode yogique qui consiste à mettre en équation ou en équilibre, ou à compenser
les contreparties d‟un raisonnement ou d‟une situation rencontrée dans la vie, est une tradition qui
remonte à l‟antiquité en Inde et aux temps pré-Socratiques en Occident. Les paradoxes de Zeno et de
la méthode dialectique de Parménide que l‟on trouve dans les écrits de Plotin 900 ans plus tard, et qui
ont, au moins en théorie, une parenté avec Hegel et Bergson 1500 ans plus tard à notre époque, ont une
approche de la sagesse ou du bonheur qui est mystique, intuitive et contemplative ; c‟est la voie de la
philosophie éternelle qui n‟est autre que le Yoga de la Gῑtā.

Chacun des dix-huit chapitres de la Gῑtā a été appelé Yoga. Ainsi, le tout premier chapitre porte le
nom énigmatique de Yoga du Conflit (viśāda) d’Arjuna. (Page 21) Ici la contradiction, ou souffrance,
est elle-même élevée au statut de Yoga. Ce ne sont pas seulement les aspects pratiques de la vie
spirituelle, ou discipline, qui sont ainsi appelés Yoga, mais aussi les chapitres dédiés à des problèmes
théoriques de philosophie tels que le Chapitre XIII (Le Yoga de la Distinction entre le Réel et le
Perceptuel).

Attribuer à l'auteur de la Gῑtā le mérite d'avoir compris le terme Yoga, tel que le comprenait ou voulait
le signifier l'auteur lui-même, est donc une autre raison importante qui justifie la nécessité du présent
commentaire et en renforce la valeur. Dans presque tous les commentaires disponibles à l‟heure

22
actuelle on trouve de nombreux mystères et de nombreuses portions non expliquées. A la lumière
d‟une conception du Yoga plus vraie, plus vaste et plus complète telle que celle que nous avons
retenue ici, il a été possible de plonger plus profondément dans la méthodologie, l‟épistémologie et le
schéma des valeurs que représente la Gῑtā.

L‟ELEMENT CLEF DE LA DIALECTIQUE NON ENCORE APPLIQUE A LA GῙTĀ JUSQU‟A CE JOUR

Le modèle controversé adopté par Śaṅkara et les autres commentateurs classiques a suivi les normes et
les méthodes habituelles au raisonnement logique. En particulier avec Śaṅkara, la méthode a consisté à
discréditer les uns après les autres une série d‟anciens sceptiques appelés pūrva-pakṣin.

Pour sa part, cependant, au lieu d‟enseigner une doctrine particulière, la Gῑtā utilise une méthode
dialectique pour déterminer une échelle des valeurs dans la vie. Dans la Gῑtā cette série de valeurs
culmine en cette suprême valeur appelée l‟Absolu ou le Brahman. La Gῑtā est un texte sur la Science
de l‟Absolu (Brahma-Vidyā). Comme a pu le constater le Prof. Ribot dans l‟appréciation de la Gῑtā
que nous avons mentionnée auparavant : « la réflexion discursive » n‟est pas du domaine de la Gῑtā. Il
s‟agit plutôt de « mysticisme et de pénétration intuitive ».

La valeur suprême implicite dans l‟enseignement de la Gῑtā est d‟atteindre l‟identité avec l‟Absolu tel
qu‟il est ici personnifié par le Guru qui s‟avère être Kṛṣṇa. Que le Guru et l‟Absolu ne fassent qu‟un
n‟est pas une proposition nouvelle dans le Védānta. L‟accent porté à la dévotion au Guru ne peut être
considéré comme une forme de théisme, ce n‟est qu‟un élément normal de l‟enseignement de la
sagesse en Inde. La stance citée ci-dessus, qui est répétée à deux reprises, et qui occupe des positions
clef - respectivement à la fin du chapitre IX marquant le centre de l‟œuvre, et vers la fin du dernier
chapitre - nous fait comprendre cette simple vérité, à savoir que l‟intention de l‟auteur de la Gῑtā est de
n‟enseigner qu‟une seule doctrine. (Page 22) Cet enseignement est celui d‟une affiliation totale et
bipolaire entre le contemplatif et le pur Absolu, en ce que cette affiliation est l‟un des principaux pré-
requis pour atteindre la pleine sagesse de l‟Absolu.

LE DIALOGUE SUR LA SAGESSE ENTRE GURU ET DISCIPLE

Pour apprécier correctement la Gῑtā la clef est de reconnaître qu‟elle est constituée d‟un dialogue
entre un maître de sagesse et un disciple, un Guru-śiṣya samvāda. Tout enseignement de sagesse
implique qu‟il y ait un questionneur représentatif, ou un incrédule, qui doute de la doctrine proposée.
Cette personne caractérise et résume en elle-même la position en regard de la sagesse en question;
comme nous l‟avons déjà dit, dans la littérature Védāntique cette personne est connue sous le nom de
pūrva-pakṣin. De son côté le Guru qui donne la version révisée, réévaluée ou réaffirmée, de la sagesse
en question, représente le siddhāntin, la personne dont le point de vue est parachevé ou abouti. Entre
ces deux pôles représentés par le Guru et le śiṣya prend place ici ce que nous appelons la réévaluation
dialectique de la sagesse.

De tels dialogues ne sont pas totalement inconnus en Occident où nous avons les dialogues de Socrate
rapportés par Platon. La méthode socratique consiste à rejeter de nombreuses opinions de jeunes
athéniens tels que Glaucon ou Timaeus, et d‟arriver par ce moyen à remplacer une simple opinion par
de la connaissance. Dans la littérature bouddhiste de tels dialogues sont très courants, comme c‟est le
cas dans The Milinda Questions où Nāgasena est interrogé par le roi Milinda. Nous avons le Yoga
Vāṣiṣṭha qui traite de la sagesse sous cette même forme de dialogue. A la place d‟Arjuna qui est le
disciple posant les questions dans la Gῑtā, nous avons Śrῑ Rāma dans le Yoga Vāṣiṣṭha, celui-ci n‟est
pas un guerrier, mais un homme en quête de sagesse védāntique. Beaucoup d‟Upaniṣads utilisent ce

23
même procédé littéraire. Il s‟agit probablement de la manière la plus propice à mettre en évidence le
délicat contraste qui est si souvent impliqué dans la réévaluation de la sagesse dont il est question dans
le texte. Le jeune Naciketas et Yama sont les typiques disciples et Guru de la Katha Upaniṣad.
Naciketas ressemble à Arjuna en ce qu‟il incarne le type de doute qu‟il représente personnellement.

(Page 23) Le cœur de la Gῑtā est donc constitué d‟une discussion sur les aspects les plus secrets de la
sagesse des Upaniṣads. Rien ne justifie que l‟on exclut la Gῑtā de cette sorte de littérature si les
Upaniṣads sont considérés comme des textes originels de sagesse ou śrūtis, et lorsque l‟on sait que,
pour d‟autres raisons, Vyāsa a inséré ce dialogue entre Guru et śiṣya au sein d‟un poème épique plus
grand encore, le Mahābhārata.

LE RECOURS DE VYĀSA A DES PROCEDES LITTERAIRES

Il est facile de se figurer comment Vyāsa s‟est vu contraint d‟adopter certaines formes littéraires pour
intégrer le plus discrètement possible une discussion sur la sagesse au sein d‟un poème épique. Ces
procédés littéraires (dont les détails seront précisés ultérieurement) sont introduits progressivement
selon un ordre de valeur réel ou perceptuel, et contribuent à ce que la Gῑtā se fonde dans le contexte
contemplatif situé au cœur de l'épopée. La construction y est parfaitement symétrique et, quelques
soient les éléments factices introduits au début de l‟œuvre, ils seront de nouveau utilisés en ordre
inverse avant que l‟on quitte l‟évènement concerné dans le dialogue, afin que la propre narration de
l‟épopée du Mahābhārata puisse se poursuivre normalement.

LE DOMAINE DE L'ORTHODOXIE

Si, malgré que sa nature soit clairement celle d‟un texte de sagesse, certaines personnes persistent
encore à considérer la Gῑtā comme un livre de préceptes religieux obligatoires, cela doit incomber à
leur incapacité à faire la distinction entre la peinture et la toile, ou entre le mur et l‟image qui y est
représentée. L‟épopée est le mur sur lequel est représentée l‟image de l‟enseignement de la sagesse de
Vyāsa. Si ce n‟est l‟ignorance qui les fait considérer la Gῑtā comme une épopée ou un récit traditionnel
d‟injonctions religieuses (smṛti), alors il faut attribuer la persistance de cette obstination au fait que les
orthodoxes nourrissent encore secrètement l‟idée de conserver des réserves choisies, ou des domaines
privés, dans lesquels ils ne souhaitent pas que le peuple généralement parlant s‟aventure aussi
librement qu‟il le désire. Dans d‟autres orthodoxies que l‟hindouisme, cette tendance n‟est pas
méconnue. Nous ne pouvons que faire une remarque de mise en garde pour dire que des tendances
aussi restrictives ne sont ni possibles ni compatibles avec la voie libre et ouverte de l‟unité et de la
solidarité humaine vers laquelle tous les hommes intelligents, et toutes les femmes intelligentes,
tournent actuellement leur regard.

LA « SIGNATURE » DE VYĀSA

(Page 24) Le nom de Vyāsa apparait à trois reprises dans le texte. Tout d‟abord il est considéré comme
un clairvoyant (ṛṣi) au chapitre X, 13, puis ensuite comme un ermite voué au silence (muṇi) au
chapitre X, 37; mais au chapitre XVIII, 75 il est fait référence à Vyāsa comme quelqu‟un ayant
quelque chose à voir avec le dialogue entre Kṛṣṇa et Arjuna. Dans ce dernier cas il y a une raison bien
précise au fait d‟avoir cité son nom et il ne faudrait pas passer à côté. Après que toutes les conditions
imposées par les procédés littéraires aient été remplies, et avant de clore son travail, Vyāsa appose
réellement sa propre signature sur le traité, exactement comme le ferait un artiste qui appose ses
initiales au coin d‟un tableau. Indirectement, il veut préciser que tout ce qui a été rapporté par Saῆjaya
à Dhṛtarāṣṭra le roi aveugle comme s‟étant réellement et objectivement passé, avait pour modèle
originel les mots de Vyāsa lui-même. En d‟autres termes, si nous le considérons comme une pièce

24
dramatique plutôt que comme un poème narratif, Vyāsa se produit en personne avant la fin du drame,
venant de derrière le rideau de la scène où l‟on voit Saῆjaya rapporter au roi les évènements de la
guerre du Mahābhārata. Ainsi Vyāsa tient à revendiquer la paternité de la Gῑtā.

LA PERSONNALITE DE KṚṢṆA EN TANT QUE GURU

D‟autre part il faut aussi remarquer que dans la stance (XVIII, 74) qui précède directement la stance
mentionnée, le mot samvāda (dialogue) est utilisé. Que ce dialogue n‟était pas destiné à n‟être qu‟une
simple discussion entre Kṛṣṇa, le conducteur de char, et Arjuna, le guerrier, a été suffisamment
expliqué au lecteur dés le chapitre II, 7 où Arjuna se considère personnellement comme un śiṣya ou
disciple : « Je suis Ton disciple; discipline-moi qui viens en tant que tel trouver refuge en Toi. » Là, le
Guru n‟est pas directement mentionné, et il ne l‟est que dans un autre contexte au chapitre XI, 43 : «Tu
es le suprême Guru »; mais le disciple étant cité, il faut comprendre qu‟il y a un maître. La situation le
requière, par déduction. Donc, bien que Kṛṣṇa soit successivement un Conducteur de Char, un Ami, un
Conseiller, une Personne Divine ou un Représentant du Principe Absolu, nous ne commettons pas de
contre-sens en l‟appelant Guru en sus et en incluant toutes les autres formes de relation.

Cependant, ce n‟est pas un Guru comme Bhῑṣma ou Droṇa que l‟on désigne sous le nom de Guru au
chapitre II, 5, mais c‟est un Guru dans un sens plus absolu. On l‟appelle le Seigneur du Yoga
(Yogeśvara) au chapitre XVIII, 78, ce qui n‟est pas non plus incompatible avec l‟état de Guru. Kṛṣṇa
fait référence à lui-même comme représentant l‟Absolu sous ses différents aspects, au chapitre XIV, 3:
« Mes entrailles sont le grand Brahma Ŕ Déité Suprême », et au chapitre XIV, 27 : « Car je suis la base
de l‟Absolu, le nectar intact (unexpended) de l‟immortalité, la voie éternelle de la bonne conduite et de
l‟ultime et solitaire bonheur » ainsi que dans bien d‟autres endroits.

(Page 25) Ces indications sont plus que suffisantes pour justifier que nous considérions la Gῑtā comme
un dialogue entre un Guru et son disciple sur le thème de la sagesse.

Cette partie de la discussion occupe le centre de la Gῑtā et couvre la plus grande part de l‟œuvre. Si la
Gῑtā doit être comparée à une fleur de lotus (on l‟appelle Bhārata Pankajam, « Lotus du Bhārata »
dans la Gῑtā Dhyāna déjà mentionnée), un tel lotus aurait son cœur recouvert de nombreux pétales
protecteurs. Le cœur de la Gῑtā avec son parfum représenterait la partie du dialogue établi par Parasāra
(Vyāsa) et qui contient la sagesse de l‟Absolu présentée comme se révélant au Soleil Suprême.
Protéger un enseignement si précieux, voilà ce qui ne donne que les caractéristiques externes qui
accompagnent l'enseignement indirectement, et qui se réfèrent à la situation de guerre de l'épopée. Ces
dernières doivent être considérées comme accessoires à l‟enseignement de la Gῑtā, bien que l‟on ne
doive pas les traiter comme si elles n‟avaient rien à voir avec le reste, ou comme si elles étaient
totalement extérieures au thème de la Gῑtā.

PROCEDES LITTERAIRES

Comment ces chapitres périphériques sont organiquement reliés aux chapitres centraux de la Gῑtā
deviendra plus clair lorsque nous aurons pu discuter de la structure interne de la Gῑtā dans son
ensemble. Pour le moment il nous suffit de reconnaître que l‟auteur utilise des procédés littéraires pour
faire ressortir trois différents degrés de contenus, au début et à la fin du livre, et même en son milieu,
au chapitre IX.

Saῆjaya, le conducteur du chariot de Dhṛṭarāraṣṭra le roi aveugle parlant à son Sire, constitue pour
ainsi dire le premier rideau. Ici, les actualités de la guerre sont traitées par l‟entremise des mots de
Saῆjaya. C‟est le procédé ou rideau No. 1.

25
Lorsque le dialogue se passe entre Arjuna en tant que guerrier et Kṛṣṇa, à qui il s‟adresse et qui est son
parent, ou son conducteur de char, cela indique un état d‟esprit plus philosophique ou plus religieux,
mais qui reste d‟ordre relatif. C‟est le procédé ou rideau No. 2.

Ensuite, lorsqu‟après avoir été appelé Guru par Arjuna, Kṛṣṇa s‟adresse à lui en tant qu‟enseignant de
la Vérité Absolue, le sujet atteint la pureté de la blanche lumière de la Sagesse Védāntique au meilleur
sens du terme. (Page 26) Cependant, le Védānta tel qu‟il est présenté dans la Gῑtā a une tonalité
originale qui diffère des versions classiques et théoriques de commentateurs ultérieurs tels que
Gaudapāda ou Śaṅkara, chez qui il n‟est fondé que sur des états de conscience. Dans la Gῑtā le
Védānta garde son caractère ontologique d‟Upaniṣad, en ce qu‟elle ressemble beaucoup aux Upaniṣads
ultérieures, comme par exemple la Śvetāśvatara, qui englobent plus complètement toutes les valeurs
ontologiques et téléologiques de la vie. Là où Kṛṣṇa enseigne ainsi la sagesse à Arjuna, nous avons le
procédé ou rideau No. 3.

Au cours de nos commentaires sur les stances nous indiquons en détails la façon dont ces trois rideaux
sont levés ou abaissés dans le texte même. Il n‟est donc pas nécessaire d‟y faire référence ici.

Cependant il reste à effectuer une autre séparation, filtration ou élimination avant que nous abordions
le cœur central de la doctrine de la Gῑtā. De nombreux thèmes sont considérés comme étant des
opinions antérieures (pūrva-pakṣa) et nous devons les distinguer de l‟enseignement propre au Guru.
Ceci est le premier filtre.

Puis, parmi les propres paroles du Guru nous devons distinguer ce à quoi il est fait référence comme
n‟étant que facultatif - ce qui provient pour ainsi dire des fondations de la vie spirituelle en Inde et qui
n‟est qu‟accessoire à la discussion - de ce qui est l‟enseignement authentique et indépendant. Ceci est
le second filtre. Les enseignements conclusifs sont toujours soulignés très clairement par Vyāsa et ils
sont attribués au Guru Kṛṣṇa. De plus, ces doctrines finalisées se remarquent par certaines
particularités de langage (telle que celle du chapitre XVIII, 6 : « Ceci est ma conviction la meilleure et
la plus incontestable ») qu‟il emploie volontairement pour servir de recommandation expresse. Nous y
ferons référence dans le corps du commentaire.

Par conséquent, pour parvenir à atteindre le très central noyau de l‟enseignement de la Gῑtā, nous
devons nous efforcer de garder trois rideaux et deux filtres à l‟esprit ; ainsi nous pourrons la
débarrasser de toute cette matière étrangère à l‟enseignement même qui est comme l‟emballage
protégeant de l‟extérieur le précieux contenu qu‟il contient.

L'ARCADE ET LES CADRES DE REFERENCE

Quand il aura pris toutes les précautions ci-dessus mentionnées pour essayer d‟atteindre le cœur de
l‟enseignement de la Gῑtā, le lecteur attentif s‟apercevra qu‟il y a encore différentes sortes, des degrés
ou des progressions d‟enseignements secrets auxquels les paroles de Kṛṣṇa ou d‟Arjuna font allusion,
soit aux débuts ou aux fins des chapitres. (Page 27) Chacun des dix-huit chapitres possède un cadre de
référence distinct enchâssant une valeur unitive; le raisonnement vit et bouge à l‟intérieur des quatre
murs de ce cadre. En outre, même si elle vient du Guru, Kṛṣṇa il semblerait que la validité d‟une
affirmation particulière puisse être contredite dans un autre chapitre. A l‟intérieur d‟un même chapitre
nous ne trouverons pas une telle contradiction, excepté dans le deuxième et dans le dernier chapitre
dont la structure est complexe, et où des procédés littéraires et des considérations philosophiques ont
tendance à mélanger différents points de vue. Les détails de ces particularités structurelles seront notés
dans le commentaire et dans une section ultérieure où nous en viendrons à traiter plus en détails de la
structure interne de la Gῑtā. A ce stade il nous suffit de remarquer qu‟en règle générale chaque chapitre
de la Gῑtā doit être considéré comme une entité distincte, sans pour autant que sa vision philosophique
(darśana) soit tout à fait indépendante. Chaque chapitre est comme une pierre de forme différente qui
peut s‟intégrer à l‟ensemble des dix-huit chapitres qui forment l‟arche. Le premier et le dernier

26
chapitre doivent reposer sur des piliers qui sont en contact avec le sol. Aussi sont-ils conçus dans
l‟esprit d‟une réalité plus terre à terre, réalité et réalisme étant maintenu côte à côte par un total
Absolutisme, dans la mesure où ils sont en accord avec le schéma des valeurs contemplatives conçues
par l'auteur de la Gῑtā.

IMPORTANCE DES DEUX CHAPITRES CENTRAUX

Pour ce qui est de l‟enseignement de la sagesse, les chapitres IX et X occupent une position clef. La
fin du chapitre IX contient cette fameuse stance qui, comme nous l‟avons dit, résume la doctrine de la
Gῑtā, et cette stance est répétée presque mot à mot à la stance 65 du chapitre XVIII qui est la fin de
l‟enseignement. La fin du chapitre IX est donc le milieu de la Gῑtā prise dans son ensemble. Un
examen attentif des contenus des chapitres IX et X montrera qu‟ils contiennent de nombreux secrets
que nous ne pouvons pénétrer dans cette introduction préliminaire. Cependant, nous pouvons
remarquer qu‟au IX, 2 la spécificité de ce chapitre est très nettement indiquée:

« Science Royale, Suprême Secret, ceci est purificatoire, supérieur, objectivement vérifiable, conforme
à la vie juste (right), très facile à vivre, (et) n‟est sujet à aucun déclin. »

(Page 28) De la même façon, la première stance du chapitre X fait référence à la plus grande
supériorité du contenu de ce chapitre, même par rapport au chapitre IX:

« De nouveau, O Puissamment-Armé, écoute La Parole Suprême que je dois dire, Moi qui désire ton
épanouissement, à toi qui m‟es si cher (et favorablement disposé) ».

Quand s‟achève le chapitre X, au XI, 1, l‟auteur nous montre qu‟Arjuna se réfère de nouveau aux
deux chapitres IX et X comme appartenant à l‟adhyātma (qui a le Soi pour sujet); cela nous permet de
déterminer la façon dont l‟auteur conçoit le statut de ces deux chapitres:

« Arjuna dit : Par le discours que Tu as prononcé, poussé par Ta faveur à mon égard, ce suprême
secret considéré comme appartenant au Soi a fait disparaître ma confusion. »

LA CLEF DE VOÛTE INVISIBLE

Nous savons que la cosmologie des Upaniṣads, qui a commencé avec le culte des dieux prodiges des
vedas, s‟est enrichie au cours de l‟histoire de la pensée, et lorsqu‟elle a finit par atteindre la sagesse
elle avait son centre dans le Soi de l‟homme. Le Soi était finalement assimilé à l‟Absolu, et on le
considérait comme une Valeur suprême nommée Ānanda (Bonheur).

C‟est cette même Valeur centrale et neutre que la Gῑtā place au cœur de son enseignement dans les
chapitres situés le plus au centre, les IX et X. Pour comprendre comment ces deux chapitres sont
complémentaires l‟un à l‟autre il faudrait un examen détaillé de leurs contenus, tâche que nous avons
réservé pour le commentaire du texte lui-même. Pour le moment il suffit de dire que l‟enseignement
contemplatif de la Gῑtā le plus valable doit être recherché dans ces deux chapitres médians. Même ici,
le chapitre IX est conçu de façon asymétrique et négative par rapport au chapitre X qui se réfère à un
aspect plus positif de l‟Absolu.

L‟Absolu neutre n‟est pas du tout abordé. Il est pris en charge comme un élément sublime et
silencieux, sous-entendu ou dissimulé dans les deux chapitres considérés dans leur ensemble. Comme
le verbe dans une phrase, la clef de voûte de l‟arche de la Gῑtā est presqu‟invisible Ŕune présence
ineffable Ŕ et laissée à l‟imagination intuitive de l‟homme en quête de sagesse pour qu‟il la réalise ou
l‟expérience. S‟il le désire, il est libre de voir une feuille dorée ou verte contenant le Verbe des verbes
ou la Parole des paroles, et qui représenterait l‟Absolu en tant que Soi ou en tant que Valeur unique

27
implicite entre les deux chapitres comme un Principe corrélateur caché en leur sein. (Page 29) Ce qui
revient à dire que l‟enseignement de la Gῑtā dans son essence est le même que celui des Mahāvākyās
(grands dictons) des Upaniṣads et du Védānta en général. A travers la dialectique, qui est la même
chose que le Yoga, Védisme et Rationalisme se rejoignent sans heurt dans l‟enseignement de la Gῑtā.

FONCTION DU DERNIER CHAPITRE

Un vers bien connu des Mῑmāṃsakas (investigations philosophiques) définit les sept liṅgas
(indications) grâce auxquels nous pouvons déterminer le sujet d‟un śāstra (livre) :

« Commencement et fin, répétition, originalité, utilité, discussion critique et légitimité de conclusion


sont les indices qui aident à déterminer le sens. » (1)

Parmi eux, le commencement et la fin sont les deux premiers mentionnés, et quand une affirmation est
répétée à de nombreuses reprises (abyāsa), ceci aussi doit être considéré comme indiquant la
contribution originale ou la doctrine conclusive de l‟œuvre. Ainsi, nous devons également utiliser une
approche méthodique similaire pour évaluer la révélation et la contribution de la Gῑtā dans son
ensemble.

(1)Upakramopasamhārāv abhyāso‟ pūrvata phalam


Arthāvādopapatti ca liṅgam tātparyānirnaye.

Une étude scrupuleuse de la structure du dernier chapitre nous délivre de nombreux et précieux indices
sur ce que la Gῑtā doit finalement enseigner. Il suffira de noter ici que ces mêmes thèmes qui ont
conclu le chapitre IX se retrouvent à la conclusion du chapitre XVIII. D‟autre part, la référence à
samnyāsa (renonciation) au début du dernier chapitre répète un thème qui a été abondamment
mentionné bien plus tôt dans l‟ouvrage: III, 4; et VI, 1 et 2. Le dernier chapitre revient sur ce même
sujet.

Etant donné que la discussion revient à plusieurs reprises sur le même sujet et qu‟Arjuna lui-même dés
le II, 5 (qui est en fait le vrai commencement du dialogue) fait référence au renoncement au monde
pour vivre une vie de mendicité, nous pouvons en déduire que la discussion et la réévaluation de la
Gῑtā tournent autour du thème de ce qui constitue la renonciation proprement dite.

Le dernier chapitre nous permet d‟en affirmer l‟importance sans aucun doute. Tyāga (détachement) est
la conception révisée que la Gῑtā recommande pour la généralité des aspirants, bien que l‟éventualité
d‟un samnyāsa (renonciation) à part entière ne soit pas écartée, comme dans le XVIII, 49:

(Page 30) « Celui dont la raison est détachée des situations, dont le Soi a été conquis, et qui n‟est plus
habité par le désir, par la renonciation (samnyāsa) il atteint la perfection suprême de l'action
transcendante ».

On attribue à Ramakṛṣṇa, le saint du Bengale, d‟avoir dit que la Gῑtā enseigne le tyāga (détachement),
et que la répétition rapide du mot Gῑtā (gῑtāgῑtāgῑtā…) aboutit à la formation syllabique inversée du
mot tyāgῑ ou tāgῑ - aussi proche que possible de la prononciation naturelle d‟un Bengali.

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Dans la sagesse fondamentale que la Gῑtā enseigne en commun avec le reste des Upaniṣads, et dans sa
propre réévaluation originale de l‟idée de ce schéma contemplatif spécifique du comportement appelé
samnyāsa (renonciation), nous avons deux des principales contributions de l‟enseignement de la Gῑtā.
Si nous leurs ajoutons le troisième thème qui est la méthode consistant à établir une stricte relation
bipolaire avec l‟Absolu pour atteindre la sagesse (IX, 34 et XVIII, 65), nous aurons abordé tous les
principaux éléments de l‟enseignement que la Gῑtā représente.

VUE D‟ENSEMBLE DE LA STRUCTURE DES CHAPITRES

Dans le cours de notre commentaire nous avons introduit chaque chapitre par des remarques
préliminaires. Néanmoins, un examen rapide des chapitres nous aidera à préciser d‟ores et déjà la
structure de chacun d‟entre eux. Cette étude nous permettra également d‟éclaircir par avance certaines
autres questions importantes concernant des spécificités de raisonnement, de style et de construction
de la Gῑtā qui doivent être discutées dans la dernière partie de cette introduction.

Chapitre I : Le Conflit Dialectique d‟Arjuna (Arjuna-viśāda-yoga): Le premier rideau est levé au


milieu de la stance 21, lorsqu‟Arjuna entre en scène et qu‟il dit à son cocher Kṛṣṇa : « Arrête mon char
juste au milieu entre les deux armées ». Le deuxième rideau apparait au milieu du vers 28 et il est
maintenu jusqu‟à la fin du chapitre quand retombe le premier rideau. A ce stade il n'est pas encore
question de discuter de sagesse à proprement parlé, mais indépendamment de cela, nous remarquons
que l'auteur n'a pas l'intention de sortir du cadre de l'œuvre. Il a un titre aussi respectable que les autres
chapitres, étant donné qu'il est appelé Yoga. Ce Yoga ne fait pas référence à un état de bonheur
comme on pourrait s'y attendre étant donné la définition du Yoga dans la Gῑtā elle-même Ŕ
« désaffiliation du contexte de la souffrance » (VI, 23) Ŕ mais ici, bien qu‟il soit fait référence à
l‟agonie et au malheur, ce chapitre est néanmoins considéré comme un Yoga. (Page 31) L'agonie
d'Arjuna n'est pas la détresse d'un lâche face à un danger imminent. Notez les étapes de son
découragement, commençant par la pitié, viennent ensuite des considérations philosophiques,
religieuses et humanitaires, toutes sont d'ordre très respectable. Bien que Kṛṣṇa se moque d'Arjuna,
dans le reste de la Gῑtā nous ne trouvons aucune contradiction avec les opinions d'Arjuna, mais plutôt
un exposé réévalué de la position d'Arjuna en termes absolutistes.

La seule erreur que l'on puisse trouver dans la position d'Arjuna se cache derrière l'expression "mon
propre peuple" (svajana) à la stance 28, là où il commence à argumenter. Le culte des ancêtres, les
considérations de caste ou du clan, le principe de non-violence et le principe du renoncement ne sont
pas contraire à l'esprit de la Gῑtā dans son ensemble; mais sur ces sujets Arjuna pense comme un
relativiste, alors que Kṛṣṇa prône un enseignement qui les réexamine au vue de l'Absolu.

Avant que commence la discussion, le premier chapitre est donc le seul qui contienne les problèmes de
la Gῑtā correctement énoncés par le Guru Kṛṣṇa. Ce chapitre nécessite donc la plus grande attention. Et
pourtant, curieusement, des commentateurs dont Śaṅkara fait partie l'ont presque ignoré ou l'ont même
considéré comme superflu. Le commentaire de Śaṅkara commence seulement avec la stance 10 du
chapitre II, et il ne fait qu'un résumé sommaire de ce qui précède, sans aucune commune mesure avec
le reste de ses travaux. Les dix-sept autres chapitres de la Gῑtā tentent de réévaluer ces mêmes
problèmes de façon dialectique. Il est donc très important de ne rien négliger, pas même les plus
infimes particularités, de ce chapitre car l'auteur y cache çà et là des indications destinées à éclairer le
lecteur intelligent.

Il faut remarquer qu'un procédé littéraire secondaire constitué de Duryodhana le souverain parlant à
Droṇa, le type Védique de Guru, qui lui-même s'adresse à Bhῑṣma, le type patriarcal de Guru, se
trouve comme dissimulé entre les stances 2 et 12, comme un procédé N ° I (a) qui serait inclus dans le
procédé N° I de Saῆjaya. Son objet est sans doute de faire ressortir le contraste qui existe même dans

29
le monde relativiste et actuel de cette bataille imminente. Les valeurs védiques faisant référence à la
méthode des brillants dieux phénoménaux (deva-yana) doivent être comparées aux valeurs ancestrales
se référant à la méthode des ancêtres (pῑtṛ-yana), et Duryodhana en tant que chef va de Droṇa à
Bhῑṣma qui représentent respectivement ces ensembles de valeurs. (Page 32) Le roi Duryodhana a
besoin de l'énumération par Saῆjaya des noms des héros afin de les reconnaître et de les classer,
(samjnārtham) comme indiqué à la stance 7 i.e., c'est-à-dire pour relier les parties en conflit aux
ensembles de valeurs qu'elles représentent respectivement. Dans son acuité du sens de l'actuel, la
contemplation n'est pas différente du bon sens. Une fainéante indifférence à l'actualité n'est pas le
genre de mysticisme soutenu dans la Gῑtā. Ce procédé secondaire souligne le besoin de voir les choses
telles qu'elles sont avant que l'on puisse recommander une vie contemplative, de sorte qu'il ne puisse y
avoir aucune échappatoire impliquée dans l'enseignement. Cette attitude parait encore plus évidente
avec le qualificatif «expert» (dakṣa) attribué à un yogi dans XII, 16, que l'on retrouve encore cité
parmi les vertus d'un vrai guerrier dans le XVIII, 43.

Les stances 13 à 20 décrivent encore les réalités de l'état de guerre, telles qu'elles sont vues par
Saῆjaya dans le cadre du procédé du rideau N ° I. Les stances 21 à 28 continuent selon le procédé du
rideau N ° I, et quand le procédé du rideau N ° 2 est révélé au milieu de la stance 28, il se poursuit
jusqu'à la fin du chapitre. A la fin de cette section l'état d'esprit d'Arjuna, qui était compatissant au
début, prend une posture intransigeante. Il jette au loin son arc et sa flèche au lieu de simplement
laisser l'arc glisser de ses mains (stance 30). Le sentiment de compassion qui était vague s'appuie
maintenant sur une attitude déterminée; celle-ci mène à un dilemme mûrement formulé, pour continuer
de mûrir jusqu'au doute dialectiquement formulé tel qu'il est clairement exprimé dans le chapitre
suivant. C'est seulement après toutes ces étapes qu'Arjuna devient apte, selon le schéma secret de
l'auteur, à se considérer comme un disciple du Guru Kṛṣṇa.

Ce chapitre est donc destiné à montrer la nature de l'agonie spirituelle d'Arjuna qui, à la fin du
chapitre, atteint le statut d'un conflit religieux fondé sur le péché. Les scrupules d'Arjuna sont vagues,
mais ils ont cependant la force et la virilité d'un sceptique représentatif de son époque. En tant que
condition préalable et nécessaire à l'ensemble de l'enseignement qui va suivre, le conflit d'Arjuna
mérite d'être considéré comme un yoga.

Chapitre II. Raisonnement Unitif (Sāṁkhya-Yoga) : Le procédé Saῆjaya du rideau N ° 1 s'ouvre avec
la stance 1, mais à la stance 2, le deuxième procédé de rideau apparaît quand s'ouvre le dialogue entre
le conducteur de char Kṛṣṇa et son ami. Celui-ci se poursuit jusqu‟à la stance 9, quand le premier
rideau est baissé pendant un moment, avant d‟être de nouveau relevé à la stance 11. Dés lors, Arjuna
est capable de formuler correctement son doute, ce qui matérialise ainsi la position antérieur du
sceptique à laquelle Kṛṣṇa se met à répondre sérieusement. (Page 33) A partir de ce passage le
véritable enseignement de la Gῑtā se rapporte à la sagesse. Ce n‟est qu‟à partir du chapitre IX que la
sagesse pratique est ajoutée. Ce qui importe le plus ici, c'est que Kṛṣṇa acquiert le statut de Guru à part
entière après qu'Arjuna se soit considéré comme disciple, à la stance 7. Le doute d‟Arjuna est placé au
même niveau que celui d‟un Naciketas ou d‟un Śvetaketu dans les Upaniṣads. C‟est donc à partir de la
stance11 qu‟est révélé le procédé du rideau N°3.

En passant, nous devons particulièrement remarquer la stance 39 qui marque la transition entre les
deux sections de ce chapitre, de la première partie appelée Sāṁkhya-Buddhi (Rationalisme réévalué) à
la seconde partie, appelée Yoga-buddhi (Discipline Unitive rationalisée); un changement que la plupart
des commentaires ont manqué mais qui est d'une importance vitale pour la compréhension de la
méthode et de l'enseignement de la Gῑtā. Bien que ce chapitre soit divisé en deux sections, le titre
Sāṁkhya-Yoga (Raisonnement Unitif) est justifié. Sāṁkhya (Rationalisme) lorsqu‟il est traité de
manière unitaire atteint le statut d‟un yoga, et Buddhi (Raison Pure) lorsqu‟elle est utilisée pour
concilier les contreparties atteint aussi ce même statut de Yoga. Au chapitre V, 4 et 5, il a été
clairement stipulé que Sāṁkhya et Yoga sont identiques:

30
"Que le Sāṁkhya (Rationalisme) et le Yoga (Autodiscipline Unitive) sont distincts, seuls les enfants le
disent, mais pas ceux qui sont bien informés (pandits); quiconque est bien établi dans l'un d'eux obtient
le résultat des deux.

« Le statut atteint par les hommes de Sāṁkhya (Croyance Rationaliste) est également atteint par les
hommes de Yoga (Croyance de l‟Autodiscipline Unitive): Sāṁkhya et Yoga ne font qu‟un Ŕ (seul)
voit bien celui qui voit de cette façon. »

Chapitre III : La Voie de l‟Action Unitive (Karma-Yoga) : A partir de ce chapitre et jusqu‟au XI, 9, le
procédé du rideau N°1 est laissé de côté. Ceci nous indique que ce sont les seuls aspects idéalistes,
perceptifs ou conceptuels de la sagesse, par opposition aux aspects pratiques, objectifs ou concrets de
la réalité, qui ont été inclus dans ces limites. Ce chapitre traite de la «nécessité», en tant que besoin
d'agir dans la vie, poussé par le désir, comme une valeur négative mais impérative ou éternelle de la
vie humaine. La stance 41 considère le désir comme un ennemi. A la fin du chapitre XVI, une
personne sous l‟emprise du désir est condamnée. De même qu‟ici, dans ce chapitre-là il est fait
référence au désir comme l‟ennemi. Ici, il doit être combattu par Arjuna au sein de sa propre nature; là,
au chapitre XVI l‟homme de désir doit être puni par un dieu en colère qui représente l‟Absolu conçu
de manière dualiste. (Page 34) Dans ce dernier chapitre, le principe correctif est considéré comme un
facteur extérieur, alors qu'il réside, bien que de manière dualiste également, dans la nature d'Arjuna
lui-même, au chapitre III. Nous verrons plus clairement cette différence lorsque nous examinerons les
autres chapitres où se révèle la conception architecturale de l'auteur. En attendant, l‟action est ici
élevée au rang de Nécessité Suprême, comme c‟est le cas au chapitre XVI qui est sa contrepartie
symétriquement placée.

Chapitre IV : Sagesse Unitive (Jῆāna-Yoga) : Ce chapitre appartient au procédé du rideau N° 3. Alors


que le chapitre précédent donnait la prééminence à l‟action sous forme de Nécessité avec un N capital,
en donnant la prééminence à la sagesse dans ses stances de conclusion ce chapitre montre un
revirement complet. Cette apparente adoption de deux points de vue opposés dans deux chapitres
adjacents se justifiera quand, dans le chapitre suivant, l'attitude réévaluée de manière unitive envers le
Sāṁkhya (Rationalisme) et envers le Yoga (Autodiscipline Unitive) sera exprimée en termes
énergiques, comme nous l'avons citée ci-dessus, sous le Chapitre II.

La sagesse dont il est question dans ce chapitre n'est pas une simple connaissance issue de la raison
dans le sens logique, mais une sagesse intemporelle ou unitive appartenant au contexte de l'Absolu.
Dans la dernière stance, on nous révèle que le sage a encore une victoire à gagner contre sa propre
ignorance. L'ennemi réel était mentionné de façon subjective au chapitre III. Ici, l‟ennemi a un statut
plus théorique. Concrètement, les combats ne sont pas du tout mentionnés, mais à la stance 42 une
attitude positive est conseillée à Arjuna: «reste ferme dans la voie unitive (yoga) et lève-toi, O Bhārata
(Arjuna)!" Ainsi, l'appel à la réalité de la guerre s'estompe en arrière-plan au fur et à mesure que les
pierres-chapitres de l'arche dont nous avons parlé se rapprochent de la clé de voûte suprême.

Chapitre V : Action Unitive et Renoncement (Karma-Samnyāsa-Yoga) : Toute l'action à laquelle il est


fait allusion ici, c'est le yoga en tant que discipline pratique. Les mots sur lesquels s‟achève ce chapitre
sont Paix Suprême. Pour obéir à Kṛṣṇa, Arjuna n‟a guère besoin de quitter sa position assise.

Chapitre VI : Contemplation Unitive (Dhyāna-Yoga) : Enfin, dans ce chapitre on parvient à traiter le


sujet du yoga comme une discipline personnelle. A la stance 6:

31
« Le Soi est cher à celui (qui est doté) d'un Soi, pour qui même le Soi a été gagné par le Soi ; pour
celui (qui ne serait pas doté) d'un Soi, le Soi serait en conflit avec le Soi lui-même, comme s'il était un
ennemi».

(Page 35) Le fait que les deux Sois soient mentionnés implique qu'il faut donner un statut égal et
opposé aux aspects contingents et aux aspects nécessaires de la personnalité. Ici, le Yoga consiste à
éviter le conflit entre l'acteur et l'action. Le Yoga est la discipline unitive par laquelle, dans la vie, les
tendances opposées sont réduites à néant dans la neutralité de l'Absolu. Les stances 20 à 23, où l'accent
est mis sur le bonheur et où le fait de se couper du monde est défini comme un Yoga, sont une
réévaluation du Yoga traité de manière plus dualiste par Pataῆjali et d'autres. Ne serait-ce que
vaguement, la question des devoirs sociaux ne se pose même pas ici.

Chapitre VII : La Voie Unitive de la Sagesse-Synthèse (Jῆāna-Vijῆāna-Yoga) : La particularité de ce


chapitre pleinement philosophique est de faire la synthèse entre les attributs subjectifs et objectifs de
l‟Absolu, sans qu‟il y ait aucune trace de dualité entre eux. Ces aspects de l'Absolu, identifiés en tant
que "supérieur" et "inférieur", sont mentionnés dans les stances 4 et 5 :

« Terre, eau, feu, air, ciel, mental, raison aussi, et conscience d‟individualité, voici comment se divise
mon octuple nature.

« C‟est la (nature) non-transcendantale (apara= immanente). Saches que l‟autre est Ma nature, qui est
transcendantale, qui constitue la vie, O Puissamment-Armé (Arjuna), c‟est elle qui sous-tend le monde
phénoménal. »

A la stance 24 la synthèse est claire :


« Des personnes irraisonnées Me considèrent comme étant le non-manifesté devenu manifeste ; elles
ignorent Ma (valeur) suprême, inépuisable, sans supérieur. »

Les sujets abordés dans ce chapitre sont indiqués dans la dernière stance (30):

« Ceux qui Me connaissent, en considérant dans leur ensemble ce qui se rapporte aux aspects
existentiels (ādhibhūta), hypostatiques (ādhidaiva) et sacrificiels (ādhiyajῆa), ils Me connaissent dans
un esprit unitif, même au moment de leur départ. »

La nature purement philosophique et non sociale de l'enseignement de la Gῑtā devient de plus en plus
évidente à mesure que l'on approche des chapitres centraux. (Page 36) Aucun arc et aucune flèche ni
même de "redresse-toi" n'est requis d'Arjuna ici!

Chapitre VIII : La Voie Unitive dans le Progrès Spirituel Général (Akṣara-Brahma-Yoga) : Le combat
auquel il est fait référence à la stance 7 de ce chapitre :

« Par conséquent, en tout temps souviens-toi de Moi et bats-toi: quand ton mental et ton intelligence
s'en seront remis à Moi, tu viendras à Moi; (n'ai) aucun doute. »

a été considéré comme accessoire à la contemplation de l‟Absolu. Quelques vestiges des aspects
nécessaires de la vie peuvent encore s'accrocher à une personne qui aurait atteint la sagesse de
l'Absolu. Ce facteur résiduel fait tendre le chemin de l‟aspirant vers l‟obscur ou le lumineux
mentionnés à la stance 26 :

« Ceux-ci, le blanc et le noir, sont connus pour être dans ce monde les deux éternels chemins jumeaux;
par l'un d‟entre eux on atteint le non-retour, tandis que par l'autre on revient. »

32
Pourtant, malgré cette référence à deux voies conduisant à des mondes obscurs ou brillants, ce chapitre
est conçu de façon purement spirituelle; il mène aux valeurs unitives des deux chapitres suivants. Mais
avant de les aborder, ce chapitre répond de manière synthétique à de nombreuses questions théoriques.

Chapitre IX : La Contemplation Unitive comme Science Royale et Suprême Secret (Rāja-Vidyā-Rāja-


Guhya-Yoga) : L'Absolu pur, neutre et impersonnel, qui doit être considéré comme la plus haute des
Valeurs dans la vie spirituelle ou contemplative est clairement mis en évidence dans les stances 4 et 5 :

« Tout ce monde est imprégné par Moi, Ma forme non manifestée; tous les êtres ont existence en Moi
et je n'ai pas d'existence en eux.

« Et de plus, les êtres n'existent pas en Moi; considère Mon statut comme un mystère divin; en outre,
demeurant Moi-même cette Impulsion qui est derrière les êtres, je les porte mais n'existe pas en eux
non plus. »

Dans un premier temps il convient de faire un rapprochement de ces stances avec la stance 11:

« Les sots se méprennent sur Moi car j'adopte la forme humaine, ignorants qu'ils sont de Mon
existence qui est au-delà, en tant que Seigneur de tous les êtres. »

(Page 37) et avec la série de stances de la 13 à la 19 :

« Mais ceux qui ont un Grand Soi, O Pārtha (Arjuna), affiliés à Ma nature divine, ils adorent avec un
esprit excluant tout intérêt extrinsèque, M'ayant connu comme la Source Primordiale Inépuisable de
tous les êtres.

« Chantant sans cesse Mes louanges, faisant sans cesse des efforts, fermes dans leurs vœux et Me
saluant avec dévotion, ils sont toujours unis dans une dévotion assidue.

« D'autres aussi, faisant le sacrifice de la sagesse, de manière unitive, de manière dualiste, et faisant
également face par de nombreuses autres façons universellement et partout, M'assistent avec
vénération.

« Je suis l'action rituelle, Je suis le sacrifice, Je suis l'oblation aux ancêtres, Je suis l'efficace herbe
médicinale, Je suis la formule sacrée, Je suis aussi le beurre fondu, Je suis le feu, Je suis l'offrande.

« Je suis le Père de ce monde, la Mère, le Support, et le Grand Sire (l'Ancêtre), le Saint qui doit être
connu, le Purificateur, la syllabe AUM, ainsi que les (Vedas appelés) Rik, Sāma et Yajus.

« (Je suis) l'Objectif, le Support, le Seigneur, le Témoin, la Demeure, le Refuge, l'Ami, le Devenir, la
Dissolution, et le Fondement de l'être, la Base ontologique, et la Semence jamais épuisée.

« Je diffuse la chaleur (et) je fais la pluie; Je retiens et j'émets; Je suis l'immortalité et la mort, ainsi
que l'être et le non-être, O Arjuna. »

Cette série énumérant toutes les valeurs contemplatives possibles, s‟achève avec cet Absolu neutre qui
est à la fois existant et non-existant (sat et asat). Non seulement l'Absolu est libre de toute souillure
liée à l'action, mais ici le statut de celui qui vénère devient égal au statut de celui qui est vénéré,
comme stipulé à la stance 29:

« Je (considère) tous les êtres de la même façon. Pour Moi, il n‟y en a aucun qui soit haïssable ou cher.
Ceux cependant qui adorent avec dévotion, ils sont en Moi et moi aussi je suis en eux. »

33
Comme cela est indiqué dans les stances 30 et 31, il y a une note d'espoir pour tous, quelque soit le
comportement ou la classe sociale:

« Même si quelqu'un (commettant) les actes les plus pervers devait Me vénérer avec une dévotion
excluant tout le reste, il devrait être considéré comme bon de la même manière simplement par le fait
que sa détermination est correctement établie.

« (Page 38) Instantanément, il devient établi dans sa propre vraie nature et entre dans la paix éternelle.
Crois-Moi en toute confiance, O Fils de Kuntῑ (Arjuna), celui qui est fidèlement affilié à Moi ne
connait aucune destruction. »

Dans la stance suivante (32) il est stipulé que toute personne n‟est aucunement liée par ses obligations
sociales :

« Ceux aussi qui viennent chercher refuge en Moi, O Pārtha (Arjuna), quels qu'ils soient (femmes),
ouvriers (śūdras), tout autant que les fermiers-marchands (vaiśyas), (tous) d'origine pécheresse, ils
atteignent également le but suprême. »

A la stance 34 en donnant ce code secret il est indiqué que la première moitié de la discussion sur la
sagesse contemplative est terminée. Un balayage des éléments de valeurs implicites dans les stances
16 à 19 inclues (données ci-dessus) révélera cependant que des valeurs plus objectives ou plus
positives sont réservées pour le chapitre suivant; dans le chapitre X les aspects spécialisés de l'Absolu
qui s'introduisent ouvertement dans le monde visible des valeurs (bien qu'ils ne soient que
partiellement représentatifs du Principe Universel Absolu) seront énumérés. Ainsi, le présent chapitre
peut être considéré comme « négatif-subjectif » par comparaison au prochain chapitre qui devient
« positif-objectif ». Les chapitres suivants maintiennent de plus en plus ce caractère positif.

Chapitre X : L'Identification Unitive des Valeurs Positives (Vibhūti-Yoga) : Nous avons maintenant
dépassé le zénith de l'enseignement de la Gῑtā. Ici, sont énumérées en premier lieu les valeurs
objectives de la nature des attitudes personnelles ou des sublimes critères d'ordre contemplatif plutôt
que d'ordre public ou collectif. Aux stances 4 et 5 nous avons la série complète des plus intimes des
valeurs contemplatives qui pourraient aussi être des vertus:

« La raison, la sagesse, le fait de ne pas être dans la confusion, la patience, la vérité, la maîtrise de soi,
le calme, le plaisir et la douleur, le devenir et le non-devenir, le sens du danger et de la sécurité,

« La non-violence, l'équilibre, le contentement, l'austérité, la bienveillance, la renommée et l‟opprobre,


sont les diverses attitudes distinctes venant de moi seul. »

(Page 39) Les aspects visibles des attitudes personnelles contemplatives sont énumérés dans la
seconde moitié du chapitre. L'Absolu a un désir, une force de devenir, qui exerce sa pression sur le
flux de la vie. Ce devenir créatif dans son expression la plus puissante a trois qualités qui sont
appelées "ayant un caractère spécifique" (vubhūtimat), "ayant de la valeur ici et maintenant" (śrῑmat),
et "exprimant une stabilité radicale" (ūrjitam). Ce dernier aspect de l'Absolu, qui apparaît de nouveau
dans le XIV, 27, est l'aspect fondamental duquel les notions de justice et de devoir tirent leur source.

Chapitre XI : La Visualisation Unitive de l‟Absolu (Viśvarūpa-Darśana-Yoga) : Dans ce chapitre,


laissant derrière le côté « objectif », une visualisation plus audacieuse de l‟Absolu, bien que
positivement objective, est donnée dans trois sous-sections. Il y a la version Saῆjaya de la vision
d‟Arjuna qui appartient au procédé du rideau N°1, il y a aussi la vision telle qu‟elle est vue par Arjuna

34
qui appartient au procédé du rideau N°2, et il y a la vision telle qu‟elle est expliquée par Kṛṣṇa qui
appartient au procédé du rideau N°3 ou à la discussion sur la sagesse à proprement parler, le samvāda.

De manière significative, la requête que fait Arjuna pour avoir la vision d'une divinité théologique
(dans le contexte relativiste du procédé conventionnel N ° 1 d'un Saῆjaya) n'estpas accordée par
Kṛṣṇa. Après avoir écarté cet aspect de visualisation, il préfère assumer sa forme ordinaire, excluant
ainsi du même coup de l'enseignement de la Gῑtā (l'idée d') un dieu théiste. Arjuna lui-même oscille
entre le statut d'un disciple contemplatif et celui d'un simple ami de Kṛṣṇa, comme on peut le voir au
vers 41.

Dans ce chapitre, ce que nous ne devrions manquer de remarquer en aucun cas, c'est qu'en se référant à
l'aspect terrible et destructeur de l'Absolu, l'auteur fait tout son possible pour introduire le procédé de
rideau N ° 1. C'est la réalité de la guerre qui est terrible et non pas l'idée qu'on en a. Quand Kṛṣṇa se
réfère à lui-même comme représentant le temps, ce n'est pas du Temps pur dont il est question, mais
du temps réel, comme celui qu'entretient le tic-tac d'une horloge (n.d.t : on peut aussi comprendre : « comme le
temps retenu par une minuterie »). Le temps réel est rempli d'événements terribles qui ne doivent pas (n.d.t: en fait:
"qui n'ont pas besoin de") du tout effrayer le sage capable de considérer le même temps d'une manière plus
conceptuelle ou plus pure.

Quand Kṛṣṇa se dit engagé dans la destruction du peuple, c'est l'actualité de la guerre qui est
représentée de manière vivante et imaginative. Ce qui est requis d'Arjuna c'est de n'être que la cause
externe et accessoire du meurtre. Puisque cette même incitation à participer à des combats accessoires
ou feints, comme on le voit à la stance 30, n'appartient qu'au procédé de rideau Saῆjaya ou N° 1, on ne
doit pas considérer qu'elle appartient sérieusement à la doctrine philosophique de la Gῑtā. (Page 40) La
toile épique a des caractéristiques plus brutes et nécessaires, mais elles n'appartiennent pas à l'image
contemplative que l'auteur veut peindre dessus et il ne les y destine pas.

Ainsi cela justifie la nécessité d'introduire Saῆjaya au milieu du chapitre pour expliquer la nature du
sujet auquel il est fait référence. La stance qui conclue le chapitre marque le retour au style
contemplatif normal de la Gῑtā. Des valeurs telles que la dévotion et l‟absence de haine, qui sont de
nouveau introduites, n‟ont rien en commun avec l‟esprit d‟un champ de bataille.

Chapitre XII : Dévotion Unitive et Contemplation (Bhakti-Yoga) : Ce chapitre ne fait aucune allusion
aux comportements belliqueux, mais renvoie à deux degrés de vie contemplative, le personnel et
l'impersonnel; le premier d'entre eux est facile mais inférieur et le second difficile mais supérieur. A
partir d'ici le procédé du rideau N ° 3 du dialogue normal continue de façon ininterrompue jusqu'à ce
que nous atteignions presque la fin de la Gῑtā, lorsque Saῆjaya revient seul sur la scène au XVIII, 74.

Chapitre XIII : La Compréhension Unitive de la Distinction entre le Réel et le Perceptuel (Kṣetra-


Kṣetrajῆa-Vibhāga-Yoga) : Ce chapitre est dédié à la méthodologie et à l‟épistémologie. Les aspects
«réels» et «perceptifs» de l'Absolu ne devraient jamais être confondus dans l'esprit du contemplatif s'il
veut être en mesure de reconnaître les valeurs contemplatives supérieures. La stance 26 énonce une loi
selon laquelle tous les êtres naissent de l'union de ces deux aspects.

Le Kṣetra (le champ réel) et le Kṣetrajῆa (le connaisseur perceptuel du champ) sont des contreparties
dialectiques, qui doivent être distinguées dans un premier temps, pour ensuite être assimilées l'une à
l'autre afin de faire émerger l'Esprit Primordial du chapitre XV.

Chapitre XIV: La Voie Unitive de la Transcendance des Trois Modalités de la Nature (Guṇa-Traya-
Vibhāga-Yoga): Au II, 45 il était demandé à Arjuna de rejeter les Vedas parce qu'ils avaient à faire aux

35
trois guṇas ou modalités de la nature. Comment sont-elles devenues si respectables aux yeux de Vyāsa
dans le présent chapitre? La réponse c‟est qu‟ici les guṇas sont davantage utilisés comme des
symboles ou des signes qui ont nature de diagnostic pour la comparaison des valeurs contemplatives
après que la synthèse entre les notions supérieures et inférieures de l‟Absolu ait été suffisamment
expliquée.

La dernière stance montre clairement que c‟est à l‟aspect fondamental de l‟Absolu qu‟est donnée la
place prépondérante, à statut égal avec son aspect transcendantal ou suprême. (Page 41)
Indépendamment de leur supériorité ou de leur infériorité relative, les modalités doivent toutes être
transcendées, comme stipulé à la stance 20; en même temps, de la stance 22 à la stance 25 inclue, c'est
la neutralisation que prône Kṛṣṇa comme mode de révision. Le yogi qui est ainsi capable de neutraliser
les modalités alors qu'elles agissent sur lui à partir de l'aspect fondamental de l'Absolu qu'il représente
en lui-même et cela grâce à la connaissance qu'il a de la valeur suprême de l'Absolu, est "propre à
devenir l'Absolu Lui-même" .

Chapitre XV : L'Approche Unitive de la Personne Suprême (Puruṣottama-Yoga) : Toutes les valeurs


védiques sont ici mises à l‟écart par la fusion des deux personnes qui constituent l‟objet de ce chapitre.
La différence entre ces deux facteurs personnels et les deux concepts philosophiques du chapitre XIII
consiste en ce qu'ici les deux ensembles de valeurs personnelles sont synthétisés, tandis qu'au chapitre
XIII l'objet était de définir et de discuter des concepts philosophiques d'importance méthodologique.
Les valeurs se rapportent à la conscience, et pour avoir une pensée philosophique correcte, l'objectivité
ou la subjectivité des valeurs n'est importante qu'à titre indicatif. La Personne Suprême de ce chapitre
représente la notion unitive Absolue de la Valeur. Ne serait-ce que de loin aucune référence à une
situation de guerre n'est suggérée ou même impliquée ici où il est question d'un sujet qui traite
simplement de la seule philosophie contemplative ou éternelle.

Chapter XVI : La Voie Unitive de la Discrimination entre les Valeurs Supérieures et Inférieures
(Daivāsura-Sampad-Vibhāga-Yoga) : Dans ce chapitre on discute de deux types de personnes attachés
à des ensembles de valeurs, qui sont ambivalentes et largement distinctes sur l‟échelle des valeurs
humaines. Il y est question d‟éthique, pas d‟éthique sociale, mais plutôt d‟une nouvelle variété de
moral contemplative ou personnelle. Dans les limites de cette naissance, les vertus inférieures, ou
talents personnels, lorsqu'elles sont sous l'influence sublimante de la contemplation produisent les
vertus supérieures de ces talents.Les Dharma Śāstras (codes de Conduite) tels que celui de Manu,
discutent de l'éthique sous l'angle des relations entre individus .Mais ici, il se trouve que c'est
l'individu lui-même que l'auteur garde à l'esprit; comme doit l'être un contemplatif, il est isolé de son
environnement social. Bien que né pour n'être qu'un Kṣatriya (guerrier) et non un brahmāna ou un
samnyāsi, Arjuna est admis dans le groupe des personnes dotées de la plus haute série de vertus
(stance 5). Un Kṣatriya (guerrier) non sublimé ou non contemplatif pourrait être doté d'une vertu
démoniaque. (Page 42) Etant un disciple de Kṛṣṇa dans ce contexte de sagesse, Arjuna est admis dans
le groupe supérieur. La plus grande partie de ce chapitre est consacrée à condamner vigoureusement
une personne aux vertus démoniaques. Duryodhana entre peut-être dans cette catégorie, au moins dans
le sens où il n‟est pas affilié à la sagesse Absolue mais seulement à des notions relativistes de sainteté
religieuse ou de valeurs vitales.

Chapitre XVII: L'Identification Unitive des Trois Modèles de Foi (Śraddhā- Traya-Vibhāga-Yoga) :
Ce chapitre est fondé sur le dicton selon lequel la personnalité de l‟homme est déterminée par ce à
quoi il croit (stance 3). Les formes de foi, bonne, indifférente et mauvaise, sont classées et discutées ici
sous des catégories qui sont pour l‟essentiel le sacrifice, l‟austérité et l‟offrande (ou don). Finalement
on examine ces trois types en constatant qu‟ils sont conformes aux modèles les plus sacrés connus en
Inde, que ce soit dans le contexte des Vedas ou de l'enseignement Upanishadique plus large du
Védānta basé sur le grand aphorisme philosophique (Mahā-Vākya) AUM-TAT-SAT ("Aum, Ceci est

36
le Réel"). Ici la religion et la philosophie sont mises sur un pied d‟égalité. La religion est faite de
philosophie et la philosophie est faite de religion. La foi suprême en l‟Absolu aux trois niveaux
représentés par cette mystérieuse Mahā-Vākya détermine la personnalité contemplative de l‟homme.
AUM représente l‟affiliation à l‟Absolu; TAT représente le fait d‟être libéré de toute recherche de
bénéfice; et SAT représente la réalité fondamentale et la bonté en général. La consécration à l‟Absolu
se manifeste sur ces trois niveaux afin de déterminer le parfait type d‟homme spirituel dont il sera
question dans le dernier chapitre.

Chapitre XVIII. La Voie Unitive au sein des Modèles de Comportement, (Samnyāsa-Yoga). Ce


dernier chapitre doit parvenir à deux niveaux de conclusion. Tout d‟abord il y a la conclusion qui
résulte spécifiquement de la discussion postérieure au chapitre IX (qui lui-même avait déjà conclu la
discussion théorique sur la philosophie contemplative à l‟exclusion de ses aspects pratiques), et en
second lieu il y a une conclusion générale qui concerne l‟ensemble de l‟œuvre, qui traite des aspects
pratiques et qui touche à la discussion sur les modes de comportements dans la réalité. Même là, il ne
s‟agit pas d‟obligation sociale, mais seulement d‟une reconnaissance intelligente et libre que l‟on fait
soi-même du rôle particulier qu‟il conviendrait que notre propre personnalité remplisse dans notre vie,
dans des circonstances données ou dans des cas particuliers.

Arjuna est un homme libre qui a des dons divins et qui est déjà conscient de ce qu‟implique en théorie
cette sagesse qui est de l‟espèce la plus secrète qu‟il soit. Dans le monde auquel Arjuna est confronté il
y a déjà une nécessité d'agir selon des modes de comportements qui impliquent chacun une attitude
personnelle propre. (Page 43) Comme dans les cas de croyances préétablies avec leurs propres
modèles de sacrifice, d'austérité et d'offrande, historiquement à cette époque en Inde, on disposait de
moules imposant des modèles de comportement prêts à l'emploi comme celui du renonçant
(samnyāsi), de celui qui pratique le détachement (tyāgῑ), et de ces modèles bien connus et statiquement
codifiés tels que le brāhmana (prêtre), le kṣatriya (guerrier), le vaiśya (commerçant) et le śūdra
(ouvrier). Kṛṣṇa aborde ici chacune de ces formes fixes de tradition religieuse rigide et obligatoire et il
les réévalue résolument. On ne peut autoriser ni l'hérédité, ni le poids mort d'une obligation
statiquement et étroitement conçue, à vicier la question du libre choix des modèles de vie active dans
la gamme disponible et ouverte à tout homme.

Quand en conclusion on arrive à l'importante et toujours philosophique question de l'adéquation des


facteurs internes et externes à la vie, il reste encore à considérer le cas particulier d'Arjuna sur le
champ de bataille auquel une telle théorie doit être appliquée.

La Gῑtā relève même le défi de se référer au problème d'Arjuna en termes philosophiques et


contemplatifs. Comme nous le voyons aux stances 33 et 43, sur un champ de bataille la fermeté est
une valeur qui pourrait devenir d'ordre contemplatif:

« La fermeté avec laquelle on empêche les activités du mental, les fonctions vitales et les sens de
dévier (du vrai chemin) par le Yoga, est pure (sāttvik), O Pārtha (Arjuna). »

« La vaillance, l'éclat, la fermeté, l'habileté, mais aussi le fait de ne jamais fuir, la générosité et la
dignité des hommes sont des attributs du (modèle) d'activité du kṣatriya, fruits de sa propre nature. »

Pour quelqu'un de profondément attaché à l'Absolu, le bonheur d'un guerrier qui a fait ce qu'il devait
normalement faire en une occasion donnée est également une autre valeur tout aussi contemplative et
aussi précieuse que la vie elle-même, comme indiqué à la stance 36. Comme dans le cas d'une future
mère prise dans les labeurs de l'accouchement, il serait futile et absurde, au dernier moment, de ne pas
la laisser faire, et par une philosophie erronée d'une quelconque nature, d'entraver le libre
accomplissement de l'activité vitale qui lui est propre à ce moment particulier; pour la même raison,
Kṛṣṇa conseille à Arjuna de ne pas avoir de faux scrupules d'ordre négatif en vivant pleinement selon

37
le mode de vie que lui ont donné la nature et les circonstances qui sont dans son cas d'un caractère
absolument impératif. (Page 44) A la stance 63 il est toujours considéré comme un homme libre:

« C'est ainsi que la sagesse plus secrète que tout ce qui est secret t'a été déclarée par Moi; en
examinant minutieusement tout (de façon critique), en n'omettant rien, fais comme tu veux.»

Vyāsa prend soin de placer la réplique d‟Arjuna à l‟extrême limite de la partie qui appartient au
dialogue. La stance immédiatement consécutive réintroduit le contexte épique dans lequel Saῆjaya
entre de nouveau. Si l'obéissance d'Arjuna à Kṛṣṇa a conduit Arjuna à donner la mort, cela n'est pas
précisé dans la Gῑtā, car un tel sujet ne conviendrait pas au contexte contemplatif. De plus, dans une
section supplémentaire qui s‟étend de la stance 50 à la stance 53, Vyāsa offre la possibilité à Arjuna
d‟un mode de vie qui serait assez éloigné du rude contexte de la guerre, au cas où Arjuna voudrait
l‟éviter. Cette solution alternative, qui est vraiment plus contemplative, prouve en outre que les
obligations sociales ne s‟imposent pas davantage à Arjuna qu‟elles ne s‟imposent généralement dans
un contexte de sagesse. La contemplation appartient au domaine de la liberté contingente et non aux
obligations nécessaires de la vie spirituelle de l‟homme.

En rapport avec les deux tendances données dans cette discussion, l'une plus discrètement
contemplative et l'autre plus ouvertement ou activement contemplative, nous avons deux degrés
différents de secrets mentionnés dans les stances 63 et 64. Nous avons déjà cité la stance 63 ci-dessus.
La stance 64 dit:

« Ecoute de nouveau Ma Parole suprême, la plus secrète de toutes… »

Ces deux lignes de vie contemplative arrivent à une magnifique conclusion dans cette célèbre stance
65 qui répète presque mot à mot le IX, 34, et qui amène l‟enseignement de la Gῑtā à son point le plus
culminant:

« Unis-toi mentalement à Moi; sois Mon dévot; offres-Moi des sacrifices; prosternes-toi devant Moi; à
Moi seul tu viendras; Je te le promets (en) vérité; tu M'es cher. »

Le caractère non religieux et non obligatoire de la Gῑtā dans son ensemble est évident à partir de la
stance 66 où la primauté est donnée à l'Absolu par dessus toutes autres considérations de la vie
contemplative ou spirituelle; dans la Gῑtā celle-ci est destinée à être libre et ouverte, bien que dans le
même temps elle offre à l'homme le plus grand espoir qui soit (page 45):

« Abandonnant tous tes devoirs, viens à Moi, l'Unique, pour trouver refuge. Je t'absoudrai de tout
péché; ne désespères pas! »

LA DESCRIPTION TERMINALE DE CHAQUE CHAPITRE

A la fin de chaque chapitre de la Gῑtā il y a ce qui correspond à une description terminale du chapitre
en question (ce n'est pas un colophon au sens stricte) 1 ; celle-ci indique clairement que ce chapitre est
un «yoga» particulier donnant primauté à une (one) notion unitive qui - au moyen d'un dialogue qui,
bien sûr, est celui entre Kṛṣṇa le Guru et Arjuna le disciple - se rapporte à la sagesse de l'Absolu. Les
termes Brahma-Vidyā (science de la sagesse de l‟Absolu), Yoga-Śāstra (livre scientifique de la
discipline contemplative), Kṛṣṇa-Arjuna-Samvāda (dialogue entre Kṛṣṇa et Arjuna), et le nom donné à
la Bhagavad Gῑtā (chant/hymne de Dieu) ainsi que la qualification qui lui est attribuée d‟être une série
d‟Upaṇiṣads Ŕ instructions philosophiques védiques Ŕ au pluriel, sont des expressions communes à
chacune des descriptions terminales des chapitres.

(1) ity śrῑmad bhagavad-gῑtās-ūpaṇiṣatsu brahma-vidyāyām yoga-śastre śrῑ-kṛṣṇa-arjuna-samvāde….

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Il est légitime d'attendre de cette description inclue dans l'œuvre même telle qu'elle a été transmise
jusqu'à présent que (1) la Bhagavad Gῑtā soit une série d'Upanisads, (2) qu'elle traite de la sagesse de
l'Absolu, (3) qu'elle soit sous la forme d'un dialogue où l'opinion antérieure est réévaluée en termes de
connaissance finalisée et (4) par-dessus tout, qu'il soit un Yoga Śāstra, c'est-à-dire un texte ordonné et
rigoureux qui appartient à la science de la contemplation.

Nous avons déjà montré en quoi ce texte est un hymne (/chant) et nous avons déjà justifié la plupart
des autres descriptions énumérées ci-dessus. Il reste à examiner sa prétention à être une science exacte
traitant de Yoga.

UN LIVRE SUR LE YOGA

Nous l'avons vu, la Gῑtā n'utilise pas le raisonnement ou les arguments de type ratiocinatif ou discursif
habituels. Bien qu‟elle ait apparemment beaucoup en commun avec des écoles de philosophie telle que
celle des Sāṁkhyas (dont beaucoup de leur méthode dépendait à leur tour de l‟école du Nyāyā-
Vaiśeṣika), la logique de la Gῑtā lui est propre à de nombreux égards. Ce n'est pas tout à fait la sienne
en propre, mais elle a derrière elle une tradition très ancienne ou plus exactement éternelle. Son auteur
Vyāsa lui-même en est conscient lorsqu‟il parle par l‟intermédiaire de Kṛṣṇa :

« Cette (sagesse) ainsi transmise successivement le long de la lignée, a été comprise par les Roi-Sages
(Rāja-Ṛṣis); (cependant) ici, après un long laps de temps, cette sagesse unitive (yoga) s'est perdue, O
Paraṃtapa (Arjuna). » IV, 2.

Il y a une référence encore plus directe au Sāṁkhya au XVIII, 13.

Chaque chapitre de la Gῑtā étant un yoga et le conflit d'Arjuna étant lui-même appelé yoga dans le
premier chapitre, il est facile de voir que le mot yoga est utilisé dans la Gῑtā dans un sens très étendu,
très global et très précisément conçu. Il ne se limite pas au Yoga de Pataῆjali, et les états connus dans
la progression de la pratique yogique mentionnés dans les Yoga-Śūtras de Pataῆjali sont très
manifestement absents dans la Gῑtā. Cà et là, tout au long de l'ouvrage, il y a des définitions et des
descriptions suggestives de personnes parfaitement yogiques, ce qui permet de distinguer le caractère
unique, secret et spécial du yoga tel qu'il est signifié sans aucun doute possible dans la Gῑtā. C'est une
éternelle voie de sagesse basée sur le raisonnement intuitif, qui recouvre les aspects pratiques et
théoriques de la vie contemplative, et pour laquelle la méthode consiste à égaliser les contreparties
d'un argument ou d'une situation, par exemple:

« Arjuna dit : Ce yoga que tu as présenté comme constitué de similitude, O Madhūsudana (Kṛṣṇa) ...
VI, 33.

Le yoga a une pente ascendante et une pente descendante comme indiqué au VI, 3:

« On dit du yoga d'un homme qui est maître de lui-même mais qui aspire à l‟être encore davantage,
qu'il a l'action comme principe-moteur (kāraṇa); pour ce même homme, lorsqu‟il s‟est hissé à l‟état
unitif (du yoga), on dit que c‟est la tranquillité qui est son principe-moteur. »

Il est fait allusion au secret du yoga que l‟on doit apprendre auprès de très rares philosophes au IV, 34:

« Apprends cela par la prosternation, en cherchant des questions et par le service, ils t'instruiront
(dûment) dans la sagesse, ces hommes sages qui peuvent voir les principes de fondamentaux. »

39
(Page 47) La rareté, la valeur et l'extrême confidentialité que le yoga vise à laisser entendre dans la
Gῑtā est abondamment mentionné tout au long de l'ouvrage. Comme cela est affirmé au VI, 44, ne
serait-ce que le désir de connaître le yoga fait avancer un homme au-delà de l'Absolu Védique:

« Il est tiré par la pratique précédente elle-même, bien qu'il soit sans pouvoir, car celui qui est désireux
de connaître le yoga transcende l'Absolu du son (śabda-Brahma). »

Nous pouvons déduire de V, 4 et 5 (voir page 42) que Sāṁkhya et Yoga ont beaucoup en commun si ce
n‟est presque tout. Les aspects philosophiques ou doctrinaux du yoga tels qu‟ils sont interprétés dans
la Gῑtā sont les mêmes que ceux que l‟on trouve dans anciennes écritures des ṛṣis (clairvoyants) y
compris dans les Brahma-Sūtras, dont l‟auteur est sans doute Bādarāyana-Vyāsa, comme stipulé au
XIII, 4:

« Chantés de plusieurs manières par des ṛṣis (clairvoyants) séparément et distinctement, avec
(différentes) formes de vers, et aussi par les aphorismes des Brahma-Sūtras qui sont riches en
raisonnements critiques et positivement construits. »

En outre, le yoga est également mentionné comme étant la cause ou la source de l'émergence d'entités
telles que la manifestation de l'Absolu lui-même. Yoga et māyā sont des termes presqu‟équivalents
dans des expressions telles que Yoga-Māyā (VII, 25) et Ātma-Māyā (IV, 6). Il est aussi fait référence à
Kṛṣṇa en tant que représentant de l‟Absolu comme étant Yogeśvara (le Seigneur représentant le
Principe du Yoga).

SIGNIFICATION DE LA DIALECTIQUE ET DU YOGA

Nous avons déjà mentionné la relation qui existe entre la dialectique, telle qu'elle est conçue par
Parménide et Zénon en Occident, et la méthodologie et l'épistémologie propres au yoga telles qu'elles
sont interprétées dans le large éventail d'utilisations et de ramifications indiquées ci-dessus.
Cependant, ici dans la Gῑtā le Yoga combine religion et philosophie, cosmologie et psychologie,
austérités et dispositions naturelles. Faire correspondre l'occupation qui sied à la personne
correspondante est également à la portée du yoga, comme nous l'avons vu dans le dernier chapitre. De
l'idéalisme extrême ou rationalisme des premiers chapitres au pragmatisme ou réalisme des derniers
chapitres, le yoga est employé comme méthode commune ou comme facteur épistémologique
corrélatif.

(Page 48) Il ne faut pas blâmer l‟auteur de la Gῑtā si le concept de yoga est encore vague dans l‟esprit
du lecteur. Dés les premiers chapitres il a pris soin d‟expliquer avec suffisamment de clarté ce
qu‟implique le yoga tel qu‟il l‟utilise. Le yoga est une approche dialectique de la vie contemplative et,
en tant que tel, il concerne l‟émancipation spirituelle personnelle par l‟appréciation de toutes les
valeurs unitives qui ont normalement leur place dans la vie d‟un homme.

Les philosophes pré-socratiques qui utilisaient la dialectique pouvaient ou non avoir en vue ce type
d'émancipation personnelle, mais dans la République de Platon (534) nous avons des passages dans
lesquels la dialectique est appelée un hymne qui

« …n'est qu'un effort intellectuel ... Quand une personne commence à aller à la découverte de l'Absolu
à la lumière de la seule raison, sans l'aide des sens, et qu'elle ne se ne désiste jamais jusqu'à ce que, par
l'intelligence pure, elle arrive à percevoir le Bien Absolu, elle se trouve finalement au bout du monde
intellectuel comme dans le cas de la vue qui arrive au bout du visible ...La dialectique est donc la
pierre de couronnement des sciences, et elle est placée au-dessus d'elles; ce ne serait pas correct de
placer une autre science au-dessus d'elle, la nature de la connaissance ne peut pas aller plus loin. "1

40
Que même Platon ait considéré que des éléments de valeur spirituelle relèvent de l'utilisation de la
dialectique ressort clairement de ses propres mots (République, 533):

« Il n‟y a donc que la méthode dialectique qui, écartant les hypothèses, va droit au principe pour
l‟établir solidement; l'œil de l'âme, qui est littéralement enfouie dans un bourbier bizarre, est
doucement soulevé vers le haut par elle; et elle utilise les sciences dont nous avons discutées comme
servantes et assistantes dans l'œuvre de conversion. »1
1
Tiré de la traduction de Jowett.

UNE GUIRLANDE DE VALEURS

Le philosophe néo-platonicien Plotin a employé cette méthode de dialectique presque de la même


façon que la Gῑtā, réunissant en un seul système la matière et l'esprit. A notre époque, Bergson aussi a
compris et a utilisé la dialectique pour développer ses idées métaphysiques. (Page 49) Ainsi nous
serions encore en bonne compagnie quand nous dirons que la dialectique est une voie vénérable et
secrète du mysticisme ou de la philosophie éternels, et qu'elle est basée sur l'intuition plutôt que sur la
raison. Elle donne des résultats unitifs composés des valeurs de la vie allant de la plus courante à la
plus élevée.

La dialectique pourrait enfiler toutes les valeurs de la vie sur une guirlande de valeurs humaines,
chacune d‟entre elles étant précieuse dans son propre contexte. A travers une notion de l'Absolu qui
est propre à la Gῑtā, ses dix-huit chapitres rassemblent différentes valeurs de la vie entre elles -
l'Absolu étant le Principe corrélateur comme nous le voyons au VII, 7:

« En moi tout cela est enfilé comme une série ordonnée (ganaḥ) de perles précieuses sur un cordon. »

Vyāsa donne un exemple de cette méthode de raisonnement dialectique dans cette stance
symétriquement équilibrée, le II, 16:

« Ce qui n‟est pas réel ne peut avoir d‟existence et ce qui n‟a pas d‟existence ne peut être réel; la
conclusion concernant ces deux (vérités) est déjà connue des philosophes.»

Cette méthode combinée aux trois définitions du yoga données dans les stances suivantes sert à
expliquer ce que le mot yoga signifie dans la Gῑtā :

« Engage-toi dans l'action, O Dhanamjaya (Arjuna), en prenant position sur la voie unitive (du yoga)
en rejetant les attachements et en étant capable de considérer l'accomplissement et le non-
accomplissement comme tous deux identiques (same): dans la similitude (sameness) consiste la voie
unitive (du yoga) » II, 48.

« Affilié à la raison on laisse derrière soi à la fois les actions méritoires et les actions non-méritoires.
Par conséquent, sois affilié à la voie unitaire (du yoga) : le yoga est la raison mise en actes (savoir
faire). » II, 50.

« Cela devrait être connu sous le nom de yoga - désaffiliation du contexte de la souffrance. On devrait
adhérer à un tel yoga avec détermination, sans regret spirituel. » VI, 23.

Le yoga se réfère à l'absolu et engendre des intérêts unitifs dans tous les domaines de la vie. Il
implique le détachement du monde extérieur de l'activité sensorielle.

41
LES CONCEPTS UNITIFS DE CHAQUE CHAPITRE

Nous avons déjà expliqué qu‟il faut considérer que chaque chapitre a son propre cadre de référence. Ici
nous allons relever quelques autres particularités liées à la construction d‟un chapitre, en commençant
par les concepts unitifs de chacun d‟entre eux.

Chapitre I : Les contreparties sont ici les valeurs représentées par Bhῑṣma et Bhῑma, qui sont tous deux
de robustes hommes préhistoriques. La stance 10 les introduit tous les deux:

« L‟armée qui est la nôtre et qui est sous la responsabilité de Bhῑṣma est insuffisante, mais l‟armée qui
est la leur et qui est sous la responsabilité de Bhῑma est adéquate. »

Dans la sous-section de ce chapitre où Duryodhana parle à Droṇa et à Bhῑṣma, les deux ensembles de
valeurs religieuses représentées par chacun d‟entre eux sont les contreparties qui doivent être
réévaluées de façon unitive à partir d‟un point de vue Absolutiste. Il est fait clairement référence à tous
deux au II, 4 :

« Arjuna dit : Comment puis-je, O Toi qui est « Celui qui a tué Madhu » (Kṛṣṇa), me confronter en
bataille avec des flèches à Bhῑṣma et aussi à Droṇa qui sont dignes d‟être vénérés, O Toi qui est
« Celui qui tue les ennemis » (Kṛṣṇa) ? »

Et de même au I, 8 :

« Toi et Bhῑṣma, et Karṇa, et aussi Kṛpa, le Vainqueur à la guerre, Aśvatthāman et Vikarṇa et aussi le
fils de Somadatta; »

A la fin du chapitre ces deux hommes qui représentent des valeurs doivent être combattus par Arjuna
qui est sur le point de se faire instruire par Kṛṣṇa. Les stances 21 et 24 se réfèrent avec insistance au
fait de placer le char « entre les deux armées », et à la stance 27 il est fait référence aux deux armées
considérées dans leur ensemble: « dans les deux armées ».

Dans ce premier chapitre, il est d'ores et déjà suggéré que la réévaluation entre des points de vue
opposés est dialectique et neutre, comme dans l'exemple donné en II, 6. Le conflit d‟Arjuna a ce même
caractère contemplatif ou yogique, bien que pour l‟instant, dans les limites de ce chapitre, il prenne la
forme d‟une agonie. Le tout premier mot de la Gῑtā est dharma (vie juste et qui est en accord avec la
sagesse) qui doit être mis en opposition à l'actualité purement historique du champ de bataille du Kuru.
(Page 51) Ce dernier doit être réévalué avec les termes du premier par la bataille qui est sur le point de
commencer. La nécessité ou l'urgence absolue dans le Réel doit être interprétée par Arjuna à la
lumière du sens Absolu le plus élevé de la vie intelligente et normale. Il est appelé à être un homme de
vie unitive sans conflit; c'est la vie d'un yogi.

Chapitre II : Maintenant c‟est la raison qui devient le concept unitif. Dans la vie contemplative la
raison a une tradition antérieure dans l'école connue sous le nom de Sāṁkhya. Il y a une tradition de la
discipline du yoga qui est plus pragmatique. Elle est plus orthodoxe. Ces deux façons de raisonner sont
indiquées en termes réévalués dans les deux parties de ce chapitre qui sont séparées par la stance 39:

« Ce qui vient d'être enseigné, c'est la raison selon le Sāṁkhya; mais écoute maintenant de même la
raison selon le Yoga; en t‟unissant à la raison selon le yoga tu pourras te débarrasser de
l'asservissement au travail. »

Ces deux contreparties fondées sur une approche ontologique ou sur une approche du « ici et
maintenant » de la vie, sont réévaluées et re-déterminées en fonction de ce qui est appelé la Brahma-
sthithi (état de raisonnement établi dans l‟Absolu) telle qu‟elle est exposée dans la dernière stance du
chapitre :

42
« C'est l'état d'existence dans l'Absolu, O Pārtha (Arjuna), celui qui l'atteint ne souffre plus de
l'illusion. Y étant établi aux tout derniers moments de sa vie, il atteint cet ultime stade de pure
existence (nirvāṇa) dans l‟Absolu. »

Chapitre III : En premier lieu on donne ici un statut révisé et éternel à l‟Action Nécessaire. L‟homme
ne peut éviter l‟Action. Sa tradition en est aussi ancienne, comme cela est suggéré à la stance 20 :

« Janaka et d'autres (personnes) semblables ont atteint la perfection malgré avoir accompli des actes. »

L‟Action Nécessaire est inévitable et absolument nécessaire. Elle doit être satisfaite par un facteur qui
dépasse même le raisonnement ontologique des Sāṁkhyas et des Yogis du chapitre précédent. Ceci est
précisé à la dernière stance de ce chapitre où on recommande d‟immobiliser l‟esprit dans la neutralité:

(Page 52) « En sachant ainsi qu‟Il est au-delà de la raison, immobilisant le Soi par le Soi, O
Puissamment Armé (Arjuna), tue cet ennemi qui prend la forme du désir et qui est (si) difficile à
affronter. »

Chapitre IV : Ce chapitre montre que la sagesse secrète, éternelle et intemporelle peut traiter l‟action
et l‟inaction comme ses contreparties, et ce faisant annuler, neutraliser, égaliser ou harmoniser l‟une
par l‟autre grâce à la véritable technique du yoga, comme à la stance 18:

« Celui qui est capable de voir l‟action dans l‟inaction et l‟inaction dans l‟action, lui, parmi les
hommes, est intelligent ; c‟est (un homme) qui se comporte de façon unitive (un yogi), bien qu‟il soit
encore engagé dans n‟importe quelle sorte de travail. »

C‟est un secret rare, comme stipulé à la stance 34:

« Apprends cela par la prosternation, en cherchant des questions et par le service, ils t'instruiront
(dûment) dans la sagesse, ces hommes sages qui peuvent voir les principes de fondamentaux. »

L‟Action dans ce chapitre ne se réfère pas à l‟action réelle, mais elle revêt une valeur symbolique
éternelle qui a été développée dans le chapitre précédent. Ceci est prouvé par ce qu‟impliquent les
dernières stances lorsqu‟elles sont lues ensemble:

« Pour celui qui a renoncé à l‟action de façon unitive (par le yoga), qui s‟est débarrassé de ses doutes,
et qui a atteint la pleine possession de soi, le travail ne peut plus le contraindre (bind him), O
Dhanaῆjaya (Arjuna). »

« Par conséquent, en tranchant (sundering) avec l‟épée de la Connaissance de Soi ce doute né de


l‟ignorance qui réside en ton cœur, tiens-toi ferme sur le chemin unitif (yoga) et lèves toi, O Bhārata
(Arjuna). »

Chapitre V: Ici, le rationaliste anti-rituel qui a recours au quiétisme est considéré comme la
contrepartie d‟un contemplatif actif capable de considérer la Raison à égalité avec l‟Action. Il n'y a
plus de limite à l'action et l'acteur va même jusqu'au point de pouvoir nier la réalité de l'action:

« „Je ne fais rien du tout‟ Ŕ En disant cela, lui qui agit de manière unitive, et qui est (aussi) un
philosophe, doit réfléchir et, (tout en) voyant, entendant, touchant, sentant (smelling), mangeant,
marchant, dormant, respirant, parlant, excrétant, attrapant, ouvrant et fermant les yeux, il doit traiter
les sens comme s‟ils étaient (simplement) reliés aux objets des sens leur (correspondant).» (V, 8, 9).

(Page 53) Dans le Soi l‟action est contrée par la sagesse dans le Soi, elle est donc transcendée. En
d‟autres termes, l‟action est élevée au statut d‟ignorance. La paix résulte de cette harmonie établie
entre les contreparties de l‟Action et de la Raison, comme on le voit à la stance 29:

43
« Celui qui sait que Je suis Celui qui jouit des sacrifices rituels, Celui qui accepte les austérités, le
suprême Seigneur de tous les mondes, et l‟Ami de tous les êtres, celui-là atteint la paix. »

Chapitre VI: Ici, entre l‟Activité et la Raison, il y a davantage que le fait de maintenir la neutralité.
L‟Action en tant que « moyen » doit avoir ses « motivations » correspondantes sous forme de
bénéfices, résultats, ou « fruits » appelés karma-phalam (bénéfice résultant d‟un acte). Quand le Soi de
l‟acteur est auto-suffisant sans ce bénéfice, nous atteignons de nouveau un état neutralisé qui est l‟état
de l‟harmonie ou yoga. A la stance 33, Arjuna se réfère à cette mise en équilibre des contreparties dans
ce genre de yoga: « Ce yoga que tu as présenté comme constitué de similitude… »

Que le yoga implique de la pratique ou une certaine forme d‟ascension est sous-entendu dans la stance
3 (déjà citée page 46). Les éléments essentiels de la pratique en laquelle les contreparties sont le Soi, et
le Soi sans aucune interférence avec un quelconque facteur horizontal appelé bénéfice-motivation
(phala), et résultant dans le Soi qui est unitif est sans conflit sont sous-entendus des stances 29 à 32:

«Celui dont le Soi est unifié par le yoga voit le Soi habiter tous les êtres et tous les êtres habiter le Soi,
partout il voit la même chose.

« Pour lui qui Me voit partout, et voit tout en Moi, Je ne suis pas perdu, et il n‟est pas perdu pour Moi.
« Ce yogi qui Me vénère en ce que J‟habite dans tous les êtres, établi dans l‟unité, demeurant comme
il peut, de toutes les façons (possibles), il habite en Moi.

« En établissant une analogie avec le Soi, lui qui voit l‟égalité partout, O Arjuna, que ce soit (dans) les
(situations) agréables ou pénibles, il est considéré comme un parfait yogi. »

Le yoga conçu de façon Absolutiste ne connait aucun recul et ici il est la suprême perfection élevée
au-dessus de toutes les autres. (Page 54) Ici, la nécessité d‟établir une relation bipolaire avec l‟Absolu
est traitée par avance en ce qu‟elle appartient au yoga. Cette déclaration (stance 47):

« De tous les yogis, celui dont le Soi intérieur est immergé en Moi, plein de foi, dévoué à Moi, Je le
considère comme étant le plus unitif (yuktaḥ tamaḥ). »

rend ce principe conforme aux principes établis à la fin du chapitre IX et répétés à la fin de la Gῑtā,
XVIII, 65:

« Deviens un avec Moi; sois Moi dévoué; sacrifie pour Moi ; prosternes-toi devant Moi; tu viendras à
Moi seul; Je te le promets (en) vérité; tu M'es cher. »

Chapitre VII: Dans ce chapitre les contreparties commencent dans la vie ici-bas et s‟étendent
jusqu‟aux valeurs de l‟au-delà. Les éléments de valeur holozoïques, cosmologiques et transcendantaux
du « ici » et de l‟« au-delà » sont égalisés et harmonisés par un concept de l‟Absolu qui est à la fois
ontologique et téléologique. A la stance 2, il est fait référence à la sagesse positive:

« Je vais t‟enseigner cette (pure) sagesse en même temps que cette sagesse (appliquée), sans aucune
omission, quand tu la connaîtras il ne restera plus rien qui soit encore à connaître. »

Et la nécessité d‟établir une bipolarité avec l‟Absolu est induite dans la toute première stance du
chapitre :

« Kṛṣṇa dit : Ayant le mental fixé sur Moi, O Pārtha (Arjuna), et te joignant (à Moi) unitivement par le
yoga, et M‟ayant Moi pour refuge, écoute comment tu vas me connaître sans aucun doute et en
totalité. »

44
Chapitre VIII: Ici la réévaluation synthétique de toutes les positions antérieures de la vie spirituelle
telle qu'elle est connue à l'époque de la Gῑtā est mise de côté, et le yogi lui-même, tel qu'il est compris
dans la Gῑtā et tel qu'il est élevé au statut d'Absolu par la sagesse, est la contrepartie placée de l'autre
côté; ensuite tous deux sont réunis ensemble.

Chapitre IX et X: Pris ensemble ce sont les chapitres clef de toute l‟œuvre. L'Absolu atteint une
parfaite unité de valeur en tant qu'objet suprême de la méditation du contemplatif. (Page 55) Au
chapitre X, les valeurs unitives impliquées sont des présences réelles ou des éléments de valeur
appartenant à l'univers, avec lesquels nous pouvons entrer en relation. Dans le premier cas ces valeurs
vont de la raison à l‟honneur personnel, puis elles se poursuivent par des valeurs, ou présences,
objectivées. Celles-ci résultent du même Absolu unitif. La différence entre les valeurs des deux
chapitres est très subtile et négligeable. Nous pouvons seulement généraliser et dire que celle du
premier chapitre sont plus conceptuelles que perceptuelles.

Chapitre XI: Ici, l'Absolu est considéré comme ayant sa place entre le passé et le futur dans l'actualité
positive du présent, qui lui-même est représenté comme étant dans un état de flux ou de devenir. Les
notions conventionnelles et théologiques sont soumises à réévaluation en termes d‟Absolu. L'auteur
profite de l'aspect tragique de l'Absolu pour se référer à la façon dont Arjuna va réellement mener la
guerre, la justifiant par le fait que dans le flux général du devenir tout souffre du changement, excepté
l'Absolu.

Chapitre XII: Le contemplatif doit choisir entre deux contreparties alternatives : l‟Absolu manifesté et
le non-manifesté. Le manifesté est la valeur recommandée au nom de la facilité qu‟il a à établir la
bipolarité qui est l‟essence du yoga de la Gῑtā. A la dernière stance, ceux qui sont capables de remplir
cette condition de bipolarité même avec une notion abstraite de l‟Absolu n‟en sont que plus
considérés:

« Mais ceux qui chérissent avec dévotion cette valeur immortelle et juste, comme indiqué, pleins de
foi, avec Moi pour Suprême, ces adeptes Me sont extrêmement chers. »

Chapitre XIII: Dans ce chapitre les contreparties sont le Champ et le connaisseur du Champ. Une
subtile unité est établie entre ces deux aspects philosophiques de la réalité.

Chapitre XIV: Ici, il y a d‟un côté le Soi inférieur qui est sous l‟emprise des trois modalités de la
nature (guṇas), et de l‟autre le Soi supérieur qui est sa propre contrepartie, et ils seront assimilés
ensemble et de façon unitive pour déboucher sur un état neutre dans le Soi Absolu.

Chapitre XV: Ici, la synthèse des deux aspects de la Personne est plus globale et facilite la formulation
de l‟Absolu en tant que Personne Primordiale représentant la plus Suprême des valeurs.

Chapitre XVI : (Page 56) Maintenant, nous sommes franchement confrontés au problème du mal dans
le monde, bien que ce soit encore de façon contemplative. Les hommes sont divisés en deux groupes
distincts, les bons et les mauvais. Le mal existe vraiment dans ce monde au sens où il fait partie de
l‟aspect fondamental de l‟Absolu auquel nous avons fait référence dans les dernières stances du
précédent chapitre. Pour éviter le mal, il faut se fier aux textes (śāstras), comme cela est indiqué dans
la dernière stance de ce chapitre:

« Par conséquent, l'Ecriture est l'autorité sur laquelle (tu dois t'appuyer) pour décider ce qui devrait et ne
devrait pas être fait. En comprenant ce qui est indiqué pour te guider dans les Écritures, c'est juste, tu
dois travailler ici. »

45
Chapitre XVII: Ce chapitre traite des schémas de comportement contemplatif (en tant que forme
d'action) tels qu'ils ont été conçus (ready-made) et tels qu'ils s'offrent au choix des hommes; grâce à une
théorie progressive fondée sur les modalités de la nature (guṇas) utilisée à des fins de diagnostic, le
contemplatif est aidé à se guider lui-même et avec sagesse parmi les formes de croyance.

Chapitre XVIII: Les schémas de comportement contemplatif préconçus à la disposition du


contemplatif, pour qu‟il s‟y conforme ou qu‟il y fasse un choix, sont discutés ici sur cette même base
des trois modalités de la nature (guṇas) utilisées à des fins de diagnostic. Arjuna peut endosser
l‟armure du guerrier ou revêtir le manteau d‟un mode de contemplation plus paisible, comme il le
souhaite. A savoir s‟il a combattu et s‟il s‟est senti heureux rien que par le fait de tuer reste une
question en suspens. Sur ce point, la décision n‟est cependant pas importante pour ceux qui n‟ont pas
exactement le même tempérament qu‟Arjuna, et qui ne sont pas tout à fait placés dans les mêmes
circonstances. Arjuna est laissé libre dans la Gῑtā jusqu‟au bout. Il peut agir à sa guise comme nous le
voyons à la stance 63: « en examinant tout, sans rien omettre, fait comme tu le souhaites. » Un vrai
contemplatif, libre de toute préoccupation guerrière, mis en présence du schéma d‟un véritable et
calme comportement contemplatif, est révélé de la stance 50 à la stance 53 inclue:

«Comment celui qui a atteint la Perfection par ce fait même obtient l'Absolu, l'accomplissement
suprême de la sagesse, cela, laisse le Moi te l'enseigner en quelques mots, ô Fils de Kuntῑ (Arjuna);

« Doué de Raison pure, restreignant le Soi avec fermeté, se détachant du son et des autres objets de
sens et rejetant préférences et aversions;

« Demeurant dans la solitude, de diète frugale, contrôlant ses mots, son corps, son mental, sans cesse
en méditation et en contemplation, restant impartial;

(Page 57) « Et se détachant de l‟égoïsme, du pouvoir, de l‟arrogance, du désir, de la colère, de la


possessivité, libre de possession, et tranquille; il est digne de devenir l‟Absolu. »

Ainsi, chaque chapitre de la Gῑtā a une valeur centrale et des contreparties de cette valeur qui se
rapportent à la vie contemplative. Certains sont conçus de façon dualiste, bien qu‟ils soient toujours
subjectifs; d‟autres sont conçus objectivement. Lorsqu‟un chapitre est composé de deux valeurs,
celles-ci doivent être traitées comme des contreparties qu‟il faut coordonner ou accorder l‟une avec
l‟autre conformément aux exigences d‟une perspective Absolutiste. Cette perspective Absolutiste
pourrait être conçue selon les termes généraux d‟une théorie philosophique ou selon les termes plus
spécifiquement particularisés d‟une vie positive ou pleinement vécue.

STANCES ILLUSTRANT LA DIALECTIQUE

Quand nous examinons la structure des stances prises individuellement, nous constatons qu‟elle suit
strictement la même méthode: celle qui consiste à juxtaposer les contreparties et à les équilibrer. Nous
avons déjà cité la stance II, 16 qui illustre un cas de dialectique de la façon la plus claire possible:

« Ce qui n‟est pas réel ne peut avoir d‟existence et ce qui n‟a pas d‟existence ne peut être réel; la
conclusion concernant ces deux (vérités) est déjà connue des philosophes. »

Ici, nous avons deux propositions qui sont déclarées ensemble, l‟une étant la contrepartie de l‟autre.
Ce n‟est pas un type de raisonnement strictement syllogistique. Il n‟y a pas de moyen terme et il n‟est
pas utilisé de principe de contradiction ni de principe d‟un milieu marginal (excluded middle). Si nous
essayons de replacer cette forme d‟argument dans le contexte du Tarka Śāstra (Livre de la Méthode
basée sur le Raisonnement Logique) d‟Annam Bhatta qui appartient à l‟école Nyāya-Vaiśeṣika, nous

46
constatons qu‟à la place de l‟abhāva (non-être) qu‟ils postulent, ici une vague entité à moyen-terme
est acceptée et mise en avant par voie de conséquence quand cela est possible. Ici, la référence aux
philosophes ne pourrait faire allusion à aucune école dualiste. Cette façon de raisonner prend ses
racines dans les Upaniṣads et les vedas même. Pour ne citer qu‟un exemple, nous avons la célèbre
référence à vidyā (science) et avidyā (nescience) qui sont reprises dans l‟Ῑśa Upaniṣad pour être
traitées dialectiquement côte à côte avec l‟exemple parallèle des deux concepts de sambhūti (devenir)
et vinaśa (extinction). (Page 58) Là il est même fait référence aux anciens philosophes qui étaient
capables de traiter ces deux contreparties ensemble comme cela est sous-entendu dans l'expression
ubhayam-saha (supportant les deux) qui y est utilisée. L‟expression ubhayam (tous les deux) est
caractéristique de ce type de raisonnement philosophique rare employé également dans la Gῑtā.

Prenons un autre exemple dans la Gῑtā qui montre le caractère spécial de ce genre d‟argument : XVIII,
12:

«Les bénéfices agréables, désagréables et mitigés s'accumulent dans la progression spirituelle de „celui
qui ne pratique pas le détachement‟ (atyāgῑ) dans l‟au-delà, mais aucun nulle part pour les renonçants
(samnyāsis). »

Ici, ce dont il est question c‟est de comparer le renonçant (samnyāsi) avec „celui qui pratique le
détachement‟ (tyāgῑ). Mais au lieu de faire cette comparaison tout simplement et directement en
prenant une personne „qui pratique le détachement‟ et un renonçant, tous deux ayant des points de
similitude, cette stance prend „celui qui ne pratique pas le détachement‟ et le compare au renonçant.
L‟atyāgῑ n‟a rien en commun avec le samnyāsi, mais il y a un point commun entre l‟imparfait
samnyāsi tel qu‟il est humainement concevable, et un tyāgῑ assez avancé en spiritualité. Donc, en
opposant le total samnyāsi et le non-tyāgῑ, nous arrivons à une conclusion où le samnyāsi et le tyāgῑ
ont une base commune sur laquelle l‟un est aussi bon que l‟autre. La méthode impliquée ici peut être
considérée comme étant celle de la REEVALUATION DIALECTIQUE de la renonciation (samnyāsa)
et du détachement (tyāga) à la fois, à la lumière de l‟Absolu neutre. La voie médiane commune à tous
les deux, le tyāgῑ et le samnyāsi, est le chemin recommandé par la Gῑtā.

Au IV, 18, nous avons un autre exemple frappant de l‟usage de la délicate dialectique de la Gῑtā, (ce
genre est représentatif d‟autres exemples tels que II, 69 et VI, 6); celui-ci est un cas intéressant:

« Celui qui est capable de voir l‟action dans l‟inaction et l‟inaction dans l‟action, lui, parmi les
hommes, est intelligent; c‟est (un homme) qui se comporte de façon unitive (un yogi), bien qu‟il soit
encore engagé dans n‟importe quelle sorte de travail. »

La relation entre l'action (karma) et l'inaction (akarma) ne peut pas être ici celle d'une exclusion
mutuelle et complète sans aucun compromis entre elles. Ici, il y a implicitement une possibilité pour
qu‟action et inaction puissent exister avec neutralité en une et même personne. (Page 59) Pour trouver
des exemples nous devrions nous tourner vers les paradoxes de Zenon, l‟élève de Parménide. De
savants commentateurs ont prodigué des commentaires très intelligents sur le sens possible de ces
exigences contradictoires. Quelques-uns l‟explique de façon dualiste; d‟autres affirment qu‟ils ont une
signification strictement non-dualiste.

L‟Absolu neutre n‟est atteignable que par un certain type de raisonnement qui est rare et que l‟on
appelle parfois intuition et d‟autres fois conscience directe. Śaṅkara se réfère à cette faculté par le
terme uha-poha, où on utilise un double chemin de pensée où un mouvement en avant et un
mouvement en arrière pour aboutir à une certitude. Si l‟on emploiyait conjointement les méthodes de
comparaison et de contraste systématiquement d‟une certaine façon, cela correspondrait à ce que
représente cette manière de raisonner. Les paradoxes apparents délivrent leur vérité intrinsèque et sont
résolus par cette même méthode intuitive. Le terme le plus proche de ce type de raisonnement est
« dialectique », terme que nous avons déjà expliqué. D‟avantage d‟exemples de ce subtil usage de la
dialectique abondent tout au long de la Gῑtā, et nous les traiterons dans le corps du commentaire.

47
EXPRESSIONS PARTICULIERES

Composés Appariés Enigmatiques: Si nous concentrons plus précisément notre attention sur les
éléments constitutifs de la structure qui composent certaines expressions propres à la Gῑtā, nous
découvrons que son auteur utilise la même dialectique. De nombreuses énigmes de la Gῑtā deviennent
compréhensibles. Un des meilleurs exemples en est l‟expression que nous trouvons à la seconde ligne
sanskrite du XV, 15:

« Et Je suis situé au cœur de tous; la mémoire et la sagesse (positive) ainsi que son processus négatif
proviennent de Moi; dans tous les Vedas, Je suis ce qui doit être connu; Je suis en effet le Créateur du
Védānta et également le Connaisseur du Veda. »

Ici, il est fait référence à l'Absolu conçu de façon unitive, à la fois en tant que Créateur de Védānta
(vedānta-kṛt) et en tant que Connaisseur du Veda (vedavit). Il est de notoriété publique que le Védānta
enseigne la sagesse et qu‟il n‟implique aucune action et, d‟autre part, il est aussi de notoriété publique
que les Vedas sont remplis d‟injonctions et de prescriptions de nature obligatoire se référant à de
nombreuses actions rituelles ou d‟actes de célébration religieuse en général.

(Page 60) Mais nous constatons ici dans l‟expression combinée faite des deux expressions ci-dessus,
que le terme qui devrait normalement s‟appliquer au Veda est appliqué au Vedānta, et vice versa.

L‟explication ne peut être trouvée qu‟à la lumière de la dialectique. Dans le Vedānta réévalué de la
Gῑtā nous voyons qu‟il y a des aspects pratiques que l‟on appelle abhyāsa, (pratique), par exemple:
« Par la pratique… et par le désintéressement (le mental) est rassemblé (held together) », VI, 35.

« En méditant avec le mental engagé dans le yoga qui implique un effort positif…il va vers l‟Etre
divin suprême… » VIII, 8

« Si tu es incapable de fixer fermement tes pensées sur Moi, alors cherche à M‟atteindre au moyen de
l‟ascension unitive (yoga de la pratique). » XII, 9.

A nouveau, l‟expression veda-vit nous offre une énigme de même type. Le Veda est ce qui donne de
l‟importance à une injonction obligatoire (vidhi) et à une interdiction (niṣedha) qui font référence à des
actes. Cependant, à la fin du chapitre XVII, La Gῑtā reconnait sous une forme réévaluée le grand
dicton Aum-Tat-Sat (Parole Absolue Ce qui est Réel) comme c‟est le cas au XVII, 23 où il est
directement fait référence aux Vedas:

« Aum-Tat-Sat -- a été connu dans le passé comme désignant l'Absolu. Depuis longtemps, les
Écritures (appelées) Brāhmaṇās et Vedas, ainsi que les sacrifices, sont édifiés sur cette formule. »

Les Vedas sont réévalués dialectiquement de façon à ne pas entrer en conflit avec la sagesse libre et
contingente. C‟est cette spiritualité védique réévaluée que l‟on désigne par l‟expression Veda-vit telle
qu‟elle est utilisée ici et qui signifie : en tant que Veda qu’il faut connaître - non pratiquer Ŕ. Prises
ensemble, les deux expressions - vedānta-kṛt et Veda-vit Ŕ font référence à la notion unitairement
réévaluée de l‟Absolu dans l‟enseignement de la Gῑtā.

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Recommandations à Double Tranchant : Dans certains chapitres de la Gῑtā nous trouvons des doubles
recommandations telles que par exemple : « Souviens-toi de Moi ; et bâts-toi aussi » (VIII, 7) et
«répétant l‟unique syllabe Aum tout en se souvenant de Moi » (VIII, 13). Dans de tels exemples, on
doit considérer que les instructions, ou recommandations, se référent à deux aspects de la personnalité.
Dans la Gῑtā, le concept ambivalent du Soi est implicite à de nombreux endroits comme par exemple
au III, 39, où l‟ennemi de la sagesse qui prend la forme du désir est assimilé à un feu éternel et
insatiable. Des tendances ambivalentes sont aussi sous-entendues dans le XIV, 18:

(Page 61) «Ceux qui demeurent dans la modalité pure-claire (sāttvik) vont vers le haut; les affectifs-
actifs (rājasik) résident au milieu, et les inertes-sombres (tāmasik), qui demeurent dans les fonctions
de la plus basse modalité de la nature, vont vers le bas. »

et dans la discussion sur les deux personnes au XV, 16:

« Il y a deux personnes dans ce monde, „Celle qui Change‟, et „Celle qui ne Change pas‟; „Celle qui
Change‟ inclue tous les êtres, et celle qui est Mystérieusement fixe s‟appelle „Celle qui ne Change
pas‟. »

Il y a beaucoup d‟autres références où il faut postuler les deux aspects du Soi pour que la signification
soit un tant soit peu pertinente, c‟est le cas des VI, 5 et 6:

« Le Soi doit être préservé (upheld); le Soi ne doit pas être ignoré; en effet, le Soi est (son propre) et
cher parent; en effet, le Soi est l‟ennemi du Soi. »

« Le Soi est cher à celui (qui est doté) d'un Soi, pour qui même le Soi a été gagné par le Soi; pour
celui (qui ne serait pas doté) d'un Soi, le Soi serait en conflit avec le Soi lui-même, comme s'il était un
ennemi».

Dans les premiers chapitres le dualisme de la Gῑtā est très net. De nouveau dans les derniers chapitres
le dualisme tend à s‟accentuer. La minutieuse argumentation Sāṁkya du chapitre II, qui renie même
l‟extinction de l‟armée alors qu‟elle a péri, se réfère par la même occasion à la honte du déshonneur
pour Arjuna. Ici la contingence et la nécessité se rallient. Cependant, elles se rapprochent encore
davantage dans les chapitres suivants, et ensuite dans les chapitres médians elles sont toutes deux
combinées. Puis la dualité est accentuée dans les chapitres ultérieurs et, au dernier chapitre, l‟action
gagne le statut objectif d‟un modèle de comportement qui doit être aussi ajusté qu‟un chapeau sur la
tête de l‟aspirant spirituel.

Dans le cas particulier cité ci-dessus, où il est demandé à Arjuna de se souvenir de Kṛṣṇa tout en
combattant, le souvenir vient sur le devant de la scène et le combat recule à l‟arrière-plan. Au dernier
chapitre cependant, le mode de comportement dans lequel il convient de se battre gagne le devant de la
scène et la contemplation est tenue pour acquise comme cela est sous-entendu pour une personne qui
pratique la contemplation. Le réel et le perceptuel sont séparés par une implicite dualité qui est de
moins en moins forte au fur et à mesure que les chapitres approchent du centre de l‟œuvre, alors que
l‟écart s‟agrandit encore vers la seconde et dernière moitié de l‟œuvre, pour revenir de nouveau à la
position des premiers chapitres. (Page 62) Si l‟on veut comprendre la pleine signification de ces
doubles expressions et doubles recommandations livrées tout au long de la Gῑtā, il faut garder à
l‟esprit la particularité de cette construction.

PETITS INDICES DU TRAITEMENT UNITIF

49
Réparties tout au long de la Gῑtā, nous trouvons des expressions plus petites telles que ca (aussi), api
ca (et aussi), et eva ca (même aussi). Ce sont les expressions les plus utilisées de toutes dans la Gῑtā. A
la lumière de l'assertion de la Gῑtā elle-même selon laquelle l'Absolu est un double composé
grammatical appelé dvandva (mentionné en X, 33), il est facile de comprendre l'importance de cet
usage du dvandva pour la méthode dialectique de la Gῑtā, car ainsi on peut parler de deux propositions
conjointement et non de façon alternative. Traiter deux propositions ensemble, voilà l‟essence de la
dialectique.

Si la signification de si petits mots tels que ca (also) est traitée à la légère comme s‟ils étaient
interchangeables avec des expressions comme va (même, ou) cela peut faire toute la différence du
monde dans le sens d‟une phrase. C'est ainsi que la plupart des traducteurs et des commentateurs ont
commis une erreur impardonnable dans l'interprétation de la toute première stance de l'enseignement
de Kṛṣṇa, là où il tente de corriger la confusion d'Arjuna; c'est l'exemple flagrant d'une telle erreur.
L‟indifférence aux implications et aux exigences du raisonnement dialectique a vicié la plupart des
commentaires de la Gῑtā. Dans le cas particulier du II, 11, cela fait toute la différence du monde de
traduire la phrase comme si elle signifiait: « Le sage ne se lamente ni pour le vivant ni pour le mort »
(comme on le fait habituellement), au lieu de traduire: « les véritables philosophes (panditāḥ) ne sont
pas affectés eut égard à ceux dont la respiration s‟en est allée et ceux dont la respiration ne s‟en est pas
allée ».

Dans la première traduction, celle que l‟on fait habituellement, il y a lieu de penser que les sages sont
impitoyablement irréalistes et incapables de sympathie face à une calamité telle que la mort. Cela est
fort éloigné de ce qui est réellement indiqué dans la Gῑtā, où la question de l‟affliction ne se pose pas
du tout pour un sage, indépendamment du fait qu‟une personne soit encore en vie ou qu‟elle soit
passée plus loin sur son chemin de vie. Comme cela est suggéré par le mot ca (et, aussi), il n‟y a aucun
choix possible entre des alternatives opposées. (Page 63) Bien que de telles différences puissent nous
paraître triviales, elles nous permettent de réaliser que la délicate saveur de l‟importance unitive de la
réévaluation de la sagesse dans la Gῑtā est souvent perdue dans la libre interprétation de beaucoup des
traductions. Cela arrive plus particulièrement lorsque le traducteur n‟est pas conscient des délices
associés à la juste utilisation de la dialectique.

UNE REEVALUATION DIALECTIQUE DE LA CONTEMPLATION

Dans le domaine de la vie Spirituelle des croyances erronées ou imparfaites ont prévalu à cause de
l‟ignorance eut égard à la voie pleinement Absolutiste de la sagesse. Dans ce domaine, la Gῑtā
entreprend une réévaluation dialectique approfondie de la spiritualité contemplative du nom de yoga.

On peut discuter commodément des opinions antérieures et erronées qui sont soumises dans la Gῑtā à
ce processus de réévaluation afin de pouvoir aboutir à sa forme définitive, en les classant dans les
catégories suivantes: (1) La Voie des ancêtres (pitṛyāna) et la Voie des Dieux Illustres (shining)
(devayāna); (2) l‟Approche Rationnelle et Pragmatique (Sāṁkhya) et l‟Approche de la Discipline de
Soi (Yoga); (3) Sacrifices, Austérités et Offrandes et (4) Renonciation (samnyāsa). De nombreux
sujets accessoires sont également réévalués, et nous en discuterons au cours du commentaire
proprement dit.

(1) Pitṛyāna et Devayāna: Pitṛyāna est la voie des ancêtres. C‟est une forme de religion ou de vie
spirituelle largement dominante non seulement en Inde mais dans le monde entier. Avant les Aryens
qui amenèrent avec eux les sacrifices védiques se rapportant aux Dieux Illustres (devas) comme Indra
et Varuṇa, la vaste matrice indienne connaissait des formes de cultes ancestraux. D‟une certaine
manière, Arjuna lui-même représente ce formatage, bien qu‟il se peut qu‟il ait aussi été initié au culte
védique par son précepteur Droṇa. Tous deux Pitṛyāna et Devayāna sont réévalués dans divers
chapitres de la Gῑtā. Dans le premier chapitre, le silence caractéristique de Kṛṣṇa, que nous avons

50
remarqué, devant les scrupules religieux d‟Arjuna montre que toutes deux, la voie des ancêtres et la
voie des dieux, sont destinées à être remplacées par la minutieuse (thoroughgoing) voie Absolutiste.
Cette voie réévaluée inclut les deux anciennes voies de la même façon qu‟une surface inondée peut
cacher un vieux puits Ŕ pour utiliser une analogie employée par la Gῑtā elle-même au II, 46:

(Page 64) « Un sage brahman tirerait autant d'utilité de tous les Vedas qu'il pourrait y en avoir pour un
bassin d'eau lorsque tout est totalement inondé. »

C‟est le premier cas de réévaluation que l‟étudiant qui étudie la Gῑtā doit garder à l‟esprit.

(2) Sāṁkhya-Yoga: Les stances V, 4 et 5, mettent l‟accent sur la réévaluation de Sāṁkhya et Yoga:

« Que le rationalisme (Sāṁkhya) et la discipline de Soi unitive sont distinctes, seuls les enfants le
disent, mais pas la personne avisée (well-informed) (pānditaḥ); celui qui est bien établi indifféremment
dans l‟un ou l‟autre obtient les résultats des deux. »

« Le statut atteint par les hommes de conviction rationaliste (Sāṁkhya) est également atteint par ceux
qui pratiquent la discipline de Soi unitive (Yoga); celui qui considère que rationalisme (Sāṁkhya) et
discipline de Soi (Yoga) ne font qu‟un, celui qui voit de cette façon, lui (seul) voit. »

Cependant cette réévaluation a d‟autres implications. Le rejet du Védisme ritualiste a déjà été fait au
II, 44 :

« Pour ceux dont le mental est sous l‟influence de tels enseignements, qui sont attachés aux plaisirs et
à la domination, ils n‟ont pas la raison bien établie qui entre sous l‟emprise de la paix de la
contemplation (samādhi). »

Le fait de couper impitoyablement l‟arbre mystique du chapitre XV implique également le rejet du


védisme relativiste en faveur d‟un Absolutisme qui inclut encore tout ce qu‟il y a de plus précieux
dans le schéma de spiritualité védique. Raison et rituel ne sont pas étrangers à l‟enseignement de la
Gῑtā, mais ils sont portés ensemble unitivement sous l'égide de l'Absolu, comme cela est sous-entendu
au IV, 24:

« (Pour lui) l‟Absolu (Brahman) est l‟acte d‟offrir, l‟Absolu est la substance offerte dans l‟Absolu
qu‟est le feu offert par (lui) l‟Absolu, le but à atteindre par lui étant l‟Absolu même, par le moyen de la
suprême paix de son action Absolutiste. »

(3) Sacrifices, Austérités et Offrandes : La vie contemplative qui s‟exprime à travers ces trois canaux a
également été sujette à réévaluation dans la Gῑtā et cela est indiqué en termes non équivoques au VIII,
28:

(Page 65) « Quelque soient le bénéfice des mérites que l‟on trouve impliqué dans les Vedas, dans les
sacrifices, dans les austérités et dans les offrandes, le contemplatif qui est établi dans l‟unité et qui a
compris cet (enseignement-ci) les transcende tous et atteint le suprême Etat fondamental ».

Tandis que la tâche est encore plus accomplie au chapitre XVII, comme par exemple aux stances 27 et
28:

« Une observance régulière du sacrifice, de l‟austérité et de l‟offrande est aussi considérée comme
SAT (bon et existant), de la même manière, l‟action qui est envisagée dans cette optique est considérée
comme SAT.

« Quelque soit ce qui est sacrifié, donné ou fait, et quelque soit l‟austérité que l‟on traverse, sans foi
cela est considéré comme ASAT (non-existant, pas bon), O Pārtha (Arjuna); cela n‟a pas de valeur ici
ni dans l‟au-delà. »

51
(4) Samnyāsa : La réévaluation dialectique du Samnyāsa ou renonciation est peut-être l‟une des
principales contributions originales de la Gῑtā. En partant du point de vue d‟Arjuna lorsqu‟il fait
allusion au fait de se livrer à une vie de mendicité, jusqu‟au dernier chapitre où toute la question est
soumise à un examen et à une réévaluation dialectiques très précis, la Gῑtā livre beaucoup de
références qui donnent un portrait plus vrai de ce que le parfait samnyāsi (renonçant) doit représenter.
Le parfait renonçant qui peut réellement s‟abstenir d‟agir est représenté au XVIII, 49:

« Celui dont la raison n‟est pas dépendante (unattached) des situations, dont le Soi a été conquis, duquel
le désir s‟en est allé, par la renonciation (samnyāsa) il atteint l‟ultime perfection de l‟action
transcendante. »

Cependant, un tel travail de réévaluation dialectique implique de faire progresser les arguments étape
par étape. Les dix-huit chapitres de la Gῑtā forment ainsi différentes étapes, coupes transversales, ou
cadres de référence distincts, et il y aura entre chacun d‟entre eux des angles de vision différents que
beaucoup pourront avoir tendance à traiter comme des assertions contradictoires. Considérées à la
lumière d'une réévaluation dialectique radicale, conçue à grande échelle et globale, de tout l'éventail de
la spiritualité, et donnant des exemples uniquement pour des raisons de commodité, les contradictions
apparentes qui peuvent paraître flagrantes à première vue deviennent alors parfaitement compatibles
avec l'enseignement général de la Gῑtā.

CONTRADICTIONS ET INCONSISTENCES APPARENTES

(Page 66) L‟exemple de contradiction le plus flagrant (au X, 5) réside dans le fait que la Gῑtā reconnait
la non-violence (ahiṁsā) comme la plus importante des expressions manifestes de spiritualité.
Néanmoins, il semblerait qu‟au chapitre suivant, XI, 34, le même Kṛṣṇa enjoigne (Arjuna) de tuer sur
le champ. Nous avons attribué la raison de cette apparente contradiction au fait que ces vérités
appartiennent à différents stages qu‟il convient de distinguer selon le procédé littéraire employé par
Vyāsa. Il y a aussi une autre raison que nous avons mentionnée, à savoir que chaque chapitre réunit
les aspects positifs et négatifs de l‟Absolu de façon réciproque et symétrique. Après que nous ayons
dépassé le centre de la Gῑtā, le sujet du chapitre XI est conçu nettement objectivement, ou
positivement. Par les yeux d‟Arjuna, Vyāsa a l‟opportunité de relater l‟actualité du champ de bataille
selon le point de vue tragique de la notion positive de l‟Absolu telle qu‟elle est conçue dans ce
chapitre particulier. Remises dans leur propre contexte, ces considérations pour et contre la non-
violence peuvent être comprises par l‟étudiant qui n‟est pas influencé par de simples superficialités. La
contradiction n'est qu'apparente quand nous remarquons que Vyāsa prend soin d'indiquer que cette
référence à l'actualité se rapporte à l'actualité en tant qu'elle appartient au procédé du rideau N ° 1, là
où dans ce chapitre il s'écarte volontairement pour présenter Saῆjaya et introduire la référence au fait
de tuer comme strictement dans la parenthèse de ce procédé, entre les stances 9 et 35. Bien qu'il y ait
encore un paradoxe sous-entendu, ce type de paradoxe n'est cohérent qu'avec le style paradoxal
nécessairement implicite à la dialectique de la Gῑtā.

Par conséquent, le statut de ces stances n‟est pas le même que le statut du X, 5. Même en tenant ainsi
compte de ce qu'on appelle prakaraṇa-bheda (différence de contexte ou de sujet), il reste toujours
légitime de se poser la question souvent posée de savoir si Arjuna est soumis à l'obligation sociale de
tuer. Nous avons expliqué cette question quand l'occasion s'est présentée dans d'autres parties de cette
introduction. Ce qu'il faut comprendre ici, c'est que le conseil n'a qu'une valeur permissive et non
impérative. L'exhortation générale nécessitée par la quête vitale pourrait, par la très rare coïncidence
des circonstances détaillées dans le Mahābhārata - toutes orientées vers l'inévitabilité absolue et la
nécessité impérative d'une certaine ligne de conduite ouverte à Arjuna - justifier ce conseil de tuer, de
la part de Kṛṣṇa. (Page 67) Elle n‟a pas de caractère plus obligatoire que ne l‟aurait une sage-femme
quand, au moment critique, elle dit à une mère dans les affres de l‟accouchement de ne pas réprimer ni
d‟obstruer son besoin naturel. Si, sur la base d'un tel conseil, il fallait penser que c'est le devoir social
de toutes les femmes de donner naissance à des enfants en toutes circonstances, ce ne serait pas une

52
plus grande absurdité que de dire, comme on l'a souvent dit, qu'étant kṣatriya (d'une classe guerrière),
Arjuna a le devoir de tuer. Un guerrier sans une guerre absolument justifiée comme celle qui se
présentait à Arjuna ne serait pas différent de la caricature d'un combattant tel que Don Quichotte.

Nous avons discuté de cette contradiction, qui est à son comble, pour ne pas avoir à mentionner les
autres, qui sont de moindre importance, et dont le texte de la Gῑtā abonde. Nous en rencontrerons
quelques-unes dans le corps du commentaire. Néanmoins, aussi loin que nous puissions voir, il n‟y a
dans la Gῑtā aucune contradiction qui ne puisse être expliquée.

ACCUSATIONS D‟ECLECTISME, DE SYNCRETISME ET DE SOLIPSISME

Même ceux qui tiennent la Gῑtā en grand estime ont directement ou indirectement contribué à dégrader
ce noble chef-d'œuvre de la science contemplative - chef-d‟œuvre qui a une si rare unité de structure et
qui révèle une telle recherche du détail et une telle justesse des expressions fondamentales - en la
considérant comme une œuvre propre à donner la réponse souhaitée quelque soit la personne qui l'y
cherche.

La Gῑtā n'est pas un livre porte-bonheur, ni une encyclopédie, ni un livre dont la philosophie manque
d'unité dans son ensemble (organic). Il est vrai que son auteur y a abordé une large gamme de sujets.
Fondre le Soi dans le Soi Absolu se trouve mentionner aux côté de questions diététiques, ou du fait de
fixer le regard sur le bout de son nez, ou d‟offrir un fruit ou une fleur à Dieu. A la lumière de la
structure de la Gῑtā telle que nous l‟avons ci-dessus expliquée, et en tenant compte des particularités de
traitement liées à la réévaluation dialectique des notions spirituelles antérieures, il s‟avère facile de
concéder que les charges d‟éclectisme, de syncrétisme et même de solipsisme ne peuvent concerner ce
travail.

(Page 68) La perfection de la structure de la Gῑtā examinée en détails réfuterait également toute
possibilité d'interpolations du texte, bien que beaucoup d'érudits pensent qu'il en est vicié. La vérité
c‟est que la Gῑtā n‟a pas fait l‟objet d‟études sérieuses comme cela a été le cas par exemple pour
Shakespeare. Cela a causé son malheur. En conséquence, des aventuriers politiques et religieux ont
pris avantage de la Gῑtā pour supporter leurs propres doctrines privilégiées.

INTERLUDES RHAPSODIQUES

La Bhagavad Gῑtā est avant tout destinée à être un chant au sens où l‟entend le XIII, 4:

« Chantés de plusieurs manières par des ṛṣis (clairvoyants) séparément et distinctement, avec
(différentes) formes de vers, et aussi par les aphorismes des Brahma-Sūtras qui sont riches en
raisonnements critiques et positivement construits. »

Après les vedas et les Brahma-Sūtras il n‟y a eu aucune autre œuvre spirituelle qui ait atteint la
sublimité et la pureté de la Gῑtā, et qui puisse être considérée ainsi sur la même base que les Vedas
eux-mêmes. Bien que des érudits orthodoxes aient montré et montrent encore quelques hésitations à
rendre à la Gῑtā la place qui lui revient depuis longtemps parmi les plus grands trésors spirituels de
l‟Inde Ŕ étant même supérieure aux Vedas dans le sens où la Gῑtā est totalement ouverte, dynamique et
d‟intérêt universel Ŕ sa véritable place est indubitablement parmi les plus nobles et les plus
contemplatifs des chefs-d‟œuvre de la littérature mondiale.

Même en essayant d‟en apprécier la valeur dans les limites des écrits indiens, les interludes dispersés
ça et là dans la Gῑtā dans un rythme et une forme de vers plus amples et plus élaborés que le reste, ont
une tonalité d‟exaltation et d‟extase qui donne à la Gῑtā cette pure et vénérable touche qui en renvoie
le crédit aux plus sublimes espoirs dont est capable l‟esprit humain. De tels interludes atteignent le
niveau d‟une rapsodie spirituelle, ce qui est rare en toute littérature. Dans quelques-uns de ces

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interludes en rapsodie, presqu‟imperceptiblement caché entre les lignes, on peut discerner le jeu
délicat d‟un léger sarcasme, comme par exemple aux IX, 20 et 21:

« Les connaisseurs des trois (Vedas), buveurs de soma, lavés de leur péché, (Me) vénérant par leurs
sacrifices, M‟implorent de les faire parvenir au ciel; une fois qu‟ils ont atteint le monde d‟Indra (le
Dieu des Dieux) ils se délectent des divines fêtes célestes.

(Page 69) « Alors, ayant jouit de cet expansif monde céleste, ayant épuisé leur mérite, ils entrent dans
le monde de la mortalité, se conformant ainsi aux vertueux concepts des trois (Vedas), convoitant des
objets désirables ils obtiennent des valeurs qui vont et viennent. »

La réévaluation dialectique de la Gῑtā s‟accomplit sans rupture brutale avec l‟ancienne. En tant que
puissant « hymne de la dialectique » la Gῑtā excelle par-dessus tout par son style profond, libre et
léger.

CONCLUSION

A la lumière de ce qui précède, nous pourrions résumer notre position comme suit:

La Gῑtā est un dialogue sur la sagesse d‟ordre non-religieux et non-obligatoire, contemplatif et


philosophique, sciemment et astucieusement inséré au cœur de la grande épopée appelée le
Mahābhārata par l‟ancien Sage et Chantre Vyāsa. Dans ce dialogue, la plus rare des coïncidences
possibles, nommément une guerre absolument juste, se présente à Arjuna, le personnage central, et il
doit s'y battre; étant le genre de guerrier au caractère sensible et contemplatif, il est sur le point
d'adopter une attitude négative de fuite due au remords et à la rétrospection, alors qu'il était en réalité
trop tard pour se sortir de cette situation qui avait déjà pris un caractère rigoureusement et
impérieusement nécessaire. Arjuna souffrait d'une forme caractéristique d'égoïsme subtil qui, prenant
la forme d'apitoiement sur lui-même, de remords ou d'agonie mystique, brouillait sa vision en lui
faisant revendiquer prématurément la suprême vertu du renoncement; alors qu'il était encore soumis à
des modes de pensée relativistes totalement incompatibles avec la philosophie absolutiste absolue et le
mode de vie que la Gῑtā prône à travers les paroles de Kṛṣṇa qui représente le Guru et l'Absolu en une
seule et même personne.

Kṛṣṇa, qui, en plus d'être un Guru, est aussi membre de la famille, ami et cocher d'Arjuna, prend toutes
les mesures possibles à tous les niveaux de la vie possibles pour dissiper les doutes philosophiques, les
scrupules religieux et les inhibitions psycho-physiques qui obscurcissent la vision d'Arjuna. Avec
éloquence et avec des mots d'encouragement, Kṛṣṇa prêche cette rare sorte de sagesse unitive ou mode
de vie Absolutiste connu sous le nom de Yoga, un chemin mystique et intuitif de la dialectique
contemplative. (Page 70) Etabli dans cette voie unitive grâce à laquelle les facteurs internes et externes
de la vie s‟équilibrent, s‟harmonisent et se neutralisent, Arjuna peut se débarrasser de ses arrière-
pensées superstitieuses et de ses conflits. Il retrouve un point de vue normal, comme un véritable yogi
qui n‟aurait pas particulièrement souhaité éviter une guerre qui s‟avérait absolument nécessaire, juste
et propice au bonheur. Qu‟il ait adopté la voie d‟un retrait calme et méditatif tel qu‟il est décrit dans le
dernier chapitre, ou qu‟il se soit engagé dans la dure réalité de la guerre, est une question que Vyāsa
laisse en suspend. Avant que l‟épopée regagne de nouveau sa grande allure héroïque, nous retrouvons
Arjuna en contemplatif totalement remis de ses illusions et prêt à s‟affilier pleinement, comme l‟une
des contreparties de la situation contemplative où Kṛṣṇa lui-même est impliqué en ce qu‟il représente
la Valeur Absolue Suprême.

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CHAPITRE I

LE CONFLIT DIALECTIQUE D'ARJUNA

Arjuna-Viśāda-Yoga

(Page 71) Des commentateurs comme Śaṅkara et d‟autres ont accordé peu d‟estime à ce chapitre.
Certains traducteurs ainsi que d‟autres personnes intéressées dans l‟enseignement de la Gῑtā ont même
eut tendance à le considérer comme superflu. En réalité ce chapitre mérite d‟être au moins traité à
égalité avec le reste des chapitres qui traitent de la Science de l‟Absolu.

Avant que quoique ce soit de subtil ou de profond puisse être enseigné, nous devons clairement
déterminer le pūrvapakṣa ou position du sceptique au regard d‟un tel enseignement. Dans ce chapitre,
Vyāsa accomplit cette tâche en portant une grande attention aux détails. On peut dire que ce chapitre
contient la clef qui nous permettra de comprendre correctement l‟enseignement qui va suivre dans le
livre.

Arjuna n‟est pas seulement un lâche sur le champ de bataille. Sa confusion est typique. Comme cela
est décrit dans les trois étapes des stances 21, 29 et 30, ainsi qu‟à la stance 47 de ce chapitre associés à
sa dernière phase au chapitre II, 9, il n‟est pas possible de douter de son caractère pleinement
contemplatif. A lui seul ce qualificatif justifierait que l‟on désigne ce chapitre sous le terme de yoga
(voie unitive).

Quand Arjuna dit de nouveau à Kṛṣṇa à la toute fin de la Gῑtā (XVIII, 73) qu‟il veut suivre son
conseil, et quand on le décrit aux toutes dernières stances de la Gῑtā comme tenant de nouveau son arc
et sa flèche normalement, les indications secrètes appartenant à ce chapitre qui sert à démarquer les
différentes étapes de la discussion sur le yoga (tel qu‟il doit être compris dans la Gῑtā) peuvent être
considérées comme ayant atteint leur point culminant naturel.

La confusion d‟Arjuna commence avec ces mots : « Oh Acyuta, arrête mon char exactement au milieu
entre les deux armées » (I, 21). Nous savons à quel point il est impossible de pénétrer sur le no-man‟s-
land quand les deux armées font voler leurs flèches (comme indiqué au I, 20). En ce qui concerne la
Gῑtā, à partir du moment où elle envisage une telle possibilité, elle gagne une position révisée, celle
d‟être essentiellement concernée par la contemplation plutôt que par les réels évènements du champ de
bataille. (Page 72) L‟état d‟Arjuna se détériore encore lorsqu‟il voit au I, 29-30 des amis non
seulement dans son camp, mais aussi dans le camp qui lui fait face. A ce moment-là, c‟est un homme
totalement confus, il est même incapable de tenir son arc Gāṇḍῑva. D‟ici la fin du chapitre, il retrouve
une certaine forme de fermeté ou de certitude dans son point de vue, lorsqu‟il s‟assied en rejetant son
arc et sa flèche. Au II, 9 il est finalement capable de philosopher sur la situation tout aussi bien peut-
être que Kṛṣṇa lui-même peut le faire. Pour l‟instant ce dernier n‟est capable que de sourire à Arjuna et
de se moquer de lui au nom de l‟honneur etc.… Pour être montrée dans son intégralité, la réponse de
Kṛṣṇa a besoin de tous les autres chapitres. Et même alors, ce n‟est pas facile d‟affirmer avec certitude
à quel moment Arjuna se trompait dans les raisonnements qu‟il a élaboré si minutieusement dans ce
chapitre et plus philosophiquement dans le suivant. Il préfère le renoncement au combat et se fiche des
bénéfices que le combat pourrait lui rapporter. Détachement, abandon (relinquishment) ou renoncement
sont des chemins de vie auxquels il est rendu hommage et qui sont même directement et indirectement
recommandés au dernier chapitre de la Gῑtā.

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Ceci étant, dire en quoi consiste exactement l'incohérence d'Arjuna (celle à laquelle Kṛṣṇa fait
référence quand il dit: «Tu prononces aussi de sages paroles» - II, 11), n'est pas aussi facile à situer ou
à déterminer que les gens l'imaginent. Arjuna est plus qu‟un simple guerrier. Il a l‟étoffe d‟un
philosophe ou même d‟un dialecticien comme le révèle amplement les mots qui lui sont attribués au II,
5-8. Ces stances ont la métrique spécifique des écritures saintes, ce qui est une preuve supplémentaire
pour le lecteur qu‟il faut vraiment considérer qu‟elles contribuent à la pensée contemplative, et que
telle était l‟intention de son auteur.

En outre, Arjuna peut être considéré comme un sceptique représentatif de son âge, à l'époque où l'Inde
était pleine de tribus, de clans ou même de «castes» belligérantes, (le mot "caste" ayant) un sens
quelque peu différent à l'époque de celui qu'on lui donne actuellement. Un examen attentif des
objections d'Arjuna à la guerre en général révèle qu'elles appartiennent davantage au monde des
ancêtres qu'au monde des Dévas ou Dieux Rayonnants du contexte védique. Son frère Bhῑma est un
représentant typique du costaud préhistorique, vif, grossier et ayant un grand appétit. Cet homme
animal ignore les raffinements d‟un style de vie guidé par les rituels védiques que l‟on peut imaginer
avoir été introduits en Inde à cette époque. Le védisme représente l‟autre mode de vie, le Devayāna (la
voie des Dieux Rayonnants). Les préhistoriques Vṛṣṇis et autres clans indiens étaient probablement les
derniers survivants des Pitṛyānis adorateurs des ancêtres (ceux qui suivent la voie des Anciens), de
l‟Inde pré-Aryenne ou préhistorique, probablement issus de la strate de la civilisation Mohenjo-Daro
dans la vallée de l‟Indus. (Page 73) Bien que ces questions soient encore l‟objet de grandes
controverses, tout ce que nous voulons souligner ici pour comprendre la Gῑtā correctement c‟est qu‟il
y avait au moins deux ensembles de valeurs distincts impliqués dans la réévaluation de la spiritualité
qui prit place en Inde au moment d la guerre du Mahābhārata. Bhῑṣma, le respecté patriarche de la
guerre du Mahābhārata et Droṇa, le maître de tir à l‟arc qui enseignait probablement aussi les Vedas,
peuvent être considérés comme représentatifs de ces deux types. Cette hypothèse n‟est pas nouvelle,
au contraire, elle a été largement reconnue en Inde même, comme nous pouvons le voir dans la
composition appelée Gῑtā Dhyāna à laquelle nous avons fait référence dans l‟introduction générale.

Dans notre introduction nous avons également parlé des procédés littéraires employés par Vyāsa pour
adapter l‟actualité de la guerre telle qu‟elle est décrite dans l‟épopée du Mahābhārata aux plus pures
exigences d‟une œuvre contemplative.

Nous avons précisé qu‟il (fallait lever) trois rideaux avant que la scène soit suffisamment préparée
pour que commence le dialogue contemplatif (samvāda). La scène où Saῆjaya fait son rapport à
Dhṛṭarāṣṭra est la première chute de rideau avec laquelle commence ce chapitre. Celui-ci est levé une
fois en préliminaire entre la première et la seconde moitié de la stance 21, pour être baissé peu après à
la fin de la stance 23 et relevé plus correctement à la stance 28. Nous voyons le deuxième rideau avec
Kṛṣṇa en simple cocher du char d‟Arjuna avant qu‟il soit reconnu comme Guru par celui-ci,
évènement qui ne prend place qu‟après qu‟Arjuna lui ait dument demandé de l‟instruire au II, 7 et en
réalité seulement à la stance II, 11. A ce moment-là nous pouvons voir le troisième rideaux ou procédé
de Vyāsa, où Kṛṣṇa joue le rôle du Guru et Arjuna, en tant que disciple, l‟écoute et le questionne
parfois. Encore une fois, à l‟intérieur du dialogue proprement dit nous devons distinguer le pūrva-
pakṣa (opinion antérieure) du siddhānta (doctrine finale) du Guru. Par conséquent, le lecteur doit
garder à l‟esprit trois procédés littéraires différents ainsi qu‟une distinction entre les premières notions
reconnues à tort par le disciple et l‟enseignement finalisé du Guru, avant qu‟il puisse arriver à
l‟enseignement proprement dit ou message de la Gῑtā. Et par-dessus tout, chacun des dix-huit chapitres
doit être considéré comme étant une discussion distincte avec une idée centrale qui lui est propre, son
propre cadre de référence et sa terminologie particulière. L‟unité du présent chapitre est dévolue à la
nécessité d‟établir clairement la position du sceptique antérieur, dans le but d‟enseigner la Gῑtā.

(Page 74) [1] dhṛtarāṣṭra uvāca |


dharma-kṣetre kuru-kṣetre
samavetā yuyutsavaḥ |
māmakāḥ pāṇḍavāś caiva
kim akurvata saῆjaya ||

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« Dhṛtarāṣṭra dit :
« Sur mon champ de la justice-morale, le champ des Kurus assemblés ensemble, déterminés à se
battre, qu‟a fait mon peuple et aussi qu‟ont fait les fils de Pāṇḍu, Oh Saῆjaya ? »

Remarquez que le procédé littéraire qui consiste à utiliser Dhṛtarāṣṭra parlant à Saῆjaya relève du
rideau frontal. Il est le « détenteur du royaume », celui qui décide s‟il doit maintenir le statu quo ou
laisser les choses arriver ou se faire d‟elles-mêmes selon l‟ordre ou la justice-morale. Dans ce cas c‟est
un conservateur qui s‟accroche obstinément aux usages établis. Il se refuse à laisser aucune
réévaluation ou réajustement prendre place. A cet égard c‟est un homme d‟Etat aveugle. Ses partisans,
conduits par Duryodhana (voir stance 2) doivent également être considérés comme des irréductibles
qui ne permettraient pas que l‟ordre ancien change pour laisser place à un ordre nouveau. C‟est
pourquoi ce dernier (Duryodhana) est à juste titre comparé à un tourbillon dans la Gῑtā-Dhyāna (voir
Appendice).

Le mode de pensée de Kṛṣṇa, ou sa spiritualité, a pour principal obstacle Duryodhana, de la même


façon que Rāma, dans le Rāmāyana, avait le sien en Rāvana. A la fin, Duryodhana va au ciel, mais le
ciel n‟est pas l‟idéal de la spiritualité absolutiste de Kṛṣṇa. Aller au ciel n‟est pas une gloire en ce qui
concerne la Gῑtā. La Gῑtā prône un pur Absolutisme Ŕ c‟.à d. sans rechercher de bénéfices ni de
récompenses liées à l‟action, que ce soit ici ou au-delà, se conformant ainsi aux exigences
implicitement reconnues par la discipline du Védānta (comme on le trouve par exemple dans la
Vivekachūdāmaṇi, V, 19 « non-attachement aux bénéfices de ce monde ni du monde à venir »).

Cela doit être considéré conjointement avec le fait que Duryodhana, chef de l‟armée de Dhṛtarāṣṭra, a
approché Droṇa, qui est un Guru de type désintéressé, un prêtre pour les Pāṇḍavas et les Kauravas à la
fois, et non pas seulement un maître de tir à l‟arc, mais quelqu‟un qui inculque des notions relativistes
y compris le rituel Védique. Il est évident qu‟Arjuna lui-même a été influencé par l‟enseignement soit
de Droṇa, soit au moins de Bhῑṣma, l‟autre Guru présent ici, comme on peut le voir par son
argumentation dans ce chapitre, où, à la stance 42, il parle de naraka (enfer). Arjuna parle ainsi de
formes de spiritualité relatives, bien qu‟il ne soit pas conscient des valeurs célestes védiques de la
même façon.

(Page 75) La nature des parties en conflit doit être claire dans l‟esprit du lecteur afin de pouvoir
déterminer quel est le côté qu‟il doit soutenir ici, à la fois historiquement, et dans le contexte de ce qui
est juste Ŕ sinon, même en tant que purāṇa ou légende, la Gῑtā perd son sens et elle ne réussira pas à le
rendre un tant soit peu plus sage qu‟avant qu‟il l‟ait lue. C‟est pourquoi ces indications deviennent
nécessaires, même si elles paraissent complexes.

Dharma-kṣetre kuru-kṣetre : champ de la justice-morale des Kurus. Pourquoi ces épithètes


apparemment redondants ? C‟est caractéristique du style de la Gῑtā du début jusqu‟à la fin.
Appartenant à un purāṇa, une légende épique ou épopée, les détails historiques qu‟elle contient
doivent être corrects et dans le même temps elle doit répondre à la nécessité de guider les gens dans
leur appréciation des valeurs éthiques et spirituelles.

Le kuru-kṣetra est historiquement le champ de bataille des Kauravas, mais on doit aussi comprendre
dans le même temps que c‟est un lieu où vont prendre place la réévaluation des valeurs éthiques et
spirituelles.

Le mot dharma dans dharmakṣetra provient du mot « porter » ou « supporter ». Chaque homme, outre
le fait d‟être purement et simplement un homme, arrive avec des notions de comportement naturel qui
lui sont propres et selon lesquelles il choisit parmi des lignes de conduite bonnes et mauvaises. Cette
seconde personne morale est sur-imposée sur l‟homme-animal de base. Ou, en d‟autres termes,
l‟homme est détenteur de l‟idée qu‟il a de ce qu‟est une action juste, quand ces concepts d‟action juste
sont réévalués. Voilà ce qu‟est le dharmakṣetra auquel il est fait référence ici. Nous devons nous

57
attendre à trouver d‟autres doubles épithètes ou instructions tout au long du texte de la Gῑtā. C‟est
l‟une des spécificités du style de cette œuvre et nous y avons fait référence dans l‟introduction (page
59). Par exemple nous avons : « pense à Moi et bâts-toi aussi » (VIII, 7) et : « en pensant à Moi et en
répétant (Aum) » (VIII, 13).

Māmakāḥ: mon peuple. Cela souligne l‟esprit relatif du roi Dhṛtarāṣṭra lui-même; en tant que
responsable de tous, il aurait pu être impartial ou neutre, mais son parti-pris ici initie le problème. Il
divise le peuple en deux, ce qui produit une dualité qui est responsable de la bataille-même.

saῆjaya uvāca|
[2] dṛṣtvā tu pāṇḍavānῑkaṁ
vyūḍhaṁ duryodhanas tadā |
ācāryam upasaṅgamya
rājā vacanam abravῑt ||

(Page 76) Saῆjaya dit :

« En voyant l‟armée des Pāṇḍavas en ordre (de bataille), le Prince Duryodhana, ayant approché son
maître, énonça alors les paroles suivantes: »

Le fait que le nom de Duryodhana signifie « difficile à combattre » indique qu‟il est un irréductible
conservateur. Il est en cela l‟agent actif de Dhṛtarāṣṭra qui n‟est personnellement pas très actif, ou
privé d‟activité par son aveuglement. Dhṛtarāṣṭra est aussi aveugle à la vérité, et ce qu‟il dit à Saῆjaya
est théoriquement intéressé par ce qu‟il va advenir. C‟est pourquoi le premier degré d‟activité est
atteint par Duryodhana qui est en charge des opérations. Nous voyons comment les qualités épiques
commencent alors à être dévoilées dans la Gῑtā.

ācāryam upasaṅgamya : Ayant approché son maître. Du côté des Kauravas il y a trois maîtres qui
bénéficient du grade de maître spirituel ou ācāryas, ce sont Droṇa, Bhῑṣma et Krῑpa. Ce dernier est lié
à Droṇa personnellement en tant que beau-frère, et tous deux appartiennent au contexte védique. De
l‟autre côté, Bhῑma est un brahmacāri ou célibataire stricte, c‟est un patriarche (pῑtāmaha) plutôt qu‟un
prêtre. Ses vertus sont nombreuses, elles incluent la continence, la sagesse, le courage, la fidélité à la
parole donnée, etc. C‟est un modèle de spiritualité tout aussi important que Droṇa, et il lui est conféré
un statut égal dans la Gῑtā Dhyāna où tous deux sont considérés comme formant les deux rives de la
rivière de la bataille (rananadi); cette rivière est la rivière de la réévaluation dialectique de la
spiritualité du point de vue de l‟Absolutisme de Kṛṣṇa-paramātma, qui est mentionné ici en tant que
passeur (kaivārtaka) capable de faire traverser les dévots à travers les courants des rapides et des
tourbillons, les rochers, les crocodiles et les vagues Ŕ (éléments) qui représentent les nombreux
obstacles liés au monde relatif (saṁsāra). Le point de vue absolutiste représente le bateau à l‟intérieur
duquel le Guru est le passeur.

Dés lors, du côté des Pāṇḍavas, il y a un seul et unique Guru qui enseigne la Brahmavidyā, la Science
de l‟Absolu, par opposition aux nombreux gurus partiels et aux nombreux partisans de diverses sortes
du côté des Kauravas, tous pouvant être classés selon deux directions principales Ŕ ceux qui sont pour
les valeurs védiques Devayāna, et ceux qui sont pour les valeurs ancestrales Pitriyāna; on peut
supposer que ces valeurs étaient connues en Inde avant l‟avènement des Aryens. Bhῑṣma représente
ces dernières, et Droṇa est un représentant typique des premières.

(Page 77) [3] paśyaitāṁ pāṇḍu-putrāṇām


ācārya mahatῑṁ camūm |
vyūḍhāṁ drupada-putreṇa
tava śiṣyeṇa dhῑmatā ||

« O Maître, regarde cette grande armée des fils de Pāṇḍu, mobilisés par ton talentueux disciple, le fils
de Drupada. »

58
Le fils de Drupada est Dhṛṣtadyumna. On le considère comme l‟ennemi juré des Kauravas, ce qui est
assez évident étant donné qu‟il a été tué par les mains d‟Aśvatthāmam le fils de Droṇa Ŕ bien que
Droṇa était son maître. Il faut remarquer qu‟il est fait une allusion particulière à Dhṛṣtadyumna, fils de
Drupada, en tant que disciple de Droṇa, alors que tous les Pāṇḍavas ont été formés au tir à l‟arc par
Droṇa, y compris des disciples plus importants tels qu‟Arjuna et Dharmaputra, qui eux ont été omis.
La raison de cette omission réside probablement dans le fait que ces derniers représentent la droiture
conforme à l‟enseignement absolutiste de Kṛṣṇa, et qu‟ainsi ils sont moins susceptibles d‟éprouver une
réelle rancœur, qualité souhaitable sur un champ de bataille.

Dhῑmatā - talentueux: doit être interprété davantage comme désignant une intelligence structurée avec
sagacité plutôt que comme de la sagesse au sens philosophique du terme.

[4] atra śūrā maheṣvāsā


bhῑmārjuna-samā yudhi |
yuyudhāno virāṭaś ca
drupadaś ca mahā-rathaḥ||

« Ici, il y a des héros, de redoutables archers, égaux en bataille à Bhῑma et Arjuna, Yuyodhana, Virāta
et Drupada au grand char. »

[5] dhṛṣṭaketuś cekitānaḥ


kāśirājaś ca vῑryavān |
purujit kuntibhojaś ca
śaibyaś ca nara-puṅgavaḥ||

« Dhṛṣṭaketu, Cekitāna, et le vaillant Roi de Kāśi, Purujit et Kuntibhoja, et ce taureau parmi les
hommes, Śaibya. »

(Page 78) [6] yudhāmanyuś ca vikrānta


uttamaujāś ca vῑryavān |
saubhadro draupadeyāś ca
sarva eva mahā-rathāḥ||

« L‟héroïque Yudhāmanyu et le courageux Uttamaujas; le fils de Subhadra et les fils de Draupadῑ, qui
ont tous de grands chars. »

Bhῑma : Chef des armées de Yudhiṣṭhira, frère ainé d‟Arjuna.


Arjuna : Héro Pāṇḍava, personnage central de la Gῑtā, représente le sceptique ou pūrva pakṣin.
Yuyudhāna : (aussi appelé Satiaki): conducteur du char de Kṛṣṇa lorsque, dans l‟épopée, ce dernier
joue son rôle habituel de guerrier historique dans l‟épopée.
Virāta : un prince qui donna refuge aux Pāṇḍavas.
Drupada : Père de Draupadῑ, la femme des Pāṇḍavas.
Dṛṣṭaketu : Roi des Cedis.
Cekitāna : Guerrier dans l‟armée des Pāṇḍavas.
Kāśirāja : Roi de Bénarès.
Purujit : Un roi et frère de Kuntibhoja.
Kuntibhoja : Frère de Purujit.
Śaibya : Roi des Śibis.
Yudhamanyu : Un guerrier.
Uttamaujas : Quelqu‟un de très valeureux.
Saubhadro : Fils d‟Arjuna et de sa femme Subhadra.
Draupadeya : De la lignée de Drupada.

59
A côté des noms des personnages principaux, des qualificatifs tels que « Lion parmi les hommes » etc.
vont apparaître tout au long de la Gῑtā. Ils sont nécessaires pour donner au texte le décor et la saveur
héroïques qui sont le propre d‟une épopée. Il ne faut pas les confondre avec le message purement
spirituel de la Gῑtā. Il faut en extraire ce pur enseignement après qu'aient été éliminées toutes les
scories accessoires appartenant à l'épopée. Une épithète telle que mahāratha (Celui qui a un grand
char) dénote un certain rang militaire, comme par exemple celui de maréchal.

[7] asmākaṁ tu viśiṣṭā ye


tān nibodha dvijottama |
nāyakā mama sainyasya
saṁjῆārthaṁ tān bravῑmi te ||

(Page 79) « Mais saches quels sont les plus éminents d‟entre nous, O toi ! Le Meilleur des Deux Fois
Nés, ce sont les chefs de mon armée; Je te les nomme pour que tu les reconnaisses par leur nom. »

Après avoir énuméré les noms des chefs de l‟armée opposée, parmi les quels il convient de remarquer
quelques omissions flagrantes, en particulier celle du nom de Yudhiṣṭhira (l‟aîné des Pāṇḍavas,
probablement à cause de sa réputation d‟homme vertueux) Ŕ Duryodhana qui parle ici à Droṇa, tourne
maintenant son attention vers sa propre armée et précise l‟intention d‟une telle énumération. Selon lui
cette énumération n‟est pas dénuée d‟importance. Comme Dhṛtarāṣṭra à la stance 1, il parle encore au
nom du point de vue relativiste. Il s‟obstine à parler de « notre camp » (asmākam). Les maux de la
guerre au sens où ils sont susceptibles d‟affecter l‟humanité dans son ensemble sont soigneusement
exclus, jusqu‟à ce que la confusion d‟Arjuna (viśāda) introduise la question sur un angle de vue non-
relativiste.

C‟est pour cela que le mot asmākam, signifiant „parmi nous‟, notre camp, est souligné par son auteur
Vyāsa par le fait d‟être placé en tête de la stance. Que Vyāsa ait explicitement l‟intention de se référer
aux deux parties rivales, cela est suffisamment évident de part le mot saṃjῆārtham (reconnaissance
nominale) qui est ici placé dans la bouche de Duryodhana. La liste des noms n‟est pas destinée à n‟être
qu‟une simple énumération de guerriers traitée avec indifférence. Il faut comprendre que ces noms
appartiennent soit à l‟aspect d‟attaque de la situation ou à son aspect de contre-attaque, ce qui doit être
examiné au fur et à mesure que cette situation se dévoile dans les chapitres suivants, à la fois en tant
que guerre factuelle et en tant que réévaluation progressive du dharma (comportement juste) ou des
valeurs spirituelles.

Saṃjῆa signifie bien plus que „nom‟ ou „classe‟. Saṃjῆa a un élément de reconnaissance
supplémentaire qui le place dans une catégorie distincte. Ce que Vyāsa veut faire ici est assez évident.
Il tient à ce que le lecteur de la Gῑtā évite de confondre les valeurs réelles aves les valeurs spirituelles
impliquées. Ainsi, le procédé littéraire que l‟auteur a en tête est révélé au grand jour
intentionnellement à la fin de la dernière ligne. Il est de la plus haute importance que le lecteur puisse
voir cela.

[8] bhavān bhῑṣmaś ca karṇaś ca


kṛpaś ca samitiῆjayaḥ |
aśvatthāmā vikarṇaś ca
saumadattis tathaiva ca ||

(Page 80) « Toi et Bhῑṣma, et Karṇa, et aussi Kṛpa, le Vainqueur à la guerre, Aśvatthāman et Vikarṇa
et aussi le fils de Somadatta ; »

Bhavan : toi-même, c‟est-à-dire Droṇa, un maître dans le contexte védique qui a aussi enseigné le tir à
l‟arc.
Bhῑṣma : un patriarche réputé pour son (vœu) de célibat et sa grande pureté de mœurs; très respecté de
tous.

60
Karṇa : fils du Dieu Soleil et de Kuntῑ, mère des Pāṇḍavas alors qu‟elle était encore jeune. C‟était un
grand guerrier et un grand archer, rendu invincible par une armure que lui avait donné le Dieu Soleil
lui-même.
Kṛpa : frère de Kṛpῑ, la femme de Droṇa, mais favorable aux Pāṇḍavas.
Aśvatthāman : fils de Droṇa avec Kṛpῑ; une fausse alerte a été répandue à son sujet dans le but de
détourner l‟attention de Droṇa en lui disant qu‟Aśvatthāman était mort, alors que ce n‟était qu‟un jouet
éléphant de ce nom qui avait été détruit.
Vikarṇa : un guerrier infatigable, comme Aśvatthāman.
Saumadatti : fils de Somadatta, Roi des Bahikas.

Notez que Bhῑṣma n‟est mentionné qu‟après Droṇa qui est de lignée très peu reliée à Bhῑṣma ni
d‟ailleurs avec l‟une ou l‟autre des parties en conflit. Droṇa n‟est que le maître de tir à l‟arc, mais il se
voit attribuer la première place. C‟est sans doute parce que l‟issue de la bataille impliquant des valeurs
spirituelles présente un intérêt pour Droṇa qui est un dvijottama (un deux-fois né investi du fil sacré).
De nouveau, à la stance 25, Kṛṣṇa lui-même, en tant que conducteur de char, fait précisément
référence à Droṇa et Bhῑṣma par opposition à tout le reste de l‟armée, rois y compris. Il est évident que
le problème implique des facteurs spirituels personnifiés par ces deux personnages, et que les intérêts
des rois qui s'affrontent ne sont qu'accessoires à la situation qui se développe peu à peu. Ce
développement atteint finalement un point de convergence avec le commencement du dialogue
(samvāda) proprement dit (à partir de II, 10). Ce dialogue constitue le cœur de la Gῑtā. Dans la Gῑtā-
dhyāna il est fait référence à cet enseignement comme au « parfum » ou gandha de la fleur de lotus; il
doit être apprécié dans ce monde par les hommes bons qui recherchent des valeurs spirituelles. Les
épisodes historiques contenus dans le Mahābhārata sont considérés comme accessoires ou grossiers;
ils sont dépeints comme étant les pétales et les anthers du lotus. Pour l‟homme bon, le parfum ou chant
de sagesse ou chant de la dialectique est la valeur suprême. C‟est la fragrance qui vient comme une
rapsodie dans ce chant ou Gῑtā.

(Page 81) [9] anye ca bahavaḥ śūrā


mad-arthe tyakta-jῑvitāḥ |
nānā-śastra-praharaṇāḥ
sarve yuddha-viśāradāḥ ||

« Et beaucoup d‟autres héros qui sont prêts à mourir pour moi, qui ont de nombreux missiles et de
nombreuses armes, et qui sont tous habiles dans l‟art de la guerre. »

Il faut comprendre que « prêts à mourir pour moi » montre qu‟ils sont prêts à défendre les précieuses
valeurs chères aux êtres humains. Des fanatiques peuvent mourir pour leur foi en une guerre sainte. La
foi devient au moins aussi précieuse que la vie. Duryodhana représente ici une valeur de vie reliée à la
royauté et au pouvoir dans ce monde. Celle-ci est précieuse pour ses partisans. Mais bien sûr,
quelqu‟exaltée que puisse être cette valeur, elle reste sur le plan relatif. Elle peut leur faire gagner le
ciel en récompense dans l‟au-delà, de la même façon que les puissantes divinités féminines appelées
Valkyries portait triomphalement les guerriers de la mythologie scandinave jusqu‟au Valhalla.
Duryodhana lui-même est censé avoir gagné cette récompense. C‟est pourquoi ce qualificatif « prêts à
mourir pour moi » sert à préciser le caractère générique commun à tous les Kauravas. Tous sont
affiliés à une valeur relative centrale personnifiée par leur roi, Duryodhana.

Leurs autres qualifications sont des attributs du monde du travail (vyavahārika). Ils portent de
nombreuses armes et sont habiles à la guerre. Leur capacité à déposer leurs vies aux pieds de la
royauté, valeur qui reste relative, est en cela le seul facteur spirituel porté à leur crédit.

[10] aparyāptaṁ tad asmākaṁ


balaṁ bhῑṣmābhirakṣitam |
paryāptaṁ tv idam eteṣāṁ
balaṁ bhῑmābhirakṣitam ||

61
« L‟armée qui est la nôtre et qui est sous la responsabilité de Bhῑṣma est insuffisante, mais l‟armée qui
est la leur et qui est sous la responsabilité de Bhῑma est adéquate. »

En étant si peu confiant au sujet de l'armée menée par Bhῑṣma, Duryodhana lui-même a une vague
idée de la pauvreté du type de spiritualité représentée ici par le camp Kaurava. C‟est le premier
exemple important de ce style particulier que l‟on trouve si souvent dans la Gῑtā. (Page 82) En premier
lieu il faut remarquer une symétrie dans la construction de la stance. Bhῑma (le Fort) et Bhῑṣma (le
Terrible) sont de toute évidence introduits ici pour être traités comme les contreparties d‟une situation
du domaine de l‟actualité à partir duquel la plus subtile des dialectiques des derniers débats théoriques
doit avoir son tremplin naturel.

aparyāptaṁ: a été différemment interprété par Śrῑdhara et Ānandagiri; pour Śrῑdhara ce mot signifie
« insuffisant » et pour Ānandagiri « sans limite ». Il se peut que l‟auteur ait intentionnellement voulu
introduire ici un équilibre entre les éléments qualitatifs et quantitatifs. Le premier et le plus courant des
sens « insuffisant » ou « inapte à la tâche » est incontestablement adéquat dans le cas présent,
particulièrement si nous remarquons qu‟en tant que relativiste Ŕce que Duryodhana a l‟intention d‟être
ici Ŕ son manque de confiance est tout aussi compréhensible que le nimittāni-ca-paśyāmi (et je vois
des signes) d‟Arjuna (à la stance 31). Manque de confiance ou mauvais augures doivent être mis face à
face dans la réévaluation du relativisme en termes absolutistes qui va prendre place dans les chapitres
suivants. Tous deux sont des formes de doutes Ŕ l‟un, ici et maintenant, et l‟autre auquel s‟ajoute un
élément de futur. Arjuna étant un pūrva-pakṣin (critique des temps anciens) du contexte contemplatif,
son doute est supérieur à celui de Duryodhana, parce qu‟il inclue iha et para, le «ici » et le « ci-
après », alors que le doute de Duryodhana ne reste confiné qu‟au « ici ».

« Cette armée qui est la nôtre » et « cette armée qui est la leur » sont de nouveau mises au sein d‟une
subtile relation dialectique. « Celle-là Ŕ la nôtre » et «celle-ci Ŕ la leur » - dans la mesure où une
réciprocité est suggérée Duryodhana doit être qualifié d‟homme vertueux (good man). La permutation
de « celle-là » pour « celle-ci » introduit de nouveau le style particulier de la Gῑtā sur lequel nous
mettons l‟accent parce qu‟il est en phase avec la totale et subtile interaction des valeurs dialectiques
pour lesquelles ceci n‟est qu‟un préambule. Ceci n‟est en aucune façon une argutie grammaticale.
Remarquez qu‟à l‟exception de suffixes ou de petits mots tels que a, tu et idam il n‟y a absolument
aucune différence entre les deux membres de cette stance, et que cette parfaite symétrie ne peut pas
être accidentelle, elle doit avoir été consciemment et intentionnellement amenée par l‟auteur pour les
raisons que nous avons exposées.

[11] ayaneṣu ca sarveṣu


yathā-bhāgam avasthitāḥ |
bhῑṣmam evābhirakṣantu
bhavantaḥ sarva eva hi ||

(Page 83) « Et vous tous, campés sur vos positions respectives à la tête (entrance) de chaque formation,
soyez sur vos gardes (pour vous protéger les uns les autres) Bhῑṣma inclus. »

Du côté des Kauravas cette stance montre avec évidence que la protection de la spiritualité
personnifiée par Bhῑṣma est la plus chère de leurs valeurs collectives, d‟aussi loin qu‟ils puissent la
comprendre. C‟est pourquoi il faut qu‟il soit protégé, bien que tous les autres (comme par exemple
Droṇa) puissent mériter la même protection. D‟autre part il faut remarquer que de nombreux pluriels
sont employés dans cette stance, de nombreux grades, de nombreuses colonnes, de nombreuses
divisions et de nombreux généraux. Le mot sarva (tous, qui implique beaucoup) est utilisé deux fois. Il
est évident que cela a pour but de mettre l‟accent sur le fait qu‟il y a un manque d‟unité dans le
commandement, par opposition à l‟armée adverse, comme nous ne tarderons pas à le constater. Ici, les
éléments quantitatifs et numériques prédominent. Bien sûr, il y a la figure centrale de Bhῑṣma, mais il
est trop âgé pour prendre une quelconque initiative (visant à imposer) un modèle unificateur. C‟est lui
qui a besoin de protection personnelle, et non pas lui qui guide les autres. Par contraste avec
l‟organisation ‟verticale‟ ou unitivement ordonnée de l‟armée Pāṇḍava, nous trouvons ici chez les

62
Kauravas la prédominance d‟une situation de masse „horizontale‟ ou position amorphe. La différence
que nous suggérons ici deviendra de plus en plus évidente au fur et à mesure que nous avancerons.

[12] tasya saῆjanayam harṣaṁ


kuru-vṛddhaḥ pitāmahaḥ |
siṁha-nādaṁ vinadyoccaiḥ
śaṅkhaṁ dadhmau pratāpavān ||

« Afin de l‟encourager, le puissant et vieux patriarche Kuru rugit bruyamment à la manière d‟un lion
et souffla dans une conque. »

saῆjanayam harṣaṁ: pour faire naître la joie (en lui). Quelle est la nature de la joie à laquelle il est fait
allusion ici ? Le manque de confiance mentionné à la stance 10 devient explicite ici. En soufflant dans
sa coquille de conque, Bhῑṣma a l‟intention de chasser les prémonitions de défaites qu‟avait alors
Duryodhana; bien qu‟il soit très vieux, il comprend pourquoi Duryodhana manque de confiance.
Souffler dans sa conque cela revient à dire : « Je représente une valeur spirituelle qui, jusqu‟à
aujourd‟hui, est la plus haute que nous puissions comprendre, tous autant que nous sommes ». Cet acte
comporte des éléments d‟absolutisme dans le domaine comparativement relatif dans lequel il est un
patriarche et un chef parmi les hommes, mais ce domaine se limite encore, au mieux, au contexte
humain. Son bruit de conque est de la nature d‟un cri de bataille. (Page 84) Par contraste, remarquez
qu‟un qualificatif suggérant le divin (divyau) est appliqué à la conque de Kṛṣṇa et d‟Arjuna à la stance
14. La position dominante de Bhῑṣma au sein de son propre peuple pourrait être comparée à celle de
Moïse avec son peuple élu, par rapport à Jésus qui était la Lumière du monde.

[13] tataḥ śaṅkhāś ca bheryaś ca


paṇavānaka-gomukhāḥ |
sahasaivābhyahanyanta
sa śabda tumulo ‘bhavat ||

« Alors, tout à coup, conques, tambours, gongs, timbales et trompettes, retentirent en même temps, et
ce son rendait un tumulte confus. »

Notez ici la variété d‟instruments qui retentissent en même temps, et l‟allusion légèrement méprisante
qui est sous-entendue quand il est dit que le son était tumula, ce qui signifie « son excité et confus » -
semblant suggérer un état chaotique, quelque chose qui ressemble à la confusion des langues de la
Tour de Babel. Voici mises en place les conditions nécessaires et naturelles à l‟enseignement
méthodique et coordinateur de la Brahmavidyā (Science de l‟Absolu) qui va suivre.

[14] tataḥ śvetair hayair yukte


mahati syandane sthitau |
mādhavaḥ pāṇḍavaś caiva
divyau śaṅkhau pradadhmatuḥ ||

« C‟est alors que, (tous deux) debouts sur leur grand char, auquel était attelé des chevaux blancs,
Mādhava (Kṛṣṇa) et le fils de Pāṇḍu (Arjuna) soufflèrent dans leur divines conques (tous deux
ensemble). »

Ici il convient de remarquer le cercle magique qui entoure les deux personnages de Kṛṣṇa et d‟Arjuna,
comme s‟ils étaient tous deux accouplés ensemble, et qu‟ils avaient un statut égal dans le contexte de
quelque chose de supérieur aux simples valeurs humaines. Leurs deux conques sont associées au
qualificatif divyau śaṅkhau (une paire de divines conques). En outre, ils sont sur le même char Ŕ
comme nous le savons il s‟avère que le conducteur en est le professeur de Brahmavidyā (la Science de
l‟Absolu) et qu‟Arjuna accepte d‟en être le disciple (II, 7). Le qualificatif mahati (grand) est associé à
bṛhat dont dérive le mot brahma. Les chevaux blancs sont aussi le symbole de la neutralité de la
Brahmavidyā, de même dans les descriptions de la déesse Sarasvatῑ les vêtements blancs

63
(śubhravastra) et le lotus blanc (śvetapadma) symbolisent cette même neutralité. (Page 85) Les noms
Mādhavaḥ et Pāṇḍavaḥ laissent entendre le lien familial intime de Kṛṣṇa et d‟Arjuna, bien que ce ne
soit pas encore la relation Guru-Śiṣya d‟un stade ultérieur. Subhadra la sœur de Kṛṣṇa a été épousée
par Ajurna. Mādhavaḥ sous-entend descendant de Mādhu du clan Yādava auquel Arjuna est apparenté.
Ici, il s‟agit de parenté, par opposition à la filiation en tant que śiṣya qui viendra plus tard. Tout au
long (de la Gῑtā), nous devons être à l‟affût des dénominations semblables qui désignent Kṛṣṇa et
Arjuna en ce qu‟elles indiquent le genre de contexte dans lequel il faut comprendre le texte, chapitre
après chapitre, jusqu‟à ce qu‟on arrive finalement à un total absolutisme. De tels qualificatifs révèlent
les modes de spiritualité des différents contextes.

[15] pāῆcajanyaṁ hṛṣῑkeśo


devadattaṁ dhanaῆjayaḥ |
pauṇḍraṁ dadhmau mahā-śaṅkhaṁ
bhῑma-karmā vṛkodaraḥ||

« Hṛṣῑkeśa (Kṛṣṇa) soufflait dans Pāῆcajanya, et Arjuna soufflait dans Devadatta. Lui qui avait
l‟appétit d‟un loup et commettait des actions gigantesques (Bhῑma) soufflait dans sa grande conque,
Pauṇḍra. »

Pāῆcajanya, la coquille de conque de Kṛṣṇa, peut être considérée comme appartenant au contexte des
Pāῆcajanas; soit on peut considérer que les Pāῆcajanas sont le groupe hétérodoxe qui habite au pays
Yādava ou à proximité de ce pays, et qui sont peut-être en marge du Védisme, soit on peut considérer
que de façon plus symbolique ils représentent les cinq parties constituantes de l‟âme selon les
Sāṁkhyas (Rationalistes). La coquille de conque d‟Arjuna, appelée Devadatta (Given by God) semble
sous-entendre son appréciation des valeurs védiques Ŕ étant disciple de Droṇa Ŕ jusqu‟à ce
qu‟ultérieurement il perde finalement ses illusions à ce sujet. Arjuna n‟est pas seulement un pitṛyāni
ou adorateurs des ancêtres. D‟où la référence aux dieux ou devas. La coquille de conque Pāῆcajanya
porte également en elle l‟allusion à une légende selon laquelle elle aurait été formée par la mer à partir
des os d‟un géant marin.

Pauṇḍra, la coquille de conque de Bhῑma, d‟autre part, suggère un mode préhistorique śivaïque de
spiritualité (tri-puṇḍara étant la marque sur le front de Śiva). Des qualificatifs attribués à Bhῑma
suggèrent également l‟homme ordinaire de cette époque préhistorique qui ne croyait qu‟aux simples
valeurs humaines basées sur des appétits vulgaires, comme le sous-entendrait le qualificatif vṛkodaraḥ
qui signifie „estomac de loup‟. (Page 86) C‟est un dur-à-cuire ou un Hercule qui base sa vie sur des
faits sans fioritures ou tralalas. Une telle description n‟est pas contraire au caractère de Bhῑma tel qu‟il
est décrit dans le reste du Mahābhārata.

[16] anantavijayaṁ rājā


kuntῑ-putro yudhiṣṭhiraḥ |
nakulaḥ sahadevaś ca
sughoṣa-maṇipuṣpakau ||

« Le prince Yudhiṣṭhira, fils de Kuntῑ, souffla dans Anantavijaya, et Nakula et Sahadeva soufflèrent
(ensemble) dans Sughoṣa et Maṇipuṣpaka. »

Yudhiṣṭhira : „ferme dans la bataille‟: le plus âgé des cinq fils de Pāṇḍu. Nakula et Sahadeva :
quatrième et cinquième (les plus jeunes) des princes Pāṇḍu.

Le nom d‟Anantavijaya (victoire infinie) est un nom approprié pour la conque de Yudhiṣṭhira, au
regard de ce que signifie le nom du prince lui-même, « ferme dans la bataille ». On peut dire que
toutes deux, fermeté et victoire infinie, vont bien ensemble. Remarquez ici, que si l‟ordre de préséance
avait était respecté, le Roi Yudhiṣṭhira aurait dû souffler dans sa conque avant Arjuna et le conducteur
de char Kṛṣṇa. On lui attribue une place secondaire aux côtés des deux autres princes, Nakula et
Sahadeva, dont les conques Sughoṣa (à la bonne sonorité) et Maṇipuṣpaka (ornée de fleurs) suggèrent

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des valeurs esthétiques. Vertu et esthétisme ne comptent pas tant que l‟Absolutisme divin représenté
par Kṛṣṇa et Arjuna. Dans la justice poétique de l‟auteur Vyāsa, même la valeur humaine commune
représentée par Bhῑma, se voit attribuer la primauté par rapport à la simple fermeté morale et
l‟esthétisme; l‟humanité ordinaire étant une valeur plus universelle que des éléments de simple vertu
ou de luxe.

[17] kāśyaś ca parameṣvāsaḥ


śikhaṇḍῑ ca mahā-rataḥ |
dhṛṣṭadyumno virātaś ca
sātyakiś cāparājitaḥ ||

«Et le Roi de Kāśi, excellent archer; Sikhaṇḍῑn, le grand conducteur de char Dhṛṣṭadyumna et Virāta
et Sātyaki, l‟invaincu; »

(Page 87) Il n‟est plus fait référence aux noms des conques respectives. On parle plutôt des archers et
des conducteurs de char. Il convient de remarquer que du côté des Kauravas, un seul homme, Bhῑṣma,
a soufflé dans une conque qui ait valeur unique. Pour le reste il s‟agissait d‟un raffut d‟instruments
discordants. Par contre, du côté des Pāṇḍavas, les appels au clairon formés par les conques viennent en
une succession claire et graduelle, dans laquelle on peut discerner une échelle de valeurs Ŕjusqu‟à ce
que celle-ci soit aussi perdue dans le tumulte commun général qui règne dans les rangs.

[18] drupado draupadeyāś ca


sarvaśaḥ pṛthivῑ-pate |
saubhadraś ca mahā-bāhuḥ
śaṅkhān dadhmuḥ pṛthak- pṛthak ||

« Drupada et les fils de Draupadῑ, O Seigneur de la Terre, et le fils de Subhadra, aux bras puissants, de
tous côtés chacun soufflait séparément dans sa conque. »

Les mots sarvaśaḥ (de tous côtés) et pṛthak- pṛthak (distincts, séparés) montrent que les sons de
conques individuels n‟étaient pas totalement perdus dans le vacarme général qui venait de toute part.
Ceci suggère la rencontre de l‟un et du multiple sans contradiction, ce qui est en soi un secret de la
dialectique.

[19] sa ghoṣo dhārtarāṣṭrāṇāṁ


hṛdayāni vyadārayat |
nabhaś ca pṛthivῑṁ caiva
tumulo ‘bhyanunādayan ||

«Ce bruyant souffle, qui faisait retentir le ciel et la terre de son son, perça les cœurs des fils de
Dhṛṭarāṣṭra. »

Ce souffle venant du camp Pāṇḍavas « perça les cœurs des Kauravas ». Il toucha « la terre et le ciel »,
c‟est-à-dire, y compris toutes les valeurs hiérophantes possibles par opposition à la simple confusion
terrestre des bruits de conques des Kauravas. Le rugissement léonin de Bhῑṣma ne touche que la terre.
En quel sens les cœurs des Kauravas furent-ils transpercés au point de perdre confiance en toutes ces
choses terre à terre qui leur tenaient à cœur ? Il semblerait que de nouvelles valeurs impliquant à la
fois le ciel et la terre soient sous-jacentes au message de ce souffle des Pāṇḍavas.

(Page 88) [20] atha vyavasthitān dṛṣṭvā


dhārtarāṣṭrān kapi-dhvajaḥ |
pravṛtte śastra-sampāte
dhanur udyamya pāṇḍavaḥ ||

65
« Ensuite, voyant les fils de Dhṛṭarāṣṭra debouts et rassemblés en ordre; et alors que les flèches
commençaient à voler, le fils de Pāṇḍu (Arjuna) (qui avait) le singe pour emblème, reprit son arc; »

[21] hṛṣikeśaṁ tadā vākyam


idam āha mahῑ-pate |
(arjuna uvāca)
senayor ubhayor madhye
rathaṁ sthāpaya me ‘cyuta ||

« Et, O Roi, (dit Saῆjaya) lui (Arjuna) parla ainsi à Hṛṣikeśa (Kṛṣṇa): Arjuna dit: O Acyuta! Arrête
mon char exactement au milieu entre les deux armées. »

Il est de la plus haute importance de remarquer la teneur de la dernière ligne de la stance 20, qui dit
que la pluie de flèches commençait et qu‟Arjuna avait déjà repris son arc. A ce stade il est évident
qu‟en tant que guerrier il n‟a aucunement le cœur faible, ni aucun doute. Il est habituel chez la
généralité des commentateurs qui prétendent expliquer la Gῑtā, des étudiants novices jusqu'aux
académiciens surqualifiés, de passer à côté de ce point et de décrire Arjuna comme s'il était un simple
lâche qui a peur de la bataille. Il convient de le distinguer d‟Uttara, un autre personnage bien connu du
Mahābhārata, qui est conforme au modèle du lâche ordinaire. Arjuna est un guerrier chevronné. Il a
vu de nombreuses batailles auparavant. Le prendre pour un lâche reviendrait à passer à côté du
véritable caractère de sa confusion qui est d‟ordre philosophique, comme nous le verrons.

Ici, le procédé littéraire du premier rideau (voir introduction) est abandonné ou mis de côté avec le mot
mahῑpati (Roi) à la fin de la première ligne de la stance 21. A partir de là, nous entrons dans le
samvāda, ou dialogue, entre Kṛṣṇa et Arjuna.

Les circonstances réelles appartenant à cette première partie ne doivent pas être confondues avec des
considérations relevant de la partie suivante. Cette dernière prend un tour plus abstrait ou plus
philosophique, même si celui-ci n‟est encore qu‟au premier degré pour le moment.

(Page 89) La seconde ligne de la stance 21: « Arrête mon char, O Acyuta ! entre les deux armées » ne
suggère aucune lâcheté non plus. Arjuna est prêt à prendre le risque d‟entrer sur le no-man‟s-land entre
les deux armées, no-man‟s-land dont quiconque connait l‟art de la guerre ancienne ou moderne peut
comprendre le danger.

Pour connaître la nature de la confusion particulière à Arjuna nous devons considérer tous ces détails
avec exactitude, et déterminer avec précision les circonstances qui ont favorisé la confusion
caractéristique dont, selon l‟auteur Vyāsa, a souffert Arjuna en tant que sceptique typique ou pūrva-
pakṣin. Pour le moment, soyons attentifs. Les mots me acyuta dénotent de la familiarité, et Acyuta
(l‟immuable) signifie d‟ores et déjà quelque chose de spirituel.

[22] yāvad etān nirikṣe ‘haṁ


yoddhu-kāmān avasthitān |
kair mayā saha yoddhavyam
asmin raṇa-samudyame ||

«Pour que je puisse voir ceux qui se tiennent debouts, prêts à se battre à mes côtés, et qui sont engagés
dans la présente bataille; »

[23] yotsyamānān avekṣe ‘haṁ


ya ete ‘tra samāgatāḥ |
dhārtarāṣṭrasya durbuddher
yuddhe priya-cikῑrṣavaḥ ||

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« Et que je puisse observer ceux qui sont rassemblés ensemble ici et qui désirent complaire à la guerre
ce malveillant fils de Dhṛtarāṣṭra. »

Ces stances sont faites pour être constituer un ensemble. C‟est important. Pour la première fois on
s‟efforce de considérer les deux camps de l‟armée dans leur ensemble Ŕ et non pas comme d‟habitude
en ne regardant que l‟ennemi. Pout un combattant ordinaire les ennemis sont d‟importance
primordiale. Arjuna ayant déjà une inclination spirituelle, affirme ici avec assurance qu‟il veut se
rendre au milieu des deux armées, à égale distance de l‟une et de l‟autre, afin de pouvoir voir non
seulement l‟armée avec laquelle il doit se battre, mais aussi l‟armée contre laquelle il doit se battre. Il
veut les voir toutes les deux dans un seul regard, à partir d‟un point central et neutre.

La seconde ligne de la stance 23 semble (particulièrement) élaborée. Elle peut sembler contenir trop de
mots pour nommer l‟ennemi, mais Vyāsa utilise cette longue description pour démarquer clairement
les contreparties de la situation dialectique à laquelle nous avons déjà fait allusion. (Page 90) Arjuna
reste toujours conscient de la distinction entre le bien et le mal - ici il n‟est pas du tout perturbé,
comme cela se voit par l‟emploi du qualificatif durbuddhi (malveillant) qu‟il utilise contre
Duryodhana et toute son armée traités de manière unitaire comme une seule contrepartie. Ce qui est
commun aux deux parties, c‟est la soif de bataille. Ce qui indique que la situation est déjà surchargée
d‟un esprit belliqueux. Arjuna est pris par cette envie de se battre. De telles indications modulent
l‟argument habituellement avancé selon lequel c‟était Kṛṣṇa lui-même qui voulait la guerre, ou qu‟il
avait ordonné ou même qu‟il avait encouragé Arjuna à se battre. Il n‟a fait que donner la capacité à
Arjuna de reconnaître avec clarté la nature impérative de la situation dans laquelle il était déjà
impliqué par nécessité.

Si les deux stances prises ensemble paraissent faire double-emploi, elles ont en fait seulement pour
objectif de souligner la différence qu‟il y a entre l‟attitude de Duryodhana qui est partiale et qui
manque de confiance dans la stance 10, par opposition à celle d‟Arjuna qui constate l‟implication
égale des deux parties. Tout cela mis bout à bout modifie l‟aspect de l‟état de confusion d‟Arjuna, par
ce qu‟il commence à voir le problème à partir d‟un point de vue plus unificateur ou plus humaniste.
Point de vue qui n‟est pas très éloigné du sentiment d‟ahiṁsā (compassion ou non-violence).
Néanmoins, pour le moment cet ahiṁsā n‟englobe pas toute vie ni toute l‟humanité, ce qui serait une
véritable compassion contemplative, mais, comme nous le verrons, elle se limite à son propre clan ou
au mieux elle inclue ses amis (I, 38). La haine d‟Arjuna pour Duryodhana persiste encore.

saῆjaya uvāca
[24] evam ukto hṛṣikeṣo
guḍākeśena bhārata |
senayor ubhayor madhye
sthāpayitvā rathottamam ||

“Saῆjaya dit :
Gudākeṣa (Arjuna) ayant ainsi parlé à Hṛṣikeṣa (Kṛṣṇa), O Bhārata (Dhṛṭarāṣṭra), et celui-ci ayant
placé son excellent char précisément au milieu entre les deux armées, »

Maintenant la discussion aborde le domaine des valeurs spirituelles. « Entre les deux armées » est de
nouveau souligné ici pour nous rappeler les nécessités d‟une situation dialectique.

(Page 91) [25] bhῑṣma-droṇa-pramukhataḥ


sarveṣāṁ ca mahῑkṣῑtām |
uvāca pārtha paśyaitān
samavetān kurūn iti ||

«Faisant face à Bhῑṣma et Droṇa et à tous les souverains de la terre, (Kṛṣṇa) dit: O Pārtha (Arjuna) !
Regarde ces Kurus assemblés (ici). »

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Il convient de remarquer à quel point Kṛṣṇa prend soin de ne pas influencer mentalement Arjuna
autrement que ce qui serait le plus normal. Il ne tient pas à ce qu‟Arjuna regarde des deux côtés, parce
qu‟il sait que cela pourrait l‟embrouiller, et il fait attention de placer Arjuna uniquement face à Bhῑṣma
et Droṇa qui sont dans les armées adverses et, ce qui est encore plus explicite, il dit: « regarde ces
Kurus » et non pas : « ces deux armées ». L‟auteur Vyāsa se donne beaucoup de peine pour qu‟il n‟y
ait aucune équivoque sur ces questions.

[26] tatrāpaśyat sthitān pārthaḥ


pitṝn atha pitāmahān |
acāryān mātulān bhrātṝn
putrān pautrān sakhῑṁś tathā ||

« Alors Pārtha (Arjuna) vit ses pères ainsi que ses grands-pères, ses professeurs, ses oncles maternels,
ses frères, ses petits fils et aussi ses compagnons qui se tenaient debout (devant lui). »

Arjuna commence à voir beaucoup de ses propres parents et amis dans le camp ennemi, aux côtés de
ses professeurs. Sa confusion a donc une bonne raison de s‟en trouver renforcer.

[27] śvaśurān suhṛdaś caiva


senayor ubhayor api |
tān samῑkṣya sa kaunteyaḥ
sarvān bandhūn avasthitān ||

« Et le fils de Kuntῑ (Arjuna), voyant également des membres de sa famille, beaux-pères et amis, tous
debouts dans les deux armée Ŕ »

Sa confusion empire, parce qu‟il voit des parents et des amis non seulement dans l‟armée opposée,
mais des deux côtés. Cette confusion devient ainsi encore plus déconcertante, et c‟est ainsi que
commence le vrai problème qui fera l‟objet du reste de la Gῑtā. (Page 92) La référence qui est faite
dans cette stance à ses amis ou parents présents dans les deux armées est importante si l‟on veut
correctement appréhender la subtile dialectique qui va suivre. Ce sont les circonstances qui vont
finalement aboutir à submerger ce vétéran et héro de guerre.

[28] kṛpayā parayāviṣṭo


viṣῑdann idam abravit |
dṛṣṭvemaṁ svajanaṁ kṛṣṇa
yuyutsuṁ samupasthitam ||

«Saisi d‟une grande compassion, en détresse mentale, (Arjuna) dit: voyant mon propre peuple, O
Kṛṣṇa, debout ensemble et voulant se battre, »

La nature de l‟état d‟esprit d‟Arjuna est décrite par les premiers mots: kṛpayā parayā, habituellement
traduits par « pris d‟une grande pitié » ou « attendri par la pitié ». De telles traductions ne permettent
pas de révéler cet état d‟esprit particulier que l‟on veut décrire ici. Parayā est assurément d‟ordre
transcendantal ou d‟ordre suprême. Quelle est cette sorte de compassion que l‟on qualifie ici de
suprême ? Elle est suprême dans le sens où elle est concernée par les deux côtés impliqués dans le
conflit, avec au moins un premier degré d‟égalité impartiale. Mais un reste de conflit semble encore
persister dans l‟esprit d‟Arjuna Ŕ dans la seconde ligne où il fait référence à svajanaṁ (mon propre
peuple). Ceci montre que dans sa façon de pensée, c‟est encore un relativiste et non un total
absolutiste. La dualité de « mon propre peuple » par opposition à « étrangers » persiste. D‟où le viśāda
ou « abattement » de ce chapitre.

[29] sῑdanti mama gātrāṇi


mukhaṁ ca pariśuṣyati |
vepathuś ca śarῑre me

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roma-harṣaś ca jāyate ||

« Mes membres me lâchent et ma bouche se sèche, mon corps tremble et mes poils se hérissent; »

[30] gāṇḍῑvaṁ sraṁsate hastāt


tvak caiva paridahyate |
na ca śaknomy avasthātuṁ
bhramatῑva ca me manaḥ ||

(Page 93) « (L‟arc) Gāṇḍῑva glisse de ma main, et j‟ai la sensation que toute ma peau me brûle, et je
suis incapable de me tenir debout et c‟est comme si mon esprit tourbillonnait; »

La liste des symptômes énumérés ici ne correspond pas exactement à ceux qui sont connus en
psychologie ordinaire ou en pathologie. Il y en a entre autre une qui est très intrigante, celle qui est
décrite comme roma-harṣaś (les poils qui se hérissent). C‟est une expression familière en Inde. Elle
est la marque d‟un état d‟exaltation ou d‟extase que l‟on ressent quand un sentiment fait vibrer le corps
et l‟esprit. Contrairement à ce que l‟on croit, cela n‟est pas toujours causé par la peur. L‟affinité des
autres symptômes passés en revue dans ces stances avec l‟état d‟esprit de Śri Rama dans les premiers
chapitres de la Yoga vāśiṣṭha pourrait nous aider à nous faire une idée correcte de sa véritable nature.
Elle est vraiment d‟ordre mystique plutôt que d‟ordre simplement pathologique ou psychologique.
L‟arc glisse de ses mains, et cela, considéré avec ses vertiges, dénote une lassitude générale, ou un
manque d‟appétit de vivre en général plutôt qu‟une forme quelconque de peur. Ce manque
d‟enthousiasme le conduit au deuxième stade noté en I, 47, où il rejette son arc et sa flèche.
Ultérieurement, lorsqu‟il sera d‟ordre plus philosophique ou plus religieux le conflit d‟Arjuna passera
encore à un troisième stade en II, 8 et 9.

[31] nimittāni ca paśyāmi


viparῑtāni keśava |
na caśreyo ‘nupaśyāmi
hatvā svajanam āhave ||

« Et je vois des présages contradictoires, O Keśava (Kṛṣṇa), et je ne vois pas non plus ce qu‟il pourrait
advenir de bon après avoir tué mes proches à la guerre. »

L‟énumération des symptômes continue ici dans un domaine plus subtil. On parle de prémonitions.
Elles sont décrites comme étant viparῑtāni, ce qui est souvent traduit par « adverses », mais il serait
plus approprié de le traduire par « contraires » ou « contradictoires », c‟est-à-dire tantôt bons et tantôt
mauvais Ŕ mais sans être toujours mauvais.

La seconde ligne fait état de facteurs spirituels à proprement parlés, (ils se présentent) quand le conflit
est conçu sous forme de doute, faisant ainsi émerger de simples émotions dans le domaine de la
morale. Pour Arjuna, aucun mérite spirituel ou moral ne peut être retiré du fait d‟avoir tuer ses
proches. Il est donc capable d‟exprimer une opinion, bien qu‟il soit perturbé. Il ne s‟agit donc pas
d‟une confusion ordinaire, ni de crainte, ni de tristesse.

(Page 94) [32] na kāṅkṣe vijayaṁ kṛṣṇa


na ca rājyaṁ sukhāni ca|
kiṁ no rājyena govinda
kiṁ bhogair jῑvitena vā ||

«Je ne désire pas la victoire, O Kṛṣṇa, ni la royauté ni les plaisirs; que représente la royauté pour
nous, O Govinda (Kṛṣṇa), que représentent les plaisirs, et même la vie ! »

Ici, la position d‟Arjuna est davantage précisée. Il a ce que l‟on nomme du vairāgya ou indifférence
par rapport aux attractions ordinaires ou tentations de la vie. Ce vairāgya n‟est pas différent en essence

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de ce qui est requis d‟un brahmacāri; en tant qu‟aspirant à la sagesse, celui-ci doit être capable de
nitya-anitya-viveka (discrimination entre éternel et non éternel). Il n‟y a pas de confusion ici. Cela est
conforme à ce qui est traditionnellement établi comme étant le préliminaire à la vie spirituelle même
d‟un vedāntin. Tyāga (lâcher prise) et vairāgya (détachement) ont toujours été considérés comme
essentiels à l‟aspirant à la sagesse. Ici Arjuna est comme un sage ou un vrai Absolutiste. La supériorité
d‟Arjuna par rapport à un simple lâche, comme cela semble évident dans cette stance, doit être gardée
à l‟esprit si l‟on veut éviter de se méprendre sur la vraie nature de son conflit (intérieur). D‟autre part,
en utilisant la première personne du pluriel naḥ « nous », il considère comme acquis que Kṛṣṇa ne peut
qu‟être d‟accord avec lui.

[33] yeṣām arthe kāṅkṣitaṁ no


rājyaṁ bhogāḥ sukhāni ca |
ta ime ‘vasthitā yuddhe
prāṇāṁs tyaktvā dhanāni ca ||

« Ceux pour qui nous désirons ces royaumes, ces joies et ces plaisirs, se tiennent ici sur le champ de
bataille après avoir renoncé à leur intérêt pour la vie et à leur richesse. »

Ici, Arjuna retourne tout à coup au point de vue partiellement relativiste que nous avons déjà constaté.
L‟incohérence à laquelle Kṛṣṇa fait référence au II, 11 se vérifie à la lumière de cette oscillation
alternant entre un Absolutisme exacerbé et une forme de relativisme confuse, même si cette dernière
n‟est pas sans contenir une touche d‟humanité qui induit de la contemplation. (Page 95) Il faut
remarquer que la confusion d‟Arjuna est traitée sur deux niveaux distincts: dans les limites du premier
chapitre cette confusion est d‟ordre plus vague et plus émotionnel (I, 47), alors que son prolongement
dans la première partie du chapitre suivant (II, 8 et 9) s‟exprime en termes plus correctement formulés.
Le caractère de cette confusion que l‟on peut légitimement considérée comme étant de nature
védāntique, ne s‟affirme pleinement qu‟au II, 8. Toutes les stances précédentes s‟expliquent à la
lumière de cette stance finale. La transition d‟un contexte purāṇique (ce qui désigne les légendes de
caractère sacré) à un contexte védāntique (c‟est-à-dire philosophique) prend place dans l‟intervalle de
ces deux chapitres. Les remarques non-formulées et élaborées d‟Arjuna qui apartiennent au mode
pitṛyāna ou culte des ancêtres de la spiritualité qu‟il représente normalement, sont formulées dans les
stances suivantes.

[34] ācāryāḥ pitaraḥ putrās


tathaiva ca pitāmahāḥ |
mātulāḥ śvaśurāḥ pautrāḥ
śyālāḥ sambandhinas tathā ||

«Maîtres, pères, fils et aussi grands-pères; oncles maternels, beaux-pères, petits-fils, beaux frères tout
autant que (mes autres) parents et amis: »

[35] etān na hantum icchāmi


ghnato ‘pi madhusūdana |
api trailokya-rājyasya
hetoḥ kiṁ nu mahi-kṛte ||

« Ceux-là je ne veux pas les tuer, bien (qu‟ils me tuent), O Madhusūdana (Kṛṣṇa), pas même pour
dominer les trois mondes Ŕ comment cela pourrait-il être pour dominer la terre ? »

Les ācāryāḥ (maîtres) mentionnés ici à la stance 34 se réfèrent évidement à Droṇa, Kṛpa et à d‟autres
le cas échéant. Le dernier mot de la première ligne, pitāmahāḥ (grands pères) doit désigner
essentiellement Bhῑṣma. Droṇa n‟est guru que dans la mesure où il est prêtre brāhmin ou maître de tir
à l‟arc. Il n‟est pas guru dans le même sens que Kṛṣṇa. Kṛṣṇa est un Guru à proprement parler.

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Il n‟y a aucune confusion ni imprécision décelable dans ces paroles décisives. Elles sont fondées sur la
profonde conviction d‟Arjuna qui est juste en elle-même. (Page 96) A ce jour, ni Kṛṣṇa lui-même ni
aucune critique d'Arjuna n'a répondu correctement à l'objection d'Arjuna. Si Arjuna se trompait
pourquoi son Guru Kṛṣṇa ne le corrigeait-il pas quand l‟occasion se présentait ? Ici, ceux qui trouvent
trop facilement que c‟est la faute d‟Arjuna ne mettent le doigt sur aucun point précis de sa position qui
puisse être répréhensible. On devrait en déduire que sa position reste valide. Seul quelqu‟un capable de
proposer une meilleure raison qu‟Arjuna pourrait le critiquer à juste titre, ce qui dans la Gῑtā est un
privilège qui n‟est réservé qu‟à Kṛṣṇa, car, comme nous le verrons plus tard, c‟est lui qui enseigne un
Absolutisme total. Politiciens ou patriotes et dévots de groupes religieux sectaires, même lorsqu‟ils
peuvent parlent au nom de valeurs prises dans un quelconque sens relativiste, ne devraient pas se voir
accorder le privilège de rire aux dépends d‟Arjuna ici; ce privilège n‟appartient qu‟à Kṛṣṇa en ce qu‟il
est Guru, sinon à un maître enseignant un véritable Absolutisme.

La référence faite ici aux trois mondes préfigure l‟attitude implicite au II, 8, où celle-ci sera plus
précisément décrite mais en ne faisant référence qu‟à deux mondes seulement. Il se peut que ce soit
parce que le pitṛyāna (voie des ancêtres) se rapporte à Hades ou Pātāla, alors que la plus pure
spiritualité des Vedas ne raisonne qu‟en termes de terre et de ciel, avec Bhuvarloka un monde
éthérique intermédiaire que l‟on cite parfois, et qui est fréquenté par des êtres célestes appelés Sῑddhas.

[36] nihatya dhārtarāṣṭrān naḥ


kā prῑtiḥ syāj janārdana |
pāpam evāśrayed asmān
hatvaitān ātatāyinaḥ ||

« Quelle satisfaction pourrions-nous retirer d‟avoir tué les fils de Dhārtarāṣṭrā, O Janārdana (Kṛṣṇa) ?
Après avoir tué cette racaille en maraude nous n‟en récolterions que du péché. »

Il est frappant de constater que tyāga ou détachement est considéré comme acquis dans le mode
spirituel auquel Arjuna se conforme. Les bénéfices tirés du succès ici ou dans l‟au-delà ne lui viennent
pas à l‟esprit. C‟est peut-être parce que sa spiritualité a été nourrie dans le schéma pré-Aryen des
ermites qui habitaient les forêts et que l‟Inde de cette époque devait avoir en abondance,
particulièrement vers le Sud. Le Rāmāyaṇa (épopée historique de Rāma) fait une distinction assez
nette entre la matrice Aryenne du Nord et la matrice non-Aryenne du Sud de l‟Inde. (Page 97) Rāma et
Lakṣmaṇa ont laissé pousser et s‟emmêler leurs cheveux; ils vivaient de racines et de fruits, renonçant
à tous les plaisirs citadins et ont rendu visite à de nombreux ermites vêtus d‟écorces d‟arbre. Voici le
tableau émouvant de la spiritualité indienne dans laquelle on peut imaginer qu‟Arjuna s‟inscrive.

Le mot ātatāyinaḥ ne désigne pas de simples desperados. Il désigne des opportunistes cupides, des
individus bercés par de fausses et outrancières idées sur les valeurs matérielles et qui sont un peu trop
promptes à réagir agressivement. Si l‟on veut clarifier davantage la signification de ce mot cela ne peut
se faire qu‟en considérant que l‟attitude d‟Arjuna consistant à refuser tous plaisirs quels qu‟ils soient
en est l‟opposé ou la contrepartie. Une telle interprétation serait en accord avec le style de la Gῑtā que
nous avons relevé, de même que le mot rājasatyāga (détachement volontaire) du XVIII, 8 Ŕ serait
pour ainsi dire l‟opposé d‟une vengeance. Cela doit être mis en balance avec une prédisposition à la
cupidité. Certaines personnes sont facilement cupides. Elles saisissent et prennent avantage d‟une
situation. D‟autres donnent trop. Ces deux catégories de personnes manquent le moyen terme qui est
neutre, et qui est la façon prônée par le total Absolutiste au sens où il est entendu dans la Gῑtā, comme
nous le verrons ultérieurement. En utilisant le terme ātatāyinaḥ, l‟auteur ne veut en aucun cas signaler
que l‟armée des Kauravas n‟est motivée par aucune valeur supérieure ni par aucune considération
spirituelle autres que la seule avidité ou attachement; ceci est expliqué en détails au XVII, 7 à 19
inclue.

[37] tasmān nārthā vayaṁ hantuṁ


dhārtarāṣṭrān svabāndhavān |
svajanaṁ hi kathaṁ hatvā

71
sukhinaḥ syāma mādhava ||

« Et donc nous ne devons pas tuer les fils de Dhṛtarāṣṭra qui sont de notre famille; car en effet,
comment pourrions-nous être heureux après avoir tué notre propre peuple, O Mādhava (Kṛṣṇa) ?

Ici, la tendance à être trop négatif est mise en évidence. Une fois de plus il est fait allusion au fait que
les Kauravas sont de la famille d‟Arjuna. Bien que la bienveillance soit légitime, de la bienveillance à
l‟égard d‟un groupe particulier de relations sortirait du cadre de la spiritualité propre à la Gῑtā.

[38] yadyapy ete na paśyanti


lobhopahata-cetasaḥ |
kula-kṣaya-kṛtaṁ doṣaṁ
mitra-drohe ca pātakam ||

(Page 98) «Même si ceux dont le mental est sous l‟emprise de l‟avidité ne voient aucun mal à détruire
leur famille (ni) aucun crime à trahir leurs amis, »

[39] kathaṁ na jῆeyam asmābhiḥ


pāpād asmān nivartitum |
kula-kṣaya-kṛtaṁ doṣaṁ
prapaśyadbhir janārdana ||

« Alors, pourquoi ne devrions-nous pas apprendre à nous détourner de ce péché, nous qui voyons ce
qu‟il y a de mal à détruire la famille, O Janārdana (Kṛṣṇa) ? »

Ici nous en arrivons à considérer (la question) sous les aspects de la sagesse ou de l‟intelligence. En
effet, Arjuna dit : « Pourquoi ne devrions-nous pas être sages face à la stupidité des membres de notre
famille ? » Bien qu‟Arjuna fonde son argument sur la sagesse, il manque encore à celui-ci le sens
équilibré ou neutre de l‟Absolutisme, ce qui le laisse encore vicié par des considérations relatives. A la
fin de la stance 39, nous constatons qu‟Arjuna se sent toujours concerné par la destruction de la
famille.

[40] kula-kṣaye praṇaśyanti


kula-dharmāḥ sanātanāḥ |
dharme naṣṭe kulaṁ kṛtsnam
adharmo ‘bhichavaty uta ||

« Avec la destruction de la famille, les traditions immémoriales du clan périssent, et avec la perte de la
tradition tout le clan devient sous l‟emprise de l‟anarchie. »

Arjuna expose ici sa propre version des calamités liées à la guerre Ŕ non en termes d‟humanité dans
son ensemble, mais en fonction d‟un groupe de personnes spécifique ou choisi dont l‟avenir lui est
cher. On peut facilement concéder que le fait de tuer des membres importants d‟une famille
entrainerait l‟interruption du cours normal de leur vie Ŕ non seulement au sens biologique mais en ce
qu‟ils représentent un développement culturel spécifique incluant des valeurs spirituelles qui
appartiennent à ce clan. Ici encore, personne ne peut nier que les propos d‟Arjuna sont justes. Sa seule
erreur serait de ne pas se conformer aux suprêmes standards de la façon de vivre en accord avec
l‟Absolu.

(Page 99) [41] adharmābhibhavāt kṛṣṇa


praduśyanti kula-striyaḥ |
strῑṣu duṣṭāsu vārṣṇeya
jāyate varṇa-saṅkaraḥ ||

72
« Quand le mal prévaut, O Kṛṣṇa, les femmes de la famille deviennent corrompues et quand les
femmes sont corrompues, O Vārṣṇeya (Kṛṣṇa), survient le mélange des clans. »

De toute évidence il est ici fait référence au mélange racial qui prend généralement place à la suite
d‟une guerre entre peuples de couleurs différentes. En Inde, les groupes concernés sont les Aryens
blancs et les peuples préhistoriques à la peau plus sombre. La couleur de peau que l‟on avance
généralement dans cette discussion est assez opposée à ce qu‟elle devrait être quand on remarque
qu‟Arjuna et les femmes concernées ici étaient des non-Aryens. Ils appartenaient aux peuples de l‟Inde
qui ont la peau la plus sombre. C‟est pourquoi, cette allusion aux craintes d‟Arjuna en ce qui concerne
les mélanges tribaux ou au mieux les mélanges de races ne devrait en aucune façon être considérée
comme supportant le varṇāśramadharma (système des castes) tel qu‟il est entendu en Inde à l‟heure
actuelle. Saṁkara (mélange) en tant que concept philosophique apparait au III, 24 et la théorie des
castes est mentionnée au IV, 13 puis discutée au IX, 33 et au XVIII, 41 et stances suivantes; nous
verrons que la perspective en est totalement différente.

[42] saṅkaro narakāyaiva


kula-ghnānāṁ kulasya ca |
patanti pitaro hy eṣāṁ
lupta-piṇḍodaka-kriyāḥ ||

«Ce mélange (des clans) conduit (à la fois) la famille et les destructeurs de la famille en enfer, car
leurs ancêtres déchoient lorsqu‟ils sont privés de leurs offrandes de boules de riz et des ablutions. »

Nous voyons ici que selon l‟idée d‟Arjuna, la conséquence des mélanges de races et de tribus est la
descente dans le monde des enfers, à la fois pour ceux qui sont responsables de la tuerie et pour la
famille qui a tué. Dans le même temps, les ancêtres souffrent également d‟une perte similaire parce
qu‟ils ne sont plus soutenus par les rituels qui les maintiennent dans le pitṛloka (monde des ancêtres).
(Page 100) Remarquez aussi que l‟agnihotra, sacrifice rituel du feu des Aryens, brille par son absence,
et que de même il n‟y a aucune référence précise aux quatre castes. Les préjugés vagues et naïfs du
disciple Arjuna sur ces questions seront corrigés par le Guru Kṛṣṇa ultérieurement aux IV, 13, IX, 33
et XVIII, 41 et stances suivantes.

[43] doṣair etaiḥ kula-ghnānāṁ


varṇa-saṅkara-kārakaiḥ |
utsādyante jāti-dharmāḥ
kula-dharmāś ca śāśvatāḥ ||

« A cause des ces fautes commises par les destructeurs de la famille (causant les mélanges entre
clans), les traditions immémoriales du clan et de la famille sont détruites. »

Ici, le fait qu‟Arjuna ait cité la théorie du varṇasaṁkara (mélange de personnes de couleurs
différentes) et la dégradation spirituelle de la situation des ancêtres, fait qu‟il se conforme clairement à
un mode appartenant au contexte du pitṛyāna (culte des ancêtres), qui représente la position du pūrva-
pakṣin (ancien sceptique). Il est également fait référence à deux autres éléments, à savoir jātidharma
(traditions familiales ou tribales) et kuladharma (traditions de clan). La position d‟Arjuna souffre donc
de quelques omissions flagrantes qu‟il serait bon de remarquer dés à présent. Lorsqu‟il pense aux
membres de sa famille et au groupe particulier qui est en face de lui, Arjuna a une position bornée et
figée. Il souhaite préserver certaines traditions spirituelles de la famille et de la tribu qu‟il imagine à
tort devoir être immuables. Il nous faut confronter cette position bornée et figée à la position ouverte et
dynamique implicite dans les mots de Kṛṣṇa lorsque lui-même en tant qu‟Absolutiste parle d‟établir le
dharma (conduite juste) dans les fameuses stances IV, 7 et 8. Là, son attitude est universelle et
pérenne (continue "d'âge en âge").

[44] utsanna-kula-dharmāṇāṁ
manuṣyāṇāṁ janārdana |

73
narake niyataṁ vāso
bhavatῑty anuśuśruma ||

«Les hommes des familles dont les traditions de clan ont été anéanties, O Janārdana (Kṛṣṇa), sont
condamnés à vivre en enfer Ŕ voilà ce que nous avons appris. »

(Page 101) Ici, il est toujours question de l‟état d‟esprit d‟Arjuna. On peut voir qu‟Arjuna ne relie pas
entre eux les arguments exprimés dans la stance précédente pour être vraiment convaincu du but vers
lequel il doit tendre. Dans cette stance-ci, les doutes d‟Arjuna sont très clairement exprimés par les
derniers mots. Ses théories ne sont fondées que sur des connaissances de seconde main: anuśuśruma Ŕ
voilà ce que nous avons entendu. Il ne fait référence à aucun śastra (texte). Une fois de plus il n‟y a
rien de positif. Son discours est plein de regrets et sans aucune once d‟espoir pour ce qui est du ciel.
Cette attitude est négative en ce qu‟elle ne se réfère qu‟au naraka (enfer). C‟est sans doute cette
caractéristique négative qui justifie l‟accusation d‟anāryajuṣṭam (indigne d‟un Aryen) que Kṛṣṇa fait à
la stance II, 2. Etant des conquérants les Aryens devaient avoir amené une forme plus positive de
spiritualité, bien qu‟elle soit aussi condamnée par Kṛṣṇa aux II, 42 à 46 Ŕ ce qui indique clairement
que l‟on doit chercher la réévaluation de la spiritualité dans la Gῑtā comme se situant entre le pitṛyāna
(voie des ancêtres) relativiste et sa contrepartie, une voie également relativiste, devayāna (voie des
dieux); deux voies qui sont représentées, comme nous l‟avons dit, respectivement par Bhῑṣma et
Droṇa.

[45] aho bata mahat-pāpaṁ


kartuṁ vyavasitā vayam |
yad rājya-sukha-lobhena
hantuṁ svajanam udyatāḥ ||

« Hélas ! Dans quel grand péché sommes nous impliqués en nous engageant à tuer notre propre peuple
par avidité et pour les plaisirs de la royauté ! »

Ici, Arjuna est obsédé par le sens du péché, ce qui est aussi un facteur négatif. Bien que l‟on doive
porter à son crédit d‟être un renonçant et d‟être opposé à des cupides maraudeurs tels que Duryodhana,
qui veulent même s‟emparer de biens illégalement, la seule faute d‟Arjuna réside en ce qu‟il est
incapable de trouver la voie médiane.

[46] yadi mām apratῑkāram


aśastraṁ śastra-pāṇayaḥ |
dhārtarāṣṭrā raṇe hanyus
tan me kṣemataraṁ bhavet ||

« Pour moi il serait préférable que les fils de Dhṛtarāṣṭra me tuent armes à la main en bataille, alors
que je suis désarmé et que je n‟offre aucune résistance. »

(Page 102) L‟attitude partiale d‟Arjuna est encore plus accentuée. Il en arrive même au point de dire
« il vaudrait mieux » au lieu de rester neutre, et d‟éviter ainsi le sentiment du péché. Il veut être
agressivement neutre Ŕ en d‟autres termes, il tombe dans l‟erreur d‟un rājasatyāgῑ (personne qui
pratique le détachement de façon volontaire et hyperactive) tel qu‟il est décrit au XVIII, 8.

Des commentateurs de la Gῑtā dont la réflexion est orientée vers la politique, qu‟ils aient pensé en
termes de résistance passive ou de lutte pour la liberté d‟un groupe particulier, sont invariablement
tombés dans un éventail d‟erreurs que l‟on peut regrouper sous des formes d‟action rājasik
(volontaire, hyperactive) ou tāmasik (action négligente basée sur l‟ignorance), comme cela est
expliqué dans le dernier chapitre de la Gῑtā. Nous en reparlerons quand le moment sera venu, mais ce
que nous voulons dire ici c‟est que satyagraha (résistance passive) ou ahiṁsā (non-violence), dans la
mesure où ce sont des armes politiques, n‟ont rien en commun avec l‟enseignement de la Gῑtā qui
n‟érige jamais la nécessité en vertu, bien qu‟elle lui donne la considération qui lui revient. La Gῑtā a

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souvent été directement ou indirectement mise au service de politiciens pervertis et autres personnes
intéressées adonnés à de tels modes d‟action; mais détourner ainsi le pur enseignement de la Gῑtā
serait injuste, et cela va même à l‟encontre des intérêts de l‟héritage indien dont se réclament ces
patriotes. Les formes relatives de guerre entre des groupes fermés et statiques, que ce soient des clans,
des tribus, des races ou même des nations ou des religions, ne sont pas «justifiées » selon
l‟enseignement de la Gῑtā qui ne considère le bien-être de l‟humanité que sous le seul angle du mot
dharma (justice).

[47] saῆjaya uvāca|


evam uktvārjunaḥ saṅkhye
rathopastha upāviśat |
visṛjya sa-śaraṁ cāpaṁ
śoka-saṁvigna-mānasaḥ||
« Saῆjaya dit:
« Ayant ainsi parlé au milieu de la bataille, Arjuna s‟assit sur le siège de son char, en rejetant son arc
et sa flèche, l‟esprit débordant de chagrin. »

L‟attitude d‟Arjuna que nous voyons dans cette stance est passée d‟un état de simple lassitude tel
qu‟on le voit à la stance 30 où l‟arc lui glisse des doigts par lui-même, à un état où il rejette
personnellement et activement à la fois l’arc et la flèche. (Page 103) Si nous nous souvenons qu‟il a
repris son arc à la stance 20 et qu‟il a commencé à se sentir perturbé en regardant les proches qui
figuraient parmi les personnes face à lui, nous constatons qu‟il est maintenant dans une attitude de
volte-face opposée. L‟auteur Vyāsa a prit soin de préciser les étapes intermédiaires de cette transition.
Maintenant il est clair qu‟Arjuna déborde de douleur.

Pour ce qui est de la structure de ce chapitre: cette section est intitulée l’Arjuna viśāda yoga, le conflit
dialectique d‟Arjuna. A l‟intérieur de ce chapitre le conflit proprement dit est examiné de façon très
systématique. Ce conflit caractéristique commence quand la bataille est imminente et qu‟Arjuna voit
ses proches dans les deux camps. A la fin du chapitre son état de désespoir le laisse indécis sur ce qu‟il
doit penser en définitive; jusqu‟à ce qu‟il devienne paralysé. Enfermé dans son dilemme, le chagrin
ressemble à son doute. Son doute a deux aspects réciproques: le sens du courage et le sens du péché.
Ils se neutralisent l‟un l‟autre dans un état médian qui n‟est pas hors du contexte du yoga ou de la
contemplation.

Au début de ce chapitre Arjuna apparait sur scène comme un héros ordinaire, mais à la fin il devient
un typique pūrva pakṣin ou sceptique antérieur plein des doutes appartenant au contexte Guru-Śiṣya
de la sagesse ou contemplation. Entre les quatre murs de ce chapitre, la discussion prend place en
accord avec les normes strictes de la méthode dialectique soigneusement élaborée par l‟auteur. A
partir du moment où Arjuna voit des proches des deux côtés, jusqu‟au moment où il s‟écroule sur son
siège à la façon caractéristique de quelqu‟un qui doute de ses valeurs, on peut voir que la discussion
évolue subtilement entre des éléments de réciprocité ou des choix de possibilités entre le péché ou le
mal.

Ceci justifie que le chapitre dans son ensemble soit considéré comme étant le point de vue ou darśana
d‟un yoga śāstra, comme le revendique ledit colophon à la fin du chapitre.

En conclusion il nous faut reconnaître qu‟il est assez étonnant ici qu‟invariablement les
commentateurs n‟aient presque rien dit sur ce premier chapitre, alors que l‟on peut en tirer tant de
précieux renseignements de grande valeur épistémologique et méthodologique. En fait, bien
comprendre le premier chapitre nous fournit la clef de tous les chapitres. Sans cette clef les
commentaires ne peuvent qu‟être partiellement ou totalement viciés. La plupart des commentateurs,
nous sommes désolés de devoir le dire, sont entièrement hors sujet lorsqu‟ils font des remarques sur le
problème d‟Arjuna. Śaṅkara, le meilleur d‟entre eux, reste lui-même étonnamment silencieux et ne fait
absolument aucun commentaire sur ce premier chapitre.

75
(Page 104) ity śrῑmad bhagavadgῑtāsupaniṣatsu brahmavidyāyām
yogaśastre śrῑkṛṣṇārjuna samvāde
arjunaviśādayogo nāma prathamo ‘dhyāyaḥ ||

«Ainsi s‟achève dans les Upaniṣads des chants de Dieu, dans la Science de la Sagesse de l‟Absolu,
dans le Dialogue entre Śrῑ Kṛṣṇa et Arjuna, le premier chapitre intitulé Le Découragement Unitif ou
Contemplatif d‟Arjuna. »

76
CHAPITRE II

RAISONNEMENT UNITIF

Sāṁkhya-Yoga

(Page 105) En premier lieu, lorsque nous parcourons ce chapitre, nous sommes fappés de constater
que le conflit d‟Arjuna au chapitre précédent se poursuit dans celui-ci, alors que nous nous serions
normalement attendus à ce qu‟il s‟achève. De nouveau le procédé littéraire d‟un Saῆjaya parlant à un
Dhṛtarāṣṭra et réintroduit. Kṛṣṇa essaye personnellement de tirer Arjuna de son apparente inertie ou
léthargie par des expressions tranchantes et cinglantes; mais Arjuna, au lieu d‟en être effrayé, continue
à se justifier d‟une façon qui trahit un certain état d‟abandon. Ceci est indiqué par le changement de
métrique des stances 5 à 8. Ce procédé est utilisé tout au long de l‟œuvre à chaque fois que l‟on atteint
un niveau d‟extase où dominent des éléments émotionnels. La discussion en tant que telle est reléguée
à l‟arrière-plan. Invariablement, le style du ṛṣi (sage-clairvoyant) s‟affirme.

Ici, des expressions réciproques sont utilisées avec une symétrie frappante, neutralisant des facteurs ou
valeurs en un vague sentiment d‟émerveillement devant le sublime, ce qui donne à la structure des
stances une nouvelle perfection dialectique. Dans ce chapitre, Arjuna atteint ainsi en lui-même un
nouveau statut, en ce qu‟il représente le disciple contemplatif qui appartient au contexte de la relation
Guru-śiṣya à proprement parlée. A la stance 7, le mot śiṣya (disciple) est spécialement utilisé pour
faire référence à ce nouveau statut.

A la stance 8, la nature du doute d‟Arjuna n‟est plus à mettre en doute. Il affirme catégoriquement que
rien sur la terre ni au ciel ne peut le guérir de son douloureux conflit. Il n‟est pas sans ressembler au
Naciketas de la Kaṭhā Upaniṣad qui refuse les bienfaits du monde relatif. En fait, (si nous observons)
la structure de toutes les Upaniṣads, nous remarquons la même attitude initiale chez le disciple, sous
une forme ou sous une autre. Le conflit intérieur d‟Arjuna, son état et son attitude, n‟y font pas
exception. Après avoir été simplement émotionnel dans le premier chapitre, ici, dans le deuxième
chapitre, ce doute atteint le stade d‟un doute philosophique; doute qu‟Arjuna lui-même est tout à fait
capable de définir consciemment et précisément, conformément aux autres śāstras (textes).

(Page 106) Son affliction atteint une si grande ampleur qu‟elle assèche tous ses indriyas ou sens dans
leur ensemble. Intellectuellement il est pétrifié ou hébété, alors qu‟au chapitre précédent sa bouche
était asséchée et qu‟il tremblait. A travers les différents états d‟Arjuna dans les deux phases de ces
deux chapitres, nous devons comprendre que dans ce deuxième chapitre l‟auteur entre dans le sujet à
proprement parlé. Voilà où le Gῑtā-ācārya (professeur) commence véritablement à enseigner en tant
que Guru, et non pas simplement en tant que conducteur de char qui conduit le char d‟Arjuna à égale
distance des deux armées.

C‟est ainsi, qu‟à la stance 11, Kṛṣṇa est investi dans son rôle d‟ ācārya en bonne et due forme. Le
sourire qu‟il a sur les lèvres à la stance 10 est typiquement opposé à l‟état pessimiste d‟Arjuna qui est
sombre et songeur. Entre ce sourire rayonnant et ce tedium vitae va prendre place maintenant la
réévaluation dialectique normale des valeurs de la sagesse.

La valeur désignée par le mot Sāṁkhya (rationalisme) donne son nom au titre général qui englobe tout
ce chapitre. Mais, à l‟intérieur du chapitre lui-même, nous constatons que la stance 39 marque une
ligne de démarcation entre deux parties distinctes. Cependant, il n‟y a en cela aucune contradiction
étant donné que la première partie concerne la réévaluation du Sāṁkhya (école rationaliste

77
hétérodoxe) en termes de yoga, et que la seconde est intitulée Buddhi-yoga (rationalisme encore traité
de façon dialectique, c‟est-à-dire comme un yoga). Ici aussi, Buddhi-yoga, qui par essence est
également rationnel, est formulé en tant que yoga grâce à une terminologie réévaluée. Nous définirons
ultérieurement ce terme intrigant, dans ce chapitre. Par conséquent, le titre de Sāṁkhya-Yoga
(Raisonnement Unitif) attribué à l‟ensemble du chapitre n‟est pas abusif. Si nous nous attendons à
trouver le pure Sāṁkhya de Kapila dans la première partie de ce chapitre, nous serons déçus. Cette
attente a été une source féconde de désarroi pour plusieurs critiques de la Gῑtā (comme par exemple
Edgerton et Raju) qui discréditent la Gῑtā faute d‟y trouver un traitement rigoureux de ce sujet. La Gῑtā
possède une structure interne qui lui est propre, et chaque chapitre (comme nous l‟avons spécifié dans
l‟introduction) a son propre cadre de référence.

Un nombre croissant de professeurs occidentaux, parmi lesquels il faut compter beaucoup de leurs
disciples qui se trouvent être indiens, font l‟erreur inexcusable de croire que la Gῑtā est davantage un
traité classique religieux et théiste qu‟un traité philosophique, une smṛti (code de lois comme ceux de
Maṇu, Yājῆavalkya, Parāśara, etc.) ou dharma-śāstra (livre d‟obligations sociales) plutôt qu‟une śruti
(révélation d‟énoncés de sagesse) ou qu‟une Upaniṣad (enseignement de sagesse d‟un Guru).

Dans ce deuxième chapitre, quand commence la discussion proprement dite, ou samvāda, sous forme
de discours philosophique entre Guru et śiṣya, cette façon de voir est de toute évidence démentie, car
là nous voyons que la discussion entre au cœur même du rationalisme qui est philosophie et qu‟il n‟est
pas possible de concevoir comme étant théologique ou religieux au sens premier de ces termes. (Page
107) Un examen complet des autres chapitres nous permettra d‟établir avec certitude que la Gῑtā est
avant tout une œuvre philosophique et que les allusions aux questions de pratique religieuse ne sont
qu‟accessoires et non-contraignantes, et qu‟elles ne concernent que des aspects pratiques de la sagesse.

Lorsqu‟il est traité conjointement le Sāṁkhya (rationalisme) atteint le statut d‟un yoga, et la buddhi
(raison pure), lorsqu‟elle est utilisée pour réconcilier des contreparties, atteint elle aussi ce même statut
de yoga. Que Sāṁkhya et yoga sont la même chose a été nettement déclaré au V, 4-5. Aucune
possibilité de doute ne devrait persister en ce qui concerne la position de l‟auteur Vyāsa envers ces
deux écoles.

Saῆjaya uvāca|
[1] taṁ tathā kṛpayāviṣṭam
aśru-pūrṇākulekṣaṇam |
viṣῑdantam idaṁ vākyam
uvāca madhusūdanaḥ ||

« Saῆjaya dit :
A lui qui était plein de sensibilité (kṛpa), dont les yeux étaient remplis de larmes et agités, et qui était
dans la détresse, Celui qui a tué Madhu (Kṛṣṇa) parla ainsi: »

kṛpaya aviṣṭam : habituellement on traduit en disant qu‟Arjuna était « débordant de compassion ». Il


nous faut remarquer que la phrase kṛpaya paraya viṣṭo est déjà mentionnée au I, 28. La kṛpa,
« compassion » du premier chapitre a parfois été interprétée comme kṛpaya-aparaya « compassion
non-transcendante » - ce qui est tout à fait correct selon les règles de grammaire sanskrite Ŕ mais nous
n‟avons pas besoin d‟en pousser si loin la signification pour voir qu‟il y a une distinction implicite
entre la kṛpa qualifiée au premier chapitre et la simple kṛpa dont il est question ici. De plus, ce mot
provient de la même racine de laquelle dérive le mot karpanya « état d‟esprit négatif » au II, 7. Si en
outre nous remarquons l‟expression kṛpanāḥ phalahetavaḥ (personne intéressée aux résultats) au II,
49, nous pouvons voir que le terme est utilisé indépendamment du sujet ou de l‟objet de la
compassion. Ici dans cette stance il s‟agit d‟une compassion inconditionnelle qui se distingue de la
compassion à l‟égard des proches dans un contexte historique réel, comme au chapitre I. (Page 108)

78
Cette différence deviendra plus clairement philosophique avec les paroles d‟Arjuna à la stance
suivante.

Ici l‟émotion d‟Arjuna est légèrement sublimée par comparaison à ce que nous pouvons voir au I, 47.
Là il était simplement entêté; ici il fond en larmes. Par la suite ce processus de sublimation lui permet
de formuler son conflit intérieur sous la forme d‟un doute définitif, stance 6, doute qui s‟appuie sur un
éventail de dialectiques bien à lui, magistralement énoncées à la stance 5. Les aspects visibles du
conflit intérieur d‟Arjuna sont décrits de manière éloquente dans l‟expression aśru-pūrṇākulekṣaṇam
(dont les deux yeux étaient remplis de larmes et agités). Ici, il est devenu immobile à tous égards
excepté pour ce qui concerne ses yeux. Cette description détaillée le hisse au seuil d‟une vie
véritablement contemplative en ce que, l‟agitation de ses yeux n‟étant causée que par son seul doute,
elle le relie plus étroitement au contexte de la contemplation.

La signification de viśāda (conflit) doit aussi être interprétée dans un sens se rapprochant du doute
plutôt que d‟aucune autre émotion brute.

Le terme madhusūdanaḥ (Celui qui a tué Madhu) lorsqu‟il s‟applique à Kṛṣṇa, contrebalance Arjuna
en ce qu‟il est sur le champ de bataille sans se battre.

[2] śrῑ bhagavān uvāca |


kutas tvā kaśmalam idaṁ
viṣame samupasthitam |
anārya-juṣṭam asvargyam
akῑrti-karam arjuna ||

« Kṛṣṇa dit:
(Au cœur de cette) difficulté d‟où te vient cet abattement, typique des non-Aryens (anārya), qui te
ferme la porte du ciel et qui est déshonorant, O Arjuna ? »

Ici, le double procédé littéraire situé au début de ce chapitre, où Saῆjaya rapporte le dialogue tel quel
dans la stance 1 et de nouveau à la stance 9, comme si le rideau s‟abaissait et se levait deux fois avant
le vrai dialogue Ŕ le samvāda à proprement parlé qui doit tenir la scène Ŕ lequel commence en réalité à
la stance 11, a sa propre importance. C‟est à la lumière de la structure de ce drame qu‟il nous faut
interpréter le sens des stances 2 et 3 en particulier; sinon la seconde ligne qui se réfère ici à des
éléments tels que svarga (ciel), kῑrti (notoriété sociale) et anārya-juṣṭam (indigne d‟un Aryen,
impliquant un prestige lié à la race) Ŕ normalement contraire à l‟enseignement de la Gῑtā dans son
ensemble, comme cela se verra très clairement dans les chapitres ultérieurs Ŕ deviendrait inexplicable.

(Page 109) Dans cette situation critique considérée en termes d‟actualité historique, le besoin impératif
d‟action appartient à la toile plus qu‟à la peinture. L‟identifier à l‟enseignement de la Gῑtā proprement
dit, comme beaucoup l‟on fait (voire nos remarques sur le réalisme de Śrῑ Aurobindo dans
l‟Introduction) est impardonnable.

L‟expression anārya-juṣṭam (cher aux non-Aryens) mérite une attention particulière. Historiquement
nous savons que les Aryens ont dominé l‟Inde en s‟appropriant de plus en plus de terres. La matrice
commune amorphe qui constitue la plus grande partie de l‟Inde proprement dite a toujours souffert
d‟une attitude trop généreuse qui s‟assimile à une forme de défaitisme. Śrῑ Rāma, le roi aryanisé
d‟Ayodhya, qui a perçé jusqu‟au Sud, a été reçu partout, même par Guha Ŕ sans parler des ṛṣis et des
aśramites tels que Śabhari Ŕ avec beaucoup de respect et d‟empressement; au lieu de rencontrer le
l‟opposition il a reçu des offrandes de racines et de fruits. Cette attitude passive et négative est
caractéristique de l‟Inde, déjà à l‟époque de l‟invasion d‟Alexandre, et depuis lors elle a dérouté tous
les envahisseurs. Plus récemment dans l‟histoire, on peut même considérer que la « lutte passive » de
Gandhi était trop déconcertante pour les étrangers qui ont alors quitté l‟Inde autant par perplexité que
pour toute autre raison. Ce négativisme s‟est exprimé de différentes façons. On rapporte que des yogis

79
emmenés à Rome par des conquérants se sont donné la mort par le feu en place publique. Ceci montre
la limite de cette attitude négative. Il s‟agit là du caractère spécifiquement non-Aryen auquel il est fait
référence ici.

Kṛṣṇa n‟est pas contre cette attitude négative, dans la mesure où lui-même prêche nivṛṭṭi mārga, la via
negativa ou voie de négation propre à la contemplation, mais il tient à ce qu‟elle ne soit appliquée que
dans le domaine de la sagesse. Dans le domaine de l‟action il emploie le raisonnement ordinaire quand
une action doit être contrée par sa réaction au sens courant. Voilà pourquoi dans cette stance il est fait
particulièrement référence à la situation critique dans laquelle l‟attitude d‟Arjuna devient totalement
déplacée, si l‟on considère à quel point Arjuna était réellement impliqué ou prisonnier des aspects
impérieux et nécessaires de la situation. Il n‟avait pas réalisé qu‟il ne lui restait pour ainsi dire aucune
marge de manœuvre possible.

(Page 110) [3] klaibyaṃ mā gamaḥ pārtha


naitat tvayy upapadyate |
kṣudraṁ hṛdaya-daurbalyaṁ
tyaktvottiṣṭha parantapa ||

«Ne te laisse pas aller à la faiblesse, O Pārtha (Arjuna). Cela ne te convient pas. Rejette cette indigne
pusillanimité; Lève-toi, O Terreur des ennemis! »

Ici Kṛṣṇa poursuit ses objections en termes incisifs. Dans le but d‟inciter Arjuna à agir, étant donné la
situation où il se trouve, il va jusqu‟à parler de pusillanimité, même si ce qualificatif ne s‟applique pas
vraiment à ce héros vétéran. Ici, Kṛṣṇa ne parle pas du tout en tant qu‟ācārya de la Gῑtā, mais plutôt en
tant que conducteur de char et ami qui voit que son maître se trouve dans une situation critique; ainsi
l‟adjonction du qualificatif kṣudraṁ (indigne), normalement trop ordinaire pour s‟appliquer à Arjuna,
ne devient légitime que sous l‟éclairage d‟une extrême familiarité et d‟un dévouement sincère à
Arjuna en tant qu‟ami. Le mot klaibyaṃ (faiblesse) serait lui aussi excessif si on ne le considérait pas
sous l‟éclairage de la camaraderie.

En commentant la Gῑtā de nombreuses personnes se sont un peu trop facilement rangées du côté de
Kṛṣṇa et ont voulu, pour ainsi dire, tapoter le dos d‟Arjuna avec condescendance. Ce privilège ne
devrait être réservé qu‟à Kṛṣṇa en tant qu‟ami, ou même seulement à Kṛṣṇa en ce qu‟il est ācārya de la
Gῑtā. Mais que des pandits, des patriotes et des politiciens, qui sont de rang inférieur et ne sont pas ses
camarades, utilisent ce même ton condescendant envers l‟attitude d‟Arjuna, cela est pour le moins
déplacé en ce que la position d‟Arjuna leur est supérieure à tous, et qu‟elle n‟est inférieure qu‟à Kṛṣṇa
ou à un Guru de statut égal.

Arjuna uvāca |
[4] kathaṁ bhῑṣmam ahaṁ sāṁkhye
droṇaṁ ca madhusūdana |
iṣubhiḥ pratiyotsyāmi
pūjārhāv arisūdana ||

«Arjuna dit :
O Toi qui es Celui qui a tué Madhu (Kṛṣṇa), dans la bataille, comment pourrais-je affronter avec mes
flèches Bhῑṣma et aussi Droṇa qui sont tous deux dignes d‟être vénérés, O Massacreur d‟ennemis
(Kṛṣṇa)? »

(Page 111) Ici, la référence formelle et précise aux noms de Bhῑṣma en premier puis de Droṇa, qui ne
sont pas des Gurus au même sens du terme Ŕ Bhῑṣma n‟étant respecté qu‟en tant qu‟aïeul Ŕ mais qui
sont tous deux également attitrés pour porter le qualificatif: « digne de respect », aiguise encore

80
davantage le doute d‟Arjuna. Il est aussi fait allusion à l‟instrument par lequel il doit les combattre; en
l‟occurrence c‟était Droṇa qui lui avait enseigné le tir à l‟arc, et c‟est à Bhῑṣma qu‟il était redevable de
lui avoir donné la capacité physique nécessaire à la pratique du tir à l‟arc. Ces éléments, les flèches et
les deux ennemis, sont considérées comme des contreparties sur un même niveau de réalité; ce qui
ouvre la voie pour la discussion de la stance suivante où la nature du dilemme sera mise en évidence
avec plus de détails.

Le préfixe prati (contre) est utilisé pour accentuer la dualité implicite à cette situation qui semble
absurde à Arjuna. En fait, n‟importe qui la trouve absurde étant donné la façon dont Arjuna la
présente, et elle ne pourra paraître raisonnable qu‟à la lumière d‟une voie Absolutiste totalement
réévaluée comme cela est sous-entendu dans le XVIII, 66, où toutes les obligations de la vie relative
devront être rejetées.

[5] gurūn ahatvā hi mahānubhāvān


śreyo bhoktuṁ bhaikṣyam apῑha loke |
hatvātha-kāmāṁs tu gurūn ihaiva
bhuῆjῑya bhogān rudhira-pradigdhān ||

« Si je s‟abstiens de tuer ces Gurus qui sont extrêmement honorables, dans ce monde, même se nourrir
de la pitance d‟un mendiant serait plus méritoire. (D‟un autre côté) si je choisis de tuer ces Gurus
parce qu‟ils cherchent fortune, il me faudrait festoyer ici même sur des bénéfices entachés de sang. »

Cette stance montre qu‟Arjuna peut utiliser la dialectique avec dextérité pour parvenir à une
appréciation (de la situation) doublement négative ou désavantageuse. Duryodhana, qui ne prétend pas
être un dialecticien, peut se placer sur un terrain plus simple, plus ordinaire et plus ferme. La difficulté
d‟Arjuna, qui se cantonnait jusqu‟à présent au strict domaine d‟une actualité qui n‟implique que des
valeurs terre à terre, est reformulée ici avec une nuance de taille indiquée par le mot śreyaḥ (quelque
chose qui est moralement ou spirituellement meilleur); ainsi, au lieu d‟un simple bénéfice matériel, il
introduit pour la première fois un élément de valeur positif et spirituel dans la conversation. Mais
même en tant que tel, cet élément ne fait pas référence à la vie dans l‟au-delà, comme l‟indique
clairement la répétition de iha (ici). En fait, c‟est le désir d‟Arjuna d‟être un homme meilleur dés à
présent dans ce monde qui le distingue de Duryodhana. (Page 112) Il est aspirant ou candidat à la
sagesse, bien qu‟il soit encore réaliste.

La structure métrique de cette stance est conçue pour révéler un contenu émotionnel qui est à son
comble Ŕ bien qu‟il ne s‟agisse pas d‟extase ici Ŕ mais qui est en tout cas au comble d‟une agonie
spirituelle ou d‟une angoisse. La tonalité de cette agonie n‟est pas sans ressembler à celle de Yama (la
Mort), le Guru de la Kaṭha Upaniṣad, qui implore son śiṣya Naciketas en pleurant pour le dissuader de
demander l‟ultime faveur, celle qui est relative à la sagesse. Là, c‟est le Guru qui se lamente, mais cela
ne fait aucune différence quant au caractère du mode rhétorique employé qui est le même pour le Guru
dans ce cas-là et le śiṣya ici.

Il y a autre chose de particulier à cette stance, c‟est que ces même Gurus sont désignés par des
dénominations opposées. A un moment ils sont appelés mahānubhāvas (personnes de grande
bienveillance) et à un autre moment ārthakāmāha (ceux qui s‟emparent des richesses). Cela peut
paraître paradoxal, et, si ce n‟était à la lumière de cette structure dialectique spécifique, ce paradoxe
resterait insoluble. En fait, nombreux sont ceux qui ont en effet mal traduit ou mal interprété le terme
ārthakāmāha de manière à le déformer pour qu‟il convienne à leur façon mécanique de penser (par
exemple Bhagavan Das le traduit par « ceux qui souhaitent le bien »).

Le mot iha (ici) qui apparait dans sa forme la plus simple dans la deuxième ligne, est de nouveau
répété avec plus d‟emphase à la troisième ligne: iha’ eva (ici même), et on ne peut pas considérer que
l‟auteur Vyāsa ait inséré ce mot eva par hasard. C‟est justement ici que la dialectique d‟Arjuna ne
fonctionne pas lorsqu‟il s‟agit de l‟appliquer à des éléments de valeurs, car ces deux constituants de la
valeur sont d‟ordre terre à terre; mais dans ce chapitre Arjuna a l‟excuse de parler en tant qu‟empiriste

81
ou tout simplement de rationaliste. Comme tout sceptique qui se respecte, il pose la question sous sa
forme la plus explicite, comme pourrait le faire, même à notre époque, n‟importe quel homme
religieux à l‟esprit pratique Ŕ soucieux de la vie ici-bas -.

Dans l‟une ou l‟autre de ces alternatives, toujours traitées par Arjuna selon le mode de la dialectique à
la manière des Nyāya-Vaiśeṣikās (empiriques logiques) ou au mieux à la manière des Sāṁkhyas
(rationalistes), le résultat pour lui se présente sous la forme d‟un verdict néfaste. Soit il doit endurer la
pauvreté, soit il doit jouir de la vie avec un sentiment du remords lié au fait d‟être redevable envers
son prochain. Ce résultat doublement négatif est caractéristique d‟une forme de raisonnement qui
parait très subtil à première vue, mais qui reste entaché de la souillure du dualisme Ŕ comme Kṛṣṇa le
rappèlera le moment venu. Kṛṣṇa, qui est un absolutisme, va montrer à Arjuna comment il peut
surmonter sa dualité en utilisant correctement la dialectique, en n‟appliquant cette méthode qu‟aux
valeurs unitives qui entrent dans le domaine de la contemplation, et pas simplement pour faire des
choix entre différents avantages ici-bas, dans le monde de la multiplicité et de l‟action. (Page 113) La
dialectique n‟est propice qu‟à une compréhension unitive, mais les affaires se gâtent si elle est
appliquée dans les situations courantes de la vie où les méthodes de raisonnement ou de logique
seraient le moyen qu‟il convient d‟employer.

Il semblerait également approprié de remarquer que l‟expression ahatvā (ne pas tuer) a une tournure
un peu artificielle. Le choix entre tuer ou ne pas tuer est soit nécessaire soit contingent. Manifestement
ici « not-killing » ne s‟applique pas à Arjuna. C‟est un élément contingent dont les conséquences
théoriques lui paraissent être la pauvreté etc…, élément et conséquences qui ne peuvent être
directement reliées comme cause et effet. Il fait du sentiment, et quand il est confronté à une nécessité
pratique il parle comme un philosophe théoricien. C‟est sur ce point que Kṛṣṇa l‟exhorte assez
promptement à la stance 11.

Arjuna peut être comparé à un homme qui a un télescope, mais qui s‟en sert en le tenant par la
mauvaise extrémité. Au lieu de s‟élever du nécessaire au contingent, il part (descends) de facteurs qui ne
sont pas strictement nécessaires pour aboutir à des nécessités imaginaires ou conflictuelles. Il est
simplement dépassé par une logique d‟émotions qui va toujours à l‟encontre de la logique de la raison
pure, ce qui gâche à la fois la spontanéité naturelle des émotions et la pureté de la raison.

[6] na caitad vidmaḥ kataran no garῑyo


yad vā jayema yadi vā no jayeyuḥ|
yān eva hatvā na jijῑviṣāmas
te ’vasthitāḥ pramukhe dhārtarāṣṭrāḥ||

« Ce qui serait le plus avantageux pour nous n‟est pas clair non plus: que nous vainquions ou que nous
soyons vaincus par eux. Après que nous ayons tué ces personnes qui se tiennent en rangs devant nous,
les descendants de Dṛṭaraṣṭra, nous n‟aurions plus le désir de vivre. »

La confusion de la raison et de l‟émotion resurgit ici, chaque élément étant d‟égale intensité. Pour
ajouter au flou, l‟usage du pluriel est expressément utilisé. Apparemment, il parle maintenant presque
comme s‟il représentait les deux parties en conflit Ŕ considérant ainsi les malheurs de la guerre en
termes plus généraux.

(Page 114) Cependant, son souci de sauver l‟humanité des effets de la guerre, semble dépasser la
mesure lorsqu‟il tourne de nouveau son regard sur les fils de Dhṛṭarāṣṭra Ŕ comme s‟il se souciait plus
d‟eux que de son propre camp, chose à laquelle notre sens commun se serait attendu. A ce moment-là
on le sent davantage concerné par ses ennemis. Ceci parce que sa logique est influencée par ses
émotions et qu‟il est transporté au-delà même du terrain neutre du sens commun jusqu‟à une position
extrême, position qui s‟avère intenable selon les critères du sens commun ou selon les normes de la
contemplation. Sa seule excuse réside peut-être dans le fait que Bhīṣma et Droṇa qui appartiennent à
un contexte spirituel sont tous deux dans les rangs adverses. Bien qu‟ils représentent des valeurs
spirituelles il s‟avère qu‟ils se trouvent dans le camp ennemi, camp qui jouit déjà d‟une majorité.

82
Na vijīśāma (nous ne souhaitons pas vivre) Ŕ n‟est valide que dans le sens où il se soucie de
l‟humanité qui serait certainement démunie par l‟extermination des chefs spirituels ou Gurus.
Remarquez qu‟ici encore il utilise le pluriel pour signifier qu‟il parle de tout le monde, y compris de
ses ennemis et de Kṛṣṇa lui-même.

[7] kārpaṇya-doṣopahata-svabhāvaḥ
pṛcchāmi tvāṁ dharma-saṁmūḍha-cetāḥǀ
yac chreyaḥ syān niścitaṁ brūhi tan me
śiṣyas te ’haṁ śādhi māṁ tvāṁ prapannamǀǀ

« Abattu pour avoir par malheur un tempérament trop délicat, l‟esprit confondu par le fait de ne pas
savoir ce qu‟il est bon de faire, je te le demande: ce qui est assurément le plus méritoire, cela, dis-le
moi. Je suis ton disciple; discipline-moi qui viens ainsi trouver refuge en toi. »

Le style revient maintenant au singulier. Ici Arjuna est capable de voir clairement par lui-même la
nature de son trouble: (1) qu‟il est submergé par un état d’esprit négatif et (2) que sa raison en est
donc brouillée quant au choix devant lequel il se trouve. Voilà quels sont les deux facteurs en cause.
Pour l‟un le traitement en est un raisonnement plus clair (hétérodoxe Sāṁkhya yoga). Pour l‟autre le
traitement en est la méthode du buddhi-yoga (rationalisme orthodoxe traité unitivement), ce qui le
rendrait plus Aryen et le soulagerait du sentiment de péché. Et ce sont exactement les remèdes que
Kṛṣṇa va appliquer dans le reste du chapitre.

Le mot dharma (droiture, connotant aussi les tendances intérieures pour une activité naturelle) est
utilisé par Arjuna à la fois dans le sens de « conduite » tel qu‟il est employé par les auteurs
bouddhistes, et dans sa connotation psychologique la plus pure.

(Page 115) Bien que Kṛṣṇa fasse appel au sens guerrier de l‟honneur dans les stances 32-35,
l‟essentiel de ce chapitre est centré sur un rationalisme d‟ordre « objectif ». Les références à l‟honneur
etc. s‟intègrent dans ce chapitre en ce qu‟elles sont les contreparties données par le bon sens, ou
corollaires d‟une attitude rationnelle et terre à terre.

Le mot śreyaḥ (spirituellement méritoire) indique encore une valeur humaine supérieure appartenant à
la sagesse contemplative, en particulier quand il est associé au mot śiṣyaḥ (disciple) et qu‟il fait de lui
beaucoup plus qu‟un simple guerrier, mais avant tout un homme en quête de sagesse. En outre, le
mot sādhi (enseigne-moi) nous permet de confirmer cette façon de considérer la situation. C‟est la clef
du samvāda ou dialogue Guru-śiṣya qui va tenir le devant de la scène.

[8] na hi prapaśyāmi mamāpanudyād


yac chokam ucchoṣaṇam indriyāṇām|
avāpya bhūmāv asapatnam ṛddhaṁ
rājyaṁ surāṇām api cādhipatyam ||

« Je n‟arrive pas non plus à concevoir comment je pourrais me débarrasser de cette détresse qui
assèche mes sens de cette façon Ŕ même s‟il devait (advenir) que j‟obtienne une domination sans
rivale sur l‟abondance de la terre ou aussi la souveraineté sur les dieux du ciel. »

La ressemblance d‟Arjuna, qui est ici également en pleine quête de sagesse, au Naciketas de
la Kaṭha Upaniṣad (à laquelle nous avons déjà fait référence) devient ici clairement incontestable. Pour
la première fois il parle du ciel et de souveraineté sur les dieux, ce qui en soit est étrange étant donné
que jusqu‟à présent il ne pensait qu‟à des éléments négatifs. Lui qui préférait être un mendiant
quémandant sa subsistance fait maintenant également référence aux limites extrêmes de la prospérité

83
matérielle. Il rejette ces deux perspectives d‟avenir parce qu‟elles ne sont que des valeurs relatives,
alors qu‟il recherche le mérite au sens absolu du terme. De même que pour le disciple de n‟importe
quelle autre Upaniṣad, ce qu‟implique cette stance doit incontestablement convaincre le lecteur qu‟ici
la Gītā n‟accorde pas d‟importance à la bonne conduite, ni même aux valeurs célestes relatives
déterminées dans les Vedas, mais qu‟elle concerne seulement les éléments ultimes ou absolus de la
sagesse suprême. Si Arjuna obtient satisfaction, il en oubliera même le plus grand des dieux
rayonnants. Si Kṛṣṇa fait allusion dans son enseignement sur l‟au-delà au ciel et aux valeurs relatives,
ils ne sont donc seulement que d‟importance secondaire (par exemple les stances II, 32 et 37 ne
mentionnent le ciel que dans un but méthodologique. (Page 116) Nous l‟expliquerons le moment venu.
Il suffit pour le moment de dire que cela n‟a rien à voir avec l‟ultime enseignement de la Gῑtā).

De la même façon qu‟avec le troisième vœu de Naciketas, Arjuna ne va pas se contenter de quoi que
ce soit d‟autre que de la sagesse suprême, car il précise ici que seule une telle sagesse peut le soigner
de son agonie spirituelle. La condition d‟Arjuna n‟est le symptome d‟aucune maladie pathologique ni
d‟aucune anomalie psychologique. On n‟en trouve l‟expression que dans des livres sur la relation
Guru-śiṣya tels que la Vivekacūdāmaṇi de Śaṅkara Ŕ où le disciple se compare à un animal piégé dans
un feu de forêt déchaîné (stance 36).

saῆjaya uvāca|
[9] evam uktvā hṛṣīkeśaṁ
guḍākeśaḥ parantapaḥ |
na yotsya iti govindam
uktvā tūṣṇīṁ babhūva ha ||

« Saῆjaya dit:
S‟étant ainsi adressé à Hṛṣīkeśa (Kṛṣṇa), Gudākeśa (Arjuna) cette Terreur des Ennemis, ayant déclaré
à Govinda (Kṛṣṇa): « je ne vais pas me battre », finit par s‟enfermer dans le mutisme. »

[10] tam uvāca hṛṣīkeśaḥ


prahasann iva bhārata |
senayor ubhayor madhye
viṣīdantam idaṁ vacaḥ ||

«Alors Hṛṣīkeśa (Kṛṣṇa), avec un semblant de sourire, O Bhārata (Dhṛṭarāṣṭra), lui adressa ces mots, à
lui qui était entre les deux armées, en proie à la douleur: »

Ce n‟est que dans ces deux stances que le procédé Saῆjaya- Dhṛṭarāṣṭra est utilisé, et ceci dans le but
précis de préparer la scène pour le discours solennel qui est imminent et qui commence à la stance 11;
à partir de ce moment-là, le discours devient pleinement philosophique.

Ces stances révèlent les circonstances connexes au monde réel en les contrebalançant subtilement sous
tous leurs aspects, élaborant ainsi l‟exacte situation avec précision tout en lui donnant une base solide;
sur cette base la discussion théorique va pouvoir procéder. (Page 117) Dans la mesure où la personne
qui questionne a l‟esprit pratique, la personne qui répond doit fournir une réponse tout à fait décisive.
Cette question concrète demande une réponse apodictique. C‟est du tac au tac.

Avant que Kṛṣṇa expose ses généralisations fondamentales, il est donc nécessaire de résumer
brièvement l‟ensemble de la situation. C‟est à cela que servent ces deux stances.

Hṛṣīkeśa et Gudākeśa, deux noms dont la sonorité s‟équilibre tout autant que leur signification,
suggèrent une égalité entre Guru et disciple. Il est aussi fait référence à l‟expression privilégiée de
senayor ubhayor madhye (entre les deux armées), qui sert à indiquer la parfaite neutralité du mode de
vie absolutiste prêché par le Guru Kṛṣṇa. Le sourire d‟un Guru est le seul élément qui le différentie du
triste disciple.

84
Vacaḥ (la parole) est au singulier, et non au pluriel. Ceci est de la plus haute importance. Tous les
mots utilisés dans le chapitre sont censés être upavākyānam (extensions (elaborations) minutieuses d‟un
Mot central), le Verbum ou Logos ou AUM tel qu‟il est fixé de manière décisive dans la Māṇḍūkya
Upaniṣad. Il est frappant de constater que le même singulier est répété au X, 1 et au XI, 1. Par
conséquent l‟auteur Vyāsa n‟a pas pu l‟employer par hasard.

En outre, Arjuna déclare clairement: « je ne me battrai pas », chose qu‟il n‟a jamais osé dire à Kṛṣṇa
jusqu‟à maintenant. C‟est cette attitude effrontée qui devrait justifier les paroles que Kṛṣṇa répète
souvent dans les chapitres suivants et par lesquelles il semble ordonner à Arjuna de se battre. Bien que
la Gītā ne contienne pas d‟injonctions impératives, ce style de langage apparait ici de façon fortuite en
réaction aux paroles d‟Arjuna. Dans la mesure où une telle admonition sert à contrecarrer cette
détermination, elle est ici justifiée. Mais il faut bien comprendre que la principale caractéristique d‟un
tel conseil est d’être permissif et de n’être jamais totalement obligatoire, parce que viddhi ou l‟autorité
est tout à fait répugnante à une Upaniṣad qui est une śruti (déclaration de sagesse révélée) et non une
smṛti (code de lois). Ceux qui considèrent que de telles expressions sont des injonctions réaliseront
qu‟ils ont totalement tort lorsqu‟ils atteindront la fin de la Gītā où Kṛṣṇa dit enfin à Arjuna: « Fais
comme tu veux » (XVIII, 63), ce qui, considéré avec « délaisse tous tes devoirs » (XVIII, 66), rend
sans équivoque le caractère non impérieux de l‟allusion au combat. Nous traiterons au fur et à mesure
qu‟elles se présentent les diverses références au combat. Néanmoins, le lecteur doit regarder
attentivement (le texte) pour y déceler une gradation ou un changement de sens correspondant au
caractère permissif ou consultatif lié au contexte même de chaque chapitre.

(Page 118) Remarquez qu‟Arjuna, bien qu‟il reste silencieux, n‟en demeure pas moins un guerrier
(Paramtapa Ŕ « Dévoreur d‟ennemis »). Il s‟agit encore du silence d‟un grand héros, et non celui d‟un
lâche. Son doute appartient au domaine de la sagesse et non au domaine de la prouesse physique.

Dans le présent commentaire, nous pourrions acquiescer sans discuter le très long commentaire de Śaṅ
kara sur cette stance où il dit que « la connaissance seule, et non la connaissance adjointe au travail »
est l‟enseignement final de la Gītā, car nous considérons la Gītā comme « une réévaluation
dialectique » de la sagesse au sein de laquelle n‟entre absolument aucune tâche obligatoire. La Gītā
n‟est pas un Dharma Śāstra ni une Smṛti qui exposent des injonctions obligatoires. Dans la Gītā, toute
référence de cette nature n‟est qu‟accessoire à la narration ou à la discussion et n‟a que le caractère
d‟une recommandation ou d‟une permission, mais elle n‟a jamais le caractère d‟une obligation.

Le terme iva (comme si) apposé au sourire de Kṛṣṇa est une particularité de la lingua mystica familière
aux Upaniṣads (par exemple Muṇḍaka Upaniṣad, I. 2. 4-6) qui, mis à part l‟actualité de la description,
tend pour ainsi dire à le rendre plus perceptuel et donc plus conforme à un texte contemplatif.

śrī bhagavān uvāca|


[11] aśocyān anvaśocas tvaṁ
prajῆā-vādāṁś ca bhāṣase|
gatāsūn agatāsūṁś ca
nānuśocanti paṇḍitāḥ||

«Kṛṣṇa dit :
Tu te désoles pour ceux pour lesquels il n‟est pas raisonnable de s‟affliger. Dans le même temps tu dis
des choses censées. Les véritables philosophes (paṇḍits) ne sont pas affectés eut égard à ceux qui ne
respirent plus ni eut égard à ceux qui respirent. »

85
Nous entamons le samvāda (Dialogue Guru-śiṣya sur la sagesse) en constatant d‟emblée qu‟il
commence en termes non-équivoques. La position d‟un total absolutiste est donnée pour ce qu‟elle
vaut, afin d‟être développée étape par étape par la suite.

La deuxième ligne de cette stance a été très mal comprise et très mal interprétée, à tel point que, dans
les commentaires de ces personnes qui n‟ont pas réalisé que la Gῑtā se basait sur un raisonnement
dialectique et non sur une simple ratiocination, cela a dénaturé et compromis tout le message de la
Gῑtā.

(Page 119) Dans cette ligne, remarquez la conjonction ca (et), elle a invariablement été considérée
comme étant identique ou interchangeable avec va (soit Ŕ ou). Bien que la différence semble minime il
y a une énorme différence entre ces deux significations. Ce second sens reviendrait à soutenir un
modèle d‟homme spirituel qui serait indifférent ou insensible à la mort d‟une personne, alors que le
premier sens, qui est conforme au texte et qui est la seule interprétation possible ici, prône un homme
parfaitement sage ou paṇḍit qui a transcendé les deux aspects de la vie et de la mort ici-bas, considérés
ensemble, comme les côtés inévitablement dualistes de notre vie relative ici et maintenant. Dans les
chapitres suivants, la Gῑtā prêche l‟ahiṃsā (non-violence). L‟indifférence au fait de causer la mort
n‟est donc pas du tout compatible avec l‟enseignement de la Gῑtā. Dans son commentaire sur la Gῑtā
Gandhi a fait l‟effort de clarifier ce fait en y adjoignant ses propres preuves, mais celles-ci ont laissé
sceptiques de nombreuses personnes. Le fait qu‟Arjuna ait des théories concurrentes fortement ancrées
en lui sur le bien et le mal, la vertu et le péché, nous a déjà été révélé au I, 40 -45. Or, maintenant il ne
cherche rien d‟autre que la sagesse absolue, comme il l‟a déclaré au II, 8, et c‟est en fonction de ces
deux attitudes incompatibles, l‟une étant encore relativiste et l‟autre appartenant au domaine de la
sagesse, que Kṛṣṇa parle ici en toute franchise, pointant du doigt l‟anomalie de la position d‟Arjuna.

(Page 120) Pour comprendre la signification d‟aśocyān (ceux pour lesquels il ne faut pas se désoler)
nous devons nous laisser guider par les indications de la stance 5 ci-dessus qui fait référence aux
Gurus, tout autant que par les idées absolutistes qui viennent immédiatement après dans ce chapitre.
Śaṅkara suggère que cette référence concerne des gens tels que Bhīṣma et Droṇa et déclare : « il ne
faut pas que l‟on se désole pour eux car ce sont des hommes qui se conduisent bien et par leur vrai
nature ils sont éternels ». Au I, 34, Arjuna a énuméré en détails tous ceux pour lesquels il se sent
concerné. Même si ces deux Gurus sont dispensés de la compassion qu‟impliquerait normalement
cette situation, le cas de tous les autres, qui inclut les personnes bonnes, mauvaises et indifférentes
dans les deux camps (explicitement mentionnées au I, 27), n‟est pas pris en compte par l‟explication
de Śaṅkara. A l‟intérieur de ce chapitre même (stances 12 à 38 incluse), il y a une réponse générale à
la question : «Quelles sont les personnes désignées ici comme ne méritant pas de compassion ou
auxquelles on ne peut pas penser avec compassion? » De nouveau au XI, 33, cette même question est
implicite quand Kṛṣṇa déclare qu‟il a déjà tué ces hommes et que le fait qu‟ (Arjuna) les tue ne serait
qu‟accessoire à la situation. Ce n‟est qu‟en dernière analyse que l‟on doit recourir à ce type
d‟argument absolutiste. Selon le mode des suggestions de Śaṅkara, nous pourrions penser à deux
groupes auxquels cette remarque est susceptible de s‟appliquer. Ceux qui sont libérés du poids de la
nécessité grâce à leur intelligence et leur liberté de choix dans l‟action, comme Bhīṣma et Droṇa qui
ont délibérément choisi la voie de la guerre, et ceux qui, comme le reste des hommes de la troupe, sont
inexorablement coincés dans la situation impérative d‟une guerre générale. Les premiers peuvent
prendre soin d‟eux-même, et les seconds ne le peuvent pas, même s‟ils pensent que la guerre est une
calamité.

[12] na tv evāhaṁ jātu nāsaṁ


na tvaṁ neme janādhipāḥ|
na caiva na bhaviṣyāmaḥ
sarve vayam ataḥ param||

« En outre, je n‟ai jamais cessé d‟exister, ni toi non plus, ni ces chefs parmi les hommes; et tous autant
que nous sommes nous ne devons jamais non plus cesser d‟être (becoming) dans l‟au-delà. »

86
La ligne de discussion initialement adoptée dans ce chapitre est clairement notifiée ici. Cela rend la
position encore plus frappante que dans la seconde ligne de la stance 11. (Page 121) Voilà qui affirme
d‟un coup, non seulement l‟existence éternelle de l‟individu (ou en termes d‟âme subjective), mais
aussi l‟existence éternelle de la globalité de l‟humanité impliquée. En fait, comme nous le verrons
bientôt, l‟ensemble de la situation est traitée comme le dit Spinoza: sub specie aeternitatis (dans la
catégorie de l‟éternel). L‟allusion aux rois et aux chefs parmi les hommes en tant que tels, qui doivent
aussi être considérés comme étant pour ainsi dire immortels, semble trop exagérée pour que nous
puissions la croire. Mais dans la mesure où aucun roi ne peut vraiment mourir (« Le Roi est mort Ŕ
Longue Vie au Roi »), même cette apparente exagération devient justifiée.

Ce chapitre affronte clairement le problème à partir d‟un point de vue apodictique ou nettement terre à
terre. Une grave maladie nécessite un remède drastique. La gangrène de la confusion doit être stoppée
avant qu‟elle empire. C‟est pourquoi la discussion s‟enfonce sans vergogne au cœur du problème. Le
caractère impossible des thèses énoncées devient ainsi compréhensible.

Il faut aussi remarquer que l‟éternité est conçue à la fois rétrospectivement et prospectivement. L‟ordre
logique ou méthodologique interne est frappant. C‟est à lui-même que Kṛṣṇa fait référence en premier.
Même en tant qu‟entités pluriel, les êtres humains doivent être considérés à la lumière de l‟éternel. Le
conflit entre l‟un et le multiple peut être résolu à la lumière d‟un raisonnement plus élevé, comme cela
a été expliqué par ailleurs.

REMARQUES GENERALES SUR LES STANCES 13 à 21

Ces stances mettent en évidence une approche du Sāṁkhya hétérodoxe, mais nous devons garder à
l‟esprit qu‟il ne s‟agit pas du Sāṁkhya représenté par Kapila ni même par Iśvarakṛṣṇa dans la
Sāṁkhya Kārikā auquel on adhère ici. La Gītā reformule le Sāṁkhya pour qu‟il soit conforme à sa
propre doctrine de l‟Absolu. Autrement dit, la Gītā est une réévaluation dialectique en termes de yoga
du pur Sāṁkhya en tant que tel, sans omettre les termes techniques qui appartiennent à la méthode du
Sāṁkhya et sans se démarquer totalement du cadre de référence épistémologique propre au système du
Sāṁkhya. Ici nous devons nous attendre à trouver un Sāṁkhya-yoga toujours considéré d‟un point de
vue hétérodoxe, ce qui fait qu‟il reste à le réviser sous l‟angle orthodoxe, avec buddhi (raison pure ou
intelligence) en tant que valeur centrale; ce sera fait dans la seconde partie de ce chapitre, après la
stance 39 et suivantes, sous le sous-titre buddhi-yoga-buddhi qui à ce moment-là ne sera pas
fondamentalement différent de la position du Sāṁkhya. C‟est ainsi qu‟à la fin du chapitre, tous
deux, buddhi et yoga sont placés sous le titre général Sāṁkhya-yoga sans qu‟il y ait de réelle
contradiction.

(Page 122) [13] dehino ‘smin yathā dehe


kaumāraṁ yauvanaṁ jarā|
tathā dehāntara-prāptir
dhīras tatra na muhyati||

« Pour celui qui s‟est incarné, de la même façon que son corps passe par l‟enfance, la jeunesse et la
vieillesse, de même se fait le passage à un autre corps; ceux qui ont l‟esprit ferme n‟en sont pas
déconcertés. »

Concentrons-nous sur le mot dehi (possesseur du corps ou agent-auteur). Cela suggère presque une de
ces entités telle que la conscience de Launcelot Gobbo qui pend au cou de son cœur, et qui possède
presque ce statut empirique qui répugne tant à la façon de penser des Bouddhistes Vijῆāvādins, et non
moins aux Advaitins de l‟école Gaudapada. Ici, cette apparente vulgarité est excusable car toute
discussion théorique sur un sujet implique qu‟il ait son propre pūrva pakṣin (ancien sceptique) et, afin
de convaincre une personne, il faut aller à sa rencontre avec ses propres termes et avec son propre
background. S‟il faut réévaluer un empirisme, on doit l‟aborder par un attribut empirique. Le Sāṁkhya

87
rationaliste et hétérodoxe tendait vers le réalisme. Alors qu‟il fallait clairement distinguer l‟homme
intérieur de l‟homme physique, la Gītā devait nécessairement employer le mot dehi (possesseur du
corps) avec ce même réalisme dont nous avons la caricature ici, avant que tous vestiges de matérialité
puissent être éliminés à la stance 23. Mais cette suppression ne commence réellement qu‟après la
stance 22, où nous retrouvons de nouveau une sorte d‟extase où d‟une certaine façon réalisme et
idéalisme se fondent pour exploser comme dans un chant.

Cette stance suggère de concevoir la réalité comme un flux qui s‟inscrirait dans un processus général
de devenir. Enfance, jeunesse et vieillesse sont trois étapes que même les réalistes reconnaissent; il ne
faut pas considérer qu‟elles sont statiques, mais qu‟elles s‟écoulent sur la durée comme un flux
biologique. Le temps lui-même n‟est pas encore aboli.

La renaissance est introduite parce qu‟elle est une conséquence naturelle qui appartient au même ordre
de flux et de devenir. Par conséquent la métempsychose est considérée comme allant de soi en ce
qu‟elle en est le corollaire naturel, même si l‟on envisage la vie sous un angle réaliste et rationnel. Le
mot dhīra ici ne fait pas simplement référence à un homme courageux sur le champ de bataille, mais il
est sans doute plus correct de considérer qu‟il se réfère à quelqu‟un capable d‟adopter une position
ferme dans un contexte contemplatif. (Page 123) C‟est un homme d‟intuition et d‟imagination et pas
seulement un simple rationaliste.

[14] mātrā-sparśās tu kaunteya


śītoṣṇa-sukha-duḥkha-dāḥ|
āgamāpāyino ‘nityās
tāṁs itikṣasva bhārata||

« Les contacts des sens temporaires d‟autre part, O Kaunteya (Arjuna), générant le chaud-le froid, la
joie-la peine, allant et venant en alternance, sont transitoires. Endure les, O Bhārata (Arjuna). »

[15] yaṁ hi na vyathayanti été


puruṣaṁ puruṣarṣabha|
sama-duḥkha-sukhaṁ dhīraṁ
so ‘mṛtatvāya kalpate||

«En effet, l‟homme qui a l‟esprit ferme, qui n‟en est pas affecté, O Meilleur des Hommes (Arjuna),
d‟esprit égal dans la joie aussi bien que dans la peine, est destiné à l‟immortalité. »

Après qu‟ait été exposé le point de vue d‟un homme d‟intuition, la stance 14 parle de son opposé ou
contrepartie Ŕ d‟(un homme) de réflexes et d‟automatismes se rapportant à la physiologie. Il s‟agit ici
de la psychologie stimulus-réponse. Plaisir-peine, chaud-froid, appartiennent à cette catégorie. C‟est
le domaine de la pure nécessité auquel aucun être vivant ne peut échapper. Ici, il n‟est pas demandé à
Arjuna de minimiser leur importance, comme certains vagues philosophes ont pu le faire, ou
d‟apprendre à les supporter stoïquement. Ce qui ne peut pas être soigné doit être supporté.

L‟homme endurci et courageux qui est décrit à la stance 15, presque trop hâtivement à ce qu‟on
pourrait croire, est digne d‟ « immortalité », un terme qui d‟ordinaire ne s‟applique que pour le but
spirituel suprême. Mais il nous faut remarquer la référence à la « peine » et au « plaisir » comme
étant équilibrés avant qu‟une personne puisse être qualifiée pour cette immortalité.

Le stoïcien moderne par définition est devenu synonyme d‟une simple brute qui a de l‟endurance.
Mais le yogi de la Gītā auquel il est fait référence ici, est un homme qui prend plaisir autant qu‟il
souffre avec une certaine neutralité qui contrebalance plaisir et peine. Voilà qui fait toute la différence
et le rend digne d‟immortalité, même dans la plus totale connotation du terme en usage dans le
Védantisme Ŕ en ce qu‟il a atteint son statut complet de yogi, l‟équanimité étant une qualité positive
contrairement à la simple indifférence.

88
(Page 124) [16] nāsato vidyate bhāvo
nābhāvo vidyate sataḥ|
ubhayor api dṛṣṭo ‘ntas
tv anayos tattva-darśibhiḥ||

«Ce qui n‟est pas réel ne peut pas être (becoming) et ce qui n‟est pas (non-becoming) ne peut pas être réel;
la conclusion eut égard à ces deux faits a été connue des philosophes. »

Dans cette stance la méthodologie adoptée par la Gītā est clairement énoncée. Des termes
comme bhāva et abhāva (devenir et non-devenir) nous sont familiers dans le système de philosophie
Nyāya-Vaiśeṣika, où le mot abhāva (non-devenir) est le dernier des sept padārthas (catégories
d‟entités reconnaissables)( ). D‟autre part, en ce qui concerne le mot sat (existence-réalité) nous devons
1

constater qu‟il n‟est pas très différent de la notion de dravya (substance) qui est utilisé dans ce même
système, car même l‟esprit y est considéré comme une substance. Les substances dans ce sens sont
considérées comme paramānu (atomiques ou matière primaire extrêmement raffinée). Le mot sat tel
qu‟il est employé dans cette stance a, au-delà de la substantialité du contexte Nyāya-Vaiśeṣika, une
certaine connotation qui lui est propre en tant que réalité interprétée en termes de neutralité telle que
celle qu‟il y a entre existence et non-existence. Alors que la neutralisation de l‟existence par la non-
existence peut conduire à śunya ou vacuité, le sat du Védānta de la Gītā sert à représenter l‟Absolu. La
différence apparaîtra peut-être plus claire si nous l‟expliquons en termes mathématiques; si nous
soustrayons une quantité égale à la première, la réponse est zéro. Mais dans le cas où l‟opération
apparait sous forme de fraction, le résultat n‟est pas un zéro mais un „un‟ (10 moins 10 = 0 ; 10/10 =
1). De la même façon on peut comprendre que l‟Absolu unitif diffère du simple néant qui, lui, résulte
d‟une forme mécanique de raisonnement. Le raisonnement unitif est basé sur une conscience intuitive
ou dialectique.

(1) Voir A Primar of Indian Logic (According to Annambhatta’s tarkasaṁgraha) by S. Kuppuswami Śāstri (P. Varadacari &
Co., Madras, 1932). Dravya-guṇa-karma-sāmānya-viśeṣa-samavāyābhāvāḥ sapta padārthāḥ : v.2, (substance, qualité,
action, généralité, spécialité, inhérence et non-devenir sont les sept catégories d‟entités reconnaissables).

Dans la Gaudapāda Kārikā (IV, 4 et seq.) il est fait référence au même problème sous-entendu dans
cette stance. Gaudapāda cite le cas de deux controversistes Ŕ l‟un est un Vaiśeṣika qui fait valoir qu‟il
n‟y a pas de cause antérieure à la réalité empirique, alors que l‟autre est un Sāṁkhyan qui dit qu‟il y a
une cause qui régresse ad infinitum. (Page 125) Rien ne départage ces deux controverseurs quant à la
nature finale de la réalité. Dans son commentaire Śaṅkara semble exploiter la situation pour en faire un
argument en faveur d‟une notion positive de Brahman (L‟Absolu). Quant à savoir s‟il a réussi à établir
valablement un Brahman positif en partant d‟un simple désaccord entre deux parties, cela est
discutable. Par contre la Gītā fait mieux que la Kārikā en stipulant ici que les controverseurs ne sont
toujours pas dans la contestation, mais qu‟ils ont résolu leurs désaccords en aboutissant à une doctrine
décisive Ŕ le anta (la fin/conclusion) à la seconde ligne de cette stance. Nous pouvons reconnaître
facilement que ce anta est celui qui se trouve dans le Védānta (Veda-anta) au sens où nous devons le
comprendre dans la Gītā.

On ne peut pas non plus avoir de doute en ce qui concerne les écoles de pensée auxquelles il est fait
référence ici par le terme tattva-darśibhiḥ (ceux qui sont capables de voir les principes primordiaux).
Nous connaissons même le mot tattva (principe essentiel, that-ness) dans des mahā-vākyas (grandes
maximes) telles que aum-tat-sat (ceci est Aum) ou tat-tvam-asi (Tu es Ceci, That thou art) Ŕ sans
compter qu‟il est familier dans des écoles rationalistes antérieures au Védānta telles que le
Sāṁkhya. Tattva se rapproche du Ding-an-sich (chose en elle-même) de Kant et de la substancia de
Spinoza (substantialité sous-jacente). Pour le moment cette stance se contente de laisser ouvert ce
concept d‟Absolu afin qu‟il soit expliqué plus avant dans ce chapitre; il répond aux exigences
empiriques, alors que d‟autres moyens pertinents seront utilisés ailleurs.

89
Les mots ubhayor api (tous deux pris ensemble) ont une signification particulière que nous
connaissons en ce qu‟ils sont la marque distinctive de la méthodologie propre au raisonnement
dialectique ou yogique, (voir p. 49, Introduction). Dans l’Īśā Upaniṣad (II, 14), il y a deux exemples
frappants qui montrent cette même méthode de raisonnement à double face. Sambhūti (devenir)
et vināśa (destruction ou non-devenir) doivent être compris ubhāyam saha (tous deux pris ensemble),
c‟est-à-dire pas isolément. Vidyā (connaissance) et avidyā (ignorance) sont également traitées de la
même façon. Ces deux paires d‟opposés doivent être traitées conjointement pour aboutir à une notion
centrale qui appartienne à l‟Absolu. En occident nous connaissons aussi des philosophes qui se sont
appuyés sur des arguments à moitié fondés (one-legged) ou sur des prétextes boiteux pour expliquer
une chose indéfendable. Les pour et les contre doivent être pris ensemble, comme l‟avers et le revers
d‟une même pièce; ces expressions, ainsi que d‟autres, mettent le doigt sur la même nécessité
inhérente à une réflexion pertinente. Ceci est la caractéristique distinctive essentielle du raisonnement
dialectique ou yogique; là l‟intuition entre en jeu et il n‟y a pas qu‟un raisonnement qui ne se borne
qu‟à une logique factuelle. (Page 126) Nous trouverons d‟autres expressions disséminées dans le texte
de la Gītā, comme par exemple api ca (aussi, et). Ce ne sont pas des exigences de syntaxe, si le
raisonnement est purement mécanique, mais elles ne deviennent nécessaires qu‟à des fins de subtiles
dialectiques. La plupart des traducteurs traitent cette distinction de manière causale, car ils ne sont pas
conscients de la différence qu‟il y a entre les deux styles Ŕ la manière purement rationnelle et la
manière dialectique d‟exposer (les choses). Dans son introduction à la Gītā, Bhagavan Das fait
référence à l‟abondante utilisation de ces expressions en les traitant de superflues et comme n‟ayant
aucune d‟importance (The Bhagavad Gītā, p. 36, 3 éd., 1940).
ème

Dans le dessein d‟aboutir à la doctrine finale qui doit ressortir de la méthode utilisée, la différence ne
doit pas être écartée à la légère. Au cours de l‟histoire de la pensée post-bouddhiste en Inde, en passant
par les vicissitudes du śunyavāda et du vijῆānavāda (doctrines du néant et de l‟idéalisme subjectif) tels
qu‟ils sont compris dans les contextes Jain et Bouddhiste, des théories de la réalité ont été formulées.
Au sein de philosophies telles que celles des écoles de la Nyāya-Vaiśeṣikā et du Sāṁkhya-Yoga,
certaines ont abouti au rationalisme et d‟autres à l‟idéalisme. Les derniers vestiges d‟une asymétrie
simplement académique ou scholastique se sont progressivement ajustés où ont été complétés. On peut
considérer que Śunyavāda, Kṣanika-vijῆānavāda et Māyavāda marquent les étapes successives du
perfectionnement de cette doctrine, mais même dans le Māyavāda des vestiges de dualité persistent,
tels que celui entre sat et asat (existence véritable et existence non-véritable) Ŕ en réaction au supposé
nihilisme des théories bouddhistes. Ici néanmoins, dans la Gītā, nous retrouvons de nouveau l‟esprit
des Upaniṣads, plus ancien que toutes ces écoles de pensée, là où la sagesse atteint de nouveau sa
sublimité primitive de chant.

[17] avināśi tu tad viddhi


yena sarvam idaṁ tatam|
vināśam avyayasyāsya
na kaścit kartum arhati||

«Saches que Cela est indestructible, Cela par quoi tout est imprégné. Personne ne peut provoquer la
destruction de Ce qui ne connaît aucune déperdition (decrease). »

(Page 127) [18] antavanta ime dehā


nityasyoktāḥ śarῑriṇaḥ|
anāśino ‘prameyasya
tasmād yudhyasva bhārata||

« Ces corps (cependant) de l‟éternel, indestructible et indéfinissable (Un) sont considérés comme
ayant une fin. Donc, continue la bataille, O Bhārata (Arjuna). »

Ces deux stances doivent être prises ensemble. Traitées séparemment, elles semblent soutenir des
théories contradictoires. En fait de nombreux commentateurs on déduit d‟expressions contenues dans

90
ces stances des doctrines à la fois immorales et non-spirituelles, tout particulièrement à partir des
derniers mots de la stance 18, tasmād yudhyasva bhārata (Donc, continue la bataille, O Bhārata).

On peut également dériver des truïsmes et des absurdités à partir du sens de ces deux stances prises
ensemble. Dériver un mode de vie cohérent en partant des mots de la Gῑtā nécessite qu‟on la
comprenne en termes unitifs, c‟est-à-dire dans des termes où l‟équivoque ou l‟ergotage deviennent
impossibles. Nous devons essayer de pénétrer ce que l‟auteur Vyāsa veut lui-même signifier avant de
nous précipiter pour imposer nos propres théories favorites en les basant sur des paroles déconnectées
et détachées du contexte global.

Dans ces stances il faut distinguer deux extrêmes ou pôles. La stance 17 fait référence à l‟aspect de
l‟esprit humain qui correspond au puruṣa (esprit) du sāṁkhya qui est placé tout à fait au-dessus de
prakṛtῑ (manifestations ou nature). Celui-ci ne peut être touché par aucune activité humaine. A l‟autre
extrême il y a le pôle correspondant à la prakṛtῑ; celle-la est reconnue par le sāṁkhya et par le bon sens
même en tant qu‟antavanta (ayant une fin). Ces deux pôles appartiennent conjointement à un et même
ātma (Soi) Ŕ comme cela est sous-entendu dans l‟expression nityasya uktāḥ (considérés comme
appartenant à l‟éternel). Bien qu‟elle ne soit pas strictement en conformité avec les doctrines du
Sāṁkhya qui gardent toujours leur caractère duel au regard d‟une tradition védique plus ancienne, et
avec laquelle la Gῑtā souhaite maintenir une continuité sans interruption, l‟expression uktāḥ
(considérée comme étant) est pleinement justifiée. Le momisme est bien connu du Ṛg-Veda (comme
par exemple I, 164 : 46 : « Lui qui est le Un existant, les sages le désignent par différents noms »).

L‟expression « Donc, bats-toi, O Bhārata » qui ressemble à une injonction donnée à Arjuna, mérite
notre attention parce que c‟est peut-être sur elle que sont fondés la plupart des malentendus en rapport
avec la Gītā. Quelques uns disent que la Gītā voudrait que chacun se batte pour ses propres intérêts,
que ce soit pour des intérêts nationaux, religieux ou autres. (Page 128) D‟autres, comme Śaṅkara, bien
qu‟ils comprennent qu‟il n‟est que permissif, pensent que ce conseil est légitime dans le cas
d‟un kṣatriya (guerrier). Il est clair que cette guerre prend un caractère très impérieux si l‟on considère
le cas particulier d‟Arjuna en tant que personne prisonnière des nécessités si soigneusement
mentionnées, et dont les circonstances ont été décrites avec tant de détails par Vyāsa dans ce chapitre
et le précédent. Quant à savoir si, en raison du caractère impérieux concernant Arjuna en particulier, la
généralisation de l‟idée contraire, qui conduirait à justifier la violence ou la guerre en ce qu‟elle serait
un principe directeur pour la régulation des affaires humaines, pourrait s‟appuyer sur l‟enseignement
de la Gītā, cela reste en effet très problématique. On oublie souvent que la rare qualité que l‟on appelle
véritable qualité de kṣatriya (kṣatriyahood) de la Gītā, telle qu‟elle est décrite au XVIII, 43, doit
concorder avec la contrepartie externe correspondante que l‟on appelle une guerre juste au II,31, pour
que la guerre dans cette éventualité rare, très isolée et très ponctuelle, devienne « la porte ouverte sur
le ciel » mentionnée au II, 32. Si sa guerre n‟est pas juste, un kṣatriya peut être un Don Quichotte, et
son combat lui-même pourrait n‟être qu‟une absurde émeute livrée par une racaille avide de pillage.

Il faut trouver l‟équilibre entre l‟infini Un de la stance 17 et le multiple fini de la stance 19, d‟une
manière conforme à la parfaite symétrie qui est maintenue ici entre ces deux stances. La première
stance fait référence à l‟impuissance de l‟homme, et la seconde pousse cette même thèse plus loin,
jusqu‟à sa conséquence la plus simple et la plus naturelle. Du point de vue de la nécessité, la vie a ses
propres impératifs et ils sont catégoriques. Nous sommes tous pris par la nécessité et sommes obligés
d‟agir. Même Socrate doit aller sur le champ de bataille (vide Symposium, 219-220).

Il est demandé à Arjuna de se battre pour lui permettre de ne pas initier un enchaînement de désastres,
majeurs ou mineurs, personnels ou impersonnels. Comme nous le verrons, sa propre réputation est en
jeu. Kṛṣṇa veut avant tout épargner à son ami une régression ou un remords personnel, ce qui
équivaudrait à la mort morale ou spirituelle d‟Arjuna.

Remarquez que ce n‟est qu‟ici (et au XI, 34 pour d‟autres raisons), que cette forme impérative de
conseil est si nettement exprimée. Ailleurs elle est dispensée peu à peu par des expressions telles que
« Lèves-toi, O Bhārata! », « Pars à la conquête de ton ennemi appelé désir, O Bhārata! », « Donc, n‟est

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pas de regrets, » etc. La forme impérative est totalement justifiée ici si nous remarquons qu‟en
conformité avec le cadre de référence Sāṁkhya, les deux pôles de l‟esprit sont maintenus aussi
distants l‟un de l‟autre que possible dans un contexte réellement védāntique, de façon à garder le plus
grand degré d‟ambiguïté que l‟on peut accepter. (Page 129) L‟école de dualisme Rāmānuja prouve que
ces deux aspects sont acceptables au sein d‟une conception unitive de l‟Absolu. Les aspects
nécessaires et contingents qui appartiennent à la conception centrale de l‟Absolu de ce chapitre Ŕ
lequel commence par mettre l‟accent sur la dualité implicite Ŕ seront rassemblés ensemble de façon
plus unitive dans les chapitres suivants, et alors nous verrons que le ton impérieux de l‟incitation à se
battre sera modifié en fonction de chaque chapitre, comme nous l‟avons indiqué ci-dessus. Le
caractère contraignant est plus visible dans cette stance et dans la stance XVIII, 59. Dans les chapitres
centraux il n‟est fait recours à absolument aucune forme contraignante. C‟est pourquoi la contrainte ici
est due à la structure de la Gῑtā dans son ensemble.

L‟usage de la troisième personne (« quiconque ») employée à la fin de la stance 17 est correctement


contrebalancé par le mot « Bhārata » qui s‟applique à une personne en particulier: « Arjuna », à la fin
de la stance 18.

Le mot dehāḥ (corps) de la stance 18 fait également référence aux aspects quantitatifs ou numériques
par opposition à sarvam idam (tout cela) de la stance 17. Par conséquent, les « corps » sont considérés
comme la nécessaire chair à canon, comme cela est inévitable sous une forme ou sous une autre dans
ce monde d‟évènements transitoires. Arjuna n‟est qu‟un rouage dans la roue, coincé dans le
mécanisme de la nécessité, et plus tôt il le réalisera mieux cela vaudra pour lui. Cette vérité est répétée
en XVIII, 61. Des frictions inutiles pourraient ainsi être évitées. C‟est pourquoi, quiconque interprète
cette référence au combat comme une injonction dans le style d‟une smṛti (code de loi ou de conduite)
va se méprendre sur son objectif qui n‟est que philosophique. Tout vestige de doute sur cet objectif
sera finalement aboli lorsque nous lirons cette référence avec XVIII, 63 Ŕ « Après avoir réfléchi, agis
comme tu veux ».

[19] ya enaṁ vetti hantāraṁ


yaś cainaṁ manyate hatam|
ubha tau na vijānῑto

«Celui qui pense que Celui-ci est un tueur et celui qui pense que Celui-ci est tué Ŕ sont tous deux dans
l‟ignorance. Celui-ci ne tue pas; n‟est pas tué. »

Cette stance modifie la mission que l‟on supposait à la stance 18 en stipulant qu‟Arjuna ne tue pas du
tout lorsqu‟à ce moment-là il lui est « demandé » de tuer Ŕ ce qui rehausse ainsi l‟effet de paradoxe,
dans l‟objectif de résoudre l‟ambigüité en termes plus unitifs. (Page 130) Le mot ubhau (tous deux
ensemble) apparait de nouveau ici, ce qui souligne que la méthode dialectique de raisonnement y est
pleinement utilisée. Les contreparties sont encore davantage rapprochées, avec toutes leurs
conséquences réciproques. Finalement, dans la dernière phrase, le sceau de la pensée unitive est
apposé sur la thèse dans sa totalité: « Celui-ci ne tue pas; n‟est pas tué. », ce qui nous amène tout
naturellement au prodige dont il est question à la stance 29, stance dont nous sommes en train de
préparer les fondements.

[20] na jāyate mriyate vā kadācin


nāyaṁ bhūtvā bhavitā vā na bhūyaḥ|
ajo nityaḥ śāśvato ‘yaṁ purāṇo
na hanyate hanyamāne śarῑre||

«Celui-ci n‟est pas né et Celui-ci ne meurt pas non plus, en étant venu à exister jadis, il ne cesse pas
non plus de devenir; Non né, perpétuel, éternel est Cet Ancien (This Ancient One). Il n‟est pas tué lorsque
l‟on tue le corps. »

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Comme cela est indiqué par la métrique même, les mots atteignent ici un nouveau sommet de
sublimité. Il n‟est pas vraiment nécessaire d‟expliquer le vocabulaire, mis à part pour une phrase
occulte: nāyaṁ bhūtvā bhavitā vā na bhūyaḥ (en étant venu à exister jadis, il ne cesse pas non plus de
devenir). On constate que la réincarnation dans son acceptation populaire semble être exclue. Il
semblerait qu‟il s‟agisse ici de la vie éternelle. Le Soi n‟est jamais né et ne meurt jamais. C‟est l‟être
pur en lui-même, il n‟est soumis à aucun processus d‟évolution, de flux ou de devenir.

Logiquement, les qualificatifs ajaḥ (non né) et purānaḥ (ancien) ne peuvent pas vraiment être
conciliés, mais, comme nous l‟avons dit, ce genre de contradictions apparentes s‟intègrent bien dans le
style de la Gῑtā.

[21] vedāvināśinaṁ nityaṁ


ya enam ajam avyayam|
kathaṁ sa puruṣaḥ pārtha
kaṁ ghātayati hanti kam||

« Pour cette personne qui sait que Celui-ci est indestructible, éternel, non-né, qu‟il ne décroît jamais,
pour cette personne, comment (la question) pourrait-elle (se poser de savoir) „de qui elle cause la
mort‟, „qui elle tue‟, O Pārtha (Arjuna)? »

Cette stance confirme définitivement la position d‟Arjuna comme appartenant au contexte de la


sagesse plutôt qu‟à celui de l‟action Ŕ afin de mettre le sujet en conformité avec la plus grande partie
de la Gῑtā, celle-ci étant pour l‟essentiel un dialogue dont la portée est philosophique. (Page 131) En
réalité ici Kṛṣṇa dit à Arjuna que la question de tuer n‟entre absolument pas en jeu. Arjuna est
considéré comme un contemplatif et non plus comme un guerrier. En matière de tuerie, il n‟a plus la
capacité d‟agir unilatéralement. Tout l‟objectif ou toute l‟importance d‟une telle stance devient évident
si nous nous rappelons qu‟ici le Sāṁkhya-yoga de ce chapitre est davantage qu‟un simple sāṁkhya
réévalué. Le terme puruṣaḥ (esprit) est employé à dessein ici en ce qu‟il fait une référence implicite au
puruṣaḥ (esprit) de la philosophie du Sāṁkhya, mis sur un pied d‟égalité avec un homme sage.

[22] vāsāṁsi jīṇāni yathā vihāya


avāni gṛhṇāti naro ‘parāṇi|
tathā śarīrāṇi vihāya jīrṇāny
anyāni saṁyāti navāni dehi║

«Comme un homme qui se débarrasse de ses vêtements usés en endosse d‟autres qui sont neufs, de la
même façon, se débarrassant de ses corps usés, (l‟homme) incarné en prend d‟autres qui sont neufs. »

Nous avons ici une description plutôt pittoresque qui est souvent citée pour appuyer la thèse de la
réincarnation. La simplicité excessive de l‟image n‟est excusable que par la nécessité imposée par le
style exalté d‟un chant, ce que la Gītā est avant tout censée être. Après un plus ample examen, nous
constatons que cette stance ne supporte pas directement la vision populaire de la réincarnation Ŕ même
si à d‟autres endroits on peut avoir l‟impression que cette vision est acceptée, mais nous y reviendrons
le moment venu. Ce n‟est pas l‟esprit qui pénètre concrètement la matière, c‟est plutôt la matière qui
est laissée de côté en ce qu‟elle s‟accroche encore et encore à l‟esprit par force de nécessité. Si nous
remarquons l‟aspect gratuit (complimentary) de cette supposée théorie de la réincarnation au XV, 8, nous
constatons que ce n‟est pas l‟âme individuelle, mais Īśvara (la Déité) qui se réincarne. Entre les
implications à double facette de ces deux stances (II, 22 et XV, 8) l‟occurrence d‟une véritable théorie
de la réincarnation, considérée d‟habitude comme une doctrine de l‟hindouisme, n‟a qu‟un appui très
discutable de la part Gītā. Il y a d‟autres stances qui semblent suggérer et supporter la théorie ordinaire
de la réincarnation telle qu‟elle est communément admise, comme par exemple IV, 5, où Kṛṣṇa fait
référence à ses nombreuses vies antérieures. Arjuna ne se rappelle pas de ses nombreuses naissances,
mais Kṛṣṇa s‟en rappelle. Cette différence entre Arjuna et Kṛṣṇa a de nombreuses implications. (Page
132) En fait, la Gītā qui parle de l‟âme éternelle de manière si imagée dans cette stance II, 22, semble
très nettement se contredire elle-même au II, 27, où elle dit exactement le contraire de cette assertion,

93
c‟est-à-dire, « une personne qui est née est certaine de mourir » etc. Entre celle de la vie éternelle et
celle de l‟existence par intermittence, il y a différentes théories de la réincarnation qu‟il faut toutes
étudier une par une, et intégrer dans un cadre général, si l‟on veut donner une image réelle et
suffisamment respectable de la réincarnation telle qu‟elle doit être comprise au sens propre de
la brahmavidyā (science de l‟Absolu). Les théories puériles doivent être abandonnées pour que nous
puissions traiter ce sujet avec le respect qu‟il mérite. Exposer la théorie de la réincarnation en termes
très simples, comme lorsqu‟une personne considère un corbeau comme son grand-père, ce serait se
détourner de la théorie en tant que manière très légitime d‟expliquer l‟inégalité entre les êtres créés.
Les théories de la réincarnation puériles, très en vogue, sont inconciliables avec la Gītā. Nous ne nions
pas, cependant, qu‟une image claire de la façon avec laquelle matière et esprit se mettent en relation,
plus ou moins comme le laissent entendre les Ennéades de Plotin, reste défendable.

[23] nainaṁ chindanti śastrāṇi


nainaṁ dahati pāvakaḥ|
na cainaṁ kledayanti āpo
na śoṣayati mārutaḥ║

«Les armes ne Le coupent pas, le feu ne Le brûle pas et l‟eau ne Le mouille pas; le vent ne L‟assèche
pas: »

[24] acchedyo ‘yam adāhyo ‘yam


akledyo ‘śoṣya eva ca|
nityaḥ sarva-gataḥ sthāṇur
acalo ‘yaṁ sanātanaḥ║

« En effet, Il ne peut être coupé (uncleavable); Il est ininflammable; Il ne peut être mouillé (unwettable) et
Il ne peut pas non plus être séché (non-dryable); immortel (everlasting), omniprésent (all-pervading), stable,
immobile; Il est éternel. »

[25] avyakto ‘yam acintyo ‘yam


avikāryo ‘yam ucyate|
tasmād evaṁ viditvainaṁ
nānuśocitum arhasi║

(Page 133) «Il est indéfini, Il est inconcevable, on dit de Lui qu‟Il n‟est pas assujetti au changement:
c‟est pourquoi, sachant qu‟Il est ainsi, tu n‟as pas de raison de te sentir désolé pour Lui. »

De peur qu‟il persiste encore une quelconque notion matérialiste ou dualiste au sujet du Soi tel qu‟il
est envisagé ici, ces stances sont destinées à lui donner un statut plus pure compatible avec le Soi
unitif en tant qu‟Absolu.

Le Soi transcende la matérialité ou les éléments (stance 23), devient éternel (stance 24), et va même
plus loin que la pensée (stance 25) Ŕ atteignant ainsi la réalité de l‟Absolutisme pur comme dans des
Upaniṣads telles que la Māṇḍukya (stance 7) où le Soi est assimilé au caturtha ou turiya (quatrième)
stade. On peut voir courir dans ses stances une réévaluation dialectique de la dualité du Sāṁkhya qui
réunit immanent et transcendant.

Avec la stance 25, Kṛṣṇa commence à s‟intéresser à la peine d‟Arjuna, problème que Kṛṣṇa veut
contrecarrer. L‟apparent changement de sujet et de style de la discussion dans les stances qui suivent,
descendant du sublime à l‟ordinaire, est assez cohérant avec le style adopté par la Gītā qui met côte à
côte les aspects contingents et nécessaires, transcendants et immanents de la réalité en les traitant de la
même manière. Pour comprendre l‟unité de raisonnement de Kṛṣṇa de la stance 25 à la stance 38 (qui

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forment une section naturelle) nous avons cette phrase répétée à maintes reprises: « il n‟y a aucune
raison que tu te désoles ». Le style de raisonnement Sāṁkhya trouve sa contrepartie naturelle dans un
sens commun terre à terre qui n‟est donc pas déplacé ici, dans la mesure où Kṛṣṇa doit composer avec
les réalités de la situation.

[26] atha cainaṁ nitya-jātaṁ


nityaṁ vā manyase mṛtam|
tathāpi tvaṁ mahā-bāho
nainaṁ śocitum arhasi║

« Ou encore s‟il te faut considérer qu‟Il est de toute éternité jamais né (constantly-ever-born) ou que de
toute éternité Il ne doit jamais mourir (constantly-ever-dying), même alors, O toi qui est Celui qui a des
Bras Puissants (Arjuna) tu n‟as nulle raison de t‟affliger. »

Ici, en faisant des concessions à la possible incapacité d‟Arjuna à comprendre cette thèse dans toutes
ces implications absolutistes, il y a un mouvement de descente. Kṛṣṇa adopte une seconde-meilleure
série d‟arguments, série alternative qui, cependant, reste conforme à la méthodologie propre au yoga,
bien qu‟elle fasse davantage de concessions au dualisme du Sāṁkhya. (Page 134) Même si cette
théorie tolère le dualisme du Sāṁkhya pour permettre la discussion, la méthode employée est
conforme aux exigences strictes de la dialectique yogique. C‟est en cela que consiste la réévaluation
dialectique de la Gītā à laquelle nous avons fait référence. Remarquez que le principe de continuité est
préservé grâce à l‟emploi du mot nitya (éternel) attribué au Soi. Naissance et mort sont considérées
comme deux aspects jumelés qui se neutralisent l‟un l‟autre naturellement dans le contexte de
l‟éternel. Ainsi il ne reste à Arjuna qu‟à être également insensible à l‟un et à l‟autre.

Remarquez qu‟ici l‟on revient à la deuxième personne contrairement à la stance 17 où la troisième


personne était employée. C‟est parce qu‟à la stance 17, il s‟agissait d‟un mode contemplatif et
rationnel, alors qu‟à la stance 26 la discussion porte sur Arjuna en tant que personnage historique.

[27] jātasya hi dhruvo mṛtyur


dhruvaṁ janma mṛtasya ca|
tasmād aparihārye ‘rthe
na tvaṁ śocitum arhasi║

«Pour quiconque est né, la mort est certaine, et de la même façon, la naissance est certaine pour
quiconque meurt; par conséquent il n‟y a aucune raison que tu te désoles. »

Cette stance met en lumière le fait que cette méthode de raisonnement à deux facettes est même
valable dans le domaine de la pure nécessité. Ici, la mort et la vie sont les deux contreparties qui,
lorsqu‟elles sont comprises conjointement, devraient mettre Arjuna dans la même posture qu‟un
contemplatif. Mais si on l‟examine textuellement, cette stance semble contredire tout ce qui a été
exposé dans les stances 20 et suivantes sur la nature éternelle du Soi. Néanmoins, en considérant
l‟hypothèse sur laquelle ses arguments sont basés, cette contradiction n‟est qu‟apparente et devrait être
traitée en même temps que la stance précédente où nous avons l‟expression salvatrice atha ca (par
contre, si). La différence entre le Soi de la stance 20 et le Soi dont il est question ici n‟est pas sans
rappeler (celle qu‟il y a entre) les deux théories de la relativité (la générale et la particulière) utilisées par
les auteurs contemporains. Cette référence spécifique est destinée à être insérée sans contradiction
dans la théorie générale développée antérieurement. Dans les deux cas la méthodologie du yoga est le
facteur commun.

(Page 135) [28] avyaktādīni bhūtāni


vyakta-madhyāni bhārata|
avyakta-nidhanāny eva
tatra kā paridevanā║

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«Les êtres ont une origine qui n‟est pas manifeste, des états intermédiaires qui sont manifestes, O
Bhārata (Arjuna), puis de nouveau des fins qui ne sont pas manifestes. Y a-t-il quoique ce soit en cela
dont il faudrait se plaindre ? »

Ici, une légère déviation par rapport à la pure position de l‟ajātavāda (théorie de la non-création) est
de nouveau admise. La manifestation ou l‟état intermédiaire auquel il est fait allusion ici, accorde une
timide réalité à ce qui est considéré normalement comme une simple apparence et comme māyā dans
le Védānta. C‟est une concession faite à la raison telle qu‟elle est utilisée par l‟homme intelligent, et
qui est cohérente avec l‟esprit et la portée de ce chapitre. Le vyakta (manifesté) de la philosophie du
Sāṁkhya proprement dite n‟est pas délimité à l‟une ou l‟autre de ses extrémités par l‟avyakta (non-
manifesté) de façon aussi symétrique que postulé ici. Dans le Sāṁkhya, la tête et la queue du schéma
de la réalité sont représentées respectivement par le puruṣa (pur esprit) et mūlaprakṛtī (racine-nature,
synonyme d‟avyakta, non-manifesté). Quand arrive la mort ou la dissolution, les trois stages,
commencement, milieu et fin, fusionnent sans différentiation dans l‟Absolu unitif considéré ici en une
nouvelle notion d‟avyakta (non-manifesté), élément sublime dont le prodige est mentionné dans la
stance suivante.

[29] āścaryavat paśyati kaścit enam-


aścaryavad vadati tathaiva cānyaḥ|
āścaryavac cainam anyaḥ śṛṇoti
śrutvā ‘py enaṁ veda na caiva kaścit║

«Quelqu‟un Le voit comme un prodige, quelqu‟un d‟autre parle de Lui comme d‟un prodige. De
même, une autre personne entend parler de Lui comme d‟un prodige, mais même en entendant cela,
aucun d‟eux ne Le comprend. »

Ici, la Gītā s‟élève une fois de plus à la sublimité d‟un chant mystique, pour redescendre peu après au
niveau du lieu commun, comme la flûte de Kṛṣṇa qui produit successivement différentes notes, tout en
dispensant toujours l‟effet apaisant de la même musique du yoga. (Page 136) Kṛṣṇa lui-même est
appelé Yoga-Īśvara (Seigneur du Yoga) à la fin de l‟ensemble de l‟œuvre.

« Voit », « parle » et « entend » sont trois façons d‟appréhender l‟Absolu Ŕ et cependant, en dépit de
ces trois façons, L‟Absolu demeure une merveille qui échappe à celui qui le cherche et qui ne peut être
comprise en aucune manière stable ou statique comme le serait un objet, une entité ou un concept
intellectuel. Dire que « personne ne comprend » paraît être une affirmation plutôt radicale, mais si l‟on
se souvient que le plus haut niveau de compréhension de l‟Advaita (doctrine non-dualiste) abolit la
dualité sujet et objet pris dans leur ensemble, cette affirmation est parfaitement cohérente avec la
position définitive du Vedānta.

[30] dehī nityam avadhyo ‘yaṁ


dehe sarvasya bhārata|
tasmāt sarvāṇi bhūtāni
na tvaṁ śocitum arhasi║

« Celui-ci siège dans le corps de tous, (et) on ne peut jamais Le tuer, O Bhārata (Arjuna). Donc tu n‟as
aucune raison de t‟affliger pour une quelconque créature. »

Cette stance sert à ponctuer la section qu‟elle finalise. La section suivante s‟étendra jusqu‟à la stance
39.

La référence aux sarvāṇi bhūtāni (tous les êtres) fait monter la discussion d‟un degré au-dessus du
contexte strictement humain et historique. Les valeurs de la vie sont mentionnées dans les termes les
plus généraux. L‟affliction dans un sens relatif quel qu‟il soit est finalement exclue, qu‟elle concerne
une vie individuelle ou même la vie en général.

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[31] svadharmam api cāvekṣya
na vikampitum arhasi|
dharmyāddhi yuddhāc chreyo ‘nyat
kṣatriyasya na vidyate║

« De plus, en considérant aussi le type de comportement (svadharma) qui t‟est naturel, tu n‟as aucune
raison de tergiverser, car il ne pourrait rien y avoir de plus méritoire pour un vrai guerrier
(kṣatriya) qu‟une guerre qui est juste. »

Les sujets en relation à la vie personnelle d‟Arjuna sont traités par son ami Kṛṣṇa tout en le consolant.
Même cette nouvelle section montre une relation directe avec le reste de la discussion théorique de ce
chapitre en ce que les valeurs en question, qu‟elles soient spirituelles, éthiques ou simplement des
questions d‟honneur personnel, peuvent toutes être déduites directement de la doctrine principale de
l‟Absolu.

(Page 137) L‟honneur, dont la perte est mise sur un pied d‟égalité avec la mort à la stance 34, pris
sous son éclairage habituel, hors du contexte de l‟Absolutisme, peut sembler soutenir des absurdités
telles que celle d‟un étudiant qui se donne la mort pour avoir échoué à un examen. Dans le contexte de
l‟Absolu, l‟honneur a une valeur qui est égale au déshonneur considéré dans le même contexte, et ils
sont destinés à se compenser réciproquement, laissant de nouveau le contemplatif sur le terrain neutre
qui appartient à l‟Absolu. Quand l‟honneur est ainsi mis en équation avec le déshonneur, et le
déshonneur avec la mort comme dans la stance 34 ci-dessous, les principes du mode de vie absolutiste
que la Gītā soutient invariablement ne sont pas violés.

Pour la première fois, il est fait référence ici à la fameuse théorie du svadharma (la conduite propre à
soi-même), que beaucoup considèrent comme étant l‟une des principales contributions de la doctrine
de la Gītā. Apparemment, des personnes orientées vers la religion se sont appuyées sur cette idée
pour en tirer leurs théories sociologiques favorites. Nous nous réservons de faire plus tard une
discussion plus complète sur le svadharma en relation avec ce qui est appelé le varnāśramadharma
(familèrement connu sous le nom de système de castes) quand nous aborderons ce dernier sujet dans
IV, 13, IX, 32 et XVIII, et suivantes de la Gῑtā; dans le cas présent il nous suffit de remarquer qu‟il
s‟agit ici de la position d‟Arjuna telle qu‟elle est cohérente avec son éducation passée, et de sa position
actuelle de vrai combattant aux côtés des Pāṇḍavas. Le svadharma en tant que théorie générale doit
être distingué de son application particulière à Arjuna dans ce cas précis. En tant que principe général,
il n‟est pas très différent de ce que nous connaissons dans l‟Ethique de Nichomaque d‟Aristote où la
spécificité elle-même est la base de la vertu. Si un arbre fruitier porte des fruits qui sont propres à son
espèce, il remplit son svadharma, ou il développe son caractère inné. On peut considérer que la vertu
d‟une bonne vache réside dans la qualité et la quantité de son lait. De même, la salinité est propre au
sel. L‟humanité de l‟homme caractérise l‟espèce humaine, et se conformer à la nature humaine est la
base de la vertu ou svadharma de l‟homme. En tant qu‟Athénien, Socrate remplissait son svadharma
quand il prenait les armes pour (défendre) sa ville. Mac Arthur, lorsqu‟il bombarda les Coréens,
remplissait son svadharma dans son propre contexte. S‟il avait refusé, il aurait tout simplement était
remplacé.

(Page 138) Ici, le svadharma d‟un Arjuna qui est considéré comme un kṣatriya (guerrier) est un cas
analogue. Quand nous voyons que Droṇa est un archer brāhmin dont le svadharma n‟est pas sur le
champ de bataille, et que même Bhῑṣma est avant tout un patriarche plutôt qu‟un combattant, la
référence ici au comportement de ksatriya doit être prise avec la latitude que la situation semble
autoriser.

Ce n‟est pas à une classe étanche que l‟on appelle celle des kṣatriyas qu‟il est fait référence ici, mais à
la personnalité type du guerrier, personnalité à laquelle il s‟avère qu‟Arjuna se conforme en tant
qu‟individu. De plus, Arjuna n‟a pas le profil aryen au sens strict du terme. Il était de la famille de ce

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Kṛṣṇa à la peau noire qui était un des rois Vṛṣnis, une certaine fraction oubliée et probablement
hétérodoxe que l‟on trouvait au Sud des montagnes Vindhya. Ethnologiquement parlant, il n‟est fait
allusion nulle par ailleurs à l‟origine aryenne des Pāṇḍavas. La qualité de kṣatriya à laquelle il est fait
référence ici doit donc tout simplement appartenir à un caractère psycho-physique et non pas à une
caste, comme les gens ont facilement tendance à le croire.
Nous avons aussi le cas flagrant de Kṛṣṇa lui-même qui ne suit pas son svadharma (conduite propre à
soi-même) en étant conducteur de char. C‟est un Guru, un maître de philosophie qui suit, pour le
moment, une autre vocation que la sienne.

Un homme est fidèle à son svadharma lorsqu‟il ne rompt pas volontairement et brutalement avec sa
nature antérieure personnelle et sa propre culture. Dans le cas d‟Arjuna, s‟il désirait du jour au
lendemain devenir mendiant ou samnyāsin (renonçant) comme il l‟a lui-même laissé entendre, ce
serait une rupture de cette sorte.

Api ca (aussi et) apparait encore ici. Ceci nous indique que l‟argument en question est un élément
supplémentaire qui s‟ajoute à l‟argument principal qui n‟a rien à voir avec le svadharma. Cette
mention est donc accessoire, puisqu‟elle sert simplement à consoler Arjuna.

On peut considérer que le verbe vikampitum, traduit d‟ordinaire par « trembler », signifie plus
simplement « ne pas dévier » - du chemin tracé à la craie par les circonstances naturelles.

Remarquez à la seconde ligne que le svadharma d‟Arjuna en tant que guerrier doit correspondre au
caractère légitime ou juste de la guerre qu‟on lui demande de mener, pour qu‟elle puisse contribuer à
son progrès spirituel.

Śreyas (meilleur): pour favoriser son progrès spirituel un kṣatriya ne doit pas mener n’importe
quel combat. Réciproquement, pour produire de bons résultats un combat, même s‟il est juste, ne doit
être mené que par un vrai kṣatriya. Rien que par le fait que ces facteurs réciproques coïncident bien de
cette façon, cela pourrait conduire au bénéfice spirituel désiré. (Page 139) En raison de la faible
probabilité qu‟il y ait cette coïncidence ici, celle-ci est presque similaire à l‟occasionalisme cartésien.
Le facteur chance (yadṛcchayā) mentionné dans la stance suivante fait exactement allusion à cette
condition. En déduire machinalement une maxime selon laquelle il suffirait simplement
qu‟un kṣatriya se batte pour gagner des mérites est une idée absurde, même si elle est très
communément admise.

[32] yadṛcchayā copapannaṁ


svarga-dvāram apāvṛtam│
sukhinaḥ kṣatriyāḥ pārtha
labhante yuddham īdṛśam║

«Les vrais guerriers (kṣatriyāḥ) aussi ont bien raison de se réjouir, O Pārtha (Arjuna), lorsque par
chance une telle guerre se présente à eux sans qu‟ils l‟aient cherchée, comme une porte ouverte sur le
ciel. »

L‟idée qui est donnée ici est complémentaire de celle de la stance précédente. La porte du ciel s‟ouvre
devant le guerrier qui est un vrai kṣatriya sans aucun effort ni aucune recherche active de sa part. Cela
ne fait que souligner l‟élément d‟occasionalisme qui seul favorise le progrès spirituel.

En l‟occurrence, dans la guerre que nous connaissons dans le cas présent, guerre réelle dans laquelle
Arjuna est impliqué, on ne peut discerner aucune ligne qui démarquerait absolument clairement le
droit chemin (righteousness). En fait, il ne s‟agit même pas d‟une vraie « guerre ». C‟est même pire
qu‟une guerre civile car il s‟agit d‟une querelle de famille. Parler de juste guerre ici ne pourrait avoir
qu‟une signification, ce serait qu‟il s‟agit d‟une guerre dans laquelle sont impliquées des valeurs

98
spirituelles absolutistes. On peut supposer qu‟elle est juste parce qu‟Arjuna et Kṛṣṇa sont intéressés
dans l‟Absolutisme, alors que Droṇa et Bhīṣma, les meilleurs de Kurus, ne représentent qu‟une forme
ou une autre de spiritualité relative. Voilà ce qui rend cette guerre particulière si rare et si joyeuse
selon Kṛṣṇa dans cette stance. Bien qu‟il soit fait référence à la porte du ciel ouverte devant lui, Arjuna
ne va pas au ciel. Il n‟a pas été admis dans un paradis relativiste, bien que Duryodhana l‟ait été,
comme nous le verrons à la fin de l‟histoire du Mahābhārata. Arjuna doit avoir atteint quelque chose
de plus haut, conformément à la valeur qu‟il représente dans cette guerre.

[33] atha cet tvam imaṁ dharmyaṁ


saṅgrāmaṁ-na kariṣyasi│
tataḥ svadharmam kīrtiṁ ca
hitvā pāpam avāpsyasi║

(Page 140) « En revanche, si tu ne prends pas part à cette bataille qui respecte les exigences de la
justice (righteousness) alors, en contrecarrant ce qui est conforme à ta propre nature et à ton honorabilité,
tu deviendras impliqué dans le mal. »

Kṛṣṇa fait référence ici au pāpa (péché). C‟est exactement ce qu‟il craignait (I, 45) et ce pour quoi
Kṛṣṇa le décriait. Maintenant, quelle connotation exacte devons-nous donner au mot péché dans la
bouche-même de Kṛṣṇa ? Il devient d‟autant plus difficile de répondre à cette question que, comme
nous le verrons plus tard, l‟enseignement de la Gītā vise à transcender à la fois le péché et la vertu, et à
la fois le bien et le mal, ce que nous verrons d‟ores et déjà à la stance 50 de ce chapitre.

Le péché dont il est question ici doit donc concerner cette forme d‟affliction ou cette défiance négative
dont souffrait personnellement Arjuna il y a un instant. Au moins il est clair que le péché dont il est
question ici ne fait allusion à aucun aspect fondamental de l‟enseignement de la Gītā. On fait souvent
référence au fait d‟être disqualifié pour la totale mokṣa (libération) et de sombrer dans le saṁsara (la
vie relative) comme étant le pire désastre, plutôt que de faire référence au péché qui n‟est qu‟un terme
vague utilisé seulement par les religieux. Par souci de clarté, Kṛṣṇa utilise l‟expression d‟Arjuna de la
même façon qu‟Arjuna lui-même pourrait l‟utiliser.

La nature du péché est suggérée par le fait qu‟Arjuna serait en contradiction avec sa propre nature et
entacherait sa réputation, ce qui le ferait alors sombrer dans une affliction qui indique l‟état d‟esprit du
pécheur.

Le mot dharmyaṁ (ce qui s‟accorde avec sa propre nature) est encore mis en valeur pour les raisons
que nous avons indiquées. En d‟autres termes, la guerre doit être voulue par Dieu pour qu‟elle puisse
être menée dans le but de s‟affranchir du péché. Refuser ce type de guerre est un péché dans ce cas,
car cela contrecarre la volonté de Dieu, pour le dire dans le langage habituel à la théologie chrétienne.
Dans ce cas rare, ne pas tuer devient un péché, plutôt que tuer, chose que toutes les religions
considèrent comme immoral. C‟est un cas spécial de péché par omission et non par commission. La
notion religieuse de péché n‟est pas réfutée ici. Elle demeure intacte dans son propre context (X, 5).
Ce n‟est pas du tout ce dont il est question ici. Le « Ne tuez pas » des commandements juifs, de la
chrétienté et du bouddhisme, ne pâtissent donc d‟aucun des enseignements de la Gῑtā. De même,
l‟ahiṁsā de Gandhi (ne pas faire souffrir), qui appartient au Jaïnisme, serait resté intact s‟il n‟avait pas
cherché un soutien à sa justification à la lumière d‟une compréhension arbitraire de l‟enseignement de
la Gῑtā; (comme par exemple : « Ainsi l‟auteur de la Gῑtā, en élargissant le sens des mots, nous a
appris à l‟imiter. (Page 141) Admettons comme acquis le fait qu‟en suivant la Gῑtā à la lettre il soit
possible de dire que la guerre s‟accorde avec la renonciation au bénéfice. Mais après 40 années
d‟efforts interrompus pour mettre pleinement en pratique l‟enseignement de la Gῑtā dans ma propre
vie, j‟ai senti en toute humilité qu‟une totale renonciation est impossible sans la parfaite observance de
l‟ahiṁsā sous toutes ses formes. » p. 130, The Gita According to Gandhi par Mahadev Desai,
Ahmedabad 1946).

99
[34] akῑrtiṁ cāpi bhūtāni
kathayiṣyanti te ‘vyayām|
sambhāvitasya cakῑrtir
maraṇād atiricyate||

« En outre, les êtres vivants vont émettre un jugement de calomnie perpétuelle à ton encontre; pour
quelqu‟un qui est habitué à l‟honneur, le déshonneur est pire que la mort. »

[35] bhayād raṇād uparataṁ


maṁsyante tvāṁ mahā-rathāḥ│
yeṣāṁ ca tvaṁ bahu-mato
bhūtvā yāsyasi lāghavam║

« Les grands généraux montés sur leurs chars vont considérer que tu quittes la bataille par peur, et
après qu‟ils t‟aient tenu en grande estime, ils vont te tourner en dérision. »

[36] avācya-vādāṁś ca bahūn


vaduṣyanti tavāhitāḥ│
nindantas tava sāmarthyaṁ
tato duḥkhataraṁ nu kim║

«Ceux qui sont contre toi parleront de toi en termes indicibles, vilipendant ton habilité; quelle peine
plus vive que celle-ci pourrait-il y avoir ? »

Dans ces trois stances il est fait référence à des valeurs très communes, des valeurs qui ne sont
généralement pas considérées comme religieuses ni même spirituelles. A la stance 34, l‟honneur est la
valeur dont il est question. Déjà dans la stance précédente il était mentionné qu‟il était facile de
comprendre à quel point l‟honneur est important pour un guerrier sur le champ de bataille. (Page 142)
Les philosophes du Sāṁkhya étaient des rationalistes orthodoxes, et n‟étaient pas spécialement
religieux. Dans ce chapitre où il est question d‟une école de Sāṁkhya, les valeurs personnelles telles
que l‟honneur, la mauvaise réputation et la honte, valeurs auxquelles Arjuna sera probablement
exposé s‟il tourne le dos au champ de bataille à la onzième heure, ne sont que des valeur normales et
légitimes au nom desquelles on pourrait l‟exhorter. Il est vrai que dans d‟autres chapitres nous
constatons que la Gītā prêche clairement une indifférence neutre par rapport à la réputation, la honte
ou l‟opinion publique (XII, 19; XIV, 24, 25, etc). Ici, la place donnée à la honte, la réputation et
l‟honneur, trois valeurs qui sont mises en évidence de façon si flagrante dans ces trois stances
distinctes, doit être considérée comme normale en ce que ces valeurs personnelles s‟intègrent dans la
liste complète des valeurs qui appartiennent légitimement à l‟école rationaliste et réaliste du Sāṁkhya.
Le rationalisme lui-même est une forme d‟attitude agnostique où les aspects de l‟« instant présent » de
la vie se voient attribuer une place prépondérante. En outre, le déshonneur ou mauvaise réputation
mentionné à la stance 34 provient de la totalité du monde des êtres créés, comme cela se déduit de
l‟expression bhūtāni (créatures). La vie elle-même, telle qu‟elle est philosophiquement comprise dans
le contexte du rationalisme, est une constante progression en avant, un flux qui s‟écoule vers l‟avenir.
Le « péché » de la stance 33 sous-entend, comme nous l‟avons dit, une régression, ou rechute par
rapport au cours de la vie qui va vers l‟avant. On peut dire que l‟énergie vitale de toutes les créatures
fait toujours jouer à la vie un jeu qui va de l‟avant. Faire grise mine, quand on est au cœur d‟une partie
ou d‟une bataille, équivaut à commettre un acte délibéré d‟obstruction au cours normal des
évènements qui serait d‟aller de l‟avant. Toute marche arrière par rapport à la situation dans laquelle se
trouve Arjuna équivaudrait à une violence envers la vie elle-même telle qu‟elle est comprise en termes
de philosophie négative comme c‟est le cas avec les sāṁkhyas. La négation n‟a donc pas sa place dans
le schéma des valeurs d‟un rationaliste telles qu‟elles sont comprises dans les limites de ce chapitre.
Comme un vrai soldat sur le champ de bataille, Arjuna est ici appelé à reconnaître le besoin de
préserver sa propre réputation. Bientôt, cependant, le ton change au sein même de cette section du
chapitre, comme nous le voyons à la stance 38 ci-dessous, juste avant que le chapitre passe à la forme
pragmatique du yoga, stance 39.

100
[37] hato vā prāpsyasi svargaṁ
jitvā vā bhokṣyase mahīm│
tasmād uttiṣṭha kaunteya
yuddhāya kṛta niścayaḥ║

(Page 143) «Si tu meurs tu atteindras le ciel, si tu gagnes tu auras les plaisirs de la terre. Lèves-toi
donc, O Kaunteya (Arjuna), et décide de te battre. »

[38] sukha-duḥkhe same kṛtvā


lābhālābhau jayājayau │
tato yuddhāya yujyasva
naivaṁ pāpam avāpsyasi║

«En mettant sur un pied d‟égalité le plaisir et la peine, le gain et la perte, la victoire et la défaite, jette-
te toi pleinement dans la bataille. Ainsi tu éviteras le péché. »

Ces deux stances sont destinées à parachever la position du sāṁkhya telle qu‟elle est réévaluée par la
Gītā, avant de passer au buddhi-yoga (dialectique de la raison pure). De nouveau on utilise la méthode
dialectique. A la stance 37, remarquez que le gain est double. Au II, 5, quand sa raison était obscurcie
par ses émotions, Arjuna essaya d‟utiliser la même méthode dialectique en s‟imaginant que deux
calamités allaient lui tomber dessus. Ici, la même dialectique correctement utilisée conduit à un double
gain ici et dans l‟au-delà. Quand elle était appliquée à des valeurs « terrestres » nous avions une
double conclusion négative. Ici, on introduit le ciel, et des valeurs doublement positives émergent.

En considérant le fait qu‟Arjuna ne désirait pas du tout le paradis, ni même les plaisirs terrestres, il
faut considérer que les paroles de Kṛṣṇa servent à donner un exemple de la façon avec laquelle il
convient qu‟Arjuna applique la raison dialectique à une situation donnée, et l‟impute consciemment
pour contrer la dialectique basée sur les fausses valeurs qu‟il avait. Kṛṣṇa ne fait que lui enseigner une
méthode, il ne lui demande pas de convoiter le paradis ni des bénéfices terrestres. Ce ne serait pas
cohérent de penser que Kṛṣṇa enseignerait à Arjuna à désirer un ciel relativiste alors que la propre
position d‟Arjuna a été assez catégoriquement indiquée au II, 8, et qu‟elle s‟avère être davantage en
accord avec la suprême doctrine de la Gītā. Pour un Guru, avoir une conception inférieure à son
disciple sur un tel sujet serait totalement inacceptable, même sur la base, parfois mise en avant, d‟une
quelconque adhikāri-bhedā (différences en droit des personnes à prétendre à une connaissance
supérieure). Une telle interprétation serait contraire à la structure des Upaniṣads sur lesquelles se fonde
la Gītā elle-même.

La stance se termine sur une légère admonestation: « lève-toi » dite avec une ferme conviction, plutôt
que sur une incitation à «se battre » par pure nécessité, comme au II, 18. (Page 144) l‟acuité d‟une
réelle nécessité laisse place au besoin d‟une solution intellectuelle. C‟est le besoin d‟une réorientation
spirituelle qui émerge au premier plan.
La stance 38 donne l‟exemple d‟une dialectique assez correctement employée, et débarrassée du
dualisme qui adhère encore à la façon de raisonner du sāṁkhya. Les contreparties sont rapprochées.
Nous constatons l‟évitement du pāpa (péché) ou mal, qui obscurcit beaucoup le mental d‟Arjuna en I,
45. Tout est organisé et prêt pour que l‟on aborde le sujet du buddhi-yoga (dialectique de la raison
pure).
Le mot same (égal) fait allusion à la principale condition préalable telle qu‟elle est spécifiée à la stance
48 de ce même chapitre.

[39] eṣā te ‘bhihitā sāṅkhye


buddhir yoge tv imāṁ śṛṇu│
buddhyā yukto yayā pārtha
karma-bandhaṁ prahāsyasi║

101
« Ce qui vient d‟être enseigné, c‟est la raison selon le Sāṁkhya; mais écoute maintenant de même la
raison selon le Yoga, en t‟unissant à la raison selon le yoga tu pourras te débarrasser de
l‟asservissement au travail.»

Nous avons déjà mentionné le fait que ce chapitre comporte deux sections et qu‟il y a une certaine
relation entre ces deux sections. Sans aucun doute c‟est ici que la ligne de démarcation entre ces deux
parties est indiquée de la façon la plus explicite. Jusqu‟à présent nous avons discuté de la buddhi ou
raisonnement. Elle se conforme au modèle ou schéma de la philosophie du sāṁkhya; et il y a une
autre buddhi qui emploie une méthode et suit un courant de pensée fidèle à une tradition plus
orthodoxe. La dernière stance de ce chapitre fait la distinction de cette seconde façon ou état de pensée
avec le mot brāhmī (qui appartient à l‟Absolu). La notion de brahman (Absolu) est affiliée aux Vedas.
C‟est pourquoi nous avons considéré que cette seconde façon se conformait à une tradition plus
orthodoxe.

Les érudits (comme par exemple Edgerton et Radhakṛṣṇa) ont généralement admis que le sāṁkhya
dont il est question ici n‟est pas le même que celui du système sāṁkhya que l‟on connait depuis le
temps de Kapila. Le yoga de la seconde partie de ce chapitre n‟est pas non plus conforme au modèle
du système de yoga de Pataῆjali. Dans son effort pour faire ressortir l‟unité de structure de l‟ensemble
du chapitre, Radhakṛṣṇa suggère qu‟il y aurait ici une adaptation au « théïsme de la Gītā » (p.115, The
Bhagavad Gita, 1948).

(Page 145) Au moins dans ce chapitre, il n‟y a rien qui puisse être considéré comme étant ne serait-ce
que proche du théisme. Le mot Ῑśvara ou Seigneur n‟y apparait pas. Il apparait pourtant à d‟autres
endroits. Il nous faut remarquer en particulier qu‟au XVIII, 61 Kṛṣṇa ne se désigne pas lui-même
comme un Ῑśvara, mais qu‟il se réfère à un Ῑśvara à la troisième personne, comme s‟il lui était
extérieur Ŕ Kṛṣṇa étant l‟Absolu et non une déité au sens théiste. Par la suite, au IV, 6, il est vrai que
Kṛṣṇa se désigne lui-même comme un Ῑśvara, mais à ce moment-là la qualité de seigneur est
mentionnée incidemment parmi d‟autres rôles plus ou moins importants, comme l‟indique le mot api
(aussi). Au XV, 8, Ῑśvara est utilisé comme synonyme de Soi se réincarnant et au XV, 17, de nouveau,
Ῑśvara est incontestablement identifié à l‟Absolu. Il ne faut pas que nous nous égarerions à croire que
le mot Ῑśvara introduise une quelconque idée de théisme. Selon pataῆjali, Ῑśatva (dignité) est l‟un des
siddhis (pouvoirs) d‟un yogi, et dans ces deux dernières références, Ῑśvara désigne les attributs
humains apparentés au leadership. Par conséquent le sens du mot Ῑśvara tel qu‟il est utilisé dans la Gῑtā
sera perçu comme variant entre l‟idée de l‟Absolu et le simple attribut d‟un chef. La notion statique
d‟un dieu théiste comme Viṣnu répugne à l‟esprit dans lequel toute la Gῑtā a été conçue. Le Dr. Olivier
Lacombe constate: «Viṣnu aussi dans les textes védiques passe d‟un rang subordonné au rang
suprême. L‟identification à Nārāyaṇa et à Vāsudheva se fi t aux temps épiques, postérieurement à la
composition de la Gῑtā. » (p.26, l’Absolu selon le Védānta, Paris, 1937).

D‟après le XV, 19, il semble évident qu‟une approche théiste de la réalité est totalement exclue. Dans
cette stance, Kṛṣṇa représente le Puruṣottama (le plus Suprême des Suprêmes) dont le concept diffère
de celui d‟un Ῑśvara ou Seigneur, puisque le Puruṣottama représente le pure Absolu. Comme nous
pouvons le voir au IX, 11, Kṛṣṇa est contre le fait qu‟on le considère comme ayant forme humaine. Le
seul endroit, si vraiment il faut en trouver un, où l‟on pourrait trouver un semblant de soutien au
théisme auquel se réfère Radhakṛṣṇan, pourrait venir du chapitre XII où, à la stance 5, la Gῑtā
recommande la voie du manifesté en ce qu‟elle est plus facile que la recherche du non-manifesté, mais
dans ce même chapitre il est fait amende honorable pour cette préférence en ce qu‟elle n‟a été
accordée que pour une question de facilité, comme on peut le voir dans une stance de conclusion
spécialement destinée à contrecarrer toute fausse idée sur la question. Nous en ferons un examen plus
détaillé le moment venu, mais la valeur dont il est question dans l‟expression dharmyāmṛtam (valeur
juste et éternelle) est loin de suggérer un quelconque théisme. (Page 146) Si certains érudits persistent
encore à croire que la Gῑtā est un livre religieux appartenant à une forme de théisme particulière, la
seule autre chose qui pourrait peut-être paraître soutenir cette idée serait au chapitre XI, où la

102
Viśvarūpa Darśana (Vision de la Forme Cosmique) est considérée à tort comme étant une théophanie,
ou manifestation de Dieu. De nombreux critiques occidentaux, tels que le Prof. R. Otto de Marburg,
sont tombés dans l‟erreur, ce qui n‟est pas surprenant. Mais quand des Indiens comme Radhakṛṣṇan
font cette erreur, c‟est peut-être trop surprenant pour que nous ne le relevions pas. Il ne faut pas
confondre la Brahmavidyā (la Science de l‟Absolu) avec un simple théisme religieux, et la distinction
entre la nature de la Viśvarūpa (Forme Cosmique) et un simple culte religieux à Viṣṇu, devrait être
évident pour quiconque étudie de près le XI, 48. Arjuna lui-même, n‟étant pas capable d‟être un
absolutiste au plein sens du terme tel que le conçoit la Gῑtā, implore Kṛṣṇa d‟apparaitre sous une forme
plus simple, ce qui pourrait peut-être correspondre à du théisme, mais Kṛṣṇa n’exhausse pas cette
prière. Au lieu de cela, comme on le voit au XI, 50, il ne dévoile que sa forme ordinaire. Il refusait de
paraître comme le quelconque Dieu théiste ou conventionnel d‟un quelconque groupe religieux.

Dans la partie qui conclut la Gītā (XVIII, 66), le point de vue selon lequel la Gītā ne délivre
absolument aucun message religieux s‟exprime par l‟expression: sarvadharmān
parityajya (abandonnant toutes obligations religieuses). La Gītā est une œuvre philosophique et traite
de la Brahmavidyā; celle-ci n‟a rien à voir avec le théisme ou la religion en tant que telle.

Il est specifié au II, 72, que la seconde partie du chapitre II appartient à la brāhmī sthitiḥ (l‟état de
l‟Absolu).

L‟unité des deux sections de ce chapitre peut se comprendre si nous considérons que (1) la première
partie du chapitre concerne le sāṁkhya réévalué, et que (2) la tradition plus rationnelle des écoles de
pensée orthodoxes qui ont prévalu avant la Gītā, est aussi réévaluée de la même façon dans la seconde
partie du chapitre. Ce qui donne davantage d‟unité encore et justifie que le titre général de Sāṁkhya-
Yoga (Raisonnement Unitif) s‟applique aux deux sections dans leur ensemble, c‟est que toutes deux
représentent des réévaluations du rationalisme (hétérodoxe et orthodoxe) de façon dialectique, c‟est-à-
dire, selon une méthodologie particulière au yoga, comme nous pourrons le voir en considérant les
définitions et les exemples de yoga donnés dans les stances qui suivent. Au V, 4-5, il ne reste aucun
doute sur le fait que sāṁkhya et yoga sont une seule et même chose, de sorte que le titre de ce chapitre
pourrait d‟ores et déjà les recouvrir tous deux par anticipation et pourrait justifier la manière
synthétique de se référer aux deux aspects de ce chapitre conjointement en ce qu‟ils forment un
«Sāṁkhya-Yoga ».

(Page 147) Dans cette stance-ci, il est fait référence aux expressions: « buddhi (raison) selon le
sāṁkhya » et «buddhi (raison) selon le yoga ». Cette dernière n‟est en réalité rien d‟autre que buddhi-
yoga (dialectique de la raison pure). Buddhi (raison) est une valeur humaine que l‟on peut discuter (1)
conformément au rationalisme orthodoxe connu par l‟école de sāṁkhya réévalué en yoga, et (2)
conformément au Védisme orthodoxe auquel des normes rationalistes pourraient s‟appliquer pour
qu‟il devienne conforme aux exigences du yoga. La stance II, 39 indique que les deux sections
regroupées sous le titre Sāṁkhya-Yoga concernent l‟Absolu.

Karmabandham (asservissement au travail) est un fléau, d‟un degré en dessous le pāpa (péché) de la
stance précédente. Le remède que l‟on suggère ici contre cet asservissement est de s‟atteler à
la buddhi (raison pure) Ŕ ainsi, être « attelé à la buddhi » est un terme interchangeable avec buddhi-
yoga.

Avec l‟utilisation du mot tu (bien, alors maintenant !) la ligne de démarcation entre les deux sections
devient très évidente.

[40] nehābhikrama-nāśo ‘sti


pratyavāyo na vidyate│
svalpam apy asya dharmasya
trāyate mahato bhayāt║

103
« Sur une telle (voie) il n‟y a aucune perte de mérite quel qu‟il soit, et il n‟est question non plus
d‟aucune faute par transgression. Rien qu‟un peu de cette manière de vivre épargne une grande crainte
à une personne. »

Cette stance commence la section qui est désignée à la toute fin de ce chapitre par les mots brāhmi
sthitiḥ (l‟état d‟esprit qui s‟accorde avec la notion d‟Absolu). Comme nous le savons déjà, le
mot Brahman a son origine dans le contexte brahmanique ou védique et renvoie par conséquent aux
écoles orthodoxes du Védisme, par opposition aux écoles hétérodoxes rationalistes de la première
partie de ce chapitre. Tout naturellement donc, cette stance commence par montrer le contraste du
simple Védisme orthodoxe avec la Bramavidyā (science de l‟Absolu) telle qu‟elle recherchée par la
Gītā.

Le veda relativiste est ici contrasté avec le Védānta absolutiste. L‟accumulation progressive des
mérites, ou la régression dans le démérite, sont tous deux incompatibles avec la spiritualité telle
qu‟elle doit être comprise dans le Vedānta. (Page 148) Bien que le Vedānta n‟ait pas de dharma au
sens stricte, ou, qu‟en tant qu‟absolutisme, il se situe au-delà de tous dharmas (qui impliquent des
actions dans le monde relatif), ici nous constatons que la référence au dharma n‟est donnée que dans le
but de marquer l‟opposition aux devoirs du (monde) relatif qui sont plein d‟injonctions et
d‟obligations. Dans ce même sens il est assez courant de parler parfois d‟upaniṣadsudharmāḥ (le
dharma tel qu‟il est sous-entendu dans les Upaniṣads). A la lumière de la dernière recommandation qui
est d‟abandonner tous dharmas (XVII, 66), ici, le caractère non-obligatoire du dharma devient évident.
Le dharma relativiste s‟ouvre sur les deux dangers que l‟on cite ici. Après avoir accumulé des mérites,
même le fait de ne faire que dévier des règles de conduite obligatoires ou de faire une erreur à leur
encontre peut compromettre la totalité des progrès faits, à toutes les étapes et à n‟importe quel
moment, ce qui, non seulement anéantirait tout le mérite, mais affecterait aussi négativement l‟avenir
des générations à naître dans la famille de celui qui a failli.

On parle de ces deux dangers en termes d‟abhikramanāsaḥ (destruction de ce qui a été


progressivement construit) et pratyavāya (négation de ce qui aurait dû être cumulé).

Au contraire, la sagesse absolutiste est une façon sécurisée de naviguer, comme nous allons le voir
avec la citation de la Muṇḍaka Upaniṣad citée ci-dessous. Toutes les Upaniṣads commencent
invariablement leur enseignement de sagesse absolutiste en se référant, souvent en termes
apparemment élogieux, à la sagesse védique ou relativiste, mais ensuite elles en font une bien faible
apologie en en soulignant les dangers. C‟est un procédé apprécié en samskrit, il est connu sous le
terme virodhabhāṣa.
On doit aussi interpréter la crainte dont il est question ici en fonction du danger qui existe dans toutes
les formes de progression spirituelle appartenant au contexte védique.

Les mots svalpam api (même un peu) font penser à des expressions bibliques qui se rapportent
également à la sagesse, comme par exemple: «Un peu de levain fait lever toute la pâte », « la voix
encore faible » et « la perle de grand prix » etc.

La nature du pratyavāya (négation de ce qui aurait dû être cumulé) mentionnée ici devient évidente à
la lecture de l‟extrait de la Muṇḍaka Upaniṣad suivant:
« Si un sacrifice d‟Agnihotra (offrande védique au feu) n‟est pas suivi par le sacrifice de la nouvelle
lune et de la pleine lune, par le sacrifice des quatre mois, par le sacrifice de la récolte, s‟il n‟y a pas
d‟invités qui y assistent, s‟il n‟y a aucune offrande, ou qu‟il n‟y a pas de célébration à l‟intention de
tous les dieux, ou s‟il n‟est pas fait dans les règles, (alors) il détruit les sept mondes. (1.2.3) »

(Page 149) [41] vyavasāyātmika buddhir


ekeha kuru-nadana|
bahu-śākhā hy anantāś ca
buddhayo ‘vyavasāyinām||

104
« Ici, O Trésor des Kurus (Arjuna), le raisonnement bien-fondé est unitif mais les raisonnements de
ceux dont la raison est mal fondée ont de multiples branches et ils sont infinis. »

Les besoins fondamentaux de buddhi (raison) pour pouvoir fonctionner d‟une manière qui soit propice
à la réalisation des valeurs spirituelles sont considérés ici comme étant unitifs ou uniates. Le seul
instrument qui permet la contemplation est la pensée unitive. Elle suit certaines vyavasthās ou règles
d‟arrangement qui appartiennent en propre à la méthode qu‟elle emploie pour atteindre des valeurs
utiles à la vie considérée dans son ensemble. On doit désirer les valeurs spirituelles sans réserve et en
accord avec l‟état d‟esprit propre au contexte de la sagesse. Ce raisonnement unitif et bien-fondé est
considéré ici comme vyavasayātmikā buddhi (une raison bien fondée, régulée et dirigée vers son
objet). Ce type de raisonnement établit une relation bipolaire directe avec l‟objet de sa recherche. Il ne
se perd pas en ramifications sans fin. Une fois établie, la bipolarité est propice à un raisonnement qui
est élargi tout en restant dans le même esprit, et elle conduit au bien suprême, au Soi. Comme nous le
verrons, ceci est la doctrine fondamentale de la Gῑtā. Cette méthode de bipolarité qui consiste à
résoudre la dualité qui y est sous-entendue à tous les stages n‟est autre que la méthode du yoga
employée d‟un bout à l‟autre de la Gῑtā.

Dans la philosophie occidentale, si elle est correctement comprise, la dialectique est la méthode qui
s‟approcherait le plus de celle du yoga. On peut trouver de plus amples éclaircissements sur la
dialectique dans l‟introduction, et aux autres endroits où le sujet est abordé.

[42] yām imāṁ puṣpitāṁ vācaṁ


pravadanty avipaścitaḥ|
veda-vāda-ratāḥ pārtha
nānyad astῑti vādinaḥ||

[43] kāmātmānaḥ svarga-parā


janma-karma-phala-pradām|
kriyā-viśeṣa-bahulāṁ
bhogaiśvarya-gatiṁ prati||

(Page 150) [44] bhogaiśvarya-prasaktānāṁ


tayāpahṛta-cetasām|
vyavasāyātmikā buddhiḥ
samādhau na vidhῑyate||

« De tels discours fleuris prononcés par les fous qui adhèrent à la doctrine des Vedas et qui réfutent
toutes les autres vérités (transcendantales), (fous) dont le Soi n‟est fait de rien d‟autre que de désir,
(fous) qui considèrent que leur but suprême est d‟atteindre ce ciel qui n‟offre que la naissance comme
fruit de leurs œuvres foisonnant de rites spéciaux pratiqués dans le but d‟obtenir jouissance et
domination:

Pour ceux dont le mental est sous l‟influence de tels enseignements, qui sont attachés aux plaisirs et à
la domination, ils n‟ont pas la raison bien établie qui entre sous l‟emprise de la paix de la
contemplation (samādhi). »

[45] traiguṇya-viṣayā vedā


nistraiguṇyo bhavārjuna│
nirdvandvo nitya-sattva-stho
niryoga-kṣema ātmavān║

105
« Les Vedas traitent de sujets liés aux trois guṇas (modalités de la nature); tu devrais être libre de ces
trois modalités, O Arjuna; libre des paires d‟opposés (relatifs), à jamais établi dans l‟être pur, libre de
tout souci de possession et de bien-être matériel, sans aucun yoga (discipline) ou bien-être (comme les
facteurs duels, mais rester) un (unitivement) en possession du Soi (ātmavān). »

[46] yāvān artha udapāne


sarvataḥ samplutodake│
tāvān sarveṣu vedeṣu
brāhmaṇasya vijānataḥ║

« Un sage brahman tirerait autant d‟utilité de tous les Vedas qu‟il pourrait y en avoir pour un bassin
d‟eau lorsque tout est totalement inondé. »

Il faut prendre ces stances ensemble. Sans aucune équivoque, elles poursuivent la tirade contre le
védisme. Le relativisme de la spiritualité védique est ici condamné en ce qu‟il ne permet pas de
tourner l‟esprit vers le samādhi (paix ultime, émancipation, le but suprême).

(Page 151) La méthode de raisonnement employée par les gens dont l‟esprit est tourné vers le
védisme est elle aussi discréditée ici en termes non équivoques. Cependant, il est courant qu‟au nom
de l‟orthodoxie hindoue les apologistes ferment les yeux ou arrondissent les angles de cette
condamnation directe. Ici à la stance 46, on parle des Vedas comme d‟un vieux puits hors d‟usage.
Des condamnations de ce type sont répétées à d‟autres endroits de la Gītā. L‟arbre que connait le
connaisseur des Vedas doit être impitoyablement coupé au XV, 1-3.

Par exemple, Radhakṛṣṇan, l‟un de ces apologistes, considère les ritualistes tels qu‟ils sont cités dans
cette stance Ŕ ou les « aryens védiques » comme il les appelle Ŕ comme étant des « enfants
magnifiques » « jeunesse de l‟humanité dont la vie était fraiche et douce » mais qui néanmoins
« avaient la sagesse équilibrée de la maturité. » (The Bhagavad Gita, p.117). Cependant, il ne dit pas
que selon la Gītā ils étaient dans l‟erreur.

Dans leur empressement à sauver les Vedas au nom de l‟orthodoxie, ces écrivains oublient que dans la
mesure où le relativisme est de connivence, la véritable cause du Vedānta, qui peut être un héritage
supérieur pour toute l‟humanité, souffre d‟une telle apologétique. Les ṛṣis (clairvoyants ou sages)
prenaient position pour la sagesse absolue avant tout, tout en rendant à la connaissance relativiste tout
le crédit qu‟il était possible de lui devoir. Car quiconque essaierait de surpasser les ṛṣis eux-mêmes au
nom de n‟importe quelle apologétique hindoue, et en y mélangeant éventuellement des éléments de
patriotisme et de nationalisme, desservirait ce même héritage que Paul Deussen décrit comme «la plus
belle (fairest) des fleurs sur l‟arbre de la sagesse indienne. »

A la stance 42, le mot vedavādaratāḥ (ceux qui sont attachés au raisonnement védique) est souvent
traduit, en s‟en excusant presque, comme s‟il ne concernait que le karma kanda (section des rites) des
Vedas, bien qu‟ici il fasse simplement référence à ceux qui s‟attache à un argument qui ne tient que
sur une jambe ou qui est une forme de raisonnement non-dialectique, spécifique aux Vedas et non au
Védānta.

Que le sens que nous donnons à ce mot est bien celui qui est recherché, cela parait évident à la lecture
de l‟expression qualificative qui suit dans la même stance - nā anyad astī iti vādinaḥ (ceux qui
soutiennent qu‟il n‟y a pas d‟autre côté à un argument donné). La pensée védāntique est conforme à un
mode de raisonnement qui a deux contreparties, ce qui est exactement le raisonnement qu‟en
Occident, au temps des premiers grecs, on désignait sous le terme de raisonnement dialectique. (Page
152) Les stances suivantes vont bientôt révéler qu‟en essence le yoga est identique au raisonnement
dialectique.

106
A la stance 43, le mot svargaparāḥ (ceux pour qui le ciel est la valeur suprême) semblerait contredire
à première vue ce qui vient juste d‟être dit à la stance 42 où les ritualistes sont décrits comme ayant
une pensée qui accorde une importance excessive à un seul côté de la vie. Svarga (paradis) tel qu‟on
en parle ici, pourrait sembler compenser ce caractère unilatéral, mais en réalité le ciel du ritualiste
n‟est qu‟une forme de « paradis terrestre » où pourraient se prolonger les mêmes plaisirs que ceux que
l‟on perçoit sur terre. Indra, par exemple, baigne dans ces plaisirs. Cette sorte de ciel, qui n‟est pas
conçu dialectiquement, répugne à l‟enseignement de la Gītā, bien que cela ne signifie pas que les
valeurs humaines supérieures correctement comprises en soient exclues. Cela paraitra clairement en
III, 11, où il est fait référence à une concession réciproque proprement contemplative qui prend place
entre l‟homme et les dieux, homme et dieux qui forment les contreparties réciproques de la situation
que le Védānta réévalue.

L‟expression janma-karma-phala-pradām (produisant les fruits de l‟action à travers les naissances)


peut faire référence à des valeurs relatives supérieures ou inférieures, mais tous deux, le résultat et
l‟action, sont considérés comme étant sur le plan relatif. De plus, ici le « fruit » est un « troisième »
facteur incompatible avec les fins ou les moyens. C‟est là que se situe l‟absurdité de la manière
védique, à cause de la situation triangulaire qui est impliquée elle sème la confusion dans l‟esprit de
celui qui s‟interroge. La bipolarité d‟intérêt, qui est un prérequis du raisonnement védique, est donc
violée. C‟est pourquoi, les injonctions rituelles deviennent infiniment compliquées et intriquées. C‟est
ce dont il est question dans l‟expression suivante: kṛyā viśeṣa-bahulām (abondant en spécifications
rituelles).

A la stance 44, l‟expression tayā apahṛta-cetasām (facultés dominées par de tels facteurs) fait
référence à ce que nous avons désigné ci-dessus comme étant le troisième intérêt intrusif, conçu
asymétriquement. Pour permettre le samādhi (paix ultime), il est essentiel que les énergies ne soient
pas dissipées dans des intérêts tiers qui sortent du champ de la spiritualité, car la progression
spirituelle ne prend place qu‟à travers une relation bipolaire directe.

Pour ce qui est du raisonnement, on dit ici qu‟il na vidyate (ne fléchira pas). Le raisonnement ne
fléchira pas ni ne se soumettra à une sublimation progressive en termes d‟intérêts ou de valeurs de plus
en plus hautes dans la mesure où la bipolarité est entravée.

A la stance 45, le caractère relativiste des Vedas est davantage détaillé. Le point ultime de la
perfection telle qu‟elle est envisagée par l‟enseignement védique est un brāhmin de
nature sattvique (pure). (Page 153) Arjuna est appelé à désirer quelque chose d‟encore mieux et qui ne
peut être obtenu que par un absolutiste consciencieux.

La nature catégorique de l‟injonction faite à Arjuna de rejeter totalement le point de vue relativiste est
rendue assez clairement dans l‟expression: nistraiguṇyo bhavārjuna (transcende les trois modalités de
la nature, Arjuna). De même que la vieillesse et la jeunesse ne peuvent exister en même temps, de
même le relativisme et l‟absolutisme ne le peuvent. Croire qu‟ici l‟on recommande karma (action) et
jῆāna (sagesse) ensemble, comme ont tendance à le penser quelques apologistes mitigés, c‟est
exactement l‟erreur que Śaṅkara appelle: jῆāna-karma-samucchaya (mélanger sagesse et travail); c‟est
une erreur contre laquelle il a livré de nombreuses batailles à divers endroits de
ses bhāṣyas (commentaires).

La position révisée dans la propre perspective du Vedānta est résumée dans la seconde ligne de cette
même stance: nirdvandvaḥ (non-basé sur des paires d‟opposés, comme par exemple le plaisir et la
peine), nitya-sattva-stho (établi dans l‟être éternel et pur). Il est vrai que le mot sattva (qui a rapport à
l‟être pur) est commun au mode de vie védique et védāntique, mais le préfixe nitya (éternel) le sort
totalement du cadre du relativisme. Il ne fait pas référence à la qualité sociale, la sainteté ou la pureté
d‟un brāhmin ritualiste qui est la suprême production du mode védique. Pour compléter le sens que
veulent donner ses remarques, il convient de les lire en se référant au brāhmin de la stance 46. Enfin,

107
nous avons l‟expression: niryoga-kṣema (sans se soucier de la finalité Ŕ comme par exemple ici, la
prospérité et le bonheur Ŕ telle qu‟elle est comprise dans le contexte védique). D‟autres implications
des mots yoga (quelque chose qu‟il faut atteindre) et kṣema (prospérité) tels qu‟ils sont utilisés ici
doivent être déduites du IV, 11 et des stances conjointes. L‟attitude dualiste en ce qui concerne les
buts et les moyens est ici condamnée. 1

1
Pour poursuivre la question des buts et des moyens, voir le chapitre XVIII de The Word of the Guru par P. Natarajan
(Bangalore 1952).

A la stance 46 la valeur centrale des Vedas est comparée à de l‟eau potable. Pour le
brāhmin intelligent c‟est comme si en tant que Vedānta l‟eau avait atteint le niveau maximum, qu‟elle
submergeait le puits, et qu‟il avait cessé de boire au puits védique. Le brāhmin non-intelligent persiste
encore à donner de la valeur à ce qui a été rejeté, et ici on le tourne en ridicule à cause de sa forme de
spiritualité relativiste, statique ou fermée Ŕ forme que le brāhmin intelligent a depuis longtemps
transcendée. L‟absurdité de l‟orthodoxie védique qui est concernée par son propre salut est ici
condamnée. L‟argument de la reductio ad absurdum, manifestement impliqué dans cette stance, a été
considérablement édulcoré dans beaucoup de traductions, particulièrement dans celles qui ont été
faites par des personnes à l‟esprit religieux.

(Page 154) A la lumière du V, 18, nous constatons en outre que, dans le contexte de la science de
l‟Absolu (brahmavidyā) qui est sa principale préoccupation, la Gītā ne reconnait même pas la
supériorité d‟un brāhmin érudit et humble, bien qu‟au IX, 33, il semble qu‟elle accorde quelque crédit
à la spiritualité de la classe des brāhmins. Mais en examinant plus attentivement la stance, nous
constatons que c‟est à la simple bonté humaine et non pas à une quelconque sainteté extraordinaire en
tant que telle que cette stance accorde une reconnaissance en passant. Ce dont il s‟agit c‟est d‟aimer
davantage le Vedānta et de n‟aimer les Vedas que dans la mesure où ils le méritent. Il ne s‟agit pas de
moins aimer les Vedas, mais d‟aimer davantage le Vedānta. La Gītā représente une réévaluation de la
spiritualité fermée et statique des Vedas qui submerge totalement; pour utiliser la terminologie de
Bergson (cette réévaluation se fait) en termes dynamiques et ouverts. Il n‟y a ici aucune intention de
totalement discréditer les Vedas, si ce discrédit n‟implique pas le non-respect de la voie absolutiste.

[47] karmaṇy evādhikāras te


mā phaleṣu kadācana│
mā karma-phala-hetur bhūr
mā te saṅgo ‘stv akarmaṇi║

« Tu ne devrais te préoccuper que de l‟action (en tant que telle), et jamais d‟aucun bénéfice. Ne
deviens pas intéressé par le bénéfice; ne sois pas (non plus) attaché à l‟inaction. »

Pour la première fois l‟idée de karma (action) est considérée ici sous l‟angle théorique, et cela jusqu‟à
la stance 51, bien que l‟on pourrait penser que ce sujet appartient plus strictement au chapitre suivant
qui est sur le Karma-Yoga (action unitive), puisque celui-ci est censé être un chapitre sur la sāṁkhya.
Cependant cette digression est justifiée eut égard à la stance 49 (p.158) où de nouveau la primauté est
donnée à buddhi (raison) sur karma (action). Le ritualisme védique implique tellement de karma que
cela devient inévitable d‟en parler ici, particulièrement dans la seconde moitié de ce chapitre II. Il
s‟agit de tenter de réévaluer le védisme et de le mettre en conformité avec un rationalisme compatible
avec la Gītā. Vue sous cet angle, la digression est normale.

C‟est une stance très souvent citée et très indignement traitée, elle a été brandie par des pseudo-pandits
qui semblent soutenir l‟idée qu‟un homme qui travaille ne devrait attendre aucun résultat. (Page 155)
Si un homme en venait à cultiver un champ et si, une fois le blé mûr, il en venait à y mettre lui-même
le feu pour prouver à ses voisins qu‟il ne s‟attache pas aux « fruits de l‟action », cela correspondrait
presqu‟au sens que donnent à cette stance nombreux de ces pandits qui semblent en interpréter la
signification. Qu‟un homme escompte obtenir des résultats raisonnables pour toutes les actions qu‟il
pourrait entreprendre n‟est que normal, d‟où il serait absurde de minimiser à dessein l‟importance des

108
résultats dans le sens donné dans l‟exemple ci-dessus. La Ghose de Śrῑ Aurobindo dénonce ce qu‟il
appelle l‟évangile du devoir et du renoncement aux fruits de l‟action qui, selon lui, est presque devenu
une mahāvākya (grand dicton) de la Gītā dans l‟usage populaire (pp. 49-50 Essays on Gītā, 1 série, ère

1926). Il y a une façon de comprendre niśkāma-karma (action gratuite), et nous avons déjà discuté
d‟un des aspects de la théorie (voir stance 45 sous niryogakṣema). Les subtiles implications de cette
doctrine seront mieux comprises à la lumière des stances 11-12 du XVIII.

Le fruit (phala) de l‟action telle qu‟elle est envisagée ici doit désigner, non pas les résultats qui sont
souhaités dans le contexte propre de la sagesse, mais seulement les « fruits » ou buts extérieurs ou
superflus d‟un contexte où les fins et les moyens sont traités de façon dualiste. Quand un artiste peint
pour la joie de peindre, fins et moyens coïncident; mais dans le cas d‟un mercenaire, les fins et les
moyens ne coïncident pas puisqu‟il pense à sa rémunération comme étant le « fruit », et qu‟un tel
objectif est extérieur à la situation bipolaire qu‟il y a entre la victoire et le combat, tous deux étant les
fin et moyen proprement dits; même si, dans la mesure où il considèrerait sa rémunération comme
étant accessoire, la dualité pouvait en être minimisée. C‟est exactement ce que l‟on essaye d‟expliquer
ici par l‟expression mā karma-phala-hetur bhūr (ne soit pas intéressé par les bénéfices).

Ce n‟est qu‟à la lumière de cette interprétation que la phrase de conclusion, qui est l‟inverse de cette
thèse, devient pleinement pertinente - mā te saṅgo ‘stv akarmaṇi (ne sombre pas dans l‟inactivité ou
l‟indifférence, c‟est-à-dire, à cause d‟un manque d‟intérêt pour l‟objectif à atteindre). Il convient de
maintenir une certaine neutralité entre le fait de prendre l‟action trop au sérieux, comme cela
semblerait être suggéré dans la première partie de la phrase karmaṇy evādhikāras te, et le fait de ne
pas y être indifférent tel que cela est suggéré par la dernière proposition de la phrase. Comme nous le
verrons, cette neutralité est directement en rapport avec l‟état d‟esprit d‟un yogi.

Le sujet de cette stance est le traitement non dualiste des fins et des moyens, et cela est souvent
interprété comme un encouragement à une attitude cynique envers la vie, comme lorsqu‟un homme se
borne à dire: « je ne me soucie pas d‟obtenir de bons résultats ». (Page 156) Au mieux, cela pourrait
être considéré comme une forme de dilettantisme.

Aucune réflexion sur la capacité d‟Arjuna à être le réceptacle de la sagesse n‟est sous-entendue ici,
contrairement à ce que semblerait suggérer le commentaire-même de Śaṅkara qui considère que sa
conception du varṇa (couleur) s‟inscrit dans le monde vyavahārika (réel) dans lequel il vit. Śaṅkara
semble suggérer l‟infériorité d‟Arjuna par rapport à un brāhmin en ce qui est de recevoir l‟instruction
de la Brahmavidyā (science de l‟Absolu). Si cet état de chose avait été justifié nous aurions vu Kṛṣṇa
refuser catégoriquement d‟enseigner la Brahmavidyā à Arjuna. Alors qu‟en réalité, cette phrase-ci
concerne tout aussi bien un brāhmin qu‟un kṣatriya; en fait, elle concerne d‟avantage un brāhmin en ce
qu‟il s‟agit du ritualisme lié au contexte védique dont il vient d‟être question. Le dualisme dans
le karma (action) védique d‟un brāhmin est aussi blâmable que le dualisme qui s‟immisce dans la
vocation normale d‟un kṣatriya. C‟est pourquoi les paroles que Śaṅkara imagine dans la bouche de
Kṛṣṇa à l‟adresse d‟Arjuna (dans son commentaire sur cette stance): « Tu n‟es qualifié que pour le
travail, et non pour la voie de la sagesse », ne parviennent pas tout à fait à faire mouche. Si Arjuna
avait été un śudra (travailleur), l‟allusion que fait Śaṅkara aux droits des castes aurait été moins
absurde, d‟autant plus que le ciel a été suggéré comme récompense à Arjuna au II, 32, et qu‟au XVI, 5,
Arjuna a été introduit dans la catégorie de ceux qui ont des qualités divines.

Le mot adhikāraḥ est souvent traduit comme se référant à adhikāra-bhedāḥ (droits des castes à exercer
certaines activités, telles qu‟elles sont stipulées par ceux qui font les lois). A la lumière de ce que nous
avons dit, ceci est injustifié. Il peut simplement vouloir dire « préoccupation ». Ici nous avons
seulement une injonction de Kṛṣṇa qui demande à Arjuna d‟éviter de prendre en considération quoique
ce soit qui soit accessoire à la situation, ou d‟éviter de laisser un quelconque facteur extérieur ou
facteur tiers interférer dans le cours normal de l‟action. Trop de détachement est tout aussi blâmable,
non pas à cause de l‟incidence de quelques droits de caste, mais seulement au nom du yoga tel qu‟il
doit être compris eut égard à la définition de la stance suivante.

109
A la première ligne, le mot eva (seul) sert à promouvoir l‟action en elle-même, comme lorsque l‟on dit
« l‟art pour l‟art », de façon à souligner sa nature idéaliste. Il ne suggère pas la nature contraignante de
l‟action pour un kṣatriya, comme l‟on s‟est trop souvent complu à le croire.

Nous voyons donc ici qu‟utiliser l‟argument des obligations de caste d‟un kṣatriya sonnerait plutôt
faux et serait incompatible avec le traitement normal du sujet qui est l‟approche non dualiste des fins
et des moyens eut égard à l‟action, qu‟elle soit celle d‟un brāhmin ou celle d‟un kṣatriya. (Page 157)
Cela devient d‟autant plus évident quand Śaṅkara dit, en expliquant la signification de « Donc, bats-
toi Arjuna » dans son commentaire sur II, 18: «Ici le devoir de combattre n’est pas enjoint ».

[48] yoga-staḥ kuru karmāṇi


saṅgaṁ tyaktvā dhanaῙjaya|
siddhy-asiddhyoḥ samo bhūtvā
samatvaṁ yoga ucyate||

« Engage-toi dans l‟action, O Dhanamjaya (Arjuna), en prenant position sur la voie unitive (du yoga)
en rejetant les attachements et en étant capable de considérer l‟accomplissement et le non-
accomplissement comme tous deux identiques (same): dans la similitude (sameness) consiste la voie
unitive (du yoga). »

Pour la première fois ici on donne quelques précisions sur la signification du mot yoga, même si ce
n‟est que de façon préliminaire et générale. Il est davantage défini dans ce chapitre, ainsi que dans
d‟autres chapitres en fonction des nécessités amenées par le contexte. Le yoga de la Gītā ne suit pas les
idées conventionnelles que l‟on a du yoga, comme par exemple celles que l‟on trouve dans les
Aphorismes du Yoga de Pataῆjali. La définition globale du VI, 23 (« désaffiliation du contexte de la
souffrance ») met cela en évidence. Même les étapes laborieuses, ou phases, du yoga tel qu‟il est
compris dans l‟esprit populaire, brillent ici par leur absence. Dans ce chapitre nous avons à la fois la
réévaluation du sāṁkhya et du yoga.

En outre, il nous faut constater qu‟à aucun endroit le yoga n‟est défini comme n‟étant que citta-vṛtti-
nirodha (inhibition des fluctuations du mental), fameuse définition que donne Pataῆjali dans ses Yoga-
Sutras. Le yoga de Pataῆjali donne des postures (āsanas) et des exercices respiratoires qui sont à peine
évoqués dans la Gītā. Dans cette école sœur de yoga, nous trouvons une touche du dualisme sāṁkhya
tel qu‟il est compris dans les Ṣaḍ-ḍarśanas ou Six Systèmes de philosophie indienne.

C‟est ce genre de double traitement qui est révisé et réévalué dans la Gītā. D‟où l‟accent porté sur le
mot samatvam (égalité). La nature de l‟égalité dont il est question ici est précisée dans la stance-
même. C‟est la même non-dualité des fins et des moyens dont nous avons déjà discuté.

Le vrai yogi est tout aussi indifférent aux siddhyasiddha (accomplissements ou non-
accomplissements), spirituels ou autres. En d‟autres termes, ces deux propositions sont également
étrangères au yogi devenu neutre. (Page 158) Le Samādhi (paix suprême) n‟est pas un objectif lointain
que l‟on peut atteindre en franchissant les étapes intermédiaires de l‟accomplissement (siddhi). Mais
pour le vrai yogi, n‟importe quelle phase donnée est un état neutre où se neutralisent les tendances
opposées. C‟est dans ce sens qu‟il faut comprendre le yoga ici. Seule une telle idée du yoga serait
conforme avec la non-dualité telle qu‟elle est comprise dans la brahmavidyā.

Dans cette stance il est demandé à Arjuna de ne pas accomplir karma (action) comme le fait
normalement toute autre personne ordinaire, mais d‟agir avec l‟attitude neutre du yoga fortement
ancrée en lui.

[49] dūreṇa hy avaraṁ karma


buddhi-yogād dhanaῆjaya│
buddhau śaraṇam anviccha
kṛpaṇāḥ phala-hetavaḥ║

110
« (La voie de) l‟action est de loin inférieure à la voie unitive de la raison, O Dhanaῆjaya (Arjuna); Fais
appel à la raison comme refuge ultime; pitoyables sont-ils ceux qui sont motivés par le bénéfice. »

[50] buddhi-yukto jahātīha


ubhe sukṛta-duṣkṛte|
tasmād yogāya yujyasva
yogaḥ karmasu kauśalam║

« Affilié à la raison on laisse derrière soi à la fois les actions méritoires et les actions non-méritoires.
Par conséquent, sois affilié à la voie unitaire (du yoga): yoga est raison mise en actes (savoir faire). »

Ces deux stances prises ensemble poursuivent naturellement (sur le sujet de) la différence entre
l‟action simple et l‟action telle qu‟elle est modifiée par le yoga Ŕ ce qui est une forme d‟équilibrage de
l‟action avec sa contrepartie qui, dans ce chapitre, est la buddhi (raison). Le karma (action) pourrait
avoir d‟autres contreparties dans d‟autres chapitres. Dans un contexte ritualiste, karma (action)
pourrait avoir mokṣa (ultime libération) comme contrepartie.

La stance 49 fait référence à l‟importance de buddhi (raison) pour rendre rationnelle l‟action simple.
Elle précise que l‟action rationalisée est de beaucoup supérieure à la simple action.

Bien que la pure raison soit la valeur centrale de ce chapitre, il convient également de donner le
caractère théorique de l‟action soumise à la révision yogique, afin que l‟on puisse aborder
normalement, dans le chapitre suivant, la discussion proprement dite sur le karma yoga (action
unitive).

(Page 159) C‟est pourquoi, pour compléter la première définition de la stance 48, une nouvelle
définition du yoga est donnée à la stance 50. L‟élément raison qui pourrait contrebalancer et
neutraliser l‟action simple est ce qui définit le yoga dans le contexte de l‟action. D‟où cette révision de
la définition: yogaḥ karmasu kauśalam (le yoga est la mise en pratique d‟une compréhension non-
mécanique, intuitive ou même créative, dans le domaine de l‟action simple).

Ainsi, non seulement l‟action simple, qu‟elle soit rituelle ou autre, est de loin inférieure au buddhi-
yoga (raisonnement unitif) comme spécifié à la stance 49, mais elle est aussi inférieure à l‟action telle
qu‟elle est comprise de manière créative dans le cadre de la stance 50.

La buddhi (raisonnement) à laquelle il est fait référence à la stance 49 est celle qui est pure, comme
nous l‟avons déjà expliqué sous la stance 47, elle n‟admet pas de facteurs tiers ou accessoires tels que
les bénéfices de l‟action. Ici, on ne doit pas laisser d‟autres considérations se mettre en travers de la
relation bipolaire directe entre buddhi (pure raison, compréhension contemplative) et son objet,
comme lorsque l‟on est intéressé par le résultat. Le kārpaṇya-doṣa (mal dû à l‟état d‟esprit négatif)
d‟Arjuna à la stance 7, est causée par cette interférence d‟intérêts dualistes, dont l‟état est exposé et
discrédité ici. L‟idée qui prévaut selon laquelle la Gītā enseigne un « karma-yoga » interprété en tant
qu‟ « énérgisme » par de grands érudits tels que Tilak, ne peut pas tenir à la lumière de l‟expression de
la stance 49: buddhau saranam anviccha (toi, prends refuge dans la raison pure). Cette
recommandation, même si elle est particulièrement pertinente dans ce chapitre, reste valable tout au
long de la Gītā, et les références à l‟action n‟ont jamais de caractère obligatoire, on ne doit les
considérer dans tous les cas que comme n‟ayant qu‟un caractère permissif, comme cela a été
suffisamment reconnu par Śaṅkara. Nous avons déjà remarqué cela dans notre commentaire de la
stance 47.

Aucune redondance n‟est impliquée dans les mots yogāya yujyasva (unis-toi toi-même à une
perspective unitive). Le pure yoga est indépendant des valeurs particulières impliquées, et on peut
considérer que dans un sens absolu il (le yoga) s‟unit à lui-même. Ce n‟est donc pas plus vague que
lorsque l‟on dit: « rien ne réussit mieux que la réussite ». Tout ce que l‟on peut dire en guise

111
d‟explication c‟est que le pur yoga existe pour lui-même. C‟est la compensation de tous les opposés en
un état neutre de non-souffrance ou de sagesse totale.

A la stance 50 la référence au mérite et au démérite est une réponse à la préoccupation d‟Arjuna


concernant le « mahat pāpa» (grand péché) de la guerre au I, 45. (Page 160) Ici, il y a aussi une
intention de neutraliser le mérite d‟un ciel ritualiste, de la même façon qu‟il faut abandonner (l‟idée)
d‟accomplissement et de non-accomplissement (comme à la stance 48).

Ici, la buddhi (raison) étant d‟un genre absolu, elle transcende toutes les valeurs relativistes, qu‟elles
soient positives ou négatives.

Kauśalam (souvent malhabilement ou improprement traduit par « compétence ») suggère un élément


de raison ou même d‟intuition plutôt qu‟une capacité mécaniste. La simple action devient purifiée ou
sublimée par la touche rationnalisante de la sagesse.

A la stance 50, le mot ubhe (tous deux) est important pour le yoga qui est compris comme étant la
compensation des aspects ambivalents.

[51] karma-jaṁ buddhi-yuktā hi


phalaṁ tyaktvā manīṣiṇaḥ│
janma-bandha-vinirmuktāḥ
padaṁ gacchanty anāmayam║

«Par affiliation à la raison unitive des sages, transcendant l‟asservissement à la naissance, renonçant à
s‟intéresser aux bénéfices, vont de l‟avant vers un état au-delà de toutes peines. »

Le reste du chapitre est une description de ce qu‟il faut comprendre par brāhmī sthitiḥ (état dans lequel
on est établi dans l‟Absolu) par opposition à l‟absolutisme du contexte de sāṁkhya tel qu‟il a été
étudié dans la section qui se terminait à la stance 39.

Le mot Brahman (l‟Absolu) a son origine dans les Vedas, et sāṁkhya a le même absolutisme, mais
étant donné qu‟il s‟agit d‟une école de rationalisme hétérodoxe, son absolutisme a été traité
séparément de façon à ce que chaque expression soit reliée au contexte qui lui est propre. Donc, tout
naturellement, dans cette seconde section il y a une révision drastique du Védisme, comme nous en
avons déjà fait la remarque au II, 42-46.

[52] yadā te moha-kalilaṁ


buddhir vyatitariṣyati│
tadā gantāsi nirvedaṁ
śrotavyasya śrutasya ca║

«Quand ta raison aura transcendé les scories de l‟imprécision (dross of vagueness), alors tu atteindras cette
attitude neutre à la fois à l‟égard de ce qui doit être appris et de ce qui a déjà été appris. »

(Page 161) [53] śruti-vipratipannā te


yadā sthāsyati niścalā│
samādhāv acalā buddhis
tadā yogam avāpsyasi║

«Quand, ayant perdu tes illusions en ce qui concerne les (injonctions contradictoires) des écritures
(Vedas), ton raisonnement reposera de façon stable dans le samādhi (paix suprême), alors tu auras
atteint le yoga (contemplation unitive). »

112
[54] arjuna uvāca│
sthita- prajῆasya kā bhāṣā
samādhi-sthasya keśava│
sthita-dhīḥ kiṁ prabjāṣeta
kim āsīta vrajeta kim║

« Arjuna dit :
Quelle est la façon d‟être de celui dont la raison est bien fondée; qui est établi dans le samādhi (paix
suprême), O Keśava (Kṛṣṇa)? Comment parle-t-il, quel est son état d‟être, comment se déplace-t-il? »

La même attaque contre les Vedas, telle qu‟elle a commencé à la stance 42, se poursuit dans ces
stances. A la stance 52, on parle des Vedas comme étant un enchevêtrement confus, et à la stance 53
on parle des textes védiques comme étant distrayants mais ne conduisant pas à la sagesse ou au yoga.
Les Vedas relativistes doivent être transcendés et en quelque sorte on doit s‟en débarrasser avant que
la contemplation unitive puisse s‟établir.

Cette contemplation, c‟était ce dont les sages (manīṣiṇaḥ) jouissaient, comme l‟indique la stance 51.
On nous montre l‟exemple des sages avisés. Ce ne sont ni aux prêtres ni aux logiciens que l‟on rend
hommage ici. Ceux-ci peuvent tomber dans des erreurs contradictoires, mais le clairvoyant purement
contemplatif échappe à la dualité et atteint (l‟état de) paix avec lui-même.

Le mot nirvedam à la stance 52 ne signifie pas « indifférence » comme cela a souvent été traduit par
des défenseurs des Vedas, mais il peut avoir une connotation de « libération par rapport aux Vedas »
en ce qu‟ils sont les écrits d‟une religion particulière. Ceci nous aidera d‟autant mieux à voir le
contraste entre le relativisme et l‟absolutisme.

Le mot śrotavyasya (ce qui doit être entendu par après) met l‟accent sur la possibilité du relativisme
dans n‟importe quelle religion future, en plus du relativisme que l‟on trouve dans la religion des Vedas
hindous dont il a déjà été question.

(Page 162) La dernière ligne de la stance 53 justifie le fait que la contemplation et le yoga sont
identiques, comme nous l‟avons considéré à la stance 51. La sérénité, la fermeté et l‟état d‟union sont
quelques-unes des caractéristiques de la contemplation que l‟on nous indique ici. Elles seront
élaborées plus en détails en réponse à une question précise qu‟Arjuna posera à la stance suivante.

La question d'Arjuna est conçue par l'auteur comme un moyen de rendre la discussion conforme au
modèle du Guru-śiṣya samvāda (dialogue maître-disciple). C'est par ces réponses aux questions posées
que le point de vue révisé de la Gῑtā est enseigné par Kṛṣṇa en tant que Guru.

De nombreux aspects de la spiritualité ou de la morale qui, soit dit en passant, ont déjà été abordés,
sont ici exposés en étant réévalués en un énoncé que l‟on pourrait considérer comme un siddhānta
(doctrine finale); cet énoncé ne recouvre pas tout le sujet, mais il va aussi loin que les problèmes
concernés par le chapitre l‟impliquent.

Dans le but de clairement visualiser les valeurs spirituelles impliquées, ces préceptes définitifs
prennent la forme d‟une description personnelle de l‟homme que l‟on prend comme modèle dans la
spiritualité telle qu‟elle est comprise dans la Gῑtā. Il est parfois loué comme étant «cher» ou «très
cher» à l‟Absolu. D‟autres fois il est dit qu‟il « entre dans » ou qu‟il « habite » l‟Absolu.
Généralement, à la fin des différents chapitres de la Gῑtā on peut voir qu‟il est fait référence au yogi
typique, à l‟homme qui se conforme à la façon absolutiste de vivre, ou qui a obtenu le plus haut
(niveau) ou qui est simplement destiné à ce plus haut (niveau).

Ici, nous arrivons à une suite de stances qui prônent un certain type de spiritualité. Au IV, 18-24; V,
23-28; VI, 27-32; XII, 13-20; XIII, 27-32; XIV, 22-26 et XVIII, 50-57, nous trouverons ces mêmes
ensembles de stances qui décrivent le yogi dans d‟autres contextes.

113
La stabilité, ou le fait d‟être correctement ancré sur la voie de l‟Absolue est le sujet central du présent
groupe de stances, comme nous pouvons le voir par la répétition du mot sthiti (stabilité). Le point
culminant se situe à la stance 70 où il nous est donné le contenu spirituel que ces stances sont
destinées à décrire en détails. Là, il s‟agit d‟un état mystique Ŕ qui est comparé à un océan rempli par
toutes les eaux des rivières qui s‟y jettent, même si ce n‟est que dans le principe. L‟un après l‟autre, il
est fait référence dans cette succession de stances à tous les facteurs constitutifs, ou conditions
nécessaires, qui contribuent à l‟état culminant de l‟absolutiste, non pas dans le contexte védique ni
d‟une quelconque autre religion, mais dans le simple contexte de la buddhi (raison pure).

(Page 163) La question d‟Arjuna vrajeta kim (comment Ŕ le contemplatif - marche-t-il?) montre
simplement son vif désir d‟obtenir une réponse précise, et la réponse est aussi exacte qu‟il est possible
dans le śāstra (recueil de préceptes) que la Gῑtā prétend être. Elle donne des définitions et des
exemples, et la référence de la stance 58 à la tortue rend la réponse aussi imagée qu‟elle pourrait l‟être
pour tenter de décrire le type d‟introversion d‟un contemplatif.

śrῑbhagavān uvāca|
[55] prajahāti yadā kāmān
sarvān pārtha mano-gatān|
ātmany evātmanā tuṣṭaḥ
stitha-prajῆas tadocyate ||

«Kṛṣṇa dit :
Quand l‟on bannit tous les désirs qui viennent à l‟esprit, O Pārtha (Arjuna), satisfait dans le Soi par le
seul Soi, alors on dit que sa raison est bien fondée. »

La première chose qui arrive à un homme qui se met à suivre la voie de la contemplation, c‟est la
désaffiliation des différents désirs auxquels il est attaché aux différentes catégories de valeurs
relativistes de sa vie quotidienne. On les rassemble sous le nom de kāmāḥ (désirs). Ces désirs sont
censés comprendre tous les désirs qui sont susceptibles d‟entrer dans le mental, ou de l‟affecter,
comme l‟indique le mot manogatān (entrant le mental).

On peut dire que les désirs entrent dans le mental ou qu‟ils sont de caractère « afférant » par
opposition aux impulsions « efférentes » que l‟on peut considérer comme allant vers chaque objet de
désir extérieur. La contemplation appartient essentiellement au premier cas Ŕ ceux qui pénètrent dans
le mental. C‟est pourquoi elles sont mentionnées ici. Un homme qui recherche des objets de désirs à
dessein ou avec acharnement ne pourra jamais entrer en contemplation.

Le mot prajahāti Ŕ souvent traduit «rejette » - serait mieux traduit par « perte » dans la mesure où
aucune activité n‟y est impliquée. L‟analogie, familière aux Upaniṣads, d‟un serpent se débarrassant
de sa peau reflète l‟idée que l‟on voulait donner ici.

L‟expression ātmany evā’tmanā tuṣṭaḥ (satisfait dans le Soi et par le Soi) semble être un défi de taille
pour un contemplatif débutant, mais aucun contemplatif digne de ce nom ne pourrait être considéré
comme tel s‟il était encore attaché à une quelconque valeur extérieure. (Page 164) Cette condition est à
la fois l‟alpha et l‟oméga de la vie contemplative. Il n‟y a pas de raccourci ni de moyens faciles
d‟atteindre la sagesse.

[56] duḥkheṣv anudvigna-manāḥ


sukheṣu vigata-spṛhaḥ│
vīta-rāga-bhaya-krodhaḥ
sthita-dhīr munir ucyate║

114
«Celui dont le mental n‟est pas affecté par les incidents, qui ne témoigne pas non plus d‟intérêt dans
les bonnes occasions, s‟élevant au-dessus de l‟attachement, de l‟anxiété ou de la colère, ce sage-ermite
est considéré comme ayant une raison bien fondée. »

Maintenant, cette stance décrit en détails la ferme neutralité d‟un contemplatif. Désir, peur et colère
forment pour ainsi dire une sorte de triangle qui explique le mal, et qui sont les facteurs œuvrant
contre la vie contemplative. Il ne faut pas les interpréter comme une énumération des vices sociaux,
comme cela a souvent été considéré par ceux qui divulguent la Gītā au public. Les vices, au sens social
du terme, sont certainement plus que trois. Ce trio de maux est discuté dans la Gītā en de nombreux
endroits (par exemple: III, 37 ; XVI, 21). Ces trois maux se rattachent naturellement au sujet dans la
mesure où ils rendent impossible ne serait-ce que d‟initier la contemplation. Ici, l‟intention est
simplement d‟éliminer les obstacles à la contemplation et non pas d‟enseigner la vertu. Si on ne
comprend pas cela, alors on commet souvent l‟erreur de considérer la Gītā comme un dharma
śāstra (code de conduite).

La peine et le plaisir sont les deux composants du désir. Celui qui est en constante contemplation n‟est
pas affecté par l‟un ou l‟autre Ŕ en d‟autres termes, les deux lui sont égaux. Le bien et le mal
s‟annulent mutuellement comme les doubles facteurs du dualisme relatif. Les réflexes du système
nerveux agissent sur un plan, et la pensée réflexive n‟en est pas affectée. La contemplation appartient à
l‟ordre de la pensée réflexive. Elle transcende le niveau des simples automatismes qui dépendent de
facteurs externes tels que la chaleur et le froid et qui mènent au plaisir et à la peine comme nous
l‟avons déjà noté au II, 14. Ici, il est question des causes de plaisirs et de peine plus complexes mais
qui restent relatives. Le contemplatif atteint une attitude neutre. Une touche d‟héroïsme est sous-
entendue dans l‟image de celui qui est correctement établi dans la sagesse. Un tel héroïsme est
étranger aux personnes qui manquent de sérieux.

(Page 165) [57] yaḥ sarvatrānabhisnehas


tat tat prāpya śubhāśbham│
nābhinandati na dveṣṭi
tasya prajῆā pratiṣṭhitā║

«Celui qui en toutes circonstances demeure détaché en obtenant tel ou tel objectif voulu ou non-voulu,
qui ne se réjouit pas non plus (pour quoique ce soit) ni ne le rejette avec colère, sa raison est bien
fondée. »

Ici, on met en évidence le même détachement en termes d‟évènements conçus de façon plus générale,
en ce qu‟ils forment les environnements personnels successifs d‟un individu. Le contemplatif ne
devrait pas être déprimé s‟il ne passe pas un bon moment en société, il ne devrait pas non plus se
montrer exubérant quand il est en joyeuse compagnie. Il doit être libre de ce genre d‟humeurs
fluctuantes.

Le mot sarvatrā (quelle que soit la situation) indique ici qu‟il s‟agit d‟un état d‟esprit général.

Le mot anabhisnehaḥ (sans attachements extérieurs) met intentionnellement l‟accent sur les
attachements qui vont vers l‟extérieur, plutôt que sur des attachements qui concernent des intérêts
ordinaires qui coulent comme des rivières intérieures de façon à produire la plénitude à laquelle il est
fait référence au II, 70.

Les mots śubha (favorable ou bon) et aśubha (défavorable) ont un plus large éventail de significations
que les simples plaisir ou peine dont nous avons déjà parlé.

Les mots tat-tat (that-that) se réfèrent à chaque évènement traité séparément et non pas, comme ils le
devraient, comme des évènements appartenant au processus continu propre à celui qui a un état
d‟esprit contemplatif. Les incidences de la colère, du plaisir et du désir sont de nouveau indiquées. Ce
cercle vicieux sera décrit en détails aux stances 62 et 63.

115
[58] yadā saṁharate cāyaṁ
kūrmo ‘ṅgānīva sarvaśaḥ│
indriyāṇīndriyārthebhyas
tasya prajῆā pratiṣṭhitā║

«De même, lorsque de la même façon qu‟une tortue rétracte ses membres de tous côtés, ses sens sont
(retirés) des objets d‟intérêt sensoriel, sa raison est bien fondée. »

Le mot sarvasaḥ (de toutes choses, de partout) est important. Ce mot montre que non seulement les
membres de la tortue sont retirés, mais aussi sa tête et sa queue. (Page 166) Les membres sont retirés
sur les côtés et la tête et la queue, de la même façon, verticalement. Ici, les causes de distraction réelles
et perceptuelles sont toutes deux également concernées et éliminées. Que cela concerne également le
perceptuel, cela parait évident dès le premier mot de la stance 62, dhyāyato (en pensant attentivement,
notamment aux objets des sens), et (à la lecture) de l‟affirmation générale du III, 6 selon laquelle celui
qui s‟appesantit ne serait-ce que mentalement sur les objets des sens tout en contrôlant ses actes est
décrié comme étant un mithyācāraḥ (un homme qui a de fausses idées de la vie).

Cette stance attire également l‟attention sur le fait que la simple transcendance de dualité au sens
donné dans les stances précédentes n‟est pas du tout ce qui est requis pour la contemplation Ŕ comme
l‟indique les mots ca ayam (aussi, ce Soi). Ici on recommande une introversion massive de tous les
aspects du mental en un cœur central unitif de l‟être. On peut dire que cela correspond à ce que l‟on
connait chez Pataῆjali au sujet du pratyahāra (retrait), l‟une des étapes du yoga qu‟il mentionne. On
serait autorisé à dire que l‟image de la contemplation présentée par la Gītā n‟a pas de ressemblance
avec la progression graduelle envisagée par Pataῆjali; le yoga de Pataῆjali étant un système frère du
sāṁkhya de Kapila, il pâtit également de cette souillure liée à l‟approche dualiste du yoga, ce que la
Gītā réévalue ou résout en termes unitifs.

[59] viṣaya vinivartante


nirāhārasya dehinaḥ│
rasa-varjaṁ raso ‘py asya
paraṁ dṛṣṭvā nivartate║

« En laissant sur sa faim celui en qui ils sont incarnés, les intérêts objectifs reculent (mais) pas le goût
(qu‟il a) (pour eux). Cependant, le goût (résiduel) recule rien qu‟en apercevant Celui qui est Au-delà. »

Il vaut mieux pour nous que nous comprenions l‟essentiel de cette stance avant d‟en aborder la
construction, (car) particulièrement dans le texte original en sanskrit, cette stance peut paraître plutôt
engagée. Pour prendre un exemple, si nous devions penser au sexe, cette stance voudrait dire que le
fait de simplement s‟abstenir de sexe ne détruira pas indéfiniment tout goût pour le sexe. Par contre, si
un intérêt supérieur au sexe prévaut, alors cette attirance s‟en trouvera éliminée sans qu‟il ne soit plus
jamais possible au sexe de se faire valoir. Cet intérêt dominant pourrait n‟être rien de moins qu‟une
pleine confrontation, au sens strictement bipolaire, avec l‟Absolu Lui-même, en tant que summum
bonum de la vie. (Page 167) Alors le retour vers le Soi devient complet. Le reste transparait clairement
dans la traduction.

Param, se référant à l‟Absolu, peut aussi être traduit par « Le Suprême », ou « Celui qui est Au-delà »,
comme c‟est le cas ici.

Le mot viṣayā recouvre ici les intérêts sensuels en général, et ne fait pas particulièrement référence aux
objets des sens comme c‟est le plus fréquemment le cas.

Dans l‟optique de cette stance, dehi (celui qui habite dans le corps) correspond à la fois à la libido d‟un
côté et au Soi de l‟autre.

116
Le mot nirvatate (recule) provient de la même racine que nirvṛtti (retrait) et nirvāna (émancipation,
conçue négativement). Ils suggèrent tous de la même manière la nivṛttimārga (la voie de la négation)
du Védānta (ou la via negativa du mysticisme européen), comme l‟a expliqué Śaṅkara dans
l‟introduction à son commentaire sur la Gītā.

[60] yatato hy api kaunteya


puruṣasya vipaścitaḥ│
indriyāṇi pramāthīni
haranti prasabhaṁ manaḥ║

« Même chez un homme de sagesse, O fils de Kuntī (Arjuna), malgré ses efforts, des intérêts sensuels
excités peuvent distraire son mental par leur force. »

[61] tāni sarvāṇi saṁyamya


yukta āsita mat-paraḥ│
vaśe hi yasyendriyāṇi
tasya prajῆā pratiṣṭhitā║

« Restreignant chacun d‟entre eux, il doit rester unitivement établi, M‟ayant Moi pour son (idéal)
Suprême. Celui dont les intérêts sensuels sont maîtrisés, a une raison bien fondée. »

Le cas opposé d‟un sage qui est loin d‟être un contemplatif au sens donné dans les stances
précédentes, est abordé ici et dans quelques-unes des stances suivantes, en s‟écartant légèrement de la
description du contemplatif qui, cela mis à part, continue presque jusqu‟à la fin de ce chapitre.

(Page 168) La différence entre le vipaścitaḥ (sage) de la stance 60 et le contemplatif de la stance 61


réside en ce que ce dernier est matparaḥ (M‟ayant Moi pour but suprême) Ŕ le « Moi » ici étant
l‟Absolu de la stance 59. Le subtil contraste qui est sous-entendu dans les deux cas des stances 60 et
62 sera de nouveau cité au XV, 11. L‟homme au raisonnement discursif ne peut pas résister à la
tentation, alors que le contemplatif qui a établi une relation bipolaire avec l‟Absolu gagne cette
stabilité. La quantité maximale de raisonnement mécanique ou ordinaire n‟est d‟aucune utilité sans la
bipolarité qui est implicite dans tout raisonnement dialectique.

Le mot pramāthīni signifie « excité » ou souffrant d‟exagération de valeurs, dans la mesure où celles-
ci sont une menace au raisonnement pausé lui-même. Dans les conditions décrites dans les stances
suivantes, les valeurs ont tendance à être déformées et amplifiées au-delà de toute proportion.

On pourrait se représenter le prasabham (par force) dont il est question ici par l‟exemple du bateau
emporté par le vent qui est donné à la stance 67. C‟est une force qui va contre la contemplation et qui
s‟approche de la concupiscence de la théologie chrétienne. En dehors de la théologie, elle a un sens
plus simple dans la Gītā. Un être vivant a tendance à être relié à des valeurs quotidiennes qui peuvent
être exagérées au point de mettre en danger le bonheur simple, sans parler du bonheur contemplatif.

A la stance 61, dans l‟expression vaśe hi (sous contrôle en effet), le rôle du mot « indeed » est d‟attirer
l‟attention avec l‟exemple opposé d‟un homme tel qu‟il est décrit à la stance 60. Ici, les sens ne
s‟égarent pas, mais ils sont de son côté. Cela fait toute la différence, et cette différence sera davantage
examinée, et plus en détails, à la stance 64.

[62] dhyāyato viṣayān puṁsaḥ


saṅgas teṣūpajāyate│
saṅgāt saῆjāyate kāmaḥ
kāmāt krodho ‘bhijāyate║

117
« En méditant sur les objets d‟intérêt sensoriel, il naît chez l‟homme un attachement pour eux; à partir
de l‟attachement, la passion monte; face à la passion (frustrée) surgit la colère. »

[63] krodhād bhavati saṁmohaḥ


saṁmohāt smṛti-vibhramaḥ│
smṛti-bhraṁśād buddhi-nāśo
buddhi-nāśāt praṇaśyati║

(Page 169) «La colère entraîne la distorsion des valeurs, et la distorsion des valeurs entraîne des trous
de mémoire; les trous de mémoire produisent la perte de raison et avec la perte de la raison, il périt. »

Ces stances font l‟analyse psychologique d‟une situation dans laquelle un homme « périt » pour ainsi
dire, au sens contemplatif, comme cela est indiqué à la fin de la stance 63. Il ne faut considérer cette
mort que comme une mort spirituelle, car tout le monde sait qu‟une simple indulgence à la sensualité,
telle que nous la voyons dans la nature, ne « tue » pas. Néanmoins, par-delà les limites naturelles, il
peut s‟agir d‟une certaine forme de mort.

Les attachements ont tendance à être renforcés et amplifiés dans la mesure où le mental cultive des
tendances sensuelles. A un moment donné, à travers une attraction sensuelle particulière, ou un groupe
d‟attractions sensuelles, le mental établit une relation bipolaire avec un objet de désir extérieur,
comme cela est décrit à la stance 67. Par la suite cette relation devient hors de contrôle, et, quand
s‟interposent des obstacles à cette relation, les exagérations de valeurs qui en résultent mènent à des
désordres psychiques tels que la colère.

La colère s‟ajoutant à la confusion mentale, il en résulte un saṁmohaḥ (égarement) dont la nuisance


pénètre la mémoire elle-même, et la mémoire, ou élément durée, étant importante dans le
fonctionnement de la contemplation, la contemplation-même en est rendu impossible. C‟est ainsi
qu‟un engouement aboutit à la « mort spirituelle ». La Buddhi (raison) ici n‟est pas un simple
raisonnement comme dans la stance 60. C‟est plutôt l‟instrument de la contemplation.

Ici, la mort peut être comparée à une sorte de court-circuit qui se met en travers du chemin de la libre
contemplation.

[64] rāga-dveṣa-vimuktais tu
viṣayān indriyaiś caran│
ātma-vaśyair vidheyātmā
prasādam adhigacchati║

« Mais lui dont le Soi est maîtrisé, dont l‟attachement et la répulsion sont tous deux sous le contrôle du
Soi, bien que ses sens évoluent encore au milieu des intérêts des sens, il va vers un état de clarté
spirituelle. »

Cette stance et les deux suivantes exposent en détails le cas opposé d‟un homme qui devient heureux
grâce au fait de mettre la contemplation en pratique dans la vie réelle.

(Page 170) Ici, il faut remarquer un détail subtil. Les intérêts objectifs, lorsqu‟ils sont purifiés, se
mettent à s‟accorder ou à aller avec les facteurs de sensualité subjectifs qui leurs correspondent, ou
« sièges » des différents sens que l‟on appelle indriyais. La purification qui est indiquée ici consiste
simplement en une compensation de l‟attraction et de la répulsion. Les sens sont traités en neutralité
ou unitivement et les contreparties subjectives vont main dans la main sans conflit. De nouveau une
bipolarité s‟établit, cette fois elle est d‟ordre contemplatif. Dans la pratique, en vertu de cette
sensualité qui est ātma-vaśyair (sous le contrôle du Soi), le Soi lui-même dans son ensemble est
amené à la soumission; en d‟autres termes, il n‟y a aucun conflit résiduel entre les aspects du Soi, ni

118
subjectif ni objectif. La conscience de ce Soi unitif global conduit à la paix, ou absence de conflit,
appelé prasāda, souvent traduit par « grâce ».

[65] prasāde sarva-duḥkhānāṁ


hānir asyopajāyate│
prasanna-cetaso hy āśu
buddhiḥ paryavatiṣṭhate║

«Pour lui, grâce à la clarté spirituelle, toutes les souffrances s‟effacent, et pour celui dont l‟esprit est
devenu lucide, la raison devient très vite correctement fondée. »

Ici on expose comment la conscience ou l‟esprit, une fois libérée des perturbations émotionnelles,
trouve un équilibre ou une stabilité favorable à la contemplation.

[66] nāsti buddhir ayuktasya


na cāyuktasya bhāvanā│
na cābhāvayataḥ śāntir
aśāntasya kutaḥ sukham║

«Celui qui n‟est pas équilibré ne peut avoir de raison, et il ne peut pas y avoir d‟intuition créatrice pour
celui qui n‟est pas équilibré; celui qui n‟est pas capable d‟intuition créatrice ne pourrait pas trouver la
paix, et pour celui qui n‟est pas en paix comment pourrait-il trouver le bonheur? »

La pensée contemplative ordinaire prend place quand les différents aspects du Soi sont harmonisés.
Ici, bhāvanā signifie intuition créatrice, ce mot étant dérivé de la racine BHĀV (devenir). (Page 171)
On n‟aboutit à la paix seulement lorsque l‟intuition entre en fonction, et qu‟elle va dans le sens du
devenir créatif qui réconcilie les tendances opposées du mental. Le vrai bonheur est le résultat d‟un
sens global de l‟être où courants et contre-courants sont apaisés dans ce bonheur que l‟on peut
considérer comme étant le but de la contemplation.

[67] indriyāṇāṁ hi caratāṁ


yan mano ‘nuvidhīyate│
tad asya harati prajῆāṁ
vāyur nāvam ivāmbhasi║

«Cet (élément) qui évolue encore au milieu des intérêts sensuels, (cet élément) auquel le mental se
soumet, c‟est cet élément-là qui fait dériver le raisonnement comme le vent fait dériver un bateau sur
les eaux. »

Il faut comparer cette stance avec ce qui a été dit à la stance 64, et elle est destinée à récapituler et
résumer la position d‟un homme dont l‟intelligence se laisse emporter par des valeurs sensuelles. Cela
se produit très imperceptiblement. Les sens sont en mouvement constant comme le sont cinq oiseaux
qui bougent sur une branche portant des fruits ou des baies. Derrière les sens en agitation, le mental,
qui est l‟organe de la pensée le plus centralisé, se trouve tout d‟un coup sous l‟emprise de quelques
intérêts sensuels pour lesquels un ou plusieurs des oiseaux ci-dessus peuvent être impliqués. A travers
cette frêle affiliation une bipolarité s‟établit, elle conduit au désastre indiqué dans cette stance.

[68] tasmād yasya mahā-bāho


nigṛhītāni sarvaśaḥ│
indriyāṇīndriyārthebhyas
tasya prajῆā pratiṣṭhitā║

« C‟est pourquoi, O (Arjuna) Aux-Bras-Puissants, celui dont les sens ont été retirés des intérêts
sensuels de toutes les manières (possibles), a une raison bien fondée. »

119
Ceci est une mise en garde contre le malheur auquel il est fait allusion dans la stance précédente.
Aucune brèche ne peut être laissée lorsqu‟il s‟agit d‟empêcher les sens de s‟attacher aux objets
sensuels. La nécessité d‟une implication totale dans cette matière est indiquée par le mot sarvaśaḥ (de
toutes les manières).

(Page 172) [69] yā niśā sarva-bhūtānāṁ


tasyāṁ jāgarti saṁyamī│
yasyāṁ jāgrati bhūtāni
sā niśā paśyato muneḥ║

« Lorsque c‟est la nuit pour toutes les créatures, celui qui a la maîtrise de lui-même reste éveillé;
lorsque toutes les créatures sont éveillées, c‟est la nuit pour le sage-ermite qui voit. »

Dans cette stance il y a cette construction particulière que l‟on trouve aussi à d‟autres endroits (comme
par exemple au IV, 18), exposant le cas pour ainsi dire, sous forme d‟un paradoxe impossible. La Gītā
excelle dans ce style et de telles stances offrent de très bons exemples de raisonnement dialectique.
L‟exemple le plus proche que l‟on pourrait trouver dans la littérature moderne se trouve dans les écrits
de Bergson lorsqu‟il se base lui-même sur les paradoxes de Zénon. Ici, nous sommes encore dans le
chapitre sur le sāṁkhya, sujet où le dualisme est considéré comme allant de soi, par conséquent, le
paradoxe est tout à fait normal. En clair, ce qu‟il dit c‟est que le contemplatif vit dans un monde qui lui
est propre et qui est la contrepartie du monde dans lequel vit le reste de la création. Il y a une relation
ambivalente et réciproque entre eux deux, et cette relation est présentée ici en une étroite juxtaposition
afin d‟être résolue de manière plus unitive et en termes plus généraux, comme ce sera le cas à la stance
suivante et à d‟autres endroits.

[70] āpūryamāṇam acala-pratiṣṭaṁ


samudram āpaḥ praviśanti yadvat│
tadvat kāmā yaṁ praviśanti sarve
sa śāntim āpnoti na kāma-kāmī║

«Se remplissant encore, tout en étant ferme dans l‟immobilité, l‟océan demeure; il en est de même
pour celui en qui entrent tous les intérêts, il atteint la paix, pas celui qui court après les désirs. »

Il vaut mieux ne pas analyser cette sublime rhapsodie associée au flou de la comparaison donnée dans
cette stance. D‟ordinaire, on ne considère pas que l‟océan demeure immobile, ni qu‟il se rempli. Sa
plénitude et son immuabilité globale sont ici comparées à l‟état d‟esprit du yogi. Celui-ci n‟est pas
un kāma-kāmī (celui qui désire des objets désirables). Toutes les valeurs relatives ne sont que de la
petite monnaie comparée à la pièce d‟or de l‟Absolutisme que figure sa plénitude.

[71] vihāya kāmān yaḥ sarvān


punāṁś carati niḥspṛhaḥ│
nirmano nirahaṅkāraḥ
sa śāntim adhigacchati║

«L‟homme qui, ayant abandonné tout attachement, bouge sans avoir de désir, sans posséder quoique
ce soit et sans égoïsme, (cet homme) va vers la paix. »

[72] eṣā brāmī sthitiḥ pārtha


naināṁ prāpya vimuhyati│
sthitvāsyām anta-kāle ‘pi
brahma-nirvāṇam ṛcchati║

« C‟est l‟état d‟existence dans l‟Absolu (Brahman), O Pārtha (Arjuna), celui qui l‟atteint ne souffre
plus de l‟illusion. Y étant établi aux tout derniers moments de sa vie, il atteint cet ultime stade de pure
existence (nirvāṇa) dans l‟Absolu (Brahman). »

120
Ces stances qui forment la conclusion servent à indiquer les points culminants du raisonnement
contemplatif.

A côté du trio déjà mentionné à la stance 56, rāga-bhaya-krodha (passion, crainte, colère), il y a un
sens du « je » et du « mien » dont dépend la relation avec les objets extérieurs; l‟attraction ou la
répulsion vis-à-vis de ces objets suscite ces trois autres (sentiments). Faîtes la comparaison avec la triple
porte de l‟enfer mentionnée au XVI, 21. Ces vices y atteignent un degré supplémentaire d‟objectivité.
Ainsi, l‟égocentrisme est la cause profonde et le premier ennemi de la contemplation, que ce soit dans
ce chapitre ou même au chapitre XVI. Il est à la base de la relation possessive, qu‟elle soit personnelle,
idéologique ou objective.

Lorsque la raison fonctionne sans aucune trace de cet égotisme, alors on peut dire qu‟elle fonctionne
d‟une manière conforme à l‟Absolu. Voilà ce que l‟on appelle brāmī sthitiḥ (l‟état Ŕ du raisonnement-
conforme à l‟Absolu, ou qui s‟accorde avec Lui).

Ce type de raisonnement en harmonie avec l‟Absolu, s‟il peut être préservé sans qu‟il soit affecté,
même au moment où un homme se trouve face à la mort, le rend apte à la brahmavidyā (la science de
l‟Absolu) ou libération finale ou absolue, ou désengagement, que l‟on appelle ici brahma-nirvāṇa et
qui rappelle beaucoup le nirvāṇa bouddhiste. Ceci est aussi en accord avec la science de ce chapitre
sur le rationnel, chapitre qui donne entièrement la primauté à la buddhi (raison pure).

(Page 174) ity śrῑmad bhagavadgῑtāsupaniṣatsu brahmavidyāyām


yogaśastre śrῑkṛṣṇārjuna samvāde
sāṁkhyayogo nāma dvitῑyo ‘dhyāyaḥ ||

«Ainsi s‟achève dans les Upaniṣads des chants de Dieu, dans la Science de la Sagesse de l‟Absolu,
dans le Dialogue entre Śrῑ Kṛṣṇa et Arjuna, le deuxième chapitre intitulé „Raisonnement Unitif‟. »

121
122
CHAPITRE III

LA VOIE DE L’ACTION UNITIVE

Karma-Yoga

(Page 175) Ce chapitre traite du Karma-Yoga (Voie Unitive d‟Action). De peur que, sans savoir ce
qu‟est la doctrine finale de la Gῑtā, les lecteurs traitent le problème avec désinvolture et qu‟ils mêlent
le caractère nécessaire de l‟action au caractère contingent de la sagesse Ŕ confusion à laquelle la
référence au karma (action) du chapitre précédent peut avoir contribué Ŕ ici à la stance I, Vyāsa fait en
sorte qu‟Arjuna pose la question de manière très directe, en allant même jusqu‟au point de suggérer
que Kṛṣṇa avait à dessein essayé de l‟embrouiller sur la relative supériorité de l‟action ou de la
sagesse.

Sāṁkhya (rationalisme), yoga (discipline unitive) et samnyāsa (renonciation) sont tous les trois
introduits dans la discussion, et chacun d‟entre eux doit être compris en relation avec le contexte. Dans
le sāṁkhya le yoga n‟est pas entendu dans le sens où on le comprend d‟ordinaire. Ni non plus la raison
lorsqu‟elle est présentée en fonction de la méthode unitive des écoles de yoga antérieures à la Gῑtā.
Karma et yoga vont plus naturellement ensemble lorsqu‟ils se réfèrent à une vraie discipline, comme
c‟est le cas avec Pataῆjali. Mais comme nous l‟avons vu, le yoga de la Gῑtā ne se limite pas
simplement au yoga de Pataῆjali. Dans ce chapitre, sāṁkhya et yoga sont tous deux réévalués et
reformulés par la Gῑtā (en référence au karma qui est impliqué dans l‟un et l‟autre).

Samnyāsa (renonciation) et siddhis (accomplissements) sont incidemment introduits en ce qu‟ils sont


les produits de l‟une ou l‟autre de ces disciplines. Mais, comme cela est indiqué dans la dernière stance
de ce chapitre, tous aboutissent conjointement à un homme qui est capable de restreindre le Soi par le
Soi tout en laissant les forces nécessaires à la vie se dépenser à l‟extérieur et de les considérer comme
les contreparties de la vie, comme l‟inévitable fumée qui entoure une lampe, exemple suggéré au III,
38. Ce qui ne peut pas être guéri doit être enduré. Ce qui est nécessaire doit être autorisé, et, que ce
soit nécessaire ou non, des actions comme le fait de respirer doivent continuer pour tout le monde.
Plus les actions sont fondamentales, moins il y a de choix.

(Page 176) Ici, la principale leçon ce n‟est pas l‟omission du nécessaire ou de l‟inévitable, mais c‟est
la confrontation des nécessités ou inclinations de chacun unitivement.

Ce serait une erreur capitale de croire que, étant donné son titre, ce chapitre prêche une quelconque
théorie de l‟action ou « de l‟énergisme » . Une telle erreur ne peut qu‟être due aux vœux pieux de
1

ceux qui mélangent confusément les aspects nécessaires et les aspects contingents de l‟action que ce
même chapitre a l‟intention de clarifier.
1
Nous empruntons ce mot à la Gita Rahasya ou Karma-Yoga Śāstra de Gangadhar Tilak, traduit par B. S. Sukthankar, 1935,
d‟où nous extrayons le passage suivant: « En bref, il est parfaitement clair que la leçon qu‟il convient de tirer ici serait
l‟Energisme (pravṛtti) et que, comme tous les autres éléments ne font que supporter l‟Energisme, c'est-à-dire qu‟ils lui sont
tous auxiliaires, la teneur de la religion de la Gita doit aussi être de soutenir l‟Energisme, c'est-à-dire de soutenir l‟action. »
(Vol. I, pp. 37-8).

Un tel point de vue ne serait pas plus absurde que de dire que la Gītā enseigne une théorie sur la saine
façon de respirer, ou qu‟elle fasse de la respiration un droit impératif, au lieu d‟enseigner que bien
respirer est nécessaire à la vie, tout simplement parce que cela est sain et naturel. La Gītā autorise
l‟action uniquement parce qu‟elle est un mal nécessaire.

Cette distinction est délicate mais elle est d‟importance vitale pour bien comprendre la doctrine de la
Gītā et pour éviter que la Gītā soit détournée par des personnes intéressées, que ce soit des dictateurs
ou des charlatans.

123
[1] arjuna uvāca│
jyāyasī cet karmaṇas te
matā buddhir janārdana│
tat kiṁ karmaṇi ghore māṁ
niyojayasi keśava║

«Arjuna dit:
Si tu es de l‟opinion, O Janārdana (Kṛṣṇa) que la raison est supérieure à l‟action, alors pourquoi
m‟enjoins-tu de faire une effroyable action, O Keśava (Kṛṣṇa) ? »

[2] vyāmiśreṇeva vākyena


buddhiṁ mohayasīva me│
tad ekaṁ vada niścitya
yena śreyo ‘ham āpnuyām║

(Page 177) «Par des paroles qui paraissent embrouillées, il semblerait que tu veuilles perturber mon
raisonnement: Dis-moi, après en avoir décidé, quelle est cette unique manière qui me permettrait
d‟obtenir des mérites. »

Faire la guerre est considéré comme ghora (terrible, cruel, effroyable). La vie a des aspects flexibles et
tendres tout autant que des aspects qui sont comme les cornes ou les griffes d‟une bête. Les aspects
cornés sont extérieurs à la vie. Dans la vie humaine la guerre se rapporte à un domaine d‟action où la
pire cruauté devient juste. Cette dureté concerne l‟action en général, peut-être sous des formes plus
légères que celles de la guerre. En société la vie compétitive est une sorte de loi du plus fort qui laisse
quelque part sa trace de cruauté, sous forme d‟une pauvreté qui constitue le « rebut » de toutes les
sociétés où qu‟elles soient. Les pauvres sont les « laissés pour compte » qui ne pouvaient pas faire
mieux. Toutes les formes de karma (action), y compris le ritualisme religieux au sens ordinaire, en ce
qu‟elles appartiennent au côté nécessaire de la vie, sont condamnées par la Gītā, et tout spécialement
dans ce chapitre aux stances 38-39 où elle est désignée comme l‟éternel ennemi du sage.

A la lumière de ce qui vient d‟être dit, il est presqu‟ironique de constater l‟interprétation passablement
opposée, à savoir que la Gītā enseignerait que le devoir impératif de tuer est prescrit
au kṣatriya (Guerrier). Ne serait-ce que dire que la Gītā fait obligation de pratiquer parallèlement la
sagesse et l‟action (jῆāna-karma-samūcchaya) a été suffisamment et assez efficacement réfuté par
Śaṅkara dans sa Gita Bhāśya.

Si nous pouvions saisir la simple différence qu‟il y a entre l‟action permissive et nécessaire Ŕ bien
qu‟elle soit considérée comme un mal - d‟un côté, et l‟absence de toute obligation et la nature
contingente d‟une sagesse qui est libre Ŕ qui pourrait ne rien avoir d‟obligatoire Ŕ de l‟autre, alors on
comprendrait la différence subtile, que l‟on cherche à expliquer dans ce chapitre, entre jῆāna (sagesse)
et karma (action), différence qui est sous-entendue dans beaucoup d‟autres.

Kṛṣṇa n‟a pas vraiment de réponse à la question d‟Arjuna, si ce n‟est en soulignant que la guerre est un
mal qui peut difficilement être évité.

Le mot śreyas (spiritualité supérieure) indique qu‟Arjuna parle d‟avantage en tant qu‟aspirant ou
disciple qu‟en tant que guerrier perplexe.

Au fur et à mesure que nous avançons dans la Gītā il nous faut remarquer, au moins jusqu‟au chapitre
IX, que les procédés des réalités utilisées dans les premiers chapitres sont rejetés l‟un après l‟autre.
Même l‟ennemi de ce chapitre n‟est pas une armée d‟hommes, mais simplement un ennemi qui prend
la forme d‟un désir difficile à surmonter sans l‟attitude positive d‟un combattant (voir III, 43).

124
(Page 178) A la stance 2 Arjuna insiste pour n‟obtenir qu‟un seul avis final et non pas les nombreuses
théoeies, ou solutions, que même certaines personnes érudites pensent que la Gītā enseigne. C‟est
devenu une banalité, ou une mode, de dire qu‟un homme peut en extraire l‟enseignement qu‟il désire
quel qu‟il soit, comme si cela était un compliment à l‟égard de cette œuvre qui se dit être
un śāstra (une science exacte) à la fin de chaque chapitre. Ce serait comme considérer ce texte
scientifique comme s‟il s‟agissait d‟un livre de présages que l‟on utilise à des fins de divination.
Arjuna insiste pour obtenir un enseignement précis, il semble même reprocher à Kṛṣṇa son
imprécision, ce qui justifiera qu‟en retour il soit reproché plus tard à Arjuna de ne pas faire confiance
(IX, 1).

śrī bhagavān uvāca


[3] loke ‘smin dvi-vidhā niṣṭhā
purā proktā mayānagha│
jῆāna-yogena sāṅkhyānāṁ
karma-yogena yoginām║

«Kṛṣṇa dit :
Il y a deux sortes de disciplines dans ce monde, comme Moi je l‟ai déclaré dans les temps anciens, O
toi Le Sans-Péché (Arjuna), celle de la voie unitive de la sagesse (jῆāna-yoga) des sāṁkhyas et celle
de la voie unitive de l‟action (karma-yoga) des yogis. »

De nombreuses vaines discussions se sont accumulées autour de la signification de cette stance qui
parle de jῆāna (sagesse) et karma (action). Cependant, la plupart des commentateurs passent à côté
d‟un détail. Ce ne sont pas la sagesse et l‟action qui sont mises en opposition ici; c‟est le yoga donnant
la primauté à la sagesse qui est comparé au yoga donnant la primauté à l‟action. Ces deux anciennes et
respectables traditions ont existé côte à côte implicitement ou explicitement depuis les temps
immémoriaux. Même les Upaniṣads font référence au sāṁkhya (par exemple, Śvetāsvatara Upaniṣad,
VI, 13), et Prof. Max Müller fait remarquer à juste titre que Bṛhaspati Ŕ auteur de deux des premiers
hymnes védiques (X, 71-72)- appartenait à une école rationaliste qui ressemblait indéniablement au
sāṁkhya, comme s‟il y était apparenté, ce qui fait ainsi remonter toute la tradition du sāṁkhya jusqu‟à
la plus haute antiquité.1 (Page 179) Il fait aussi remonter le sāṁkhya jusqu‟au Tattva-samāsa2 où on
trouve sa première formulation, texte qui est même très antérieure aux Śūtras de Kapila. De la même
façon le ritualisme peut être considéré comme étant bien plus ancien que les Pūrva Mimāṁsa
Śūtras de Jaimini.

1
pp. 93 et seq. Vol. I, The Six Systems of Indian Philosophy by Max Müller (Susil Gupta, Calcutta, 1952).

2
pp. 10-11 et 28 et seq. Vol. III, ibid.

Quand Kṛṣṇa dit mayā (par Moi) en faisant allusion à ses anciennes écoles de pensée, ce qu‟il veut dire
c‟est que ces tendances sont naturelles à l‟homme et que l‟on doit les considérer en regard de l‟Eternel
ou de l‟Absolu, en ce qu‟elles appartiennent à la nature humaine en tant que telle.

La méthode ou traitement du yoga réfléchi utilisé dans la Gītā est une réévaluation des deux courants
du sāṁkhya et du yoga qui ont existé côte à côte. A partir de ce chapitre, leurs spécificités tendent à se
mêler l‟une à l‟autre jusqu‟à ce qu‟au V, 4-5 toute distinction soit abolie, que ce soit au sens
méthodologique ou au sens doctrinal. La méthode unitive du yoga est mise en pratique, non seulement
pour chacune des parties constituantes de jῆāna (sagesse) et karma (action), mais aussi pour
jῆāna et karma pris dans leur ensemble. Ceci est une particularité de la méthode de traitement à
laquelle nous avons déjà fait référence au chapitre II. Sāṁkhya et yoga y étaient traités de la même
façon que jῆāna et karma sont traités ici.

Kṛṣṇa ne parle pas en tant que personnage historique, mais en tant qu‟il représente l‟Absolu
intemporel, et ce point sera davantage clarifié au début du chapitre IV, 4-5. Considérer Kṛṣṇa comme

125
l‟historique avatār (incarnation de dieu) d‟une certaine époque est contraire à l‟esprit de la Gītā,
comme nous le verrons au IV, 7-8. Pour la compréhension de la Gītā cette approche historique a été
une abondante source de confusion. Abuser de ses implications symboliques est aussi une autre erreur
qu‟il faut également éviter.

[4] na karmaṇām anārambhān


naiṣkarmyaṁ puruṣo ‘śnute│
na ca sannyasanād eva
siddhiṁ samadhigacchati║

« En s'abstenant d'initier des activités, une personne ne parvient pas à transcender l‟action
(naiṣkarmya), de même on ne peut pas atteindre la perfection par la seule renonciation. »

(Page 180) Ici, deux concepts apparemment nouveaux sont tout à coup catapultés sur le lecteur, à
savoir samnyāsa (renonciation) et siddhi (accomplissement). Nous sommes habitués aux siddhis dans
le contexte du yoga et au samnyāsa dans le contexte des ouvrages rituels. Naiṣkarmya nous est aussi
familier en tant que siddhi (accomplissement) d‟un samnyāsin (renonçant). Dans cette stance les fins
et les moyens sont imbriqués de façon spéciale, et il faut désemmêler les têtes et les queues avant de
pouvoir en comprendre le sens. Dans l‟une des paires éviter le travail est une fin et la renonciation en
est le moyen, alors que dans l‟autre paire les accomplissements sont la fin et l‟action le moyen.

Que ce soit dans le contexte du yoga ou du sāṁkhya, l‟homme cherche à transcender la servitude de la
nécessité, et cette stance est là pour nous dire que le moyen séparé de sa fin ou la fin séparé de son
moyen, considérés dans la dualité, ne mènent à rien. Les fins et les moyens doivent être reliés de façon
organique ou unitive, grâce à une méthode, ou discipline, intuitive ou vivante. Comme la Gītā va
l‟expliquer, toutes les disciplines ont en commun un certain dévouement à l‟Absolu.

Un simple détachement de son travail peut s‟obtenir avec de l‟entêtement, et le simple samnyāsa où
l‟on se rase la tête peut être aussi stérile que le figuier de la bible, dépourvu de toute valeur humaine.
Le mot aśnute (prendre plaisir) montre que c‟est d‟une valeur humaine dont il est question ici. Le
mot siddhi (accomplissement) doit aussi être interprété de la même manière. La sagesse stérile ne
mène nulle part. Nous verrons plus clairement les subtiles implications de cette stance lorsque nous
atteindrons le début du chapitre XVIII où ce sujet sera discuté aux stances 4-12.

Le progrès spirituel ne doit pas être conçu in vacuo, ou avec des déséquilibres, comme par exemple
entre les moyens et les fins.

[5] na hi kaścit kṣaṇam api


jātu tiṣṭhaty akarmakṛt│
kāryate hy avaśaḥ karma
sarvaḥ prakṛti-jair guṇaiḥ║
« Ne serait-ce que pour un seul instant, on ne peut jamais demeurer sans être engagé dans aucune
action. En vertu des modalités (guṇas) issues de la nature, (nous sommes) tous faits pour nous engager
dans l‟action inexorablement. »

Ici il s‟agit du caractère nécessaire de l‟action. Cette stance est suffisamment claire et il n‟est pas utile
de la commenter, si ce n‟est pour remarquer que la force qui motive l‟action est la propension naturelle
(guṇa) à chaque type de personne, et que ses trois modes seront davantage détaillés dans le chapitre
XVIII.

(Page 181) [6] karmendriyāṇi saṁyamya


ya āste manasā smaran│
indriyārthān vimūḍhātmā
mithyācāraḥ sa ucyate║

126
«On dit de celui qui est assis en contrôlant les organes d‟activité tout en ruminant mentalement sur des
objets d‟intérêt sensuel, que cette âme perdue a une conduite simulée ».

[7] yas tv indriyāṇi manasā


niyamyārabhate ‘rjuna│
karmendriyaiḥ karma-yogam
asaktaḥ sa viśiṣyate║

«Par contre, celui qui grâce à l‟aide du mental garde ses sens sous contrôle, et qui ensuite, alors qu‟il
est encore détaché s‟engage dans l‟activité unitive (karma-yoga), celui-là excelle. »

Ces deux stances sont complémentaires. La pression de la nécessité ne peut être étouffée. Rendre à la
nécessité la place qui lui est due, sans essayer de mettre la charrue avant les bœufs, voilà ce qui est
recommandé.

Ici, le mithyācāraḥ (celui qui a une conduite artificielle, simulée), abusivement traduit par
« hypocrite », désigne simplement quelqu‟un qui tombe dans l‟erreur d‟essayer de supprimer l‟activité
nécessaire. A la place, on devrait essayer de donner une orientation nouvelle ou spirituelle à l‟activité
nécessaire. La méthode pour se faire est donnée à la stance 7.

Le mental, qui est plus enraciné que les organes d‟action, et où l‟on peut dire que toute action demeure
sous la forme potentielle d‟un devenir avant de se concrétiser, doit être utilisé en premier lieu comme
instrument de contrôle des organes des sens et pour les faire se replier à l‟intérieur. Une telle
réorientation laisse la place, et donne toute sa portée à un nouvel ensemble d‟activités qui vont de la
forme instinctive de la conscience de soi à sa forme la plus sublime, jusqu‟à ce que le Soi se repose en
lui-même, inactif. Ce dernier stade est celui du parfait contemplatif.

Le mot ārabhate (commence) indique comment s‟initie un nouvel ensemble d‟actions. Contrôler les
sens n‟est pas la même chose que supprimer toute activité. (Page 182) Les actions doivent être
sublimées à la lumière de la contemplation, mais elles ne doivent pas être réprimées. Les organes
d‟actions doivent être utilisés d‟une façon qui est révisée et qui s‟accorde avec la discipline du yoga au
sens où on l‟entend dans ce chapitre.

Le mot niyamyā (ayant contrôlé) sert à montrer clairement que les freins internes sont mis en œuvre en
premier et non après que l‟impulsion ait été donnée à l‟action. Le flux des pulsions est d‟ordre inverse,
il ne s‟agit pas de les arrêter ni de les supprimer, comme cela a déjà été également indiqué au II, 64 et
II, 70. Le yogi est intérieurement actif grâce au bhāvanā (intuition créatrice) comme cela est spécifié
au II, 66, et sa nature introvertie a été davantage clarifiée au II, 69.

[8] niyataṁ kuru karma tvaṁ


karma jyāyo hy akarmaṇaḥ│
śarīra yātrāpi ca te
na prasiddhyed akarmaṇaḥ║

«Engage-toi dans l‟action qui est nécessaire; en effet, l‟activité vaut mieux que l‟absence d‟activité et
même la vie corporelle qui est la tienne ne s‟épanouirait pas de façon satisfaisante si tu t‟abstenais
d‟agir. »

Ici on précise davantage la nécessité et l‟inévitabilité de l‟action, même au point de vue de la


physiologie. Cependant, à la première ligne, il nous faut remarquer que l‟action est
dite jyāyaḥ (supérieure) à la seule inaction, et non pas à la sagesse qui en était la contrepartie à la
stance 3. Commettre l‟erreur de croire qu‟ici l‟inaction concerne un sage et que l‟enseignement de la
Gītā va jusqu‟à dénigrer la sagesse, est une sorte d‟erreur dans laquelle tombent beaucoup de gens. Ce

127
qui est recommandé ici, c‟est une échelle progressive d‟activités qui mènent à la sagesse, et non pas la
simple vacuité de l‟inaction.

Contrairement à ce que l‟on a si souvent cru, le mot niyatam (qui par sa propre nature lie
nécessairement) concerne les actions pour lesquelles il n‟y a aucune option possible, et non pas
quelque conséquence précise des préceptes écrits (au sens où ils sont compris au II, 43). Même les
préceptes écrits, mais seulement dans la mesure où ils sont inévitables, sont naturels et doivent être
exécutés, le fait qu‟ils soient mentionnés dans les écritures n‟excluant pas pour autant qu‟ils soient mis
en pratique.

Même le métabolisme physique dépend d‟une certaine forme d‟action. Ici, c‟est dans son sens le plus
global que l‟action doit être comprise.

COMMENTAIRE D‟INTRODUCTION AUX STANCES 9 Ŕ 17

(Page 183) Il faut que celui qui étudie la Gītā ait une idée précise du mot karma (action) tel qu‟il est
employé dans ces stances 9 à 17. Ces stances examinent de près le sujet du karma (action) tel qu‟on le
conçoit dans le contexte rituel du agnihotra (offrande au feu). Pour un esprit indien, karma (action)
suggère en premier lieu une action rituelle que ce soit pour un culte aux ancêtres ou aux dieux (devās).
Le culte aux ancêtres, en ce que, dans la réévaluation de la Gītā, il constitue maintenant le pūrva-
pakṣa (côté de l‟ancien sceptique) ordinaire, a déjà été mentionné par le disciple Arjuna et
indirectement condamné comme étant non-aryen au II, 2. En offrant des sacrifices par le feu, le
ritualisme aryen proprement dit a pour but de plaire à Indra et à d‟autres dieux (devās) pour se les
rendre favorables. Bien que le mot karma recouvre toutes les activités, ici on attire l‟attention plus
particulièrement sur le rituel du sacrifice. Ce n‟est que normal. (Karma fait également allusion à la
question de savoir comment les actions passées affectent le futur ou la destinée de celui qui les a
commises. Cette „théorie‟ du karma ou action fait référence à cette relation qu‟il y a dans la vie d‟un
individu entre le passé et le futur, et la théorie de la réincarnation s‟inscrit dans la théorie du karma
comme corolaire, tous (ces karmas) doivent être différenciés et non pas confondus avec le karma rituel
dont il est question ici.)

Nous devons remarquer que, même si cette section traite de l‟action rituelle, elle le fait côte à côte et
en opposition aux aspects nécessaire et obligatoires ou même biologiques du karma (action). La
question du niṣkāma-karma (action désintéressée) a déjà été étudiée au cours des précédents
commentaires sur le sāṁkhya, et elle n‟est pas soulevée ici, car l‟action désintéressée concerne le
traitement non-dualiste des fins et des moyens, c‟est un sujet théorique. Dans le chapitre présent nous
avons à faire plus directement au réel.

De nombreux écrivains considèrent trop facilement que le karma-yoga (action unitive) est synonyme
de la théorie du niṣkāma-karma (action désintéressée). En outre, les questions de service social ou de
devoir qui ont un caractère obligatoire sortent du cadre du karma-yoga (action unitive) tel qu‟on le
comprend dans ce chapitre. Tous les iṣṭā-pūrta-karmanaḥ (actions impliquant un devoir religieux ou
des actes pieux, de l‟étude des écritures à la plantation d‟arbres, etc.) sortent aussi du cadre du karma-
yoga (action unitive) au sens propre qui est le sien dans le Védānta.

La Gītā étant essentiellement un texte védāntique ne donne pas la priorité aux obligations sociales,
même sous forme de service à certaines parties de la population. (Page 184) L‟action est perçue dans
son sens le plus global en ce qu‟elle a un caractère qui enchaîne l‟humanité entière. L‟arbre Aśvattha
(XV, 1-3) a des rameaux qui se déploient vers le haut et vers le bas dans le monde des hommes et que
l‟on décrit comme ayant karmānubandhīni (des conséquences qui relient par l‟action). L‟action
nécessaire attache l‟humanité entière. En premier lieu il convient d‟établir une distinction entre
l‟action libre ou dépendante (contingent) et la masse générale des actions humaines prises dans leur
ensemble. C‟est ce que l‟on tente de faire ici à la stance 9. L‟action libre se conforme au modèle connu
dans la catégorie du yajῆa (sacrifice) comme indiqué ici à la stance 10. D‟autres espèces d‟actions

128
possibles sont mentionnées au IV, 16-18. Le karma-yoga (action unitive) de ce chapitre consiste à
traiter les aspects nécessaires et dépendants (contingent) de l‟action de manière à éliminer tous résidus
de péché ou de mal, de façon à ce qu‟il y ait un équilibrage ou une harmonie.

Dans la mentalité indienne, l‟action pure, libre ou contingente résulte de la simple action nécessaire
qui prend la forme d‟un culte et qui appartient naturellement au contexte du sacrifice rituel; ceci
justifie les références qui s‟échelonnent de (1) Prajāpati (le Seigneur des créatures) ici à la stance 10,
aux (2) devās (dieux) de la stance 11, au (3) sacrifice par le feu de la stance 13, à (4) Brahma à la
stance 15, puis à (5) la roue cosmologique et psychologique de la stance 16, qui sont toutes données
dans un ordre croissant de valeur ou de supériorité et qui culminent dans la référence au «Soi satisfait
par le Soi » de la stance 17.

Ceci fait suite à une suite graduée qui est conforme à la cosmologie et à l‟épistémologie du Védānta, et
qui s‟échelonne de la création jusqu‟à la réalisation de Soi. Cette série de stances suggère une secrète
doctrine mystique, et celle-ci a été une profuse cause de différences entre des vedāntins tels que
Śaṅkara, Rāmānuja et Madhvā, la dualité entre prajāḥ (descendance) et yajῆāḥ (sacrifices) ayant été
résolue de différentes manières par ses grands ācāryas (maîtres).

En fait, en donnant la primauté au concept du Soi, à la stance 17, la Gītā résout la question de la
dualité en faisant finalement recours à la psychologie, même si la discussion commence de façon
cosmologique en impliquant inévitablement de la dualité. En fonction de ce qui peut le mieux servir
ses objectifs, chaque ācārya (maître), dans la mesure où il est plus intéressé par la théologie ou par la
religion que par la réalisation du Soi en tant que telle, a la liberté de faire découler sa propre doctrine
de n‟importe quel stade de la discussion qui se situe entre les extrêmes indiqués dans cette série de
stances 9-17.

Le concept d‟un Īśvara (Seigneur) qui est tout de même au-delà de māya (principe relativiste), ou le
concept d‟un Īśvara assujetti à māya, ou même d‟un Īśvara qui n‟a plus rien à voir avec le relativisme,
pourraient tous être légitimement et naturellement liés au sujet de cette section comme l‟ont fait en
effet Śaṅkara, Rāmānuja et Madhvā.

(Page 185) [9] yajῆārthāt karmano ‘nyatra


loko ‘yaṁ karma-bandhanaḥ│
tad-arthaṁ karma kaunteya
mukta-saṅgaḥ samācara║

«A part l‟activité à but sacrificiel, ce monde est enchaîné à l‟action. Même dans cette optique, engage-
toi dans le travail, O Kaunteya (Arjuna), libéré de tout attachement. »

Dans cette stance on peut distinguer deux formes d‟action: premièrement, cette action nécessaire ou
aliénante par laquelle on peut dire que ce monde entier est enchaîné; deuxièmement, cette sorte
d‟action qui est faîte avec l‟intention de faire un sacrifice, le sacrifice lui-même ayant un intérêt ou une
finalité secondaire qui, considéré en même temps que l‟action-même, détermine son caractère.

Cette seconde catégorie s‟approche de cette sorte d‟action que l‟on fait pour elle-même, qui est une fin
en elle-même, qui n‟est pas du tout utile, mais qui doit plutôt être comprise dans l‟idéal. Comme nous
l‟avons dit, ici la dualité entre les fins et les moyens est abolie. Cette dernière espèce d‟action est ce
que l‟on recommande dans ces stances, où l‟on prend un yajῆārtha (finalité du sacrifice) l‟un après
l‟autre, dans l‟ordre que l‟on a précisé ci-dessus. Dans la Gītā le sacrifice est conçu unitivement sans
qu‟il y ait de dualité entre les fins et les moyens comme cela est formulé en toute dernière analyse dans
la stance IV, 24, stance si fréquemment répétée. Cependant, dans la stance 17 de ce chapitre-ci à la
place du concept de Brahman (Absolu), c‟est le concept du Soi qui sert ce même objectif.

L‟expression mukta-saṅgaḥ (abandonnant l‟attachement) ne signifie pas que l‟on n‟ait pas du tout de
but. Une telle interprétation rentrerait en conflit avec tadartham (avec cet objectif). Dans chaque cas,

129
on doit s‟attacher au but qui appartient au contexte contemplatif concerné et rejeter les facteurs
externes, ou tiers, que l‟on pourrait appeler les valeurs « horizontales », et qui interfèrent avec la
bipolarité « verticale » conçue unitivement comme étant entre les fins et les moyens.

[10] saha-yajῆāḥ prajāḥ sṛṣṭvā


purovāca prajāpatiḥ│
anena prasaviṣyadhvam
eṣa vo ‘stv iṣṭa-kāma-dhuk║

(Page 186) « Dans les temps anciens, ayant créé les gens avec le sacrifice leur correspondant
(nécessairement), Prajāpati (le Seigneur des peuples) dit: « Par cela vous grandirez et vous vous
multiplierez: que ce soit pour vous la vache à lait de tous les désirs. »

Ici, le lait de l‟iṣṭa-kāma-dhuk (la vache répondant à tous les désirs) couvre l‟éventail complet de
toutes les valeurs humaines possibles de la plus ordinaire à la plus élevées. Ces valeurs aboutissent à
une synthèse entre les divers yajῆāḥ, ou actes purs, ou sacrifices, accomplis par le prajāḥ, ou peuple au
sens large. Dans la situation globale ou schéma principal dont il est question ici, le facteur directeur
impliqué est le pati, ou Seigneur, de tous les prajāḥ, ou peuples. Prajāpati (le Seigneur des peuples)
est l‟Absolu tel qu‟il est compris dans le contexte de la lignée humaine au sens où celle-ci croît et se
multiplie comme les grains de sable sur une plage ou comme les étoiles au ciel. Cette stance veut
établir la loi de toute vie comme devant être conçue sur un mode bipolaire. L‟action pure a sa
contrepartie dans sa pure finalité et la descendance a sa contrepartie dans
son pati (Seigneur). Prajāḥ (gens ou descendance) et pati (Seigneur) forment ensemble l‟Être Absolu
dont on peut dire qu‟il ordonne tout. Par la vertu de l‟action pure, entre yajῆa (l‟acte pur ou acte de
sacrifice) et le praja ou descendance tous les bénéfices possibles profitent à l‟homme, de même
qu‟entre l‟homme et l‟Absolu.

Remarquez que yajῆāḥ (sacrifices) ne fait référence à aucune forme de sacrifice rituel en particulier,
mais à tous les actes purs qui sont corrects et qui appartiennent aux individus, que ce soit dans le
contexte Brahmanique ou dans le cadre de toute autre religion. Selon son propre background, chaque
homme a un pur acte de sacrifice qui lui est propre et qui appartient à son propre milieu naturel.

[11] devān bhāvayatānena


te devā bhāvayantu vaḥ│
parasparaṁ bhāvayantaḥ
śreyaḥ param avāpsyatha║

« Par cela, vous gratifiez les dieux (devās), et eux, les dieux, vous gratifient; vous gratifiant ainsi
réciproquement vous atteindrez le mérite suprême. »

(Page 187) La dualité entre prajāḥ (gens) et yajῆāḥ (sacrifices), traités comme des contreparties à la
stance 10, est davantage explicitée ici où les contreparties sont les devās (glorieux dieux) et vaḥ (vous,
pluriel). C‟est toujours Prajāpati qui parle, et la relation bipolaire ambivalente qui est établie entre des
contreparties correctement mises côte à côte.

Le bien suprême résulte de la synthèse ou de l‟interaction entre les dieux et les gens considérés au
pluriel. Cependant il ne faut voir ici aucune trace de polythéisme, les deux contreparties étant
simplement destinées à être neutralisées en fonction du param (suprême) bien qui en découle et qui est
la valeur unitive Absolue. Brahman (l‟Absolu) est avant tout une valeur et non une entité monothéiste
ni même moniste, comme cela a souvent été compris par les professeurs et les théologiens du monde
chrétien qui aimeraient, avec bienveillance peut-être, concéder aux écrivains païens ce respectable
statut; statut qui, selon eux, n‟appartient qu‟aux religions ou aux cultures civilisées dans le sens où ils
l‟entendent. Mais le Védānta est fait pour être libre de tous « ismes » doctrinaux, de quelques sortes
que ce soit.

130
Le mot parasparam (l‟un l‟autre) est une déclaration remarquable par ce qu‟elle implique. Les dieux
sont tout aussi impuissants que les hommes. Il y a ce passage remarquable dans la Bṛhadāraṇyaka
Upaniṣad (I. iv, 10): « En vérité, en effet, de la même façon que de nombreux animaux servent
l‟homme, de la même façon chaque individu sert les dieux. Si l‟on enlève à l‟homme ne serait-ce
qu‟un animal, cela le tourmente. Qu‟est-ce alors si l‟on en prend beaucoup? C‟est pourquoi il ne plait
pas aux dieux que les hommes sachent cela (à savoir que „Je suis l‟Absolu‟).» Ou, pour l‟exprimer à la
façon du Kural des Tamils, les dieux périraient s‟il n‟y avait pas de pluie, parce qu‟il n‟y aurait pas de
nourriture avec laquelle on pourrait leur rendre un culte. (Tiru-k-kural, 18).

[12] iṣṭān bhogān hi vo devā


dāsyante yajῆa-bhāvitāḥ│
tair dattān apradāyaibhyo
yo bhuṅkte stena eva saḥ║

« Ces dieux vous accorderont tous les plaisirs que vous désirez: celui qui mange ce qui lui est donné
sans le leur rendre à son tour, est assurément un voleur. »

C‟est toujours Prajāpati qui parle, et les multiples dieux mentionnés dans cette stance ne sont que des
personnages supplémentaires accessoires introduits ici à la seule fin de soutenir la discussion. (Page
188) Cette stance détaille l‟opinion qui avait été donnée dans la stance précédente, en ajoutant que
celui qui a une conduite unilatérale est un « voleur » car il ne reconnait pas la bipolarité implicite à
cette situation. A la stance III, 16, il est appelé aghāyur (celui qui commet des péchés dans sa vie).
Lorsqu‟un homme ne pense qu‟à lui sans avoir une seconde contrepartie d‟aucune sorte quelque part,
il ressemble à un boiteux sautillant sur une seule jambe. Une personne doit vivre pour une autre, ou
pour les autres en général. Quand la fortune lui sourit il doit l‟équilibrer avec une générosité
égalisatrice. Voici la simple leçon que l‟on doit tirer de cette stance. La question de la satisfaction que
l‟on donne aux dieux etc. est de l‟ordre de l‟embellissement littéraire.

[13] yajῆā-śiṣṭāśinaḥ santo


mucyante sarva-kilbiṣaiḥ│
bhuῆjate te tv aghaṁ pāpā
ye pacanty ātma- kāraṇāt║

« L‟homme bon qui mange les restes d‟un sacrifice est absout de toutes fautes: ceux qui, au contraire,
ne cuisinent (que) pour eux-mêmes, sont des pécheurs qui mange le péché (lui-même). »

Ici, il ne s‟agit plus de Prajāpati qui parle en direct, mais le même sujet continue en termes généraux.
Cette stance accentue le fléau de l‟unilatéralité dont il était question dans la stance précédente.
Reconnaître le principe du sacrifice en est l‟élément correcteur. Les pécheurs deviennent śantaḥ (le
bon) en reconnaissant ainsi le second pôle d‟intérêt humain représenté ici par le sacrifice. L‟homme
bon cuisine pour lui-même et pour au moins une autre personne. Ce dont il jouit en tant qu‟individu
est ce qui reste de ce dont les deux contreparties d‟une situation de sacrifice ont déjà conjointement
joui ensemble. C‟est dans ce sens qu‟il faut comprendre le mot śiṣṭa (reste). Son égoïsme, s‟il en a un,
est de se satisfaire de ce qu‟il reste de ce qui a été offert à un autre, ou pour le bien commun, ou à
Dieu, ou à l‟Absolu.

Réciproquement, la stance se poursuit en disant que, selon la subtile dialectique de la Gītā, le plaisir
unilatéral ou le fait de « se nourrir» du pécher en lui-même - qui signifie simplement quelque chose
qui n‟est pas bon - doit être compris comme une sorte de poison spirituel. Il y a ici une interaction de
valeurs opposées, et le lecteur ne doit pas la manquer.

(Page 189) [14] annād bhavanti bhūtāni


parjanyād anna-sambhavaḥ│

131
yajῆād bhavati parjanyo
yajῆaḥ karma-samudbhavaḥ║

«La nourriture est à l‟origine des êtres, et la nourriture provient de la pluie; le sacrifice a pour effet la
pluie et le sacrifice a son origine dans l‟action. »

Tel qu‟il est compris dans la dernière stance le sacrifice lui-même est le maillon d‟une chaîne qui a
une succession cyclique qui lui est propre et qui est mue par la roue invisible dont il est question à la
stance 16. On peut s‟attendre à ce qu‟un esprit moderne soit très peu convaincu par l‟image des
facteurs phénoménaux et psychologiques qui sont librement introduits ici pour maintenir la succession
cyclique des causes et des effets décrits avec tant de fantaisie dans cette stance. On parle du sacrifice
comme étant le principe qui fait la pluie. Encore une fois, le sacrifice est censé provenir de l‟action.
Ainsi, la pluie est indirectement reliée à l‟action. Mise à part la relation entre le sacrifice et la pluie,
tout le reste est clairement évident. Ici, le sacrifice est le facteur central de toute la discussion et si l‟on
débarrasse l‟idée de sacrifice de tout ce qui lui est extérieur, c‟est-à-dire les dieux d‟un côté et
les prajāḥ (gens) de l‟autre, et que l‟on enlève ce qui a été échafaudé par un Prajāpati et qui, comme
nous l‟avons dit, avait été utilisé à des fins littéraires, ce qu‟il reste est un élément divin au sens où le
sacrifice luiŔmême est le principe de l‟Absolu. En tant que tel c'est le médium de l'occasionnalisme tel
qu'il est compris dans la philosophie cartésienne.

Toutes les bonnes choses qui arrivent à l‟homme proviennent de l‟interaction de différents facteurs
opposés constituant ensemble ce qu‟on appelle le divin. Ainsi, le sacrifice est un lien entre l‟ici-bas et
l‟au-delà. Dans ce monde, nos actions nécessaires, lorsqu‟elles deviennent motivées par des raisons
toujours plus pures, atteignent une valeur qui va au-delà, et lorsqu‟elles sont traduites en termes de
bénéfice humain et de bonté, elles redescendent sur nous sous forme de bénéfices tels que la pluie
grâce à laquelle nous prospérons ainsi que toute vie. Ces deux mouvements pris ensemble aboutissent
à une valeur chance centrale qui représente Brahman (l‟Absolu) en tant que sacrifice. Ceci sera
davantage précisé à la stance suivante.

[15] karma brahmodbhavaṁ viddhi


brahmākṣara-samudbhavam│
tasmāt sarva-gataṁ brahma
nityaṁ yajῆe pratiṣṭhitam║

(Page 190) «saches que l‟action émane de Brahmā (dieu de la création) et que Brahma tire son
existence de l‟Impérissable (akṣara). Ainsi, l‟Absolu omniprésent (Brahman) est éternellement lié au
sacrifice. »

Cette stance traite de l‟action, non pas en termes de cosmologie, mais plutôt en termes de psychologie.
L‟action provient de Brahmā (dieu de la création) qui, en tant que dieu ou demiurge tire son origine de
ce qu‟on appelle ici l‟impérissable; l‟Impérissable est un autre mot pour ce qui caractérise
généralement para-Brahman (l‟Absolu suprême). Le sarva-gataṁ brahmā (l‟omniprésent dieu de la
création) n‟est ici ni positif ni négatif et, comme le pur acte de sacrifice, il faut considérer qu‟il
représente l‟Absolu dans sa neutralité.

Cette stance et la stance 14 comportent nécessairement une certaine dose de flou que l‟on peut éclairer
à la lumière d‟Upaniṣads telles que la Chāngogya et la Bṛhadāraṇyaka; dans cette dernière plus
particulièrement les sacrifices rituels sont réévalués en termes de sagesse unitive. Comment l‟âme
atteint-elle la lune et comment revient-elle grâce aux rayons du soleil, comment, lavée par les pluies,
elle nourrit les végétaux, rendant ainsi fécond l‟homme ou la femme, ceci est un langage mystique
délicatement tissé dont nous ne pouvons pas pénétrer les subtilités ici. Tout ce que nous voulons dire
en résumé c‟est que, dans le domaine de l‟action nécessaire, on considère que les valeurs humaines
éternelles conditionnent la vie humaine en général, et que ces valeurs forment un tout naturellement
interdépendant, qu‟elles soient considérées comme étant d‟ordre cosmologique ou psychologique.

132
Le mot nityam (éternel) suggère ici qu‟il y a un nitya-saṁbandha (lien éternel) entre les facteurs
phénoménaux mentionnés à la stance 14 et les facteurs divins mentionnés ici. La relation entre la pluie
et le sacrifice n‟est pas une relation causale, mais elle implique seulement que l‟un ne va pas sans
l‟autre dans le contexte de l‟action; dans ce chapitre c‟est l‟action qui est sujette à réévaluation.

[16] evaṁ pravartitaṁ cakraṁ


nānuvartayatīha yaḥ │
aghāyur indriyārāmo
moghaṁ pārtha sa jīvati║

«Celui qui ici-bas ne parvient pas à mener une vie qui soit conforme à la rotation d'une telle roue, est
un homme qui mène une vie de vices, (assurément), O Pārta (Arjuna), il vit en pure perte. »

(Page 191) Ce que la Gītā veut faire respecter, c‟est une vie en accord avec les Upaniṣads. Selon la
Gītā, lorsque les actions rituelles sont soumises à la réévaluation dont il est question dans les
Upaniṣads, la vie retrouve de nouveau de la valeur, elle n‟est plus unilatérale. La vie doit être vécue
en phase avec la cosmologie et la psychologie de l‟Absolu avant que la réalisation de Soi, au sens
entendu à la stance 17, puisse correctement prendre place là où l‟action est finalement transcendée.

Le mot iha (ici) nous ramène au monde de l‟action dans le moment présent, même si celui-ci reste
toujours considéré à la lumière de l‟éternel. Sinon la vie devient sans valeur ou vide comme le suggère
le mot mogham (vain).

[17] yas tv ātma-ratir eva syād


ātma-tṛptaś ca mānavaḥ│
ātmany eva ca santuṣṭas
tasya kāryaṁ na vidyate║

« Mais pour celui qui parvient à n‟être attaché qu‟au seul Soi et qui tire toute sa satisfaction du Soi,
pour un tel homme qui est également heureux dans le Soi en tant que tel, il n‟y a rien qu‟il doive
faire. »

Dans cette stance on reconnait à un homme la possibilité de se passer tout à fait de sacrifice ritualiste.
Un pur philosophe du sāṁkhya, par exemple, qui parvient à être directement établi dans la
connaissance du Soi, qui n‟est pas affilié au Védisme ni à tous les rituels qu‟il implique, est ici dégagé
de l‟obligation d‟effectuer tous les rituels, même s‟ils occupent une position élevée sur l‟échelle du
ritualisme réévalué qui est exposé ici.

[18] naiva tasya kṛtenārtho


nākṛteneha kaścana│
na cāsya sarva-bhūteṣu
kaścid artha-vyapāśrayaḥ║

« Vraiment, il ne tire aucun bénéfice du travail accompli, ni aucune conséquence du travail omis ici-
bas, et il n'y a pas non plus pour lui de dépendance eut égard à quoi que ce soit qui puisse provenir de
quelque créature que ce soit. »

(Page 192) Cette stance et la précédente semblent sortir du cadre du karma-yoga (action unitive) car
elles vantent un homme qui n‟a besoin d‟aucune activité quelle qu‟elle soit. La Gītā n‟est que trop
contente de reconnaître le statut spirituel supérieur d‟un homme qui peut réussir à transcender l‟action
par la simple connaissance de Soi.

[19] tasmād asaktaḥ satataṁ

133
kāryaṁ karma samācara│
asakto hy ācaran karma
param āpnoti pūruṣaḥ║

«C‟est pourquoi, restant toujours détaché, engages-toi dans des actions qui sont nécessaires; en effet,
en accomplissant des actions avec détachement, l‟homme atteint le suprême. »

L‟emploi du mot tasmāt (c‟est pourquoi) ne peut se trouver totalement justifié par le cas auquel les
deux stances précédentes font référence, celui d‟un homme qui n‟a pas besoin d‟agir. Son utilisation
ici ne peut se justifier que dans l‟hypothèse où les deux stances précédentes, pour faire digression, se
réfèrent à des exceptions à la règle.

La pression de la nécessité reste toujours active, même lorsqu‟un homme est établi dans la
connaissance du Soi. Dans sa vie, les actions nécessaires non-rituelles persistent. Comment les traiter,
c‟est l‟objet des stances qui suivent. Ce qui est suggéré ici, c‟est que le non-attachement est la clef qui
permet de transcender toutes les actions.

Contrairement à ce que l‟on croit souvent, le mot kāryam (ce qui doit être fait) indique le caractère
nécessaire de l‟action concernée et ne fait aucune allusion à un devoir religieux quel qu‟il soit.

[20] karmaṇaiva hi saṁsiddim


āsthitā janakādayaḥ│
loka- saṅgraham evāpi
sampaśyan kartum arhasi║

«Janaka et d‟autres comme lui atteignirent la perfection bien qu‟ils aient accompli des actes. Encore
une fois, en considérant à juste titre qu‟il faut également préserver l‟ordre du monde, tu dois agir. »

[21] yad yad ācarati śreṣṭhas


tat tad evetaro janaḥ│
sa yat pramāṇaṁ kurute
lokas tad anuvartate║

(Page 193) «Quelle que puisse-t-être la façon de vivre que puisse adopter un homme supérieur, c‟est
celle-ci que les autres personnes vont également (suivre). Le principe dont il pourrait faire son principe
directeur, c‟est également ce même principe selon lequel se comportera le monde. »

Ici on considère l‟action sous un angle différent. Elle doit être faite de manière à donner le bon
exemple aux autres. Selon la Gītā, l‟idéal d‟un sage qui a dépassé le besoin d‟être actif sera
probablement mal interprété, et en encourageant la simple paresse cela constituerait une menace pour
l‟ordre du monde. On cite en exemple le rājaṛṣi (roi clairvoyant) Janaka qui continue d‟œuvrer en tant
que roi. Sa sagesse le rend libre mais dans le même temps il continue (à agir) comme s‟il était tenu
d‟accomplir des devoirs normaux ou nécessaires. De même que la ciselure du cadre de lit n‟a rien à
voir avec la nature du sommeil de l‟homme allongé sur le lit, de la même façon le côté nécessaire de la
vie n‟interfère pas avec la sagesse. Pour un sage, il est facultatif de s‟engager ou non dans des activités
nécessaires. Un tel engagement est toujours considéré comme quelque chose d‟autorisé. Le cas de
Janaka est cité car sa sagesse n‟a aucunement pâti de sa royauté.

L‟expression loka-saṅgraham (préserver l‟ordre du monde) n‟implique aucun service social, elle
n‟implique pas non plus que des petits groupes ou des communautés œuvrent à élever celui-ci. Il fait
référence à un intérêt humain ou protection sociale dans le sens le plus complet et le plus global.
L‟allusion de la stance 21 à la nécessité de montrer le bon exemple aux personnes moins avancées est
un argument de bon sens, et cela va de pair avec l‟allusion à l‟honorabilité du II, 34-36; cet argument
peut être justifié en ce qu‟il correspond au réalisme qui est sous-entendu dans le rationalisme au II, 34-
36 et dans le pragmatisme de cette stance.

134
[22] na me pārthāsti kartavyaṁ
triṣu lokeṣu kiῆcana│
nānavāptam avāptavyaṁ
varta eva ca karmaṇi║

« Dans les trois mondes il n‟y a rien que je sois obligé de faire, O Pārtha (Arjuna), ni rien
d‟inaccompli qui doive-t-être accompli, et pourtant je reste toujours actif (par principe). »

[23] yadi hy ahaṁ na varteyaṁ


jātu karmaṇy atandritaḥ│
mama vartmānuvartante
manuṣyāḥ pārtha sarvaśaḥ║

(Page 194) «Si je ne demeurais pas actif (par principe), sans relâche, dans tous les domaines de la vie
les hommes m‟imiteraient, O Pārtha (Arjuna). »

[24] utsīdeyur ime lokā


na kuryāṁ karma ced aham│
saṅkarasya ca kartā syām
upahanyām imāḥ prajāḥ║

« Ces (divers) mondes (systèmes de valeur) tomberaient en décrépitude si je m‟abstenais d‟agir, et je


deviendrais celui qui amène une confusion grandissante (saṅkara), en réalité je tuerais des gens. »

Ces stances mettent en évidence le fait que, même s‟il représente le principe absolu, Kṛṣṇa, a à sa
façon un fort pouvoir sur les affaires des hommes. L‟Absolu n‟a rien à y gagner mais, en quelque
sorte, il exerce toujours une sorte de pression qui a pour effet d‟orienter les affaires humaines dans une
certaine direction.

A la stance 22, notez le mot varte (J‟existe) qui ne signifie pas que le principe Absolu est réellement
actif mais simplement que l‟on sent sa potentialité. Le même mot est répété à la stance 23. Ici encore
cela signifie que l‟Absolu prend une certaine part dans l‟élaboration des affaires humaines. Il n‟est pas
question d‟une action directe. Ce dont il s‟agit n‟est peut-être pas très différent de l‟effet produit par
un agent catalyseur en chimie. Au IV, 11, la seconde ligne de la présente stance 23 est répétée, mais en
sens inverse. Ici, il est question du danger que cela représenterait pour les hommes de prendre le
mauvais exemple sur Kṛṣṇa, si en tant qu‟Absolu celui-ci devait demeurer impuissant.

La nature du danger dont il est question est clarifiée à la stance 24. Si l‟Absolu n‟exerçait pas de
pression sur les affaires humaines cela conduirait au danger que l‟on appelle ici saṅkara (confusion).
Celui-ci ne fait pas particulièrement référence au varṇa-saṅkara (mélange des couleurs), mais aux
facteurs évolutifs-involutifs que l‟on connait dans la philosophie du Sāṁkhya, et dont la confusion
serait désastreuse pour l‟humanité dans son ensemble.

C‟est le principe actif impliqué dans l‟Absolu qui réconcilie sans cesse les contraires, qui les accorde
ensemble, et qui trouve une solution unique pour les (différentes) contreparties. Le processus ou courant
du devenir se perpétue ainsi sans discontinuité. Tout espace, ou tout vide, serait désastreux pour toute
la création et détruirait l‟humanité.

(Page 195) Qu‟il s‟agisse ici d‟une activité unique et massive semble évident à la lecture de passages
de la Gītā tels que le IX, 9-10, où il est clairement stipulé que l‟Absolu est simplement un témoin
passif face à l‟action.

135
Selon le Sāṁkhya, la création elle-même est causée par la rencontre ou la réconciliation de facteurs
réciproques tels que ceux qu‟il y a entre prakṛti (nature) et puruṣa (esprit). Lorsqu‟ils sont traités dans
l‟unité, ces deux facteurs aboutissent à la normalité dans la vie. Traités séparément ils mènent à la
mort. La première méthode est dynamique, la seconde est statique. Ainsi l‟Absolu est le principe
dynamique qui soutient la vie unitive et c‟est en cela que consiste la seule « activité » de l‟Absolu,
cette activité est à grande échelle. Il ne faudrait pas confondre cela avec le fait d‟être actif au sens
ordinaire du terme. C‟est simplement un principe virtuel qui exerce une pression directe permettant à
la vie de s‟écouler normalement.

La théorie du saṁkarṣaṇa (attraction naturelle) de l‟école Rāmānuja est de toute évidence le point
culminant de la théorie mise en lumière ci-dessus, elle dérive du Saṁkhya et sa trace remonte même
jusqu‟à l‟époque du Tattva-Samāsa, et peut-être plus tôt encore. Saṁkarṣaṇa (attraction naturelle) a
pour résultat l‟émergence de la vie individuelle. Le verbe karṣati (tire) est employé plus ou moins dans
le même sens au XV, 7 de la Gītā où il traite de l‟âme individuelle qui attire les sens à elle. La
philosophie dualiste du Sāṁkhya emploie le terme saṁkara (mélange) dans un sens qui répugne au
Védānta. Selon le point de vue précédent la conséquence du saṁkara (facteurs évolutifs-involutifs) est
une forme de vikāra (transformation) identique à celle du lait qui tourne. Cela présuppose une matière
inerte, sans âme, et seule sujette à une transformation de ce type, sans que le principe transcendantal
ait quoique ce soit à faire avec sa confection. Néanmoins ici, l‟esprit et la matière sont traités dans une
plus grande harmonie.

Le Védānta introduit l‟idée d‟une âme Eternelle, qui est sans dualité, qui n‟est pas sujette au
changement, et qui est conforme à l‟Absolu. C‟est dans ce sens réévalué que Kṛṣṇa, en ce qu‟il est le
représentant du principe Absolu, parle de la ruine des mondes et de la destruction des peuples. Même
en poussant l‟imagination à l‟extrême, de simples intermariages entre des hommes et des femmes de
couleurs différentes ne produiraient pas un effet si désastreux que la destruction de tous les mondes!
Considérer qu‟ici on soutient le « système des castes » de l‟Inde porterait donc atteinte à la grandeur
de l‟enseignement de la Gītā.

[25] saktāḥ karmaṇy avidvāṁso


yathā kurvanti bhārata│
kuryād vidvāṁs tathāsaktaś
cikīrṣur loka-saṅgraham║

(Page 196) «De même que les gens non instruits s‟adonnent à leur activité avec attachement, O
Bhārata (Arjuna), de même l‟homme instruit, (simplement) intéressé à l‟ordre du monde, devrait agir
sans attachement. »

Il faut constater que depuis la stance 20 le reste de ce chapitre aborde une variété de sujets - comme
par exemple donner le bon exemple au public ou ne pas déranger les opinions des autres Ŕ sujets qui
sont entrecoupés çà et là de références à la pure doctrine de Kṛṣṇa lui-même, d‟allusions au fait qu‟il
est important de l‟adopter sans chicaner, et enfin de la façon avec laquelle kāma-krodha (désir-colère)
ou rāgadveṣau (affection-aversion) forment la paire d‟ennemis de la contemplation; un certain état
d‟immobilité, de rigidité ou de stabilité est recommandé (au sens du mot saṁstabhya tel qu‟il est
compris à la stance 43 de ce chapitre), et l‟ayant atteint, Arjuna reçoit l‟injonction de tuer Ŕnon pas un
ennemi réel lui faisant face Ŕ mais l‟ennemi intérieur ayant la forme du désir.

Comment ces sujets - qui sortent du cadre de la discipline personnelle en tant que telle - pourraient
tous rentrer dans la catégorie du yoga du karma ou de l‟action, yoga qui recouvre même les actions
rituelles, comme nous l‟avons vu, cela devient presqu‟impossible à comprendre aux vues des idées
orthodoxes du yoga. Le yoga dont il est question ici ne peut donc pas être le simple citta-vṛtti-
nirodha (inhibition des fluctuations de l‟esprit) de Pataῆjali, ni le samatvam (équanimité), ni le
kauśalam (compréhension créative ou intuitive). Il ne peut se référer qu‟à un état d‟esprit généreux,
libéral et conciliant qui implique une vision plus large, et à une attitude plus audacieuse. Les facteurs
conflictuels, que ce soit dans la vie publique ou dans la vie privée, doivent être harmonieusement

136
associés ou coordonnés -samaῆjasa (correspondance) et samanvaya (coordination) en étant les idées
équivalentes en sanskrit.

Le VI, 23 nous montre que la Gītā permet une interprétation encore plus large de la signification du
yoga, yoga y est même défini en négatif comme étant duḥkha-saṃyoga-viyogam (déconnection de
l‟affiliation à la souffrance). A la lumière de toutes ces définitions, nous pouvons être autorisés à
ajouter que le yoga, tel qu‟il est envisagé par la Gītā, recouvre toutes les utilisations du raisonnement
dialectique, non seulement dans la vie personnelle mais aussi dans le domaine de la nécessité
historique, et dans la réévaluation ou la reformulation des théories religieuses selon lesquelles, comme
le dit Jésus, rien n‟est détruit mais tout s‟accomplit.

(Page 197) A travers les âges, tel a toujours été le chemin de la révélation dialectique telle qu'elle est
comprise dans l'histoire de la pensée religieuse et philosophique. Le maître qui enseigne la Gītā ne fait
pas exception à la règle. Sans rompre avec le passé et en évitant toute ingérence brutale, ces maîtres
ont une méthode d‟épanouissement qui favorise le bonheur de l‟humanité. Dans la mesure où cette
réévaluation est dialectique, elle relève de la définition du yoga. Ainsi, le karma-yoga (action unitive)
de ce chapitre recouvre tout l‟éventail des nécessités personnelles ou historiques, et la reconnaissance
facultative de l‟action réévaluée à la lumière de l‟Absolu Ŕ qui prime sur la raison comme l‟indique la
dernière stance Ŕ et c‟est le sujet de ce chapitre.

On doit comprendre que la stance 25 se base sur l‟idée de l‟épanouissement par opposition à celle de
la destruction exposée ci-dessus. L‟inaction d‟un sage pourrait créer de mauvais précédents dans la
sphère sociale. Il faut éviter cela.

Pour nos remarques sur le loka-saṁgraham (préservation de l‟ordre du monde) voire la stance 20.

[26] na buddhi-bhedaṁ janayed


ajῆānāṁ karma-saṅginām│
joṣayet sarva-karmāṇi
vidvān yuktaḥ samācaran║

«La personne qui est sage ne devrait pas troubler la façon de penser de ceux qui n‟ont pas atteint la
sagesse, mais en se comportant unitivement il devrait rendre plaisante toute action quelle qu‟elle
soit. »

On continue sur le même sujet. Le yogi évite de former un camp opposé aux karma-saṅgināḥ (ceux
qui sont attachés à l‟action). Sa méthode est celle de l‟épanouissement, sans perturbation, au nom de la
réévaluation dialectique qui est la méthode propre au yoga en général.

Le verbe joṣayet (rend plaisant) clarifie davantage l‟attitude du yogi. Il dit clairement que le yogi
n‟approuve pas les mauvaises méthodes des autres, mais qu‟il utilise seulement une méthode plus
douce et plus compréhensive pour sevrer les gens de leurs mauvaises manières. Les traitements
brutaux ou les traitements de choc, comme ceux de la neurologie, n‟ont pas les faveurs d‟un vrai yogi.

(Page 198) [27] prakṛteḥ kriyamāṇāni


guṇaiḥ karmāṇi sarvaśaḥ│
ahaṅkāra-vimūḍhātmā
kartāham iti manyate║

«Indépendamment des circonstances, c‟est la nature qui accomplit chaque acte par l‟intermédiaire
des guṇas (trois modalités). Cependant, celui qui est emprunt d‟égoïsme pense en être l‟acteur. »

Ici et dans les deux stances suivantes on explique comment le soi individuel n‟est pas vraiment, ni
n‟est capable, d‟être un agent actif sur quelque point que ce soit d‟une action qu‟il est susceptible

137
d‟accomplir à un moment donné ou à un endroit donné. Toute idée d‟action indépendante est
discréditée. La même thèse est traitée plus à fond au XVIII, 14-16.

[28] tattvavit tu mahā-bāho


guṇa-karma-vibhāgayoḥ│
guṇā guṇeṣu vartanta
iti matvā na sajjate║

« En revanche, O Toi qui es Celui qui a des Bras Puissants (Arjuna), la personne qui sait que le
principe fondamental du guṇa (modalité de la nature) est distinct du karma (sa contrepartie
fonctionnelle), étant de l‟opinion que les modes (subjectifs) sont inhérents à leurs modes objectifs
(correspondants), cette personne n‟est pas affectée. »

La nature elle-même présente deux aspects qui interagissent sans l‟entremise de l‟acteur dont le statut
est réduit à celui d‟un témoin. Celui-ci ne fait qu‟observer le guṇa (modalité) d‟un aspect de la nature
agir en accord avec son aspect fonctionnel correspondant. La nature subjective (natura naturans)
s‟accorde avec la nature objective (natura naturata) au sens où Spinoza l‟entendait. Voici comment
ici guṇa et guṇa (modalité et modalité) sont déclarés être inhérents l‟un à l‟autre, ou existants l‟un
dans l‟autre.

Cet accord entre une modalité innée et son aspect fonctionnel correspondant est à la base
du cātuvarṇya (quadruple division de la société) mentionnée au IV, 13; nous l‟examinerons à ce
moment-là. Ici, la personne qui connait tous ces principes depuis longtemps oubliés est appelé
un tattvavit (un connaisseur des vrais principes, ou de la réalité en tant que telle Ŕ un philosophe). Ici,
de façon à offrir une solution à tous les conflits qui peuvent surgir dans le domaine de l‟action, la Gītā
souhaite remettre en vogue cette philosophie.

(Page 199) [29] prakṛter guṇa-saṁmūḍhāḥ


sajjante guṇa-karmasu│
tān akṛtsana-vido mandān
kṛtsna-vin na vicālayet║

« Ceux qui sont déroutés par les modalités (guṇas) de la nature s‟absorbent dans les modalités
objectives qu‟il y a dans les activités matérielles. Ces hommes qui ne sont pas très sages et sont peu
intelligents ne devraient pas être perturbés par ceux qui sont très sages. »

Cette stance reprend l‟idée de la stance 26, mais dans un style plus philosophique. Elle prend en
compte tous les éventuels modes, les objectifs et les subjectifs. Les personnes ordinaires gagnent
péniblement leur vie en s‟accrochant à un certain statut social déterminé ou à une sorte d‟occupation
de l‟existence. Il existe une infinie variété de telles occupations. Déloger ces personnes de leurs
habitudes, même en leur enseignant des doctrines plus pures ou plus vraies, pourrait avoir pour effet
de les déraciner sans pour autant leur redonner une stabilité, ce qui résulterait en inadaptations
psychologiques ou sociologiques. Dans ce domaine, une connaissance limitée s‟avère être dangereuse.
Ce serait plus prudent de laisser les gens du commun inexpérimentés sur ces sujets. Lorsque l‟on
considère la tournure que les théories des castes ont prises en Inde, le fléau résultant de ce type
d‟interférence apparait assez clairement.

Délogés par la philosophie, nombreux sont ceux qui finissent marginalisés en matière religieuse; il
s‟en trouve partout, spécialement en Inde. Ce qu‟implique cette stance doit être interprété
parallèlement à la strance 35 qui se réfère au svadharma (conduite à tenir en fonction de sa nature
propre). Si les personnes déplacées pour des raisons politiques constituent un problème de niveau
international, les inadaptations religieuses, philosophiques ou psychiques peuvent constituer un
problème plus grave encore pour le monde. Une bonne coordination et une bonne orientation sont
primordiales dans ces domaines.

138
[30] mayi sarvāṇi karmāṇi
sannyasyādhātma-cetasā│
nirāśīr nirmamo bhūtvā
yudhyasva vigata- jvaraḥ║

« Renonçant à toutes les activités matérielles pour te consacrer à Moi (l‟Absolu), parvenant à ne pas
attendre de résultat et ne pas avoir l‟esprit de possession, avec une pleine conscience du Soi, la fièvre
t‟ayant quitté, bâts-toi. »

(Page 200) Une certaine neutralité combinée à de la générosité doit être préservée dans tous les
domaines que nous avons mentionnés concernant l‟épanouissement et la non-interférence. Ceci ne
peut être garanti que si l‟on garde l‟Absolu présent à l‟esprit. La fièvre mentale se soigne en mettant
l‟esprit en phase avec l‟Absolu. Ainsi, quand les actes nécessaires peuvent continuer sans qu‟il y ait
aucune entrave, on atteint l‟état de yogi.

Comme nous l‟avons déjà expliqué, on doit considérer que le verbe yudhyasva (bâts-toi) est permissif
et non pas impératif. Ici, l‟Absolu est à la fois Brahman (principe Absolu) et ātmā (Soi), sans
distinction. La nature de la fièvre dont il est question ici est sans doute due à son origine qui
est kāma (désir), qui, comme nous l‟avons déjà remarqué, est un tiers facteur extérieur et ennemi de la
contemplation.

[31] ye me matam idaṁ nityam


anutiṣṭhanti mānavāḥ│
śraddhāvanto ‘nasūyanto
mucyante te ‘pi karmabhiḥ║

« Eux aussi, qui adhèrent avec constance à cette doctrine qui est la mienne, des hommes pleins de foi
et libres de toute défiance à son égard, ils sont délivrés des activités matérielles. »

[32] ye tv etad abhyasūyanto


nānutiṣṭhanti me matam│
sarva-jῆāna-vimūḍhāṁs tān
viddhi naṣṭān acetasaḥ║

«D‟un autre côté, ces hommes sans âmes qui regardent ma doctrine avec défiance et n‟y adhèrent pas,
saches qu‟ils sont exclus de toute connaissance et considère les comme perdus. »

Ces stances nous indiquent que l‟enseignement de Kṛṣṇa semblait déjà un peu étrange, même à
l‟époque où il a été composé par Vyāsa. Des gens ont mis en doute la réévaluation du ritualisme et de
l‟action qu‟il prône. Ici, Kṛṣṇa prend fermement position pour la réévaluation de son enseignement.

A la stance 31, l‟expression anasūyantaḥ (ceux qui ne dénigrent pas, qui n‟ergotent pas ou ne refusent
pas de s‟y rallier) plaide en faveur d‟une écoute bienveillante à l‟égard de cette nouvelle théorie. (Page
201) Cette même attitude d‟asūya, reprise à la stance 32, condamne avec plus de véhémence le
désengagement vis-à-vis de cet enseignement. En fait, cette stance appelle ceux qui ne l‟adoptent pas
de total idiots, des idiots qui sont condamnés à périr. Cela nous évoque le « vous, génération de
vipères » de la Bible. Aucune grande doctrine ne peut être enseignée s‟il n‟y a pas d‟engagement entre
l‟enseignant et l‟enseigné.

[33] sadṛśaṁ ceṣṭate svasyāḥ


prakṛter jῆānavān api│
prakṛtiṁ yānti bhūtāni

139
nigrahaḥ kiṁ kariṣyati║

«Même un homme de sagesse se conduit en accord avec sa propre nature. Toute la création est
soumise à la nature. A quoi sert de la contrôler? »

A première vue il semblerait que le contrôle de soi ne soit d‟aucune utilité. Tout est entre les mains de
la nature. Même un sage n‟est qu‟un outil entre ses mains.

Certes, dans notre propre nature il y a une pulsion impérieuse qui est catégorique et irrésistible. Mais
de là à dire qu‟il n‟y a rien du tout à contrôler c‟est se méprendre sur l‟importance de cette stance;
lorsque l‟on sort cette stance de son contexte, on passe souvent à côté de son importance car alors elle
semble soutenir la débauche. Mais une telle interprétation est exclue si on la prend en même temps que
la stance suivante.

En réalité il y a deux ensembles de besoins dans la nature humaine; une masse de tendances fortement
ancrées qui surgissent à tous moment pour se traduire en actes, et une impulsion qui est accessoire par
nature et beaucoup moins nettement impérieuse, et qui est susceptible d‟être assujettie à un contrôle
intelligent.

Cette dernière tendance, que l‟on peut considérer comme ayant son existence et sa force d‟action sur le
plan horizontal, revêt la forme d‟attraction-répulsion dont nous avons parlé à la stance 34. Cette forme
est toujours dvandva (double de façon relativiste) comme le chaud et le froid, le plaisir et la peine.

La première est une pression constante de l‟élan vital de Bergson, de la pure vie proprement dite, qui
seule est hors de notre contrôle, contrairement à cette dernière. Nous partageons cette pression en
commun avec toute forme de vie, comme le mot bhūtāni (créatures) l‟indique.

[34] indriyasyendriyasyārthe
rāga-dveṣau vyasvasthitau│
tayor na vaśam āggacchet
tau hy asya paripanthinau║

(Page 202) «L‟attraction-répulsion se conforment l‟une l‟autre comme c‟est le cas avec les sens et les
objets des sens correspondants. On ne doit jamais se soumettre à leur (double) influence. En effet,
c‟est ce (double) élément qui fait obstacle à la voie d‟une personne. »

La double référence particulière à (1) l‟indriya (sens) subjectif et à (2) l‟objet particularisé
indriyasyārthe (un objet de sens spécifique) est importante, car elle permet de bien marquer le
contraste entre les deux ensembles de tendances, l‟un qui est général et l‟autre, mécanique, d‟ordre
inférieur; deux ensembles indiqués réciproquement dans la dernière stance et dans la stance présente
afin d‟être clarifiés sans erreur possible. Ici, il s‟agit d‟un attachement partial, et non global, comme
dans la stance précédente où tout le système nerveux était impliqué dans l‟impulsion de la pure nature.
On peut mettre en évidence cette relation en faisant une analogie avec l‟image d‟un courant électrique
et du champ magnétique secondaire qui va avec. Ici, l‟attachement d‟ordre secondaire est relativiste, et
il a son contraire; alors que le premier, se référant à la pure pulsion de vie, appartient à l‟ordre de
l‟impératif catégorique de Kant, qui est une idée purement Absolue où les paires d‟opposés tels
qu‟attachement et répulsion mentionnés ici ne sont pas présents.

Toutes les paires d‟opposés relatifs sont soumises à la désinence correspondant au cas duel du mot
paripanthinau (« double » obstacle à la voie). La tâche du yogi est de transcender la réalité, et non
d‟étouffer ou de réprimer la vie elle-même, ce que, dans la stance précédente, on considère comme
étant futile. On doit laisser libre cours à la vie pour qu‟elle se stabilise naturellement dans
l‟environnement qui lui correspond d‟ores et déjà. Voilà qui nous conduit tout naturellement à la
stance suivante où nous aborderons le sujet grandement incompris du svadharma (activité propre à une
personne).

140
[35] śreyān sva-dharmo viguṇaḥ
para-dharmāt svanuṣṭhitāt│
sva-dharme nidhanaṁ śreyaḥ
para-dharmo bhayāvahaḥ║

«Même si elle n‟est pas de très bonne qualité, mieux vaut une activité se conformant convenablement
à sa propre nature qu‟une activité qui lui soit étrangère, même si (par ailleurs) elle est bien pratiquée.
(Même) la mort est méritoire si elle survient alors qu‟une personne accomplit ce qui lui convient en
propre. Une activité étrangère à soi-même est lourde de danger. »

(Page 203) Des gens intéressés considèrent trop facilement que la célèbre théorie
du svadharma (conduite propre à sa nature) supporte une stricte adhésion aux artificielles divisions de
castes, mais pour l‟interpréter correctement il convient de la considérer comme une théorie conforme
au reste de la Gītā, car c‟est le sens qu‟elle était destinée à prendre.

Nous avons fait référence à l’Éthique de Nicomaque d‟Aristote où se conformer aux qualités
spécifiques ou uniques de chaque genre de vie individuelle constituait la base de la vertu. La vertu
d‟un cocotier se juge par les noix de coco qu‟il produit. Par exemple, il ne devrait pas, et ne peut pas,
essayer de produire des mangues. Dans le contexte humain, la même loi du svardharma (conduite
conforme à sa propre nature) reste valable dans le sens où l‟aliment d‟un homme est le poison d‟un
autre. Chaque homme est unique quant à ses besoins et ses capacités, et cette qualité particulière et
unique doit être respectée. Comme ce serait l‟exemple le plus clair qu‟il soit possible, si nous prenons
le cas particulier d‟Arjuna, s‟il devait se raser la tête et devenir un samnyāsin (renonçant) comme il
l‟avait laissé entendre à Kṛṣṇa, cela constituerait un écart par rapport à la voie de son svadharma. Un
animal ne peut être nourri avec la nourriture d‟une autre espèce animale quand ses propres intérieurs
se rebellent contre elle. S‟il est incompatible avec son propre background, le rôle artificiel qu‟un
homme pourrait jouer est très risqué. Si un rustre paysan avait la prétention d‟être un agent de la
circulation à Charing Cross, sans avoir été entraîné et sans en porter l‟uniforme, on peut imaginer que
les conséquences en seraient désastreuses. C‟est de ce danger dont il est question dans la phrase para-
dharmo bhayāvahaḥ (Un devoir qui ne nous correspond pas est lourd de danger). Cela ne signifie pas
que le fils d‟un charpentier ne puisse jamais aspirer à devenir avocat uniquement parce qu‟il a hérité
des outils d‟un charpentier. En fait, cette sorte d‟interprétation de cette stance, ou d‟autres semblables,
sont faites par des gens à l‟esprit malin.

L‟expression para-dharmāt svanuṣṭhitāt (le devoir d‟un autre correctement accompli) nécessite une
explication. Un tonic peut faire du bien si l‟homme qui l‟utilise a en lui la faiblesse qui lui correspond,
mais un tonic, même s‟il est bon, peut être néfaste s‟il ne correspond pas à l‟historique du cas. Un
chapeau d‟été à large bord peut ne pas convenir à une petite dame trapue, même si il lui parait superbe
lorsqu‟elle le voit exposé dans la boutique. Ou encore on peut dire que le sort d‟un homme mal marié
est pire que celui d‟un homme qui n‟est pas marié.

En conséquence, la théorie que cette expression implique consiste à considérer le passé et le futur
d‟un individu de façon unitive pour que cela soit propice au développement organique de sa
personnalité.

(Page 204) La proposition sva-dharme nidhanaṁ śreyaḥ (la mort est plus méritoire si elle survient
alors qu‟une personne accomplit ce qui lui convient en propre) contient une idée trop radicale si nous
pensons aux occupations de la vie quotidienne. On doit être fidèle à soi-même si l‟on veut que notre
spiritualité se développe en notre faveur. On ne peut donc être déloyal envers aucun homme.
Shakespeare connait cette règle de vie. La sincérité intérieure d‟un homme doit correspondre à sa
sincérité extérieure. Dans le cas contraire il se développerait un conflit qui étoufferait sa progression
spirituelle, et qui pour finir l‟obstruerait complètement. Cela équivaudrait à une mort spirituelle bien
plus grave que la simple mort physique qui, elle, n‟affecterait que cette vie présente. On doit éviter
par tous moyens d‟entrer en conflit avec soi-même. Chaque personne doit travailler à son propre salut

141
en fonction de sa propre intelligence ou des capacités qu‟elle a en propre. Alors que l‟on peut faire
porter un fardeau physique à une autre personne, la souffrance par procuration ne peut pas s‟appliquer
au domaine des précieuses valeurs intérieures. La vérité par rapport à soi-même ne peut jamais aboutir
à la folie, ce qui serait pire que la mort.

Pour revenir au cas d‟Arjuna: il a personnellement expérimenté la vie de samnyāsin (renonçant) ou


reclus errant dans la forêt; ce fut un échec et Kṛṣṇa le sait car Arjuna a épousé Subhadra, la sœur de
Kṛṣṇa. La vérité n‟est pas une question d‟expérimentation. La consécration à la vérité doit être totale,
ce qui implique une ferveur qui regarde la mort comme triviale. La vérité Absolue ne connait pas de
compromis.

Ici, comme on l‟a expliqué sous la stance 34, le sva-dharma (conduite conforme à sa nature propre)
concerne la totalité de la vie, et non pas l‟attachement partiel à une vocation. Au moins, les héros
tragiques et les martyrs, même s‟il est possible qu‟ils aient été parfois pervertis, prenaient au sérieux
certaines valeurs humaines. S‟ils n‟avaient pas été pervertis ils auraient eu l‟étoffe de véritables héros.
La contemplation aussi a ses héros, dans un sens plus profond ou un sens absolu. L‟intensité de la
torture à long terme infligée par le paradharma (façon de vivre étrangère à sa propre nature) serait pire
que la mort foudroyante causée par un éclair.

INTRODUCTION GENERALE AUX STANCES 36 à 43

En commençant avec une nouvelle question d‟Arjuna, les stances suivantes servent en quelque sorte à
résumer les observations de ce chapitre.

Curieusement, les notions orthodoxes de karma yoga (action unitive), dans le sens où elles sont
communément comprises et dans le sens où on en parle le plus, sont totalement exclues du cadre de ce
chapitre. (Page 205) Tous les démagogues volontairement populaires sont trop facilement pris pour
des karma-yogis (contemplatifs en action). Mais tant que des rivalités seront possibles entre ces
différents karma-yogis, on ne pourra pas du tout les considérer comme des yogis. Le lokasaṁgraham
(maintenir l‟unité du monde) de la stance 20 est assez incompatible avec la loyauté vis à vis des
patriotismes ou des idéologies fermés ou statiques qui appartiennent à des pays particuliers ou des
traditions spécifiques. Comme on le voit aux stances 38 et 39, l‟action elle-même, en ce qu‟elle a pour
origine le rajaguṇa (qualité de passion), est quelque chose dont il faut avoir honte car elle aboutit
directement au désir et indirectement à la colère.

Il faut éviter cette action, et la stance 40 nous indique que son siège réside dans les sens, dans le
mental et dans la raison, comme cela a été expliqué au chapitre II. La stance 41 recommande de
transcender cet objet de péché.

Mais on pourrait alors se demander ce qu‟il en est du svadharma (conduite conforme à sa nature
propre) que l‟on considère comme étant si précieux dans ce chapitre? Cette conduite ne se situe pas sur
le même plan, ou sur le même axe, que l‟arbre, les sens, le mental et la raison. Elle vit et se meut sur
un tout autre plan ou un tout autre axe, comme nous l‟avons spécifié à la stance 34 de ce chapitre.

Les subtiles instructions sur la méthode qui convient pour transcender la duperie des sens et s‟établir
dans le yoga a été indiqué au III, 7. La stance 42 continue sur le même sujet.

Les tendances afférentes des indriyas (sens) ont une nouvelle orientation et se tournent vers l‟intérieur.
Ainsi, les sens atteignent un nouveau statut, et, en commençant avec les sens comme instruments, les
stances 42 et 43 nous montrent le triomphe final du karma-yoga (action unitive).

arjuna uvāca│
[36] artha kena prayokto ‘yaṁ
pāpaṁ carati pūruṣaḥ│

142
anicchann api vārṣṇeya
balād iva niyojitaḥ║

« Arjuna dit:
Alors, qu‟est-ce qui pousse l‟homme à mener cette vie de péché, même contre sa volonté, O Vārṣṇeya
(Kṛṣṇa), comme s‟il y était enjoint de force? »

L‟expression annicchann (en ne le voulant pas) montre qu‟il y a dans la nature elle-même un penchant
à faire le mal. Ce genre d‟inclination n‟est pas différent de la concupiscence théologique mentionnée
au II, 67. (Page 206) Cette expression sert à nous montrer la nécessité de combattre activement le mal.
Comme Saint Jean de la Croix le dirait, la contemplation est une sorte d‟ascension du Mont Carmel.

śrī bhagavān uvāca│


[37] kāma eṣa krodha eṣa
rajo-guṇa-samudbhavaḥ│
mahā-śano mahā-pāpmā
viddhy enam iha vairiṇam║

« Kṛṣṇa dit :
Le désir est ainsi, la colère est ainsi, produits par la modalité (guṇa) appelée active et affective (rajas),
dévorant tout, viciant tout; saches qu‟ici, c‟est elle l‟ennemi. »

Ici, la référence à rajoguṇa (modalité de passion) doit être interprétée en relation avec l‟action, le sujet
de ce chapitre. Rajas (passion) est toujours considéré comme étant kṛyātmika (ayant le caractère
d‟activité). Ici, cet aspect de l‟activité émise, ou énergie, qui fixe son attention sur des objets
désirables particuliers Ŕ comme on le voit à la stance 34 Ŕ doit être distingué de l‟activité vitale en
général qui évolue sur un tout autre plan, et qui doit nécessairement s‟exprimer, précisément parce
qu‟elle est hors de contrôle.

Ce dont il s‟agit ici ce sont des tendances horizontales à l‟activité prises dans leur ensemble Ŕ ce qui
justifie l‟emploi des qualificatifs mahāśano (dévorant tout) et mahā-pāpmā (profanant
tout ou coupable de tout). Ces tendances persistent à caractériser notre vie ici-bas du début jusqu‟à la
fin, et il faut contrer efficacement leur propension dans son ensemble.

Kāma (désir) et krodha (colère) sont interdépendants comme cela est indiqué au II, 62. Remarquez ici
que tamas (modalité des ténèbres) et sattva (modalité de la pureté ou de la vérité) ne sont pas
considérées comme étant des ennemis de la contemplation en activité.

[38] dhūmenāvriyate vahnir


yathādarśo malena ca|
yatholbenāvṛto garbhas
tathā tenedam āvṛtam||

« De même que la fumée enveloppe le feu, qu‟un miroir est (recouvert) par de la poussière, qu‟un
fœtus est enfermé dans la matrice, de même ceci Le recouvre. »

(Page 207) Remarquez que kāma (désir), krodha (colère) et rajas (modalité de la passion) sont traités
comme s‟il s‟agissait de termes interchangeables, les deux premiers ayant leur origine dans le
troisième. Les tendances horizontales de la vie que chacun de ces trois éléments représente sont ici
traitées comme si elles constituaient ensemble un facteur dont le caractère négatif entravait la vie
contemplative, or c‟est cette vie contemplative qui est considérée par la Gītā comme étant la bonne
façon de vivre. Les exemples de la fumée, de la poussière et de la matrice sont tous trois destinés à
montrer la relation subtile qu‟il y a entre les deux ensembles d‟activités vitales, c‟est-à-dire, celles que
l‟on doit libérer et celles que l‟on doit supprimer.

143
Idam (Le) fait référence ici à l‟esprit de l‟homme qui cherche la liberté. Notez qu‟ici la première
analogie de cette stance ne concerne pas le désir mais l‟esprit pur. Cela fait ressortir la subtile relation
à laquelle nous avons fait référence. Ici, « Le » qui représente l‟esprit de l‟homme, a deux aspects; l‟un
d‟entre eux étant son propre ennemi.

[39] āvṛtaṁ jῆānam etena


jῆānino nitya-vairiṇā|
kāma-rūpeṇa kaunteya
duṣpūreṇānalena ca||

« La sagesse en est enveloppé et c‟est l‟éternel ennemi du sage, demeurant sous forme de désir, O
Kaunteya (Arjuna), lui aussi est un feu qu‟il est difficile d‟assouvir. »

Le mot nityavairiṇā (ennemi éternellement présent) désigne le problème du mal qui dans un certain
sens est lui aussi éternel. Le désir est la racine où se situe finalement le mal au sens le plus général du
terme. Nous ne pouvons pas combattre les désirs particuliers, mais nous pouvons nous opposer à tous
les désirs dans leur ensemble en réorientant notre esprit.

La plupart des traducteurs ne voient pas la force de la conjonction de coordination ca (et) qui, comme
nous l‟avons dit auparavant, est très importante pour traiter dialectiquement le sujet, et qui est aussi
une particularité du style de la Gῑtā.

Il y a un feu du désir et il y a un feu de la vie, de l‟esprit ou de l‟âme. Ces deux feux doivent être
rassemblés pour parvenir à une pure contemplation dialectique. Les opposés se contrebalancent dans
cette neutralité qui est l‟essence du yoga. Cette stance sert à donner un statut égal et opposé à cet
éternel ennemi qui est au côté du Soi, ce Soi qui est notre propre ami comme indiqué au VI, 5 et 6.
Quand nous réalisons que le feu du désir est toujours présent, qu‟il ne peut jamais être satisfait
unilatéralement, alors la discussion atteint le statut d‟un yoga au sens où ce mot est compris tout au
long de la Gῑtā Ŕ ce yoga étant la neutralité entre des extrêmes.

(Page 208) Comment tout ce chapitre entre dans le sujet du yoga, cela nous parait finalement justifié,
et cela est résumé dans cette stance où l‟action nécessaire est représentée par un feu, et l‟action
contingente par un autre feu, tous deux considérés comme éternels. Vue sous cet angle, la définition
du yoga du II, 48 Ŕsamatvam (équanimité) Ŕ s‟applique à ce chapitre, malgré le caractère décousu de
la seconde partie.

[40] indriyāṇi mano buddhir


asyādhiṣṭhānam ucyate|
etair vimohayaty eṣa
jῆānam āvṛtya dehinam||

«On dit que ceci réside dans les sens, dans le mental et dans la raison. A cause d‟eux, ce (désir) égare
la personne incarnée en voilant sa sagesse. »

Ici, le mot adhiṣṭhānam (siège) marque un lien avec le XVIII, 14, où le même mot est employé, c‟est
un terme technique de la philosophie du Sāṁkhya. Le principe d‟intelligence que le puruṣa (esprit)
représente dans le Sāṁkhya est étranger à cet adhiṣṭhānam (siège) qui se situe du côté de la prakṛti
(nature). Ici, cependant, nous constatons que la buddhi (raisonnement) est mise du côté de la nature.
Comme nous le verrons à la stance 43, cette raison inférieure doit être transcendée si l‟on veut
atteindre le Soi absolu. La Gῑtā accepte l‟épistémologie du Sāṁkhya et fonde sur elle l‟idée de
l‟Absolu unitif; en cela réside sa contribution. Le cadre épistémologique est maintenu intact. La
confusion persiste et la dualité est maintenue jusqu‟à ce que le Soi unitif soit établi.

144
[41] tasmāt tvam indriyāṇy ādau
niyamya bharatarṣabha|
pāpmānaṁ prajahi hy enaṁ
jῆāna-vijῆāna-nāśanam||

«C‟est pourquoi, O meilleur des Bhāratas (Arjuna), maîtrise tout d‟abord les sens, tue ce qui (appartient
au) péché et qui peut détruire à la fois la sagesse pure et la sagesse pratique. »

(Page 209) De nouveau on aborde le sujet du contrôle des sens. Tout comme il est plus facile de
fermer une porte avec la poignée que par le côté où sont les charnières, les sens se laissent plus
facilement contrôlés que le désir ou l‟activité pris dans leur ensemble. En d‟autres termes, on peut
volontairement détourner les sens de leurs objets. On ne peut étouffer le désir en un seul bloc, d‟où le
conseil d‟ordre technique que l‟on donne ici de commencer adau (en premier) par contrôler les sens.
Cette même méthode a déjà été recommandée (voir III, 7).

Le désir doit être partagé entre les éléments qui le composent dans les sens avant que ses effets
désastreux puissent être enrayés. Le désir compromet jῆāna (pure sagesse) et vijῆāna (sagesse
pratique), cette dernière comprenant le savoir faire de la première. Le yoga est à la fois pur et pratique.
Il sera de nouveau fait référence à cette même paire au VI, 8, IX, 1, et XVIII, 42. La Gῑtā ne traite pas
simplement de la pure philosophie telle qu‟elle est comprise en occident au sens académique du terme,
et elle n‟exclue pas non plus les indications pratiques qui concernent la vie spirituelle, indications qui
font tellement partie intégrante du yoga en tant que discipline non académique.

La confusion qu‟il y a - à la fois dans l‟esprit des occidentaux et dans celui des Indiens - quant à savoir
à quelle classe littéraire la Gῑtā appartient en propre, est due à cette façon de traiter jῆāna (pure
sagesse) et vijῆāna (sagesse pratique) ensemble tout au long de ce śāstra (texte). Cette scène sur le
champ de bataille est expressément choisie par Vyāsa parce qu‟elle se prête à ce traitement en
parallèle des aspects purs et pratiques de la sagesse. En rendant l‟esprit confus, le moindre
assujettissement aux objets des sens compromet ces deux aspects de la sagesse, comme cela est décrit
au II, 67.

[42] indriyāṇi parāṇy āhur


indriyebhyaḥ paraṁ manaḥ│
manasas tu parā buddhir
yo buddheḥ paratas tu saḥ║

« On enseigne (dans la tradition ancienne) que les sens sont au-delà (transcendantaux); au-delà des
sens il y a le mental, au-delà du mental il y a la raison, et au-delà de la raison il y a Lui (l‟Absolu). »

Dans cette stance les facteurs qui sont favorables à la contemplation sont énumérés dans un ordre
ascendant; même les sens sont mentionnés et eux aussi sont qualifiés de parāṇi (grands ou
supérieurs). Une fois qu‟ils ont été spirituellement réorientés, ils atteignent ce statut supérieur.

(Page 210) De toute évidence le verbe āhuḥ (ils disent) fait référence au courant immémorial et sous-
jacent de la tradition qui est à la base du système de Kapila proprement dit; système auquel le
traitement unitif de puruṣa (esprit) et de prakṛti (nature) en termes d‟Absolu n‟est pas tout à fait
étranger. Saḥ (Lui), qui correspond au puruṣa (esprit) du Sāṁkhya, amène le sujet de la
contemplation aussi près que possible du Soi Absolu implicite sans la stance suivante, où on pourra
dire que même le puruṣa (esprit) de cette stance-ci est transcendé, pour l‟essentiel.

Ici on passe par-dessus la dualité entre le puruṣa (esprit) et la prakṛti (nature) sous-entendue dans le
système Sāṁkhya de Kapila, et on continue l‟échelonnement régulier et progressif des divers facteurs,
en ne laissant aucune place aux processus de saṁkara (évolution) et pratisaṁkara (involution) qui
aurait été implicites si la dualité Sāṁkhya avait été accréditée par la Gῑtā. Le puruṣa (esprit) n‟est plus

145
un boiteux dépendant de l‟aide d‟un aveugle qui a de bonnes jambes, métaphore habituellement
utilisée par les philosophes du Sāṁkhya pour décrire la relation qu‟il y a entre esprit et nature (voir la
Sāṁkhya Kārikā d‟Ῑśvara Kṛṣṇa, 21 «L‟union (de l‟esprit et de la nature) prend place pour la contemplation
de la nature par l‟esprit et pour sa séparation finale, pareille à l‟union du boiteux et de l‟aveugle. Par
cette union se forme une création »). Puruṣa (esprit) est maintenant le représentant unitif de l‟Absolu.
C‟est en cela que consiste la réévaluation de la Gῑtā.

[43] evaṁ buddheḥ paraṁ buddhvā


saṁstabhyātmānam ātmanā|
jahi śatruṁ mahā-bāho
kāma-rūpaṁ durāsadam||

« En sachant ainsi qu‟Il est au-delà de la raison, immobilisant le Soi par le Soi, O Puissamment Armé
(Arjuna), tue cet ennemi qui prend la forme du désir et qui est (si) difficile à affronter. »

Ici, on ne parle plus du champ de bataille, ni non plus de l‟actuel ennemi extérieur; ce qui est
demandé maintenant à Arjuna, comme s‟il devait le faire en fermant les yeux pour se livrer à
l‟introspection, c‟est simplement de conquérir le Soi par le Soi tout en gardant une certaine
immobilité, comme le sous-entend le mot saṁstabhya que nous avons déjà expliqué à la stance 25.

On doit faire en sorte que le désir qui a tendance à aller vers l‟extérieur aille dans le sens inverse,
comme cela est sous-entendu à la stance II, 70.

(Page 211) Dans la littérature populaire du Védānta, le karma-yoga (action unitive) n‟est représenté
que par la banale image d‟un homme en prière qui dépose toutes ses actions aux pieds de lotus du
Seigneur. Compte tenu de la teneur de ce chapitre que nous avons examiné dans toutes ses incidences
critiques et philosophiques, cette interprétation pieuse et sacrée du karma-yoga est pour le moins
puérile. Des fanatiques religieux gaspillent souvent beaucoup de leur éloquence pour servir la cause de
cette sorte de piété. Dieux ne mange pas les fruits qu‟on lui offre. C‟est le prêtre ou le dévot lui-même
qui finalement les engloutit, et parler d‟offrir au Dieu les fruits de l‟action - ce qui semble
correspondre à cette image - ne fait absolument aucun sens. Tout l‟objectif de la Gῑtā en ce qu‟elle est
une étude critique, une étude dont le contenu abonde en définitions et en énumérations précises qui
relèvent d‟une science exacte ou positive, et non pas d‟un théisme sentimental, en serait
malheureusement totalement compromis.

ity śrῑmad bhagavadgῑtāsupaniṣatsu brahmavidyāyām


yogaśastre śrῑkṛṣṇārjuna samvāde
karmayogo nāma tritῑyo ‘dhyāyaḥ ||

«Ainsi s‟achève dans les Upaniṣads des chants de Dieu, dans la Science de la Sagesse de l‟Absolu,
dans le Dialogue entre Śrῑ Kṛṣṇa et Arjuna, le troisième chapitre intitulé „Action Unitive‟. »

146
CHAPITRE IV

SAGESSE UNITIVE

Jῆāna-Yoga

(Page 212) Ce chapitre intitulé Sagesse Unitive traite d‟une multitude de sujets qui semblent à
première vue n‟avoir aucune cohérence unitive. Cependant, ce titre vague se voit parfois adjoindre des
qualificatifs supplémentaires et devient jῆāna-vibhāga-yoga (section du yoga de la sagesse) ou jῆāna-
karma samnyāsa-yoga (yoga de la Connaissance, de l‟Action et de la Renonciation). Ces titres
différents les uns des autres suffisent à démontrer que l‟unité sous-jacente à ce chapitre a trait à
quelque chose d‟insaisissable et de subtile qui concerne brahma-vidyā (la science de l‟Absolu) et qui
doit être la sagesse que l‟on cherche à atteindre.

Jusqu‟ici, au premier chapitre, c‟est le conflit d‟Arjuna qui avait été analysé à la lumière de la
discipline de la contemplation. Au deuxième chapitre, Sāṁkhya et Yoga sous les formes existantes
dans les diverses écoles de pensées ont été traités unitivement; et au troisième chapitre toute la
question du karma (action) avait été cantonnée à l‟aspect nécessaire de la vie spirituelle, alors qu‟il
était demandé à Arjuna de transcender le fléau de l‟action en focalisant son attention sur quelque chose
de supérieur à la raison.

Tout naturellement on doit considérer que le présent chapitre continue sur ce même sujet de la raison,
ou de la sagesse, dont la nature exacte a été précisée dans la Gītā à la fin du précédent chapitre. Un
aspect important de la sagesse, au sens où elle doit être comprise dans la Gītā, a été laissé de côté pour
être davantage clarifié ici. Cet aspect appartient à la nature d‟expansion dialectique de cette sagesse
éternelle. Le facteur temps et durée qui entre dans le domaine de la sagesse est une sorte de quatrième
dimension sans laquelle toute sa vraie nature ne serait que partiellement comprise. Ici, une vision de la
sagesse plus dynamique que statique est implicite.

Ainsi cette quatrième leçon se réfère en premier lieu à l‟intemporalité, ou nature éternelle, de la
sagesse, en la sortant totalement de ses limitations historiques ou même géographiques. L‟allusion à
« l‟incarnation divine » dont on parle tant apparait incidemment dans la première partie de ce chapitre.
C‟est à partir de là que nous devons en saisir clairement les implications.

(Page 213) Ensuite la discussion passe à la question des quatre divisions de la société. Et par la suite il
s‟agira de comprendre la véritable nature de l‟action elle-même qui, à ce qu‟il est dit, est très subtile et
très problématique si on ne la comprend pas à la lumière du yoga (dialectique).

A partir de là la discussion passe à l‟examen des diverses variétés de pratiques spirituelles répandues à
l‟époque où la Gītā a été écrite, comme par exemple les offrandes au feu, les exercices de respiration
etc. Elles sont présentées de façon échelonnée pour aboutir finalement à la discipline suprême qui les
contient toutes, c‟est-à-dire la brahmavidyā (science de l‟Absolu), ou réalisation de Soi, qui est
toujours le thème de la Gītā.

Ce faisant ce chapitre met judicieusement un terme aux louanges inconditionnelles que l‟on rend à la
sagesse qui, comme un feu, serait censée brûler toutes les impuretés d‟une action, ou d‟une pratique,
quelle qu‟elle soit. L‟épée de la sagesse doit tailler en pièces tous les doutes. Voilà ce qui caractérise la
victoire de la sagesse telle qu‟elle est décrite dans les stances concluant le chapitre. L‟action au sens
où on la comprend habituellement est totalement discréditée ici, bien que l‟on garde toujours du
respect pour l‟impulsion nécessaire qui pousse vers une vie positive, et qui de tous temps est plus
profondément et plus judicieusement ancrée.

147
Le mot samnyāsa qui prend place à la stance 41 parachève la nature de cette discipline liée à la
renonciation qui, cependant, n‟est pas qu‟un abandon vide de sens qui ne laisserait que de la vacuité,
mais qui doit être interprétée dans le sens d‟une vie qui s‟écoule dans la fraiche brise du yoga, où tous
les facteurs conflictuels dont il est question dans ce chapitre sont compris unitivement. L‟unité, ou
yoga, de ce chapitre réside donc en ce qu‟il traite la sagesse comme un éternel mode de vie conforme à
la science de l‟Absolu.

[1] śrī bhagavān uvāca│


imaṁ vivasvate yogaṁ
proktavān aham avyayam│
vivasvān manave prāha
manur ikṣvākave ‘bravīt║

« Kṛṣṇa dit:
Cette sagesse (yoga) unitive et éternelle, c‟est Moi qui l‟ai annoncée à Vivasvān (le Soleil); Vivasvān
l‟a enseignée à Manu (législateur) et Manu l‟a transmise à Ikṣvāku (le premier roi de la lignée
solaire). »

(Page 214) Cette stance commence la section qui, jusqu‟à la stance 10, traite de la nature de la sagesse
éternelle. En premier lieu cette sagesse est intemporelle, c‟est-à-dire que l‟on pourrait dire d‟elle
qu‟elle est plus ancienne que la plus ancienne. Vivasvān, qui est la personnification du soleil et qui
représente le premier être créé, est censé tenir cette sagesse de brahman (l‟Absolu) lui-même ou de
Brahmā le fondateur du panthéon indien, comme le soutiennent quelques personnes (par exemple
Śaṅkara). Tout ce que l‟on doit en déduire ici, c‟est que la science de l‟Absolu est atemporelle. Manu
tient cette science du Soleil et la transmet à Ikṣvāku. Manu est un législateur de l‟antiquité qui soutient
la quadruple division de la société. Même s‟il y a de nombreux Manus ou législateurs Ŕ quatre d‟entre
eux étant mentionnés au X, 6 de la Gītā Ŕ de façon générique ils sont tous inclus dans cette référence.
En ce qu‟il représente le premier roi ayant un sceptre, Ikṣvāku est le premier roi dont l‟influence s‟est
fait plus directement sentir sur la mise en application de la loi.

Comment la sagesse touche ainsi la vie des gens en général, voilà ce que l‟on voulait préciser ici. Ce
que l‟on voulait dire en outre se clarifie à partir de la stance suivante où apparait le mot parampara
(succession verticale et hiérarchique des maîtres de sagesse). La sagesse éternelle est toujours passée
de main en main de génération en génération, verticalement, en descendant les étroits couloirs du
temps; c‟est ainsi qu‟elle est maintenue vivante, bien que la torche en soit souvent éteinte et qu‟elle
doive attendre le nouveau porte-flambeau qui la rallumera et illuminera les ténèbres, comme cela est
dépeint de façon si vivante dans ce chapitre.

Les mots imam (this) et yoga font particulièrement référence au type de philosophie décrit dans les
chapitres précédents. Dans ces chapitres d‟introduction on a essayé de réévaluer et de reformuler le
yoga en accord avec sa nature pérenne, ancienne et absolue, ce sujet étant d‟une nature très subtile.

Avyayam (impérissable) souligne le fait que la vie humaine ne pourrait exister sans ce précieux
héritage, même si parfois celui-ci semble menacé ou oublié.

La référence que fait Śaṅkara dans son commentaire sur cette stance au commencement de la création,
et le fait qu‟il soutienne l‟idée d‟un renforcement de la classe brāhmin pour le bien-être du monde, est
trop naïve pour séduire un esprit moderne, particulièrement eut égard au fait que selon la Manuṣmṛti
(Code de loi de Manu), un brāhmin pourrait même prendre de force une terre appartenant à un śudra
(voir Lois de Manu, VIII, v. 417; trad. G. Bühler Ŕ Sacred Books of the East, p.327), sans parler des
autres privilèges illicites qui ont été mal interprétés et mal mis en application au point d‟être
considérés comme entachant la civilisation indienne elle-même. (Page 215) On peut facilement
imaginer quels sont les maux qui découlent de telles théories lorsqu‟elles sont entre les mains de
dictateurs. Dans l‟esprit de l‟homme moderne, particulièrement en Inde, il ne fait aucun doute sur le
fait que des formes d‟injustice extrêmes pourraient se développer à l‟ombre de ces interprétations

148
théologiquement naïve ou purāna (légendaires). La seule chose que l‟on devrait raisonnablement tirer
de cette stance, c‟est que ce yoga est un héritage précieux et intemporel pour toute l‟humanité. Le
souci qu‟a Śaṅkara de vouloir réguler l‟Hindouisme de son époque en le reliant à l‟orthodoxie védique
(bien qu‟il soit lui-même partisan d‟un māyā-vāda approfondi [doctrine de l‟apparence] et d‟un ajāta-
vāda [doctrine de la non-création]) pourrait être la seule raison qui justifierait qu‟il nous livre
l‟interprétation que nous avons ici.

La Gῑtā n‟est pas et ne doit pas être considérée comme un texte d‟orthodoxie hindoue pour l‟humanité
de nos jours. C‟est pourquoi nous recommandons au lecteur de s‟en tenir à l‟interprétation plus large
que nous donnons ici. En outre, comme nous l‟avons souligné à maintes reprises, mélanger les aspects
religieux ou obligatoires d‟un dharma-śāstra (livre de bonne conduite) avec la Gῑtā serait incompatible
avec son esprit général.

[2] evaṁ paramparā-prāptam


imaṁ rājarṣayo viduḥ|
sa kāleneha mahatā
yogo naṣṭaḥ paramtapa||

«Les ṛṣis d‟origine royale (rāja-ṛṣis) ont compris cette (sagesse) ainsi transmise successivement de
maître à disciple; (cependant) maintenant, au fil du temps, cette sagesse unitive en vint à être perdue,
O Paramtapa (Arjuna). »

L‟allusion au fait que les rājarṣayaḥ (ṛṣis d‟origine royale) se succèdent en ligne directe pour
représenter la sagesse éternelle, a sa propre signification. Dans les Upaniṣads nous constatons que les
guerriers ou rois (c‟est-à-dire, les kṣattriyas) étaient les gardiens de cette sorte de sagesse ou yoga
(voir Bṛhad-āraṇyaka-Upaniṣad, II, i, 15; Chāndogya-Upaniṣad, V, iii, 7). Ici, à la lumière de la Gῑtā
(III, 20) où il est fait nommément référence à Janaka, et en fonction de la réflexion globale qui porte
discrédit au point de vue purement védique telle qu‟on la rencontre à différents endroits de la Gῑtā (II,
42-46), il ne fait aucun doute que le yoga dont Kṛṣṇa déplore la perte dans la nuit des temps est une
façon de vivre particulière qui appartient aux Upaniṣads. Par nature c‟est un grand secret. Il n‟est pas
directement affilié au Védisme orthodoxe, mais à un védisme qui n‟est ni orthodoxe ni hétérodoxe, un
Védisme qui est à la fois rationnel et religieux, de la même façon qu‟il nous faut comprendre le
Sāṁkhya et le Yoga selon la Gītā V, 5.

(Page 216) Prises dans leur ensemble les traditions védiques et celles de Bṛhaspati ont la
caractéristique éternelle de ce yoga qui doit être le yoga auquel Kṛṣṇa se réfère dans cette stance. C‟est
cet enseignement subtile et harmonisé qui a sans cesse tendance à se perdre, et non pas l‟orthodoxie
rigide qui, comme nous le savons, persiste aujourd‟hui encore sous la forme du Brahmanisme. En
Inde, les rājarṣayaḥ (sages d‟origine royale) sur le modèle de Janaka devaient faire partie de ce type
de gouverneurs éclairés, il se peut même qu‟ils aient appartenus au contexte pré-aryen ou pré-védique,
et il peut même être légitime de supposer qu‟ils étaient capables d‟absorber des éléments de Védisme
dans la sagesse éternelle qu‟ils représentaient.

Ainsi réévaluée à maintes reprises, comme le fait la Gῑtā ici, on peut dire que la philosophie éternelle à
survécue jusqu‟à nos jours. Grâce à des Gurus tels que Śaṅkara et Nārāyaṇa la sagesse a été
correctement représentée, réévaluée et réaménagée, une fois tous les mille ans peut-être. Voilà
comment survit cet héritage. Comme la Gῑtā le déclare ou le laisse entrevoir au IV, 8, les représentants
de la Sagesse absolue sont peu nombreux et très espacés les uns des autres.

Revenir au Veda relativiste en le considérant comme la base de cette délicate philosophie (comme ont
tendance à le faire certains penseurs orthodoxes) serait une erreur. Comme nous le savons,
l‟orthodoxie brute n‟a jamais couru le moindre danger de se perdre, et par conséquent cette stance ne
peut pas la concerner. Alors, dans quel sens y a Ŕt-il une possibilité que le yoga soit perdu ? Quand la
tradition éternelle est recouverte par d‟autres modes et d‟autres valeurs non-absolutistes et que ceux-ci

149
influencent la vie des hommes; c‟est également dans ce sens qu‟il nous faut interpréter les stances 7 et
8 suivantes.

[3] sa evāyaṁ mayā te ‘dya


yogaḥ proktaḥ purātanaḥ|
bhakto ‘si me sakhā ceti
rahasyaṁ hy etad uttamam||

« Aujourd‟hui, c‟est ce même antique secret qui t‟est livré par Moi, car je vois que tu es à la fois mon
dévot et mon ami. »

Ici, cette stance souligne davantage encore la nature pérenne de cette sagesse que l‟on appelle yoga.
Elle est ancienne, c‟est un suprême secret, et il est divulgué comme il l‟a toujours été (adya,
aujourd‟hui; purātanaḥ, ancien; rahasyam, secret; et uttamam, suprême). (Page 217) Cette façon de
voir renforce davantage l‟idée qu‟il est nécessaire d‟avoir une relation bipolaire Guru-Śiṣya (maître-
disciple) pour que survive cette sagesse. Les mots bhakta (dévot, adorateur) et sakha (ami) sont
destinés à marquer l‟intimité que l‟on considère toujours comme étant la condition essentielle pour
qu‟une telle sagesse puisse être déversée.

arjuna uvāca|
[4] aparam bhavato janma
paraṁ janma vivasvataḥ|
katham etad vijāniyāṁ
tvam ādau proktavān iti||

«Arjuna dit :
Ta naissance qui était postérieure, et la naissance de Vivasvān qui était antérieure; comment donc
dois-je comprendre ce que tu as déclaré au commencement? »

Ici Arjuna livre les préjugés historiques qu‟il a concernant cette doctrine de la philosophie éternelle.
La succession des évènements réels qui s‟inscrivent sur la durée historique n‟a pas d‟importance en ce
qui concerne la subtile doctrine dont il est question ici. Le temps historique est relativiste en caractère.
L‟Absolu, par contre, vit et s‟exprime, pour ainsi dire, dans l‟éternel présent, ou maintenant. La
question de la priorité ou de la succession des naissances doit donc être écartée dans la réponse que
Kṛṣṇa va donner par la suite. Qu‟il ne faille pas prendre au sérieux cette incarnation particulière de
Kṛṣṇa en Vāsudeva sera également indiqué dans la réponse à cette question. Parler en termes
d‟avatāras réels (manifestations de divinités qui descendent sur terre) ne serait acceptable que si la
Gītā était considérée comme un purāṇa ou itihāsa (légende religieuse) tel que le Viṣṇu Purāṇa, et non
pas comme un śāstra (texte scientifique exact) ce qui de toute évidence est ce que la Gītā est destinée à
être. Parmi les dix avatāras de Viṣṇu, le huitième qui est Kṛṣṇa, « le Noir » comme le dit Monier
Williams «est considéré par les Vaiṣṇavas comme n‟étant pas tant une incarnation de Viṣṇu que
l‟essence même de Viṣṇu, ou plutôt Viṣṇu lui-même, de sorte que l‟incarnation de Balārama qui est
parfois confondue avec le huitième avatāra lui est aussi substitué à l‟occasion ». Prof. O. Lacombe
remarque aussi : « L‟identification (de Viṣṇu) à Nārāyaṇa et à Vāsudeva se fit aux temps épiques,
postérieurement à la composition de la Gῑtā. (ndp. 2. P. 26, l‟Absolu selon le Védānta, Paris, 1937).

(Page 218) [5] śrῑ bhagavān uvāca|


bahūni me vyatῑtāni
janmāni tava cārjuna|
tāny ahaṁ veda sarvāṇi
na tvaṁ vettha paramtapa||

«Kṛṣṇa dit :
Nombreuses sont les vies par lesquelles Je suis passé, il en est de même pour toi, O Arjuna; Je suis
conscient de toutes; toi, O Paramtapa (Arjuna), tu n‟en es pas conscient. »

150
De nouveau la question de la réincarnation est introduite. Entre les extrêmes de la vie éternelle d‟un
côté et du processus continu de l‟alternance des naissances et des morts de l‟autre, ce qui est appelé la
théorie de la réincarnation doit être interprétée selon le contexte qui est le sien quand il en est question
dans le texte. Qu‟il soit fait ici référence aux nombreuses naissances et non pas à la vie éternelle
devrait donc être traité comme une manière possible d‟envisager la réincarnation. Dans le cas
d‟Arjuna, les nombreuses naissances restent distinctes (les unes des autres) à cause d‟une capacité de
mémoire (limitée), alors que dans le cas de Kṛṣṇa qui représente en lui-même la valeur éternelle et
Absolue, la relation entre les naissances successives est transparente, et ces naissances forment ou
tendent à former un tout, une vie éternelle. Une discussion plus complète sur la réincarnation telle
qu‟elle est comprise par la Gῑtā est remise au XV, 8-11.

[6] ajo ‘pi sann avyayātmā


bhūtānām īśvaro ‘pi san│
prakṛtiṁ svām adhiṣṭhāya
sambhavāmy ātma-māyayā││

« Bien que (Je demeure) toujours non-né, mon Soi ne décroissant jamais, alors que Je suis aussi le
Seigneur de la création, ancré dans ma propre nature Je Me donne l‟existence à travers le principe
négatif (māyā) de mon propre Soi. »

Ici, on envisage le même sujet sous un autre angle, comme ce serait le cas avec un homme couché sous
l‟eau et qui regarderait la lumière du soleil au-dessus de lui. (Page 219) C‟est à la lumière floue du
relativisme que l‟on observe ici les manifestations de l‟Absolu. La différence entre les deux points de
vue des stances 5 et 6 paraîtra plus claire dans les stances 7 et 8. Cela pourrait être une « descente »
(avatāra) du divin, ou sinon la manifestation pourrait prendre la forme d‟une « ascension dans
l‟existence », comme l‟emploi ici du verbe sambhavām (Je deviens) le sous-entend. La distinction est
assez subtile et l‟on doit être familiarisé avec l‟épistémologie du Védānta où la nature non organique
(les éléments) et la nature organique (les âmes) ont deux origines différentes, voire même
opposées. Cette question a reçu une attention particulière de la part du Prof. Paul Dreussen dans son
livre Das System des Védānta. Ces deux axes de manifestation se déroulent, pour ainsi dire, à partir de
pôles opposés qui aboutissent au nāma-rūpā-kṛta-kārya-karaṇa-saṅghāta (ensemble complexe
d‟instruments et d‟actions sous leurs noms et formes) qui est la personnification incarnée du Vedānta à
proprement parlé. Pour avoir une élaboration plus approfondie de cette théorie l‟on doit se référer au
Vedānta-Sāra de Śaṅkara où la théorie du paῆcῑ-karaṇa (assemblage à cinq principes des éléments
bruts et subtils dans le but de faire que le corps se manifeste) est totalement discutée. Dans les écoles
rationalistes du Sāṁkhya l‟incarnation s‟opère sous des formes subtiles trop nombreuses pour être
passées en revue ici. Malgré tout, comme le remarque Deussen lui-même, un certain flou persiste et
nous allons essayer de l‟éclaircir autant que possible.

Le mot māyā (apparence) appartient tout naturellement au Vedānta proprement dit, alors qu‟à la stance
7 le verbe SṚJ- (émettre ou faire descendre) pouvait déjà se retrouver dans des passages des Upaniṣads
où il est stipulé que Brahman créa d‟abord la nature pour n‟y pénétrer que par la suite (voir Taittῑrya
Upaniṣad, II, 6). Māyā (apparence) peut sous-entendre qu‟il y ait un Ῑśvara (Seigneur) qui se trouve à
la fois sous l‟influence du relativisme et au-dessus de lui en ce qu‟il préside sur toute la création. Le
monde est irréel quand on accepte māyā, mais étant créé à partir de la nature l‟avatār (divinité qui
descend pour se manifester) doit être réel. Les épistémologies contradictoires dont il est question ici
feraient légitimement l'objet d'une étude particulière, mais dans l'immédiat nous devons la différer en
attendant d‟être confrontés plus franchement au problème. Certains aspects de ce même problème sont
développés au XV, 8-11.

Prakṛti (nature) est elle aussi traitée avec indifférence comme une sorte de co-associé du principe de
māyā (apparence). Ces deux facteurs imposant leurs conditionnements respectifs, le résultat en est
Ῑśvaratva (Souveraineté) de l‟Absolu ou ātmatva (Individualité [Selfhood]) de l‟Absolu, comme cela est

151
décrit dans cette stance. Un des exemples favoris d‟un tel « conditionnement » de l‟Absolu est le
cristal transparent que l‟on place sur de la soie rouge, celle-ci le fait paraître rouge par essence alors
qu‟en fait il ne l‟est pas.

(Page 220) L'incarnation ou manifestation de Dieu mentionnée dans ce chapitre doit donc être
comprise d'une manière conforme à ces considérations théoriques. L‟image d‟un avatār qui
descendrait sur terre pour punir les méchants et sauver les bons ne devrait pas être considérée avec
trop de réalisme, ni même comme étant mythologique, mais, débarrassée de sa nature grossière et
puérile, on devrait considérer qu‟elle appartient raisonnablement à la science de la contemplation. Bien
sûr, les esprits grossiers éprouveront le besoin de s'en satisfaire.

[7] yadā yadā hi dharmasya


glānir bhavati bhārata│
abhyutthānam adharmasya
tadātmānaṁ sṛjāmy aham║

« Chaque fois qu'il y a un relâchement eut égard aux bonnes mœurs (dharma), O Bhārata (Arjuna), et
que le mal vient à s'imposer, alors J'engendre ma propre création. »

[8] paritrāṇāya sādhūnāṁ


vināśāya ca duṣkṛtām│
dharma-saṁsthāpanārthāya
sambhavāmi yuge yuge║

« Pour protéger ceux qui sont bons et pour détruire ceux qui font le mal, pour établir la vertu, Je M e
donne l'existence, d'âge en âge. »

L‟expression dharmasya glāniḥ (perte de force de ce qui est naturellement juste) ne devrait pas être
trop facilement interprétée, bien que cela ait souvent été le cas, comme une baisse de qualité des
obligations sociales telles que celles liées à la caste, ni comme une décadence dans la moralité
apparente. Un dictateur mégalomane peut facilement endosser le rôle d‟un homme qui aurait été choisi
pour tuer ou liquider ceux qu‟il juge comme étant méchants eut égard à ses propres idées. Si la
signification de ces stances est interprétée comme faisant référence aux conditions sociales d‟une
partie du monde en particulier, n‟importe quel démagogue peut se sentir vertueux. Dharma (conduite
conforme à la nature), comme guṇa (caractéristique), a à la fois une composante verticale et une
composante horizontale, comme nous avons essayé de les distinguer au III, 28. Ici, dharma doit être
interprété au sens de svadharma (le sens naturel du juste propre à une personne) et alors le mot glāniḥ
(affaiblissement, décadence) ne signifierait plus qu‟un manque de foi, de certitude ou de
compréhension quant à savoir ce qui est en accord avec sa propre nature spécifique, ce en quoi,
comme nous l‟avons dit, consiste la vertu.

(Page 221) Cette expression ne signifie donc pas tant le déclin d‟une foi en particulier ou d‟une
civilisation, mais plus généralement la perte de confiance en soi des individus sur toute la planète;
comme c‟est peut-être le cas de nos jours où en désespoir de cause toutes les normes absolutistes
semblent être abandonnées par l‟humanité dans son ensemble, et où l‟ordre ancien est prêt à changer,
« en laissant la place pour un nouvel ordre » comme le dit Tennyson.

L‟expression abhyutthānam adharmasya (défense ou assertion de ce qui est étranger à la nature


propre) fait référence à une situation telle que celle où l‟humanité est enrégimentée ou enrôlée dans
des travaux forcés ou dans une guerre étouffant son expression naturelle, ce qui va à l‟encontre des
précieuses valeurs que l‟individu a besoin d‟élaborer ou d‟exprimer au cours de sa vie d‟une manière
naturelle et conforme à une vie de liberté dans l‟Absolu.

Puis, par pure nécessité combinée à ce facteur chance qui permet que d‟une manière ou d‟une autre
l‟humanité retrouve de nouveau son équilibre, vient le temps où un type de vie absolutiste peut

152
s‟imposer. C‟est alors que les personnes qui représentent en elles-mêmes les valeurs absolutistes
universelles acquièrent le statut de sauveur de l‟humanité. Dans le langage populaire on peut les
appeler des incarnations, ou même des avatārs. Dans l‟histoire spirituelle du monde ce phénomène
nous est familier, comme lorsqu‟un Buddha ou un Christ vit et se meut parmi les hommes.

Pareille éventualité ne se produit pas tous les jours. Cela se produit une fois par yuga (âge), périodes
qui, dans la mythologie indienne, sont séparées par des déluges; généralement, dans chacun de
ces yugas certaines normes et certains standards prévalent. On doit comprendre le yuga (époque) sous
l‟éclairage du VIII, 17 et 18, où un plus large schéma d‟existence est proposé, ce qui est un espace
plus convenable pour que l‟Absolu puisse vivre, se mouvoir et fonctionner.

Ces deux stances ont pâti d'avoir été trop souvent rebattues par des orateurs qui, enclins à vénérer les
héros, en ont fait leur spectacle. Mais quel qu‟importants qu‟ils puissent être en terme d‟histoire, ces
chefs de groupes à huis clos ne peuvent en aucune façon prétendre légitimement représenter l‟Absolu
au sens prévu ici par la Gītā. Les confondre tous deux serait une erreur fatale.

L‟expression dharma-saṁsthāpanārthāya (dans le but de fermement établir ce qui est juste) doit être
comprise sous ce même éclairage. Si le mot dharma ne s‟appliquait pas à des standards universels et
qui concernent toute l‟humanité, cette manifestation en une personne serait partiale et, en laissant le
champ libre à une rivalité dans l‟idéologie et dans les croyances, cela entraînerait des conséquences
désastreuses pour l‟humanité.

(Page 222) En examinant de plus près ces stances nous remarquons que ce qui est dit à la stance 7, où
apparaît le verbe SṚJ- (émettre), n‟est pas identique à ce qui est stipulé à la stance 8 où est employé le
verbe sambhavāmi (Je deviens). L‟opposition entre ces deux verbes vient d‟être expliquée à la stance
6. Dire, comme cela a souvent été le cas, que dans la Gītā l‟on considère Kṛṣṇa comme
un avatār serait faux. Le mot avatār n‟apparait absolument pas dans la Gītā. Il est contraire à l‟esprit
dans lequel est écrite la Gītā, car dans la Gītā ascension et descente sont toutes deux également
implicites; elles se contrebalancent l‟une l‟autre dans la neutralité de l‟Absolu.

[9] janma karma ca me divyam


evaṁ yo vetti tattvataḥ│
tyaktvā dehaṁ punar janma
naiti mām eti so ‘rjuna║

« Celui qui comprend la nature divine de ma naissance et de mes actes en cohérence avec les principes
de base, en quittant ce corps il n‟aboutira pas à la répétition de la naissance, mais il viendra
(uniquement) à Moi, O Arjuna. »

Après une brève digression sur la nature de l'incarnation divine de Kṛṣṇa, les stances 9, 10 et 11
remettent la tendance générale de la discussion en conformité avec le sujet du chapitre entier. De toute
évidence, l'auteur est conscient que le sujet de l'incarnation risque d'être trop facilement mal compris,
faisant de l'Absolu soit une entité hypostatique, soit une entité hiérophante. La stance 9 est une mise en
garde contre cette façon de voir asymétrique. D'autre part, la naissance et l'activité de l'Absolu, bien
qu'elles puissent être considérées divyam (divines) puisqu'elles appartiennent à un contexte
contemplatif, doivent encore être interprétées tattvataḥ (en fonction les principes de base) qui sont
spécifiques à la Gῑtā.

Bien que la stance 5 semble se rapporter à de nombreuses naissances ou vies distinctes pour Arjuna et
pour l'Absolu, ce n'était qu'une affirmation provisoire, car à la stance 9 il est explicitement indiqué
qu'il est possible pour un homme qui connait l'Absolu de fusionner avec l'Absolu sans avoir de
punarjanma (nouvelle naissance). Si le fait de renaître ou d'avoir des vies qui se répétent pourait être
transcendé par la sagesse, il va de soi que l'Absolu lui-même n'est pas soumis à des naissances
successives et disjointes. (Page 223) En ce qui concerne une vie éternelle dans l'Absolu, les théories

153
provisoires de la réincarnation sont ainsi réévaluées sans qu'il soit du tout question de nouvelles
naissances.

Le mot tattvatḥ (selon les principes) est l‟un des termes favoris de la Gῑtā. Il apparaît au VI, 21; VII, 3;
et XVIII, 55, son but est d‟attirer l‟attention sur la base philosphique de l‟enseigement final. D‟autres
expressions ont parfois le même objectif, comme par exemple yathoktam (comme cela est déclaré ici)
au XII, 20, matam mama (mon avis définitif) au XIII, 2. Des expressions telles que atῑva me priyāḥ
(ils Me sont extrêmement chers) au XII, 20, aident aussi à souligner ces enseignements définitifs.
Celles-ci correspondent au "en vérité, en vérité, je vous le dis" du Nouveau Testament et peuvent être
utilisées pour distinguer la doctrine finalisée de la Gῑtā là où il convient de la mettre en valeur pour
marquer son opposition par rapport aux opinions antérieures.

[10] vīta-rāga-bhaya-krodhā
man-mayā mām upāśritāḥ│
bahavo jῆana-tapasā
pūtā mad-bhāvam āgatāḥ║

«Débarrassé de l‟attachement, de la peur et de la colère, entièrement absorbé (filled) par Moi seul, et
s‟abandonnant à Moi, de nombreuses personnes qui ont été purifiées par la discipline de la sagesse,
sont entrées en Mon être (même). »

Ici, on nous indique que le fait d‟entrer dans la vie éternelle de l‟Absolu à la manière de la Gītā n‟a
rien de surhumain ni de difficile à réaliser. L‟on n‟a pas besoin d‟être un surhomme ou un super-
brāhmin pour parvenir à cet état. C‟est une voie qui est publique et ouverte à tous, à la simple
condition que l‟on soit purifié par le feu de la sagesse, sagesse qui elle-même est reconnue comme
étant une forme de discipline comme le sous-entend l‟expression jῆana-tapas (discipline de la sagesse
ou brûlure de la sagesse).

Pour réaliser ce à quoi il est fait référence ici, il n‟a pas fallu utiliser de dualité, pas même sous la
forme d‟un Dieu à vénérer. Quelque puisse-t-être la dualité sous-entendue dans l‟expression mām
upāśritāḥ (faisant appel à Moi), elle est vite contrebalancée par l‟expression qui la précède et qui est
importante - man-mayāḥ (fait de Ma propre étoffe elle-même). Dans le but de bien exprimer une
doctrine, une certaine latitude dans la façon de formuler une affirmation est autorisée. (Page 224) C‟est
pourquoi des vestiges de dualité persistent çà et là comme par exemple dans l‟expression « faisant
appel à Moi » mentionnée ci-dessus. Se libérer des trois ennemis de la contemplation qui sont de
nouveau énumérés ici, est la seule condition préalable à l'établissement de l'identification avec
l'Absolu, pour celui qui s'abandonne en profondeur à la valeur Suprême qu'il représente.

[11] ye yathā māṁ prapadyante


tāṁs tathaiva bhajāmy aham│
mama vartmānuvartante
manuṣyāḥ pārtha sarvaśaḥ║

«Selon la façon que chacun choisit de M‟approcher, c‟est en fonction de cela que Je l‟estime. C‟est Ma
voie elle-même, O Bhārata (Arjuna), que tous les hommes suivent par tous les moyens (possibles). »

Cette stance nous livre l‟affirmation contraire de III, 23, où il était dit qu‟il serait désastreux de suivre
l‟exemple de l‟Absolu quand celui-ci s‟abstient d‟agir. Cependant, ici la voie de l‟Absolu contient
implicitement tous les autres chemins relativistes, exactement de la même façon que la valeur d‟une
pièce en or laisse supposer toutes les pièces de petite monnaie. Dans la mesure où l'on pourrait
supposer qu'il y ait de l'absolutisme, ne serait-ce qu'au sein d'une discipline religieuse, relativiste ou
spirituelle, dans cette mesure cet absolutisme devient admissible de la même manière que le principe
de l'Absolu. Cependant, quand le relativisme se détache et n'a plus du tout de lien implicite ni explicite
avec les valeurs de l'Absolutisme, alors nous sommes en présence du danger mentionné au III, 23. Le

154
III, 23 et la présente stance sous-entendent qu‟il y a deux mouvements réciproques des aspects du
même principe d‟Absolu, l‟un ascendant et l‟autre descendant.

Dans un sens, donc, tous les hommes appartiennent à une seule religion et, dans un autre sens,
lorsqu‟ils ne sont pas du tout affiliés à l‟Absolutisme, l‟humanité est en grand danger d‟être assujettie
au processus du saṁkara (dislocation) comme nous l‟avons vu au III, 24. Le manque d‟affiliation à
l‟Absolu, et, en quelque sorte, le fait de refuser de prêter serment envers l‟Absolu, voilà ce qui aboutit
à un tel désastre pour l‟humanité entière. Comme nous l‟avons expliqué au IV, 7, la dharmasya glāniḥ
(désintégration du sentiment de ce qui est juste) doit aussi être interprétée sous ce même éclairage.
Les stances 31 et 32 du chapitre III insistent également sur l‟importance d‟établir une stricte relation
bipolaire avant que la Gῑtā puisse aboutir à quoique ce soit de bon.

(Page 225) On pourrait dire, en corolaire à cette stance, qu‟il n‟y a qu‟une religion pour tous les
hommes. Que cette religion, indépendamment des formes ou expressions diverses qu‟elle peut revêtir
en apparence - dans la mesure où celles-ci sont affiliées au Suprême ou Absolu - devient finalement
seule et unique en réalité. C‟est sur cette base que la devise du Guru Nārāyaṇa : « Une (seule) religion »
se justifie à la lumière de la Gītā.

Un chrétien qui vénère le Christ parce qu‟il est le représentant du Suprême appartient à la même
religion qu‟un musulman qui suit Mahomet parce qu‟il est le prophète d‟Allah, le Suprême Absolu de
l‟Islam. En Inde on pourrait également jeter un pont de la même façon entre les rivalités qui existent
entre le Vaiśnavisme et Śaivisme. Même des idéologies qui semblent athées ou irréligieuses peuvent
impliquer une certaine adhésion à des valeurs absolues, et à cet égard, toutes ces voies deviennent en
réalité identiques.

Le mot sarvaśaḥ (de toute part) montre que le principe unitif de l‟Absolu représente une valeur
humaine centrale et neutre.

[12] kāṅkṣantaḥ karmaṇām siddhim


yajanta iha devatāḥ|
kṣipraṁ hi mānuṣe loke
siddhir bhavati karmajā||

« Désirant les bénéfices provenant des actions et offrant des sacrifices aux dieux pour les obtenir, les
résultats générés par les actes sont en effet rapides dans ce monde d'hommes. »

La signification de cette stance peut être interprétée de deux façons. Selon les standards stricts de la
grammaire de Pāṇini nous sommes tenus de couper yajanta iha en yajante iha (ils font des sacrifices
ici aussi). Il y a une autre façon plus naturelle d‟interpréter cette stance et celle-ci semble plus
conforme à la structure et au style des stances de la Gῑtā, qui plus est, elle donne un sens plus
convainquant et moins banal: ce serait de couper le mot composé en yajantaḥ iha (sacrifiant ici), ce
qui en fait un participe et serait similaire au kāṅkṣantaḥ (désirant) sur la même ligne et avec lequel on
peut supposer qu‟il doive s‟équilibrer. Bien que cette seconde façon soit moins strictement conforme
aux exigences de la pure grammaire, nous la préférons à la première parce qu‟elle conserve un certain
parfum de dialectique et de symétrie qui, si nous l‟avions interprété différemment, ne donnerait qu‟une
assertion banale n‟ayant apparemment aucune raison d‟être dans le contexte présent.

(Page 226) Cependant, aux dépends d‟une meilleure interprétation, la plupart des traducteurs ont
préféré choisir la pure grammaire, par exemple même Śaṅkara a fait ce choix, sans parler de Bhagavan
Das et de Radhakṛṣṇa. 1

Grâce à Bhagavan Das lui-même, dans son érudite Introductory Note on Saṁskṛt Grammar nous trouvons : «A en juger par
les canons grammaticaux et rhétoriques du Saṁskṛt ‘classique’ postérieur à Pāṇini, un critique littéraire pourrait trouver
dans la Gītā de nombreux défauts de langage, de style et de composition, (1)des archaisms, (2) des lacunes, (3) des
doubles samdhi-s, (4) l’emploi de l‟ātmane-pada à la place du paraśmai-pada et vice-versa, (5), une syntaxe confuse, (6) un

155
usage trop fréquent des interjections, (7) des vocatifs trop fréquents, (8) des préfixes trop fréquents; et ainsi de suite. » (pp.
xxxviii-xxxix, The Bhagavad-Gītā par Annie Besant et Bhagavan Das, Madras, 1950).

Si nous comprenons correctement le rôle de cette stance dans le contexte présent, il ne peut y avoir
aucune méprise. Dans la section de ce chapitre qui vient tout naturellement à la suite, nous entrons
dans des considérations telles que celles sur les quatre castes, sur l‟action et l‟inaction, et sur les
différentes formes de disciplines spirituelles comme par exemple le prāṇayama (maîtrise des fonctions
vitales); toutes ces variétés couvrent un large éventail et il faudra les examiner, elles culmineront dans
le triomphe de la sagesse à la fin du chapitre. La tâche est à la fois délicate et énorme, et, comme il l‟a
déjà dit lui-même dans le chapitre précédent, l‟auteur ne veut décourager une personne de suivre la
forme de discipline qui pourrait lui convenir, ni prôner la sagesse à ses dépens. Le III, 23, met en garde
contre ce genre de méthode perturbante.

Par conséquent, bien qu'inévitablement la tendance générale de cette stance entache d'une certaine
manière les formes de sacrifice utilitaristes et clinquantes, ou qui ont pour but l'obtention rapide des
bénéfices par lesquels la majeure partie de l'humanité est normalement attirée, l'auteur, grâce à une
construction équilibrée, réussit à maintenir une attitude neutre. L‟adverbe iha (ici) et l‟allusion précise
au mānuṣe loke (monde des hommes) évoquent des références similaires que nous trouverons au XV,
2. Si nous remarquons que le karma (action) auquel il est fait référence là-bas est plus radicalement
déprécié, comme nous le verrons quand nous y arriverons, alors les implications de la présente stance
deviennent indubitables, et en aucune façon elles ne sont élogieuses pour le genre de sacrifices dont il
est question.

Cependant, l‟orthodoxie s‟orientant dans un autre sens, il s‟en suit les difficultés d‟interprétation que
nous avons remarquées dans de nombreuses éditions, certaines insérant de longues parenthèses à leur
façon, comme si elles voulaient forcer le verdict en faveur de leurs propres inclinations. Entre
l‟orthodoxie et l‟hétérodoxie la Gītā prend une position parfaitement neutre, et c‟est grandement à son
honneur.

(Page 227) Bien qu‟elle soit importante, l‟expression kṣipram hi (avec un rebondissement rapide en
vérité) est plutôt déroutante, parce que même un agriculteur ne récolte pas aussitôt qu‟il a semé. Mais
lorsqu‟il s‟agit de descendance il faut prendre en considération le temps qui lui est propre. Selon la
cosmologie des Vedas, les sacrifices produisent des effets de façon cyclique et minutieuse; ces effets
se conçoivent en termes de naissances et de morts qui eux aussi s‟inscrivent dans la durée. Alors, dans
quel sens faut-il comprendre cette vélocité? Elle se réfère vraisemblablement aux aspects de la
nécessité de la vie les plus basiques et les plus fondamentaux, comme par exemple la respiration.
Le siddhi ou résultat à atteindre par la respiration, qui est la vie elle-même, est immédiat. Il n‟y a pas
de long cycle de causes et d‟effets qui soit impliqué dans le sacrifice élémentaire de la respiration. La
possibilité de tels sacrifices, et le fait que la Gītā veuille les prendre en compte, paraissent évidents à la
lecture des stances 29 et 30.

Si l'on prend la société humaine dans son ensemble et sa propension naturelle à offrir des offrandes au
feu pour les dieux (par exemple, dans la société védique), on peut dire que la durée en question - qui
englobe à la fois l'action et sa récompense (siddhi) - constitue une norme ou une unité naturelle qui
appartient à ce contexte particulier. Ce n‟est donc pas à tort que l‟on emploie l‟adverbe «rapidement »
ici, bien qu‟il ne faille pas le comprendre au sens d‟une immédiateté mécanique - comme c‟est le cas
par exemple avec une machine à sous Ŕ mais qu‟il faille la concevoir de façon plus organique. Une
unité de durée minimale en fonction de l‟intérêt dans ces sacrifices populaires; selon la Gītā ici, ses
résultats sont bons en eux-mêmes.

Finalement, on peut également justifier le terme « rapidement » en considérant qu‟il signifie


« immédiat », auquel cas, comme cela est suggéré à la stance 24 de ce chapitre, on peut dire que les
fins et les moyens d‟une action rituelle coïncident. Un rite pur qui entrerait dans la catégorie de

156
l‟Absolu implique un moment éternel où l‟action et sa réaction ne sont séparés par aucun intervalle de
temps quel qu‟il soit.

[13] cātur-varṇyaṁ mayā sṛṣṭaṁ


guṇa-karma-vibhāgaśaḥ│
tasya kartāram api māṁ
viddhy akartāram avyayam║

« C‟est Moi-même qui aie créé la quadruple gradation de couleurs (varnya-s) sur la base des
dispositions innées (guṇa) et de la vocation (karma) qui correspondaient à chaque personne; saches
que J‟en suis le fabriquant, et aussi celui qui la défait, inépuisable. »

(Page 228) Si l‟on considère que ce chapitre traite de la sagesse, c'est-à-dire de la sagesse éternelle,
comme nous l‟avons expliqué, le lien qui relie cette stance - qui traite apparemment de questions
sociologiques Ŕ avec la précédente est plutôt ténu.

La stance 12 nous parlait des sacrifices qui obtiennent rapidement des résultats. Cette stance traite des
quatre castes. Le sujet qu‟elles ont en commun est le mot karma (action). En partant des actions
humaines qui sont les plus simples et qui, comme nous l‟avons vu, produisent des résultats instantanés,
nous arrivons ici à l‟échelle des diverses actions que l‟on trouve ici-bas dans le monde des humains.

Ici, toute la variété des actions possibles dans ce monde sont classées en quatre grandes catégories de
nécessité. Il y a des actions dont on peut dire qu‟elles sont relativement libérées de la chaine
contraignante des nécessités. Il y en a d‟autres qui sont très intimement liées à la nécessité et qui
laissent très peu de liberté de mouvement. Ici, on considère que ces quatre gradations possibles
appartiennent aux quatre castes, de toute évidence: brahmaṇa, kṣatriya, vaiśya et śudra.

Le brahmaṇa, qui d‟une certaine façon a la longe la plus longue, jouit d‟une liberté relative parce que
c‟est un érudit et que sa vie consiste à effectuer des sacrifices pour lui-même et pour les autres, comme
cela est écrit dans la Manuṣmṛti (i, 88, et suiv.). Le kṣatriya ou guerrier, susceptible de risquer sa vie,
jouit d‟une liberté similaire, bien que la longe soit plus courte puisque, en dehors de son domaine, on
ne peut pas s‟attendre à ce qu‟un guerrier impose le respect dans les mêmes proportions qu‟un érudit.
Cultivateur et marchand, le vaiśya a moins de liberté à sa disposition car il est lié au sol et à la nature
de son business. En dernier, pour ce qui concerne le śudra ou prolétaire, Manu stipule (i, 91); « Le
Seigneur n‟a prescrit qu‟une occupation au śudra, c‟est de servir docilement les trois autres castes. »
Le śudra a donc le statut qui est le plus asservi à la nécessité.

On suppose que ces classes de distinction existent dans la nature, que ce soit dans le monde védique
ou ailleurs, et c‟est dans ce sens que Kṛṣṇa, en tant que représentant de l‟Absolu, déclare ici qu‟il a
créé les quatre castes.

Au I, 43 il a déjà été fait référence au jātidharma (coutumes des castes) et au kuladharma (coutumes
des clans). Dans cette même stance, il est aussi fait référence au varṇasaṁkara (dégénérescence liée
au libre mélange des races), et Arjuna lui-même en a déjà présenté les conséquences néfastes en
termes imagés lorsqu‟il a déclaré que le fait de cesser de faire des offrandes propitiatoires de boules de
riz et d‟eau causait la ruine des pitṛs (ancêtres). (Page 229) Selon Arjuna, ceux qui se rendent
responsables de ces graves négligences sont voués à l‟enfer. Ce récit imagé qu‟Arjuna fait dans la Gītā
en tant que pūrva pakṣin (ancien sceptique) ne suscite aucune réponse, même brève, de la part de
Kṛṣṇa, celui-ci ne le relève même pas dans son enseignement, sauf peut-être lorsqu‟il promet encore et
encore un pardon global pour les péchés d‟Arjuna, si celui-ci suit son chemin de vie absolutiste.

Dans la présente stance, les mots varṇa (couleur) ou cāturvarṇya (quadruple gradation de couleurs) ne
sont pas tout à fait similaires à la jāti (genre ou espèce) ni au kula (clan) qui obsèdent Arjuna et
auxquels Kṛṣṇa ne porte qu‟une faible attention. Cela doit nous signifier que Kṛṣṇa ne prend pas au

157
sérieux les objections d‟Arjuna. Cependant, dans la bouche de Kṛṣṇa, le cāturvarṇya (quadruple
gradation de couleurs) a un statut plus élevé, même en tant que sujet de discussion.

A notre époque, lorsque l‟on pense à l‟expression varṇāśrama dharma (devoirs selon les couleurs et
les étapes de la vie traitées dans leur ensemble), nous pensons au mot chargé du sens que nous lui
donnons aujourd‟hui, ce soi-disant « système de caste » dont il est si souvent question en Inde. Ici,
indubitablement varṇa fait allusion à la couleur et āśrama fait allusion aux quatre stades de l‟effort
spirituel, sujets fort différents de celui des quatre castes.

A cause d‟un usage prolongé, ces deux sujets distincts en vinrent à être plus ou moins liés dans le
contexte confus de l‟esprit orthodoxe indien. Ici, dans cette stance, il est clairement fait référence au
cāturvarṇya (quadruple gradation de couleurs) que l‟on connaissait à l‟époque de la Gῑtā. Dans le
contexte des obligations religieuses convenables, son caractère est sans équivoque à la lumière de la
Manusmṛti et il est un peu moins perceptible sous l‟éclairage des vagues implications que l‟on trouve
dans la plupart des Purānas (légendes) (voir Manusmṛti i, 88 et suiv.). Certains Purānas vont même
jusqu‟à contester le fait que les quatre divisions aient existé depuis le commencement, c‟est le cas par
exemple du Mahābhārata qui précise: « A l‟origine il n‟y avait qu‟une couleur de race (ekavarṇam)
dans tout l‟univers, O Yudhiṣṭhira; mais la division en quatre couleurs vint à s‟établir par la
spécialisation due à l‟action naturelle ou patente. » (Tiré de la B. G. de Radhakṛṣṇa, p. 161).

Ici, Kṛṣṇa se réfère aux quatre castes, mais pas au sens strict et impératif de la Manusmṛti. La Gῑtā est
un Brahma-vidyā-śāstra (texte sur la science de l‟Absolu) ou une śruti (philosophie directement
révélée ou enseignée), ce n‟est pas un dharma śāstra (texte sur le comportement conforme à la loi)
comme l‟est la Manusmṛti. Dans ces circonstances, on ne peut que s‟attendre à une différence de
traitement. En comparant les actions qui naturellement appartiennent à chacune des quatre divisions
telles qu‟elles sont indiquées au XVIII, 41 et suiv. avec ce qui est défini comme étant le devoir de
chacun des groupes chez Manu, nous constatons une disparité flagrante; la discussion en est réservée
pour le XVIII, 41 et suiv.

(Page 230) A peine Kṛṣṇa a-t-il dit qu‟il était le créateur des quatre divisions sociales telles qu‟elles
sont largement établies, qu‟il réfute sa propre responsabilité et s‟en lave les mains, en la contournant et
en affirmant exactement le contraire - viddhy akartāram avyayam (saches que je n‟en suis pas l‟agent
et que je suis celui qui n‟est jamais épuisable, c‟est-à-dire l‟Absolu). Cette contradiction apparente n‟a
rien de nouveau si on la considère en lien avec les explications du chapitre précédent. Comme nous
l‟avons indiqué à la stance 12, l‟Absolu reste neutre entre l‟orthodoxie et l‟hétérodoxie, ou entre le
nécessaire et le contingent. Ici, on met l‟accent sur cette même attitude neutre du yoga, même pour ce
qui concerne la relation entre les quatre castes du domaine de la nécessité d‟un côté, et l‟idéal libre
d‟une société sans caste de l‟autre.

Que cette seconde façon ouverte et libre soit celle qui appartient à la Gῑtā est confirmé par la seconde
ligne du IX, 32 où les portes de la sagesse sont librement ouvertes aux femmes, aux vaiśyas
(agriculteurs et marchands) et aux śudras (prolétaires), quel que soit la basse extraction de leur
naissance, même si celle-ci peut les stigmatiser dans la réalité. Même au chapitre XVIII, quiconque
compare soigneusement les stances 41-44 à la Manusmṛti (i, 88 et suiv) constatera qu‟alors que les lois
de Manu appartiennent au domaine des obligations et des devoirs stricts, la Gῑtā se contente
simplement de dire que certaines personnes sont prédisposées par leur tempérament à faire un certain
type d‟action. Un examen plus attentif des éléments d‟actions attribués à chaque groupe révèlera en
outre qu‟elles incluent des actions qui ne sont des actions qu‟au sens plus large de la contemplation.
Au XVIII, 41-44, les stances qui se terminent par l‟expression svabhāvajam (né de sa propre nature),
montrent sans erreur possible qu‟ici dans la Gῑtā, il n‟est pas du tout question d‟un quelconque devoir
impérieux, alors que c‟est le cas dans la Manusmṛti. D‟autre part, il s‟agit d‟une pure question de types
psychologiques et d‟orientation professionnelle au sens même où nous l‟entendons à notre époque.

La seule chose qui intéresse la Gῑtā c‟est de voir que si les types conformes aux trois guṇas (qualités
ou propriétés de la nature) tels qu‟ils sont élaborés aux chapitres XIV et XVII, sont correctement

158
associés aux actions ou vocations qui leurs correspondent et qui relèvent de leur nature propre. Tout
ce que veut éviter la Gῑtā c‟est qu‟il y ait des inadaptations du style de celle d‟un carré que l‟on
voudrait faire entrer dans un trou rond, et nulle par elle n‟encourage de se référer au clan à la caste ou
à quoique ce soit d‟héréditaire ou de lié à la naissance. Même l‟allusion au varṇa (couleur) n‟est
qu‟accessoire.

(Page 231) Ainsi que nous l'avons vu au III, 35, et que cela sera encore répété au XVIII, 47, l' intérêt
que la Gῑtā porte à voir que le bon type de personne obtient l'emploi qui lui est approprié, est conforme
à sa propre doctrine du svadharma (conduite propre ou naturelle à quelqu'un) telle qu'elle est conçue
dans les termes les plus généraux qui soient pour être applicables à l'humanité entière. La Gῑtā ne
s‟intéresse à la question sociologique des divisions (de classes) que dans la mesure où celle-ci est un
corollaire de la doctrine du svadharma (conduite naturelle en propre).

Nombreux ont été les érudits qui ont été d‟avis que ce qui constitue la contribution majeure de la Gῑtā
à la pensée, c‟est cette théorie élaborée du svadharma (conduite naturelle en propre) selon laquelle la
voie qui mène au bonheur est la bonne conformité de la nature intérieure de chaque individu avec sa
nature extérieure. Nous sommes enclins à être d‟accords avec eux, mais il nous faut préciser que, en
appliquant cette doctrine au types sociaux, la Gῑtā n‟a pas tant l‟intention de contribuer à élaborer une
théorie à sa façon que de réévaluer et de reformuler en termes absolutistes la position qu‟elle a elle-
même révisée en śāstra (texte scientifique), et qui concerne quelques-unes des opinions enracinées et
fortement ancrées sur la race ou sur la caste qui ont vicié l‟esprit de l‟indien moyen.

En outre, un examen attentif de la Manusmṛti nous révèlera qu‟il s‟agit un livre conçu sur le pied de
guerre, une guerre comme celle qu‟il y avait entre les aryens et les non-aryens. C‟est la seule façon de
l‟expliquer. Par exemple, à la x, 129 de la Manusmṛti on peut lire: «Il ne faut pas que le śudra
accumule des richesses, même s‟il (en) est capable: car un śudra qui a acquis de la fortune donne du fil
à retordre aux brahmanas ». De plus, des qualités telles que la dextérité qui sont requises d‟un kṣatriya
(guerrier) Ŕvoir Gῑtā, XVIII, 43 Ŕ ne peuvent jamais être considérées comme entrant dans la catégorie
des obligations étant donné que par nature ce sont des aptitudes personnelles
individuelles.Un kṣatriya (guerrier) qui ne penserait qu‟à la guerre ne serait pas moins absurde qu‟un
Don Quichote. Une guerre juste dans le monde extérieur doit correspondre à la nature intérieure du
guerrier si l‟on veut éviter l‟absurdité qui est par ailleurs inhérente au combat. Les interprétations
unilatérales et mécanistes d'un système de castes rigide et héréditaire comme on l'imagine parfois en
Inde n'ont aucune once de soutien dans la Gītā. Dans le sens qu‟on lui donne ici, la caste se rapproche
davantage de l‟idée de jātī (type, espèce) que de celle de cāturvarṇya (les quatre divisions de couleur
dans la société). La pureté de race ou la chasteté est implicite dans la notion de caste quand elle est
interprétée de cette façon. Un brāhmin, qu‟il soit vaiṣṇava ou śaiva, comme ceux que l‟on croise de
nos jours parmi les orthodoxes hindous, est réellement l‟adepte de certains Gurus d‟un temps
relativement récent. Déjà à l‟époque des Purāṇas (légendes religieuses), on voit que Yudhiṣṭhira
déplore la disparition ou l‟absence totale de groupes d‟hommes quels qu‟ils soient qui puissent
prétendre avoir une pureté de race au sens où on l‟entend dans la jātī. (Page 232) «Etant donné le
mélange des castes, il est difficile de connaître la caste des gens. Les hommes font des enfants à toutes
sortes de femmes. Donc, selon les sages, le comportement est le seul facteur déterminant de la caste
(voir B. G. de Radhakṛṣṇa, p. 161). La caste au sens où on l‟entend dans l‟Inde d‟aujourd‟hui est
devenue davantage qu‟un anachronisme ou même qu‟un terme impropre et ne peut s‟appuyer ni sur
l‟instinct, ni sur le sens commun, ni sur les traditions ancestrales, ni sur des śāstras comme la Gῑtā à
proprement parler.

La sagesse de la Gῑtā n‟est fermée à aucun parti que ce soit dans ou à l‟extérieur du contexte védique,
comme le stipule finalement le IX, 32 (et le XVIII, 41 pris avec le XVIII, 46). Si l‟on considère le fait
que le chapitre IX sert de conclusion à l‟argumentation de Kṛṣṇa d‟une part, et que d‟autre part il
forme le milieu de toute la Gῑtā, l‟on ne peut contester le caractère définitif de cette affirmation. Pris
en même temps que ce conseil radical ou conclusif que l‟on trouve au XVIII, 66 à la toute fin de la
discussion même, et où la Gῑtā recommande de jeter aux vents toutes les obligations, le caractère
libre, ouvert et dynamique de la Gῑtā devrait paraître indéniable.

159
Pour en revenir à la présente stance, nous constatons que les quatre castes et leurs activités extérieures
correspondantes doivent être considérées comme formant un tout organique qui appartient encore au
domaine relatif, et qu‟elles forment des gradations naturelles qui s‟échelonnent de la nécessité stricte
jusqu‟à la liberté de l‟Absolu. Avant que cette gradation dans le domaine relativiste puisse être
correctement comprise, quelques considérations théoriques sur l‟action elle-même sont introduites
dans les stances suivantes; elles culminent dans cette fameuse stance 24 où toutes les actions, qu‟elles
soient considérées sur le plan relatif ou d‟une façon conforme à l‟Absolu, sont contrebalancées et
traitées unitivement sous la suprême égide de l‟Absolu.

L‟expression tasya kartāram (son créateur) doit être comprise au sens où, comme tout autre facteur
donné dans la nature, l‟Absolu doit être considéré au moins indirectement comme étant le créateur.
Cette distinction a déjà été discutée au IV, 6-8.

En résumé on peut dire qu‟ici la Gῑtā ne s‟intéresse pas aux obligations sociales, mais qu‟elle ne
s‟intéresse qu‟à cette harmonie qu‟il doit y avoir entre la vie intérieure et la vie extérieure d‟un
individu, harmonie qui est le yoga qui doit le conduire au bien suprême.

[14] na mām karmāṇi limpanti


na me karma-phale spṛhā│
iti mām yo ‘bhijānāti
karmabhir na sa badhyate║

(Page 233) « Je ne suis pas affecté par les actions et je n'ai aucun intérêt pour le bénéfice des actions;
celui qui Me comprend de cette manière ne subit plus l'emprise des actes. »

Après la référence de la dernière stance qui semblait être sociologique, cette stance sert de toute
évidence à ramener la discussion sur la sagesse de l‟Absolu qui est le sujet de ce chapitre. Déjà dans la
dernière stance nous avions essayé d‟expliquer que ce n‟était pas de l‟obligation sociale dont il était
question, mais plutôt des différents stades d‟activité s‟offrant à l‟homme qui vivait encore avec les
conditionnements d‟une société relativiste; ce qui pourrait se rapprocher plus ou moins du mode de
vie absolutiste dont il est question dans tout le chapitre. Qu‟elle soit relativiste ou non, aucune action
ne Le touche. Il ne désire même pas que le système des quatre castes de la stance précédente
fonctionne efficacement, comme le déclare l‟expression: na me karma-phale spṛhā (il n‟y a non plus
aucun intérêt dans le bénéfice de l‟action). Comme cela nous est indiqué ici, comprendre qu‟une telle
neutralité est dans la nature de l‟Absolu, c‟est la voie vers la sagesse. Sujet et objet sont tous deux
libérés de l‟emprise de l‟action, l‟objet étant ici celui qui sait; ce qui signifie qu‟aucune obligation,
même celle liée aux devoirs des castes n‟incombe à celui qui sait.

[15] evaṁ jῆātvā kṛtaṁ karma


pūrvair api mumukṣubhiḥ|
kuru-karmaiva tasmāt tvaṁ
pūrvaiḥ pūrvataraṁ kṛtam||

«Cette même sorte d‟action que les anciens pratiquaient en sachant cela de cette façon, fais la donc toi
aussi, comme elle a été pratiquée par les anciens qui dans l‟antiquité désiraient l‟émancipation. »

Ici, il n‟est pas demandé à Arjuna de suivre la voie traditionnelle habituelle. Ce qui lui est demandé
c‟est plutôt de suivre la voie de la sagesse intemporelle et pérenne ce qui est une autre affaire. S‟il lui
avait été recommandé de simplement suivre la tradition, l‟expression evam jῆātvā (sachant de cette
façon) aurait été superflue. (Page 234) Ici, l‟expression mumukṣubhiḥ (ceux qui désirent
l‟émancipation) ne peut que concerner l‟émancipation par la sagesse, et non pas par l‟observance des
pratiques traditionnelles. Ceci est conforme à l'esprit de la Gῑtā et de ce chapitre en particulier.

160
Pūrvaiḥ purvataram (par les anciens dans les temps les plus reculés) suggère clairement la nature
pérenne de cette sagesse plutôt que sa nature ancestrale. Cette expression suggère que toute sagesse
ancienne a derrière elle quelque chose de plus ancien encore, ce qui nous fait remonter à l‟éternité
plutôt qu‟à un moment précis de l‟histoire, quelque ancien qu‟il puisse-t-être.

Les mots karmai ‘va (même l‟action) servent à accentuer la nature pérenne de la nécessité ou aussi du
karma (action). La sagesse qui est recommandée ici consiste au moins en partie à reconnaître que
l‟homme ne peut éviter cette pérenne nécessité de l‟action et qu‟il ne peut éviter de la prendre en
considération, même s‟il vise l‟émancipation au sens absolu du terme.

[16] kiṁ karma kim akarmeti


kavayo ‘py atra mohitāḥ|
tat te karma pravakṣyāmi
yaj jῆātvā mokṣyase ‘śubhāt||

« Sur ce qu‟est l‟action et ce qu‟est l‟inaction, même les hommes intelligents sont dans la confusion.
Je t‟indiquerai l‟action que tu dois connaître pour être émancipé du mal. »

Le karma (action) qui devient inéluctable, et légitimé par la façon de faire donnée dans la dernière
stance, est considéré par la Gῑtā comme étant une question difficile à déterminer. Ici, il ne s‟agit pas de
recommander n‟importe quelle action ordinaire. Les trois variétés d‟actions sont citées dans la stance
suivante. Ce que l‟on doit distinguer avec discernement ici, c‟est le bon type d‟action, celui qui en
partant du mal conduit à l‟absolution. Ce n‟est que ce type d‟action particulier qui est important et
c‟est ce type d‟action que le sage doit considérer comme étant nécessaire. On ne doit pas vraiment
prendre en compte les aspects extérieurs ou accessoires de l‟action. Il est dit que même les sages sont
déconcertés sur ce sujet. Ce même sentiment est repris dans la stance suivante. Seul un sage est
capable de faire la subtile distinction sous-entendue ici entre (1) l‟action qui est permise, (2) l‟action
qu‟il faudrait éviter et (3) l‟action qui est conforme à la sagesse absolue et qui peut être neutralisée par
elle.

(Page 235) [17] karmaṇo hy api boddhavyaṁ


boddhavyaṁ ca vikarmaṇaḥ│
akarmaṇaś ca boddhavyaṁ
gahanā karmaṇo gatiḥ║

« On doit comprendre ce qu‟est l‟action et on doit aussi comprendre ce qu‟est la mauvaise action; qui
plus est, on doit avoir une idée correcte de la non-action: la façon dont fonctionne l‟action (en effet)
est insaisissable et subtile. »

Trois catégories d‟actions sont citées ici. La première n‟est que le simple karma (action), la deuxième
est vikarma (action dénaturée ou mésaction), et la troisième est akarma (non-action ou inaction). Ici,
l‟inaction est incluse sous le titre « action », et cela peut être justifié à la lumière de l‟enseignement du
Sāṁkhya où abhāva (non-existence) est considéré comme un padārtha (entité), en ce que « rien » ne
pourrait se concevoir qu‟en termes d‟existence négative.

Sous l‟intitulé vikarma (mésaction) il nous faut inclure toutes ses actions qui sont simplement
traditionnelles et qui sont accessoires à la discipline de la brahma-vidyā (science de l‟Absolu) telle
qu‟elle est comprise dans la Gītā. Akarma (inaction) se réfèrerait à une attitude négative vis-à-vis de
l‟action, comme lorsqu‟un homme s‟entête à essayer de vivre dans un vacuum et qu‟il réprime toute
activité, naturelle ou autre, comme avaient tendance à le faire en Inde les anti-ritualistes hétérodoxes
de la période post-bouddhique.

Lorsque la notion d'action a été soumise à ces deux correctifs et tous deux soustraits, pour ainsi dire, il
reste un résidu d'action pure et simple qui appartient proprement au mode de vie du perpétuel

161
philosophe qui de sa propre volonté ne rejette rien à cause de ses humeurs, ni ne supprime rien contre
sa propre nature plus profonde.

Alors qu‟il passe sa vie en accord avec l‟éternelle façon de faire de ceux qui l‟ont précédé sur le
chemin de l‟Absolu, le sage réévalue sa position constamment et dialectiquement. Comme le
mot gahanā (subtil, insaisissable) l‟indique, une telle voie abonde en émerveillement et en mystère.
Aucun śāstra (texte scientifique) n‟expose ce mode de vie de façon définie. Un homme d‟intuition est
censé en être conscient.

[18] karmaṇy akarma yaḥ paśyed


akarmaṇi ca karma yaḥ│
sa buddhimān manuṣyeṣu
sa yuktaḥ kṛtsna-karma-kṛt║

(Page 236) « Celui qui est capable de voir l‟action dans l‟inaction et l‟inaction dans l‟action, lui, parmi
les hommes, est intelligent ; c‟est (un homme) qui se comporte de façon unitive (un yogi), bien qu‟il soit
encore engagé dans n‟importe quelle sorte de travail. »

Voici le cas typique d‟une stance où excelle le paradoxe. Śaṅkara et d‟autres avec lui ont vainement
essayé de limiter le sens de cette stance à des termes rationnels; pour se faire ils ont utilisé divers
exemples judicieux comme celui des arbres qui semblent reculer lorsqu‟ils sont regardés par un
homme assis sur un bateau qui s‟écarte de la côte.

Afin de garder la part du merveilleux et le sens du sublime qui émergent de cette stance, il vaut mieux
garder intact ce mystère. Ce serait conforme à l‟esprit de la stance précédente. D‟autres stances,
comme les 16, 19 et 69 du chapitre II, et beaucoup d‟autres au chapitre XIII, viennent nous montrer
comment l‟Absolu s‟avère être le terrain sur lequel les opposées se rencontrent dans la neutralité. En
référence à l‟Absolu, tous les paradoxes se justifient. L‟intensification du mystère ne porte pas atteinte
à la splendeur et au merveilleux, mais elle les renforce. Lorsqu‟il concerne l‟Absolu, même le
merveilleux est une valeur, et c‟est particulièrement vrai lorsqu‟il s‟agit de l‟émerveillement final du
sage établi dans la non-dualité absolue.

Dans le contexte actuel les aspects ambivalents, dichotomiques ou bipolaires de l‟âme humaine sont
interdépendants, c‟est le cas de l‟instinct et de l‟intelligence. Ce dont l‟instinct est convaincu,
l‟intelligence ne peut le percevoir, et ce que l‟intelligence voit, l‟instinct ne le peut. L‟âme de l‟homme
considérée dans son sens absolu, est le point de rencontre des opposés. Le terrain neutre de la sagesse
n‟est rien d‟autre que l‟identique (same).

Il est dit dans les Upaniṣads que Brahman (l‟Absolu) lui-même a un aspect haut (para) et un aspect
bas (apara). On fait parfois référence à ces deux aspects ensemble par le mot
composé parāpara (haut-bas). L‟adhyāsa (surimposition) de l‟un des aspects de l‟Absolu sur l‟autre
ou vice-versa est la cause de la confusion. Nous sommes constamment sujets à cette erreur. Quand nos
mains sont inactives, le mental est actif, et quand le mental est inactif les mains etc. entrent en action.
L‟homme qui est calmement assis peut très bien être submergé d‟une activité mentale écrasante.
Réduire ces deux tendances en un tout neutre, voilà ce qu'est le yoga de la sagesse dont on parle ici.

La dernière expression kṛtsna-karma-kṛt (bien qu‟il soit encore engagé dans toutes sortes de travail
possibles) sert seulement à montrer qu‟un ensemble d‟actions doit être réduit en termes de l‟autre, et
que tous deux doivent se compenser pour aboutir à une certaine neutralité unitive, quelques puissent
être les activités réelles ou virtuelles impliquées dans la situation.

(Page 237) Cette façon de neutraliser l‟activité est la même que celle qui a été indiquée au III, 43, où il
est dit que le Soi est maîtrisé par le Soi. Le mot kṛtsnam (tout) est destiné à inclure à la fois les formes
innées et les formes ouvertes d‟activité. Le mot buddhimān s‟accorde avec le sujet de ce chapitre qui
porte sur le jῆāna yoga (sagesse unitive).

162
[19] yasya sarve samārambhāḥ
kāma-saṅkalpa-varjitāḥ│
jῆāgni-dagdha-karmāṇaṃ
tam āhuḥ paṇḍitaṃ budhāḥ║

« Cet homme dont les œuvres sont toutes exemptes de désir et de motivation volontaire, dont
(l‟impulsion) d‟action a été réduite à néant dans le feu de la sagesse, le sage le considère comme une
personne qui a la connaissance (paṇḍit). »

Cette stance et les stances suivantes jusqu‟à la 24 incluse constituent une section dans laquelle est
finalement exposée la plus pure sorte d‟action libre telle qu‟elle a été recommandée au III, 9. Ainsi, à
la lumière de la révision de la sagesse absolue, les fins et les moyens coïncident.

On nous indique ici le premier pré-requis de cette action absolutiste qui mène à la liberté. Cette action
doit être dépourvue de kāma (désir) et de saṁkalpa (motivation volontaire). Même après que l‟on ait
endigué ou supprimé ces tendances qui s‟extériorisent, il reste un résidu d‟action ou une tendance à
agir qui a la nature d‟une impulsion vitale. Cependant, cette impulsion vitale est soumise à l'examen
de la sagesse. Comme indiqué dans la stance précédente, elle devient sa propre négation qui est
akarma (inaction). Comme cela est indiqué à la stance 37, de même que le feu de la sagesse réduit en
cendres toute action, cette annihilation de toute action en neutralité ne doit être considérée que comme
une conséquence normale de l‟absolutisme qui implique ce que St. Thomas d‟Aquin aurait pu appeler
le principe de double négation. Etant un facteur négatif, l‟action ne peut supporter la lumière de la
sagesse absolue, de la même façon qu‟ombre et lumière ne peuvent coexister en même temps.

[20] tyaktvā karma-phalāsaṅgaṁ


nitya-tṛpto nirāśrayaḥ|
karmaṇy abhipravṛtto ‘pi
naiva kiῆcit karoti saḥ||

(Page 238) « Cet homme qui abandonne l‟attachement au bénéfice des actes, toujours heureux et
indépendant, bien qu‟il soit engagé dans l‟action, il ne fait rien du tout (en théorie). »

Ici, la même opinion est exprimée sous une forme plus finalisée. De même qu‟un chèque annulé n‟est
plus valable, les aspects visibles des actes extérieurs que l‟on peut voir effectués par un sage doivent
être considérés comme nuls et sans effets à la lumière de la synthèse neutralisante de la sagesse. Ici
l‟acteur agit dans le propre intérêt de l‟action, « indépendamment » de tout élément externe (comme
l‟indique le mot nirāśrayaḥ), et il ne désire aucun bénéfice ni aucun résultat extérieur, c‟est-à-dire
qu‟il traite conjointement les fins et les moyens. Ainsi, il est toujours satisfait, libre de toute inquiétude
et de toute attente.

[21] nirāśīr yata-cittātmā


tyakta-sarva-parigrahaḥ│
śārīraṃ kevalaṁ karma
kurvan nāpnoti kilbiṣam║

« Celui qui est libre de toute attente et dont la conscience de Soi relationnelle est soumise, qui a
renoncé à tout esprit de possession, étant engagé dans des actes qui ne sont que physiques
(automatiques), il n‟encourt pas le péché. »

Remarquez que cette stance concède un peu plus que ce que laissait entendre la stance précédente,
dans la mesure où on suppose que le corps continue à agir avec tout ce qui peut être considéré comme
étant de la nature d‟un réflexe ou d‟un automatisme.

163
Les expressions (1) yata-cittātmā (celui dont le Soi relationnel est soumis) - citta étant l‟aspect de la
conscience personnelle qui est susceptible de s‟attacher à une idée ou un objet désiré - et (2) a-
parigrahaḥ (sans sentiment de possession) dénotent que deux éléments supplémentaires sont requis
pour un sage, ce qui lui donne une plus grande qualification que celle de n‟être que simplement libre
d‟attachements.

[22] yadṛcchā-lābha-santuṣṭo
dvandvātῑto vimatsaraḥ|
samaḥ siddhāv asiddhau ca
kṛtvāpi na nibadhyate||

«Satisfait des gains fortuits, non affecté par les paires (d‟intérêts) conflictuels, n‟ayant pas l‟esprit de
compétition, demeurant le même qu‟il gagne ou qu‟il perde, bien qu‟il ait été actif, il reste détaché. »

(Page 239) Ici, on met l‟accent sur l‟attitude générale qu‟a le sage envers la vie quand il vit et se
déplace parmi les hommes. Des opportunités s‟offrent à lui, mais il n‟est pas un chasseur de bonne
aventure qui coure après les bonnes occasions. Il a transcendé les paires d‟opposés conflictuels qui
appartiennent au monde des actions automatiques. Tout naturellement, un tel homme n‟a pas à entrer
dans une rivalité de concurrence avec les autres. C‟est un vimatsaraḥ (une personne qui n‟est pas
compétitive).

[23] gata-saṅgasya muktasya


jῆānāvasthita-cetasaḥ|
yajῆāyācarataḥ karma
samagraṁ pravilῑyate||

« Pour ce qui est de celui qui n‟a plus d‟attachements, qui a gagné la liberté, dont l‟être spirituel s‟est
fondé sur la sagesse, ses actions n‟ayant seulement que le caractère d‟un sacrifice, elles se dissolvent
totalement. »

Cette même idée est développée plus en détails Ŕ il y a juste une allusion plus précise à l‟action qui
indique qu‟elle relève de la définition des sacrifices, dans le sens où ceux-ci ne créent pas de liens,
comme indiqué au III, 9.

Cette catégorie spéciale d‟actions faites de façon désintéressée doit impliquer quelque valeur
absolutiste. Même lorsqu‟elle est offerte à un dieu - comme cela est sous-entendu ci-dessous dans la
stance 25-, même si les idées que se fait un sacrifiant d‟une déité sont imparfaites, dans la mesure où
son offrande se fonde sur des motifs purs, elle a pour effet de dissoudre le caractère aliénant de
l‟action. Ce qui est signifié ici sera davantage finalisé à la stance suivante, stance dans laquelle nous
aurons un éclairage qui devrait nous faire comprendre les autres implications de cette stance. Personne
ne peut comprendre l‟Absolu si ce n‟est à partir du point de vue de son propre soi relatif, et
réciproquement personne ne peut comprendre le relatif si ce n‟est à partir du point de vue de l‟Absolu.
Une notion est inévitablement limitée par l‟autre, ce qui inévitablement introduit un élément de
solipsisme dans le raisonnement. La puissance de dissolution d‟action des purs actes de sacrifice, à
laquelle il est fait référence ici, se trouve donc justifiée par le principe même du solipsisme.
Cependant, comme cela est si bien fait à la stance suivante, il est possible de traiter à la fois les fins et
les moyens, le relatif et l‟Absolu, de façon plus unitive.

(Page 240) [24] brahmārpaṇaṁ brahma havir


brahmāgnau brahmaṇā hutam|
brahmaiva tena gantavyaṁ
brahma-karma-samādhinā||

164
« (Pour lui) l‟Absolu est l‟acte d‟offrir, l‟Absolu est la substance offerte dans l‟Absolu qu‟est le feu
offert par (lui) l‟Absolu, le but à atteindre par lui étant l‟Absolu même, par le moyen de la suprême
paix de son action Absolutiste. »

Voici une autre stance qui est un chef d‟œuvre et que l‟on cite fréquemment. Ici, les fins et les moyens
appartenant à un contexte ritualiste sont réunis unitivement, ce qui abolit tout soupçon de différence
entre eux. L‟expression finale brahma-karma-samādhinā (au moyen d‟une paix qui est identique à
l‟action, qui est identique à l‟Absolu, ou brahma = karma = samādhi) est un bel assemblage de mots
confectionné avec une valeur (paix) faite d‟une fin ((l‟Absolu) et d‟un moyen (l‟action). L‟action est le
moyen et les deux fins sont le cosmologique (brahman l‟Absolu) et le psychologique (samādhi, la
paix du Soi unifié). Ce mot composé réunit ainsi tous les concomitants au sacrifice sans faire de
distinction entre les fins et les moyens.

[25] daivam evāpare yajῆaṁ


yoginaḥ paryupāsate|
brahmāgnāv apare yajῆaṁ
yajῆenaivopajuhvati||

« Le sacrifice de certains yogis (homme de discipline unitive) se réfère (par nature) aux dieux (des
Vedas); d‟autres (yogis), par le sacrifice même, offrent un sacrifice dans le feu de l‟Absolu.»

De la stance 25 à la stance 32, nous avons une discussion exhaustive sur tous les modèles de sacrifice,
du plus basique que l‟on trouve dans le contexte védique Ŕcomme par exemple la simple offrande au
feu pour les dieux -, jusqu‟à ce même sacrifice conçu dans l‟optique de la réalisation de soi telles
qu‟elle est comprise à la stance 24.

De nouveau, sur la deuxième ligne, on répète ici ce même principe qui consiste à traiter les fins et les
moyens unitivement, mais avec un élément supplémentaire. Au lieu que ce soit brahman (l‟Absolu)
qui soit offert comme sacrifice en brahman, cette stance fait un pas de plus et nous indique que c‟est le
sacrifice lui-même qui est offert en sacrifice. (Page 241) La non-dualité est donc parachevée, ce qui
fixe ainsi la limite supérieure du concept de yajῆā (sacrifice) aussi loin qu‟il est possible à travers la
rationalisation de l‟action sacrificielle. La première ligne qui nous donne l‟exemple classique d‟un
agnihotra (sacrifice du feu) dans le contexte védique en marque la limite antérieure. Comme nous
avons déjà eu l‟occasion de le souligner au IV, 23, qu‟un homme offre un sacrifice aux dévas (le divin,
les dieux, les glorieux) n‟est pas en soi disqualifiant à la lumière de l‟enseignement de la Gῑtā, à la
condition que les contreparties des fins et des moyens soient compatibles et susceptibles de se
contrebalancer unitivement.

Tout homme qui n‟a pas atteint la pleine illumination est obligé d‟offrir un sacrifice qui corresponde à
sa propre vision de ce que sont les valeurs supérieurs ou les idéaux. Demander à quiconque de faire
mieux que ce qu‟il peut, ne serait ni possible, ni juste. Indra, Varuṇa et autres dieux des Vedas
personnifient certaines valeurs humaines supérieures ou idéalisées. Ce sont « les glorieux », ils sont
immortels, et sont censés vivre sans jamais fermer les yeux dans ce que Plotin appellerait le monde
des intelligibles. De semblables idées sont courantes dans les écrits de Platon. Tout ce que nous
devons reconnaître ici, c‟est que, de la même façon qu‟entre le sacrifiant et les dieux, il y a une
différence de valeur sur une certaine échelle de valeurs qu‟il est naturelle à un être humain d‟avoir à
l‟esprit lorsqu‟il pense à sa propre progression spirituelle. C‟est pourquoi la différence entre les
valeurs supérieures et les valeurs inférieures de cette échelle qui part de l‟humain pour atteindre le
divin, doit impliquer une certaine forme d‟élément purificateur, quelque faible qu‟il puisse être.
Chaque sacrifice est bon à l‟intérieur de ses propres limitations, et il vaut mieux qu‟une absence de
sacrifice. Néanmoins, quand un sacrifiant garde à l‟esprit tout ce qu‟implique la divinité absolue
lorsqu‟il accomplit son sacrifice, alors on peut dire que sa progression passe à la vitesse maximum.
Sous l‟égide d‟une forme de sacrifice supérieurement absolutiste tous les autres sacrifices gagnent un
statut, et donc une capacité de purification.

165
L‟objectif de cette stance est de montrer clairement les deux limites du sacrifice, l‟une correspondant
au sacrifice védique classique, et l‟autre étant davantage conforme à la science de l‟Absolu, niveau
auquel même la différence entre l‟acte de sacrifice et le sacrifiant, en tant que fin et moyen, doit être
finalement supprimée.

Il convient de remarquer qu‟ici il ne s‟agit pas d‟une simple personne qui fait un rituel, mais d‟un
yogi. La différence c‟est que constamment le yogi équilibre les contreparties et qu‟il neutralise les
opposés grâce à une certaine méthode dialectique implicite qui est plus que de la rationalisation. C‟est
plutôt une réévaluation à la lumière de la sagesse. (Page 242) Les divers sacrifices mentionnés dans ce
chapitre doivent être considérés comme étant réévalués et non pas comme étant juste des rituels
védiques.

Jusqu‟à la stance 32, les références aux disciplines spirituelles doivent être interprétées à la lumière du
yoga. D‟autre part, dans cette section yajῆa (sacrifice) est employé dans un très large sens (de la
même façon qu‟indiqué en III, 10). Il s‟applique à l‟ensemble de la vie créée. Les diverses formes de
discipline spirituelle qui devront être traitées dans les stances suivantes sont les applications partielles
de ce pur et général principe de sacrifice, elles correspondent aux différents types de discipline
appartenant aux différentes traditions ou écoles spirituelles.

[26] śrotrādīnīndriyāṇy anye


saṁyamāgniṣu juhvati│
śabdādin viṣayān anya
indriyāgniṣu juhvati║

« Certains offrent l‟oreille en sacrifice dans le feu de l‟austérité ainsi que les autres organes des sens;
d‟autres offrent le sacrifice du son et des autres intérêts sensoriels dans le feu des sens. »

Dans cette stance il est fait référence à deux variantes du contrôle des sens; deux variantes dont la
différence est très subtile. Dans les deux cas on sous-entend une introversion ou pratyāhāra (retrait
des sens). Dans le premier cas on prend l‟aspect perceptuel (ou interne) des sens, l‟ouïe en étant
l‟exemple type. L‟ouïe doit être sacrifiée dans le feu de l‟austérité. Dans le second cas cette même
austérité est appliquée au son manifesté qui est pour ainsi dire fondu en arrière et en dedans dans
l‟ensemble général des sens pris globalement, ce qui, comme l‟austérité est également comparé à un
feu. L‟austérité représente la valeur centrale du sacrifice.

On pourrait à juste titre imaginer une série de feux, l‟un plus subtile que l‟autre, dont la gradation a
déjà été indiquée au III, 42; si l‟on considère également les III, 6 et III, 41, cette question de gradation
devient suffisamment claire. On renonce à tout ce qui est à l‟extérieur, et on le fond dans un certain
ordre dans le feu intérieur qu‟est son propre Soi. Ainsi, la contemplation elle-même est conforme au
modèle du sacrifice. Bien qu‟ici on adhère à la forme familière du sacrifice védique, c‟est vraiment de
la contemplation dans son sens le plus large et le plus général dont il est question. (Page 243) Quelles
que soient les deux contreparties que l‟on considère, en principe un sacrifice est possible.

Le terme indriyāgniṣu (dans le feu des sens) est justifié car les sens représentent la perception qui est
une forme de lumière ou de savoir, semblable à la lumière d‟une flamme.

[27] sarvāṇīndriya-karmāṇi
prāṇa-karmāṇi cāpare│
ātma-saṁyama-yogāgnau
juhvati jῆāna-dīpite║

« Toutes les fonctions des sens de même que les fonctions vitales sont toutes deux sacrifiées par
d‟autres personnes qui en font une offrande dans le feu de la discipline unitive (yoga) qui consiste en
restriction de soi. »

166
Ici, on avance d‟un pas dans l‟interprétation en termes de contemplation, en utilisant le yoga et les
fonctions vitales comme contreparties. L‟expression ātma samnyama (auto-restriction) doit être
considérée comme appartenant au yoga ou discipline personnelle, et ne doit pas être confondue avec le
contrôle de soi à l‟extérieur, que ce soit au sens physique, social ou moral. Ce type d‟austérité atteint
l‟intensité d‟un feu. Ce feu est allumé par la sagesse absolue, et c‟est dans ce feu que les deux
ensembles des fonctions plus périphériques appartenant aux sens et des tendances vitales moins
périphériques sont fondues ou centralisées. A la stance 26 la maîtrise des éléments périphériques des
fonctions vitales était réduite à une forme de sacrifice. Ici, le yoga et toutes les fonctions vitales sont
introduits dans l‟idée du sacrifice pour être contrebalancés ou neutralisés unitivement.

[28] dravya-yajῆās tapo-yajῆā


yoga-yajῆās tathāpare│
svādhyāya-jῆāna-yajῆāś ca
yatayaḥ saṁśita-vratāḥ║

« Il en est de même pour d‟autres qui font le sacrifice de l‟objet et pour ceux qui font le sacrifice de
l‟austérité, pour ceux qui sacrifient la discipline unitive (yoga), pour ceux qui font une étude
personnelle et pour ceux qui sacrifient la sagesse; tous ces hommes ont acquis la maîtrise de soi et ont
(pleinement) rempli leurs engagements. »

Cette stance énumère les différente catégories de sacrifices comme suit: (1) le sacrifice rituel basique
composé de la substance que l‟on offre; (page 244) (2) le sacrifice qui a la nature d‟une austérité ou de
la discipline de soi tel qu‟on l‟entend dans les stances 25 et 26; (3) le sacrifice du yoga tel qu‟on le
comprend dans le contexte des Yogas Sūtras (Aphorismes sur le Yoga) de Pataῆjali, bien que, comme
nous le verrons dans la stance suivante, il soit soumis à une légère réévaluation dans la Gītā; (4) le
sacrifice de sa propre étude, comme le fait d‟ordinaire celui qui étudie les Upaniṣads et (5) le sacrifice
de la sagesse qui consiste à mettre sur le même pieds les aspects subjectifs et objectifs de la
connaissance pour en faire un tout unitif.

Toutes les personnes qui s‟engagent dans une de ces formes de sacrifice quelle qu‟elle soit sont
classées dans la catégorie des yatayaḥ (gens d‟austérité Ŕ dérivé de la racine yama=contrôle de soi)
étant donné qu‟une certaine forme de maîtrise est implicite chez tous ces sacrificateurs.

Le terme saṁsitavratāḥ (ceux qui ont rempli leur engagement) met un point final à l‟énumération des
disciplines qui entrent dans la catégorie des engagements (vows), la dernière mentionnée devant être
considérée comme étant une forme de sacrifice plus mûrie ou plus achevée. Les disciplines spirituelles
indiquées aux stances 29 et 30 suivantes ne sont ni des austérités ni des engagements, mais
appartiennent à la discipline plus douce connue sous le nom de yoga (tel qu‟il est compris au VI, 17);
discipline qui n‟implique aucune forme de contrainte ni de torture quelle qu‟elle soit (ce qui en fait est
vraiment condamné au XVII, 5 et 6).

[29] apāne juhvati prāṇaṁ


prāṇe ‘pānaṁ tathāpare|
prāṇāpāna-gātῑ ruddhvā
prāṇāyāma-parāyaṇāḥ||

« Dans la tendance vitale descendante (vers l'intérieur), d'autres sacrifient la tendance ascendante (vers
l'extérieur) et de même dans la tendance extérieure ils sacrifient la tendance intérieure, contrant ainsi
les tendances, ils demeurent toujours dans l'état de ceux (qui recourent à la voie) du contrôle (vital) de
la respiration. »

Cette stance fait directement référence à la discipline du prāṇāyāma (maîtrise des fonctions vitales
telle qu‟on l‟entend à la fois pour la respiration et pour ce qui relève du contexte plus large des paῆca-
prāṇāḥ, les cinq tendances vitales).

167
On peut considérer que le processus de respiration n‟affecte que deux de ces cinq derniers prāṇās
(fonctions vitales) et dans cette stance on parle de ceux qui pratiquent le prāṇāyāma (maîtrise des fonctions
vitales) soit comme sacrifiant le prāṇa (l‟expiration ou tendance vitale) dans l‟apāna (le souffle
intérieur ou inspiration ou tendance vitale) soit vice versa. (Page 245) Tous deux ont en commun ce
que l‟on appelle RODH- (tenir en échec) d‟où dérive l‟absolutif ruddvā (ayant tenu en échec). Ceux
qui sont attachés à la discipline du prāṇāyāma (contrôle de la respiration) sont désignés ici comme
étant prāṇāyāma-parāyaṇāḥ. Dans la mesure où la maîtrise du gati (courant) de la respiration est
l‟élément commun le plus important faisant de cette discipline une forme de sacrifice, l‟ordre ou la
direction dans lesquels la fonction vitale est contrôlée vers le haut ou vers le bas n‟a pas d‟importance.
C‟est pourquoi ces deux sortes de sacrifice sont traitées ici sur un pied d‟égalité, le contrôle lui-même
peut porter tout aussi bien sur prāṇa (l‟expiration) et sur apāna (l‟inspiration), et cette pratique peut à
juste titre être considérée comme étant un seul et même sacrifice conçu unitivement.

Il nous faut remarquer ici que dans certains enseignements de yoga radicaux et populaires appelés
hatha yoga et qui s‟intéressent aux exercices de respiration, il y a deux contrôles du souffle opposés
nommés pūraka (remplissant) et recaka (vidant), ainsi qu‟un troisième contrôle intermédiaire appelé
kumbhaka (retenant). Dans les Yoga Sūtras (Aphorismes sur la discipline du yoga) de Pataῆjali,
prāṇāyāma (contrôle des fonctions vitales) est le quatrième stade sur une échelle de disciplines
élaborée de façon ascendante et qui aboutit à kaivalya (isolement ou pureté telle qu‟elle concerne le
Soi). Dans le prāṇāyāma du système de Pataῆjali la mise à égalité réciproque des souffles vitaux n‟est
pas explicitement prise en compte comme elle l‟est ici. La Gῑtā réévalue le système de Pataῆjali à la
lumière de la sagesse absolue et établit une réciprocité entre les deux formes de sacrifice, elle les rend
même interchangeables. Dans la Gῑtā le prāṇāyāma n‟est pas considéré comme étant un contrôle du
souffle qui impliquerait un effort soutenu dans une direction quelconque (comme c‟est le cas dans les
Yoga Sūtras de Pataῆjali, II, 49). Ici, il ne s‟agit pas d‟effort, mais d‟une calme contemplation; le
contrôle n‟est pas laborieux, mais normal et naturel. Il convient de noter que dans ce traitement
conjoint des deux aspects de la discipline qui consiste à contrôler le souffle vital le hatha yoga et le
yoga de Pataῆjali sont tous deux réévalués.

[30] apare niyatāhārāḥ


prāṇān prāṇeṣu juhvati│
sarve ‘py ete yajῆa-vido
yajῆa-kṣapita-kalmaṣāḥ║

« D‟autres s‟abstenant de nourriture font une offrande des souffles vitaux dans les souffles vitaux.
Tous connaissent le sacrifice, ils se sont débarrassés du mal par le sacrifice. »

(Page 246) En gros, d‟une certaine façon, il est question de la notion de contrôle qui est impliquée
dans les diverses formes de sacrifice en ce qu‟elle s‟applique à toutes les tendances vitales considérées
dans leur ensemble. Si l‟on peut considérer que l‟expansion et la contraction sont deux tendances
vitales opposées, alors le yogi dont il est question ici minimise ou diminue les différences qu‟il y a
entre elles deux, vivant au cœur de sa propre vie. Sa relation avec le monde extérieur, lorsqu‟il entend,
qu‟il voit ou qu‟il apprécie ce qui est à l‟extérieur, est maintenue à son minimum. Ce contrôle porte
aussi sur la prise de nourriture dont on parle ici comme étant typique des niyatāhārāḥ (ceux qui
restreignent leur nourriture). Ces restrictions doivent se comprendre dans leur sens générique en ce
qu‟elles concernent aussi d‟autres choses que la nourriture réelle. Ce même mot apparait au II, 59, non
pas pour désigner l‟aliment que l‟on mange en réalité, mais en ce qu‟il se réfère à l‟afflux de toutes les
impressions agréables qui viennent de l‟extérieur.

Avant d‟en arriver à la conclusion sur le sujet des sacrifices dans la stance suivante, le mot yajῆāvidāḥ
(ceux qui connaissent le sacrifice) est utilisé ici pour faire référence à toutes les variétés de sacrifice
des stances précédentes. C‟est dans ce même sens que le mot vedavit (celui qui connait les Vedas) est

168
employé au XV, 1. C‟est également dans ce sens qu‟il est fait référence au IX, 20, au traividyāḥ (ceux
qui connaissent les trois Vedas). Ici, l‟on constate que l‟enseignement de la Gῑtā garde ses distances et
ne s‟engage pas dans des disciplines spécifiques ni dans des apprentissages, quels qu‟ils soient,
préservant ainsi le point de vue impersonnel d‟un observateur universel, rejetant le poids de la
responsabilité sur les experts respectifs de chaque école, alors qu‟elle-même reste avant tout concernée
par la sagesse. La référence aux autres disciplines se fait par le biais de la reconnaissance de ce qui en
chacune d‟elles est valable, autorisé ou nécessaire selon la position réévaluée de la Gῑtā.

Le mot kalmaṣāḥ (déchets ou impuretés) ne désigne pas le « péché » au sens religieux du terme
comme cela a souvent été traduit, mais on peut considérer qu‟il inclut des taches ou de l‟opacité ou de
la lenteur d‟esprit qui pourraient freiner la progression spirituelle au sens large.

[31] yajῆa śiṣṭāmṛta-bhujo


yānti brahma sanātanam||
nāyam loko ‘sty ayajῆasya
kuto ‘nyaḥ kuru-sattama║

« Ceux qui prennent part au nectar immortel des restes sacrificiels vont à l‟éternel Absolu. Ce monde
n‟est pas pour celui qui ne fait pas de sacrifice. Comment pourrait-il avoir le suivant, O Meilleur des
Kurus (Arjuna)? »

(Page 247) Ici, nous revenons sur l‟idée de manger les restes du sacrifice du III, 13 et nous la révisons.
Après les références précises aux différents sacrifices qui ne se conforment pas au schéma du simple
sacrifice par consomption, le sacrifice dont il est question ici doit davantage être compris au sens
figuré qu‟au sens réel. L‟amṛṭa (ambroisie ou élément immortel) possède la double caractéristique
d‟être à la fois réelle et métaphorique. Un simple sacrifiant védique, lorsqu‟il mange les restes d‟un
sacrifice accompli selon l‟enseignement de le Gītā, c‟est-à-dire, en accord avec la science de l‟Absolu,
atteint l‟immortalité, ou entre dans la vie éternelle. Par contre, celui qui ne considère pas la vie elle-
même comme se conformant au schéma du sacrifice manque par là-même le but de la vie, et par
conséquent il passe à côté de la meilleure façon d‟apprécier la vie ici-bas aussi bien que dans l‟au-
delà.

L‟expression kurusattama (Meilleur des Kurus) lorsqu‟elle s‟applique à Arjuna, qui est un Pāṇḍava,
s‟explique par le fait qu‟il descende lui aussi de Kuru, l‟ancêtre commun à la fois des Pāṇḍavas et des
Kauravas.

[32] evaṁ bahu-vidhā yajῆā


vitatā brahmaṇo mukhe|
karma-jān viddhi tān sarvān
evaṁ jῆātvā vimokṣyase||

« Ainsi, les sacrifices déployés devant l‟Absolu sont nombreux et variés. Saches qu‟ils ont tous leur
origine dans l‟action. Si tu les conçois de cette façon, tu obtiendras la libération. »

Cette stance ainsi que la stance 33 ne sont pas très élogieuses au regard des sacrifices. Il y est fait
l‟éloge de la sagesse sans équivoque aux dépends de toutes les formes de sacrifice énumérées, quelque
puisse-t-être la supériorité de chacune d‟elle prise individuellement. Toutes ont en commun le fait
d‟avoir leur origine dans une certaine forme d‟action qu‟elle soit appelée discipline ou sacrifice. En ce
sens, elles sont dualistes par nécessité. Mais grâce à la sagesse, même ce dualisme est transcendé, et
cette sagesse-même est ce qui brûle et ce qui est brulé, comme on l‟explique dans les stances qui
suivent; c‟est pourquoi il est légitime que finalement ce soit ce sacrifice unitif dont on fasse ici l‟éloge.

169
Le terme vitatāḥ (sont déployés) considéré en même temps que brahmaṇo mukhe (à la face de
l‟Absolu) détermine cette relation très dialectique que l‟on trouve entre l‟Absolu et le relatif, tout au
long de la Gῑtā, et qui en effet en fait un yoga śāstra (livre). (Page 248) Le mot jῆātvā (ayant connu)
met l‟accent sur le fait que c‟est bien la sagesse impliquée dans cette situation bipolaire qui mène à la
libération ou à la liberté. L‟expression bahuvidhāḥ (nombreux et variés) accentue le caractère
relativiste de toutes formes de sacrifice ici-bas, même lorsqu‟elles sont considérées ensemble comme
une contrepartie dialectique de l‟Absolu. La relation ressemble à celle de la pièce d‟or de la sagesse
qui triomphe toujours sur la petite monnaie de toutes les actions, comme nous l‟avons déjà dit.

[33] śreyān dravyamayād yajῆāj


jῆāna-yajῆaḥ paraṁtapa|
sarvaṁ karmākhilaṁ pārtha
jῆāne parisamāpyate||

« Le sacrifice de la sagesse est supérieur à tous les sacrifices ayant des objectifs (valables), O
Paramtapa (Arjuna); toute action, O Pārtha (Arjuna), a son point culminant dans la sagesse. »

Une dépréciation plus précise du classique sacrifice védique pour lequel un officiant verse du beurre
(clarifié) ou brûle des objets de valeur en offrande est exprimée ici. Ici, dans la vie spirituelle que l‟on
prône, la sagesse est le facteur suprême et universel.

L‟expression parisamāpyate (atteint son suprême point culminant) donne indubitablement la primauté
à la sagesse. Toute action est un déchet qu‟il faut brûler, et elle ne peut n‟être autorisée ou tolérée que
pour les besoins d‟un processus de progression spirituelle yogique ou conçu organiquement, qui sera
finalement rejeté. Ce principe est également clairement stipulé au VI, 3.

Mis à part ce qui concerne la doctrine finale de l‟Absolu, la Gῑtā passe en revue une série de
disciplines échelonnées et formant un tout organique, toutes étant considérées comme autorisées. Faire
découler de la Gῑtā des doctrines secondaires et leurs donner un statut définitif quel qu‟il soit, ou les
considérer comme obligatoires, est tout à fait contraire à l‟esprit de son enseignement.

[34] tad viddhi praṇipātena


paripraśnena sevayā│
upadekṣyanti te jῆānaṁ
jῆāninas tattva-darśinaḥ║

« Apprends cela par la prosternation, en cherchant des questions et par le service, ils t'instruiront
(dûment) dans la sagesse, ces hommes sages qui peuvent voir les principes de fondamentaux. »

(Page 249) Cette stance est une mise en garde contre le fait de croire que la présente doctrine doit être
trop facile à comprendre. Comment la sagesse yogique peut-elle inclure toutes les formes de discipline
ou de pratiques spirituelles et l‟emporter sur elles, c‟est un secret de cette pérenne philosophie que
seuls connaissent ceux que l‟on désigne par le nom précis de jῆāninas tattva-darśinaḥ (ces sages qui
peuvent voir les principes impliqués). Afin d‟obtenir cette sagesse, ce que l‟on suggère ici c‟est d‟être
le disciple d‟un tel Guru. C‟est une question bien-connue de la sagesse traditionnelle ou de l‟héritage
de la tradition.

La sagesse yogique ne peut être transmise de façon mécanique par la lecture des livres ou par le biais
de l‟information. Seule la relation bipolaire qui unit un Guru et son disciple peut véritablement
suggérer les plus délicats secrets de cette sagesse telle qu‟elle a été maintenue vivante de tous temps de
génération en génération.

Il se peut que les trois expressions praṇipātena (par prosternation), paripraśnena (en cherchant des
questions) et sevayā (par le service) suggèrent un tableau qui soit trop servile et qui soit répugnant
pour un esprit moderne. L‟obligation de service sert simplement à empêcher qu‟une éventuelle

170
désaffiliation mentale puisse gâter ce rapport parfait; ce rapport parfait étant une condition sine qua
non pour que cet enseignement secret puisse couler librement entre maître et disciple. Les
prosternations ne doivent pas être considérées comme une forme de génuflexion, mais comme
l‟expression de l‟affiliation volontaire d‟un disciple au contexte de la sagesse. Autre part, au III, 31 de
la Gῑtā, nous avons l‟expression anasūya (qui ne dénigre pas), lorsque celle-ci est prise en même
temps que des expressions telles que priyo ‘si me (Tu m‟es cher) au XVIII, 65, elles se réfèrent à cette
même relation qui est requise entre un maître de sagesse et son disciple. Remarquez qu‟en dépit de
toute cette dévotion et de cette soumission, Arjuna persiste à questionner Kṛṣṇa car la répétition de
questions est considérée comme normale, même dans cette stance. Arjuna a déjà été jusqu‟au point de
reprocher à Kṛṣṇa de le troubler par ses paroles (comme nous l‟avons vu au III, 2).

[35] yaj jῆātvā na punar moham


evaṁ yāsyasi pāṇḍava│
yena bhūtāny aśeṣena
drakṣyasy ātmany atho mayi║

« Sachant cela, O Pāṇḍava (Arjuna), tu ne tomberas plus dans l‟illusion; grâce à cela tu verras tous les
êtres sans exception dans le Soi et par conséquent (tu les verras) en Moi. »

(Page 250) Après de nombreuses digressions dont la dernière exaltait la sagesse éternelle telle qu‟elle
est enseignée dans la Gītā, cette stance ramène la discussion sur l‟enseignement de la Gītā dans son
ensemble; cet enseignement est centré sur Kṛṣṇa en tant que représentant de l‟Absolu.
Le Brahman cosmologique est identique à l‟ātmā (Soi), qui par la suite impliquera à son tour tous les
êtres sans exception. Quand ces concepts apparemment différents s‟accordent unitivement grâce au
fait qu‟ils aient été bien compris, alors, la confusion qui tirait son origine d‟une certaine position
relativiste chez Arjuna, et avec laquelle en tant que pūrva pakṣa (point de vue de l‟ancien sceptique)
l‟enseignement de la Gītā avait commencé, n‟aurait alors plus de raison d‟agiter le mental d‟Arjuna.

L‟expression bhūtāny aśeṣena (tous les êtres sans aucune exception) couvre tout et n‟importe quoi
dans le cosmos soumis au processus du devenir, bhūtāni étant dérivé de la racine BHŪ- (devenir). Ce
flux qui inclut toute l‟existence est ici assimilé au Soi dans un premier temps, puis ensuite à l‟Absolu
personnifié par Kṛṣṇa le Guru.

La relation Guru-śiṣya dont nous venons de parler doit s'établir dans un sens personnel. C‟est pourquoi
le fait que dans cette stance l‟Absolu soit représenté en termes personnel par «Kṛṣṇa » acquiert une
certaine pertinence, comme c‟est le cas dans l‟ensemble du texte, par exemple au IX, 34 et au XVIII,
65, tous deux placés dans des positions cruciales et rhétoriquement importantes dans la Gῑtā, ce qui
donne à la relation bipolaire personnelle impliquée ici une place très prépondérante.

Cependant, contrairement à ce que pensent souvent les critiques, cela ne rend pas la Gῑtā théiste
comme si elle se référait à un Dieu personnel. Au lieu du théisme ou du culte à un dieu, il s‟agit plutôt
d‟une relation Guru-śiṣya. A la lumière des questionnements répétés aux quels il est fait allusion dans
la stance précédente, ce point de vue selon lequel ce n‟est pas un dieu mais un Guru dont il est
question ici, n‟en est que plus avalisé.

[36] api ced asi pāpebyaḥ


sarvebhyaḥ pāpa-kṛttamaḥ|
sarvaṁ jῆāa-plavenaiva
vṛjinaṁ samtariṣyasi||

« Même s‟il s‟avérait que parmi les méchants tu soies celui qui fasse le plus de mal, par le fait d‟être
tiré par la sagesse tu seras capable de passer par-dessus le péché. »

171
Cette stance doit être lue en même temps que IX, 30 et 31, ces trois stances se basant sur le même
principe du péché rapidement dissolu par la sagesse lorsqu‟une relation correcte, ou une bonne
affiliation, a été instaurée avec la sagesse telle qu‟elle est personnifiée par un Guru.

(Page 251) Le superlatif pāpakṛttamaḥ (le plus malfaisant) met distinctement l‟accent sur l‟acte et non
sur l‟intention, dans la mesure où l‟on peut dire qu‟un homme affilié à la sagesse est en relation avec
la plus haute des valeurs. Il n‟a donc aucune mauvaise intention. Concrètement, quelque soit la
souillure qui puisse encore adhérer à lui en termes de pratique, elle se trouve véritablement annulée par
son affiliation à la sagesse. Ce principe sera plus expressément mis en évidence au IX, 30.

A la seconde ligne, le mot eva (même) a la pouvoir d‟attirer l‟attention sur l‟efficacité de la sagesse
pour ce qui est d‟abolir le mal lié au péché. Le péché et la grâce appartiennent au contexte
théologique, mais, par ses profondes répercussions, l‟aube de la sagesse est d‟un ordre tellement
supérieur que la question-même du péché théologique ne se pose pas. Ce point précis sera davantage
précisé à la stance suivante.

[37] yathaidhāṁsi samiddho ‘gnir


bhasmasāt kurute ‘rjuna│
jῆānāgniḥ sarva-karmāṇi
bhasmasāt kurute tathā║

«Exactement comme le feu une fois allumé réduit le combustible en cendres, O Arjuna, de la même
façon le feu de la sagesse réduit tous les travaux en cendres. »

La relation entre sagesse et action n‟est pas simplement automatique, mais quand la sagesse triomphe
l‟action disparait, en quelque sorte, en proportion inverse. Quand la sagesse rayonne pleinement, la
dualité disparait: elle est pour ainsi dire tout feu et sans combustible. On arrive à cette conclusion par
le principe de double négation. C‟est pourquoi la question de l‟action cesse de se poser lorsque la
sagesse brille de toute sa gloire.

[38] na hi jῆānena sadṛśaṁ


pavitram iha vidyate│
tat svayaṁ yoga-saṁsiddhaḥ
kālenātmani vindati║

« En effet, il n‟y a rien ici-bas qui soit aussi purificateur que la sagesse que l‟homme de perfection lui-
même trouve en lui-même grâce à la discipline unitive (yoga) quand le moment est venu.»

(Page 252) Le yoga tel qu‟on l‟entend généralement sous-entend qu‟il y a une discipline spirituelle ou
une pratique, ce qui signifie aussi qu‟il faut du temps pour la perfectionner. L‟effet du yoga, si il est
correctement compris, est l‟aube de la sagesse-même et cela n‟implique pas de durée. Un homme qui
pense que la simple sagesse n‟a aucun effet purificateur en tant que discipline a tort. Les aspects
pratiques du yoga et les aspects théoriques de la sagesse, lorsque l‟on comprend qu‟ils appartiennent à
la dialectique ou au yoga proprement-dit, et lorsqu‟on les juge par leur effet commun, en viennent à
signifier la même chose. On peut dire que l‟homme qui pratique ce yoga impliquant une certaine durée
et qui, à la fin de cette pratique, ne trouve pas la sagesse en lui-même, a été mal dirigé dans sa
pratique, ou qu‟il a pratiqué en pure perte. Réciproquement, l‟homme qui a atteint la sagesse trouve
automatiquement tous les bénéfices du yoga parce qu‟ils sont déjà présents en lui.

[39] śraddhāvāṁl labhate jῆānaṁ


tat-paraḥ saṁyatendriyaḥ|
jῆānaṁ labdhvā parāṁ śāntim
acireṇādhigacchati||

172
« Un homme de foi vient à la sagesse en ayant Cela (l'Absolu) comme but suprême, et ses sens étant
disciplinés (subjugated). En obtenant la sagesse il obtient sans tarder (l‟état de) paix suprême. »

Les stances 39, 40 et 41 rassemblent unitivement les deux aspects de la sagesse conçue comme un
yoga. Du côté instinctif la sagesse-yoga implique des facteurs tels que śraddha (constance ou loyauté)
et samyatendriyaḥ (avoir les sens maîtrisés); et du côté de l‟intelligence, quand un homme
est tatparaḥ (qui est adonné à Cela, c‟est-à-dire au Principe Absolu), l‟aube de la sagesse ne nécessite
qu‟un temps relativement court pour prendre place. Partant de ces deux pôles opposés, la fusion de la
perfection des instincts avec la perfection des facteurs liés à l‟intelligence prend place de façon
réciproque et simultanée. Il sera fait de nouveau allusion à ces deux facettes du progrès spirituel au
XV, 11. La sagesse du Sāṁkhya et les disciplines du yoga sont le plus souvent traitées séparément
dans la littérature spirituelle indienne, mais ici dans la Gītā chacune est réévaluée en fonction de
l‟autre. La dualité implicite entre jῆāna (sagesse) et karma (action) tend ainsi à disparaître. (Page
253) Śānti ou paix résulte de la rencontre de ces deux éléments.

[40] ajῆaś cāśraddadhānaś ca


saṁśayātmā vinaśyati│
nāyam loko ‘sti na paro
na sukhaṁ saṁśayātmanaḥ║

« L‟homme qui n‟a pas la sagesse et qui n‟a pas la foi, lui dont le Soi est maintenu dans le conflit du
doute, cet homme est détruit: Ni ce monde ici-bas n‟est pour lui, ni le monde de l‟au-delà, et il ne peut
non plus y avoir aucun bonheur pour un homme (coincé) dans le doute. »

Ici nous avons la réciproque de la stance 39. L‟âme qui doute est une âme tourmentée par le conflit.
Nous savons que dans la vie ordinaire une personne qui n‟a qu‟un simple doute ne meurt pas.
Nombreuses sont les personnes qui peuvent avoir toutes sortes de doutes, et elles n‟en sont pas brisées
pour autant. Ici, le verbe vinaśyati (va à la destruction) doit être compris dans le sens contemplatif en
contraste avec l‟expression ātmavantam (celui qui a conquis le Soi) de la stance 41, et aussi
avec parām śāntim (paix suprême) de la stance 39. Comme ce doute est d‟ordre contemplatif, la
destruction doit elle aussi être entendue comme ne se référant qu‟à la vie spirituelle.

Etant donné que la dualité et le conflit qui en découle implique une forme subtile de souffrance, on ne
peut éprouver de vraie plaisir, que ce plaisir soit simple parce qu‟il appartient à la vie biologique ici-
bas, ou supérieur et complexe, comme ces plaisirs qui satisfont l‟esprit de l‟homme tels que l‟art, la
culture, l‟idéalisme etc. Un fou peut ne pas connaître la faim, mais cela ne signifie pas nécessairement
qu‟il prend plaisir à la vie.

Donc, à moins qu‟il y ait un mélange yogique de ces deux aspects, l‟instinctif et l‟intelligent, en
termes de bonheur on perd à la fois le « ici-bas » et « l‟au-delà ». Par conséquent, le fait d‟éclaircir ce
doute qui est à la racine d‟un conflit entre les (différents) aspects de la personne est plus important que la
vie elle-même.

[41] yoga-sannyasta-karmāṇaṁ
jῆāna-saῆchinna-saṁśayam│
ātmavantam na karmāṇi
nibadhnanti dhanaῆjaya║

(Page 254) « Pour celui qui a renoncé à l‟action de façon unitive (par le yoga), qui s‟est débarrassé de
ses doutes, et qui a atteint la pleine possession de soi, le travail ne peut plus le contraindre (bind him), O
Dhanamjaya (Arjuna). »

173
Cette stance résume la position à laquelle nous sommes parvenus dans ce chapitre. Les deux mots
composés de la première ligne sont conçus, sur la base du yoga pour le premier et sur la base
de jῆāna (sagesse) pour le second, le premier éliminant le karma (action) et le second éliminant le
doute. Tous deux ensembles aboutissent à l‟ātmavantaḥ (celui qui possède le Soi) de la seconde ligne.
C‟est une personne qui n‟est pas déchirée par le conflit ou le doute.

A ce stade, on peut anticiper pour faire remarquer que c‟est avec cette double référence faite par
Kṛṣṇa que s‟ouvre la question qui commence le chapitre suivant. Pour les raisons de la discussion la
dualité entre jῆāna (sagesse) et karma (action) est encore largement maintenue, au moins dans le
présent chapitre, et ce n‟est que dans le chapitre suivant que l‟on tentera de rapprocher ces deux
éléments de manière plus exhaustive. Ici, il s‟agit seulement de se débarrasser des effets secondaires
qui s‟attachent au karma (action). Cependant, dans le chapitre suivant, c‟est un Soi plus émancipé qui
est représenté, et le yogi ira jusqu‟au point de renier ou de démentir ses propres actions (V, 8 et 9).

[42] tasmād ajῆāna-sambhūtaṁ


hṛt-sthaṁ jῆānāsinātmanaḥ│
chittvainaṁ saṁśayaṁ yogam
ātiṣṭhottiṣṭha bhārata║

« Par conséquent, en tranchant (sundering) avec l‟épée de la Connaissance de Soi ce doute né de


l‟ignorance qui réside en ton cœur, tiens-toi ferme sur le chemin unitif (yoga) et lèves toi, O Bhārata
(Arjuna). »

Ici, ces mêmes éléments que l‟on a mentionnés dans la stance précédente sont mis en étroite
juxtaposition avant d‟être traités de façon plus unitive dans le chapitre suivant. L‟épée de la sagesse
doit se trouver dans le Soi, et le doute se trouve dans le cœur, ce qui veut dire qu‟ils se situent tous
deux à deux pôles (différents) de la construction psychologique d‟une personne. En quelque sorte, un
changement de cœur s‟effectue avec une dose de sagesse, et vice-versa. On ne pourrait les rapprocher
davantage l‟un de l‟autre sans qu‟ils perdent leur caractère distinctif. La durée d‟un changement de
cœur est minimisée autant que faire se peut. (Page 255) Le raisonnement Sāṁkhya, avec lequel a
commencé le dialogue de la Gītā, avait des éléments de dualité implicites avec le karma (action) qui a
été traité de façon unitive dans le troisième chapitre. Ici, dans ce quatrième chapitre, à la lumière
du jῆāna yoga (le yoga de la sagesse éternelle) la dualité a été minimisée à sa limite la plus extrême
possible afin d‟être totalement et plus hardiment transcendée dans le chapitre suivant.

Les verbes ātiṣṭho (tiens-toi ferme sur) et uttiṣṭho (lèves-toi) sont tous deux dérivés de la même racine,
« être debout », et servent à suggérer l‟attitude positive requise pour une compréhension unitive ou
yoga. Le yoga ne peut s‟accomplir en étant allongé et fatigué. Il implique une ascension.

Remarquez cependant qu‟il n‟y a pas d‟injonction catégorique à agir. Au fur et à mesure que la
discussion progresse, abordant des éléments de plus en plus subtils, l‟allusion à une action concrète et
nécessaire sur le champ de bataille s‟estompe proportionnellement. La référence au combat réel
s‟atténue. Le combat devient plus intérieur qu‟extérieur.

Comme nous l‟avons dit au début, ce chapitre a aussi été appelé jῆāna-karma-samnyāsa-yoga (yoga de
la connaissance, de l‟action et de la renonciation), l‟emploi du mot samnyāsa (renonciation) étant
justifié dans l‟avant dernière stance. Le samnyāsi (renonçant) de la Gītā n‟est cependant pas quelqu‟un
qui renonce simplement à l‟action, mais quelqu‟un qui a réconcilié l‟action et l‟inaction grâce à la
dialectique de la sagesse de l‟Absolu. La notion de renonciation est elle-même réévaluée au chapitre
XVIII, et en passant il y est fait référence au V, 2 et 3.

ity śrῑmad bhagavadgῑtāsupaniṣatsu brahmavidyāyām


yogaśastre śrῑkṛṣṇārjuna samvāde
jῆānayogo nāma caturtho ‘dhyāyaḥ ||

174
«Ainsi s‟achève dans les Upaniṣads des chants de Dieu, dans la Science de la Sagesse de l‟Absolu,
dans le Dialogue entre Śrῑ Kṛṣṇa et Arjuna, le quatrième chapitre intitulé „Sagesse Unitive‟. »

175
CHAPITRE V

ACTION UNITIVE ET RENONCIATION

Karma-Samnyāsa-Yoga

A maintes reprises nous avons précisé que la Gītā était une réévaluation dialectique des théories
spirituelles ou philosophiques qui prévalaient en Inde à l‟époque où elle a été écrite. Par nature cette
réévaluation consiste à concilier des traditions divergentes dans les termes unitifs d‟un mode de vie
absolutiste.

Au III, 3, Kṛṣṇa indiquait qu‟il avait déclaré depuis l‟antiquité qu‟il y avait une double-voie; cette
double-voie était constituée du jῆāna (sagesse) des Sāṁkhyas et du karma (discipline active) de
l‟école de Yoga. Un des thèmes abordés dans le chapitre III concernait la réévaluation de ces deux
tendances. Comme nous l‟avons vu celle-ci s‟est poursuivie au chapitre IV. Les facteurs de la raison et
de l‟action instinctive ont été rapprochés l‟un de l‟autre autant qu‟il était possible et ils ont été
commentés ensembles. Cependant nous constatons que le mot yoga tel qu‟il est employé dans la Gῑtā a
un sens plus large et un champ d‟application plus libéral que la connotation limitée qu‟on en trouve au
III. 3, où le yoga est toujours associé au karma (action).

En examinant l‟historique et la nature des six systèmes de la philosophie indienne, nous constatons
qu‟ils se répartissent en trois paires: 1. Nyāya-Vaiśeṣika; 2. Sāṁkhya-Yoga; 3. Pūrvā Mimāṃsā et
Uttarā Mimāṃsā. Chaque paire considérée séparément montre qu‟il y a d‟un côté une tendance
rationaliste et que de l‟autre on y introduit des questions de pratique ou de discipline. En étudiant plus
à fond le développement de la pensée indienne, nous constatons que l‟orthodoxie védique et
l‟hétérodoxie védique changent également de position tour à tour, ou que l‟une prend la primauté sur
l‟autre, de la même façon que pour les paires qui se succèdent, au fur et à mesure que la pensée mûrit,
pour aboutir finalement à l‟enseignement védāntique de Bādarāyana qui contient, en termes réévalués,
tout ce qui est implicite dans les autres écoles précédentes et qui est de l‟ordre de la logique, de la
méthodologie ou de l‟épistémologie. Malgré tout les aspects finalisés de la doctrine relèvent du
Védānta tel qu‟il a été réévalué et reformulé par des maîtres spirituels (master-minds) tels que Vyāsa.

Il faut donc que l‟étudiant scrupuleux cherche (à voir) les tendances opposées et le mouvement alternant
de l‟orthodoxie à l‟hétérodoxie, ou de la raison à la foi, que nous trouvons dans l‟évolution de la
pensée spirituelle et philosophique de l‟Inde, avant qu‟il puisse clairement se représenter mentalement
la nature exacte de la réévaluation accomplie dans la Gῑtā chapitre après chapitre.

(Page 257) Par exemple, Nyāya à l‟origine est orthodoxe ou en lien avec le Veda bien qu‟il soit
rationnel et logique, et Vaiśeṣka est hétérodoxe, en relation avec le Veda, mais religieux à l‟origine. Si
nous regardons la paire suivante, Sāṁkhya-Yoga, nous voyons que Sāṁkhya est rationnel et
hétérodoxe, alors que le yoga tel qu‟il est conçu dans le système de Pataῆjali permet ou tolère un
Īśvara ou Seigneur comme alternative à sa discipline. Il y a un jeu d'athéisme et de théisme implicite
entre ces deux écoles. Dans la troisième paire l‟orthodoxie est représentée par la Pūrvā Mimānsā
(Ancienne ou Précédente Critique) qui, bien qu‟elle soit soumise à l‟examen critique de Jaimini,
s‟intéresse essentiellement au ritualisme védique. L‟Uttarā Mimāṃsā (Suprême Critique plus Tardive)
en tant que Védānta n‟est ni hétérodoxe ni orthodoxe, comme nous le voyons dans la Gītā.

Ce chemin à double voie que nous avons aussi au III, 3, se prolonge et se manifeste dans les deux
modes de vie spirituels distincts que l‟on connait en Inde. L‟un des modes est celui
du samnyāsi (renonçant) et l‟autre celui du karmῑ (celui qui fait), c‟est-à-dire de celui qui adhère
encore aux disciplines actives, que ce soit du système du yoga ou du ritualisme.

176
Ce sont ces deux types qui représentent la culmination des deux courants de pensée et de la vie en Inde
que la Gῑtā s‟intéresse essentiellement à réévaluer, à commencer avec ce chapitre en particulier.

Cependant, avec les vicissitudes auxquelles ces modes de vie ont été soumis tout au long de leur
développement, ils ont changé d‟apparence, mais malgré tout ils se sont toujours distingués comme
représentant les types même du samnyāsi et du yogi. Nous pourrions également ajouter que le
samnyāsi non seulement représente la tradition « hindoue » rationnelle, mais qu‟il perpétue aussi les
traditions des religions jain et bouddhiste, en y incorporant l‟élément d‟hétérodoxie qui est sous-
entendu dans le samnyāsa (renonciation).

Durant ce chapitre et le chapitre XVIII, nous espérons que ces remarques permettront au lecteur de
mieux comprendre la nature de la discussion et des éléments impliqués, sans qu‟il soit désorienté par
des termes tels que Sāṁkhya (philosophie rationnelle), Yoga (discipline et philosophie unitive),
samnyāsa (renonciation), tyāga (détachement par rapport aux objectifs), et karmi (celui qui fait Ŕ la
discipline ou le rituel). Dans tous les cas, cependant, il convient de se rappeler qu‟un simple ritualiste
ou simple philosophe Sāṁkhya diffère passablement du karma-yogi (une personne qui traite l‟action
unitivement) ou du buddhi-yogi (une personne qui traite la raison unitivement) tels qu‟ils sont
considérés dans la Gῑtā où le yoga est une méthode susceptible de s‟appliquer à toute discipline de
caractère unitif. (Page 258) Dans la Gῑtā, le lecteur doit élaborer pour lui-même, étape après étape, la
totalité de ce qu‟implique le yoga au fur et à mesure que la discussion progresse.

arjuna uvāca
[1] samnyāsaṁ karmaṇāṁ kṛṣṇa
punar yogaṁ ca śaṁsasi|
yac chreya etayor ekaṁ
tan me brūhi suniścitam||

« Arjuna dit :
« Tu recommandes de réellement transcender l‟action, O Kṛṣṇa, et de nouveau (tu recommandes) aussi le
yoga: dis-moi avec certitude lequel des deux est le mieux spirituellement. »

Dans cette stance, Arjuna pénètre au cœur même du problème dont nous venons de discuter. Le fait
qu‟il accuse Kṛṣṇa d‟utiliser des mots vagues, comme cela est sous-entendu ici, est justifié si l‟on
considère des remarques telles que celles du IV, 41 ou d‟ailleurs, selon lesquelles le rationnel et
l‟instinctif restent encore distincts, même si on les rapproche beaucoup.

Arjuna a en tête ses propres idées préconçues sur le samnyāsa (renonciation) et le yoga (discipline
unitive). Il se peut que par nécessité le samnyāsi (renonçant) soit cet homme hétérodoxe qui rejette et
dédaigne tout ritualisme, et qui ressemble de plus en plus à un non-hindou. Peut-être que pour lui le
yogi représente une personne plus orthodoxe. Pour Arjuna, en ce qu‟il est un homme ordinaire, la
distinction implique ces deux alternatives. Il veut en accepter une et rejeter l‟autre. Mais la Gῑtā n‟en
accepte ni n‟en rejette aucune, au lieu de cela, comme nous le verrons, elle les réévalue toutes deux.

L‟inquiétude de Śaṅkara au sujet d‟un rapprochement qui pourrait confondre jῆāna (sagesse) et karma
(action) est légitime, mais l‟enseignement de la Gῑtā à proprement parlé ne verse pas dans l‟erreur de
confondre ou de mélanger différents ensembles de valeurs au même moment et dans la même
personne. L‟action qui est autorisée et l‟action obligatoire ou imposée, lorsqu‟elles sont correctement
discriminées, nous aideront à voir qu‟il est possible pour une et même personne de paraître active et
d‟être en réalité inactive dans le même temps. On ne peut éviter l‟action nécessaire, alors que l‟action
contingente peut être soit permissive soit obligatoire. (Page 259) L‟homme intelligent relègue l‟action
nécessaire là où elle appartient, à l‟arrière-plan de sa personnalité, là où en quelque sorte les
automatismes et les actions réflexes se prennent en charge eux-mêmes, pendant que lui-même
demeure inactif en tant qu‟agent de l‟activité conscient. La nature complexe de cette relation entre
action et inaction dans la personnalité humaine a déjà été suffisamment expliquée au IV, 16 à 18 et
dans les stances qui suivent. Śaṅkara, si préoccupé de donner la prééminence à l‟Advaita (non-dualité),

177
craint à juste titre les ritualistes qui pourraient de nouveau faire glisser le Védānta dans le bourbier du
ritualisme relativiste. En tant que « pracchanna baudha » (bouddhiste déguisé), comme on l‟appelait,
il votait à juste titre en faveur de la buddhi (pure raison) ou du tattva (pur principe de philosophie)
auxquels la Gῑtā elle-même, en ce qu‟elle prône un mode de vie ouvert, donne si souvent la primauté
tout au long de son texte.

śrῑbhagavan uvāca|
[2] samnyāsaḥ karma-yogaś ca
niḥśreyasa-karāv ubhau|
tayos tu karma-samnyāsāt
karma-yogo viśiṣyate||

«Kṛṣṇa dit:
Renonciation (samnyāsa) et action unitive (karma yoga) aboutissent toutes deux à l‟émancipation;
entre elles deux cependant, c‟est l‟action unitive qui est supérieure à la (simple) renonciation à
l‟action. »

Ici, on considère que samnyāsa (renonciation) est égal à karma yoga (action unitive) lorsqu‟on juge
qu‟ils ont tous deux comme conséquence l‟émancipation spirituelle. Bien qu‟ils soient ainsi mis à
égalité lorsqu‟on les juge simplement sur la base de leur effet ou aboutissement, plutôt que sur la
méthode ou les moyens employés, si nous prenons les moyens en considération, il y a une différence.
La Gῑtā penche en faveur du karma-yoga (action unitive) par opposition au simple karma-samnyāsa
(omission d‟action). La position tranchée que prend la Gῑtā en la matière sera davantage précisée au
XVIII, 6. On peut dire que la réévaluation du samnyāsa (renonciation) à la lumière du yoga est une des
importantes réflexions de la Gῑtā.

Néanmoins, malgré cette explication, il faut bien admettre qu‟il reste un flou résiduel dans la
discussion, et il n‟y sera remédié que progressivement, au fur et à mesure que nous avançons dans le
texte. (Page 260) cependant, d‟ores et déjà nous pourrions peut-être remarquer que c‟est le karma-
samnyāsa (la simple abstention d‟action) qui est discréditée à la seconde ligne, et non pas
un samnyāsa (renonciation) sans réserve qui lui sera réévalué et plus précisément redéfini
ultérieurement.

Tous deux, le samnyāsi (renonçant) et le karma yogi (celui qui traite l‟action unitivement) ont certains
traits en commun. Quand le samnyāsa (renonciation) est lui-même compris dans le sens
de samnyāsa yoga (renonciation traitée de façon unitive) comme c‟est le cas au IX, 28, le préjugé qui
lui est attaché par le fait de n‟être considéré que comme une simple forme négative de discipline
disparait, et alors le samnyāsa (renonciation) lui-même devient digne d‟éloges.

Le lecteur doit veiller à ce qu‟il y ait une réévaluation dans les deux directions, d‟un côté
du samnyāsa (renonciation) dont on doit comprendre qu‟il a le yoga comme moyen, et de l‟autre
du karma (action) dont on doit comprendre qu‟il a pour finalité d‟être conforme à la sagesse. Quand
les fins et les moyens sont ainsi mis sur un pied d‟égalité, la distinction qui les séparait disparait.

En privilégiant le karma-yoga (action unitive) la Gῑtā fait une contribution dont il ne faudrait pas
minimiser l‟importance au nom de la tolérance ou de la catholicité. La Gῑtā ne se fait pas l‟avocat de
l‟action ni ne recommande le quiétisme, mais elle aide à trouver une voie médiane dont les termes sont
réévalués et dans laquelle un samnyāsi (un homme de renonciation) continue de s‟engager dans une
activité normale en ce que cela est pour lui une forme d‟activité yogique.

[3] jῆeyaḥ sa nitya-samnyāsῑ


yo na dveṣṭi na kāṅkṣati|
nirdvandvo hi mahā-bāho
sukhaṁ bandhāt pramucyate||

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« L‟homme que l‟on peut considérer comme étant un éternel renonçant (nitya-samnyāsi) est celui qui
n‟a pas de haine ni de désirs; en effet, libéré des paires (d‟intérêts) conflictuels, O Puissamment Armé
(Arjuna), il a le bonheur d‟être dégagé de l‟asservissement (à la nécessité). »

Ici, on introduit une forme de samnyāsi (renonçant) légèrement révisée. Au lieu du simple ascète
d‟antan qui est quelqu‟un qui abandonne (tout), nous avons un nitya-samnyāsi (quelqu‟un qui est
toujours dans la renonciation); et les conditions qui permettent de reconnaître un tel homme sont
simples, c‟est qu‟il ne hait pas ni ne désire quoique ce soit, en d‟autres termes, il reste équilibré entre
les opposés que sont le plaisir et le déplaisir, l‟attraction et la répulsion, qui sont les intérêts
conflictuels que rencontre une personne dans sa vie.

(Page 261) Les signes extérieurs et les usages de convention, comme se raser la tête et l‟objection à
faire des sacrifices rituels, que l‟on associe généralement au samnyāsi (renonçant) sont rejetés. C‟est
l‟attitude intérieure qui compte. Celle-ci consiste simplement à être un nirdvandvaḥ (celui qui n‟a pas
de paires d‟intérêts contradictoires). Cela peut sembler être une condition d‟émancipation trop facile,
mais elle est conforme à l‟enseignement de la Gῑtā qui est libre de pratiques religieuses ou de formes de
sanctification; c‟est ce qu‟impliquent les V, 18, XVIII, 66, et de nombreuses autres stances.

Le verbe jῆeyaḥ (devrait être reconnu) montre que jusqu‟à présent le samnyāsi n‟a pas été considéré de
la façon dont on le considère ici. Le préfixe nitya (éternel) sous-entend que ce type de personne
demeure un renonçant quelles que soient les différentes phases d‟action ou d‟inaction normales au cours
de sa vie. C‟est un renonçant au sens où il faut le comprendre dans le contexte de la brahma-
vidyā (Science de l‟Absolu), ou de la sagesse éternelle.

Le mot sukham (joyeusement ou facilement) indique que le fait de se libérer des paires conflictuelles
d‟intérêts opposés induit par cela-même un joyeux état d‟esprit. Ce qui écarte ainsi les cruelles formes
d‟ascétisme.

[4] sāṁkhya-yogau pṛthag bālāḥ


pravadanti na paṇḍitāḥ│
ekam apy āsthitaḥ samyag
ubhayor vindate phalam║

« Que le rationalisme (Sāṁkhya) et la discipline de soi (Yoga) sont (deux choses) distinctes, seuls les
enfants le disent, pas les personnes bien informées (paṇḍits); celui qui est bien établi dans l‟un d‟eux
quel qu‟il soit obtient le résultat de deux. »

[5] yat sāṁkhyaiḥ prāpyate sthānaṁ


tad yogair api gamyate│
ekaṁ sāṁkhyaṁ ca yogaṁ ca
yaḥ paśyati sa paśyati║

« Ce statut qu‟atteignent les hommes de Sāṁkhya (conviction rationaliste) les hommes de Yoga
(conviction de la discipline unitive) l‟atteignent aussi; Sāṁkhya et Yoga ne font qu‟un, celui qui voit
cela ainsi, lui (seul) est celui qui voit. »

Ces stances semblent faire une digression et retourner au sujet qui avait déjà été discuté auparavant au
II, 39 et III, 3 et 4. (Page 262) Ces premières stances semblent suggérer que l‟on pourrait parler des
sujets du Sāṁkhya et du Yoga comme de deux disciplines distinctes et issues des temps les plus reculés.
Pour des raisons d‟argumentation, on continuera encore à faire cette distinction au XVIII, 3. Au XIII,
24, trois disciplines et non pas deux seront énumérées, en passant. Mais c‟est ici que l‟auteur semble le
plus insister pour mettre fin à cette distinction. Et c‟est justement ici, dans ce cinquième chapitre, que
cette même distinction a été discutée stance 2 sous les intitulés de samnyāsa (renonciation) représentant
le Sāṁkhya, et karma-yoga (action traitée unitivement) représentant l‟école du Yoga.

179
Cette digression n‟est qu‟apparente. Ce qui est requis tout au long de ce chapitre c‟est de considérer les
aspects purs et pratiques de la vie spirituelle de façon unitive. C‟est en termes de réalisation de soi ou en
termes d‟Absolu que cette unité devient évidente à comprendre sans même qu‟il y ait de contradiction
apparente ou implicite. Ce chapitre se dirige vers une telle position généralisée et décisive, et
samnyāsa (renonciation) tel qu‟il est compris dans ce chapitre n‟est pas tant le rejet express ou
volontaire de l‟action de la part de l‟aspirant spirituel que le fait de considérer l‟action en termes
d‟inaction, et vice-versa, dans l‟Absolu.

Le IV, 18 où l‟action et l‟inaction ont été mises sur un pied d‟égalité justifie en théorie une telle
méthode d‟égalisation ou de neutralisation des opposés. Au V, 8 et 9, ce chapitre va même jusqu‟à
autoriser l‟acteur à désavouer l‟activité réelle elle-même. La Gītā insiste ici sur le fait de comprendre les
deux spiritualités, la pure et la pratique, de façon unitive; elle insiste pour que sagesse et pratique soient
toutes deux traitées à égalité.

Le péché-même, qui appartient au contexte de la religion, pourrait être complètement effacé de la vie
d‟une personne, comme cela a déjà été dit au IV, 36, et comme cela sera encore répété au V, 10. Ainsi
donc le péché proprement-dit n‟a besoin d‟être expié par rien d‟autre que par la touche purificatrice de
la sagesse. C‟est dans ce sens que les deux stances présentes insistent autant sur le fait que ceux qui
considèrent ces disciplines comme étant distinctes, sont de simples enfants, attitude si indigne d‟un
paṇḍit, alors que l‟auteur consacre une seconde stance pour souligner la même chose avec la façon
personnelle qu‟il privilégie, afin de dire que celui qui voit de façon unitive est le seul qui voit.

A ce stade de la discussion il conviendrait de remarquer que des mots āsthitaḥ (établi) de la stance 4,
et yogayukto muniḥ (celui qui est unitivement en harmonie et dont le comportement est maîtrisé) de la
stance 6, ainsi que le mot sthānam (statut) de la stance 5, n‟impliquent que le minimum de dualité entre
les fins et les moyens nécessaire à la discussion.

(Page 263) [6] samnyāsas tu mahā-bāho


duḥkham āptum ayogataḥ│
yoga-yukto munir brahma
na cireṇādhigacchati║

« Mais la renonciation (samnyāsa), O toi qui es Celui qui a des Bras Puissants (Arjuna), non-
unitivement (sans yoga) s‟obtient avec beaucoup de souffrances; (cependant), celui qui est unitivement
en harmonie (yoga-yuktaḥ) et dont le comportement est contrôlé, atteint l‟Absolu sans délai. »

En quittant les systèmes de philosophie cette stance revient au sujet qui est principalement réévalué
dans ce chapitre, c'est-à-dire samnyāsa (renonciation). Cette antique forme de renonciation qui
regorge de tabous, de dénis, de pénibles obligations, d‟interdictions et d‟austérités, est décrite ici
comme étant duḥkham āptum (qui s‟obtient avec beaucoup de souffrances). Néanmoins, cette
souffrance est minimisée ou supprimée par cette touche de solvant unificateur impliquée dans le yoga
compris de façon dialectique.

Quand une personne devient ainsi harmonisée unitivement, tout le tableau change. Les conflits sont
allégés et les contradictions se pondèrent mutuellement. Le reste du progrès spirituel se prend en
charge de lui-même. Toutes les disciplines sont portées sous l‟égide de l‟Absolu. En elle-même, une
simple affiliation inconditionnelle à l‟Absolu produit l‟effet considérable qui est mentionné avec tant
d‟insistance au IV, 36, IX, 31 et 34, et au XVIII, 65.

Cette stance-ci, considérée en même temps que la stance 2 de ce chapitre, et une nouvelle fois avec ce
qu‟implique la stance XII, 5, met en évidence le fait que la Gītā favorise l‟établissement d‟une relation
bipolaire avec l‟Absolu, qui est bien plus que de l‟intellectualité ou de l‟austérité, bien qu‟elle
reconnaisse le mérite de ces voies. Comme suggéré ici par l‟expression que nous avons déjà

180
citée: duḥkham āptum (qui s‟obtient avec beaucoup de souffrances), et par l‟adjectif kleśo (difficile) du
XII, 5, c‟est au nom d‟une plus grande facilité ou aussi pour s‟épargner de dures épreuves, parmi les
raisons les plus flagrantes, que l‟on recommande la méthode yogique de la Gītā.

[7] yoga-yukto viśuddhātmā


vijitātmā jitendriyaḥ|
sarvabhūtāmabhūtātmā
kurvann api na lipyate||

« Celui qui est affilié à la voie de vie unitive, qui a atteint la lucidité de Soi, celui qui a la maîtrise du
Soi, celui qui a gagné une victoire sur les sens, dont la conscience du Soi est devenue la même que
l‟existence du Soi de tous, bien qu‟il soit actif, il n‟(en) est pas affecté. »

(Page 264) Nous verrons que le mot ātmā (Soi), tel qu‟il est répété dans cette stance, donne au sujet du
yoga, au sens où il était compris dans la stance précédente, un virage plus subjectif ou plus
psychologique que la simple discipline ou austérité qui, elle, est comprise de façon plus religieuse.
Dans la perspective unitive ou harmonie implicite au yoga, le Soi est tout d‟abord rendu viśuddha
(lucide, transparent ou clair), et deuxièmement les plus bas instincts du Soi sont transcendés comme
l‟indique le mot vijitātmā (une personne qui a conquis le Soi), et cela va sans dire que par la même
méthode un tel yogi devient un jitendriyaḥ (une personne qui a gagné une victoire sur les sens). Cette
victoire amène dans le même temps cette conséquence de grande portée indiquée par l‟expression qui
va suivre et qui parachève la maîtrise du Soi telle qu‟elle est entendue ici; il devient
sarvabhūtāmabhūtātmā (dont la conscience du Soi est devenue la même que l‟existence du Soi de
tous). Cette phrase est une réminiscence de l‟affirmation Upaniṣadique de l‟Ῑṣa Upaniṣad 5-6, où le
Soi psychologique est mis sur un pied d‟égalité avec le monde visible des êtres vivants.

Ainsi le mouvement du Soi évolue sur un axe ou dans un plan qui est indépendant du plan des activités
quotidiennes. C‟est dans ce sens que l‟on dit que dans la vie les activités habituelles n‟affectent pas la
personnalité contemplative et la laisse intacte.

[8] naiva kiῆcit karomīti


yukto manyeta tattva-vit│
paśyaῆ śṛṇvan spṛśaῆ jighrann
aśnan gacchan svapan śvasan║

[9] pralapan visṛjan gṛhṇann


unmiṣan nimiṣann api│
indriyāṇīndriyārtheṣu
vartanta iti dhārayan║

« „Je ne fais rien du tout‟ Ŕ en disant cela, celui qui agit de manière unitive, et qui est (aussi) un
philosophe, devrait penser et, (pendant qu‟) il voit, qu‟il entend, qu‟il touche, qu‟il sent, qu‟il mange,
qu‟il va, qu‟il dort, qu‟il respire,

Qu‟il parle, qu‟il excrète, qu‟il attrape, qu‟il ouvre et ferme les yeux, il doit traiter les sens comme s‟ils
étaient (simplement) reliés à leur objet sensoriel (correspondant). »

(Page 265) Ces stances énumèrent les fonctions vitales, automatiques ou réflexes, qui sont accessoires
à l‟existence physique, en partant des plus passives telles que la vue, jusqu‟à celles où on peut dire
qu‟il y entre une volition minime, comme par exemple lorsqu‟on ouvre et ferme les yeux. Toutes
appartiennent à un ordre biologique n‟impliquant aucun élément de contemplation, se déplaçant et
existant sur un plan qui n‟a rien à voir avec la vie spirituelle ou contemplative. Pour un tattvavit
(philosophe) qui est aussi yuktaḥ (dont les façons de faire sont unitives) elles devraient être
considérées comme accessoires à la vie en général. Il nie être personnellement l‟agent de ces actions
réflexes accessoires qui se gèrent d‟elles-mêmes automatiquement, et s‟il lui arrive de regarder ou

181
d‟apprécier des choses hors nature, il s‟en dissocie et maintient un détachement neutre identique à
celui du scientifique qui considère même son propre Soi avec une certaine objectivité détachée. Le
contemplatif désavoue toute responsabilité directe pour ce qui est des attachements accessoires
provenant des sens.

Les pratiques ascétiques habituelles qui ressortent de la torture de soi ou s‟adonnent à l‟immolation
sont présentées ici sous un jour réévalué et libéré de telles extrémités.

[10] brahmaṇy ādhāya karmāṇi


saṅgaṁ tyaktvā karoti yaḥ|
lipyate na sa pāpena
padma-patram ivāmbhasā||

« Plaçant toutes ses actions dans l‟Absolu, ayant renoncé à l‟attachement, lui qui agit n‟est pas affecté
par le péché, de la même façon qu‟une feuille de lotus (n‟est pas affectée) par l‟eau. »

Il nous faut comprendre l‟expression brahmany ādhāya karmāṇi (plaçant toutes les actions dans
l‟Absolu) à la lumière des stances précédentes où nous avons vu qu‟en quelque sorte les actions
existent sur deux plans distincts, l‟un n‟affectant pas l‟autre. Ayant rejeté les valeurs accessoires,
comme indiqué dans les deux stances précédentes, le plan de l‟Absolu auquel il est fait référence ici
recouvre toutes les actions qui ont quelque valeur aux yeux d‟un contemplatif. Toutes les actions
légitimes ou naturelles que l‟on pourrait considérer comme des évènements qui ont une signification
dans la vie contemplative sont, pour ainsi dire, alignées sur la valeur suprême de l‟Absolutisme.

(Page 266) Des actes si purs n‟induisent pas d‟attachement personnel ni de répugnance. Etant détachés
et traités avec pureté, de tels actes laissent l‟acteur insensible. C‟est l‟exemple favori de la feuille de
lotus dans l‟eau dont il est question ici.

[11] kāyena manasā buddhyā


kevalair indriyair api│
yoginaḥ karma kurvanti
saṅgaṁ tyaktvātma-śuddhaye║

« Par le corps, par le mental, par l‟intelligence, et même par ses seuls sens, les yogis s‟engagent dans
l‟action, abandonnant l‟attachement, dans (le but de) purifier le Soi. »

Bien que ce soit seulement à la lumière modifiée des stances précédentes, le yogi est autorisé à agir.
Ces actions permissives dépassent le cadre des automatismes physiologiques. Elles peuvent être
d‟ordre mental ou intellectuel, et même recouvrir les fonctions des sens, qu‟ils soient afférents, parce
qu‟ils appartiennent aux karmendriyas (organes d‟action sensorielle) ou efférents parce qu‟ils
appartiennent aux jῆānendriyas (organes de perception sensorielle).

Dans d‟autres disciplines on considère que l‟élimination de la sensibilité est le premier stade de la
spiritualité, mais dans la Gῑtā, on permet une certaine liberté des sens, et à cet égard, un yogi diffère du
simple ascète qui est seulement conditionné négativement. La force du mot kevala (seul) combiné avec
api (aussi) ne sert qu‟à mettre en valeur cette révision.

L‟expression ātmasuddhaye (pour la purification de Soi) nécessite quelqu‟explication parce que l‟on
vient justement d‟indiquer que les actions n‟affectent pas celui qui les fait s‟il est un yogi. Afin
d‟éviter la stagnation produite par une inaction volontaire et les états psychiques morbides qui en sont
les conséquences, et afin de permettre le libre jeu des tendances et des impulsions naturelles, il est
nécessaire de mettre au point les tendances de façon non-obstructive. Les refoulements paralysent
l‟esprit et le soulagement cathartique est un remède connu de la psychologie moderne. Comme nous
l‟avons vu, les stances II, 33, 38 et 39, impliquent cette même théorie. C‟est dans ce sens qu‟il nous
faut comprendre ici la purification.

182
[12] yuktah karma-phalam tyaktvā
śāntim āpnoti naiṣṭhikῑm|
ayuktaḥ kāma-kāreṇa
phale sakto nibadhyate||

(Page 267) « Celui qui a une (discipline) unitive (yuktaḥ), rejetant son intérêt pour les bénéfices, il
atteint l‟ultime paix; celui qui a une discipline non-unitive, étant motivé par ses désirs, attaché aux
résultats, il est enchaîné. »

Complétant la discussion précédente, la différence entre un homme qui se détache (relinquishes) selon
les besoins du yoga et celui dont les actions sont encore motivées par le désir est ici mise en évidence,

Dans les deux cas l‟action est permise, mais dans le cas d‟un non-yogi, l‟action permissive est reliée à
une fin désirée, alors que dans le cas d‟un yogi, la fin et le moyen se neutralise l‟un l‟autre, c‟est-à-
dire, que le désir n‟est pas un troisième facteur qui viendrait faire obstacle entre la fin et le moyen.

L‟expression naiṣṭikῑm (de la nature d‟une stricte observance ou discipline à laquelle on se soumet par
son propre choix, pour elle-même, et indépendamment d‟aucune pression ou obligation externe) sous-
entend que la paix à laquelle parvient le yogi est d‟une nature suprême, finale ou absolue.

La différence essentielle entre les deux cas mis en opposition dans cette stance, c‟est que la
renonciation est considérée à la lumière du yoga. L‟attachement volontaire ou conscient aux objectifs
est ce qui distingue l‟attitude non-yogique. En tant que troisième facteur, le désir s‟interpose dans la
bipolarité entre le Soi (en tant que moyen) et l‟Absolu (en tant que fin), et ce troisième facteur qui
interfère dans la situation bipolaire que l‟on considère comme étant préjudiciable au yoga.

[13] sarva-karmāṇi manasā


sannyasyāste sukhaṁ vaśῑ|
nava-dvāre pure dehῑ
naiva kurvan na kārayan||

« Se détachant au moyen de son mental de toutes activités, celui qui est incarné est assis, ravi, c‟est un
vainqueur, il réside dans la ville aux neuf portes, il n‟agit pas ni ne provoque d‟action. »

Les deux alternatives entre un yuktaḥ (personne qui est unifiée ou disciplinée) et un ayuktaḥ (personne
non-unifiée) que nous venons juste de mettre en opposition, sont rejetées ici, et un nouveau concept, le
dehῑ (celui qui est incarné) est introduit. (Page 268) Cet « incarné » occupe une position quasi centrale,
une position neutre entre les deux autres, bien qu‟elle soit d‟un caractère quelque peu théorique,
connotant une entité correspondant à la libido ou à l'âme. Cette âme est auto-suffisante, elle est son
propre maître, comme cela s‟entend dans le mot vaśῑ (une personne qui a tout pris sous son contrôle,
un vainqueur). Lui, comme un roi, āste sukham (est assis parfaitement satisfait).

Dans les Upaniṣads, comme par exemple dans la Śvetāsvatara, III, 18, il est fait référence à l‟âme qui
habite cette ville aux neuf portes; ces neufs portes représentent les aspects périphériques à la fois
psychologiques et physiologiques du Soi. Ce sont les canaux de communication par l‟intermédiaire
desquels les contacts afférents et efférents avec le monde extérieur deviennent possibles.

L‟absence d‟activité du Soi, active ou passive, est exprimée par l‟expression kurvan na kārayan
(n‟agissant pas, ni ne provoquant d‟action). Comme cela est expliqué dans les trois stances qui suivent,
l‟Absolu se caractérise par sa parfaite neutralité.

[14] na kartṛtvaṁ na karmāṇi


lokasya sṛjati prabhuḥ│
na karma-phala-saṁyogam

183
svabhāvas tu pravartate║

« Le Suprême ne génère ni l‟idée de faire l‟action ni l‟activité au regard du monde, ni (l‟idée) d‟unir
l‟action et le bénéfice; chez les êtres vivants, cependant, cette pulsion innée s‟exerce d‟elle-même. »

Les deux stances suivantes font référence à prabhuḥ (le Suprême) et vibhuḥ (l‟Omniprésent). Ces deux
terminologies sont souvent considérées comme une référence à Dieu au sens théiste des termes, mais
étant donné le contexte ce ne serait pas la bonne interprétation. L‟homme qui s‟est rendu parfait, et
auquel on a fait référence comme étant un yogi non souillé par les aspects périphériques de l‟existence
ordinaire, voit son statut spirituel s‟élever automatiquement, ce qui peut même aller jusqu‟à une forme
d‟Ῑśatva (seigneurie), l‟une des huit réalisations selon Pataῆjali. Il n‟est pas rare de se référer à l‟âme
en tant que vibhuḥ (l‟Omniprésent) dans ce sens philosophique et non théiste. D‟autre part, donner
une interprétation théiste démarquerait ces trois stances en en faisant une digression, ce n‟est pas ce
qui est prévu ici. Ces deux mots deviennent nécessaires parce que l‟auteur a l‟intention de considérer
le yogi du point de vue d‟une pure contemplation, et pour cette contemplation toutes questions
d‟activité qu‟elle soit subjective, objective ou combinée, doivent être écartées. (Page 269) En tant
qu‟Absolu, l‟âme est innocente ou libre de ces limitations.

L‟expression svabhāvas tu pravartate (chez les êtres vivants, cependant, cette pulsion innée s‟exerce
d‟elle-même) ne fait pas particulièrement référence à la manifestation des aspects grossiers de la
nature. Cela rendrait l‟activité unilatérale ou asymétrique et cela ne serait pas conforme à l‟idée de
prabhuḥ (l‟Ultime). Dans ses termes les plus généraux l‟élan vital de Bergson est peut-être ce qui se
rapproche le plus de l‟idée que l‟on veut donner ici.

Le fait que karma-phala-saṁyogam (l‟union de l‟action et de bénéfice) ait été écarté a de


l‟importance, parce que cela finalise la position advaitiste (non-duelle) par opposition à celle des
écoles qui comme les bheda-abheda-vādins (professeurs de la dualité et de la non-dualité ensemble)
de Bhatṛprapaῆca a été si efficacement réfutée dans les Brahma-Sūtras de Śaṅkara. Tous vestiges de
dualité, explicite ou implicite, sont incompatibles avec la position réévaluée du Védānta dans la Gῑtā.

[15] nādatte kasyacit pāpaṁ


na caiva sukṛtaṁ vibhuḥ|
ajῆānenāvṛtaṁ jῆānaṁ
tena muhyanti jantavaḥ||

« L‟Omniprésent ne prend connaissance ni des mauvaises actions ni des actions méritoires de


quiconque; la sagesse est voilée par la non-sagesse; les êtres vivants sont induits en erreur par elle.

Dans les premières lignes de cette stance, le contexte théiste auquel appartiennent les péchés ou les
actions méritoires est plus définitivement aboli. Le dieu de la théologie qui pardonne et qui punit, ce
dieu que l‟on qualifie ici de vibhuḥ (l‟Omniprésent), dénomination qui est Ŕ comme nous l‟avons
souligné Ŕ également appliquée à l‟âme, est réévalué à la seconde ligne dans les termes les plus
généraux conformément à l‟idée de la sagesse pure. Les êtres sont dans l‟erreur, et ils imaginent donc
des dieux théologiques qui punissent et qui récompensent; ils s‟imaginent aussi que d‟une façon ou
d‟une autre les activités nécessaires affectent leur être le plus intime. Toutes ces idées ne sont que de
simples suppositions causées par le voile d‟ajῆāna (ignorance ou méconnaissance).

Cette stance semble contredire ce qui a été indiqué au III, 24, où il est dit que le principe Absolu est
actif. Comme nous l‟avons souligné dans l‟introduction, il faut au moins considérer chaque chapitre de
la Gῑtā - bien qu‟il ne soit pas un darśana (point de vue d‟une vision de la réalité) à part Ŕ comme un
prakārana (section) distinct et qui a un cadre de référence qui lui est propre. (Page 270) Le concept
clef du chapitre III étant le karma (action), un concept unitif de l‟action était normal ou autorisé dans
ce contexte-là. Au chapitre IV, la discussion est parvenue à des manières plus unitives de mettre sur un
pied d‟égalité action et inaction, et dans le présent chapitre l‟action est même niée ou discréditée pour
ce qui concerne le Soi contemplatif. Pour ce qui est d‟un Absolutisme plus pur, une réévaluation plus

184
approfondie devient donc possible ici, bien que, même ici, une distinction entre jῆāna (sagesse) et
ajῆāna (absence de sagesse) soit retenue, le premier étant voilé par le second. Le triomphe de la
sagesse, s‟il faut en parler, doit sous-entendre qu‟elle ait sa contrepartie négative, ne serait-ce que
parce que c‟est une nécessité rhétorique inévitable.

Le mot jantavaḥ (les êtres) montre l‟intention de l‟auteur de faire cette affirmation dans les termes les
plus généraux possibles; ce terme recouvre tous les êtres, et ne concerne pas seulement les êtres
humains. Le mot āvṛtam (voilé) est dérivé de la même racine qu‟āvaraṇa (forme d‟hallucination qui
couvre ou qui est négative) imputable à un état d‟esprit faible ou négatif. Un mental actif peut projeter
des valeurs imaginaires sur des objets extérieurs. Ceci est appelé vikṣepa (forme projetée ou positive
d‟hallucination).

[16] jῆānena tu tad ajῆānaṁ


yeṣāṁ nāśitam ātmanaḥ|
teṣāṁ ādityavaj jῆānaṁ
prakāśayati tat param||

« Par contre, pour ceux chez qui cette absence de sagesse dans le Soi a été détruite, pour eux la sagesse
brille comme un soleil en ce qu‟elle est l‟Ultime, (l‟Absolu). »

Enfin ici, on nous énonce à l‟inverse le plein triomphe de la sagesse qui, en quelque sorte, efface
réellement sa propre ombre négative, au sens suggéré dans la stance précédente. Le relativisme n‟a
plus du tout d‟effet et le connaisseur du Brahman (l‟Absolu) devient vraiment Brahman comme cela
est indiqué dans la Muṇḍaka Upaniṣad, III, i, 3. L‟analogie avec le soleil est peut-être la plus proche
que nous puissions trouver dans la nature pour montrer que l‟obscurité est totalement éliminée, mais il
nous faut imaginer que dans le cas de la sagesse qui atteint les ultimes limites de l‟absolutisme,
l‟obscurité elle-même devient brillante de par sa propre lumière non-dualiste. Cela a été mis en
évidence de manière irrévocable dans la composition de Nārāyaṇa Guru, Arivu (sagesse).

(Page 271) Le mot tu (cependant) pris avec tat param (l‟au-delà) permet de faire ressortir le contraste
entre ce qui est dit ici et ce qui est dit dans la stance précédente.

[17] tad-buddhayas tad-ātmānas


tan-niṣṭhās tat-parāyanāḥ│
gacchanty apunar-āvṛttiṁ
jῆāna-nirdhūta-kalmaṣāḥ║

« Ceux qui ont Cela (l‟Absolu) pour raisonnement, Cela pour Soi, Cela pour discipline finalisée, Cela
pour but suprême, ils atteignent un état duquel il n‟y a définitivement pas de retour, toutes leurs
souillures relativistes étant neutralisées par la sagesse. »

La finalité apodictique de ce qui a été traité de façon plus discursive ou didactique est atteinte ici en
termes presqu‟upaniṣadiques. Ici, nous avons une répétition de formules commençant par le
démonstratif tat (cela), c‟est une forme d‟expression chère à la Gītā. Pour ne prendre qu‟un exemple,
le terme tad-buddhayaḥ (ayant Cela pour raisonnement) doit être compris dans le sens où le
raisonnement a atteint l‟identité avec l‟Absolu, et qu‟il n‟est pas simplement une qualification ou un
conditionnement de la buddhi (raison). Dans cette longue expression composée, les autres cas où
tat est répété impliquent cette même unité parfaite des contreparties.

La référence à apunar-āvṛtti (état duquel il n‟y a définitivement pas de retour) signifie que toutes les
autres formes de libération comprises au sens religieux ou théologique induisent un saṃsāra
(existence cyclique) qui sous-entend qu‟il y a un retour, comme mentionné au IX, 21.

185
La Gῑtā affirme sa position concernant la libération absolue, et elle condamne toutes les autres formes
qui appartiennent aux divers domaines du sacré, de la religion ou de la spiritualité, quelque puisse être
la supériorité relative de l‟une ou de l‟autre. Cette stance souligne de nouveau ce qui a été indiqué au
IV, 36, où même le péché - qui est une notion appartenant à la religion Ŕ est véritablement contrecarré
par la sagesse. Pour détruire le péché, la sagesse absolutiste n‟a pas besoin de faire appel aux formes
mineures du sacré ou de la discipline religieuse. Jusqu‟à présent, c‟était le ritualiste brahmanique qui
était censé être l‟arme efficace pour vaincre le péché. Mais ici la réévaluation met la sagesse en avant,
position qui sera davantage clarifiée dans la stance suivante. Le mot kalmaṣāḥ (souillure) ne veut pas
simplement dire péché au sens théologique, mais il désigne toute forme de rebus.

(Page 272) [18] vidyā-vinaya-sampanne


brāhmaṇe gavi hastini|
śuni caiva śvapāke ca
paṇḍitāḥ sama-darśinaḥ||

« Ceux qui sont bien informés (paṇḍitāḥ) considèrent de la même façon (comme une réalité
indifférenciée) un brāhmin doté d‟un savoir ou d‟humilité, une vache, un éléphant, et même un chien
ainsi que celui qui cuisine un chien (pour le manger). »

La doctrine de la Gῑtā dépasse toutes formes de sacré ou de spiritualité relativiste. Dans n‟importe
lequel de ces contextes religieux ou théologiques nous savons qu‟il existe toutes sortes de degrés
distinguant un homme d‟un autre homme sur la base de considérations de vertu ou de vice, de sacré ou
de profane. Selon la Gῑtā, les paṇḍitāḥ (ceux qui sont bien informés) sont reconnus comme étant des
samadarśinaḥ (ceux qui voient l‟égalité) et non pas comme des personnes qui font des distinctions. La
liste des exemples donnés ici inclue ceux qui appartiennent au contexte du profane, comme le mangeur
de chien, mais aussi au sacré, comme le brāhmin instruit qui peut être doté de cette rare suprême
valeur qu‟est l‟humilité gagnée par la discipline de soi, le mot vinaya (humilité) signifiant en outre
discipline au sens employé dans la Tripika bouddhiste.

Pour être en phase avec la référence à « tous les êtres » de la stance 15, on n‟oublie pas les animaux
sacrés tels que la vache et l‟éléphant. Avec l‟allusion au mangeur de chien il va sans dire que l‟égalité
des castes s‟inscrit en force dans cette stance. Tous sont égaux aux yeux de l‟Absolu.

Le Brāhmin dont il est question ici n‟est qu‟un Brāhmin qui a appris les Vedas, et il faut le distinguer
d‟un brahmajῆāni (une personne connaissant l‟Absolu) qui en tant que représentant de l‟Absolu serait
en quelque sorte unique. Dans le contexte des Vedas le chien est un animal profane, il est donc tabou
pour un Brāhmin.

[19] ihaiva tair jitaḥ sargo


yeṣāṁ sāmye sthitaṁ manaḥ│
nirdoṣaṁ hi samaṁ brahma
tasmād bramani te sthitāḥ║

« Même ici-bas, les pulsions créatives sont vaincues par ceux dont le mental est toujours constant; en
effet, l‟Absolu est exempt d‟imperfections et équilibré unitivement; c‟est pourquoi ces (personnes)
s‟ancrent dans l‟Absolu. »

(Page 273) D‟autres connotations que celle utilisée dans la stance précédente nous sont données ici
pour le terme paṇḍitāḥ (ceux qui sont bien informés), et elles sont mises en adéquation avec le concept
d‟un brahmavid (celui qui connait l‟Absolu) au sens plein du terme, tel qu‟il sera mentionné dans la
stance suivante, et tel qu‟il sera décrit par la suite au regard de la discussion que nous avons eu jusqu‟à
maintenant. Ce brahmavid (celui qui connait l‟Absolu) n‟a pas à attendre un lointain futur pour une
libération. La nature de l‟équité dans laquelle il s‟est établi comme nous l‟avons vue dans la stance
précédente, et à laquelle il est aussi fait référence ici, assure une certaine stabilité ou neutralité entre

186
les tendances opposées, et par la vertu de cette neutralité il transcende le processus de flux créatif qui
appartient à sargaḥ (pulsions créatives). Ceci s‟accomplit ici-même.

Etant donné l‟utilisation expresse du mot manaḥ (mental), le terme jitaḥ (vaincu) signifie simplement
qu‟il domine la situation mentalement. Il ne s‟agit pas d‟une réelle immortalité.

L‟Absolu étant non-entaché, positionné au milieu des tendances opposées, ceux dont le mental
s‟accorde sur Lui atteignent cette même neutralité équilibrée qui en est l‟état fondamental. Sujet et
objet sont ici mis sur un pied d‟égalité comme c‟est le cas dans la Muṇḍaka Upaniṣad III, i, 3 à
laquelle nous avons déjà fait référence.

Le mot doṣam (défaut) est comparable à kalmanaṣaḥ (souillure) de la stance 17, et à pāpam (péché) de
la stance 10. La principale inquiétude d‟Arjuna en tant que pūrva pakṣin (sceptique antérieur), comme
nous l‟avons déjà entendu de sa propre bouche, ce sont ses scrupules religieux concernant le péché, cf.
I, 45. Conformément à la doctrine finale de la Gῑtā que nous voyons ici, tous les degrés du mal
peuvent être transcendés ici et maintenant grâce à une attitude absolutiste correctement enracinée dans
l‟enseignement de la Gῑtā.

Tel qu‟il est employé ici, tasmat (c‟est pourquoi) pourrait faire croire qu‟atteindre l‟Absolu est une
affaire trop simple, et qu‟elle ne requiert que du samatvam (équité), mais les implications d‟une telle
équanimité doivent être comprises dans le plus vaste contexte de l‟enseignement de l‟ensemble des
Upaniṣads, et non pas dans un sens limité. L‟égalité implique un équilibre des contreparties comme
par exemple entre le sujet et l‟objet, le bien et le mal, etc.

[20] na prahṛṣyet priyam prāpya


nodvijet prāpya cāpryam│
sthira-buddhir asamṁūḍho
brahma-vid brahmaṇi sthita║

« Il ne peut (he may not) se réjouir du bien qui lui arrive, ni être dérangé par un incident; stabilisé dans la
raison, sans illusion, étant donné qu'il connait l'Absolu, il est fermement établi dans l'Absolu. »

(Page 274) Ici on nous livre les caractéristiques extérieures d‟un homme ainsi établi dans l‟Absolu. Il
transcende le plaisir et la peine, c‟est-à-dire les paires de valeurs ou d‟intérêts conflictuels horizontales
du monde relatif. Le fait qu‟il s‟agisse bien de valeurs ici est indiqué par les mots priyam (cher) et
apriyam (répugnant). Celui qui garde l‟équilibre entre des positions opposées est sthirabuddhi (dont la
raison est stabilisée), mot qui nous rappelle le II, 5, et stances suivantes.

Le mot asamṁūdho (sans illusion) est mis sous cette forme négative car pour connaître l‟Absolu il faut
utiliser un processus de négation (neti neti ! « pas cela, pas cela ! »). Lorsque l‟on a éliminé toutes les
fausses idées, l‟Absolu se révèle, et il ne s‟appréhende pas comme on le fait avec une information
ordinaire. Transcender la réalité cela équivaut à s‟établir dans l‟Absolu, mais cette réalité inclut à la
fois dvandva (dualité externe ou paires d‟opposées) et dvaita (dualité interne comprise sui generis). Il
ne faut pas comprendre ici qu‟il s‟agisse d‟une action spécifique pour s‟établir dans l‟Absolu.

Le mot brahmavid (celui qui connait l‟Absolu), celui qui est capable d‟appréhender l‟Absolu, marque
la première étape de l‟enracinement dans l‟Absolu. Le lecteur doit chercher dans la Gῑtā les autres
étapes indiquées au fur et à mesure des progrès de la discussion. Ces bhūmikāḥ (domaines) sont
mentionnés dans le Yoga Vāśiṣṭha et dans le Nirvāṇa Darśanaḥ du Guru Nārāyaṇa.

[21] bāhya-sparśeṣv asaktātmā


vindaty ātmaṇi yat sukham|
sa brahma-yoga-yuktātmā
sukham akṣayam aśnute||

187
« Cette même joie que quelqu‟un ressent dans son propre Soi lorsqu‟il est détaché des contacts
externes (tels que le toucher), celui dont le Soi a établi l‟unité avec l‟Absolu l‟éprouve aussi d‟une
façon qui ne décroît jamais. »

Jusqu‟à présent le sujet de ce chapitre concernait le renoncement à l‟action eut égard à l‟activité
extérieure, dans cette dernière section on va traiter ce sujet afin de le conclure. La base du
renoncement consiste à rejeter les contacts extérieurs (que l‟on ressent) à travers le toucher et les
autres sens.

Dans le premier exemple la contemplation implique que l‟on introvertisse les sens qui vont vers
l‟extérieur. Les chevaux doivent être bridés avec des rênes appropriées. (Page 275) Aussitôt que l‟on a
réussi à ralentir, un nouvel ordre de conscience est initié; ici on fait référence à cet ordre de conscience
par l‟expression percutante de brahmayoga (union avec l‟Absolue).

Comment un effet aussi considérable peut-il dériver du simple fait d‟introvertir les sens, cela peut
laisser le lecteur dubitatif, mais des remarques supplémentaires viendront clarifier le sujet. Cependant
nous pouvons d‟ores et déjà affirmer que lorsque les intérêts objectifs sont effacés, alors les intérêts
subjectifs doivent prévaloir proportionnellement. Quand elles sont correctement canalisées, les
pressions innées de la vie peuvent aboutir à des réalisations spirituelles de grande portée. Se détacher
des intérêts extérieurs joue donc un rôle important pour réorienter l‟esprit.

La référence à bāhyasparśa (contact extérieur) donne une place prépondérante aux contacts sensuels
les plus concrets. Ce qui veut dire que cela concerne tous les autres.

La construction de cette stance suit le même schéma de réévaluation subtile et dialectique à laquelle
nous avons si souvent fait référence, et dont la plupart des traductions qui suivent les règles de
grammaire de façon mécanique perdent la saveur. L‟objectif de l‟auteur est clairement de mettre sur
un pied d‟égalité les termes ātmā sukham (joie dans le Soi) et brahmayoga yuktātmā (quelqu‟un dont
le Soi a établi l‟unité avec l‟Absolu). Le premier de ces deux termes est simple et d‟ordre
psychologique, alors que le second tire son origine de la cosmologie védique. Ainsi la Gῑtā réévalue la
cosmologie en termes de psychologie et des concepts tels que celui de samnyāsa (renonciation) sont
examinés sous l‟éclairage sérieux et critique d‟un śāstra (texte scientifique).

L‟expression akṣayam (qui ne décroit jamais) marque la nature non-relativiste de cette joie, lui
donnant ainsi le même caractère absolutiste que dans l‟état d‟esprit unitif dont il est question dans la
seconde moitié de la stance.

[22] ye hi saṁsparśajā bhogā


duḥkha-yonaya eva te|
ādy-antavantaḥ kaunteya
na teṣu ramate budhaḥ||

« Ces plaisirs qui sont nés du contact, sont en effet les sources (matrice) de la douleur, car ils ont un
début et une fin, O Fils de Kuntῑ (Arjuna); le sage n‟y prend pas plaisir. »

Ici, c‟est l‟opposé de la dernière stance qui est énoncé afin de souligner cette même vérité en négatif.
Dans le Vedānta on dit que les valeurs sont nitya (durables ou éternelles) et anitya (passagères,
transitoires). (Page 276) Les valeurs transitoires sont la cause de la souffrance, c‟est-à-dire qu‟elles
sont duḥkhayonaya (de la matrice (womb) de la souffrance), et que le contact physique, objectif ou réel,
établi avec le monde extérieur est à la racine de la souffrance. Le sage évite de développer ces valeurs
issues du contact en refusant d‟y trouver son bonheur. Ce même sujet a été abordé au II, 14. Ce qui y
était recommandé, c‟était d‟endurer la souffrance, alors qu‟ici ce qui est recommandé à l‟homme sage,
c‟est d‟éviter de s‟adonner aux objets de plaisir situés au niveau sensuel. Cette différence est due au

188
fait que des valeurs comme le chaud et le froid sont déterminées par des lois physiologiques, alors que
les intérêts dont il est question ici sont de nature à laisser une certaine marge de choix.

[23] śaknotīhaiva yaḥ soḍhuṁ


prāk śarīra-vimokṣaṇāt│
kāma-krodhodbhavaṁ vegaṁ
sa yuktaḥ sa sukhī naraḥ║

« Celui qui est capable d'expérimenter sans en être perturbé ici même, avant la libération du corps,
cette impulsion qui naît du désir et de la haine, celui-ci est unifié et c'est un homme heureux. »

La même chose est énoncée dans un langage plus courant pour dire que cela s‟applique à l‟homme
ordinaire que l‟on appelle ici naraḥ (homme simple, personne masculine), sans les fioritures du sacré
ou d‟une sagesse hors du commun. Il se peut qu‟il y ait aussi un jeu de mot en ce que naraḥ représente
Arjuna par opposition à Nārā ou Nārāyaṇa, « la personne rare », un nom de Kṛṣṇa. La simple
condition pour qu‟un homme soit heureux c‟est qu‟il expérimente, ou qu‟il supporte avec une attitude
neutre, cette impulsion qui naît du désir et de la colère.

Le sukhī (l‟homme heureux) ou le yuktaḥ (l‟unifié, le yogi) sont traités sur un pied d‟égalité; le
bonheur et la vie unitive impliquée dans ces mots sont conçus en termes de iha eva (ici même),
et avant d‟abandonner le corps.

[24] yo ‘ntaḥ-sukho ‘ntarārāmas


tathāntar-jyotir eva yaḥ|
sa yogῑ brahma-nirvāṇaṁ
brahma-bhūto ‘dhigacchati||

(Page 277) «Lui dont le bonheur est intérieur, dont la vie intérieure est libre et facile, et qui a
également un éclat intérieur, lui qui comprend aussi (les choses) de façon unitive, étant devenu l‟Absolu,
il entre dans l‟effacement de soi de l‟Absolu. »

L‟image composite d‟une personne qui a renoncé aux actes tout autant qu‟aux contacts extérieurs nous
est de nouveau donnée ici et dans les stances suivantes, non pas dans un style pragmatique comme cela
était le cas jusqu‟à présent, mais dans un langage plus sublime. Des considérations pures sont
mélangées avec des considérations pratiques.

La vie intérieure d‟un yogi qui est à la fois rayonnant et bienheureux, à la fois sage et heureux, est ici
mise sur le même pied que l‟Absolu. Les divers synonymes applicables à un homme du plus haut
niveau spirituel sont tous alignés ici et considérés comme s‟ils étaient interchangeables.

Cette stance suggère successivement le samādhi yogique (paix unitive sublime), le nirvāṇa bouddhiste
(effacement de soi final), et le brahmabhūtaḥ (devenir un avec l‟Absolu).

[25] labhante brahma-nirvāṇam


ṛṣayaḥ kṣῑṇa--kalmaṣāḥ|
chinna-dvaidhā yatātmānaḥ
sarva-bhūta-hite ratāḥ||

« Les clairvoyants, leurs impuretés morales (evils) étant diminuées, se dégageant des paires d‟intérêts
conflictuelles, ayant la maîtrise de soi, étant toujours bien disposés envers tous les êtres, atteignent
l‟effacement de soi (nirvāṇa) dans l‟Absolu (brahman). »

Divers autres concepts appartiennent à la vie spirituelle et qui prévalaient dans l‟Inde ancienne sont
également mis en évidence. Les ṛṣis (clairvoyants védiques ou sages) et les yatātmānaḥ (ceux qui

189
maîtrisent le soi) sont mentionnés ici aux côtés des sarvabhūtahite ratāḥ (ceux qui sont toujours bien
disposés envers tous les êtres) qui plus tard devront aussi inclure les valeurs spirituelles jaïns et
bouddhistes. Ils atteignent tous le brahmanirvāṇa (effacement de soi dans l‟Absolu). Leur point
commun est l‟affaiblissement effectif du mal qui est en eux. La seule condition qu‟introduit la Gītā
pour tous ces types de sages c‟est qu‟ils doivent être cchinnadvaidhāḥ (dégagés des paires d‟intérêts
opposés). Ce n‟est pas de l‟advaita (non-dualité) dont il est question ici, mais plutôt du fait de
transcender les dvandva (paires de facteurs opposés de façon relative). (Page 278) Cela s‟accorde
d‟avantage avec le contexte, même si la non-dualité ne peut pas être considérée comme étant tout à fait
hors de propos.

[26] kāma-krodha-vimuktānāṁ
yatῑnāṁ yata-cetasām|
abhito brahma-nirvāṇaṁ
vartate viditātmanām||

« Pour ceux qui se sont détachés du désir et de la colère, ceux qui se maîtrisent et dont la conscience
vitale est contenue, et qui connaissent (aussi) le Soi, l‟effacement de Soi dans l‟Absolu est à portée de
main. »

Le sobre enseignement normal à la Gῑtā se poursuit ici. Cette stance affirme tout simplement que le
contrôle de soi rapproche les hommes de l‟Absolu grâce à la connaissance du Soi. Finis les parures
glamour et les enjolivements décrivant l‟état glorifié du yogi. Être influencé par des goûts et des
aversions opposés est considéré ici comme étant le principal obstacle à la réalisation de Soi. On doit
comprendre que la maîtrise de soi elle-même est cette neutralité sur laquelle on a tant insisté.

Cetas (flot de conscience vital extérieur) est d‟avantage que le simple mental, l'élément de volition
vivante y étant plus important. Cette allusion au mental qui cherche des relations extérieures par
opposition au simple manas (mental) ouvre la voie à la méditation indiquée dans les deux stances
suivantes.

[27] sparśān kṛtvā bahir bāhyāṁś


cakṣuś caivāntare bhruvoḥ|
prāṇāpānau samau kṛtvā
nāsābhyantara-cāriṇau||

[28] yatendriya-mano-buddhir
munir mokṣa-parāyaṇaḥ|
vigatecchā-bhaya-krodho
yaḥ sadā mukta eva saḥ||

« Ayant éliminé les facteurs extérieurs qui sont à la périphérie (comme le toucher), et ayant aussi les
yeux fixés entre les sourcils, mettant sur un pied d‟égalité la tendance vitale positive (prāṇa extérieur)
et la tendance vitale négative (apāna intérieur) qui se meuvent à l'intérieur de l'orifice nasal,

(page 279) «les sens, le mental et la raison étant maîtrisés, l‟ermite silencieux (muni) pleinement
déterminé à se libérer, désir, crainte et colère l‟ayant quitté, reste pour toujours celui-là même qui est
libéré. »

Le thème du détachement qui a été développé tout au long de ce chapitre arrive à son point culminant,
et nous conduit tout naturellement au sujet du chapitre suivant qui traite de la méditation continue.
Cette dernière devrait marquer une étape plus positive que le simple renoncement à agir ou
détachement par rapport au monde extérieur sous-entendu ici à la fin de ce chapitre.

190
Le rejet de l‟extérieur dont il est question à la première ligne de la stance 27 est radical et drastique. Il
est dit que les yeux sont fixés entre les sourcils pour indiquer qu‟il s‟agit d‟une concentration intense
et unitive.

Dire que la respiration se déplace à l‟intérieur de l‟orifice nasal, cela sous-entend qu‟il y a une forme
révisée de prāṇāyāma (maîtrise du souffle ou des fonctions vitales), où l‟on prévoit de centraliser ou
de neutraliser les tendances vitales. Tout cela a pour but de réviser de façon plus unitive le yoga selon
Pataῆjali où, comme nous l‟avons noté sous le IV, 29, des vestiges de la dualité du Sāṁkhya
persistent encore. L‟interprétation que nous avons donnée au sujet du souffle vital qui se meut à
l‟intérieur de l‟orifice nasal est préférable à une interprétation qui ferait référence aux deux narines.
Le regard du yogi doit être dirigé vers le bout du nez (voir VI, 13) bien que le pūraka (fait d‟inspirer
l‟air) et le recaka (fait d‟expirer l‟air) du prāṇāyāma de Pataῆjali (maîtrise des fonctions vitales)
fassent interférer une narine après l‟autre. Cependant, dans le kumbhaka (restriction de l‟air [en pinçant
les narines avec les doigts de la main droite]) les deux souffles sont impliqués à parts égales. Il semblerait que
la discipline yogique de la Gῑtā prenne en considération une sorte de contrôle neutre à la fois des
tendances vitales et des souffles vitaux sans faire de distinction. Cela parait évident si l‟on considère
dans leur ensemble les indications données dans les différents chapitres ci-dessus. Tout au long de la
Gῑtā, la neutralité entre les opposés est la clef du yoga. Dans les Yoga Sūtras, II,51, Pataῆjali lui-même
mentionne cet état neutre au passage.

Dans la stance 28 la question du salut personnel est davantage mise en évidence que dans la stance 27
par l‟usage de l‟expression mokṣa-parāyaṇaḥ (qui est pleinement déterminé à se libérer).

sadā mukta eva saḥ (reste pour toujours celui-là même qui est libéré) fait de la référence personnifiée
qui est expressément pointée une contrepartie de ce dont il est question en conclusion dans la dernière
stance de ce chapitre où il est fait référence aux glorieux attributs personnels de l‟Absolu lui-même.

(Page 280) [29] bhoktāraṁ yajῆa-tapasāṁ


sarva-loka-maheśvaram|
suhṛdaṁ sarva-bhūtānāṁ
jῆātvā māṁ śāntim ṛcchati||

« Celui qui sait que Je suis Celui qui jouit des sacrifices rituels, Celui qui accepte les austérités, le
suprême Seigneur de tous les mondes, et l‟Ami de tous les êtres, celui-là atteint la paix. »

Toutes les manières par lesquelles on peut appréhender l‟Absolu dans les contextes du sacrifice, de la
discipline, de la théologie et de la bonne générosité, et qui ont été abordées jusqu‟à présent dans les
chapitres précédents, sont ici rassemblées car elles sont favorables à la paix.

Avant que la Gῑtā devienne plus pleinement philosophique, ces détails qui sont en quelque sorte
encore à régler, et qui concernent des sujets tels que réconcilier la raison et la foi, sont réunis,
préparant le terrain pour un traitement plus approfondi.

ity śrῑmad bhagavadgῑtāsupaniṣatsu brahmavidyāyām


yogaśastre śrῑkṛṣṇārjuna samvāde
karmasamnyāsayogo nāma paῆcamo ‘dhyāyaḥ ||

«Ainsi s‟achève dans les Upaniṣads des chants de Dieu, dans la Science de la Sagesse de l‟Absolu,
dans le Dialogue entre Śrῑ Kṛṣṇa et Arjuna, le cinquième chapitre intitulé: Action Unitive et
Renonciation. »

191
CHAPITRE VI

CONTEMPLATION UNITIVE

Dhyāna-Yoga

(Page 281)

Après avoir réévalué des aspects de la discipline et de la vie religieuse tels qu‟on les trouve
effectivement en Inde et les avoir harmonisés avec un concept du yoga qui a été réformé, on entre dans
une nouvelle phase de la discussion.

Dans la première section, on traite également des mêmes thèmes de la renonciation, de l‟action et du
yoga. La discussion se poursuit sur le sujet du Soi, et sur la façon avec laquelle certains aspects du Soi
peuvent entrer en conflit ou s‟harmoniser les uns les autres. Puis suivent des indications détaillées des
postures yogiques, de la respiration, etc., ainsi qu‟une description générale du yogi. Cette section
aboutit à une nouvelle définition du yoga. L‟accent est mis sur la nécessité de pratiquer pour obtenir
une progression graduelle en yoga, mais il est aussi stipulé qu‟une simple affiliation à l‟Absolu a en
elle-même un pouvoir salvateur. Ainsi, pour la personne qui s‟affilie de la sorte, le péché et la grâce
sont pour ainsi dire mis en équilibre ou neutralisés.

De toute évidence, donner une unité nominale à tous ces sujets s‟est avéré difficile, et l‟on peut s‟en
apercevoir en considérant les divers titres attribués à ce chapitre dans les différentes éditions. On l‟a
appelé Adhyātma Yoga (le Soi Considéré de Façon Unitive), Ātmasamyama Yoga (Auto-Discipline
Considérée de Façon Unitive) et, le plus souvent, Dhyāna Yoga (Contemplation Unitive). Bien qu‟elle
soit suffisante si l‟on se réfère à l‟une ou l‟autre des sections ou l‟un ou l‟autre des sujets, l‟unité du
chapitre se situe à un niveau plus profond que les thèmes eux-mêmes.

Au lieu que ce soit la souffrance qui serve d‟idée de base à la discussion, une théorie de la
réincarnation quelque peu révisée donne une note d‟espoir et laisse entrevoir une possibilité
d‟échapper à la souffrance.

Ce chapitre nous dépeint un yogi en méditation, même si les détails en sont quelques peu
conventionnels, et vante la supériorité de la voie du yogi sur les autres, surtout lorsque le yogi a
l‟Absolu comme contrepartie personnelle.

(Page 282) Śrībhagavan uvāca|


[1] anāśritaḥ karma-phalaṁ
kāryaṁ karma karoti yaḥ|
sa samnyāsῑ ca yogῑ ca
na niragnir na cākriyaḥ||

« Sans dépendre des résultats de l‟action, celui-qui accomplit l‟action nécessaire est un renonçant
(samnyāsῑ) et aussi un contemplatif (yogi), mais pas celui qui a simplement renoncé au feu sacrificiel,
ou qui s‟abstient (simplement) de l‟action rituelle (ou autre) »

Les tendances hétérodoxes opposées au ritualisme védique ont donné naissance à un type de religieux
que l‟on nommait samnyāsins (renonçants). Leur premier acte de protestation a été de se raser la tête et
de couper cette touffe de cheveux si essentielle à l‟obtention du svarga (ciel) dans le contexte du
védisme ritualiste. Refusant également d‟offrir aux dieux des sacrifices par le feu, ce type de personne
est nommé ici niragniḥ (celui qui est sans feu).

Cette attitude négative a subi de nombreuses réévaluations tout au long de l‟histoire religieuse de
l‟Inde. Des types comme le digāmbara (celui qui a les points cardinaux pour vêtements, le
gymnosophiste complètement nu de l‟ancienne Grèce), le śvetāmbara (vêtu de blanc) et

192
le pitāmbara (vêtu de jaune) offrent d‟autres subdivisions qui varient selon qu‟ils sont d‟influence
Jaïn, bouddhiste, Vaiṣṇava et Śaivaïte et qui sont trop nombreuses pour être cataloguées. Ici la Gītā
révise et fusionne le ritualiste et le renonçant en termes de yoga ou de sagesse dialectique.

Dès le départ ici la simple négation est discréditée. En dehors des attitudes positives qui restent une
fois les attitudes négatives rejetées, deux alternatives majeures s‟offrent à l‟aspirant spirituel; celle du
non-ritualiste qui nourrit encore des espoirs ou qui a encore des aspirations d‟ordre positif, et celle du
yogi qui n‟est pas opposé au rituel mais le considère comme n‟étant qu‟accessoire à sa propre vie de
nécessité. Il ne considère pas le rituel comme un moyen de parvenir à des fins qui seraient au-dehors
du schéma de la spiritualité. Ici le yogi a des aspirations au moins aussi nobles et aussi idéalistes que le
renonçant au sens révisé du terme. Les résultats sur lesquels se fixe son mental se rapproche du Bien
suprême de Platon. Tenant compte d'un processus de développement spirituel conçu de façon
organique, le yogi est plus réaliste.

(Page 283) Lorsque la révision suggérée dans la Gītā est effective, la désaffiliation des valeurs qui ne
sont pas conformes au Bien suprême est commune à la fois au renonçant et au yogi.
Le samnyāsin devient plus réaliste et le yogi plus idéaliste que ce qu‟ils étaient censés être d‟ordinaire.

Ce que s‟efforce de faire la Gītā, c‟est une réévaluation à double-tranchant. On voit ici le portrait
d‟une personne qui est à la fois samnyāsin et yogi, et qui évite les états d‟esprit négatifs. Donc, ici les
deux termes se réfèrent à cette même nouvelle personne.

Au II, 47 et 48, nous nous sommes déjà familiarisés avec le mot anāśritaḥ (indépendant de) dans la
mesure où il s‟applique au résultat ou aux fins d‟une action. Ne pas être particulièrement intéressé aux
bénéfices réels qu‟une quelconque activité pourrait avoir pour lui-même est un état d‟esprit qui
conduit vers la liberté. Le courant d‟activité qui est résiduel est sous-jacent et n‟appartient qu‟à la
Nature.

L‟expression kāryam karma (travail nécessaire) marque l‟autre limite de l‟action par opposition à
l‟action contingente.

Ce n‟est pas l‟étiquette qui fait la vraie différence entre des individus qui se font appeler samnyāsin ou
yogi. Un homme qui dit de lui-même qu‟il est un anti-ritualiste peut très bien se soumettre
inconsciemment au ritualisme sous des formes institutionnelles. Un homme qui porte l‟étiquette de
ritualiste peut très bien ne pas être un esprit hédoniste.

Allant au-delà des simples étiquettes, la Gῑtā recommande une manière plus organique de voir les
choses, et selon cette façon de voir, les deux genres tendant à se fondre, les types ou modèles purement
mécaniques de saints hommes dont la reconnaissance diviserait la société en petits groupes restreints
et discréditerait probablement tout le sujet de la contemplation n‟existent plus.

[2] yaṁ samnyāsam iti prāhur


yogaṁ taṁ viddhi pāṇḍava|
na hy asamnyasta-saṅkalpo
yogῑ bhavati kaścana||

« Ce que les hommes appellent renonciation (samnyāsa), saches que c‟est du yoga, O Pāṇḍava
(Arjuna); en effet, celui qui n‟a pas renoncé aux désirs obstinés (qu‟il nourrit) pour des fins particulières
ne devient jamais un yogi. »

En partant du point de vue inverse, la distinction qui pourrait encore être faite entre un samnyāsin et
un yogi est discutée plus avant dans le but de minimiser les différences qu‟il y a entre eux, de la même
manière qu‟au V, 4 et 5, Sāṁkhya et Yoga sont mis sur un pied d‟égalité.

193
(Page 284) La première ligne nous donne ce en quoi ils doivent être identiques, et la seconde nous dit
que sans une certaine forme de renonciation il n‟y a pas de vrai yogi.

Le samnyāsin et le yogi doivent tous deux bannir le saṁkalpa (volonté impliquant des intentions
personnelles en vue d‟obtenir des effets désirés particuliers). Le yogi au sens habituel à tendance à
retenir trop de désirs (parce qu‟il les considère) comme naturels ou nécessaires, et le samnyāsin au sens
habituel a tendance à vivre dans un vacuum sans aucun exutoire naturel pour ses énergies. Encore une
fois cette stance soutient la via media entre les deux. Dans la dernière stance le samnyāsin était mis sur
un pied d‟égalité avec le yogi, et dans cette stance le yogi est mis sur un pied d‟égalité avec le
samnyāsin.

Dans la mesure où le yogi renonce à un attachement volontaire à des fins particulières il est aussi
un samnyāsin ou renonçant.

[3] ārurukṣor muner yogaṁ


karma kāraṇam ucyate│
yogārūḍhasya tasyaiva
śamaḥ kāraṇam ucyate║

« On dit du yoga d'un homme qui est maître de lui-même mais qui aspire à l‟être encore davantage,
qu'il a l'action comme principe-moteur (kāraṇa); pour ce même homme, lorsqu‟il s‟est hissé à l‟état
unitif (du yoga), on dit que c‟est la tranquillité qui est son principe-moteur. »

Souvent on imagine machinalement que la vie spirituelle suit une progression constante et uniforme.
Cette façon de voir ne prend pas en compte les facteurs organiques, réciproques et ambivalents qui
constituent la personnalité humaine. L‟instinct et l‟intelligence, l‟émotion et la raison, l‟action et la
renonciation, comme le Sāṁkhya et le yoga, sont les aspects réciproques d‟un processus alternatif
nommé progrès spirituel.

A un certain stade les pressions de la nécessité sont fortes, à un autre moment elles s‟affaiblissent. Puis
les facteurs contingents prennent le dessus. Par exemple, l‟enfant a besoin d‟activité pour s‟exprimer
et pour développer sa personnalité. Les jeux sont naturels aux jeunes, alors que les personnes âgées
sombrent plus facilement dans une humeur pensive qu‟elles ne se livrent à des activités manifestes.

On peut dire que ces activités qui alternent et se renouvellent opèrent dans le domaine biologique ou
au mieux dans un domaine psycho-physique comme la libido ou la psyché. La personnalité et l‟âme
sont des termes qui s‟appliquent à des niveaux de conscience plus profonds, là où l‟ambivalence est
moins évidente, bien qu‟en principe elle soit encore présente. (Page 285) Les stances 3 et 4 sous-
entendent cette théorie, la stance 3 concernant des éléments plus extérieurs et la 4 des éléments plus
intérieurs.

La présente stance concerne l‟aspirant yogi qui, comme un cycliste montant une côte, doit continuer à
pédaler. Ce même yogi, lorsqu‟il a dépassé le point culminant de la route ascendante du yoga, passe à
un mode plus paisible.

L‟expression tasya eva (de même cette même personne) est importante parce qu‟elle fait
indubitablement référence à cette ambivalence. Chez une même personne il y a des tendances
opposées. On ne doit pas les considérer comme si elles appartenaient à des personnes distinctes,
comme ce serait le cas par exemple si quelqu‟un disait qu‟un kṣattriya (guerrier) n‟est né que pour
agir. Arjuna lui-même sera à un certain moment un aspirant yogi qui donne la prépondérance à
l‟action, et à nouveau, lorsque la phase ascendante du yoga aura été parcourue, ce même Arjuna pourra
renoncer à toute activité et rester tranquille.

Ainsi la théorie de la Gῑtā passe à travers l‟adhikāra bheda (différence des droits selon la caste) dont
on parle tant. On ne doit pas considérer que cela signifie que l‟action et l‟inaction peuvent être

194
mécaniquement pratiquées ensemble d‟une manière ou d‟une autre. Cela impliquerait qu‟il y ait une
contradiction, et celle-ci a été à juste titre rejetée par Śaṅkara à maints endroits du jῆāna-karma-
samuccaya (assemblage de la sagesse et de l‟action). L‟action nécessaire des premiers stades n‟est
qu‟un tremplin vers un parfait détachement par rapport aux objets des sens, et vers l‟action que peut
accomplir le yogārūdha (quelqu'un qui s'est élevé dans le yoga) et que l‟on décrira dans la stance
suivante. Par le fait qu‟il s‟applique au yogi qui demeure encore un aspirant au yoga, le terme karma
kāraṇa (qui a l‟action pour origine ou principe-moteur) ne suggère que cette seule relation. Parce qu‟il
est employé pour les deux phases, le verbe ucyate (on dit qu‟il est) montre que la théorie
d‟ambivalence n‟est pas une partie capitale de l‟enseignement de la Gῑtā proprement dit, mais que la
responsabilité de son utilisation est reportée sur les experts qui avaient ces idées au moment de la
composition de la Gῑtā.

[4] yadā hi ne ‘ndriyārteṣu


na karmasv anuṣajjate│
sarva saṁkalpa samnyāsī
yogārūdhas tadocyate║

« Cependant, quand un homme ne s‟attache ni aux objets des sens ni aux actions, alors on dit que cet
homme qui a renoncé aux désirs délibérés (wilful) pour des fins particulières est quelqu‟un qui s‟est
élevé dans le yoga. »

(Page 286) Ici, on cite deux conditions que doit remplir le détachement d‟un homme pour que celui-ci
puisse être appelé yogārūdha (personne qui s‟est élevée dans le yoga). Il ne devrait par être attiré par
les objets sensuels ni être intéressé par des activités. La volonté personnelle devient inoffensive ou
neutralisée. C‟est alors que l‟on peut dire que la personne a renoncé au saṁkalpa (désir
délibéré (wilful) pour des fins particulières). C‟est dans ce sens révisé que la Gῑtā accepte le concept de
renonciation et qu‟elle met le renonçant au même rang que le yogārūdha (personne qui s‟est élevée
dans le yoga). S‟élever dans le yoga n‟est pas tant quelque chose qui aboutit à un effort extrême
comme cela a pu être suggéré dans d‟autres livres, mais dans la Gῑtā qui est un yoga śāstra (un livre
scientifique sur la discipline unitive), cela consiste plutôt à neutraliser des tendances opposées, et cela
n‟implique absolument aucun effort, même dans les derniers stades.

[5] uddhared ātmanātmānaṁ


nātmānam avasādayet|
ātmaiva hy ātmano bandhur
ātmaiva ripur ātmanaḥ||

« Le Soi doit être préservé (upheld); le Soi ne doit pas être ignoré; en effet, le Soi est (son propre) et
cher parent; en effet, le Soi est l‟ennemi du Soi. »

De cette stance-ci jusqu‟à la stance 9 nous avons une decription du parfait yogi, au le sens où on le
conçoit dans ce chapitre. Nous précisons dans ce chapitre, parce que, bien qu‟ici la personnalité pleine
ou entière soit la base de la discussion, il persiste encore un traitement quelque peu dualiste de certains
éléments de la personnalité, comme nous l‟avons montré à la stance 3.

On dit du Soi qu‟il a deux contreparties symétriques, aussi importantes l‟une que l‟autre. Néanmoins,
dans un chapitre précédent, l‟asymétrie entre les deux contreparties était plus prononcée, comme le
sous-entendent les exemples donnés au III, 38.

Malgré tout, le Soi dont il est question dans cette stance est presqu‟un terme interchangeable avec
l‟autre Soi mentionné à son côté. On peut en interposer un pour que l‟autre donne un sens aussi juste à
la personnalité globale qui forme le sujet d‟un bout à l‟autre de tout le chapitre.

(Page 287) [6] bandhur ātmātmanas tasya


yenātmaivātmanā jitaḥ|

195
anātmanas tu śatrutve
vartatetātmaiva śatruvat||

« Le Soi est cher à celui (qui est doté) d'un Soi, pour qui même le Soi a été gagné par le Soi; pour
celui (qui ne serait pas doté) d'un Soi, le Soi serait en conflit avec le Soi lui-même, comme s'il était un
ennemi».

L‟affirmation de la stance 5 est élaborée plus avant. On y adjoint des variantes. La première est
unitive, la seconde est dualiste à cause de la non-contemplation. Ce second cas est celui d‟un auto-
conflit que l‟on appelle ici śatrutva (comme s‟il était un ennemi). Le statut égal donné aux deux sois
est évident si l‟on considère les expressions anātmanaḥ (lui qui n‟a pas de Soi) et śatrutva (comme s‟il
était un ennemi). La conclusion que l‟on en tire c‟est que dans la seconde expression le Soi réel ou
unitif devient un ennemi virtuel parce qu‟il entre en conflit avec sa supposée contrepartie, et que dans
la première expression le Soi non-maîtrisé ou non-unifié n‟a aucune réalité qui vaille qu‟on en parle.

[7] jitātmanaḥ praśāntasya


paramātmā samāhitaḥ|
śitoṣṇa-sukha-duḥkheṣu
tathā mānāpamānayoḥ||

« Le suprême Soi (paramātmā) de celui qui a maîtrisé le Soi et qui reste en paix demeure dans un état
d‟équilibre neutre dans le chaud et le froid, le bonheur et la souffrance, l‟honneur et la disgrâce. »

Au nom du paramātmā (le Soi Absolu), la dualité entre le Soi et le non-Soi est ici
supprimée. Jitātmanaḥ (pour celui qui a conquis le Soi) Ŕ ici il ne s‟agit pas d‟un conflit. Il est donc en
paix, grâce à l‟équilibre des contreparties. C‟est ce que l‟on déduit à partir des trois exemples cités et
qui couvrent les simples actions réflexes affectant le Soi ainsi que celles touchant des valeurs
personnelles plus subtiles comme la réputation et le déshonneur.

Les différentes interprétations et discussions qui ont fait rage autour du mot paramātmā (le Soi
Absolu) entre les théistes, les dualistes et les advaitins ont surgi parce que ceux-ci ont tous essayé
d‟interpréter le texte selon un raisonnement mécanique. Ce que la plupart des commentateurs ont
oublié c‟est que, par sa nature même, l‟Absolu est une unité que l‟on atteint en neutralisant les
contreparties, et que la conviction qu‟on en a dépend plus de l‟intuition que de la raison.

(Page 288) [8] jῆāna-vijῆāna-tṛptātmā


kūṭastho vijitendriyaḥ|
yukta ity ucyate yogῑ
sama-loṣṭrāśma-kāῆcanaḥ||

« Celui dont le Soi est comblé par la sagesse (synthétique) et la connaissance (analytique), qui est
établi dans une immobilité immuable, qui a atteint la pleine maîtrise sur ses attachements sensuels,
celui-là est un yogi que l‟on considère comme étant unifié, pour lui un morceau de terre, une pierre et
de l‟or sont identiques. »

Cette stance nous explique le dernier stade de perfection du yoga en faisant une analogie avec trois
degrés sous lesquels la matière prend forme. Une motte de terre, une pierre et de l‟or ont différentes
utilités ou différentes valeurs; celle dont l‟utilité est la moindre étant la motte de terre, et celle dont la
valeur va au-delà de la simple matière étant l‟or. Au milieu il y a la pierre qui symbolise la valeur de la
solidité.

Correspondant à ces trois valeurs nous avons les trois aspects de la spiritualité yogique mentionnés
dans la première ligne. Tout d‟abord il y a l‟homme qui a rassemblé ses pensées en une unité compacte
comme la motte de terre, l‟unité qui y est encore intellectuelle étant du premier degré. Cet homme à la

196
pensée unitive rassemble jῆāna et vijῆāna (sagesse synthétique et analytique, ou pure et pratique, ou la
sagesse même et la connaissance).

Le deuxième degré est désigné par le terme kūṭasthaḥ (fixé dans le roc). Certains pensent qu‟il signifie
qu‟il est établi sur une hauteur, ce qui suggèrerait une supériorité. Mais la signification philosophique
la plus pertinente propose (une idée d‟) immobilité, d‟uniformité, qui est immuable et universellement la
même. Ici, l‟unité est une idée plus aboutie que la simple notion intellectuelle et académique donnée
par le qualificatif précédent.

Lorsqu‟on atteint le troisième stade il y a un changement de personnalité analogue à la transformation


du vulgaire métal en or noble.

Cependant, le mot sama (égal) va jusqu‟à abolir la différence de degrés suggérés dans les exemples et,
considéré avec le mot tṛptātmā (celui qui est satisfait en Soi) il montre que le parfait yogi demeure
impassible même eut égard aux valeurs que le monde pourrait lui associer. Il se suffit à lui-même et ne
se compare pas aux autres.

(Page 289) La référence à jῆāna (sagesse) comme étant la première condition du yoga est une
contribution spécifique de la Gῑtā dont la méthode consiste à mettre la sagesse et l‟action sur un pied
d‟égalité.

[9] suhṛn-mitrāry-udāsīna-
madhyastha-dveṣya-bandhuṣu│
sādhuṣv api ca pāpeṣu
sama-buddhir viśiṣyate║

« Celui qui peut maintenir la même attitude à l‟égard des amis qui lui veulent du bien, des alliés, des
ennemis, de ceux qui ne prennent pas parti, de ceux qui restent entre deux, de ceux qui le haïssent, des
proches et également à l‟égard des vertueux et des pécheurs, celui-là excelle. »

Le yogi n‟est pas une personne sociabilisée. La société se divise en hautes et basses castes, ou groupes,
fondés sur des considérations relativistes. Les appartenances familiales induisent une distinction entre
les relations et les inconnus etc… L‟appartenance à un pays implique qu‟il y ait des compatriotes, des
ressortissants étrangers et des personnes neutres. Les appartenances morales et religieuses induisent le
juste et l‟injuste. Etant un absolutiste le yogi n‟a rien à voir avec l‟un quelconque d‟entre eux.

Cette stance nous rappelle le V, 18, mais ici, à la place des divers niveaux de sacré, nous avons des
niveaux sociaux. Le sens de l‟égalité est donc poussé un peu plus loin au niveau des vraies relations de
la vie de tous les jours.

[10] yogῑ yuῆjῑta satatam


ātmānaṁ rahasi sthitaḥ|
ekākῑ yata-cittātmā
nirāśῑr aparigrahaḥ||

« Le yogi doit constamment rassembler son Soi dans l‟unité, il doit être établi en un lieu où il puisse
être avec lui-même, seul, le mental relationnel et le Soi étant maîtrisés, sans attentes et sans intentions
de possessivité. »

Les stances 10 à 15 retournent au sujet de la stance 3 où il était déclaré que l‟action était le principe-
moteur de l‟aspirant yogi. On peut dire qu‟ici l‟action inclut des pratiques reconnues qui recouvrent
plus ou moins le yoga au sens où il est compris dans les Yoga Sūtras de Pataῆjali. (Page 290)
Cependant ici il est reformulé sans omettre des directives détaillées sur les postures et le lieu etc.,
telles que, par tradition, elles ont toujours été associés à la pratique du yoga. Dans la mesure où elles
ne présentent pas de danger elles ont été retenues ici afin d‟éviter qu‟une rupture brutale n‟amène

197
l‟esprit orthodoxe à se désengager. C‟est pour cette même raison qu‟à la stance 11 l‟allusion précise à
la peau d‟antilope et à l‟herbe nous apparait naturelle et compréhensible.

En premier lieu, comme le suggère le mot satatam (toujours), la pratique du yoga doit être continue et
ininterrompue. Une pratique interrompue ou entrecoupée ne parvient pas à amorcer l'impulsion
requise. Le mot rahasi (en secret) permet de libérer la personne des conditionnements de classe sociale
ou autres. Cela ne signifie pas forcément un endroit désert, bien qu‟en temps normal un tel lieu serait
bien sûr préférable. Le mot ekākῑ (seul) met l‟accent sur cette même nécessité, parce que le yoga ne
ressemble pas à une religion organisée ou à un culte congrégatif. C‟est plutôt l‟envol du seul vers le
Seul. On demande également à un vrai chrétien de prier par lui-même (voir Mathieu vi, 6).

L‟expression yata-cittātmā (lui dont la volonté rationnelle et le soi sont maîtrisés) doit être comprise
dans le sens où le Soi a été amené à l‟unité comme indiqué à la stance 5, et où le citta (la volonté
relationnelle ou l‟esprit) qui établit sans cesse des relations avec des objets extérieurs, ou désirs, a été
dompté, comme nous l‟avons vu entre autres au V, 26.

Le terme nirāśῑḥ (sans attente) signifie simplement que le yogi n‟espère pas qu‟un évènement
favorable quelconque lui arrive dans le futur. Aparigrahaḥ (non-possessif) libère le yogi des tensions
liées au fait de vouloir obtenir quelque chose, disposition naturelle communément rencontrée chez
l‟homme. Lorsque le mental est ainsi libéré des affiliations horizontales, l‟ascension dans le yoga en
devient facilitée.

[11] śucau deśe pratiṣṭhāpya


sthiram āsanam ātmanaḥ│
nāty-ucchritaṁ nātinīcaṁ
cailājina-kuśottaram║

[12] tatraikāgraṁ manaḥ kṛtvā


yata-cittendriya-kriyaḥ│
upaviśyāsane yu│ῆjyād
yogam ātma-viśuddhaye║

(Page 291) «Ayant installé dans un endroit propre un siège ferme pour lui-même, qui ne soit ni trop
haut ni trop bas et qui soit recouvert dans l‟ordre d‟une étoffe, d‟une peau (d‟antilope) et d‟herbe (kuśa),

Là, ayant concentré son mental sur un seul point, le mental relationnel et les fonctions des sens étant
contenus, prenant place sur son siège (comme il se doit), qu‟il s‟engage unitivement dans le yoga pour
une conscience de Soi transparente. »

L‟allusion à la propreté dans l‟expression śucau deśe (dans un endroit propre) apparaitra encore à la
stance 41 où il est dit qu‟un homme dont les actions sont bonnes renaîtra dans une maison propre. La
spiritualité populaire, nous le savons, grouille de tabous, d‟obligations et d‟interdictions. Mais la Gῑtā
n‟y fait pas du tout référence, sa théorie étant conçue sur une base ouverte et rationnelle. D‟où cette
allusion à un endroit propre par opposition à un quelconque lieu de bon augure ou cérémonieusement
sacré.

Le mot sthiram (ferme) peut concerner la fermeté du siège, mais il peut aussi bien signifier que son
possesseur en jouit de façon indépendante et qu‟il l‟a donc à sa libre disposition pour un certain temps.
Le mot ātmanaḥ (à lui en propre) a la même signification et ne fait pas allusion à une possession en
tant que propriété.

On doit comprendre le fait de recommander de placer le siège à mi-hauteur dans le sens où il s‟agit
simplement de se conformer aux conditions requises par le yoga; le yoga évite les extrêmes dans
quelques domaines que ce soit, et il doit lui-même être compris comme étant une sorte de moyen
terme.

198
Les indications sur l‟étoffe, la peau d‟antilope et l‟herbe ne trouvent de fondement nulle part ailleurs
dans la pratique du yoga. Ces éléments pourraient très bien faire allusion aux trois branches distinctes
de la spiritualité indienne en vogue à l‟époque; dans sa réévaluation la Gῑtā tente de toute évidence de
les réconcilier et de les harmoniser, comme cela est sous-entendu dans des mots tels que yajῆa-dāna-
tapas (sacrifice, don, austérité) qui désignent trois religions distinctes. On associe l‟antilope noire au
Śiva préhistorique qui est représenté dans la mythologie en train de chasser les antilopes (voir la scène
d‟ouverture de la Śakuntalā de Kālidāsa). Les ascètes portent toujours une peau d‟animal. L‟allusion à
l‟étoffe fait référence au vêtement du samnyāsin (renonçant) ou du bhiku (moine bouddhiste) ou du
śvetāmbara (saint homme jaïn vêtu de blanc). L‟intention étant de fusionner ensemble différents
symboles de la spiritualité en un courant frais et puissant qui puisse les réunir toutes dans un esprit
plus catholique.

Les injonctions détaillées de ce type répondent aux demandes pressantes de l‟ensemble du corps des
aspirants au monde spirituel, car ceux-ci ne seraient probablement pas satisfaits si on leur disait que
seule la méditation compte. (Page 292) La plupart des gens pieux aiment qu‟on leur donne une
pratique précise qu‟ils puissent suivre avec fidélité; sinon, ils se sentent perdus.

Quoiqu‟il en soit les articles mentionnés sont inoffensifs et il se peut qu‟ils soient nécessaires à retenir
l‟électricité animale durant la période où la personne médite. Par exemple, s‟asseoir sur un rocher
serait nocif pour le corps; on peut donc considérer que ces indications sont raisonnables.

Le terme ekāgram (concentré sur un seul point) ne veut pas nécessairement dire que la personne se
concentre sur un objet en particulier, comme par exemple sur un crystal, comme cela a parfois été
suggéré par des occultistes. Ce sens nous paraît justifié si nous le lisons en parallèle avec la stance 25
où il est expressément déclaré que l‟on ne doit penser à rien du tout, car elle conseille une certaine
vacuité ou un affranchissement par rapport à la concentration sur une pensée. Par conséquent, l‟uni-
polarité fait référence au caractère unitif de l‟état d‟esprit du yogi, et elle diffère passablement de la
concentration sur un objet ou une sur idée quelqu‟elle soit. Il est fait référence au même état d‟esprit
unitif au II, 41.

L‟état d‟un yogi qui est socialement introverti comme cela est indiqué ici et l‟ātmaviśuddhi
(conscience de Soi transparente) Ŕ qui ne doit pas être confondue avec la cittaśuddhi (purification du
mental relationnel) que l‟on doit atteindre par une action Ŕ doivent être compris à la lumière de la
conquête du Soi des stances 5 et 6. Ici, toute teinte d‟égo, ou de conflit dans le Soi, est une souillure
dont il faut se débarrasser en pratiquant la pensée unitive. Le résultat de cette méditation suit les lignes
indiquées au V, 24.

[13] samaṁ kārya-śiro-grīvaṁ


dhārayann acalaṁ sthira│
samprekṣya nāsikāgraṁ svaṁ
diśaś cānavalokayan║

[14] praśāntātmā vigatabhīr


brahmacāri-vrate sthitaḥ│
manaḥ saṁyamya mac-citto
yukta āsīta mat-paraḥ║

(Page 293) « Le corps, la tête et le cou étant maintenus sur un même plan et étant dans une posture
immobile, regardant le bout de son nez et ne percevant pas les directions (réelles) de l‟espace, le Soi
tranquillisé, affranchi de la peur, engagé dans le vœu de brahmacāri (aspirant suivant la voie de
l‟Absolu), ayant l‟esprit apaisé, relié à Moi par la pensée contemplative, il peut s‟asseoir, unifié, ayant
Moi pour but suprême. »

199
Cette stance recommande une posture équilibrée. Lorsque la colonne vertébrale est droite, elle
supporte les autres os de l‟ossature squelettique de façon symétrique et les maintient en équilibre. Les
maux et les douleurs du corps causées par des positions distordues tendent à se minimiser. Les
exigences de ces āsanas (postures) très élaborés, qui forment la plus grande part du hatha
yoga (littéralement yoga « forcé » ou « violent », consistant en pratiques physiques pénibles) et qui
sont si souvent excessifs, sont toutes comprises et résumées dans les instructions contenues dans cette
stance.

Le regard fixé sur le bout du nez n‟a rien à voir avec le fait de réellement regarder dans une direction
quelconque. Il garantit une certaine subjectivité et aussi une vigilance qui sont les traits
caractéristiques du bien connu mudra (geste ou signe psycho-physique) appelé khecari (lit.
« déplacement de vide »), la troisième condition associée à cette attitude qui est de toucher le voile du
palais derrière la luette ayant été omise ici.

Le vœu de brahmacārin (personne tournée vers l‟Absolu, qui marche sur la voie de l‟Absolu) est un
sujet fréquemment abordé dans la spiritualité indienne. On associe souvent à ce vœu des exigences de
répression sexuelle strictes et un célibat, mais l‟exagération et l‟importance données à la simple
continence trouvent leur source dans ce tabou général pour ce qui est du sexe dans la plupart des
sentiments religieux. Mais par contre si nous tenons compte du fait que la religion védique inclut le
kāma (désir) parmi ses quatre puruṣārthas (principaux buts de la vie humaine), le tabou du sexe ne
devrait pas être considéré de façon trop draconienne ou ni trop anti-naturelle.

Dans des religions monastiques telles que le christianisme et le bouddhisme le tabou du sexe a
tendance à être très stricte. Les quatre āśramas (stades de la vie spirituelle) sont conçus comme un
tout, et le brahmacārya (vie de l‟étudiant dévoué qui marche sur la voie de l‟Absolu) ou plus
communément l‟état d‟étudiant, qui est le premier état, conduit au gṛhasthya (stade du maître de
maison) où le sexe est considéré comme normal.

(Page 294) Le vrai brahmacārya (marcher sur la voie de l‟Absolu) est un vœu qui s‟applique à la vie
entière et passe à travers les différents āśramas (stades de la vie spirituelle); c‟est un état d‟esprit
constant qui fait la transition d‟un stade à l‟autre aussi normalement que possible. On doit donc
considérer que le vœu dont il est question ici parle d‟un mode de vie pour lequel le sexe n'est pas un
facteur gênant. La répression volontaire du sexe en tant que tabou n‟est pas ce qui est suggéré ici.

Il nous faut remarquer que la stance17 prend en compte les plaisirs inoffensifs ou récréatifs, et elle
n‟est ni sévère ni austère. De la même façon au VII, 11, le kāma (désir) lui-même est identifié à
l‟Absolu quand il n‟offense pas la vertu, et au X, 28, kandarpaḥ (le dieu de l‟amour, Eros) est inclus
parmi les manifestations de l‟Absolu. Néanmoins, étant donné que dans le cas présent il est question
d‟un vœu, il serait légitime de considérer le brahmacārya (marcher sur la voie de l‟Absolu) comme
une discipline stricte impliquant la continence. Cependant il faut se garder de la tendance à faire de ce
stade spirituel une sorte d‟intrus ou d‟obsession, ce que font souvent des gens qui prétendent à la
spiritualité dans le but d‟effrayer d‟innocentes personnes ou des adolescents afin de les exploiter. De
telles entorses, ou considérations excessives de ce vœu sont susceptibles de faire plus de mal que de
bien.

Des définitions du brahmacārya telles que celles que l‟on trouve dans Yājῆavalkya et qui interdisent
tout sexe en pensée, en parole et en action, trouvent assez bien leur place dans un dharma śāstra (code
de lois sociales) dont les règles sont conçues avec rigidité car elles sont publiques. Mais de toute
évidence une certaine latitude est autorisée lorsque l‟on lit que, selon le Mahā-Bhārata, un homme
qui a une relation sexuelle avec sa femme est toujours un brahmacāri (voir la Bhagavadgῑtā de
Radhakṛṣṇa, pp. 197-8).

Ici le vœu doit s‟ajuster au contexte général qui est contemplatif.

200
Les expressions maccitto (relié à Moi par la pensée contemplative) et matparaḥ (ayant Moi pour but
suprême) sont des formules favorites de la Gῑtā, parallèlement à des expressions comme manmanā
(étant mentalement uni à Moi) du XVIII, 65. Par bipolarité elles servent toutes à instaurer une
profonde identité entre le sujet et l‟objet, le yogi et l‟Absolu.

[15] yuῆjann evaṁ sadātmānaṁ


yogῑ niyata-mānasaḥ|
śāntiṁ nirvāṇa-paramāṁ
mat-saṁsthām adhigacchati||

(Page 295) « Ainsi, s‟unissant toujours au Soi dans l‟unité, le yogi dont le mental est apaisé entre dans
cette paix qui demeure en Moi, et dont la phase ultime est l‟effacement total (nirvāṇa). »

Après avoir énuméré les conseils pratiques dans les stances précédentes, l‟objectif du yoga est
maintenant énoncé comme étant identique au suprême nirvāṇa (effacement total) dont on parle dans
des écoles plus rationalistes; et d‟autre part il est déclaré que le but n‟est rien d‟autre que l‟union du
Soi avec l‟Absolu. En outre, cette stance nous indique que la paix de l‟Absolu demeure en Kṛṣṇa en ce
qu‟il est le représentant personnel de l‟Absolu. Cette référence à une personne, considérée souvent à
tort comme du théisme, est une doctrine de la Gῑtā qui est valable aussi sur le plan philosophique en
termes impersonnels et non-théistes. L‟homme-dieu ou dieu-homme sont des termes interchangeables,
et lorsqu‟une relation bipolaire avec l‟Absolu est instaurée, les attributs personnels n‟ont plus de
validités. En fait, au VII, 24 et IX, 11, Kṛṣṇa lui-même objecte à sa propre personnalisation. Même
au chapitre XI où il révèle sa forme à Arjuna, la description donnée est loin de se conformer à une
quelconque personnalité théiste. Ici, il ne s‟agit pas d‟un dévot qui atteint un dieu, mais d‟un yogi qui
entre dans la paix de l‟Absolu.

Le yoga consiste à supprimer unitivement les conflits qu‟il y a entre les différents aspects du Soi; c‟est
ce dont il est question dans le reste du chapitre. Le qualificatif de niyata-mānasaḥ (dont le mental est
apaisé) n‟est qu‟une exigence secondaire, l‟essentiel étant que le Soi soit contrôlé par le Soi.

[16] nāśtyaśnatas tu yogo ‘sti


na caikāntam anaśnataḥ│
na cāti svapna-śīlasya
jāgrato naiva cārjuna║

« Il est certain qu‟il n‟y a pas de yoga pour un glouton ni pour quelqu‟un qui jeûne, ni même, O
Arjuna, pour quelqu‟un qui dort trop ou qui veille. »

Il faut éviter des extrêmes tels que manger trop, trop jeûner, trop dormir et trop veiller. Mis à part dans
la Gītā, on croit souvent que le yoga est une discipline rigoureuse qui induit beaucoup d‟immolation
de soi ou de dures austérités. Cette stance et la suivante servent à dissiper tous les doutes sur ce sujet.
C‟est la voie du milieu qui est recommandée.

(Page 296) [17] yuktāhāra-vihārasya


yukta-cetṣṭasya karmasu│
yukta-svapnāvabodhasya
yogo bhavati duḥkha-hā║

« Pour celui qui mange avec mesure (qui a de bonnes pratiques) et qui se détend correctement, qui
s‟engage dans des activités avec la modération convenable, qui dort et veille de façon bien réglée, le
yoga suit son cours sans souffrance. »

Ici il n‟y a pas d‟extrêmes stoïques ou épicuriens. Nous devons interpréter le mot yukta (uni) dans le
sens où il signifie ce qui convient et ce qui est naturel sans qu‟il soit exercé aucune acceptation ou rejet
volontaire. Ceci s‟applique à l‟alimentation, à la détente, aux autres activités naturelles, de même

201
qu‟au sommeil et à la veille. Evitant ainsi les extrêmes, la vie spirituelle devient facile et libérée de
cette souffrance que l‟on doit si souvent endurer quand on se laisse emporter par des théories
unilatérales.

Le mot vihāra (amusement ou récréation) ne signifie pas réjouissance pure et simple, mais implique
des exutoires naturels; il peut s‟agir d‟excursions à la campagne. Dukha (souffrance) ne fait pas
référence aux doctrines religieuses de la souffrance, comme par exemple le bouddhisme, mais elle fait
allusion à la souffrance qu‟entraînent certaines disciplines religieuses quand elles sont comprises de
façon unilatérale.

[18] yadā viniyataṁ cittam


ātmany evāvatiṣṭhate|
nispṛhaḥ sarva-kāmebhyo
yukta ity ucyate tadā||

«Lorsque le mental relationnel apaisé demeure dans le Soi lui-même, alors, libéré de tous désirs, on dit
qu‟il (le yogi) est établi dans le yoga. »

L‟état de yogi ne se réfère à rien qui soit au dehors du Soi du yogi. L‟Absolu lui-même, s‟il est
considéré comme étant extérieur, n‟a pas d‟importance pour le yoga tel qu‟il est compris au sens de
cette stance et de la suivante.

Le citta (mental relationnel) reste dans les limites du Soi. Tous les objets désirables sont hors de son
champ. Quand une personne est dans cette condition, on peut dire qu‟elle est dans l‟état de yogi.

[19] yathā dῑpo nivāstho


neṅgate sopamā smṛtā|
yogino yata-cittasya
yuῆjato yogam ātmanaḥ||

(Page 297) « Comme une lampe qui étant installée à l‟abri du vent ne vacille pas, c‟est avec cette
image que l‟on représente le yogi qui a acquis la maîtrise de son mental (relationnel), et qui est ainsi
toujours en union avec le Soi. »

La comparaison qui est faite ici, n‟est pas une simple comparaison prise parmi tant d‟autres. L‟idée du
yoga est ici poussée jusqu‟à se signification la plus pure et la plus extrême, là où la dualité est
totalement effacée. Le mot yoga lui-même sous-entend une dualité, mais la comparaison employée ici
à dessein, et utilisée de cette façon pour montrer qu‟il y a une similitude, a pour but d‟abolir
définitivement toute dualité entre le sujet et l‟objet de l‟union telle qu‟elle peut être implicite au mot
yoga. La flamme qui ne tremble pas ne fait que continuer de brûler immobile. Une flamme qui vacille,
c‟est d‟un côté la flamme elle-même et de l‟autre le vent, en tant qu‟objet extérieur, qui l‟a fait
trembler. Cependant, dans un endroit abrité du vent où il n‟y a pas d‟éléments extérieurs pour la faire
vaciller, la flamme ne fait que continuer à brûler. Le fait d‟établir l‟unité est un état similaire. Cela ne
nécessite que la suppression de ce qui est extérieur à la situation. Le parfait yoga c‟est l‟unité dans le
Soi, du Soi et par le Soi. La distinction subtile qu‟apporte cet exemple offre bien plus qu‟un intérêt
fortuit.

[20] yatroparamate cittaṁ


niruddhaṁ yoga-sevayā│
yatra caivātmanātmānaṁ
paśyann ātmani tuṣyati║

202
« (Cet état) dans lequel le mental (relationnel) atteint la tranquillité, (cet état) que l‟on retient en
cultivant constamment une attitude yogique et dans lequel en outre le Soi jouit du bonheur par le Soi et
dans le Soi; »

Les stances 20 à 23 incluse forment une seule phrase. Il s‟agit d‟une approche pour donner des
indications irréfutables sur ce qui caractérise le yoga tel qu‟il résulte des discussions des chapitres
précédents. L‟éloquence sublime de ces stances ajoute une qualité poétique qui a sa propre grandeur.

La stance 23 qui clôture cette phrase contient la déclaration finale sous forme d‟une définition
consciencieusement formulée. Ces stances prises dans leur ensemble constituent un défi, même aux
yeux des scientifiques modernes qui ont tendance à ricaner sur des sujets comme ceux du yoga qu‟ils
considèrent comme étant vague ou fondé sur de simples sentiments.

(Page 298) La stance 20 marque la première étape de la progression dans le yoga. Les intérêts
changent quand on contrôle les tendances qui se tournent vers l‟extérieur. Selon la définition de
Pataῆjali, le yoga consiste essentiellement en cette maîtrise, et en conséquence la yoga sevā
(littéralement « service », état d‟esprit yogique entretenu en permanence) constitue la majeure partie
de la discipline. L‟élément de joie ou de contentement suggéré par le verbe tuṣyati (jouit du bonheur)
indique quelque chose de plus que le fait d‟atteindre un état neutre. Le Soi qui trouve la joie dans le
Soi et par le Soi est un développement de ce qui a été dit dans la stance précédente. Ce qui est suggéré,
c‟est un état d‟autosuffisance. Le mental qui est constamment irrité ne s‟apaise jamais, il n‟est jamais
satisfait de lui-même.

[21] sukham ātyantikaṁ yat tad


buddhi-grāhyam atῑndriyam|
vetti yatra na caivāyaṁ
sthitaś calati tattvataḥ||

« - (cet état) qui connait l‟ultime limite du bonheur que peut appréhender la raison et qui va au-delà
des sens, et dans lequel, lorsqu‟on y est fixé, on ne dévie plus du vrai principe; »

On avance d‟une étape ici, celle du bonheur positif. Le yoga est décrit sans cette abusive exagération
transcendantale qui est si fréquente. Même « qui va au-delà des sens » est immédiatement contrecarré
par l‟expression buddhi-grāhyam (ce qui peut être appréhendé par la raison). La contemplation dans la
Gῑtā est sobre, elle est libre de toutes les exaltations de la transe exaltée et de toute dépression extrême
ou de sombre agonie.

L‟expression tattvataḥ (du vrai principe) met l‟accent sur cette même façon philosophique de
considérer le yoga. Une perspective philosophique bien-fondée, lorsqu‟elle a un effet stabilisant,
contient en elle cet élément de yoga, ou réciproquement, le yoga est un facteur stabilisant de la
philosophie. Alors qu‟à la stance 20 la joie ne consistait qu‟à être libre de toute agitation, ici il est
question de valeurs plus intellectuelles.

[22] yaṁ labdhvā cāparaṁ lābhaṁ


manyate nādhikaṁ tataḥ|
yasmin sthito na duḥkhena
guruṇāpi vicālyate||

(Page 299) « - (cet état) une fois qu‟il a été atteint, on ne peut penser à aucun bénéfice qui puisse le
dépasser (en valeur), quand on y est établi, on ne s‟en écarte plus, même si l‟on endure une très grande
souffrance; »

203
Maintenant le yoga est décrit comme une valeur suprême par laquelle on peut être tellement absorbé
qu‟elle peut surpasser tous les autres intérêts auxquels l‟homme est susceptible de s‟intéresser. Le
caractère de cette valeur suprême est introduit de façon négative en faisant allusion à la souffrance. Un
homme établi dans le yoga ne serait pas même affecté par une souffrance que l‟on pourrait considérer
comme grave, comme par exemple la maladie, le deuil, la perte, etc.

[23] taṁ vidyād duḥkha-saṁyoga-


viyogaṁ yoga-saṁjῆitam│
sa niścayena yoktavyo
yogo ‘nirviṇṇa-cetasā║

« Cet état devrait être connu sous le nom de yoga - désaffiliation du contexte de la souffrance. On
devrait adhérer à un tel yoga avec détermination, sans regret spirituel. »

Ici, le yoga est défini dans les termes les plus généraux. Le yoga consiste simplement à se désaffilier
du contexte de la souffrance grâce à un certain détachement intérieur, un détachement par lequel,
comme nous l‟avons vu, les sens, le mental, la pensée relationnelle et, en définitive, le Soi lui-même,
au lieu de se diriger à la périphérie vers des objets ou des activités, se rassemblent ensemble et se
centralisent.

La souffrance est transcendée à double titre; elle n‟est pas simplement négative par nature. La
libération de la souffrance implique la première négation qui en elle-même résulte en une joie positive;
ce qui implique ainsi le principe de la double négation telle que la comprend la théologie occidentale.

L‟allusion au fait d‟être libre de tout regret spirituel montre qu‟il faut toujours comprendre que le yoga
a deux facettes; l‟une positive et l‟autre négative, la référence à l‟aspect négatif étant essentielle, car
sans elle la notion de yoga serait incomplète.

[24] saṁkalpa-prabhavān kāmāṁs


tyaktvā sarvān aśeṣataḥ|
manasaivendriya-grāmaṁ
viniyamya samantataḥ||

(Page 300) «Renonçant totalement à tous les désirs qui tirent leur origine de la volonté (d‟obtenir) des
résultats particuliers, restreignant de tous côtés la gamme des fonctions sensorielles -

Jusqu‟à la stance 29 les aspects les plus subtiles de la discipline yogique sont détaillés. Alors que
l‟ascension dans le yoga s‟instaure progressivement il s‟établit symétriquement un équilibre entre les
contreparties du même Soi. Mais avant que soit atteint ce point culminant, l‟aspirant doit effectuer
quelques subtils ajustements. Ils sont cités ici.

Ces indications font suite à ce qui avait été dit à la stance 12. La première étape consiste à se
débarrasser totalement de tous les désirs qui nous amènent à vouloir des résultats spécifiques. Comme
indiqué au II, 58, la réduction des sens doit se faire de la même façon qu‟une tortue rétracte sa tête, sa
queue et ses pattes dans sa carapace, elle le fait de façon uniforme. Le mot grāmam (collection)
concerne les groupes de fonctions sensorielles afférentes et efférentes qui correspondent en général
aux organes de perception et d‟action au sens où on les entend dans le Védānta, il ne concerne pas
seulement les organes physiologiques.

L‟expression samantataḥ (de tous côtés) inclut le haut et le bas, et ne doit être interprétée comme un
état d‟introversion particulier à la discipline yogique.

[25] śanaiḥ śanaiḥ uparamed


buddhyā dhṛti-gṛhītayā│
ātma-saṁsthaṁ manaḥ kṛtvā

204
na kiῆcid api cintayet║

« - lentement, lentement, on doit mettre les activités à l'arrêt par l'usage constant de la raison, par
réflexe établissant le mental dans le Soi, sans penser à quoique ce soit. »

Cette rétraction (withdrawal) doit s‟effectuer avec précaution et douceur en exerçant une pression ferme
dans une direction que la raison nous aura dictée. Le mental faisant partie de la conscience générale,
lorsqu‟il se loge par réflexe dans le Soi, il perd sa distinction en tant qu‟unité fonctionnelle, ce qui a
pour résultat que la conscience devient libre d‟idéation. C‟est la dernière des indications à suivre avant
que le yoga du Soi parfaitement équilibré dans le Soi se fixe comme cela est exposé dans les stances
ci-dessous.

(Page 301) [26] yato yato niścalati


manad caῆcalam asthiram│
tatas tato niyamyaitad
ātmany eva vaśaṁ nayet║

«Quelque soit ce qui fait que le mental changeant et instable s‟évade (encore et encore), en l‟en
détachant (encore et encore), on doit le diriger du côté du Soi. »

Ici, il n‟est pas question d‟entités psychologiques spécifiques, il est question du mental en général. De
cette manière le mental représente un pôle de la conscience générale, par la suite, comme à la stance
29, il sera rendu égal au Soi. Le mental étant associatif, il passe sans arrêt d‟un ensemble
d‟associations à un autre, en fonction des intérêts de la personne à un moment ou un autre, et c‟est
pour cela qu‟on lui attribue ici les qualificatifs de caῆcalam (changeant, versatile) et d‟asthiram
(instable, chancelant).

Le verbe niścalati (sort) signifie que le mental a tendance à se dissiper dans des objets d‟intérêt
extérieurs. A chaque fois que cette tendance s‟impose, il faut la contrôler ou la contrecarrer par un
effort en sens inverse jusqu'à ce que tout le mental ait toutes ses fonctions spécialisées dans le sens de
la sortie regroupées à l‟intérieur. Le mental globalisé de cette façon est alors prêt à être considéré
comme faisant partie de la conscience de Soi elle-même. La pratique du yoga c‟est cette immersion du
mental par le biais du repli sur soi (withdrawal), dans le Soi.

Notez la différence entre cette sorte de rétraction (withdrawal) des facteurs mentaux à l‟intérieur du Soi
qui est plus subjectif, et l‟interruption des tendances sortantes plus grossières ou périphériques du V,
8et 9.

[27] praśānta-manasaṁ hy enaṁ


yoginaṁ sukham uttamam|
upaiti śānta-rajasaṁ
brahma-bhūtam akalmaṣam||

« En vérité, ce yogi dont le mental est apaisé, dont la passion est pacifiée, qui est devenu l‟Absolu et
qui est libre de toute souillure, atteint le bonheur suprême. »

Faisant suite à l‟extrême bonheur du yogi de la stance 21, ce bonheur est de nouveau mentionné ici et
à la stance 28. Cette fois, la nature du yogi ayant été correctement définie, l‟auteur peut faire ressortir
la nature suprême ou absolue de la joie éprouvée, joie qui n‟est pas de l‟ordre négligeable du domaine
limité à la psychologie.

(Page 302) Lorsque les tendances sortantes sont réabsorbées la sérénité règne. Toutes ces tendances
dont il est question ici et qui constituent le caractère rajasique (passionné) ont déjà été mentionnées
sur un angle plus analytique; il s‟agit des tendances à l‟action et à l‟attachement aux choses. Ici on les

205
rassemble sous un seul terme générique, rajas (passion). On doit comprendre qu‟il inclut toutes les
impulsions fortes et passionnées qui nous poussent à l‟action ou à l‟attachement aux choses et aux
désirs. Lorsque cette tendance passionnée est vaincue, le yoga a accompli sa tâche principale (comme
cela a déjà été suggéré une fois au III, 37), et toute la souillure (comme le péché etc.) qui enveloppe
la sagesse (de la manière spécifiée au III, 38) est alors transcendée (comme cela est indiqué au V, 10).

L‟expression brahma-bhūtam (celui qui est devenu l‟Absolu) suggère que l‟identité de la personne
du yogi a fusionné avec l‟Absolu. Ici, le sukham uttamam (joie suprême) est une joie dans l‟Absolu.
C‟est une sorte de joie bien plus grande qu‟une joie ordinaire, elle est d‟ordre contemplatif.

[28] yuῆjann evaṁ sadātmānaṁ


yogī vigata-kalmaṣaḥ│
sukhena brahma-saṁsparśam
atyantaṁ sukham aśnute║

« Constamment en union avec le Soi, ce yogi libéré des souillures, (et qui est) en contact avec l‟Absolu,
jouie facilement de ce bonheur qui est suprême. »

Avec une légère variante et en accentuant davantage certaines idées, cette stance répète presque le
même sujet que celui de la stance 27. Nous remarquons qu‟il est indiqué que l‟ātmānam (le Soi) est en
contact avec l‟Absolu au lieu d‟être fusionné avec Lui. Ici, nous avons une vue sur la même vérité
sous l‟angle de la psychologie et non pas sous celui de la cosmologie, mais la conséquence d‟un
simple contact avec le Soi est quelque chose de superlatif, comme le suggère le mot atyantam (ultime).
La joie ne pourrait pas être plus forte. En d‟autres termes, elle a atteint un caractère absolu. Cette
transition de la cosmologie à la psychologie se fait de manière progressive avec une délicatesse qui lui
est propre.

[29] sarva-bhūta-stham ātmānaṁ


sarva-bhūtāni cātmani│
īkṣate yoga-yukta-ātmā
sarvatra sama-darśanaḥ║

(Page 303) «Celui dont le Soi est unifié par le yoga voit le Soi habiter tous les êtres et tous les êtres
habiter le Soi, partout il voit la même chose. »

Encore une fois la primauté est donnée au Soi, et tout tourne pour ainsi dire autour du Soi. Cette stance
est conforme au dicton des Upaniṣads (Iśa Upaniṣad 6) où le Soi est mis sur un pied d‟égalité avec
tous les êtres.

Une personne qui est établie dans le yoga voit la même réalité à l‟intérieur et à l‟extérieur. La
cosmologie et la psychologie ne font aucune différence pour lui. Toutes deux sont mises sur un pied
d‟égalité dans l‟Absolu. Même les autres créatures, comme les animaux ou les saints, n‟ont pas
d‟individualité spécifique quand règne la lumière unitive de la sagesse. Subjectivité et objectivité
s‟annulent l‟une l‟autre. Le point de vue unitif du yoga s‟applique à chaque aspect de la dualité: (1) en
ce qu‟il existe à l‟intérieur du sujet, (2) en ce qu‟il existe à l‟intérieur de l‟objet, et (3) en ce qu‟il
existe entre le sujet et l‟objet.

[30] yo māṁ paśyati sarvatra


sarvaṁ ca mayi paśyati│
tasyāhaṁ na praṇaśyāmi
sa ca me na praṇaśyati║

« Pour lui qui Me voit partout, et voit tout en Moi, Je ne suis pas perdu, et il n‟est pas perdu pour
Moi. »

206
Maintenant qu‟après avoir été défini en théorie le yoga a été énoncé en termes de normes de
conscience pure, dans cette stance et les deux suivantes il s‟agit de comprendre comment le yoga
s‟applique à une personne réelle qui vit dans un environnement réel et naturel.

Pour utiliser une expression théologique conventionnelle, on dit que cet homme vit « selon la volonté
de Dieu », ou il se peut que sa façon de vivre reflète une forme de spiritualité, ou il se peut qu‟il vive
seul au milieu des autres êtres vivants tout en portant en lui un regard empreint d‟égalité en termes de
conscience de Soi. Lorsqu‟à la fois les facteurs intérieurs et extérieurs demeurent ainsi dans l‟égalité
qui leur est propre, alors on peut dire que le yogi a atteint sa perfection. Voici ce vers quoi tendent ces
trois stances.

(Page 304) Le fait que Kṛṣṇa se réfère à lui-même en disant qu‟il représente personnellement l‟Absolu,
semble édulcorer la teneur du yoga qui avait été si bien défini en termes de conscience de Soi, mais
cela est inévitable ici. La Gῑtā est conçue pour être davantage qu‟un solipsisme subjectif. Le dialogue
doit prendre en compte les actualités crues et dures du champ de bataille. Si ce n‟est pour d‟autres
raisons, cet Absolu personnifié est logique et nécessaire pour des raisons littéraires.

[31] sarva-bhūta-sthitaṁ yo māṁ


bhajaty ekatvam āsthitaḥ
sarvathā vartamāno’pi
sa yogῑ mayi vartate||

« Ce yogi qui Me vénère en ce que J‟habite dans tous les êtres, établi dans l‟unité, demeurant comme
il peut, de toutes les façons (possibles), il habite en Moi. »

L‟expression sarvathā vartamānaḥ api (demeurant comme il peut, de toutes les façons possibles) sert
à nous indiquer que cet enseignement n‟exige pas du yogi qu‟il suivre un mode spécifique de
comportement tel que ceux qui sont connus dans le domaine spirituel. Il est libre de se conduire, de se
comporter ou de paraître comme il le souhaite. Le seul facteur qui soit déterminant ici c‟est qu‟il reste
affilié à l‟Absolu.

Ekatvam āsthitaḥ (établi dans l‟unité) élève le thème du yoga d‟une forme de discipline jusqu‟au
niveau de la compréhension philosophique et unitive; mais, étant donnée
l‟expression sarvabhūtasthitam (en ce que j‟habite dans tous les êtres), cette compréhension n‟est pas
simplement intellectuelle. Il faut que le philosophe ait établi une unité de vie avec tous les êtres.

[32] ātmaupamyena sarvatra


samaṁ paśyati yo ‘rjuna│
sukhaṁ vā yadi vā duḥkaṁ
sa yogī paramo mataḥ║

« En établissant une analogie avec le Soi, lui qui voit l‟égalité partout, O Arjuna, que ce soit (dans) les
(situations) agréables ou pénibles, il est considéré comme un parfait yogi. »

La notion d‟égalité entre les hommes étendue à toutes les créatures, au-delà de la vie humaine, est la
base de l‟ahimsā (non-violence) et elle est la conséquence de l‟unité du Soi telle qu‟on la comprend à
la stance 29. (Page 305) Nous sommes tous frères dans le Soi et la compréhension de l‟unité peut
inclure l‟existence entière. Il y a aussi une égalité d‟unité qui renvoie à soi-même; c‟est une neutralité
qui fait l‟équilibre entre le bonheur et la tristesse.

Nous devons comprendre qu‟il y a deux ensembles d‟ajustements chez le yogi; premièrement ses
ajustements unitifs avec toutes les créatures, et deuxièmement ces ajustements avec la grande variété
de situations qui alternent entre le bonheur et la tristesse. Le premier est « horizontal » et le second
« vertical ». Lorsque tous deux se rapportent au même yogi, on peut dire de lui qu‟il est parama (au
plus haut niveau).

207
arjuna uvāca│
[33] yo ‘ya yogas tvayā proktaḥ
sāmyena madhusūdana│
etasyā ‘haṁ na paśyāmi
caῆcalatvāt sthitiṁ sthirām║

« Arjuna dit :
Ce yoga que tu as décrit comme étant constitué de similitude, O Madhusūdana (Kṛṣṇa), je ne vois pour
lui aucun fondement stable, parce que (tout) change. »

Pour aborder un nouvel aspect sur le thème du yoga, il est de nouveau fait appel au procédé littéraire
du samvāda (dialogue). Il nous a été montré que dans ses premiers stades le yoga avait aussi le
caractère d‟une discipline qui dépendait de la pratique du repli sur soi, de la restriction, etc. Des détails
concernant la façon de s‟asseoir et la posture pourraient nous faire penser que le yoga, de même que le
ritualisme védique, comporte des injonctions et des obligations de nature contraignante. Dans cette
stance-ci et dans la suivante Arjuna signale, de façon assez pertinente, que le mental est agité et qu‟il
est difficile à contrôler. Il est donc probable, comme il le fait remarquer, aux stances 37 et 38, qu‟un
homme qui a progressé sur la voie du yoga puisse échouer et s‟en retrouve moins bien loti
qu‟auparavant. Kṛṣṇa indique clairement que l‟on doit considérer que la voie du yoga s‟ouvre là où il
n‟y a pas de danger à retomber en arrière. La différence est la même que ce dont il est question au II,
40.

Ici, à la stance 33, l‟expression sāmyena (comme étant constitué de similitude) est importante parce
qu‟elle exprime exactement la caractéristique centrale qui distingue le yoga tel qu‟il a été enseigné
dans la Gῑtā. Ce même aspect du yoga nous avait été indiqué au II, 48. Bien qu‟il nous soit donné
d‟autres définitions du yoga, on peut dire que ce caractère de similitude, et d‟équilibre, qui neutralise,
ou qui met sur un même pied, les contreparties est la contribution spécifique de la Gῑtā sur ce sujet.

(Page 306) Mais ce caractère de similitude, au sens où il est compris par Arjuna, est incompatible avec
la nature changeante de la conscience, du moins au niveau du mental. Comme cela a été dit au II, 67,
les associations qui se fondent sur des intérêts passagers, détournent la compréhension, et il ne reste
alors plus de fondement permanent sur lequel cette similitude pourrait s‟établir.

[34] caῆcalaṁ hi manaḥ kṛṣṇa


pramāthi balavad dṛḍham│
tasyāham nigrahaṁmanye
vāyor iva sudukṣaram║

« En effet le mental est changeant, O Kṛṣṇa; il est agité, (il a un caractère) fort et impératif; comme le
vent je considère qu‟il est difficile de le contrôler. »

De toute évidence Arjuna fait allusion aux aspects périphériques de la conscience sur lesquels il est
difficile d‟exercer un contrôle, comme dans l‟analogie du bateau pris par le vent, au II, 67.

L‟expression vāyor iva (comme le vent) est très pertinente dans la mesure où le vent n‟est pas du tout
concentré sur lui. Le yoga étant une forme de restriction des tendances sortantes, il s‟agit d‟une
centralisation. La question d‟Arjuna est donc des plus pertinentes puisqu‟elle porte sur cette
difficulté qui concerne les aspects périphériques.

Les trois qualificatifs attribués au mental nous montrent à quel point cette tendance centrifuge peut
être forte. Une fois pris par elle, il y a une certaine impuissance.

śrī bhagavān uvāca│

208
[35] asaṁśayaṁ mahā-bāho
mano durnigrahaṁ calam│
abhyāsena tu kaunteya
vairāgyeṇa ca gṛhyate║

« Kṛṣṇa dit :
« Sans aucun doute, O Puissamment Armé (Arjuna), il est difficile de contrôler le mental et il est
imprévisible. En fait, O Fils de Kuntī (Arjuna), c‟est par la pratique et le détachement que l‟on peut en
préserver l‟unité . »

(Page 307) Kṛṣṇa n‟a pas d‟autre choix que de souscrire à l‟avis d‟Arjuna et comme remède il fait
appel à la pratique et au détachement.

Nous pouvons facilement comprendre la nécessité du vairāgya (renoncement) pour ramener le mental
sous contrôle, mais l‟abhyāsa (pratique) est ici plus problématique. Arjuna a déjà indiqué que c‟est la
similitude qui caractérise tous les aspects de la pratique, que ce soit dans les premières phases du yoga
ou dans les dernières. Il y a une grande différence entre cette pratique et celle de Pataῆjali. En laissant
de côté les différences de postures etc., notées à la stance 10, il n‟y a que les indications des stances 25
et 26 de ce chapitre qui puissent être considérées comme des pratiques. L‟idée commune selon
laquelle la pratique du yoga implique des exercices de respiration et d‟autres exercices difficiles est
totalement écartée dans la Gῑtā. C‟est pourquoi l‟abhyāsa (pratique) dont il est question ici consiste à
rassembler deux aspects du Soi en un seul, et quand vairāgya (renoncement) est déjà atteint, les
résultats du yoga s‟accumulent facilement, comme cela est mentionné à la stance 28.

gṛhyate (est tenu ensemble) indique que le yoga est un regroupement ou une réunion de tendances qui
se disperseraient, si elles étaient laissées à l‟état naturel.

[36] asaṁyatātmanā yogo


duṣprāpa iti me matiḥ|
vaśyātmanā tu yatatā
śakyo ‘vāptum upāyataḥ||

« Avec un Soi qui n‟est pas maîtrisé le yoga est difficile à atteindre; c‟est mon avis; mais avec un Soi
qui se supporte lui-même, qui se réfrène, il est possible d‟y parvenir par les moyens (indiqués). »

Cette stance-ci, à l‟instar des stances 5 et 6, développe en termes plus généraux la nature de la
pratique ou de l‟effort en yoga. Le contrôle de Soi n‟est pas une discipline morale qu‟un homme
s‟applique stoïquement à lui-même au sens social du terme. C‟est la compréhension unitive qui fait le
contrôle de Soi. La discipline ici n‟est pas non plus de la nature d‟une stricte austérité. Elle est
davantage de la nature d‟une compréhension philosophique; et le yoga est également associé à la joie à
chaque étape de sa progression.

Cependant, en dépit de tout cela, il s‟agit d‟éviter un conflit entre les aspects du Soi. Un homme qui
est dans un tel conflit est appelé asaṁyatātma (quelqu‟un dont le Soi n‟est pas contrôlé), et dans le cas
contraire où il n‟est pas dans le conflit, il est appelé vaśyātma (quelqu‟un dont le Soi est de son côté).
(Page 308) La stance 6 de ce chapitre donne très clairement la distinction entre ces deux cas.

L‟expression yatatā (en réfrénant) implique un effort, dont la nature doit être comprise comme étant
une ascension dans la contemplation plutôt que comme une pratique extérieure. Le terme upāyataḥ
(par des moyens) doit renvoyer aux moyens déjà suggérés aux stances 25 et 26. Si on les examine
attentivement, ces moyens ne s‟accordent avec aucune des pratiques rigides qui sont en vigueur dans
des écoles du style hatha yoga, rāja yoga, etc.

arjuna uvāca│
[37] ayatiḥ śraddhayopeto

209
yogāc calita-mānasaḥ│
aprāpya yoga-saṁsiddhiṁ
kāṁ gatiṁ kṛṣṇa gacchati║

[38] kaccin mobhaya-vibhraṣṭaś


chinnābhram iva naśyati│
apratiṣṭo mahā-bāho
vimūḍho brahmaṇaḥ pathi║

« Arjuna dit :
Celui dont le mental non maîtrisé (mais) doté de la foi a dévié du yoga, ne pouvant pas s‟accomplir par
le yoga, quel chemin prend-il, O Kṛṣṇa?

N‟échoue-t-il pas, déchu des deux (chemins), comme un nuage qui se dissipe faute d‟avoir un support,
O, Puissamment Armé (Kṛṣṇa), déconcerté (faute de savoir où trouver) la voie de l‟Absolu? »

La question d‟Arjuna nous rappelle que c‟est un pūrva pakṣin (sceptique de type ancien) et que ce
texte est un samvāda (dialogue) sur la sagesse. En essayant de comprendre le diagnostic de cette
personne que l‟on décrit ici comme yogāc calita-mānasaḥ (dont le mental a dévié de la foi) et comme
yogabhraṣṭaḥ (qui est déchue du yoga), stance 41, il faut nous reporter aux points mentionnés dans le
commentaire de la dernière stance.

Nous devons être clairs sur la nature du désastre si nous voulons bien comprendre l‟espoir et le remède
qui sera prescrit plus tard. On trouve d‟autres précisions sur ce cas dans l‟expression ubhaya-
vibhraṣṭaḥ (déchu des deux (chemins) et dans l‟analogie des plus imagées du nuage qui se dissipe. (Page
309) Les deux éléments désignés par le mot « deux » ne sont pas donnés explicitement. Selon Śaṅkara
ils renvoient à jῆāna (connaissance) et karma (travail rituel), mais en fait on doit tirer la signification
de ce « deux » des nombreuses références ambigües au Soi dans les chapitres précédents. Quelques
soient ces deux éléments, lorsqu‟on les regroupe unitivement, ils conduisent au yoga, et lorsqu‟ils sont
en conflit, le yoga est anéanti.

A la stance 37, les expressions ayatiḥ (non maîtrisé) et śraddhayo ‘petaḥ (doté de la foi) semblent être
engagées sur des chemins opposés. Nous devons en déduire que les intentions de cette personne sont
bonnes mais qu‟elle a simplement dévié temporairement de la voie du yoga. Le simple fait d‟avoir
dévié implique qu‟il ne peut pas atteindre la finalité attendue. Selon la croyance védique commune ou
la simple croyance religieuse, un pécheur ou un relativiste déchu perd le paradis. Le mérite gagné dans
les religions est encore relativiste et ses bénéfices appartiennent au monde relatif. Cependant, dans la
Gῑtā, la nature de l‟émancipation suit d‟autres courants.

[39] etan me saṁśayam kṛṣṇa


chettum arhasy aśeṣataḥ|
tvad-anyaḥ saṁśayasyāsya
cheetā na hy upapadyate||

« O Kṛṣṇa, il faut que tu dissipes complètement mon doute. Il n y‟a personne d‟autre que Toi que je
puisse trouver pour dissiper ce doute. »

Tout d‟abord, ici Arjuna ne veut pas d‟une réponse provisoire, mais il veut une réponse définitive;
deuxièmement il précise que seul Kṛṣṇa peut donner cette réponse. Ces remarques nous indiquent que
lui-même n‟est pas un relativiste, mais qu‟il est quelqu‟un qui est disposé à parcourir tout le chemin
qui le mènera le plus près possible des limites extrêmes de l‟Absolutisme. La stance entière a pour but
de souligner la qualité Absolutiste de la réponse qui va être donnée.

śrībhagavān uvāca│
[40] pārtha naiveha nāmutra

210
vināśas tasya vidyate│
na hi kalyāṇa-kṛt kaścid
durgatiṁ tāta gacchati║

(Page 310) « Kṛṣṇa dit:


O Pārtha (Arjuna), ni ici-bas ni dans l‟au-delà il ne connaîtra la destruction, car jamais une personne
qui fait de bonnes actions, O Fils, n‟ira à sa perte. »

La réponse est de nature radicale. Kṛṣṇa aborde la question de la vie ici-bas et de la vie dans l‟au-delà,
et il affirme qu‟il y a une vie éternelle, en particulier pour l‟homme qu‟on appelle ici un kalyāṇa-
kṛt (quelqu‟un qui agit bien). Cette réponse, il faut bien l‟admettre, est vague et générale. Au sens où
cela est indiqué ici, un homme qui fait de bonnes actions doit être quelqu‟un de motivé par des valeurs
humaines supérieures qui tendent au bien ultime. Ces valeurs peuvent inclure des valeurs qui
appartiennent à la vie de tous les jours ici-bas.

Cette réponse, avec la garantie qu‟elle implique, n‟ait justifiée que par une chose, ou autrement dit
elle n‟a qu‟un élément qui la sauve, et celui-ci se trouve dans l‟expression śraddhayo ‘peto (doté de
foi) indiquée à la stance 37. Directement ou indirectement, cette foi doit nécessairement se rapporter à
l‟Absolu.

Il y a une très grande intimité et une extrême tendresse dans la confiance avec laquelle cette vérité est
affirmée. La vérité qu‟elle contient ne nécessite pas de preuve car elle est basée sur des considérations
à priori. Ainsi le rapport intime entre Guru et ṣiśya, se reflète dans l‟interjection qui ouvre la stance,
Pārtha (O Arjuna!) et celle qui la termine, tāta (O Fils!).

Le mot durgatiḥ (perdition) découle de l‟allusion eschatologique à gatiḥ (voie, route, destinée) que
fait Arjuna dans sa question de la stance 37.

[41] prāpya puṇya-kṛtāṁ lokān


uṣitvā śāśvatῑḥ samāḥ|
śucināṁ śrῑmatāṁ gehe
yoga-bhraṣṭo ‘bhijāyate||

« Ayant atteint les mondes des justes et y ayant vécu des années éternelles, celui qui a dévié de la voie
du yoga renait dans une maison où règnent la pureté et la prospérité. »

Dans une certaine mesure cette stance préfigure le contenu des stances IX, 2 et 21, mais ici la destinée
de l‟âme est représentée sous un angle relativiste. L‟expression śāśvatῑḥ samāḥ (des années éternelles)
est intrigante. Elle correspond presqu‟à la « vie éternelle », et si la personne en question a atteint la vie
éternelle, au sens strict, il ne devrait pas être question de renaître. (Page 311) Mais nous devons nous
souvenir qu‟Arjuna veut une réponse qui corresponde à ses propres idées de la spiritualité.

Il est question du yogi de karma, et les mondes les plus élevés auquels puissent jamais conduire le
karma yoga (action unitive) sont les puṇya-kṛtāṁ lokāḥ (mondes des justes) que l‟on cite ici. Dans ce
contexte ritualiste, on ne pouvait évoquer aucun destin qui leur soit supérieur, et cette façon de
l‟exprimer dénote un Absolutisme du plus haut niveau. Arjuna ayant insisté pour avoir une réponse
définitive, Kṛṣṇa lui donne la forme de réponse qui lui convient.

L‟expression śrīmatāṁ gehe (dans la maison de ceux qui sont prospères) frappe le lecteur car elle est
plutôt terre à terre, mais il faut la compenser par « les mondes des justes ». D‟ordinaire, chez les
ritualistes védiques, le bonheur ne peut se concevoir qu‟au ciel. Ici, il n‟est fait aucune allusion au
bonheur, et de plus, comme nous pouvons le constater, (Kṛṣṇa) parle tout autant d‟une vie décente sur
terre. Que ce soit ici-bas ou dans l‟au-delà, l‟homme juste (vit) mieux, non pas en terme de plaisirs,
mais pour ce qui concerne plus directement sa vie spirituelle, comme par exemple pour ce qui est de la
propreté et de la possibilité de se détendre dans une famille à l‟aise. Même ici, il reste encore des

211
vestiges de relativisme dans cette image plutôt simplifiée, mais la réponse s‟efforce de répondre à la
question d‟aussi près que possible, car, au sens stricte, le Védānta n‟a pas d‟eschatologie.

[42] athavā yoginām eva


kule bhavati dhῑmatām|
etaddhi durlabhataraṁ
loke janma yad ῑdṛśam||

«Sinon, il nait dans une famille où il n‟y a que de sages yogis. Une naissance comme celle-ci est très
rare à obtenir dans ce monde. »

Cette stance nous livre une meilleure alternative à la représentation plutôt simpliste, mais
eschatologique, de la réincarnation donnée dans la stance précédente. Ici (Kṛṣṇa) évite de faire allusion
aux autres mondes, et tout l‟avantage pour le yogi se réduit en termes d‟ici et de maintenant. Sur la
voie de la sagesse naître dans un groupe de sages yogis est assurément un avantage, parce qu‟en effet
l‟environnement compte. Le mot kula (famille) ne signifie pas forcément une famille biologique. Il
peut désigner la famille d‟un guru ou guru-kula (famille du maître). Au temps des Upaniṣads il était
normal qu‟un guru vive avec sa propre famille, tout en y incluant d‟autres étudiants (venus apprendre) la
sagesse. (Page 312) (Kṛṣṇa) remarque qu‟une telle coïncidence, ou chance, est durlabhataraṁ (très
rare) et que par conséquent elle a plus de valeur que le cas précédemment décrit. Bien qu‟elle soit rare
pour les autres qui ne sont pas des yogis, cette stance suggère qu‟elle est à la portée du yogi qui a
échoué.

[43] tatra taṁ buddhi-saṁyogaṁ


labhate paurva-dehikam|
yatate ca tato bhūyaḥ
saṁsiddhau kuru-nandana||

« Là il obtient cette union avec la raison qu‟il tenait d‟un corps précédent, (et) de là il s‟efforce de
nouveau d‟atteindre la perfection, O Fierté des Kurus (Arjuna). »

Il y a eu un moment où le yogi a dévié de sa voie. Avant ce moment il bénéficiait de ce qui est appelé
ici buddhi-saṁyogaṁ (l‟union avec la raison). Quand le yogi qui a échoué renait, surtout s‟il renait
parmi de sages yogis, une espèce de processus de guérison prend place; on peut comparer ce processus
à la régénération des plantes et des animaux. Ces tendances naturelles et légitimes, renforcées par les
habitudes prises dans une vie ou dans des vies précédentes, tendent à exercer leur propre pression et
aident ainsi le yogi qui a eu un échec à rattraper ce qui avait été temporairement perdu. De façon
naturelle, il se retrouve donc de nouveau embarqué sur le chemin du progrès qui mène à la saṁsiddhi
(accomplissement final).

Le verbe yatate (il s‟efforce) montre que le yogi qui est dans ce cas doit encore fournir un certain
effort.

[44] pūrvābhyāsena tenaiva


hriyate hy avaśo ‘pi saḥ|
jijῆāsur api yogasya
śabda-brahmātivartate||

« Il est tiré par la pratique précédente elle-même, bien qu'il soit sans pouvoir, car celui qui est désireux
de connaître le yoga transcende l'Absolu du son (śabda-Brahma). »

Ici nous avons une image optimiste de la progression sur la voie spirituelle. Nous devons nous figurer
que cette personne est apathique ou inerte, comme cela nous est indiqué par
l‟expression avaśaḥ (personne invalide et intransigeante).

212
(Page 313) Néanmoins, en dépit de cet état d‟esprit, les tendances précédentes ont le subtil pouvoir de
l‟attirer vers un très haut niveau d‟émancipation. Le verbe hriyate (est tiré) ne précise pas dans quelle
direction ni dans quelles limites s‟exerce cette attraction. Ceci a suscité quelques incompréhensions et
a ouvert la voie à des lectures alternatives, dont quelques-unes préfèrent kriyate (est fait), mais ceci
n‟éclairci le sens en aucune façon. Nous devons préciser que cette attraction tend vers une valeur
absolue, car d‟après le contexte il est clair que cette personne est sauvée et non pas perdue; en fait,
comme cela est précisé à la dernière ligne de cette stance, la libération qu‟elle atteint est même
supérieure à celle que peut espérer le plus érudit des Brāhmins védiques.

Le śabda-brahmā (son Absolu), comme tous les commentateurs le reconnaissent - excepté Rāmānuja
qui l‟assimile à prakṛti (nature) - est cet aspect inférieur de l‟Absolu traité par l‟ensemble des Vedas,
ou qui y est implicite. Il y a un Absolu au-delà des mots et du son, c‟est l‟Absolu proprement dit. Pour
l‟atteindre, en passant par-dessus le précédent, tout ce qui est demandé au yogi déchu c‟est d‟être un
jijῆāsuḥ (quelqu‟un qui désire savoir) dans le contexte du yoga. En d‟autres termes, c‟est la sagesse
qui compte.

[45] prayatnād yatamānas tu


yogῑ saṁśuddha-kilbiṣaḥ|
aneka-janma-saṁsiddhas
tato yāti parāṁ gatim||

« Mais le yogi qui persévère avec détermination, purifié du mal, et perfectionné par de nombreuses
naissances, il atteint alors la voie suprême. »

Cette stance peut faire allusion à un autre yogi, par contraste avec celui de la dernière stance, ou alors,
pour ce qui concerne les aspects de la vie spirituelle qui vont par delà le yoga et qui tendent vers la
libération finale, elle peut aussi se rapporter au même yogi.

La référence au mal, et le fait que son approche générale soit téléologique, justifie que ce même sujet
soit traité de façon différente. Mais même en tenant compte de toutes ces considérations, il nous faut
constater qu'il y a un net contraste entre la libération rapide mentionnée à la stance 44 et la progression
laborieuse vers la libération indiquée dans cette stance-ci. Ce contraste fait peut-être référence aux
deux types de libérations que l‟on reconnait dans le Vedānta, krāma-mukti (libération progressive) et
sadyaḥ-mukti (libération immédiate), ce qui justifie donc cette stance. (Page 314) Nous devons en
déduire, comme le dit le VI, 3, qu‟il y a deux formes distinctes de contemplation yogique Ŕ l‟une
ascendante et l‟autre descendante. Cette stance-ci se réfère à la forme qui implique un effort.

L‟allusion aux « nombreuses naissances » accentue encore davantage cette lente progression vers la
perfection, cependant il nous faut remarquer qu‟il ne s‟agit pas d‟une simple perfection dans le yoga,
mais (d‟une perfection pour atteindre) para-gatiḥ (la voie suprême).

[46] tapasvibhyo ‘dhiko yogῑ


jῆānibhyo ‘pi mato ‘dhikaḥ|
karmibhyaś cādhiko yogῑ
tasmād yogῑ bhavārjuna||

«Le yogi est supérieur à l‟homme d‟austérité, et on dit qu‟il est supérieur aux sages, et supérieur aux
hommes d‟action; par conséquent, deviens un yogi, O Arjuna ! »

Cette avant dernière stance sert à glorifier le yogi. Le simple tapas (austérité), au sens où il est connu
dans la spiritualité indienne, est une forme stricte d‟austère discipline de soi. Le jῆāni est un sage qui
dans le meilleur des cas appartient aux écoles philosophiques du Sāṁkhya (rationalisme) ou du Nyāya
(logique), et dont la vie est fondée sur un raisonnement qui généralement aboutit à des raffinements et
à des discussions académiques qui sont en eux-mêmes aussi secs que de la poussière. De la même

213
façon le rationaliste tend à devenir égocentrique et extrêmement exclusif. Le yoga tel qu‟on le conçoit
en général est à la fois un mode de pensée et un mode de vie. Le yogi est un dialecticien qui harmonise
l‟ancien avec le nouveau et vice-versa, et qui est capable de redonner vie à des arguments qui sinon
paraîtraient morts ou éculés. La brise d‟une nouvelle vie vivifie les méthodes d‟un yogi. Comment une
touche de yoga peut-elle faire une telle différence, cela a déjà été indiqué dans les chapitres
précédents.

Lorsqu‟elles sont considérées en fonction d‟une méthode de yoga ou d‟une théorie de la connaissance,
chacune des formes de spiritualité citées ici deviennent pour ainsi dire transmuées. Cette stance
affirme la supériorité de cette méthode de yoga à la fois pour les questions pratiques et les questions
théoriques.

L‟expression matho ‘dhikaḥ (considérée comme étant supérieure) ne s‟applique qu‟aux sages, soit par
déférence vis-à-vis des sages de la part de son auteur, soit parce que la sagesse n‟est réellement
excellente que lorsqu‟elle est de la bonne espèce. Cette stance laisse entendre que la sagesse propre au
yogi est supérieure à la sagesse telle qu‟on la conçoit d‟ordinaire.

(Page 315) [47] yoginām api sarveṣām


mad-gatenāntarātmanā|
śraddhāvān bhajate yo māṁ
sa me yuktatamo mataḥ||

« De tous les yogis, celui dont le Soi intérieur est immergé en Moi, plein de foi, dévoué à Moi, Je le
considère comme étant le plus unitif (yuktaḥ tamaḥ). »

Le yoga, même s‟il induit une méthode dialectique, est à son meilleur niveau lorsque dans la méthode
on prend en compte des valeurs supérieures. Quand les valeurs personnelles sont laissées de côté, la
supériorité même de la méthode yogique est à cet égard compromise ou édulcorée. Par conséquent
même dans le domaine du yoga où différents degrés sont possibles, cette stance fait référence à
quelqu‟un qui a établi une bipolarité sincère et entière avec l‟Absolu représenté ici par la personne de
Kṛṣṇa. Cet Absolu peut être à la fois personnel et impersonnel, mais sa personnification ne doit pas
être considérée dans un sens théiste ni dans un sens puérilement anthropomorphique, parce que c‟est
un procédé littéraire qui rend nécessaire l‟emploi du pronom personnel « Moi ».

Cette stance fait ressortir trois qualifications pour un yogi: Son Moi intérieur doit avoir été immergé
dans l‟Absolu ou s‟être identifié à l‟Absolu; il doit avoir la foi; et ce doit être un bhakta (dévot) Ŕ non
pas dans un sens limité à l‟affectif comme on le croit généralement -, mais dans un sens plus large,
comme nous l‟avons remarqué sous la stance 15.

Il faut aussi remarquer que jusqu‟ici le comparatif était utilisé pour faire référence à la supériorité du
yogi, non seulement à la stance 46, mais aussi à la stance 42. C‟est à dessein que le superlatif est
utilisé ici pour mettre l‟accent sur le cas d‟un yogi qui se conforme au yoga de la Gītā, expression
réévaluée de toute la spiritualité existant à l‟époque.

Ainsi, en résumé, nous constatons que ce chapitre ne traite pas du yoga en tant que sujet, comme
beaucoup l‟on crut, mais il traite du yogi en personne; et le yogi lui-même n‟est pas considéré comme
quelqu‟un dont la vie est faite de rudes austérités et de souffrances, mais comme quelqu‟un de joyeux,
d‟optimiste et libre de conflits. Cette stance de conclusion nous indique qu‟il est possible pour un yogi
d‟être affilié à la sagesse de l‟Absolu.

Avec ce chapitre, nous avons couvert toutes les discussions préliminaires concernant l‟enseignement
de la Gītā, sa méthode, à quel point il convient de la considérer comme un yoga, et comment le yogi
en tant que personne doit aborder la sagesse; ainsi le terrain est préparé pour une vraie discussion
théorique sur la sagesse-même qui prend place au chapitre suivant.

214
(Page 316) ity śrῑmad bhagavadgῑtāsupaniṣatsu brahmavidyāyām|
yogaśastre śrῑkṛṣṇārjuna samvāde|
dhyānayogo nāma ṣaṣṭo ‘dhyāyaḥ ||

«Ainsi s‟achève dans les Upaniṣads des chants de Dieu, dans la Science de la Sagesse de l‟Absolu,
dans le Dialogue entre Śrῑ Kṛṣṇa et Arjuna, le sixième chapitre intitulé Contemplation Unitive. »

215
CHAPITRE VII

LA VOIE UNITIVE DE LA SAGESSE-SYNTHESE


Jῆāna-Vijῆāna Yoga

(Page 317) On a attribué différents titres à ce chapitre, il a été appelé Jῆāna Yoga (Yoga de la pure
sagesse), Vijῆāna Yoga (Yoga de la sagesse pratique) et Jῆāna-Vijῆāna Yoga (yoga de la pure sagesse
et de la sagesse pratique). On a donné au chapitre IV un titre à sonorité similaire. Le chapitre IV avait
mis en évidence ce qui distingue la nature pérenne de la sagesse d‟un simple système de philosophie
rationnelle entrant dans la catégorie du Sāṁkhya au chapitre II. Le chapitre V mettait davantage
l‟accent sur la voie de la sagesse, alors que le chapitre VI amenait le débat sur un point central
personnalisé représentant le yogi universel. Il concluait en disant que le meilleur de tous les yogis était
un yogi qui avait instauré une relation bipolaire avec l‟Absolu.

Ce chapitre part de ce même point, non pas en termes de relation personnelle, mais en comprenant la
nature absolue de la réalité; non pas dans le langage de la philosophie pure, mais en ce qu‟elle entre
dans le domaine de l‟intuition ou parce qu‟elle utilise la méthode de la synthèse contemplative qui
relie les contreparties dans une même vision.

La contemplation ne peut résulter que d‟une extrême identification du sujet et de l‟objet par laquelle,
intuitivement, on pénètre dans l‟objet-sujet synthétique. La réalité se révèle alors sous son vrai jour.

On peut voir en passant rapidement les stances en revue que, parmi les éléments qui y sont énumérés
dans le cadre de la réalité dont on discute, il y a la terre, l‟eau, le feu, l‟air et l‟espace. D‟ordinaire la
philosophie moderne ne prend pas en considération de tels entités. L‟hylozoïsme présocratique, idée
selon laquelle toute matière est vivante, a été discrédité dans le monde occidental car il été considéré
comme étant trop ancien, ou anti-chrétien. En Inde aussi, l‟énumération Sāṁkhya des tattvas
(principes ou catégories de la réalité ou de la nature) qui comprend les tanmātras (essences des valeurs
des sens) a été largement transcendée dans le Védānta. La dualité comme celle qu‟il y a entre prakṛtῑ
(nature) et puruṣa (esprit) répugne au Védānta.

(Page 318) Cependant il est fait référence ici à une nature supérieure et à une nature inférieure de
l‟Absolu, et à la sapidité de l‟eau comme symbole de l‟Absolu. De toute évidence il s‟agit d‟englober
les aspects existentiels et subsistentiels de la réalité dans une seule grande étude synthétique qui en
recouvre l‟ensemble.

Ce n‟est que grâce au procédé de personnification de l‟Absolu que ces deux aspects de la nature (cités
aux stances 4 et 5) peuvent être rassemblés dans l‟unité pour former la contrepartie du yogi ou du
contemplatif. D‟un côté il y a le yogi, et de l‟autre le yogeśvara (Seigneur du Yoga) qui représente la
valeur personnelle suprême, ou bien, la valeur qu‟il faut atteindre. Toutes les autres choses qui
importent dans la sagesse sont comprises dans la connaissance du bien Absolu. C‟est dans ce sens que,
comme cela est dit à la stance 2, on peut dire que ce chapitre traite de la sagesse au-delà de laquelle
« il ne reste plus rien d‟autre à connaître ». La Bṛhadāraṇyaka Upaniṣad, II, iv, 5, contient une
affirmation semblable sur le caractère exhaustif de la sagesse Absolue.

Pour les raisons que nous avons données, cette sagesse présuppose une relation bipolaire intime entre
le yogi et l‟Absolu, cela est recommandé à la dernière stance du précédent chapitre et répété dans le
tout premier mot du présent chapitre avec le mot (mayi, en Moi). La relation bipolaire est la
caractéristique de ce chapitre. Le genre de sagesse synthétique qui résulte de cette relation fait
référence à des aspects de la réalité qui sont à la fois immanents et transcendants, subjectifs et
objectifs, purs et pratiques.

Au milieu du chapitre on trouve une échelle de valeurs allant des valeurs quotidiennes aux valeurs les
plus sublimes qui, encore une fois, inclut indifféremment des éléments subjectifs et des éléments

216
objectifs. D‟autre part, la référence à l‟état d‟esprit d‟un homme sur le point de mourir est un
indicateur de la portée de ce chapitre. A ce moment précis, la spiritualité départementalisée tend à se
canaliser vers un seul sentiment dominant. Donc, la spiritualité devient inconditionnelle et globale,
puis de nouveau personnelle, recouvrant ainsi tout le sujet et tout l‟objet de la sagesse et tous les
éléments qui ont une valeur dans la vie d‟un homme.

śrῑ bhagavān uvāca|


[1] mayy āsakta-manāḥ pārtha
yogaṁ yuῆjan mad-āśrayaḥ|
asaṁśayaṁ samagraṁ māṁ
yathā jῆāsyasi tac chṛṇu||

(Page 319) « Kṛṣṇa dit :


Ayant le mental fixé sur Moi, O Pārtha (Arjuna), et te joignant (à Moi) unitivement par le yoga, et
M‟ayant Moi pour refuge, écoute comment tu vas Me connaître sans aucun doute et en totalité. »

L‟expression qui relie ce chapitre au précédent est située à la toute première place: mayy āsakta-
manāḥ (Celui dont le mental fixé sur Moi). A la dernière stance du chapitre précédent il n‟y avait pas
que le mental qui était affilié. Il y avait tout le Soi. Ici, pour les besoins de ce chapitre, (Kṛṣṇa)
n‟insiste que sur le minimum requis pour connaître la réalité Absolue dans sa globalité (samagraṁ). Il
mettra davantage l‟accent sur la nécessité d‟une compréhension globale dans la stance suivante.

Dans les Upaniṣads on a toujours décrit la science de l‟Absolu comme la science qui, « une fois qu‟on
la connait, fait que toutes les autres choses sont connues ». Ainsi, indirectement, le sujet de ce chapitre
nous est donné comme étant cette même brahmavidyā (science de l‟Absolu) dont on parle dans les
Brahma-Sūtras I, iii, 6.

La nature bipolaire de l‟affiliation étant qualifiée de (1) yogam yuῆjan (joignant unitivement par le
yoga), ce qui signifie qu‟ici sujet et objet entrent constamment dans une relation qui appartient à la
méthode du yoga, et étant qualifiée (2) par l‟expression mad-āśrayaḥ (M‟ayant Moi pour refuge),
c‟est-à-dire Kṛṣṇa en tant que représentant de l‟Absolu, cette affiliation devient indéniable.

C‟est la brahmavidyā (science de l‟Absolu) que l‟on va couvrir dans ce court chapitre. Nous avons
déjà indiqué à la strohe d‟ouverture ce que peuvent être les particularités de cette approche.

[2] jῆānaṁ te haṁ sa-vijῆānam


idaṁ vakṣyāmy aśeṣataḥ|
yaj jῆātvā neha bhūyo ‘nyaj
jῆātavyam avaśiṣyate||

« Je vais t‟enseigner cette (pure) sagesse en même temps que cette sagesse (appliquée), sans aucune
omission, quand tu la connaîtras il ne restera plus rien qui soit encore à connaître. »

(Page 320) La totalité de cette stance sert à mettre en valeur la signification du mot samagram (en
entier) de la première stance. Le terme aśeṣataḥ (sans reste) signifie qu‟il ne peut rien rester quand on
a compris brahman (l‟Absolu) dans le sens où il est expliqué dans ce chapitre. La seconde ligne ne fait
que le rendre plus explicite dans le but de mettre l‟accent sur le fait que la science de l‟Absolu ne doit
pas être considérée comme un département ou une branche d‟une connaissance quelconque. Elle est
complète en elle-même et appartient à sa propre et unique catégorie.

Qui plus est, elle se divise en deux grandes branches que l‟on appelle ici jῆāna (pure sagesse)
et vijῆāna (connaissance spécialisée). Si la sagesse se réfère à la théorie, la connaissance spécialisée se
réfère à la pratique. Si la première est pure, la seconde est appliquée.1 Si l‟une est la philosophie,
l‟autre est une façon de vivre.

217
1
L‟Amarakośa, un célèbre lexique sanskrit que l‟on considère comme étant le premier thésaurus, donne la définition suivante: mokṣe dhiḥ
jῆānam anyatra vijῆānam silpaśāstrayoḥ (cité mais non traduit par Radhakṛṣṇan dans sa Bhagavadgītā, p. 149) et qui signifie: « La
conscience lorsqu‟elle concerne la libération s‟appelle jῆāna et dans les autres cas, comme dans la science de l‟architecture, on
l‟appelle vijῆāna ».

Bien qu‟elle indique une façon de vivre, la Gītā ne doit pas être considérée comme une smṛti (écriture
dont on se rappelle indirectement) ni un dharma śāstra (traité des devoirs obligatoires). Elle est loin
d'être obligatoire ni même d‟être permissive. Elle ne fait qu‟indiquer au disciple une façon de vivre
qu‟il est libre de choisir, parce que ce mode de vie s‟accorde et forme une contrepartie naturelle à la
voie de la sagesse. S‟il est fait allusion à des règles de diète et de castes dans certains chapitres de la
Gītā, elles sont conçues à titre consultatif, et seulement dans la mesure où elles découlent directement
de la théorie. En elle-même la sagesse serait incomplète sans cette contrepartie naturelle qui implique
un savoir faire, ou une connaissance, de ce qu‟il faut faire dans toutes les situations.

Ici, le vijῆāna (connaissance appliquée) ne doit se comprendre que sous cet éclairage, et bien que dans
les derniers chapitres la Gῑtā traite de sujets tels que ceux de la diététique et de la sociologie, dans ce
chapitre la connaissance appliquée n‟est constituée que des aspects existentiels de la réalité, là où
opèrent les lois de la nature, aspects auxquels on se réfère à la stance 4 comme constituant la nature
inférieure de l‟Absolu.

Considérés dans leur ensemble, jῆāna (pure sagesse) et vijῆāna (connaissance appliquée)
recouvreraient tous les aspects de l‟Absolu car, quelques soient les autres départements que l‟on puisse
imaginer comme appartenant à la science de l‟Absolu, ils pourraient (tous) être légitimement inclus
dans l‟un ou l‟autre. La science de l‟Absolu traite de la valeur personnelle ultime. Elle doit par
conséquent être traitée globalement et ne doit jamais être considérée de manière fragmentée pièce par
pièce, contrairement à d‟autres branches de la connaissance tels que la mécanique, la dynamique, etc.
où cela pourrait être autorisé.

(Page 321) [3] manuṣyāṇāṁ sahasreṣu


kaścid yatati siddhaye│
yatatām api siddhānāṁ
kaścin māṁ vetti tattvataḥ║

« Parmi des milliers d'hommes, il se peut qu'un seul aspire à la perfection. Même parmi ceux qui
M‟ont atteint à force d‟efforts, il se peut qu‟un seul Me connaisse selon les principes appropriés. »

L‟auteur se plaint ici qu‟il n‟y ait que très peu de personnes qui atteignent le fond de cette unique et
profonde sagesse. Les gens s‟intéressent à la sagesse de maintes façons. Certains l‟approchent à
travers la religion, certains l‟approchent en faisant de bonnes actions, et même parmi ceux-ci il y a
différents degrés et différentes variétés.

Ces regrets mis à part, cette stance attire l‟attention sur la grande variété de voies que prennent les
personnes en quête de sagesse. L‟expression tattvataḥ (selon les principes) signifie selon l‟importance
pleinement philosophique de l‟Absolu, et ce chapitre ayant pour objectif d‟examiner les implications
philosophiques du yoga, on ne peut remettre en cause la pertinence de cette affirmation,
particulièrement si l‟on considère que ces diverses variétés seront énumérées ultérieurement, comme
nous le verrons, à la stance 16. De nouveau à la stance 24, (Kṛṣṇa) se plaindra de l‟incompréhension
des gens et du fait qu‟ils passent souvent à côté de l‟approche qui serait appropriée pour trouver la
sagesse. Une fois, au IV, 10, (Kṛṣṇa) avait déclaré que de nombreuses personnes étaient parvenues à
atteindre l‟Absolu, et qu‟en outre, au IV, 11, on pouvait considérer que toutes ces personnes suivaient
la voie de l‟Absolu. Il faut donc en déduire que la rareté dont il est question ici concerne une
compréhension de l‟Absolu qui serait philosophique.

Le verbe vetti (comprend) fait référence à une perfection que l‟on atteint par la sagesse plutôt qu‟à une
perfection que l‟on atteint par les siddhis (réalisations psychiques) associés d‟ordinaire au yoga.

218
[4] bhūmir āpo ‘nalo vāyuḥ
khaṁ mano buddhir eva ca│
ahaṅkāra itīyaṁ me
bhinnā prakṛtir aṣṭadhā║

(Page 322) « Terre, eau, feu, air, ciel, mental, raison aussi, et conscience d‟individualité, voici
comment se divise mon octuple nature. »

L‟énumération telle qu‟elle est donnée ici ne suit pas strictement l‟ordre dans lequel on cite
habituellement les vingt-cinq catégories ou principes (tattvas) de la philosophie Sāṁkhya. Le
Sāṁkhya place les tanmātras (principes subtiles du son, etc.) avant les mahābhūtas (conditions
élémentaires grossières de la nature). La Gītā évite ici une théorisation qui n‟est pas nécessaire, dans le
sens du Sāṁkhya, et commence en ordre inverse avec le plus grossier des mahābhūtas (éléments
bruts) la terre, remontant pour ainsi dire jusqu‟au mental, à la raison et à la conscience d‟individualité.
(ahaṁkāra).

Nous constaterons aussi aux stances 8 et 9 que ces aspects de la nature qui sont réels et bruts ne sont
pas considérés comme de la matière, mais comme des valeurs auxquelles les êtres humains sont reliés
et qui pénètrent plus directement la conscience. C‟est ainsi que se définit la nature unitive de l‟Absolu.
Mais pour cette énumération préliminaire la Gῑtā préfère se tromper, si elle se trompe, en étant au côté
de la réalité plutôt qu‟en se rangeant du côté d‟une théorie farfelue.

En incluant la conscience de soi (ego-consciousness) dans la série des éléments appartenant à la nature
inférieure de l‟Absolu, on aborde des éléments de la conscience qui appartiennent en propre à
l‟intelligent puruṣa (soi ou esprit) du Sāṁkhya orthodoxe. D‟autre part, la terre brute, lorsqu‟on s‟en
réfère comme étant une « fragrance pure » comme c‟est le cas à la stance 9, atteint un statut révisé et
neuf.

La dialectique montante et la dialectique descendante se déplacent pour ainsi dire simultanément dans
des directions opposées, de façon à transmuer ces entités divisées et distinctes en perles de valeur
enfilées sur le fil de l‟Absolu, perles qui ont l‟Absolu pour valeur source finale, comme indiqué à la
stance 7.

La référence à me bhinnā prakṛtir (Ma nature distincte divisée) montre en outre qu‟on ne reconnait pas
ici de dualité entre prakṛti (nature) et puruṣa (esprit), caractéristique qui est si marquée dans le
Sāṁkhya. Au lieu de cela chacun des éléments mentionnés gagne un statut distinct. L‟absolu imprègne
la nature qui elle-même est un aspect de l‟Absolu. A la stance 12 nous trouverons une relation
réciproque.

[5] apareyam itas tv anyāṁ


prakṛtiṁ viddhi me parām|
jῑva-bhūtāṁ mahā-bāho
yayedaṁ dhārhyate jagat||

(Page 323) « C‟est la (nature) non-transcendantale (apara = immanente). Saches que l‟autre est Ma
nature, qui est transcendantale, qui constitue la vie, O Puissamment-Armé (Arjuna), c‟est elle qui
sous-tend le monde phénoménal. »

Ici nous avons deux termes qui font référence à deux aspects de l‟Absolu, le terme apara (immanent)
et le terme para (transcendant). Ce double aspect est examiné dans ce chapitre au titre de la nature de
l‟Absolu considérée unitivement et dans son ensemble. Le principe vital qui traverse ces deux aspects
est considéré ici comme étant un jīvabhūta (élément vital), le facteur commun unitif qui les unit tous
deux.

219
Cette dualité de contrepartie n‟est pas identique à la dualité mécanique du Sāṁkhya. Avant d‟en finir
totalement avec la dualité, la Gītā doit accepter un cadre de référence du Sāṁkhya modifié, et paraître
en adopter la méthode. Mais au fur et à mesure que nous avançons vers les chapitres du centre de la
Gītā qui traitent des sièges plus profonds de la conscience, nous constatons que l‟asymétrie attachée à
la dualité à son stade initial tend à disparaître. Cette dualité refera surface au chapitre XIII, jusqu‟à
s‟accentuer davantage à la quasi fin de la Gītā où il s‟agira de comparer et de critiquer différentes
pratiques religieuses, et de réévaluer des questions de diètes et de différences de vocation.

Au XVIII, 61, l‟Absolu est considéré comme une sorte de deus ex machina, et au XVI, 19 comme un
Jéhovah en colère. Ces références étant dosées selon la méthode structurelle de la Gītā, elles sont
justifiées dans leur propre contexte. C‟est au lecteur de percevoir les délicates nuances de ces
distinctions.

Considérer matière et mental comme deux entités distinctes est contraire à l‟esprit du Védānta, et par
conséquent à celui de la Gītā. Au lieu des distinctions qui opposent de plus en plus matière et mental,
le Védānta parle de zones concentriques internes et externes ou kośas (couches, coquilles) qui font
référence aux aspects spirituels de la personnalité de l‟homme. La cosmologie elle-même est incluse
aux côtés de facteurs subjectifs tels que la sagesse et la connaissance. Néanmoins, il est inévitable
qu‟une certaine asymétrie persiste lorsque cosmologie et psychologie sont traitées ensemble, ce qui est
le cas ici. On peut monter de la cosmologie à la psychologie ou descendre de la conscience aux réalités
tangibles de la vie.

Dans cette stance-ci l‟auteur a choisi la méthode ascendante. On peut remarquer que la méthode
inverse, descendante, sera utilisée au XV, 7. Une position plus neutre sera impliquée dans le X, 42.

(Page 324) L‟asymétrie tend à disparaître, et lorsqu‟on atteint le vijῆāna-maya-kośa (zone de pure
conscience) située dans la partie la plus profonde, l‟idée même de différence est absente.

La partie la plus externe du Soi est appelée annamaya-kośa (zone faite de nutriment ou d‟aliment).
Même là, comme on le voit dans les Upaniṣads, il n‟y a pas de conflit entre les aspects immanents et
transcendants quels qu‟ils soient, étant donné que la nourriture elle-même est considérée comme
l‟Absolu.

La Gītā est soucieuse de fonder ses débats sur des traditions rationnelles telles que celle du Sāṁkhya,
dans le but d‟être réaliste, et afin de pouvoir discuter tout en développant la thèse principale, elle
retient ici un vestige d‟asymétrie entre les natures supérieure et inférieure de l‟Absolu.

C‟est pourquoi nous devons considérer que ce qui est dit ici n‟est nécessaire que pour les besoins de
l‟argumentation.

Etant donné que le verbe dhāryate (soutient) vient de la même racine que dharma (expression active
innée), ce verbe ne suggère pas que l‟Absolu supporte physiquement ce monde, mais il donne plutôt
l‟idée d‟un principe existentiel, ou vie, qui parcoure les mouvements phénoménaux et les maintient
unis ensemble. Le principe de gravité qui est compris en termes très généraux dans la physique
moderne, suggèrerait quelque chose qui correspondrait à la réalité existentielle appelée ṛtham (vérité
existentielle) des Upaniṣads qui, pris avec satyam (vérité) compris dans un sens plus formel, appartient
à l‟Absolu. L‟expression extérieure de cette vérité existentielle est ce qu‟on appelle ici le soutien du
monde.

[6] etad yonīni bhūtāni


sarvāṇīty upadhāraya│
ahaṁ kṛtsnasya jagataḥ
prabhavaḥ pralayas tathā║

220
« Saches que ceci est la commune source (utérus) de tous les êtres. Je suis le devenir ainsi que la
dissolution de tout ce monde (jagat) (phénoménal). »

Les existences phénoménales ont leur source dans l‟Absolu et elles sont retirées pour finalement
fusionner dans l‟Absolu lorsque l‟ensemble des forces est épuisé. Ainsi le cycle d‟émanation et
d‟ingression alterne. Mais l‟utilisation du mot yoni (matrice maternelle) à la première ligne laisserait
penser que le monde n‟a sa source que dans l‟Absolu. Au XIV, 3, l‟Absolu est considéré comme un
principe masculin. (Page 325) La différence est liées aux différents contextes et il faut la comprendre
avec de l‟imagination et non pas trop littéralement.

Comme cela est indiqué ici, pour le monde phénoménal l‟Absolu est à la fois l‟origine et le dernier
terme de la régression. La référence à un yoni (utérus) supérieur ou source d‟en haut, qui est la source
de la nature phénoménale ici-bas, donnerait à penser que l‟Absolu est une entité hypostatique. Mais
cette asymétrie est vite corrigée ici, et à d‟autres emplacements de la Gītā. Par exemple, au XIV, 3, la
stance que nous venons de citer, le mahad brahma (Grand Brahma) suggère davantage une présence
hiérophantique.

Le fait que l‟on applique ces deux qualifications, prabhavaḥ (devenir) et pralayaḥ (dissolution) au
même Absolu tend à neutraliser ces fixations hypostatiques et hiérophantiques en une idée centrale,
celle d‟un Absolu neutre.

[7] mattaḥ parataraṁ nānyat


kiῆcid asti dhanaῆjaya│
mayi sarvam idaṁ protaṁ
sūtre maṇi-gaṇā iva║

« Rien d‟autre n‟est plus haut que Moi, O Conquérant des Richesses (Arjuna). En moi tout cela est
enfilé comme une série ordonnée (ganaḥ) de perles précieuses sur un cordon. »

Avec une analogie dont la signification parait vague, cette stance tente de montrer comment l‟Absolu
est relié aux entités visibles et invisibles qui remplissent la conscience de l‟humanité, que ce soit dans
le monde platonique des Intelligibles ou dans le monde réel. Elle a suscité des spéculations alternatives
chez certains commentateurs, comme par exemple avec Śaṅkara qui a préféré remplacer l‟analogie des
perles que l‟on enfile sur un fil par celle du tissage d‟une étoffe.

Ces commentateurs pensent que la relation entre l‟Absolu et le manifesté est une relation de causalité,
en remontant en arrière ils identifient l‟Absolu à la cause première.

Mais cette analogie des perles enfilées sur un fil va plus loin qu‟une simple spéculation philosophique.
Concevoir que l‟Absolu n‟est seulement qu‟une cause première ne révèle pas son caractère aussi
complètement que cela avait été annoncé dans les stances 1 et 2.

Si nous voulons un jour comprendre ce que l‟auteur a en tête nous devons donc retrouver les analogies
similaires qui sont enfouies dans les Upaniṣads. Etant donné la liste des éléments dont il est question
dans les stances qui suivent celle-ci, il est clair que chaque perle correspond à un système ou faisceau
de réalités qui se collent les unes aux autres pour former une unité compacte au sein d‟un monde qui
leur est propre. (Page 326) Ces unités peuvent concerner la réalité, ou pénétrer la conscience au travers
de concepts ou de perceptions, ou encore s‟élever jusqu‟au monde des intelligibles le plus pure.

Quelque soit le niveau auquel elles peuvent appartenir, terrestre, humain ou céleste, l‟analogie des
perles devient compréhensible, lorsqu‟on considère qu‟elles représentent des ensembles fermés de
valeurs humaines. Il y a une relation qui unit toutes les perles et qui passe à travers elles; chaque perle,
quelque soit le niveau où l‟on puisse la considérer, a une valeur propre qui dépend de cette relation.

221
On peut se figurer une échelle de valeurs ascendantes qui irait de la plus réelle à la plus théorique ou à
la plus sublime, et au sommet de laquelle on pourrait placer l‟Absolu qui brillerait comme une perle de
grand prix. C‟est cette valeur dominante qui donne de la cohérence à toutes les autres valeurs des
différents niveaux de la conscience humaine, et c‟est elle qui les met en corrélation.

Cette idée est justifiée par l‟expression mattaḥ parataraṁ nānyat (Rien n‟est plus haut que Moi). Ainsi
on comprend que l‟Absolu est une valeur suprême. En même temps nous devons comprendre que c‟est
un principe de corrélation ou une norme qui fixe un étalon pour toutes les autres valeurs quelles
qu‟elles soient.

Dans la Muṇḍaka Upaniṣad (II, ii, 5), à la place d‟un fil nous avons l‟analogie d‟un pont qui enjambe
le gouffre séparant l‟ici et l‟au-delà et qui permet à l‟homme de passer de l‟un à l‟autre:

« Celui sur qui sont tissés le ciel, la terre et l'atmosphère,


Et le mental, ainsi que toutes les énergies vitales,
Saches que lui seul est l‟ātmān (Soi). Rejette les autres mots.
Il est le pont vers l‟immortalité. »

De nouveau dans la Praśna Upaniṣad (IV, iv, 7-9) tous les composants de la prakṛti (nature) sont
assimilés à des oiseaux qui affluent sur l‟arbre du Soi suprême.

Il y a une analogie semblables dans la Genèse (xxviii, 10) où les anges montent et descendent l‟échelle
de Jacob.

Cette échelle de valeurs devait être sous-entendue dans ces anciennes analogies qui se sont transmises
depuis des temps très lointains. Certaines des stances qui suivent celle-ci deviennent plus limpides
lorsqu‟on les considère avec l‟idée de ce fil qui parcourt des valeurs gradées, elles deviennent plus
claires que lorsqu‟on les conçoit en termes de réalisme philosophique ou d‟idéalisme.

(Page 327) Nous devons nous figurer que les maṇigaṇāḥ (séries de perles précieuses classées) se
rapportent à différents niveaux, qu‟elles soient prises individuellement ou en groupes constitués d‟un
petit nombre, comme l‟implique le terme gaṇa qui signifie série tout autant que classement.

[8] raso ‘ham apsu kaunteya


prabhāsmi śaśi-sūryayoḥ|
praṇavaḥ sarva-vedeṣu
śabdaḥ khe pauruṣaṁ nṛṣu||

« Je suis la saveur de l‟eau, O Fils de Kuntῑ (Arjuna), Je suis la lumière de la lune et du soleil, Je suis
AUM (l‟exclamation sacrée) de tous les Vedas, le son du ciel et la qualité humaine des hommes. »

Cette stance nous indique la manière avec laquelle on peut pénétrer le principe unitif dont il est
question dans les différentes entités. Elle implique de l‟intuition et une certaine force de
contemplation.

Le tout premier exemple est tiré des éléments, et il semblerait que l‟ordre Sāṁkhya ait été
volontairement violé parce que le facteur valeur qui émerge de chacun de ces éléments est censé avoir
un statut égal à celui de chacun des autres. La saveur de l‟eau est soumise à la relation subtile qui est
instaurée entre l‟eau en tant qu‟objet et la personne qui ressent cette saveur. C‟est une relation dont la
réalité dépend de la réalité Absolue impliquée en elle.

Le deuxième exemple de la prabhā (brillance) qui est analogue au feu, a de la même façon une valeur
qui a son existence dans l‟Absolu. Le fait qu‟il soit fait référence à la fois à la lune et au soleil permet
de traiter les astres de façon unitive sans prendre leur importance en considération.

222
L‟exemple suivant va au-delà des sens, il se rapporte à la conscience ou au mental. Les Vedas
signifient beaucoup pour les gens qui y sont attachés, et ils peuvent se perdre dans toutes leurs
ramifications. Mais on peut dire que, parce qu‟il représente le śabda-brahman (le mot Absolu), le mot
AUM tel qu‟il est prononcé est le cœur des Vedas et, pour ce qui est de la contemplation, il est leur
quintessence. Quand l‟adepte des Vedas entre en relation avec ce mot, il reconnait en lui-même une
valeur humaine qui se réfère à cette même constante qui dépend de l‟Absolu. On peut nommer ce
sentiment de satisfaction sens du sacré, le terrible, le merveilleux ou le sublime. Mais quoiqu‟il en soit
il n‟est pas différent de l‟Absolu qu‟il contient.

(Page 328) Tous les Vedas sont représentés par le mot AUM qui, sous sa forme non prononcée ou
forme supérieure, peut aussi représenter le Vedānta, si l‟Absolu dont il est question ici doit être
compris comme étant exhaustif.

Le quatrième exemple, le son, représente un important facteur de valeur. De même qu‟une musique
peut être agréable à entendre, de même le son qui représente des concepts ou des idées peut élever la
personne et lui apporter une forme de nourriture qui est nécessaire à la vie de l‟homme; ainsi le son en
général est relié à l‟Absolu.

Le dernier exemple donné ici est celui de la qualité humaine en l‟homme, c‟est elle qui différencie une
personne. C‟est la seule qualité qui touche sa valeur essentielle. Quand un homme exprime pleinement
sa propre qualité d‟homme, on peut dire qu‟il est vraiment lui-même, et qu‟à ce titre il représente
l‟Absolu. Ici, les contreparties peuvent être le simple fondement animal de la vie de la personne d‟un
côté, et ce qui distingue l‟homme en tant qu‟espèce de l‟autre.

L‟emploi du pluriel dans ces différents exemples sert à accentuer la variété des manifestations par
opposition à l‟unité du principe absolu. C‟est une relation qui est conçue unitivement entre la
multiplicité et l‟Unique.

[9] puṇyo gandhaḥ pṛthivyāṁ ca


tejas cāsmi vibhāvasau|
jῑvanaṁ sarva-bhūteṣu
tapaś cāsmi tapasviṣu||

« Je suis la fragrance sacrée de la terre (divinité) et aussi l‟éclat de l‟astre (présence), le principe vital
de tous les êtres, et (l‟essence de) l‟austérité chez tous les ascètes. »

Cette nouvelle série d‟exemples a été choisie dans un souci apparent de diversité. Ici aussi il est
question de principes hiérophantiques et hypostatiques. L‟odeur de la terre est considérée comme
puṇyaḥ (sacrée ou pure) Ŕ un terme qui peut s‟appliquer à tous les éléments ici présents Ŕ et on
l‟appelle en outre gandhaḥ (senteur ou parfum) ce qui sous-entend qu‟ici il s‟agit de quelque chose
d‟agréable plutôt que quelque chose de nauséabond. Ce qui correspond bien à sa définition. Dans le
tarka śastra (texte sur la logique Nyāya) ainsi que dans le Sāṁkhya, on sait qu‟au sens philosophique
et sans prendre en compte la réalité, le trait distinctif de la terre est son odeur.

A travers le monde, qu‟ils soient civilisés ou primitifs, les gens proches de la nature ont considéré que
la bonne terre est sacrée. (Page 329) La déesse grecque Gaïa et la déesse romaine Tellus sont des
personnifications du principe terrestre. L‟idée de considérer la terre comme étant sacrée est une idée
universelle parmi les autres peuples similaires. On peut donc comprendre l‟expression « fragrance
sacrée ». Le mot pṛthivῑ (l‟étendue, la terre en tant que divinité féminine) implique une
personnification de la terre et n‟est pas un simple élément objectif.

Le terme vibhāvasu (astre) ne désigne pas seulement l‟objet spécifique ou réel. C‟est également une
présence, une hiérophanie, et elle peut désigner le feu, la lune et le soleil. L‟intention de l‟auteur est de
faire référence ici à la présence du sacré que suggèrent tous les objets brillants, feu y compris. On

223
considère la lumière elle-même comme un tejas (brillance) qui lui-même est lié à cet aspect de la
conscience que l‟on nomme tejasa (le brillant), aspect qui est à la base des rêves.

De même, tous les êtres ont en leur cœur le jῑvanam (élément vital) ou élan vital, ou pulsion de vie.

La référence au tapas (la « combustion » liée à la discipline spirituelle, l‟ascétisme) qui est une qualité
humaine, ou un mode de vie personnel, concerne au moins un des éléments cités à la stance 4. Ici, la
discipline de soi concerne l‟égo, le mental et la raison qui sont soumis et introvertis. Un homme qui se
maîtrise parfaitement représente l‟Absolu par essence.

A travers un ensemble d‟illustrations choisies, et qui touchent différents niveaux de conscience, cette
stance expose le mode de vie d‟un contemplatif en relation simultanée avec lui-même et avec des
facteurs extérieurs.

[10] bhῑjaṁ māṁ sarva-bhūtānāṁ


viddhi pārtha sanātanam|
buddhir buddhimatām asmi
tejas tejasvinām aham||

« Saches, O Pārtha (Arjuna), que Je suis la semence éternelle de tous les êtres; Je suis la raison (de
ceux qui sont) intelligents, et l‟éclat de (ceux qui sont) éclatants. »

L‟analogie de la graine est assez familière, comme la graine de moutarde de la Bible et comme dans la
littérature indienne, dans la Cāngogya Upaniṣad (VI, xii, 1-3), où il est demandé à Śvetaketu de
rompre une petite figue et d‟y chercher l‟origine très minuscule et presqu‟inexistante d‟un figuier
géant. Il y est dit que cette substance qui a tant de potentiel est à la fois le Soi de Śvetaketu et
l‟Absolu.

(Page 330) Après que l‟Absolu ait été considéré comme un utérus à la stance 6, le changement
d‟analogie ici, dans le même chapitre, peut se justifier par le fait que l‟Absolu est à la fois, et dans le
même temps, un principe masculin et un principe féminin. Cette combinaison sera de nouveau
énoncée au IX, 17, et de manière plus directe.

Le principe qui est impliqué dans cette référence à la germination de toutes les créatures est appelé
l‟aspect pradhāna (potentialité principale) de la nature dans le Sāṁkhya, et il est même accepté par
des Vedāntins modernes comme Nārāyaṇa Guru (par exemple dans le chapitre sur Māyā dans
la Darśana Māla). Cette semence est en outre qualifiée de sanātanam (intemporelle, pérenne,
éternelle), ce qui met un terme à toute idée de durée qui aurait pu être associée à la croissance de la
graine.

Les références à la buddhi (raison) de l'intelligent et au tejas (éclat) du brillant désignent des qualités
spirituelles intérieures. Avec le raisonnement à priori on atteint la certitude par la seule raison. Des
formes de raisonnement de ce type ne sont pas différentes de l‟Absolu. La brillance, ou vivacité
d‟esprit, est également une qualité spirituelle, on peut la comparer à un instrument de musique qui
serait parfaitement accordé ou à un sportif en pleine forme. Il y a des idées populaires sur le tejas
(brillance) qui renvoient au brāhma-tejas (brillance du Brāhmin) et au kṣātra-tejas (brillance d‟un
kṣatriya) et qui se basent essentiellement sur des préjugés liés à des loyautés limitées largement
déterminés par des modes de comportement ou par des tenues vestimentaires.

Remarquez dans la structure de cette stance-ci, qu‟alors que la première ligne fait référence aux
aspects hylozoïques, la seconde introduit le tejas (brillance) qui va au-delà de la raison et qui entre
dans le domaine propre au puruṣa (esprit); cela évacue ainsi les derniers vestiges de dualité qu‟il y
avait entre le puruṣa (esprit) et la prakṛti (nature) du Sāṁkhya.

224
[11] balaṁ balavatāṁ cāhaṁ
kāma-rāga-vivarjitam|
dharmāviruddho bhūteṣu
kāmo ‘smi bharatarṣabha||

« Je suis la force du fort, libre de désir et de passion. Chez les êtres Je suis le désir qui n‟est pas
contraire à l‟ordre moral (dharma), O Chef des Bhāratas (Arjuna). »

Le caractère dualiste, s‟il y en a un, qui persiste encore entre l‟aspect supérieur et l‟aspect inférieur de
l‟Absolu, est effacé dans cette stance avec plus de véhémence et d‟insistance. (Page 331) Si elle ne
blesse personne la force d‟un homme fort peut être une qualité pure. Sa potentialité n‟est pas différente
de celle de l‟Absolu. Cette stance déclare résolument que cette même règle s‟applique aussi au kāma
(désir) qui dans la plupart des religions (et particulièrement dans le bouddhisme) est considéré comme
étant le pire ennemi de la spiritualité.

Dans la vie spirituelle les répressions et les inhibitions peuvent être exagérées. Elles peuvent devenir
une obsession. Ici la Gῑtā pose le postulat de la possibilité d‟un désir pur qui en est l‟aspect essentiel et
« vertical », le désir « horizontal » étant son conflit avec les intérêts des hommes et des créatures, ses
semblables. Le vertical demeure pur et fixé dans son propre isolement, sans qu‟il n‟y ait d‟incidences
ni de motivations sociales. Dans la Gῑtā la religion perd son caractère pesant et négatif; elle est libre
comme est libre le mode de vie d‟un philosophe ou de quelqu‟un qui se voue à l‟Absolu.

Remarquez que, bien qu‟à la première ligne il soit dit que le désir était une chose qui devait être évitée,
ce même désir est mis sur un piédestal à la seconde ligne. Ici le désir ne doit pas entrer en conflit avec
le dharma (mode de comportement juste) c‟est-à-dire avec le principe de société.

Le mot bhūtāḥ (créatures) est utilisé à dessein pour désigner non seulement la vie des hommes mais la
vie des êtres en général. Ici, le désir des êtres n‟est pas exclusivement réservé au contexte social de la
vie des hommes.

[12] ye caiva sāttvikā bhāvā


rājasās tāmasāś ca ye|
matta eveti tān viddhi
na tv ahaṁ teṣu te mayi||

« Même ces manifestations que l‟on identifie comme s‟accordant avec l‟existence (sāttvikῑ), active ou
dominante (rājasῑ) et sombre ou inerte (tāmasῑ), saches qu‟elles sont également Miennes. Je ne suis
pas en elles mais elles sont en Moi. »

Ces trois manifestations, ou qualités, sattva (ce qui s‟accorde avec l‟existence pure), rajas (actif,
dominant) et tamas (obscure, inerte), font aussi partie des expressions de l‟Absolu. Ce sont des
modalités de ce même principe vital dont il était question dans la stance précédente, mais ces trois-là
sont mentionnées ici de manière à être conformes avec l'épistémologie védāntique. Le système
Sāṁkhya a ces trois guṇas (modalités de la nature). Il est vrai qu‟il n‟est pas évident de distinguer leur
existence dans la nature quand on l‟examine objectivement. Dans la nature la spécialisation s‟exprime
à trois différents niveaux, dont le tamasique (obscure et inerte) et le sattvique (ce qui s‟accorde avec
l‟existence, le pur) sont les deux extrêmes. (Page 332) Le tronc durci de l‟arbre est devenu mort et
inerte, et en ce sens on peut le comparer à la nature tamasique de l‟homme. D‟un autre côté,
l'extrémité de la pousse, le bourgeon ou la fleur, qui correspondent au sattvique, font preuve d‟une
extrême sensibilité et d‟une très grande spécialisation. C‟est ainsi que l‟on exprime le mieux la nature
spécifique de la plante. Un homme à l‟intelligence vive, ou à l‟esprit fin, est un être humain qui est
perfectionné ou spécialisé dans une certaine direction; et c‟est grâce à ce genre de spécialisation que
les plus belles valeurs qui distinguent un être humain ont une chance de s‟exprimer, au moins de
manière approximative. Mais à présent nous allons voir dans la Gītā que même ce type de

225
spécialisation n‟appartient pas à la vraie spiritualité au sens Absolu du terme, bien qu‟elle soit très
louable pour autant qu‟elle appartienne au domaine relativiste.

Entre ces deux extrémités, la nature s‟exprime Ŕ en quelque sorte Ŕ sur le plan
horizontal rajasique (actif, dominant). Un roi engagé dans une course-poursuite, ou qui écrase un
pays, est dans une humeur dominante ou active qui n‟a rien à voir avec les valeurs contemplatives.
Mais cette sorte d‟humeur est également naturelle à l‟homme. Dans la nature elle s‟exprime par une
envie de croissance quantitative ou numérique.

En pensant à ces trois niveaux il nous faut tout d‟abord garder à l‟esprit des valeurs et des intérêts, et
non pas des objets ou de simples états d‟esprit. L‟échelle de valeurs dont il est question ici est de celles
qui peuvent nous aider à comparer les différents types de spiritualité telles qu‟on les observe dans le
monde des hommes et des actes. Il y a l‟érudit, habituellement soumis il cherche à étudier et à
comprendre l‟Absolu. Il y a cet autre qui ne fait aucun effort, qui sombre dans des états d‟esprit
négatifs, et qui a tendance à se perdre dans des hallucinations et des superstitions. Le tempérament
hyperactif mène à des intérêts qui se situent tous à l‟extérieur de l‟axe contemplatif ou vertical.

Cette théorie sera davantage développée dans d‟autres chapitres de la Gῑtā. Ici, elle est soumise à la
discussion pour la première fois, et la nature relativiste de ces trois manifestations de valeurs
spirituelles est déterminée sans équivoque. L‟objectif de cette stance est d‟inclure à la fois des valeurs
relatives et des valeurs non-relatives au sein d‟une idée global de l‟Absolu.

Dans cette stance, l‟utilisation répétée de ca (et, aussi) sert à montrer que ces trois qualités ne doivent
pas être pensées individuellement mais qu‟elles doivent être considérées ensemble comme des
expressions des valeurs relativistes ou de la réalité. Il faut aussi inclure le paresseux parmi les
contemplatifs. (Page 333) Il n‟est pas extérieur au champ de la spiritualité Ŕ mais seulement sa
spiritualité ressemble à une lampe enfumée.

Remarquez la nature unidirectionnelle caractéristique de l‟assertion de la dernière ligne qui rappelle


l‟affirmation biblique selon laquelle ceux qui ne sont pas avec moi sont contre moi (Mathieu xii, 30).
Il semblerait qu‟il persiste ici, entre sujet et objet, un vestige de dualité semblable à la relation entre le
puruṣa (esprit) et la prakṛti (nature) du Sāṁkhya. Alors que l‟Absolu ne se trouve pas dans la nature
manifestée, on affirme que l‟inverse est vrai. La relation ressemble en quelque sorte à celle qu‟il y a
entre les vagues et l‟océan. L‟océan a des vagues mais la vague n‟est pas l‟océan. Dans la théologie
occidentale on a beaucoup discuté de la relation subtile qui existe entre Dieu et l‟homme. L‟accent est
mis dans cette stance sur la relation nécessaire - dont il faut que nous comprenions l‟existence - entre
l‟Absolu et la nature, (deux éléments) que la théorie du Sāṁkhya considérerait comme distincts. C‟est là
qu‟intervient la réévaluation du Vedānta.

[13] tribhir guṇamayair bhāvair


ebhiḥ sarvam idaṁ jagat|
mohitaṁ nābhijānāti
mām ebhyaḥ param avyayam||

« Leurré par ces trois manifestations (de valeur) le monde entier est incapable de Me connaître, (Moi)
qui suit au-dessus d‟eux et qui suit inépuisable. »

Le monde des valeurs entourant l‟homme présente une variété qui le déconcerte. Cette variété
appartient aux trois niveaux que nous avons distingués dans la dernière stance. Même si au sens relatif
elles peuvent être supérieures ou inférieures, il ne faut pas confondre ces valeurs avec la relation
bipolaire avec l‟Absolu, chose qui importe le plus dans la vie contemplative. Ayant dans sa vie des
attirances ou des répugnances pour ces valeurs relatives, l‟homme ordinaire passe à côté de la relation
plus audacieuse et plus généreuse qu‟il pourrait avoir avec l‟Absolu qui demeure inchangé et
inépuisable. La différence entre les valeurs relatives et les valeurs absolues est radicale et l‟une ne
mène pas à l‟autre de manière graduelle. C‟est cela que cette stance essaye de faire ressortir.

226
Le mot param (au-delà) montre cette distinction entre les valeurs relatives et les valeurs absolues. En
d‟autres termes, un homme qui s‟intéresse à la valeur Absolue appartient à un ordre qui est distinct ou
supérieur à tous les autres, même s‟ils sont dignes d‟éloges sur le plan relatif. (Page 334) Même s‟il
peut représenter des qualités sattviques (pures) d‟une grande perfection, l‟érudit brāhmin le plus sacré
qui soit n‟en demeure pas moins un relativiste que l‟on doit distinguer de celui qui représente en lui-
même la sagesse suprême de l‟Absolu.

[14] daivī hy eṣā guṇamayī


mama māyā duratyayā│
mām eva ye prapadyante
māyām etāṁ taranti te║

« En vérité, cette illusion divine qui est la Mienne (et) qui est constituée des manifestations (de valeurs
- guṇaḥ), est difficile à surmonter. Seuls ceux qui ne cherchent que Moi dépassent cette illusion. »

Après qu‟aient été mentionnées les valeurs relatives qui relèvent des trois guṇaḥ (manifestations ou
qualités, modalités de la nature), cela parait plutôt inattendu de trouver le qualificatif « divin » apposé
à māyā (illusion) qui est la résultante de leur interaction. Avant qu‟un homme atteigne l‟Absolu il faut
qu‟il transcende cette illusion. Par conséquent la divinité devient plus un obstacle qu‟une aide au
progré spirituel.

Naturellement la question se pose de savoir s‟il est pertinent d‟apposer l‟adjectif « divin » à l‟illusion,
mot qui induit des valeurs relativistes. S‟il y a une justification, elle se trouve dans le fait que ces trois
niveaux de valeur sont conçus ici comme appartenant à une échelle de valeurs contemplatives. Dans la
mesure où il s‟agit ici d‟une épistémologie contemplative, le terme « divin » est justifié. Daivῑ , le mot
qui est utilisé ici, signifie « appartenant à la lumière », et dans les Upaniṣads (ex. Iśa. 4) on fait parfois
référence aux cinq sens comme aux devas (dieux, ceux qui brillent). Tout ce qui a trait à la
compréhension relève de l'ordre des valeurs lumineuses. En ce sens, avant que l‟Absolu puisse être
perçu dans toutes ses pures connotations, māyā (l‟illusion) elle-même doit être comprise dans toute sa
gloire, bien qu‟elle soit encore relative. Ici, il est recommandé de considérer l‟illusion à la fois comme
un ennemi et comme un tremplin inévitable pour atteindre l‟Absolu.

Le terme guṇamayī (composé des modalités de la nature) définit en partie ce qu‟est māyā (l‟illusion).
La nature elle-même est l‟effet le plus général de māyā (illusion) et on la décrit souvent comme étant
triguṇātmikā (pour l‟essentiel identique aux trois modalités). De nouveau nous nous référons au
chapitre sur Māyā de la Darśana Mālā de Nārāyaṇa guru.

(Page 335) L‟expression duratyayā (difficile à surmonter) laisse penser que māyā (illusion) est le
dernier obstacle à surmonter avant d‟atteindre l‟état d‟Absolutiste. Toutes sortes de valeurs religieuses
font la mascarade sous le nom de spiritualité ou sous couvert de sacré, et cela résulte en une confusion
de valeurs que doit hardiment mettre en pièces celui dont l‟intelligence est fine et capable de pénétrer
dans le domaine de la valeur Absolue. Il est suggéré ici qu‟il faut écarter l‟idée de divinité elle-même,
car elle est encore relativiste.

L‟expression mām eva (Moi seul) sert à souligner la nécessité d‟établir une stricte bipolarité avec
l‟Absolu avant que l‟on puisse prétendre à une vraie spiritualité.

[15] na māṁ duṣkṛtino mūḍhāḥ


prapadyante narādhamāḥ|
māyayāpahṛta-jῆānā
āsuraṁ bhāvam āśritāḥ||

227
« Ce n‟est pas Moi que les malfaisants atteignent, insensés, les plus vils parmi les hommes; leur
sagesse étant distraite par l‟illusion (māyā), affiliés comme ils le sont à l‟aspect démoniaque (ou non-
intelligent) de la nature. »

Cette stance offre une image de ceux qui se détournent des valeurs contemplatives. Elle emploie des
qualificatifs forts pour faire un contraste avec ceux qui suivent l‟échelle de valeurs contemplatives de
la dernière stance, dans cette perspective où l‟on envisage les valeurs humaines possibles, daivῑ
(divine) et āsura (démoniaque) forment les pôles extrêmes.

L‟expression āsuraṁ bhāvam (manifestations d‟ordre démoniaque) sert simplement à faire ressortir le
contraste avec daivῑ (divine) de la stance précédente.

Le premier qualificatif choisi pour marquer ce contraste est duṣkṛtināḥ (malfaisants), ce qui nous
indique que ce sont les incitations à l‟action plutôt que l‟intérêt pour la sagesse qui différencie ces
personnes déchues. Elles sont condamnées par des expressions telles que mūḍhāḥ (insensés) et
narādhamāḥ (les plus vils des hommes). Ces plus vils parmi les hommes ne sont pas nécessairement
des śūdras (prolétaires) ni des candalas (hors castes), mais ils peuvent mêmes être des brāhmins qui
pensent en termes d‟un karma (action) qui implique des valeurs relativistes. Nous pouvons voir des
références tout aussi fortes au XVI, 19. Remarquez qu‟ici le mot āsuraṁ (démoniaque) ne s‟applique
pas aux êtres humains, mais à la globalité du monde des valeurs relativistes consistant en actes,
comme cela est indiqué dans l‟Iśa Upaniṣad, 3.

(Page 336) [16] catur-vidhā bhajante māṁ


janāḥ sukṛtino ‘rjuna│
ārto jijῆāsur arthārthi
jῆānī ca bharatarṣabha║

« Quatre sortes de (bien)faisants Me vénèrent, Arjuna; celui qui est en détresse, celui qui est en quête
de connaissance, celui qui est intéressé par les biens de la vie, et le sage, O Chef des Bhāratas
(Arjuna). »

Après avoir condamné ceux qui sont enclins à mal agir, nous nous tournons maintenant vers ceux qui
sont affiliés au contexte de la contemplation. Bien que le mot sukṛtināḥ (les bienfaisants) contienne la
racine KṚ- qui renvoie à l‟action, il est destiné à recouvrir toutes les personnes qui, au moyen de la
contemplation, adhèrent à un mode de vie juste parce qu‟ils désirent être bons ou vertueux au sens
purement spirituel et non pas au sens social du terme.

L‟expression bhajante māṁ (M‟adorent ou pensent intensément à Moi) renvoie à une forme de vie
contemplative plutôt qu‟à l‟action. Les malfaisants et les bienfaisants sont considérés comme de larges
subdivisions qui s‟appliquent à toute l‟humanité, mais pas trop littéralement, parce que la
contemplation n‟aboutit pas forcément à l‟action.

Il faut remarquer que les quatre catégories mentionnées ici n‟ont rien en commun avec les quatre
varṇas (couleurs ou castes) répertoriés au XVIII, 41 et suivantes. Ici, les catégories se rapportent à des
variétés de vie contemplative plutôt qu‟à des structures sociales, même s‟il est vrai que même ici un
certain degré de nécessité joue un rôle de facteur régulateur. Par exemple le terme ārthaḥ (la personne
qui souffre) est celle qui doit nécessairement être soulagée de sa souffrance. L‟asservissement qui
provient de l‟ignorance est également une forme de nécessité, c‟est d‟elle que le jijῆāsur (celui qui est
en quête de sagesse) cherche à se libérer, pour se sentir libre et heureux. En l‟absence de ces grossiers
et subtils facteurs de nécessité, l‟homme a généralement tendance à tendre la main vers les diverses
catégories de biens qui vont lui amener du plaisir (auxquelles on se réfère ici par le mot ārtha).
Quelque puisse être la supériorité impliquée dans le « bien » du dernier cas, elles font toutes trois
encore partie du monde relatif. Il reste cependant le cas du vrai jῆānῑ (le sage) qui n‟est pas du tout
concerné par ces catégories. La caractère unique de sa position est isolé et mis en valeur dans les deux
stances suivantes. Le sage n‟est intéressé que par l‟Absolu, voilà pourquoi il est le seul à se distinguer.

228
[17] teṣāṁ jñānī nitya-yukta
eka-bhaktir viśiṣyate|
priyo hi jñānino 'tyartham
ahaṁ sa ca mama priyaḥ||

(Page 337) «Parmi ces (quatre sortes de bienfaisants), le sage qui est pour toujours lié à Moi, et qui M‟est
toujours unitivement affilié, surpassent les autres; car Je suis cher à l‟extrême pour le sage, et il M‟est
cher. »

Dans les trois premiers cas cités à la stance 16, la relation n‟est ni unitive ni strictement bipolaire.
Cette stance-ci précise que ce n‟est que dans la relation où le sage pense à l‟Absolu qu‟existe la
relation de bipolarité qui est une condition préalable à l'existence de toute véritable contemplation.
Quand s‟établit une telle bipolarité de contemplation, il n‟y a plus de distinction entre le sujet et
l‟objet, entre le méditant et l‟Absolu sur lequel il médite. On peut dire tout aussi bien que le méditant
est attaché à l‟Absolu ou que l‟Absolu est attaché au méditant.

Les termes nitya-yuktaḥ (pour toujours uni) et eka-bhaktiḥ (unitivement affilié) font ressortir les effets
de cette relation de bipolarité contemplative et nécessairement pérenne.

On appelle parfois la doctrine de la Gītā ekāntika bhakti-yoga (yoga de la dévotion solitaire), et des
expressions comme ananyās cintayanto mām (méditant sur Moi à l‟exclusion de toute autre chose) au
IX, 22, et ananyayogena (avec un yoga débarrassé de tout ce qui est extérieur /superflu) au XIII, 10,
sont des expressions favorites que l‟on trouve à beaucoup d‟endroits de la Gītā. Elles servent à mettre
l‟accent sur cette même condition de bipolarité.

Le mot atyartham (jusqu‟à l‟extrême limite) montre le caractère Absolu de la relation qui a été établie,
relation au sein de laquelle il n‟y a ni supériorité ni infériorité. Dans la sainteté tous les vrais
contemplatifs jouissent d‟un statut égal. Lorsqu‟il s‟agit d‟Absolu, on peut dire que la spiritualité
atteint son terme ou sa limite.

[18] udārāḥ sarva evaite


jñānī tv ātmaiva me matam│
āsthitaḥ sa hi yuktātmā
mām evānuttamāṁ gatim║

“Ils sont tous honorables, mais selon Ma ferme opinion le sage est le Soi lui-même. En effet, celui qui
a établi son Soi dans l‟unité, reste sur Ma voie, et il n‟y a rien qui soit supérieur à Ma voie. »

(Page 338) La même vérité est ici réaffirmée du point de vue du Soi plutôt que du point de vue de
l'Absolu. La distinction théologique, qui persistait encore à la stance 17, entre celui qui vénère et celui
qui est vénéré tend à disparaître totalement dans cette stance-ci où le centre de gravité glisse pour ainsi
dire vers le Soi; dans la science de l‟Absolu (brahmavidyā) le Soi est identique à l‟Absolu. Dans la
science de l‟Absolu (brahmavidyā), Ānanda (valeur), Ātmā (Soi) et Brahman (l‟Absolu) sont tous
trois interchangeables (voir la Darśana Mālā de Nārāyaṇa Guru, chapitre sur la Bhakti, stance 5).

Les trois autres catégories dont il est question à la stance 16 ne sont pas totalement condamnées. Sur le
plan relatif elles ont un statut ou une valeur qui leur est propre. Ici, cependant, l‟éloge est soumis à la
restriction qui est appliquée à la stance 23 de ce chapitre, où toutes les personnes dont le mental est
affilié au plan relatif sont appelées alpamedhasāḥ (personnes de petite intelligence). En suivant cette
précaution consacrée par l‟usage qui consiste à respecter l‟opinion antérieure plutôt que de la réduire à
néant, nous devons comprendre que le terme udārāḥ (honorable) qui est utilisé ici est une façon de
« condamner en faignant de faire l‟éloge ». L‟exemple de l‟Absolutiste est considéré comme étant
celui qui a le plus de valeur parce qu‟on peut dire de lui qu‟il suit la voie de l‟Absolu LuiŔmême, cette
voie qui est suprême et sans égale.

229
Si on considère que le mot yuktātmā (dont le Soi est établi dans l‟unité) concerne une personne qui suit
la voie de la sagesse, dans la pratique cela revient à dire qu‟un homme a fusionné avec l‟Absolu, parce
qu‟on peut parler de l‟Absolu comme étant une voie tout autant que comme étant une réalité.
Considérer que la voie de l‟Absolu et celui qui vénère l‟Absolu sont identiques ne va pas à l‟encontre
de l‟esprit du Védānta.

[19] bahūnāṁ janmamām ante


jñānavān māṁ prapadyate|
vāsudevaḥ sarvam iti
sa mahātmā sudurlabhaḥ||

« Après de nombreuses naissances, le sage M‟atteint. Une si grande âme (Self), qui pense que
Vāsudeva est tout, est vraiment rare à trouver. »

La religion des Bhāgavatas est entrée en vogue à un moment de l‟histoire de l‟Inde où il fallait
reformuler les enseignements des Upaniṣads sous une forme populaire. L‟ekāntika bhakti-yoga (yoga
de la dévotion solitaire) était leur principale doctrine, et la figure centrale de l‟ācārya (professeur) de
cette expression religieuse était le fils de Vāsudeva également connu sous le nom de Kṛṣṇa ou
Vāsudeva, qui est identifié avec le Kṛṣṇa de la Gῑtā. (Page 339) Cette stance instaure une relation entre
la religion de Vāsudeva et l‟enseignement de la Gῑtā. Dans la Gῑtā, Kṛṣṇa représente l‟Absolu, et,
lorsqu‟il considère que l‟univers entier et le Soi sont unitivement inclus dans l‟Absolu tel qu‟il est
représenté par Vāsudeva - le suprême Guru de cet enseignement -, le sage devient définitivement et
unitivement établi dans la sagesse, sans qu‟il ne reste plus aucune trace de dualité entre disciple et
Guru Ŕ sans parler de la dualité entre celui qui vénère et celui qui est vénéré.

La religion Bhāgavata avec son culte à Vāsudeva comporte aussi d‟autres doctrines comme celle du
Vyūha, personnages hypostatiques comme Saṁkarṣana etc., que la Gῑtāt ignore, et qui vont aussi à
l‟encontre de l‟esprit du Vedānta. Percevoir le principe qui fait que Vāsudeva représente l‟Absolu est
une très rare possibilité que seuls possèdent des mahātmās (grandes Âmes). Non seulement, à un
moment déterminé, il est rare de rencontrer un tel mahātmā (grande Âme) dans ce monde, mais un
homme si perfectionné et de si grande sagesse doit être le produit d‟une longue expérience, pour le
dire dans le langage courant (vyāvaharika).

Avant d‟indiquer avec plus de précision la différence qu‟il y a entre la doctrine de la Gῑtā et les
doctrines qui prévalaient avant elle, il serait pertinent de donner la référence historique qui révèle
l‟origine de ce nouvel enseignement, comme c‟est le cas pour la Bible lorsque Jésus dit: « Vous l‟avez
entendu dire… mais en vérité je vous le dit… ». Avant que nous abordions les discussions à
proprement parler qui viendront dans les chapitres suivants, cette stance sert donc à marquer une sorte
de ponctuation entre le pūrva pakṣa (critique antérieur) et le siddhānta (conclusion finale) de cet
important chapitre.

[20] kāmais tais tair hṛta-jñānāḥ


prapadyante 'nya-devatāḥ|
taṃ taṃ niyamam āsthāya
prakṛtyā niyatāḥ svayā||

« Leur sagesse distraite par tel (ou) tel (autre) désir (contrepartie) ils atteignent d‟autres divinités,
engagés dans telle ou telle obligation qui leur est propre, poussés (selon le cas) par leur nature
personnelle. »

Cette stance-ci et les quatre suivantes se réfèrent à la subtile relation dialectique qu‟il y a entre
l‟aspirant à la spiritualité et l‟objet de l‟adoration qu‟il peut avoir comme idéal ou comme objectif.
Dans chaque cas il y a un sujet qui est l‟aspirant ou le dévot, et un idéal ou un but, qui est une valeur
adulée ou à laquelle on aspire.

230
(Page 340) Pour que nous puissions cerner toute la portée de ces stances il est important que nous
gardions à l‟esprit le fait que chaque aspirant a sa propre contrepartie naturelle dans son objet ou dans
son aspiration. Dans chaque cas ils sont associés par une relation subtile et réciproque. Dans chaque
cas l‟intérêt inné correspond à l‟objet d‟intérêt, et dans chaque exemple c‟est la loi des semblables qui
s‟attirent.

Avant d‟aborder le sujet de la stricte bipolarité telle qu‟elle devrait se rapporter au contexte de la
contemplation prise au sens absolutiste du terme, l‟auteur énonce ici le principe de cette même
bipolarité qui, même dans la domaine de la nature relativiste, prévaut normalement dans toutes les
variétés d‟affiliation spirituelle. Dans chaque cas le bien qu‟il en découle pour l‟aspirant dépend de la
nature de la bipolarité établie.

Ainsi, même si ces cinq stances traitent de la spiritualité relativiste, elles ne sont pas sans rapport avec
l‟Absolu. Dans le domaine relativiste aussi, quelques soient les bénéfices qu‟en tire le dévot, dans le
principe ils relèvent de l‟Absolu alors même qu‟ils semblent provenir de l‟objet de culte. Même
l‟élément-joie inhérent au plaisir sensuel relève en définitive de l‟Absolu, parce qu‟un simple contact
de matière inerte avec de la matière inerte ne peut pas produire de la joie. Par conséquent, quelques
soient les bénéfices qui sont agréables dans un contexte quelconque, relatif ou Absolu, on doit se dire
qu‟ils résultent de l‟interaction des contreparties d‟une situation de bipolarité dans laquelle sujet et
objet sont impliqués de la façon que nous avons expliquée ci-dessus.

La plus perfectionnée des relations de ce type est celle où il y a une bipolarité entre le Soi qui cherche
le bonheur et l‟Absolu, et dans ce cas le bonheur « est une joie pour l‟éternité » au sens absolu.

Revenons-en maintenant à la stance 20. La pure sagesse tend à être libre de passion. Elle n‟est
intéressée à rien d‟autre qu‟à la valeur suprême. Mais les intérêts relatifs se trouvent sur un plan
différent. Ils ont tendance à détourner l‟esprit de l‟homme du sublime chemin de la sagesse pure, le
soumettant à un objet d‟intérêt qui se situe à l‟extérieur de cette voie suprême.

Ces intérêts horizontaux ne sont pas tous de type ordinaire. Il y a des gens pieux et religieux qui sont
capables de s‟intéresser à des déités ou à des idéaux supérieurs situés au-dessus des plaisirs de sens
commun. Toutes les valeurs positives qui s‟élèvent au-dessus du niveau commun peuvent être
considérées comme de brillantes valeurs. Nous savons que parfois les Upaniṣads considèrent les sens
comme des devas (entités brillantes). (Page 341) Par conséquent, nous devons comprendre ici que les
anyadevatāḥ recouvrent toutes les valeurs humaines relativistes qui ne s‟inscrivent pas dans le cadre
de la voie suprême de la sagesse.

L‟intérêt que de telles valeurs apportent à l‟aspirant est un intérêt qui l‟éloigne du véritable chemin de
la sagesse. L‟expression taiḥ taiḥ (par eux par eux) répété deux fois sert à indiquer que chaque désir
relativiste a une contrepartie qui lui correspond, et que l‟attirance pour une valeur relative n‟est pas
confuse ni liée au hasard, c‟est ce que nous avons tenté d‟expliquer. Le mot hṛta (tirée) sous-entend
qu‟ils dévient de la droite ligne de la sagesse car celle-ci pâtit de leur soumission aux valeurs
relativistes. Le préfixe anya- (autre) apposé à devatāḥ (divinités) clarifie ce fait davantage encore.
Selon la Gῑtā IV, 11, il ne peut y avoir d‟autres divinités excepté au sens où nous l‟avons expliqué. On
les appelle « autres divinités » parce qu‟elles ont tendance à compromettre la sagesse considérée au
sens plein du terme.

La répétition tam-tam (celle-ci, celle-ci) accentue davantage ce même facteur dans les contreparties, la
plupart des traductions ne montrent pas la force de cette répétition, mais elle est de la plus haute
importance. Prescrit dans chaque cas, le niyama (règle), ou injonction pour le rituel, varie selon
chacune des paires de contreparties dont il est question. S‟ils sont védiques, alors des prescriptions
d‟ordre védiques prévalent; s‟ils ont une valeur théologique il faudra suivre les formes de cultes
données. Et il en est de même pour les différentes formes de dévotion, comme par exemple dans la
dévotion à Ganeśa, etc. Chacune a une règle qui lui appartient en propre. En outre, ces règles se

231
fondent sur leur nature-même. Par exemple, les personnes qui aiment la pompe affectionnent les
cérémonies. Dans le domaine de la spiritualité relativiste, c‟est donc le caractère qui décide quel
niveau ou quelle espèce d‟affiliation sera adopté. Le mot niyatāḥ (contraints) sous-entend un élément
compulsif qui provient de l‟attirance qui existe naturellement entre les contreparties.

[21] yo yo yāṁ yāṁ tanuṁ bhaktaḥ


śraddhayārcitum icchati|
tasya tasyācalāṁ śraddhāṁ
tāṁ eva vidadhāmy aham||

«Quelque soit la forme (particulière) avec laquelle un dévot désire vénérer avec foi, j‟affermi (chacun de
ces dévots) dans la foi qui lui est propre. »

(Page 342) De nouveau ici trois paires de pronoms démonstratifs sont utilisés pour mettre l‟accent sur
la nature bipolaire de la relation dont il est question dans toute recherche spirituelle. Il se peut qu‟un
homme croit à tort en un objet ou en une valeur qui ne s‟accorde pas vraiment à la valeur suprême,
mais toute forme de valeur, pour autant qu‟elle soit une valeur, doit nécessairement et au moins
implicitement avoir de l‟Absolu en elle, car, comme nous l‟avons indiqué auparavant, deux pôles
négatifs ne peuvent pas s‟attirer l‟un l‟autre. La matière ne peut pas avoir de la valeur pour la matière
elle-même.

Quelques soient les contreparties impliquées dans cette situation dialectique, le facteur valeur qui en
découle doit dépendre de la contrepartie compensatrice. Ainsi, pour avoir un intérêt quelconque, les
valeurs doivent dépendre de quelque chose qui soit l‟une ou l‟autre de ces contreparties. La valeur
Absolue que Kṛṣṇa représente entre donc en scène. Quand la valeur devient pleinement Absolutiste,
les contreparties fusionnent en une seule valeur centrale et unitive.

Les mots tanum (corps), bhaktaḥ (dévot) et arcitum (vénérer) appartiennent tous trois au contexte du
culte idolâtre, mais la signification ici ne se limite pas à ce contexte. Quand un homme rend un culte à
une image il y a d‟un côté, le bhaktaḥ (dévot), l‟aspect subjectif, le fait de rendre hommage avec des
fleurs (arcana), et l‟image, la forme ou l‟objet du culte que l‟on appelle ici tanum (corps).

Ces trois aspects sont incontournables quelque soit la façon dont on apprécie la valeur au sens
religieux du terme. Même des valeurs théoriques comme celle qui consiste à vénérer un Dieu suprême
comprennent ces trois éléments. Chaque homme selon son tempérament ou son éducation aime rendre
un culte, ou est disposé à le rendre, selon la manière qui lui est propre.

C‟est la valeur Absolutiste implicite dans chaque valeur relative qui relie le dévot avec l‟objet de
dévotion. Même si un homme s‟intéresse à un penny, c‟est la valeur unitive de la livre qui, par
principe, est l‟objet de son intérêt, même si elle ne l‟est que de façon indirecte. Comme nous l‟avons
déjà dit auparavant, l‟Absolu est une pièce pour laquelle un montant de petite monnaie, aussi élevé
soit-il, ne peut suffire.

Bien qu‟ainsi la relation entre l‟Absolu et l‟objet de culte particulier soit unique par nature, au moins
en principe, il y a entre eux un lien que l‟on peut se représenter au sens figuré comme étant une sorte
de validation. Ce n‟est qu‟à ce titre que l‟on doit comprendre qu‟il semble y avoir dans ces stances une
tolérance vis-à-vis des autres cultes.

L‟Absolu est nécessairement derrière toute forme d‟adoration, quelque puérile qu‟elle puisse-t-être,
mais, comme le clarifie la stance 23 à laquelle nous avons déjà fait référence, cela ne signifie pas pour
autant que toutes les formes d‟adoration sont d‟égal statut.

(Page 343) La relation de bipolarité qui est établie entre les contreparties se confirme ou se renforce
parce qu‟il faut qu‟il y ait des éléments de valeur dans toutes les relations de ce type, et on peut dire

232
que dans chaque cas la valeur, qui est dépendante de l‟Absolu, sanctionne ou confirme la relation,
quelques soient les circonstances, exactement dans la forme avec laquelle la relation s‟établit.

Cependant le sage choisit ses centres d‟intérêt, et se faisant il s‟élève sur l‟échelle des valeurs, ce qui
le mènera finalement à la valeur qui est Absolue.

[22] sa tayā śraddhayā yuktas


tasyārādhanam īhate|
labhate ca tataḥ kāmān
mayaiva vihitām hi tān||

«Lui, doté de cette foi, cherche à rendre un culte à telle personne, et obtient ce qu‟il désire de cette
personne, les bénéfices ayant été décrétés par Moi. »

Dans cette stance il est question du même principe dont nous avons parlé à la stance 21. Ici le sujet qui
prend la première place est la foi et non la forme de culte. En outre cette stance met en évidence la
relation indirecte qui existe entre la valeur de l‟Absolu et la valeur relative qui est l‟objet du culte de
l‟adorateur ignorant.

Les mots kāmān (désirs) et hitān (bénéfices) sont interchangeables, si ce n‟est que le premier se
réfère à l‟objet et que le second se réfère au sujet.

[23] antavat tu phalaṁ teṣāṁ


tad bhavaty alpa-medhasām|
devān deva-yajo yānti
mad-bhaktā yānti mām api||

« En effet les bénéfices (qui incombent) à ceux qui sont peu intelligents ont un terme; ceux qui font
des sacrifices en faveur des divinités vont aux divinités, mais Mes dévots viennent à Moi. »

Il faut interpréter cette stance à la lumière du IX, 23-25 et aussi à la lumière de l‟affirmation plus
générale qui est donnée au IV, 11. Cependant ici il n‟est question que des devas (dieux, divinités, les
glorieux) qui sont des entités hypostatiques qui restent encore dans le domaine des finalités relatives.
(Page 344) Cette stance insiste sur le fait que quelque soit la valeur de cette foi, celle-ci a une fin et
qu‟elle n‟appartient pas au domaine de la vraie contemplation.

L‟expression alpa-medhasāḥ (ceux dont l‟intelligence est petite) montre assez clairement ce
dénigrement. Au lieu de condamner le culte relativiste la Gῑtā l‟autorise, tout en montrant clairement à
quel point sa position est inférieure. Elle ne mélange pas tout sous le vague terme de « tolérance » que
beaucoup de passionnés proclament pour l‟Hindouisme. La distinction entre les deux formes de
dévotion est clairement affichée. En tant que représentant de l‟Absolu, Kṛṣṇa préfère certainement que
ses dévots viennent à Lui plutôt que de se tourner vers les divers dieux, surtout s‟il s‟agit de ceux du
monde védique. En accord avec l‟esprit du III, 26, toutes les idées relativistes de divinité sont
réprouvées, même si elles sont généreusement autorisées par égard aux sentiments des autres.

[24] avyaktaṁ vyaktim āpannaṁ


manyante mām abuddhayaḥ|
paraṁ bhāvam ajānanto
mamāvyayam anuttamam||

« Les personnes qui ne réfléchissent pas Me considèrent comme étant la manifestation du non-
manifesté; ne connaissant pas Ma (valeur) suprême, inépuisable, sans supérieure. »

L'Absolu est au-delà de toute prédiction, qu‟elle soit méthodologique, épistémologique ou réelle. A
commencer par cette stance, c‟est indéniablement ce que veut souligner la dernière section de ce

233
chapitre avant de passer aux aspects détaillés de l‟Absolu qui seront donnés dans les chapitres
suivants.

En se souvenant qu‟à la stance 2 de ce chapitre (Kṛṣṇa) avait promis qu‟il livrerait une image de
l‟Absolu complète et globale dans ce chapitre-même, il est naturel que nous nous attendions à ce que
le sujet soit finalement parachevé, avec toutes ses implications les plus subtiles, pour trouver sa place
dans la partie actuelle qui conclut ce chapitre et qui en est la plus importante en théorie.

Les stances 24 à 27 inclue font une dernière tentative pour compléter la représentation de cet Absolu
imprévisible autant qu‟il est possible de le décrire.

La présente stance 24 énonce le caractère global de l‟Absolu en termes de manifestation et de non-


manifestation. (Page 345) Elle reconnait quatre façons possibles d‟écarter les anticipations que l‟on
fait sur l‟Absolu.

(Page 345) En premier lieu elle nie que ce qui est manifesté soit l‟Absolu, bien qu‟il découle de
quelque chose d‟antérieur qui est non-manifesté. Deuxièmement, elle écarte la théorie (plus
philosophique) selon laquelle le non-manifesté est l‟Absolu, bien qu‟il parvienne à se manifester sous
la forme du monde visible. Troisièmement, elle écarte la prise de position d‟un philosophe qui croirait
que le manifesté et le non-manifesté sont deux aspects du même Absolu, position que Śaṅkara s‟est
donné beaucoup de peine à réfuter (dans sa critique du bheda-abheda vāda « théorie de la différence et
de la non-différence », Commentaire du Brahma-sūtra, I, iv, 20 et III, ii, 29). Quatrièmement, pour ce
qui reste en définitive, nous avons une assertion convenable qui stipule que l‟Absolu est une entité
qu‟il faut inclure parmi les entités abstraites ou concrètes que le mental est capable de concevoir de
façon statique ou de façon existentielle. Ici, il ne faut pas du tout considérer que l‟Absolu est une
chose. L‟Absolu est d‟ordre unique, il n‟appartient qu‟à lui-même et il n‟a rien en commun avec des
éléments ou des entités, quelque subtils ou perceptuels qu‟ils puissent être. L‟Absolu est le suprême, et
par conséquent il est au-dessus de tout, même s‟il englobe tout. On ne peut donc rien affirmer à son
sujet, mais tout ce qui est affirmé tire sa réalité de Lui.

Cette interprétation qui va au fond de cette stance se justifie, non seulement à la lumière de la nature
de ce chapitre, mais aussi parce que ce caractère imprédictible de l‟Absolu se retrouve dans de
nombreuses Upaniṣads (voir en particulier la Māṇḍūkya Upaniṣad stance 7).

Le terme abuddhayaḥ (irraisonnables) désigne les personnes qui n‟ont pas de méthode de
raisonnement appropriée, mais qui n‟ont qu‟une vague forme de ferveur religieuse. La Gῑtā ne se lasse
jamais d‟insister sur le mot buddhi (raison) et ses dérivés qui apparaissent des dizaines de fois dans
cette œuvre; et ceux qui sont familiarisés avec la Gῑtā ne peuvent passer à côté du sens qui lui est
donné ici. Ici, l‟attitude rationnelle et philosophique se voit attribuer la place qui lui convient dans la
vie spirituelle.

On utilise généralement le mot param (au-delà, transcendant, ou suprême) en marquant son


opposition à aparam (immanent ou non-transcendant). Cette dualité peut convenir ici en ce qu‟elle est
un moyen méthodologique de distinguer les deux aspects de l‟Absolu. Mais si nous considérons
l‟Absolu comme un but ou une valeur ultime, alors même cette dualité disparait.

Il y a une valeur qui ne laisse rien à l‟extérieur ni au-delà d‟elle. Les deux qualificatifs qui sont ici à la
fin de la stance, avyayam (inépuisable) et anuttamam (à laquelle il n‟y a rien de supérieur) servent à
marquer le caractère unique de l‟Absolu en termes de valeur, plutôt qu‟en fonction d‟une simple
réalité philosophique.

(Page 346) La référence aux valeurs vitales, qui sont solidairement à la fois immanentes et
transcendantes, et qui seront citées dans les deux dernières stances de ce chapitre, nous confirme
qu‟une fois encore il s‟agit bien ici d‟une valeur plutôt que d‟un concept philosophique. Comme nous
le verrons, le VIII, 18-20 viendra encore confirmer l‟interprétation que nous avons donnée.

234
[25] nā 'ham prakāśaḥ sarvasy
yoga-māyā-samāvṛtaḥ|
mūdho 'yaṁ nābhijānāti
loko mām ajam avyayam||

« Tous ne perçoivent pas Ma brillance; masqué comme Je le suis par l‟effet trompeur de la réalité
négative (yoga-māyā) ce monde induit dans l‟erreur ne Me connait pas, (Moi qui ne suis) pas né et qui
suis inépuisable. »

La clarté ou la limpidité (luminosity) avec laquelle on appréhende ou on évalue cette unique valeur
suprême que l‟on appelle l‟Absolu n‟est pas donnée à la majorité des êtres humains. La raison en est
donnée. Ce qui est appelé yoga-māyā (l‟effet trompeur de la réalité négative) produit un voile. La
nature de ce voile a intrigué les commentateurs.

Śaṅkara donne deux explications possibles: premièrement il nous dit que māyā est la résultante des
trois guṇas (niveaux de valeur ou modalités) mixées ensemble; et deuxièmement que māyā appartient
à Dieu ou Ῑśvara quand il a pour attribut la persévérance mentale.

Ces deux explications sont encore floues et elles ne sont pas satisfaisantes. Nous savons que le mot
yoga signifie union entre deux aspects de la réalité. Parmi beaucoup d‟autres paires possibles,
l‟immanent et le transcendant, le Soi et le non-Soi peuvent être considérés comme deux de ces paires
d‟aspects. Quelque soit le concept réel impliqué, sur le plan méthodologique nous devons distinguer
deux pôles. Ces pôles interagissent et, dans la mesure où la dualité persiste dans le produit de cette
interaction de bipolarité, elle ne fait que nous déconcerter. Donc, cette forme de yoga (union) étant
entachée de dualisme, elle tend à confondre notre jugement eut égard à la suprême valeur de l‟Absolu.
En ce sens, māyā (illusion ou principe d‟erreur) et yoga (union) vont main dans la main pour mettre en
échec l‟objectif de la sagesse. Etant donné que dans le mental de l‟homme māyā est le plus subtil et le
plus général principe d‟erreur ou d‟apparence, yoga-māyā signifie donc l‟effet trompeur de la réalité
négative.

(Page 347) Les qualificatifs ajam (qui n‟est pas né) et avyayam (inépuisable) ajoutent d‟autres
caractéristiques à l‟Absolu au sens où nous devons le comprendre ci-dessus. Avec ces qualificatifs le
facteur temps s‟introduit ici pour aboutir dans la stance suivante à la référence à la relation entre le
temps et l‟Absolu. Ajātavāda (théorie du monde en ce qu‟il est inné) et vivartavāda (théorie du monde
en tant que pressentiment) qui pourraient être considérés comme des corollaires à māyāvāda (théorie
du monde en tant qu‟illusion ou principe d‟erreur) sont sous-entendus dans ces qualificatifs, ce qui
nous indique que l‟idée de l‟Absolu fait référence au temps pure ou à l‟éternel présent tel qu‟on le
comprend dans la philosophie de Bergson ou celle de Plotin.

[26] vedāhaṁ samatītāni


vartamānāni cārjuna|
bhaviṣyāṇi ca bhūtāni
māṁ tu veda na kaścana||

« Je connais les êtres du passé, du présent et ceux qui sont à venir, O Arjuna, mais aucun ne Me
connait. »

A première vue il semblerait que Kṛṣṇa se plaigne du fait que personne ne le connaisse vraiment. On
pourrait donc croire que toutes les possibilités de connaître l‟Absolu soient totalement bloquées.

Cette interprétation superficielle n‟est pas celle que l‟auteur cherche à susciter. Ce qu‟il veut mettre en
évidence ici c‟est que les êtres vivants, ou personnes, ont deux manières de connaître; l‟une que l‟on
pourrait considérer comme étant statique, mécaniste ou concrète; et l‟autre comme étant intuitive,
dynamique ou essentielle. La première manière, ou manière statique, est celle où les êtres sont

235
objectivement fixés comme étant de simples expressions de l‟Absolu. C‟est là où l‟on peut dire que la
multiplicité des êtres existent en une série illimitée de coupes transversales de la réalité qui ne sont
interconnectées ni intuitivement, ni dans leur aspect essentiel, et qu‟il n‟y a pas de transparence de
vue. Cette façon statique de voir exclut toute vision de l‟Absolu dans son ensemble ou dans son
intégralité. En tant que tels, étant donné que ce sont des entités objectivement spécifiques, les êtres ne
peuvent jamais comprendre pleinement l‟Absolu. La vision de l‟Absolu est possible par
l‟identification intuitive du sujet et de l‟objet. La lampe de la sagesse devient transparente dans la
mesure où la triputi (division fondée sur les trois éléments: sujet, objet et signification) est
transcendée.

(Page 348) C‟est pourquoi la méthode intuitive est recommandée pour vaincre l‟ignorance. Le thème
du chapitre entier porte sur la façon de connaître l‟Absolu dans sa globalité. Par conséquent, la
distinction entre les deux manières de connaître que l‟on met en évidence ici est pertinente.

[27] icchā-dveṣa samutthena


dvandva-mohena bhārata|
sarva-bhūtāni saṁmohaṁ
sarge yānti parantapa||

« A cause de l‟illusion sur les paires d‟opposés qui provient de l‟attraction et de la répulsion, O
Bhārata (Arjuna), tous les êtres en étant créés sont sujet à la confusion (des valeurs), O, Toi Qui brûle
l‟Ennemi (Arjuna). »

Le thème des stances 27 et 28 est le dvandva (paire d‟opposés) au sens philosophique. Toute dualité
implique des valeurs qui génèrent un conflit chez l‟individu. Dans de nombreux domaines les
attractions et les répulsions créent une confusion générale des valeurs qui forment un brouillard dans
lequel l‟individu se perd. C‟est du dvandvamoha (confusion générée par les opposés) dont il est
question dans ces deux stances. Les attractions et les répulsions peuvent être en rapport aux valeurs
quotidiennes, ou elles peuvent comprendre des valeurs spirituelles.

Lorsqu‟un être vient au monde, le fait même d‟entrer en contact avec le monde matériel démarre le
processus d‟attraction et de répulsion; l‟exemple fondamental de ce processus, celui du chaud et du
froid, est mentionné au début de la Gῑtā au II, 14. Un enfant ne veut pas de températures extrêmes et il
est donc pris entre ces deux limites qui sont typiques de celles qui peuvent exister dans le monde
physique. Ici, les dvandvāḥ (paires d‟opposés) ne sont pas dvaita (dualité) mais ils font référence au
plaisir et à la peine dans le monde réel, ou aux intérêts conflictuels qui se présentent instantanément à
chaque homme.

Cette lutte entre plaisir et peine est commune à tous les êtres et elle se révèle à la naissance-même. En
partant d‟exemples basiques comme celui du chaud et du froid, nous nous élevons sur une échelle qui
inclut toutes les valeurs nécessaires. Là où les conflits sont neutralisés, les paires d‟opposés deviennent
inopérants. Alors la vision des vraies valeurs s‟éclaircit.

(Page 349) Par conséquent, l‟attitude que doit cultiver l‟homme spirituel est celle qui consiste à éviter
l‟attraction et la répulsion, de façon à pouvoir transcender la nécessité sans conflit et à pouvoir
calmement contempler toute la teneur de l‟Absolu.

Le mot sarge (en étant créés) donne à cette stance la tournure qui la relie au sens de la stance suivante,
la dernière du chapitre. Nous devons nous rappeler que l‟objectif principal de ce chapitre est de donner
une image complète de l‟Absolu de façon à ce que rien n‟en soit exclu, comme cela a été promis au
début, à la stance 2.

[28] yeṣāṁ tv anta-gataṁ pāpaṁ


janānāṁ puṇya-karmaṇām|
te dvandva-moha-nirmuktā

236
bhajante māṁ dṛdha-vratāḥ||

« Mais ces personnes dont les actes sont purs et qui en ont fini avec le péché, libérés du conflit des
paires d‟opposés, ils Me vénèrent avec une ferme détermination. »

A l‟inverse, cette stance nous expose le cas d‟un homme qui a transcendé le conflit provenant de
l‟attraction et de la répulsion des paires d‟opposés. Ici, les termes pāpam (péché) et punyam (pur, bon,
sacré) sont introduits, ce qui fait passer les valeurs du domaine de la nécessité à celui de la
contingence. L‟homme qui est sanctifié ici est un homme qui est capable de choisir des valeurs
humaines qui sont élevées tout en étant normales, et qui n‟est pas perturbé par les attractions et les
répulsions communes. Ce n‟est pas du péché ou de la grâce ordinaires dont il est question ici, car ils
impliqueraient de nouveau une dualité. Comme cela a été stipulé au V, 15, et, par exemple, dans la
Kauṣῑtaki Upaniṣad I, 4, tous deux, le péché et la grâce, ont été considérés comme étant hors du cadre
de vie d‟un sage.

Ces stances qui servent de conclusion, ont pour but d‟amener la discussion du chapitre suivant et des
chapitres ultérieurs sur ce qu‟implique la science de l‟Absolu. Le chapitre Neuf nous livrera un
examen totalement détaillé. Ce qui nous explique pourquoi ce chapitre s‟arrête brièvement sur une
référence à un mode de vie, plutôt que de nous énoncer une théorie philosophique.

A première vue l‟expression dṛdha-vratāḥ (ceux qui ont une ferme détermination) pourrait laisser
penser que même les personnes qui suivent le mode de vie de la Gῑtā observent des disciplines austères
et rigoureuses. Mais ce qui nous est suggéré ici, ce n‟est pas qu‟elles doivent se plier à une telle
discipline, mais plutôt que, grâce à l‟émancipation même qu‟elles ont prise par rapport au conflit des
attractions et des répulsions, elles sont bien établies dans un mode de vie qui est droit, normal ou
spirituel. (Page 350) Tout naturellement elles mènent une vie dont toutes les activités sont pures. Elles
ne choisissent pas délibérément des pratiques décrétées comme étant aussi sacrées que celles prescrites
par les écritures.

[29] jarā-maraṇa-mokṣāya
mām āśritya yatanti ye|
te brahma tad viduḥ kṛtsnam
adhyātmaṁ karma cākhilam||

« Faisant appel à Moi, tous ceux qui s‟efforcent de se libérer de la décrépitude et de la mort, Le
connaissent, cet Absolu, (ils savent) tout ce qui constitue la connaissance du Soi, et tout ce qui
appartient à l‟action (rituelle). »

Dans la stance précédente les différents flux de spiritualité qui prévalaient avant l‟époque de la Gῑtā
ont été regroupés en un seul courant convergent. Cette stance nous indiquait un état d‟esprit personnel
plutôt qu‟une théorie philosophique ou un respect des rites.

Ici cette même tendance unitive se poursuit avec un degré de clarté supplémentaire. On devrait
concevoir toute idée de liberté comme une rupture par rapport aux chaînes de la nécessité. Mais la
chaîne des liaisons de la nécessité comprend de nombreux éléments. La plus extrême des nécessités de
l‟homme est la mort elle-même, et après elle vient cette vieillesse inéluctable qui s‟insinue chez tous
les êtres vivants.

En essayant de se couper de ces éléments de nécessité qui sont généraux mais néanmoins subtiles, l‟on
doit porter une attention particulière à une valeur qui constitue un second pôle: la liberté dans l‟Absolu
au sens le plus plein qu‟il soit possible. Une maladie grave requiert un remède drastique. Conçue dans
les termes les plus généraux, la valeur qui peut constituer la contrepartie légitime de l‟asservissement à
la souffrance que subit l‟homme, doit être cet Absolu que l‟on peut considérer sous sa forme la plus
ouverte.

237
Ici, chez la personne en quête de spiritualité, même la distinction entre l‟observance des rituels et une
parfaite connaissance de l‟Absolu tend à être abolie. On peut considérer qu‟elle est, indifféremment,
quelqu‟un qui connait Brahman, quelqu‟un qui connait le Soi, et quelqu‟un qui connait le secret de
toute action.

Ces trois approches de la connaissance de l‟Absolu ressortent clairement dans cette stance et elles
seront encore plus précisément et plus spécifiquement visées dans la stance suivante; ces trois mêmes
façons constitueront les questions qui ouvriront le chapitre suivant.

(Page 351) [30] sādhibhūtadhidaivaṁ māṁ


sādhiyajñaṁ ca ye viduḥ|
prayāṇa-kāle 'pi ca māṁ
te vidhur yukta-cetasaḥ||

« Ceux qui Me connaissent, en considérant dans leur ensemble ce qui se rapporte aux aspects
existentiels (ādhibhūta), hypostatiques (ādhidaiva) et sacrificiels (ādhiyajna), ils Me connaissent dans
un esprit unitif, même au moment de leur départ. »

C‟est généralement quant un homme est sur le point de quitter sa vie sur terre que pour la dernière fois
il concentre son Soi en relation avec cette suprême valeur que l‟on appelle l‟Absolu. Dans cette stance
on la nomme prayāṇa-kāla (moment du départ).

Réciproquement si, au moment où il trépasse, un homme est capable de préserver une vision globale
ou intuitive de l‟Absolu dans chacun des trois aspects mentionnés, on peut dire qu‟à cet instant il a une
vision juste et complète de l‟Absolu au sens où on l‟entend dans ce chapitre.

Les trois départements de la voie de la sagesse que l‟on mentionne ici forment le sujet clef du chapitre
suivant. Nous n‟avons donc pas besoin pour l‟instant d‟entrer dans les détails de ce qu‟ils impliquent.
Cependant nous pouvons noter qu‟adhibhūta est l‟interaction existentielle et subjective qui existe entre
le sujet et l‟objet, qu‟adhidaiva est l‟interaction hypostatique, substantielle et objective, et
qu‟adhiyajña est l‟interaction relationnelle; différentes valeurs Absolutistes naissent de ces trois
interactions. Nous constatons qu‟apparemment la stance précédente renvoie à trois différents éléments,
et qu‟en outre il y a quatre problèmes différents qui s‟y rapportent Ŕ tous seront examinés en détails
dans les stances d‟ouverture du chapitre suivant.

La répétition de la préposition sa (avec) sert à mettre l‟emphase sur le fait que la personne qui est en
quête de sagesse doit considérer ces trois aspects dans leur ensemble et sans compartimentalisation.

Ce chapitre pris dans son ensemble nous coupe le souffle à plusieurs égards. En premier lieu on se
demande pourquoi des éléments comme la terre et l‟eau sont introduits dans le contexte de la pure
spiritualité. Et de nouveau à la fin du chapitre nous nous demandons pourquoi la spiritualité d‟un
homme en train de mourir nous est livrée sur ce ton approbateur.

Néanmoins, si nous nous souvenons que, dans l‟objectif d‟un développement ultérieur, l‟objet de ce
chapitre était de couvrir tout le sujet du Brahman (l‟Absolu) sans rien omettre de ce qui puisse lui
appartenir, tout en prenant une perspective quasi mégascopique, nous voyons qu‟ici l‟auteur cherche à
délimiter les extrémités entre lesquelles se situe la science de l‟Absolu. (Page 352) Une spiritualité
qui ignore la matière d‟un côté et l‟eschatologie de l‟autre demeurerait incomplète. Tout l‟éventail des
intérêts du vivant en commençant par des considérations de température constante jusqu‟à l‟équilibre
du mental entre le péché et la grâce, sont cités dans ce chapitre en partant des aspects cosmologiques et
psychologiques pour aboutir aux aspects liés aux valeurs. Celles-ci feront l'objet d'un suivi dans le
prochain chapitre.

ity śrῑmad bhagavadgῑtāsupaniṣatsu brahmavidyāyām


yogaśastre śrῑkṛṣṇārjuna samvāde

238
jῆānavijῆānayogo nāma saptamo ‘dhyāyaḥ ||

«Ainsi s‟achève dans les Upaniṣads des chants de Dieu, dans la Science de la Sagesse de l‟Absolu,
dans le Dialogue entre Śrῑ Kṛṣṇa et Arjuna, le septième chapitre intitulé La Voie Unitive de la
Sagesse-Synthèse. »

239
CHAPITRE VIII

LA VOIE UNITIVE DANS LE PROGRES SPIRITUEL (GENERAL)

[L’INALTERABLE ABSOLU Akṣara-Brahma Yoga]


COMPRIS UNITIVEMENT

[L’ABSOLU EN TANT QUE SAUVEUR Tāraka-Brahma Yoga]


COMPRIS UNITIVEMENT

(Page 353) Ce huitième chapitre a un objectif particulier dans la structure générale de la Gῑtā. Dans les
chapitres précédents nous avons vu comment les principaux courants de spiritualité qui existaient
avant la Gῑtā ont été abordés l‟un après l‟autre, et comment les contradictions qu‟il y avait entre eux,
s‟il y en avait, ont été résolues par la méthode dialectique que l‟on appelle yoga.

Tout d‟abord nous avons résolu l‟apparente contradiction qu‟il y a entre sagesse et action (jῆāna et
karma). Puis cette réévaluation s‟est portée sur des termes spirituels qui relève de l‟histoire ancienne
de l‟Inde, comme le tapas (austérité), le dāna (charité) et le yajῆa (sacrifice), qui ont été réconciliés ou
fusionnés l‟un avec l‟autre. Cette étude a été entreprise de façon à ce qu‟ils soient tous passés en revue
d‟un seul coup d‟œil, et pour que la totalité d‟entre eux puisse aboutir à la pleine discussion sur la
brahmavidyā (science de l‟Absolu) qui occupe symétriquement les deux chapitres centraux de la Gῑtā.

Mais avant d‟accomplir cette tâche l‟auteur doit surmonter une difficulté spécifique. Il doit initier sans
qu‟il y ait de conflit une transition de la plus haute forme de spiritualité relevant du contexte relativiste
vers la spiritualité correctement comprise au sens absolutiste du terme.

Si nous prenons l‟exemple d‟un nombre, et que nous devions faire une distinction entre un nombre
comprenant une centaine de chiffres et un nombre qui en comporte une infinité, nous pourrions dire
sans risque que pour tous les usages pratiques la différence serait négligeable, néanmoins dans le
principe il y a bel et bien une différence. La Gῑtā ne cherche pas à exclure la pratique du précepte. Par
conséquent, dans la façon de réévaluer qu‟elle emploie dans ce chapitre, le relativisme supérieur est
fait pour s‟accorder avec l‟Absolutisme, bien qu‟au sens strict ils appartiennent à différentes
catégories.

(Page 354) A la stance 16 de ce chapitre nous constatons que le monde de Brahmā (Dieu védique
suprême) est toujours considéré comme relevant de la dimension relativiste. Mais à la stance 26 il est
dit que l‟Âme émancipée qui passe à travers le chemin de lumière appartenant à Brahmā (le Dieu) ne
revient plus. En d‟autres termes, si l‟on en juge par ses effets, l‟âme ou le Soi atteint un statut Absolu.
Il y a ici une contradiction sensible, mais elle devient inévitable et on peut l‟excuser en la considérant
à la lumière de l‟objectif spécial que ce chapitre doit atteindre. Nous pouvons comprendre cette
apparente contradiction si nous nous souvenons que la Gῑtā est une réévaluation qui concerne à la fois
une philosophie et un mode de vie, tous deux étant traités ensemble et sans dualité.

Bien qu‟il commence par les questions qui ont été suggérées à la fin du chapitre précédent, ce
chapitre-ci couvre beaucoup de thèmes différents, comme par exemple la réincarnation, les pratiques
yogiques, les cycles cosmologiques, le chemin lumineux de l‟âme et son chemin obscur, tous
conduisant à l‟éloge d‟un mode de vie qui appartient clairement à la Gῑtā en propre, au nom du yoga
ou de la dialectique, un mode qui est censé aller au-delà de toutes les expressions particulières que
prenait la spiritualité jusque là.

240
Nous remarquons aussi que, par rapport aux chapitres qui le précèdent directement, ce chapitre est
davantage conçu dans l‟esprit d‟un chant qui rappellerait un chant védique. Le contenu émotionnel
entre en jeu, rassemblant toutes les tendances de la spiritualité avant les deux chapitres suivants ou la
spécificité de la Gῑtā sera plus franchement et plus philosophiquement exposée.

On a appelé ce chapitre Akṣara-Brahma Yoga (l‟Inaltérable Absolu Compris Unitivement) et aussi


Tāraka-Brahma Yoga (L‟Absolu Compris Unitivement comme Celui qui Supporte ou Emporte, le
Sauveur). En dépit du caractère diversifié des sujets abordés, ce titre se verra très clairement justifié
par l‟ensemble des stances 11 à 28.

Arjuna uvāca|
[1] kiṁ tad-brahma kim adhyātmaṁ
kiṁ karma puruṣottama|
adhibhūtaṁ ca kiṁ proktam
adhidaivaṁ kim ucyate||

« Arjuna dit :
Qu‟est-ce que cet Absolu ? Quel (est) le principe du Soi? Qu‟(est-ce que) l‟action, O Esprit Suprême!
Qu‟est-ce que l‟on appelle le principe de l‟existence, et de quoi parle-t-on lorsqu‟on parle du principe
de divinité? »

(Page 355) [2] adhyjajñaḥ kathaṁ ko 'tra


dehe 'smin madhusūdana|
prayāṇa-kāle ca kathaṁ
jñeyo 'si niyatātmabhiḥ||

« Ici, dans ce corps, qu‟est-ce que le principe de sacrifice et comment (doit-on le comprendre), O
Madhusūdhana (Kṛṣṇa)? Et aussi, comment les personnes qui maîtrisent leur Soi peuvent-elles te
reconnaître au moment où elles quittent le corps? »

Arjuna lance une volée de huit questions. Pourquoi ne les pose-t-il pas une par une ? De toute
évidence la raison en est que l‟auteur veut fusionner et réévaluer le contenu spirituel des nombreuses
tendances traditionnelles antérieures. Au cours de la vie d‟un individu ordinaire, c‟est au moment de la
mort que tous les courants de spiritualité tendent naturellement à se rassembler en une tendance vitale
maîtresse; cette tendance va vers un épanouissement qui ne peut être complet que lorsqu‟il rencontre la
sagesse globale de l‟Absolu telle qu‟elle va être traitée ici. C‟est ainsi que ce chapitre gagne son unité.

Par sa portée la question d‟ouverture: « Qu‟est-ce que ce Brahman (Absolu)? recouvre toutes les
questions accessoires et nous conduit au cœur du sujet dont la Gita s'occupe en priorité.

Concevoir l‟Absolu en fonction du Soi est un développement qui s‟est fait ultérieurement dans les
Upaniṣads. Partant de dieux tels qu‟Indra et Varuṇa, et passant par l‟intermédiaire d‟une divinité
unique, l‟idée d‟un Brahman (Absolu) cosmologique a trouvé sa place pour la première fois dans les
Upaniṣads. A son tour celui-ci se transforma en un Brahman (Absolu) psychologiquement plus
perfectionné du point de vue de l‟ātman (Soi). Ainsi, Brahman (Absolu) et l‟ātman (Soi) devinrent
des termes interchangeables. Le karma (rituel) lui-même était historiquement relié à cette idée du
Brahman qu‟il soit cosmologique ou psychologique, tout du moins dans l‟histoire de l‟Inde.
Brahmavidyā (la science de l‟Absolu) était un prolongement naturel des sacrifices védiques. Par
conséquent, on peut comprendre qu‟il soit pertinent de faire référence au sacrifice.

De même, la référence aux bhūtāḥ (éléments) se justifie à la lumière du chapitre précédent.


Brahmavidyā (la science de l‟Absolu) est également reliée aux brillantes valeurs vitales par opposition
aux valeurs pleines de regrets ou fumeuses telles que celles qui appartiennent à la voie des ancêtres.
(Page 356) Par conséquent, comment toutes ces questions qui paraissent différentes sont en fait
accrochées ensemble vis-à-vis de la science de l‟Absolu nous apparait assez clairement,

241
particulièrement si l‟on considère qu‟à la stance 4 adhidaiva (le principe de divinité) va être défini en
termes quasi hérétiques comme appartenant au puruṣa (esprit) auquel ne s‟attache rien qui soit
théologiquement sacré. Prises individuellement, les devas (divinités « lumineuses ») ne semblent pas
importantes ici. Ce qui importe c‟est le contenu hypostatique de la qualité de déva, ou divinité, comme
appartenant essentiellement à l‟aspect puruṣa (esprit) de l‟Absolu (en ce qu‟il se distingue de son
aspect-matière de la prakṛti-nature).

L‟attention portée à yajῆa (sacrifice) suscite deux questions, « comment » et « qu‟est-ce que », et de
plus elle se limite à ce qui appartient au corps ici-même. Arjuna veut une réponse qui soit en accord
avec la science de l‟Absolu, non pas sous une forme théorique, mais dans un sens qui pourrait
s‟appliquer à un mode de vie personnelle ici et maintenant, et qui pourrait aussi concerner quelqu‟un
quittant cette vie pour l‟au-delà. Toutes ces questions et leurs réponses impliquent un facteur commun
appelé niyatātmabhiḥ (par ceux dont le Soi a été maîtrisé), même si au sens strictement grammatical ce
facteur peut ne pas concerner l‟ensemble des questions, et qu‟il se peut que ce qualificatif ne se
rapporte qu‟au locuteur qui pose la dernière question. Ainsi les questions suggèrent et circonscrivent
des réponses de façon très définie afin que les réponses en soient d'autant plus éloquentes.

śrī bhagavan uvāca


[3] akṣaraṁ brahma paramaṁ
svabhāvo 'dhyātmam ucyate|
bhūta-bhāvodbhava-karo
visargaḥ karma-saṁjñitaḥ||

«Kṛṣṇa dit :
Pérenne, l‟Absolu, suprême Ŕ(sa) propre nature, que l‟on appelle le principe du Soi. L‟impulsion
créatrice Ŕ cause de l‟origine des créatures existantes Ŕ est une action qui est suscitée. »

Les réponses exactes aux questions vont suivre, elles sont basées sur la science de l‟Absolu telle
qu‟elle est réévaluée dans la Gῑtā. Comme nous l‟avons dit cette réévaluation a commencé avec les
Upaniṣads elles-mêmes. Les écoles de philosophie rationnelles et hétérodoxes unirent leurs efforts à
ceux des écoles védiques, cosmologiques et eschatologiques pour faire en sorte que la sagesse n‟ait
qu‟un seul corps.

(Page 357) Le mot puruṣa (esprit), par exemple, associé au système Sāṁkhya, tirant son origine
d‟anciens livres tels que le Tattva Samāsa et transmis à la Sāṁkhya Kārikā qui a été composée à une
date ultérieure, ne doit être identifié à aucun des dieux védiques, même si le mot n‟est pas tout à fait
inconnu, particulièrement dans des noms composés comme purāṇapuruṣa (ancien esprit) ou
puruṣottama (esprit suprême). Le terme Brahman (l‟Absolu) a eu sa propre évolution dans les Vedas,
et finalement dans le Vedānta. Au cours des réévaluations auxquelles ces notions fondamentales ont
été soumises, le yajῆa (sacrifice) en vint lui-même à être identifié avec l‟Absolu ou le Soi.

La définition de karma (action) contenue dans cette stance est un exemple de la mesure dans laquelle
cette forme de révision peut être précise et philosophiquement valable. Karma (action) en ce qu‟il
comprend toutes les formes d‟action, humaine ou naturelle, dans l‟univers, est présenté sous une
définition globale constituée de visargaḥ (impulsion créatrice) et de bhūta-bhāvodbhava-karaḥ (qui
cause l‟origine des créatures existantes). Ce mot composé libère karma (action) de ses limitations
ritualistes pour l‟élever en lui donnant un statut philosophique aussi clair et aussi contemporain que
lorsque Bergson parle de pur devenir. Bergson lui-même, nous le savons, a tiré ces idées de Plotin et
même de philosophes présocratiques comme Zénon. Par conséquent, cette idée n‟est réservée à aucune
école en particuliers, qu‟elle soit indienne ou grecque. Bien que Śaṅkara fasse en sorte que karma
(action) fasse plus directement référence aux offrandes sacrificielles, ce qui, nous devons le
reconnaître, est cohérent avec cette tendance si évidente dans beaucoup des principales Upaniṣads et
qui donc à ce titre est naturel et légitime lorsqu‟elles sont examinées attentivement une par une, nous

242
préférons ici retenir la signification la plus simple, la plus universelle et celle qui est indépendante du
contexte historique indien.

Ne serait-ce le fait que l‟auteur lui-même définisse l‟Absolu comme étant « pérenne » ou
« impérissable » indique sa préférence pour l‟universel. Il est évident que ces définitions ont pour but
de rendre les idées védiques, ou upaniṣadiques, valides à une échelle plus universelle parce qu‟elles
appartiennent à une science de l‟Absolu cohérente.

L’adhyātmam (principe du Soi) est purement et simplement considéré comme svabhāvaḥ (nature
propre ou sa vraie nature), un terme qui ne fait aucune distinction, pas même entre sujet et objet.

On pourrait traduire la définition akṣaraṁ brahma paramaṁ de trois façons, en prenant pour sujet un
des trois termes et en prenant les deux autres comme attributs. (Page 358) Dans la mesure où cette
définition se rapporte directement à la question de la stance 1 nous préférons considérer Brahman
(l‟Absolu) comme le sujet, et les deux autres mots, akṣaram (pérenne) et paramam (suprême), comme
attributs. Cette règle s‟applique également pour trouver le sens prévu dans les autres définitions.

[4] adhibhūtaṁ kṣaro bhāvaḥ


puruṣaś cādhidaivatam|
adhiyajño 'ham evātra
dehe deha-bhṛtāṁ vara||

« Le principe d‟existence est l‟aspect éphémère, et l‟esprit est le principe de divinité; ce qui relève du
sacrifice c‟est Moi-même ici dans le corps, O Le Plus Supérieur de Ceux Qui supportent un Corps
(Arjuna)! »

L‟idée abstraite de l‟Absolu, lorsqu‟elle est comprise de façon unitive, avec ses diverses contreparties,
ou aspects, se réduit aux termes précis et concrets d‟un Soi qui habite le corps du sujet ici et
maintenant. Pour les besoins de la libération qui est propre à l‟enseignement de la Gῑtā, on doit
comprendre qu‟entre le Suprême et le sujet individualisé concret il y a une amplitude à l‟intérieur de
laquelle réside le principe unitif éternel.

Le sacrifice rituel qui est d‟ordinaire associé au mot yajῆa (sacrifice) est ici identifié avec aham (Je),
mot qu‟à première vue on aurait davantage tendance à associer à l‟ātman (Soi). Quand l‟on autorise le
Soi au sens large à évoquer le aham utilisé ici, ce Soi peut être interprété comme étant une valeur
constitutive de l‟Absolu. A la lumière de III, 15 il est permis d‟interchanger les termes de sacrifice et
de Soi en tant qu‟Absolu.

Lorsqu‟on le considére comme une relation entre le sacrifiant et le dieu, le yajῆa (sacrifice) obtient lui
aussi le statut de valeur d‟Absolu. En d‟autres termes, en principe, le sacrifice occupe une position
neutre entre le sujet et l‟objet et en ce sens il a un nouveau statut qui n‟est ni l‟un ni l‟autre, comme
l‟indique le IV, 24. Yajῆa (sacrifice) et ātman (Soi) deviennent donc des termes interchangeables. En
ce sens, on peut dire que Brahman (l‟Absolu) habite le corps sans pour autant violer les principes
théoriques. En fait c‟est ce qu‟impliquent les stances XVIII, 61 et III, 10, lorsqu‟on les prend
ensemble.

(Page 359) Cette identification de l‟Absolu avec le Soi d‟un côté et avec le sacrifice de l‟autre est
supportée par la Taittirῑya Saṃhitā, I, vii, 4 que Śaṅkara cite en disant: «En vérité le sacrifice est
Viṣṇu ». Remarquez néanmoins qu‟ici c‟est le Soi de Kṛṣṇa, et non pas une âme humaine quelconque,
qui est identifié au sacrifice. Cette assertion ne contredit pas ce qui a été dit au VII, 12, parce qu‟alors
on discutait de la manifestation spécifique à la nature et non pas du Soi conscient tel qu‟on le conçoit
dans un contexte humain et personnel.

De la même façon nous devons comprendre ici que le qualificatif deha-bhṛtāṁ vara (Le Plus
Supérieur de Ceux Qui supportent un Corps) s‟applique à Arjuna personnellement, à la différence que

243
lorsque Kṛṣṇa parle de lui-même en disant qu‟il vit dans son propre corps, l‟accent est mis sur sa
nature supérieure, alors que dans le cas d‟Arjuna l‟accent est mis sur le côté ontologique. Dans les
deux cas c‟est de la personnalité dont il est question et, lorsqu‟elle est considérée avec neutralité, la
personnalité est égale à l‟Absolu. Celui-ci, à son tour, est égal au principe de la relation sacrificielle.
L‟aspect ontologique ou existentiel de l‟Absolu auquel on se réfère ici en tant qu‟ adhibhūtam
(principe d‟existence) est transitoire, il est dans un état de fluctuation ou de devenir perpétuel. Il a sa
contrepartie dans le puruṣa (esprit) qui est une réalité substantielle donnée au raisonnement formel. En
tant que tel il a une permanence, même si celle-ci reste encore dans les limites d‟une dualité implicite.
Comme nous le verrons, ce vestige de dualité sera aboli aux stances 20 et 21. Cependant, nous devons
garder en mémoire que lorsque nous faisons référence au caractère éphémère ou à la mutabilité de
l‟existence, cela n‟affecte pas les concepts archétypes qui sont derrière la multiplicité des choses crées.
Si la pérennité de ces formes d‟archétypes était niée, l‟existence-même n‟aurait pas de sens.

[5] anta-kāle ca mām eva


smaran muktvā kalevaram|
yaḥ prayāti sa mad-bhāvaṁ
yāti nāsty atra saṁśayaḥ||

“Et lui qui, au moment de la mort, ne pensant qu‟à Moi, abandonne le corps et va de l‟avant, celui-là
atteint Mon être; là-dessus aucun doute n‟est possible. »

Nous constatons que nous entrons maintenant dans une section que l‟on pourrait considérer comme
étant de nature eschatologique. La référence à antakāle (le moment de la fin), l‟interruption de la vie,
est nécessaire afin de mettre l‟accent sur toutes les valeurs de la vie et de les diriger en quelque sorte
vers un unique courant d‟intérêt. (Page 360) Lorsqu‟une personne se trouve face à la mort, les intérêts
insignifiants ou futiles de sa vie quotidienne ont tendance à passer au second plan, et obligatoirement
un intérêt primordial l‟emporte.

S‟il s‟avère que l‟objet de cet intérêt est une valeur d‟Absolu, et s‟il s‟établit une stricte bipolarité
entre sujet et objet, on peut s‟attendre à ce que cet objet conduise le sujet sur cette voie suprême dont
on ne revient pas. A côté de la dualité qu‟il y a entre l‟intérêt de toute une vie, qui est le bonheur, et les
simples plaisirs qui nous attirent et nous répugnent ici-bas, il y a aussi une autre sorte de dualité qui est
celle qu‟il y a entre le monde relatif de la manifestation et le monde qui est supérieur à ce qui est
manifesté et ce qui n‟est pas manifesté.

Le reste du chapitre aborde les différents aspects de la progression spirituelle d‟une personne. Bien
que le chapitre commence par de nombreuses questions, en y répondant l‟auteur ébauche un mode de
vie global et unitif, ou inconditionnel, avant que nous en ayons atteint la fin.

Dans le contexte de la théorie de la réincarnation que nous trouvons dans de nombreux textes tels que
le Yoga Vāsiṣṭha et même le Rāmāyana et le Mahābhārata, l‟importance de ce à quoi pense une
personne avant l‟instant de sa mort nous est familière; (selon cette théorie, ce moment est important
car il) va déterminer sa prochaine naissance. Dans le Yoga Vāsiṣṭha une abeille dans un lotus piétiné
par un éléphant va renaître en éléphant, et dans le Rāmāyana, Rāvaṇa, tué par Rāma, entre en
béatitude, ou salut lié au fait d‟être comme Rāma (Rāmahood), ce qui est semblable au fait d‟être un
Brāhmin (Brāhminhood).

Même si ici nous n‟avons pas besoin d‟interpréter ce qu‟implique cette théorie livrée de cette façon
imagée propre aux Purāṇas (écrits légendaires), il n‟est pas difficile de comprendre ce qui est indiqué
dans un sens plus philosophique ou plus psychologique. On peut considérer que « Ce qui se ressemble
s‟assemble » est une loi de la vie. Pour le dire avec plus de précision, dans l‟Absolu les contreparties
tendent à s‟abolir l‟une l‟autre. Ici, en tant que disciple Arjuna est la contrepartie de Kṛṣṇa qui
représente la valeur Absolue. La stricte bipolarité qui est instaurée entre eux deux doit sublimer tout ce
qu‟il peut y avoir de relatif en Arjuna (en le transposant) sur le plan de l‟Absolu que Kṛṣṇa représente.

244
Etape par étape, les implications de la théorie énoncée sommairement dans cette stance vont être
élaborées avec plus de détails dans le reste du chapitre.

Nāsty atra saṁśayaḥ (là-dessus aucun doute n‟est possible) Ŕ cette expression a pour but de mettre en
valeur la théorie élaborée par la Gῑtā et qui est l‟une de ses contributions fondamentales, comme le
montrent les stances IX, 34 et XVIII, 65 dont nous avons déjà souligné l‟importance des positions
auxquelles elles sont placées. C‟est une doctrine d‟importance primordiale.

(Page 361) [6] yaṁ-yaṁ vā 'pi smaran bhāvaṁ


tyajaty ante katevaram|
taṁ tam evaiti kaunteya
sadā tad-bhāva-bhāvitaḥ||

« Quelque soit l‟aspect (qui se) manifeste (à sa pensée) et auquel il peut croire à sa mort au moment où
il quitte son corps, c‟est cet (aspect) qu‟il atteint, O Fils de Kuntῑ (Arjuna), dont les pensées se
conforment toujours à cette expression de vie (aspect) particulière. »

Dans cette stance la règle est énoncée sans qu‟il soit fait allusion à l‟Absolu. Un homme devient ce
qu‟il pense. C‟est sous cette forme commune que de nombreux auteurs ont déclaré cette loi connue
partout dans le monde. Le Dhammapada bouddhiste accrédite cela lorsqu‟il dit dés le début: « Tout ce
que nous sommes est le résultat de ce que nous avons pensé ». Il y a dans la vie une bipolarité
implicite qui détermine notre progression en général, et par-dessus tout ce que nous pourrions appeler
notre progression spirituelle.

La progression relative est également sujette à cette loi. Mais quand la valeur de l‟Absolu s‟introduit
comme étant la principale contrepartie de la situation, alors ce progrès peut être considéré comme
étant le plus élevé ou le plus abouti.

L‟expression sadā tad-bhāva-bhāvitaḥ (se conforment toujours à cette expression de vie (aspect)
particulière) renvoie à l‟aspect général de la règle. En d‟autres termes, il se peut qu‟au moment de la
mort une personne ait un intérêt passionné et bipolaire envers une personne aimée. On peut alors
comprendre que la théorie impliquerait que cet homme renaîtrait avec la personne aimée, ce qui serait
la condition de l‟accomplissement de ce désir. Si cette valeur n‟avait pas été une personne, elle
pourrait être un objet de culte ou d‟adoration, comme par exemple une forme de déité favorite, ou
Dieu, ce qui serait peut-être plus approprié qu‟un intérêt particulier qui ne peut qu‟être partial ou de
faible intérêt en termes de bipolarité.

[7] tasmāt sarveṣu kāleṣu


mām anusmara yudhya ca|
mayy arpita-mano buddhir
mām evaiṣyasy asaṁśayaḥ||

« Par conséquent, en tout temps souviens-toi de Moi et bats-toi: quand ton mental et ton intelligence
s'en seront remis à Moi, tu viendras à Moi; (n'ai) aucun doute. »

(Page 362) Se fondant sur la loi générale de la stance 6, ce qui est recommandé au disciple ici c‟est de
fixer son mental sur l‟Absolu que représente Kṛṣṇa, non seulement au moment de la mort, mais
sarveṣu kāleṣu (tout le temps). En partant du sens de cette stance on voit maintenant clairement dans
quel but les premières stances faisaient référence au moment de la mort. C‟était simplement pour
mettre clairement en perspective la relation bipolaire exigée comme condition préalable au progrès
spirituel proprement dit. Il ne s‟agit pas d‟un dicton qui inciterait à pratiquer la piété uniquement dans
l‟instant qui précède la mort. On doit avoir un intérêt constant pour l‟Absolu tout au long de sa vie.

L‟expression yudhya ca (et aussi bats-toi) qui revient comme une injonction directe à se battre, alors
qu‟en tant que procédé littéraire il n‟en était plus question depuis longtemps, est plutôt surprenante;

245
nous devons la comprendre dans la même optique que celle de la stance 13 de ce même chapitre où
nous trouverons de nouveau une injonction à double tranchant ou à deux faces. Là, il s‟agira de réciter
« AUM » d‟une part, tout en pensant à l‟Absolu d‟autre part. Comme nous avons déjà eu l‟occasion de
le signaler, l‟allusion au combat a subi diverses modifications dans les chapitres précédents. Entre
Arjuna le guerrier qui laisse tomber son arme et Arjuna le disciple dans le pur contexte de la sagesse, il
y a des degrés qui marquent la transition entre la réalité de la guerre, et ce que l‟on pourrait considérer
comme étant les implications morales de cette guerre. Au III, 43, l‟ennemi devient kāmarūpam (la
forme de son propre désir) et par la suite, au IV, 42, l‟ennemi devient simplement un facteur
d‟intelligence plus subtil que l‟on appelle ajῆānasambhūtam (un doute né de l‟ignorance), et tout ce
qui est demandé à Arjuna c‟est de s‟y opposer.

Par conséquent, il faut créditer la référence au combat de toutes ces modifications de sens avant de
pouvoir comprendre ce qu‟il implique véritablement dans l‟intention de l‟auteur. Dans la plupart des
langues la vie-même est considérée comme un combat. Le danger qu‟il faut éviter aussi bien dans la
vie réelle que dans la vie spirituelle c‟est de sombrer dans des états d‟esprit négatifs. Entre ces deux
formes de vie l‟auteur maintient consciemment un nécessaire vestige de dualité. Dans ce chapitre on
regroupe en une seule perspective toutes les pratiques religieuses qui appartiennent aux différentes
écoles et aux différentes traditions, et il est encore trop tôt ici pour abolir cette dualité qui est si
nécessaire au bon déroulement de la discussion. Mais ce vestige de dualité sera rejeté plus tard. Si le
cycliste est bien entraîné, il peut admirer un coucher de soleil (tout en pédalant) sans que les deux
actions n‟entrent en conflit. Le secret du yoga implique cette sorte d‟harmonie entre les deux aspects
de la vie. (Page 363) Les activités automatiques d‟une action réflexe peuvent coexister avec une
activité volontaire ou consciemment choisie. Le combat physique, lorsqu‟il se trouve être absolument
nécessaire, ne peut entrer en conflit avec la culture consciente d‟un absolutisme philosophique. Dans
quelques rares circonstances, le premier type de combat doit être considéré comme allant de soi, ou
comme étant autorisé; Kṛṣṇa juge qu‟ici nous sommes dans ce cas. Dans cette rare occasion, ce n‟est
pas une faute de recommander en même temps l‟action et la sagesse.

[8] abhyāsa-yoga-yuktena
cetasā nānya-gāminā|
paramaṁ puruṣaṁ divyaṁ
yāti pārthānucintayam||

« En méditant avec le mental engagé dans ce yoga qui implique un effort positif, ne se laissant
distraire pas rien d‟autre, il va vers l‟Etre divin suprême, O Pārtha (Arjuna). »

Avant de passer, dans les quelques stances qui vont suivre, à l‟adulation enthousiaste et exaltée pour la
voie spirituelle suprême, - qui sera faite en combinant toutes les disciplines -, cette stance nous indique
le thème de ce chapitre dans un résumé utilisant des mots simples et non excessifs.

La référence à abhyāsa-yoga (yoga qui implique un effort spirituel) indique que nous touchons encore
au point culminant de la discussion sur le yoga. La référence à paramaṁ puruṣaṁ divyaṁ (la Personne
hautement divine) ne peut que concerner l‟Absolu décrit avec les simples mots qui appartiennent à la
spiritualité ordinaire, à la religion ou à la théologie. Le reste de la stance ne fait que garantir les
conditions de bipolarité requises pour la véritable libération mentionnée comme étant la doctrine
fondamentale de la Gῑtā.

Bien qu‟il soit épithète de puruṣa (personne) le qualificatif divyam (divin) ne suggère rien qui soit de
la nature du culte des ancêtres, mais, comme nous le verrons dans la stance suivante, le culte des
ancêtres n‟en est pas pour autant exclu. Les références au passé ne sont pas tout à fait exclues.

[9] kaviṁ purāṇam anuśāsitāram


aṇor aṇīyāṁsam anusmared yaḥ|
sarvasya dhātāram acintaya-rūpam
āditya-varṇaṁ tamasaḥ parastāt||

246
[10] prayāṇa-kāle manasā 'calena
bhaktyā yukto yoga-balena caiva|
bhruvor madhye prāṇam āveśya samyak
sa taṁ paraṁ puruṣam upaiti divyam||

(Page 364) « Celui qui médite sur le Poète-clairvoyant, l‟Aïeul, l‟Ordonnateur, plus ténu que l‟atome,
Celui qui Dispense Tout, Dont la Nature est Inconcevable, coloré par le soleil, qui est au-delà de
l‟obscurité Ŕ

qui au moment du (grand) départ médite avec un mental ferme et dévoué, un mental doté de la force
tirée du yoga, qui fixe bien le souffle vital entre les sourcils, (celui-là) atteint la Personne divine
suprême. »

Après que la position ait été indiquée en toute sobriété à la stance 8, ces deux stances s‟élèvent en un
crescendo enthousiaste. En outre, particulièrement avec l‟expression anusmared yaḥ (Celui dont il
faut se rappeler), la stance 9 compense l‟omission des valeurs spirituelles passéistes.

Des termes tels que purāṇam (ancien) accentue encore davantage cette façon de voir passéiste. Mais
on ne peut pas dire que le sens global de ces stances s‟inscrive dans le domaine de ce que l‟on pourrait
penser être le culte des ancêtres. Des qualificatifs cosmologiques et philosophiques, sans parler des
qualificatifs théologiques et purement mystiques, sont empilés les uns sur les autres pour aboutir à une
confection d‟une inimitable sublimité poétique.

Le qualificatif anuśāsitāram (l‟Ordonnateur) est clairement théologique, et aṇor aṇīyāṁsam (plus


minuscule que l‟atome) est philosophique - il rappelle particulièrement l‟école Vaiśeṣika -, le
qualificatif āditya-varṇaṁ (coloré par le soleil) dénote en quelque sorte l‟extrémisme d‟un zèle
poétique Ŕce qui rappelle les chants védiques. Ce dernier qualificatif ne peut avoir d‟importance
mystique profonde que par le fait qu‟il suggère que, lorsque nous reculons dans le passé à travers les
ténèbres de l‟ignorance, nous retrouvons de nouveau une Lumière par delà toute lumière, laquelle ne
peut être que la Lumière du Soi.

La stance 10 prolonge cette rhapsodie, mais en termes plus prospectifs. Toute la stance a pour but de
mettre en évidence l‟état d‟esprit central et global qui est particulièrement celui du yogi relié à
l‟Absolu selon la technique citée auparavant. La référence à prayāṇa-kāle (au moment du départ) qui
est réitérée ici, sert simplement à mettre en valeur Ŕcomme c‟était déjà le cas Ŕ le fait que le mental est
orienté vers le futur, et qu‟il n‟est pas nécessairement orienté vers une quelconque forme de piété qui
pourrait n‟être réservée qu‟à l‟instant de la mort. (Page 365) Ici aussi, théologie, yoga et pratique
religieuse sont tous les trois visés par les diverses expressions utilisées.

Par exemple, l‟expression bhruvor madhye (centre des sourcils) appartient au contexte de la pratique
du yoga. La référence à divyam puruṣam (Personne divine) est théologique. Très clairement l‟auteur
essaye de rassembler les divers courants spirituels en une expression confluente. Comme l‟indiquera
assez clairement la dernière stance, c‟est la tâche qui doit être accomplie avant la fin de ce chapitre
afin que le pont soit dégagé, si l‟on peut dire, et que la véritable discussion sur le sujet central de la
Gῑtā puisse prendre place.

D‟ordinaire le mot kavi pourrait tout simplement désigner un poète ou un homme d‟imagination, mais
lorsqu‟il se réfère à l‟Absolu il faut lui porter une attention particulière. Parmi la variété des
significations qui lui sont propres on trouve des divinités omniscientes qui résident dans la région du
soleil primordial. Partant de l‟immanent jusqu‟au transcendant, ce terme peut recouvrir toutes les
valeurs personnalisées.

[11] yad akṣaraṁ veda-vido vadanti


viśanti yad yatato vīta-rāgāḥ|

247
yad icchanto brahmacaryaṁ caranti
tat te padaṁ saṅgraheṇa pravakṣye||

« Cette (valeur) impérissable dont parlent ceux qui connaissent les Vedas, (cette valeur) qui est pénétrée
par ceux dont le Soi est maîtrisé et qui sont libres de passion, (cette valeur) à laquelle aspirent ceux qui
mènent une vie de discipline (védique), cet état, je vais te le décrire succinctement. »

Ce qui nous avait été indiqué dans un langage eschatologique nous est confirmé dans cette stance; ici,
il n‟y a pas de référence au moment de la mort, mais il s‟agit de concentrer les différentes tendances
spirituelles pour les canaliser en un courant principal orienté vers une idée de la spiritualité réévaluée
et plus définie.

Ainsi dans cette stance il est fait référence (1) au vedavid (celui qui connait les Vedas), (2) au yati
(anachorète ou ascète) qui se caractérise par son self-control, et (3) au brahmacāri (qui au départ était
un étudiant védique, mais qui plus tard désignera celui qui suit la voie de l‟Absolu telle qu‟on la
comprend dans les Upaniṣads). Cette énumération conjointe n‟est pas une nouveauté, car elle est déjà
connue des Upaniṣads Ŕ comme par exemple dans la Katha Up. II, 15; l‟objectif est le même, c‟est-à-
dire qu‟il s‟agit de réévaluer ou de reformuler des tendances spirituelles existantes.

(Page 366) le mot akṣaram (impérissable) est employé pour faire référence au contenu - au sens le plus
global possible- de l‟apprentissage védique dans son ensemble. Quelles que puissent-être les divinités
ou dieux spécifiquement mentionnés dans les Vedas, on peut dire lorsqu‟ils sont considérés dans leur
ensemble que tous les Vedas cherchent à comprendre ce que l‟on appelle ici l‟Impérissable.

Le mot vedavid est utilisé dans le même sens qu‟au XV, 1, et là comme ici, il est employé pour
désigner une personne capable d‟avoir une vue d‟ensemble exhaustive et globale sur l‟enseignement
védique. Bien qu‟il soit encore relatif, l‟enseignement védique considéré de cette façon peut avoir une
contrepartie ou un objet implicite que l‟on peut désigner sous le terme d‟Impérissable, terme qui
donnerait une idée approximative de l‟Absolu aussi poussée qu‟il est possible dans le contexte
relativiste de ce type d‟écrit religieux. Mais dans la mesure où une telle façon de voir donne une vision
globale de l‟humanité, elle devient respectable dans son objectif, même dans un contexte plus
purement contemplatif. Dans cette stance, ce que le visionnaire védique peut voir est donc soutenu en
termes élogieux, même si l‟analyse de ce chapitre dénote au final un mode de spiritualité plus
profondément absolutiste. Le verbe viśanti (entrent) indique un but, non pas en terme de
compréhension comme dans le cas précédent, mais en ce qu‟il est conforme à un mode de vie. Rajas
(passion) est l‟ennemi de la spiritualité telle qu‟on la comprend dans la Gῑtā (III, 37). L‟importance de
l‟expression vīta-rāgāḥ (ceux qui sont libres de passion) réside ici en ce qu‟elle est la seule
qualification à la spiritualité.

Même dans le cas de la personne qui est un simple brahmacāri (élève dédié à la voie de l‟Absolu)
celle-ci désire (atteindre) un objectif, bien qu‟il soit peut-être de nature plus théorique. Mais il se
soumet lui-même volontairement à certaines disciplines, ou modes de vie, parce qu‟il a ce type de but
ou de désir. Qu‟il soit conçu en termes de sagesse ou de discipline, même si les fins et les moyens sont
traités sans distinction, le sujet, ou contenu, de la spiritualité demeure le même, c‟est l‟Absolu tel qu‟il
est compris dans la Gῑtā. Cet état de neutralité est sous-entendu dans le mot padam (ancrage, base,
état).

L‟expression saṅgraheṇa (brièvement) révèle incontestablement la nature de la tâche que ce chapitre


vise à accomplir. Ce qui est gardé à l‟esprit n‟est pas simplement religieux, ce n‟est pas non plus une
philosophie ni un objectif du yoga, mais un dessein qui est tout cela à la fois.

(Page 367) [12] sarva-dvārāṇi saṁyamya


mano hṛdi-nirudhya ca|
mūrdhny ādhāyātmanaḥ prāṇam
āsthito yoga-dhāraṇāṁ||

248
[13] aum ity ekākṣaraṁ brahma-
vyāharan mām anusmaran|
yaḥ prayāti tyajan dehaṁ
sa yāti paramāṁ gatim||

« Fermant toutes les portes, maintenant les facteurs mentaux convergents dans le cœur, les fonctions
vitales opérant en étant centrées entre les sourcils, fermement établi dans une contemplation unitive
soutenue,

Prononçant AUM ce mot à une syllabe qui est l‟Absolu, tout en se souvenant constamment de Moi,
celui qui part, quittant son corps, c‟est lui qui suit la voie suprême. »

Ces stances résument la position révisée sous différents points de vue, mais cette fois les termes
utilisés sont plus proches de la perspective qu‟a l‟auteur de la Gῑtā, oeuvre qui est avant tout un yoga
śāstra (livre sur la science de la dialectique).

La référence à AUM en tant que verbe ou logos ou Mot, doit être comprise sous le même éclairage que
celui qui est développé dans la Māṇḍūkya Upaniṣad. AUM (le mot) est ici identifié à Brahman
(l‟Absolu).

Le fait de contrôler les différentes ouvertures et de focaliser les tendances mentales dans le cœur, le
fait de rassembler la vitalité dans la région du front et finalement l‟état d‟union ou de yoga, sont tous
des notions que nous avons l‟habitude de rencontrer en différents endroits des Upaniṣads.

Une théorie psycho-physique spécifique aux Upaniṣads est sous-entendue ici. Quelque soit la
discipline recommandée, le mot clef qui culmine à l‟état de perfection est ici le mot AUM. Il convient
de remarquer qu‟il est recommandé de prononcer ce mot en l‟accompagnant de la contrepartie mentale
qui lui est propre qui est de se rappeler l‟Absolu - mām anusmaran Ŕ en se souvenant de Moi. Comme
nous l‟avons remarqué à la stance 7, le caractère double ou parallèle des injonctions dont il est
question ici est conforme à l‟esprit de ce chapitre.

(Page 368) Comme nous l‟indiquent les mots tyajan deham (abandonnant le corps), remarquez que,
même sous cette forme révisée, la référence eschatologique n‟est pas omise. Ainsi, les valeurs liées à
la vie, que ce soit ici-bas ou dans l‟au-delà, sont donc assemblées sans qu‟il y ait de dualité.

Ceux qui ont tendance à y voir une allusion aux pratiques spécifiques du hatha (effort) yoga,
s‟écarteraient de la signification rationnelle la plus simple qui est sous-entendue ici. Nous devrions
nous laisser guider par les nombreuses références que l‟on trouve dans les Upaniṣads à ce sujet.

Nous devons considérer que la parama gati (voie suprême) à laquelle il est fait référence ici, est
distincte des voies plus relativistes et de moindre (valeur) dont il sera question dans quelques-unes des
stances qui vont suivre. Elle est facile à atteindre, comme l‟indique la stance 14. Cette distinction sera
plus développée aux stances 16 et 23, et à la stance 26 il est clairement dit qu‟il y a une voie par
laquelle celui qui la suit ne revient jamais. La Gῑtā prend position pour cette idée finalisée sur
l‟Absolu, et toute autre référence à des voies moins absolutistes devra être considérée comme
accessoire à la discussion du sujet dans son ensemble, comme le prévoit l‟étude exhaustive de ce
chapitre.

[14] ananya-cetāḥ satataṁ


yo māṁ smarati nityaśaḥ|
tasyāhaṁ sulabhaḥ pārtha
nitya-yuktasya yoginaḥ||

249
« Celui dont le mental ne se tourne pas vers des intérêts relationnels extérieurs, se souvenant de Moi
jour après jour, pour lui qui est un contemplatif constamment affilié unitivement, Je suis facile à
atteindre, O Pārtha (Arjuna). »

On peut lire dans cette stance que la voie indiquée par la Gītā est facile. Il a souvent été répété à
d‟autres endroits qu‟elle était rare et difficile, c‟est le cas par exemple du VII, 3.

La facilité dont il est question ici réside dans le fait que la condition préalable au progrès spirituel
réside dans le simple fait d‟établir une relation entre le relatif et l‟Absolu. Quand les deux conditions
préalables à l‟établissement de cette relation bipolaire sont strictement remplies, les résultats sont
spontanés et faciles à obtenir. Les deux conditions qui permettent d‟assurer cette bipolarité sont
mentionnées ici très précisément.

La première condition est mentionnée dans l‟expression ananyacetāḥ ( Celui dont le mental ne se
tourne pas vers des intérêts relationnels extérieurs). Pour établir une stricte bipolarité, il faut éliminer
soigneusement tous les autres intérêts perturbateurs.

(Page 369) La seconde condition est mentionnée dans le terme nityasaḥ (jour après jour). Il ne suffit
pas que cette relation soit bipolaire durant un temps limité. Elle doit maintenir son caractère
intransigeant (undeflecting) sur une période qui s‟exprime plutôt en termes d‟éternité qu‟en termes de
temps.

En outre, la dernière expression nitya-yuktasya yoginaḥ (par lui qui est un contemplatif constamment
affilié unitivement) met l‟accent sur la nature des conditions qui sont ici valorisées. Dans la Gῑtā, ce
n‟est pas un simple dévot ou un simple religieux, mais le yogi ou le contemplatif que nous devons
toujours garder à l‟esprit, et même si toutes les voies mènent à lui comme cela a été déclaré plus tôt,
c‟est lui qui remplit ces conditions et c‟est pour lui que cette voie semble facile à suivre.

[15] mām upetya punar janma


duḥkhālayam aśāśvatam|
nāpnuvanti mahātmānaḥ
saṁsiddhiṁ paramāṁ gatāḥ||

« Etant parvenus à Moi, ils ne retournent pas à cette éphémère demeure de la souffrance, eux qui sont
parvenus à l‟accomplissement final. »

Le caractère Absolu de la voie suprême de la sagesse concerne ces rares, ou grandes, personnalités qui
différent des relativistes de quelques espèce qu‟ils soient, ou de quelque niveau qu‟ils soient, et dont il
pourra être question ultérieurement. L‟unique caractéristique qui distingue ces absolutistes c‟est qu‟en
aucun cas ils ne retourneront à une vie de souffrance. Cette caractéristique du non-retour est toujours
citée comme étant leur caractéristique principale, non seulement à d‟autres endroits de la Gītā, mais
aussi dans l‟ensemble des Upaniṣads. Celui qui renait à une autre vie, même s‟il s‟agit d‟une naissance
supérieure, n‟en demeure pas moins un relativiste; mais l‟absolutiste est celui qui, une fois qu‟il a
quitté cette vie, ne revient jamais. C‟est ce qui fait toute la différence entre ces deux catégories.

Par le contraste qu‟elle contient, la référence d‟un côté à duḥkhālayam (demeure de la souffrance), et
de l‟autre à mahātmānaḥ (ces rares grandes personnalités) qui peuvent échapper à ces souffrances par
simple affiliation à la voie de l‟Absolu, donne une certaine sublimité poétique à cette stance.

[16] ābrahma-bhuvanāl lokāḥ


punar āvartino 'rjunaṣ│
mām upetya tu kaunteya
punar janma na vidyate║

250
(Page 370) «En commençant par celui-ci ici-bas, jusqu‟au monde de Brahmā, tous les mondes sont
soumis à une répétition phénoménale, Arjuna; mais une fois que l‟on M‟a atteint, O fils de Kuntī
(Arjuna), il n‟y a plus d‟autre naissance. »

Avant de passer à une discussion cosmologique dans les stances suivantes, cette stance met clairement
en relief le contraste entre ces deux positions. Il faut remarquer que, même s‟il est placé au plus haut
rang de la cosmologie, le monde de Brahmā, dans la mesure où il reste un objectif à atteindre dans le
contexte védique, est toujours relégué à une position secondaire par rapport à l‟objectif représenté
par Brahman, l‟Absolu.

En partant du train-train du travail quotidien, ou du monde ordinaire, nous pouvons imaginer une série
de mondes échelonnés qui représentent chacun un but auquel aspire l‟homme de foi. Cependant, le
plus supérieur des royaumes reconnus par les Vedas n‟est pas le meilleur au sens où la Gītā le
comprend. Ici, non seulement Kṛṣṇa représente l‟Absolu cosmologiquement, mais aussi
psychologiquement, et même dans tout autre contexte spirituel connu jusqu‟alors.

Grâce à ce contraste frappant, on évite les nuances cosmologiques ou théologiques qui pourraient
limiter l‟idée que l‟on se fait de l‟Absolu. De nouveau, la caractéristique du non-retour est considérée
comme étant le trait distinctif. La répétition cyclique des phénomènes est la marque distinctive des
mondes relativistes.

[17] sahasra-yuga-paryantam
ahar yad brahmaṇo viduḥ│
rātriṁ yuga-sahasrāntāṁ
te 'ho-rātra-vido janāḥ║

« Ceux qui savent que le jour de Brahmā correspond à mille périodes d„unité dans le cycle cosmique,
et que la nuit correspond à mille (de ces) unités, ceux-là comprennent (le principe) du jour et de la
nuit. »

Jusqu‟à la stance 19 incluse nous avons une section où certains principes cosmologiques vont être
discutés. De la même façon qu‟il y a une alternance du jour et de la nuit, cette stance postule une
théorie qui implique que Brahmā, le Créateur, appartient à un cycle existentiel qui a deux aspects. Un
« jour » de Brahmā comprend mille yugas (périodes d‟unité du cycle cosmique), et quelle que puisse-
t-être la durée de cette période en terme du temps réel tel que nous l‟appréhendons empiriquement, ce
qui importe ici c‟est l‟alternance. (Page 371) Mille unités de la période claires sont contrebalancées
par mille unités de la période sombre. Ceux qui peuvent comprendre ce principe ambivalent alternant
qui est impliqué dans l‟idée d‟Absolu théologiquement ou cosmologiquement sont désignés ici par le
terme: aho-rātra-vido janāḥ (ceux qui comprennent [le principe] du jour et de la nuit), c‟est-à-dire,
ceux qui intuitivement peuvent pénétrer tout ce qu‟implique cette théorie de l‟alternance du jour et de
la nuit en terme de durée éternelle.

[18] avyaktād vyaktayaḥ sarvāḥ


prabhavanty ahar-āgame|
rātry-āgame pralīyante
tatraivāvyakta-saṁjñake||

« A la levée du jour, tout ce qui n‟est pas manifesté est produit à partir du non-manifesté; à la tombée
de la nuit, ils se fondent dans cela-même que l‟on appelle le non-manifesté. »

Cette même alternance est décrite ici en termes de manifestation et de dissolution. Bien que la création
telle que nous en avons l‟expérience quotidiennement n‟est pas dissolue durant la nuit, mais qu‟elle
continue réellement à l‟extérieur et virtuellement à l‟intérieur de notre propre conscience, au sens plus
large d‟une cosmologie vue selon la perspective de la contemplation on peut dire de cette alternance

251
qu‟elle s‟installe plus strictement, ou plus théoriquement, entre manifesté et non-manifesté. A l‟état
d‟éveil tout a une réalité. Dans les états de sommeil et de rêve, l‟existence n‟a qu‟un statut virtuel.
C‟est dans ce sens, lorsque nous parlons en termes de conscience, que cette stance déclare que le
manifesté émerge du non-manifesté et y retourne à la tombée de la nuit. Il ne faut pas considérer cela
comme étant écrit dans le langage des sciences positives, mais il faut comprendre que cela appartient
au contexte contemplatif où l‟on donne la primauté à la conscience plutôt qu‟à l‟objectivité. Dans
l‟expression tatraivāvyakta-saṁjñake (dans ce même (état) que l‟on appelle le non-manifesté),
l‟insistance portée sur le fait que cet état est le même nous indique que le non-manifesté est une notion
plus inclusive ou plus générale analogue au concept de mahat (le grand) ou Brahman (l‟Absolu) tels
qu‟on les conçoit dans le Védānta. Ce que cela implique sera précisé à la stance 20.

[19] bhūta-grāmaḥ sa evāyaṁ


bhūtvā bhūtvā pralīyate│
rātry-āgame 'vaśaḥ pārtha
prabhavaty ahar-āgame║

(Page 372) « Assujetti à la nécessité, ce même ensemble d‟êtres qui reviennent à l‟existence encore et
encore s‟immerge à la tombée de la nuit, O Pārtha (Arjuna), et renait à l‟existence à la levée du jour. »

Cette stance nous livre cette même alternance dans l‟autre sens, attirant davantage l‟attention sur le fait
que, d‟une certaine façon, cette alternance se perpétue sans cesse dans la matrice informe de la durée
éternelle. En outre, elle ajoute un fait complémentaire, à savoir que c‟est sa eva ayam (exactement ce
même) agrégat d‟êtres qui, une fois immergé dans cette matrice, s‟y ré-immerge encore après avoir été
créé de nouveau. Les choses sont considérées ici comme si elles existaient éternellement, sub specie
aeternitatis.

Ainsi, l‟identité des objets particuliers en tant que tels reste constante et inchangée dans la pratique. Ce
que met en valeur cette stance, considéré avec tatra eva (cela-même) de la stance précédente, justifie
amplement l‟interprétation que nous en faisons.

[20] paras tasmāt tu bhāvo 'nyo


'vyakto 'vyaktāt sanātanaḥ│
yaḥ sa sarveṣu bhūteṣu
naśyatsu na vinaśyati║

« Mais au-delà ce non-manifesté il y a encore une autre existence non-manifestée et éternelle; au


milieu de tout ce qui périt, elle-même ne périt pas. »

Cette stance parachève explicitement ce qui a été déclaré implicitement dans les deux stances
précédentes selon lesquelles le non-manifesté, au lieu d‟avoir un statut simplement opposé au
manifesté, a une réalité qui est encore supérieure, et qui se rapproche du prodige de l‟Absolu.

Alors que ce non-manifesté comprend à la fois le manifesté et le non-manifesté, on considère qu‟il se


distingue de ce dernier, et qu‟il doit relever d‟un ordre épistémologique qui lui est propre. La force des
mots paraḥ (plus haut que) et tu (d‟ailleurs) que l‟auteur emploie pour souligner la distinction qu‟il y
a entre le simple non-manifesté du contexte dualiste et le non-manifesté qui ne connait absolument
aucune dualité, et qui se rapproche de l‟Absolu, devient par là-même tout à fait justifiée et tout à fait
compréhensible. D‟autre part ce non-manifesté est considéré comme sanātanaḥ (ancien ou éternel). Il
n‟est pas soumis au processus alternant de la manifestation et de la destruction. Le concept plus large
et plus global de l‟Absolu laisse la place au processus de l‟émanation et de la dissolution sans que cela
contredise ou compromette cette conception.

(Page 373) L‟assertion paradoxale de la fin de cette stance a le ton familier de cette sorte de sagesse
que l‟on trouve dans les Upaniṣads. Elle semble admettre qu‟il y a une vague zone intermédiaire entre
ces deux opposés ou ces deux contradictions. Cependant, la logique ordinaire qui a pour règle

252
d‟exclure un moyen terme ne permet pas (l‟existence) de cette zone intermédiaire. C‟est pourquoi il
faut considérer que ce raisonnement est un raisonnement intuitif ou contemplatif, plutôt qu‟un simple
raisonnement mécanique comme il le serait s‟il passait entre les mains de Locke, d‟Hume ou de Mill.

La valeur centrale de l‟Absolu qui est donnée ici est la base de l‟idée de l‟Absolu tel qu‟on le conçoit
dans tous les écrits du Vedānta. On attribue souvent le śūnya-vāda (nihilisme) à une approche
rationnelle comme celle du Bouddhisme parce que les écoles de cette catégorie ne parviennent pas à
concevoir clairement l‟Absolu comme quelque chose qui est d‟un état ou d‟un ordre supérieur dans le
sens qui est sous-entendu dans cette stance.

[21] avyakto 'kṣara ity uktas


tam āhuḥ paramāṁ gatim|
yaṁ prāpya na nivartante
tad dhāma paramaṁ mama||

« Ce non-manifesté on l‟appelle l‟impérissable. Ils disent de Lui que c‟est la voie (spirituelle)
suprême, pour qui l‟atteint il n‟est point de retour. Telle est Ma demeure suprême. »

Finalement, nous clôturons le sujet sur l‟idée de l‟Absolu à laquelle nous étions arrivés dans la stance
précédente, - l‟Absolu en tant que parole vivante, en tant que chemin et en tant que demeure -, Lui
conférant ainsi le statut d‟une valeur et pas simplement le statut d‟une abstraction logique ou
académique.

Le mot mama (Ma) qui nous indique que la personne-même de Kṛṣṇa représente l‟Absolu, intègre bien
cette valeur dans le domaine des intérêts humains. D‟un côté il y a la personne qui cherche, et de
l‟autre il y a son but personnel ultime, tous deux étant traités en termes de valeurs humaines dans le
dessein de les identifier l‟un à l‟autre grâce à la contemplation.

[22] puruṣaḥ sa paraḥ pārtha


bhaktyā labhyas tv ananyayā│
yasyāntaḥsthāni bhūtāni
yena sarvam idaṁ tatam║

(Page 374) « C‟est l‟Esprit suprême, O Pārtha (Arjuna), en Lui demeure tout ce qui existe et tout ceci
est imprégné par Lui, mais cependant on peut l‟atteindre grâce à une dévotion exclusive (de tous
facteurs extérieurs). »

Nous poursuivons en montant d‟un degré dans la personnalisation. Le monde manifesté auquel nous
faisons face est imprégné par un puruṣaḥ (esprit) que l‟on conçoit ici comme étant le plus élevé. Ces
deux aspects, le monde manifesté et l‟esprit, qui reflètent encore la dualité du système Sāṁkhya
(rationalisme), sont destinés à être considérés unitivement sans trace de dualité. Comme nous l‟avons
dit, toute trace sera finalement supprimée au chapitre suivant, et celle-ci n‟est gardée que dans le but
de permettre la discussion.

L‟importance donnée à cette dévotion qui ne doit s‟attacher à rien d‟autre est de nouveau mise en
avant pour assurer la relation bipolaire dont il est question. On considère ici que toutes les créatures
manifestées ont leur demeure dans l‟esprit. Ici aussi, cette dualité implicite sera peu à peu abolie.

[23] yatra kāle tv anāvṛttiṁ


āvṛttiṁ caiva yoginaḥ│
prayātā yānti taṁ kālaṁ
vakṣyāmi bharatarṣabha║

253
« Cette occasion (cosmologique) au cours de laquelle les yogis s‟en vont (et qui fait qu‟ils) reviennent
ou ne reviennent pas (selon le cas) Ŕ cette circonstance liée au temps, Je vais te la dire, O Chef des
Bhāratas (Arjuna). »

Dans ce chapitre la Gītā veut mettre l‟accent sur la voie de l‟intelligence ou voie de la lumière. Elle
fait référence à la voie des ténèbres simplement pour montrer le contraste.

Cette stance entame la dernière section de ce chapitre d‟une manière qui pourrait sembler assez
abrupte. Mais lorsque que l‟on remarquera la subtile différence qui y est sous-entendue, ce ne sera pas
difficile de voir comment l‟unité du chapitre a été préservée. Le yogi dont on dit qu‟il revient et le
yogi dont on dit qu‟il ne revient pas, ne sont pas tout à fait des cas opposés. Celui qui ne revient pas a
un statut unique en lui-même, alors que celui qui revient peut avoir tous les degrés de l‟aspirant
spirituel, du plus inférieur au plus supérieur. De façon générale, ce dernier doit encore être considéré
comme appartenant à la catégorie de ceux qui cherchent de façon relativiste. Le contraste n‟est donc
pas simplement une question d‟opposition, mais il porte plutôt sur deux niveaux de réalité différents,
l‟un n‟ayant rien à voir avec l‟autre.

(Page 375) Les relativistes suivent la voie des ténèbres alors que l‟on peut dire que les absolutistes
suivent la voie de la lumière. On peut dire que ce contraste vaut aussi en termes de pure intelligence
(understanding).

Dans cette dernière section, conformément au reste du chapitre, on retient cette trace de dualité aux
fins de la discussion. En définitive, l‟objectif de l‟auteur est ici de faire l‟éloge de la voie absolutiste
en ce qu‟elle appartient au chemin de la lumière (stance 24) et de reléguer les autres voies - quelques
supérieures qu‟elles puissent avoir été comme on le pense dans diverses écritures Ŕ (y compris même
la propitiation de Brahmā, le plus grand des dieux védiques), à un niveau plus bas, en ce qu‟elles
relèvent de la voie des ténèbres (stance 25). Cette intention est indéniable si l‟on considère la dernière
stance de ce chapitre (stance 28), où elle est finalement énoncée dans un style exalté et enthousiaste.

La référence aux yogis se justifie ici par le fait que l‟ensemble de la Gītā est un yoga śāstra (texte sur
la compréhension unitive ou la dialectique appliquée) et par conséquent c‟est le yogi, ou l‟homme de
contemplation, que ce texte vise avant tout.

Comme nous l‟avons déjà dit, ici la référence au moment de la mort sert simplement à faire ressortir la
distinction radicale qu‟il y a entre ceux qui retournent et ceux qui ne retournent jamais, parce que cet
idiome est celui que l‟on utilise habituellement dans la littérature védāntique pour faire comprendre
cette distinction.

[24] agnir jyotir ahaḥ śuklaḥ


ṣaṇ-māsā uttarāyaṇam│
tatra prayātā gacchanti
brahma brahma-vido janāḥ║

[25] dhūmo rātris tathā kṛṣṇaḥ


ṣaṇ-māsā dakṣiṇāyanam│
tatra cāndramasaṁ jyotir
yogī prāpya nivartate║

« Feu, lumière, période diurne, la quinzaine lumineuse, les six mois du solstice Nord (été), en partant à
cette occasion (cosmologique), ces personnes qui peuvent comprendre l‟Absolu atteignent l‟Absolu.

Fumée, nuit, la quinzaine sombre, les six mois du solstice Sud (hiver), en partant à cette occasion
(cosmologique), le yogi qui atteint la lumière lunaire (relativiste), revient. »

254
(Page 376) A la lumière des écritures saintes et des autres écrits, on pourrait indéfiniment commenter
et détailler les références astronomiques et la référence à l‟élément feu de la stance 24. Cependant
nous pouvons assez facilement voir quelle est en gros l‟intention de l‟auteur. On doit en déduire le
sens à partir du contraste qui en est fait avec le contenu de la stance 25, où sont énumérés tous les
éléments obscurs ou négatifs, astronomiques ou élémentaires. Ainsi, à la stance 24, c‟est ce côté de
l‟existence dominé par la lumière, que l‟on assimile à l‟intelligence, qui est compris dans toutes les
allusions à la moitié lumineuse du mois et au cheminement du soleil par le Nord, là où la lumière
prédomine davantage. Dans sa Darśana Mālā (Guirlande de visions de la réalité) le Guru Nārāyaṇa
fait référence (chapitre 1) à ces mêmes aspects en les désignant comme taijasi (le côté clair) et tāmasi
(le côté sombre) de l‟existence. Que l‟auteur de la Gῑtā ait à l‟esprit ce même contraste, cela nous est
révélé par la stance 26 où ces voies sont spécifiquement désignées par l‟expression śuklakṛṣṇa gatῑ
(les voies blanche et noire). Penser en termes de devayāṇa (voie des dieux ou des êtres brillants) et
de pitṛyāṇa (voie des pères ou des ancêtres) ne serait pas choquant eut égard à la description
contrastée qui est énoncée ici en termes plus généraux et plus scientifiques.

Si on l‟examine attentivement le contraste de la stance 25 n‟est pas valable parce qu‟ici encore, de
toute évidence, c‟est le même yogi de la stance 24 qui suit la voie d‟une lumière, quelque faible
qu‟elle puisse être, et que l‟on attribue ici à la lune. Par conséquent, même ici le yogi ne suit pas (le
chemin de) l‟obscurité totale, mais il suit une lumière relativement faible.

Il se peut même, qu‟à la stance 25, la voie d‟ordre inférieure qui est la plus élevée se rapproche de plus
en plus de la voie de la pure lumière absolutiste dont il est question à la stance 24; mais même si elles
se rapprochent beaucoup, si on fait un test avec la pierre de touche qui sépare le fait de retourner
(c‟est-à-dire le relativisme) et le fait de ne pas retourner (c‟est-à-dire le pur absolutisme) on s‟aperçoit
que ces deux voies ne sont pas identiques. Parce que, comme nous l‟avons dit, ce chapitre occupe une
place spéciale dans l‟ensemble de la Gītā, ceci est le délicat contraste qu‟il s‟attache à clarifier avant
d‟aboutir à la conclusion pleinement réévaluée qui est la sienne.

[26] śukla-kṛṣṇe gatī hy ete


jagataḥ śāśvate mate│
ekayā yāty anāvṛttim
anyayāvartate punaḥ║

(Page 377) « Ceux-ci, le blanc et le noir, sont connus pour être dans ce monde les deux éternels
chemins jumeaux; par l'un d‟entre eux on atteint le non-retour, tandis que par l'autre on revient. »

Ici le contraste entre les deux voies, la śukla (blanche ou brillante) et la kṛṣṇa (noire ou sombre) est
mis pleinement en relief. C‟est autour de cette question du retour et du non-retour qu‟il faut
comprendre le contraste. Dans les chapitres qui suivent la voie supérieure ou blanche est privilégiée en
vue d'un traitement plus approfondi.

[27] naite sṛtī pārtha jānan


yogī muhyati kaścana│
tasmāt sarveṣu kāleṣu
yoga-yukto bhavārjuna║

« Comprenant (la nature fondamentale) de ces deux voies, O Pārtha (Arjuna), le contemplatif ne
s‟égare point; c‟est pourquoi, à tous moments, O Arjuna, soit unitivement établi dans le yoga. »

Dans ce monde, la dualité qui semble être finalisée à jamais n‟est pas si strictement dualiste quand on
l‟interprète en termes de sagesse. Cette sagesse est constituée par la sagesse unitive, aussi connu sous
le nom de yoga.

Bien qu‟elles soient pour toujours différentes, comme cela est indiqué dans la dernière stance, cette
stance-ci suggère au yogi de les considérer unitivement, et lorsqu‟elles seront ainsi unifiées, toute

255
confusion et toute complexité sera abolie pour celui qui comprend leur vrai nature. Bien qu‟elles
soient différentes, elles relèvent du même principe de lumière, la face sombre n‟étant que moins
brillante.

Même si dans un certain sens il est opposé à l‟absolutisme, le relativisme peut être absorbé par
l‟Absolu grâce à une dialectique du yoga de plus en plus élevée. Ici on recommande ce yoga parce
qu‟il mérite d‟être sans cesse cultiver.

On peut reconnaître qu‟un rêve diffère de la réalité du monde éveillé, mais la connaissance du fait que
la réalité du rêve et la réalité de l‟éveil font partie d‟une conscience globale donne cette perspective
yogique qui abolit tout conflit. (Page 378) De la même façon, ce qui est recommandé ici c‟est de
correctement reconnaître la nature des voies supérieure et inférieure, toutes deux s‟incluant
unitivement dans la sagesse qui résulte du yoga, sagesse qu‟il est demandé à Arjuna de cultiver à tout
moment.

[28] vedeṣu yajñeṣu tapaḥsu caiva


dāneṣu yat puṇya-phalaṁ pradiṣṭam|
atyeti tat sarvam idaṁ viditvā
yogī paraṁ sthānam upaiti cādyam||

« Quelque soient le bénéfice des mérites que l‟on trouve impliqué dans les Vedas, dans les sacrifices,
dans les austérités et dans les offrandes (dons), le contemplatif qui est établi dans l‟unité et qui a
compris cet (enseignement-ci) les transcende tous et atteint le suprême Etat fondamental ».

En guise de conclusion à la discussion de ce chapitre où les différentes tendances de la spiritualité


actuelle ont été fusionnées, réévaluées et réunies en une vision qui les englobe toutes en termes de
sagesse, finalement cette stance, dans son mètre le plus archaïque, fait référence une fois de plus aux
éléments de la spiritualité, et les rejette tous en faveur de cette sagesse unitive toute simple à laquelle
nous sommes arrivés à ce stade de l‟œuvre après tous les raisonnements systématiques.

Remarquez que c‟est le mot punya (auspicieux), mot qui suggère le mérite religieux, qui s‟impose ici.
L‟homme de foi ordinaire se sent concerné par ses mérites religieux, car c‟est en les accumulant qu‟il
atteint la libération finale. Comme s‟il s‟agissait de donner de l‟assurance à cette disposition d‟esprit
naturelle, il est précisé ici que la voie de la sagesse - dont la nature est essentiellement une simple
question de connaissance comme le suggère le terme viditva (ayant su) par lequel le contemplatif
unitif, ou sage, atyeti tat sarvam (transcende tout) - est supérieure à la voie de l‟accumulation des
mérites par des actes de piété, par l‟étude, par l‟austérité, par les sacrifices, etc.

La référence à adyam (originel) suggère qu‟il est fait table rase pour que la spiritualité proprement dite
puisse commencer à compter de ce chapitre. Le yogi capable de contempler la sagesse regagne sa
pureté immaculée. Voilà le stade que nous avons atteint à la fin de ce chapitre.

(Page 379) Le but qui était notifié en termes de personne divine ou puruṣam divyam à la stance 10, a
été ici transformé en un état de pureté originelle immaculée. A la lumière des discussions qui ont suivi
la stance 10, tout ce qu‟il restait de la dualité du Sāṁkhya (rationaliste), ou de la divinité védique,
lorsque l‟on pensait à l‟état suprême, a donc été éliminé, et ainsi les bases sont jetées pour que les
prises de positions directes de Kṛṣṇa lui-même prennent place dans les deux chapitres qui suivent, et
qui sont symétriquement placés de part et d‟autre du centre de l‟ouvrage.

ity śrῑmad bhagavadgῑtāsupaniṣatsu brahmavidyāyām


yogaśastre śrῑkṛṣṇārjuna samvāde
akṣarabrahmayogo nāma ṣṭamo ‘dhyāyaḥ ||

256
«Ainsi s‟achève dans les Upaniṣads des chants de Dieu, dans la Science de la Sagesse de l‟Absolu,
dans le Dialogue entre Śrῑ Kṛṣṇa et Arjuna, le huitième chapitre intitulé „La Voie Unitive dans le
Progrès Spirituel (Général), (L‟Absolu Eternel Compris de façon unitive)‟. »

257
CHAPITRE IX

CONTEMPLATION UNITIVE EN TANT QUE SCIENCE ROYALE ET SUPREME


SECRET

Rāja-Vidyā Rāja-Guhya Yoga

(Page 380) Comme nous l‟avons déjà indiqué plus d‟une fois, nous abordons ici une section de la Gῑtā
qui à bien des égards contient sa plus importante contribution en termes de réévaluation d‟une sagesse
antique, pour se faire elle considère dans leur ensemble à la fois ses aspects ésotériques, et ses aspects
théoriques et pratiques.

Pour la première fois nous remarquons que l'initiative passe du questionneur à la réponse en la
personne de Kṛṣṇa, qui lui-même représente l‟Absolu. Le disciple commence à moins prendre
d‟initiative. Le rapport qui est établi entre le disciple et son Guru devient plus complet et l‟adoption
mutuelle qu‟implique cette situation devient plus patente. Le Guru ne se plaint pas des chicaneries de
son disciple, et Arjuna ne se plaint pas du fait que son Guru lui embrouille l‟esprit.

Dés le début de ce chapitre le Guru en personne commence à occuper le centre de la scène. Il est au
moins aussi intéressé à enseigner que le disciple semble l‟être à apprendre.

Dés les premières stances, la nature du thème de cet important chapitre est assez clair. On comprend
aisément pourquoi le titre de ce chapitre est tiré de la deuxième stance.

En scrutant le reste du chapitre, nous constatons que la symétrie reste plus équilibrée qu‟elle le pouvait
jusqu‟à présent, même si à la fin du chapitre VIII l‟auteur a réussi à exposer le cas du principe
dichotomique impliqué dans cette science d‟aussi près et aussi clairement qu‟il était possible (voir
VIII, 26).

A la stance 29 de ce chapitre, sans aucune ambiguïté, l‟auteur fait déclarer par l‟Absolu que représente
Kṛṣṇa qu‟il ne s‟intéresse pas aux bonnes personnes, ni aux mauvaises, mais qu‟il est également
indifférent aux unes et aux autres. Cette distanciation et cette neutralité dénotent le plus haut niveau
de pureté qui puisse être atteint dans l‟enseignement de la Gῑtā. (Page 381) Dans ce chapitre, même
l‟importance de son caractère propre tend à être minimisée. A la lumière de l‟enseignement finalisé
qu‟il contient, les aspects de Viṣṇu, de l‟avatār, et de Kṛṣṇa tendent à s‟effacer et à se fondre en un
concept pur et globale de l‟Absolu. Selon la stance 11, il n‟y a que les insensés qui se laissent
emporter par les aspects manifestes et qui sont incapables de saisir l‟idée de l‟Absolu dans sa pureté et
dans sa totalité.

Le mystère et la splendeur de l‟Absolu sont intensifiés par la stance 5 où, afin que l‟idée de l‟Absolu
émerge dans toute sa pureté et dans toute sa gloire, toute interdépendance réciproque entre le
phénoménal et le nouménal est habilement neutralisée et tout échafaudage théologique enlevé.

Aux stances 20 et 21, il est de nouveau fait allusion aux aspects relatifs du sacré et de la spiritualité,
mais seulement pour les écarter, avec une pointe d‟humour, du fait de leur insignifiance. Chose que le
critique scrupuleux ne peut manquer de voir.

Le fait qu‟il soit important de reconnaître l‟Absolu par les principes d‟un raisonnement supérieur est
clairement notifié à la stance 24. Bien qu‟elle semble montrer une grande tolérance vis-à-vis de toutes
les différentes approches de l‟Absolu, elle soutient cependant avec la plus grande vigueur que ceux qui
ne connaissent pas la nature de l‟Absolu d‟une manière conforme aux tattvāḥ (principes

258
fondamentaux) échouent. Alors que la plupart des formes de culte sont tolérées ou permises, ce n‟est
que la sagesse de l‟Absolu qui peut conduire à la libération.

Ce chapitre s‟achève en faisant référence à l‟espoir que donne la voie de la Gῑtā à toutes personnes
sans distinction, qu‟elles soient les pires pécheurs, des prolétaires, ou des femmes. Ici la voie est libre,
elle n‟exclut personne ni ne ferme ses portes à quiconque.

Comme marque de ponctuation finale nous avons la célèbre stance 34 qui sera répétée sous une forme
presqu‟identique au XVIII, 65, à la toute fin du traité. Même si on considère cette petite modification,
cette stance a une signification qui ne devrait jamais être prise à la légère. En matière de rhétorique,
cette stance marquant le milieu de l‟ouvrage a par conséquent une position très stratégique dans
l‟ensemble de l‟enseignement de la Gῑtā.

S‟il était possible d‟isoler cette doctrine d‟une quelconque façon, on pourrait dire que cette stance
porte sur ce qu‟on pourrait appeler la théorie centrale de la Gῑtā. Etablir une stricte relation unitive
avec l‟Absolu, au sens où on le conçoit à travers les différents chapitres de la Gῑtā, c‟est la meilleure
manière que l‟on conseille pour atteindre l‟Absolu, ce qui est la même chose que le but suprême ou le
salut.

(Page 382) Il faut en outre comprendre que l‟unité qu‟il y a entre eux deux (la personne et l‟Absolu) se
situe à tous les niveaux imaginables et en toutes formes d‟affiliation spirituelle, qu‟elle soit de l‟ordre
du culte, du renoncement personnel ou de l‟unité yogique.

śrῑ bhagavān uvāca|


[1] idaṁ tu te guhyatamaṁ
pravakṣyāmy anasūyaye|
jñānaṁ vijñāna-sahitaṁ
yaj jñatvā mokṣyase 'śubhāt||

« Kṛṣṇa dit :
En effet, à toi qui ne connais pas le doute (who do not mistrust) je révèlerai ce profond secret de sagesse
en même temps que ses aspects pratiques, quand tu les connaitras tu n‟auras plus le goût du péché. »

Nous avons déjà signalé que l‟initiative passait du côté du maître. C‟est maintenant Kṛṣṇa qui occupe
le devant de la scène.

La force du mot tu (en effet) signifiant presque « d‟un autre côté », indique l‟importance particulière
que l‟auteur a voulu donner à ce chapitre. Ici, en employant l‟expression guhyatamam (le plus secret),
il attire en outre notre attention sur le caractère unique de cet enseignement. Mais il est peu probable
que le lecteur superficiel puisse trouver dans quelle déclaration de ce chapitre se loge ce grand secret
parmi les secrets.

La référence à asūya (communément traduit par chicaner ou critiquer et rendu ici par « qui connais le
doute ») induit une attitude de désadoption dont la conséquence est qu‟il manque une bienveillante
compréhension entre maître et élève.

La potentialité d‟écoute est tout aussi importante que la capacité à enseigner, particulièrement lorsqu‟il
s‟agit de si profonds secrets. La relation doit être strictement bipolaire. Le manque de confiance et la
rivalité entre les deux personnes doivent être totalement éliminés. L‟importance de la relation Guru-
śiṣya n‟est pas inconnue dans d‟autres œuvres telles que la Viveka Cūdāmaṇi de Śaṅkara.
Généralement on affirme même dans le Védānta qu‟aucun enseignement valable ne peut s‟instaurer si
ce n‟est par l‟entremise d‟un vrai Guru, et la consécration d‟un maître satisfait du service rendu par
son élève est une condition souhaitée; d‟ordinaire, avant que prenne place un enseignement digne de
ce nom, tous les samvādas (discussions philosophiques) de ce type, indiquent expressément que cette
condition est remplie.

259
(Page 383) Pour la première fois, ici, dans ce chapitre, le disciple Arjuna reçoit cette forme particulière
de reconnaissance. Ailleurs dans les Upaniṣads on trouve des expressions telles que saumya (celui qui
est agréable) et vatsa (enfant) qui signalent cette même reconnaissance réciproque que l‟on pourrait
considérer comme étant une forme de pratyabhijῆāna (contre-reconnaissance).

Par conséquent le fait qu‟il soit ici précisé qu‟il n‟y pas une telle désadoption est une importante
condition, et cette condition devait être remplie avant que puisse commencer l‟enseignement
approprié.

L‟expression jῆānaṁ vijῆāna-sahitaṁ (sagesse associée à ses aspects pratiques) semble suggérer de
prime abord qu‟il y aurait d‟ores et déjà dans ce chapitre des indications détaillées sur la pratique de la
spiritualité. Mais dans les faits on ne trouve absolument aucune indication pratique, sauf peut-être
celles qui sont sous-entendues dans les stances 26 et 34.

Par conséquent il nous faut comprendre que cette référence à la sagesse associée à des connaissances
spécifiques signifie qu‟ici, dans ce chapitre, les aspects théoriques et pratiques de la sagesse sont
traités unitivement comme s‟ils ne faisaient qu‟un. La pratique n‟est pas un domaine de spiritualité qui
serait exclu du champ de la pure sagesse. Les discussions précédentes ont posé les fondations pierre
par pierre et étape par étape afin de justifier la position qui est adoptée ici.

Le dernier vestige de dualité qui semblait persister entre la théorie et la pratique dans le dernier
chapitre qui recommandait: « Souviens-toi de Moi et bats-toi » (VIII, 7) et qui donnait ce double
conseil: « Prononce AUM… et souviens-toi de Moi » (VIII, 13) est ici transcendé.

La référence à aśubhāt (du mal, du péché, de quelque chose de mauvais augure) englobe à la fois le
mal et le péché compris au sens moral ou religieux, ou en tant que valeur. C‟est revenir à la position de
départ de l‟ensemble de l‟ouvrage, parce que c‟est avec cette obsession qu‟Arjuna avait du péché, ou
du mal, qu‟a commencé ce dialogue, et c‟est donc le problème pratique majeur qu‟il ne faudra jamais
laisser de côté, même dans ce chapitre central.

Ici, la voie du mokṣa (libération) et la voie de la sagesse sont traitées indifféremment. C‟est assez
consistant avec ce qui avait été dit au IV, 36 où le flot de la sagesse était considéré comme pouvant
transporter une personne par-delà le péché. En fait, une prise de position presque semblable à celle-ci a
déjà été prise au chapitre IV où la sagesse se voit attribuer une totale primauté par rapport à toutes les
pratiques religieuses quelles qu‟elles soient, y compris la plus élevée des formes de sacrifice, comme
au IV, 33. Cette stance associée à la

260
On peut considérer que le secret en question est indiqué aux stances 11 et 24. Le
qualificatif rāja signifie ici « suprême », et il n‟est pas suprême parce que cet enseignement a un
caractère publique, mais parce qu‟il a une valeur unique.

Pavitram (purificateur) doit se comprendre dans le même sens que ce qui a déjà été indiqué dans la
stance précédente. C‟est ce qui élimine les scories du mal, que celui-ci ait la forme du péché, de
l‟action ou de l‟ignorance.

Le terme pratyakṣāvagamaṁ (expérimental) au sens où on le conçoit dans les différentes branches de


la connaissance contemporaine, est une qualité dont se prévalent rarement les enseignements relevant
du domaine métaphysique. Il ne peut s‟agir d‟une expérimentation en laboratoire, mais dans la mesure
où les méthodes et les résultats sont de l‟ordre de ce qui pourrait être observé en termes objectifs, ce
qualificatif peut à juste titre concerner cet enseignement. Ici, ce terme peut inclure l‟idée d‟un
traitement scientifique objectif et critique.

Le mot dharmyam (conforme au devoir, vertueux) est également important parce que l‟idée qui
prévaut en matière d‟enseignement ésotérique c‟est qu‟il se tient loin des normes conformes à la vie
juste (alors qu‟) on le conçoit ici dans un contexte humain. D‟un autre côté, en tant que discipline
publique, la philosophie peut tomber dans l‟erreur opposée qui consiste à fixer des normes hors de
portée de l‟homme du commun.

(Page 385) Ici il est allégué que l‟enseignement de la Gῑtā évite ces deux extrêmes et qu‟il est « facile
à pratiquer », alors qu‟il demeure avyayam (inépuisable). Ce dernier qualificatif l‟élève au niveau de
l‟éternel renouveau.

Le fait que cette voie qui se caractérise par une telle ouverture ne se détracte pas pour autant de sa
supériorité est sous-entendu dans le mot uttamam (supérieur).

[3] aśraddadhānāḥ puruṣā


dharmasyāya parantapa|
aprāpya māṁ nivartante
mṛtyu-saṁsāra-vartmani||

« Les hommes qui n‟adhèrent pas sincèrement à ce juste mode de vie, O Vainqueur des Ennemis
(Arjuna),

261
Arjuna est encore quelqu‟un qui cherche, et on peut dire que comme un brahmacāri (étudiant de la
religion), il commence à marcher sur la voie de l‟Absolu. Mais à la fin de ce chapitre nous verrons
qu‟il n‟a plus besoin de penser en termes de « voie ».

(Page 386) L‟expression aśraddadhānāḥ (ceux qui n‟ont pas la foi) laisse entendre que le fait
d‟adopter ce nouvel enseignement réévalué est ici une condition importante et nécessaire. On doit être
libre de tous préjugés. Il est donc nécessaire d‟insister de cette façon en termes de foi, même si
l‟objectif n‟est pas strictement religieux, et qu‟il relève de la sagesse universelle. Ici, on ne peut
concevoir la foi qu‟en référence à la sagesse.

De nouveau dans cette stance, avec le verbe nirvatante (retournent), on aborde le sujet du retour et du
non-retour de l‟âme après la mort; en effet cette préoccupation est le pivot autour du quel on peut dire
que gravitent les distinctions subtiles dont il est question dans ce chapitre et dans la Gῑtā tout comme
dans les autres Upaniṣad. En regardant un peu plus loin, nous avons une autre allusion à ce concept à
la stance 21, et nous nous rappelons également qu‟à la stance 26 le chapitre VIII s‟est achevé
exactement sur ce même thème. La Gῑtā se distingue en ce qu‟elle soutient la voie du non-retour, ce
qui revient au même que la voie d‟un absolutisme sincère. Ce qui est suggéré ici, c‟est que toutes les
autres voies aboutissent à ce que la personne retourne à ce qui est décrit dans cette stance comme étant
la voie de la mortalité et de la répétition cyclique de l‟existence, voie à laquelle toute spiritualité
relativiste doit nécessairement être soumise. Le pluriel met l‟accent sur ce qui a été dit au II, 41.

[4] mayā tatam idaṁ sarvaṁ


jagad avyakta-mūrtinā│
mat-stāni sarva-bhūtāni
na cāhaṁ teṣv avasthitaḥ║

« Par Moi tout cet univers est pénétré, Ma forme n‟est pas manifeste; tous les êtres ont leur existence
en Moi et je n‟ai pas d‟existence en eux. »

Le mystère de l‟Absolu commence à s‟élucider dans cette stance. Ici, on insiste sur le fait que l‟Absolu
n‟a pas de forme. La stance 11 mettra encore davantage l‟accent sur ce même caractère de l‟Absolu,
confus et non-manifeste.

Bien qu‟ainsi ce Brahman sans forme se voit attribuer dans l‟enseignement de la Gītā une position
centrale des plus importantes, le XII, 5, fait une concession en faveur des personnes qui pourraient
trouver qu‟un enseignement si théorique (pure) est difficile à suivre dans leurs vies personnelles. Le fait
de constater cela nous amène à remarquer que dans les chapitres suivants l‟on s‟écartera de la position
théorique (pure) et philosophique du noyau central de l‟œuvre, car il sera fait de plus en plus de
concessions pour les besoins quotidiens de la vie de l‟homme ordinaire, jusqu‟à ce que l‟on devienne
capable de différencier, dans le présent chapitre et au chapitre XVIII, les différents devoirs naturels qui
se rapportent aux quatre ordres de la société basés sur les divers types et vocations individuels.

(Page 387) A travers les chapitres qui se succèdent, et après avoir reconnu la dualité qu‟il y a entre le
kṣetra (champ) et le kṣetrajῆa (connaisseur du champ), l‟œuvre aborde en ordre décroissant les aspects
plus concrets tels que celui des trois guṇas (modalités de la nature), et celui des valeurs supérieures et
inférieures impliquées dans notre conduite. Dans quelques-uns des chapitres suivants, une
représentation stupéfiante de l‟Absolu est faite en termes de temps, ou de devenir, et elle aboutit à
l‟idée même d‟un dieu qui sanctionne. Le point culminant de la discussion étant atteint aux chapitre IX
et X, la structure en forme de voûte de la Gῑtā a besoin de reposer de nouveau sur la vraie terra firma
(terre ferme). Si nous gardons à l‟esprit la globalité de cette structure, nous sommes capables de voir
que, même si en théorie la Gῑtā reconnait l‟Absolu manifesté, lorsqu‟elle en vient à considérer la vie
telle qu‟elle doit être vécue au quotidien, elle compromet peu à peu son propre enseignement.

262
C‟est ainsi que l‟émerveillement paradoxal que l‟on ressent vis-à-vis de l‟Absolu est à son paroxysme
dans ce chapitre. A la lumière de ce que nous venons de dire, c‟est tout à fait naturel. Les êtres
existent dans l‟Absolu, mais la réciproque n‟est pas vraie, et elle est déniée ici. Alors, ce qu‟est
exactement la relation entre l‟Absolu et l‟existence, cela reste un prodige et un mystère. Le mystère
s‟épaissit encore dans les stances qui suivent.

[5] na ca mat-sthāni bhūtani


paśya me yogam aiśvaram|
bhūta-bhṛn na ca bhūta-stho
mamātmā bhūta-bhāvanaḥ||

« Et de plus, les êtres n'existent pas en Moi; considère Mon statut comme un mystère divin; en outre,
demeurant Moi-même cette Impulsion qui est derrière les êtres, je les porte mais n'existe pas en eux
non plus. »

Les êtres manifestés n‟ont pas d‟existence dans l‟Absolu, même si l‟on pourrait partir du principe qu‟il
y a entre eux une relation gouvernant-gouvernés. Mamātmā (le Soi de l‟Absolu) semble rendre la
relation encore plus subtile, puisque c‟est ce Soi que l‟on considère ici comme étant l‟impulsion vitale
qui se trouve derrière l‟émanation de tous les êtres.

Que reste-t-il lorsque l‟on prend en compte toutes ces vagues indications ? L‟expression que l‟on
trouve dans cette stance-même, paśya me yogam aiśvaram (considère Mon statut comme un mystère
divin), nous indique sans équivoque qu‟il s‟agit d‟un prodige. (Page 388) Le yoga met ici le doigt sur
un mystère, comme c‟est le cas avec l‟expression yoga māyā (l‟effet illusoire de la réalité négative)
qui est employée à la stance VII, 25.

Cette stance-ci nous rappelle les paradoxes de Zénon. Le prodige persiste, aucune logique ne peut le
résoudre. Lorsque l‟on scrute en profondeur sa signification, on s‟aperçoit que cela revient à dire que
Kṛṣṇa n‟a pas d‟ahaṁkāra (égo individuel) comme cela pourrait être le cas avec les êtres humains
ordinaires. Si alors on se demande pourquoi Kṛṣṇa utilise le pronom personnel, nous sommes obligés
de constater qu‟il s‟agit en cela de se conformer aux exigences littéraires. C‟est ainsi qu‟il atteint l‟état
divin de prodige, en étant un Soi sans égo.

[6] yathākāśa-sthito nityaṁ


vāyuḥ sarvatra-go mahān|
tathā sarvāṇi bhūtāni
mat-sthānīty upadhāraya||

« Tu dois comprendre que, de même que la grande étendue d'air qui remplit tout l'espace a sa base
dans l'extension pure, de même toutes les existences sont basées en Moi. »

Cette stance tente de clarifier le mystère en donnant un exemple familier. Elle prend deux entités
phénoménales, le vent qui souffle de tous côtés, emplissant tout l‟espace, et le ciel qui le contient.
L‟entité la plus générale est contenue dans l‟entité la plus spécifique, bien que l‟on puisse les
considérer toutes deux comme étendue ou immensité.

Entre l‟air et le ciel il n‟y a pas une différence de degré, mais une différence de type. De la même
façon, l‟Absolu relève d‟une catégorie qui lui est propre, même s‟il ressemble au principe
de mahat (l‟immensité) de la doctrine du Sāṁkhya (rationalisme). En fait le mot mahan (immense)
que l‟on utilise ici pour qualifier l‟air évoque cette même subtile distinction. Normalement on se
serait plutôt attendu à ce que cet adjectif qualifie le ciel d‟Absolu, mais en fait il s‟applique à l‟air qui,
bien qu‟il soit immense, n‟en reste pas moins une entité plus relativiste. Ainsi, dans la Gītā, l‟idée
d‟Absolu est assimilée à l‟idée du Soi suprême quand il est purifié de tout égotisme, mais il ne faut pas

263
le confondre avec le principe de mahat (l‟immensité) du système Sāṁkhya. Il s‟avère nécessaire
d‟utiliser l‟épistémologie révisée que la Gῑtā nous offe ici en rapprochant les abstractions du concept
Sāṁkhya des valeurs humaines sans compromettre pour autant sa pureté Absolutiste.

(Page 389) [7] sarva-bhūtāni kaunteya


prakṛtiṁ yānti māmikām|
kalpa-kṣaye punas tāni
kalpādau visṛjāmy aham||

[8] prakṛtiṁ svām avaṣṭabhya


visṛjāmi punaḥ punaḥ|
bhūta-grāmam imaṁ kṛtsnam
avaśaṁ prakṛter vaśāt||

« Tous les êtres, O Fils de Kuntī (Arjuna), pénètrent dans ma nature à la fin d‟une unité de temps
cosmique (kalpa) et au commencement d‟une même unité, je les exhale. »

« En vertu de ma nature, j‟exhale encore et encore tous les agrégats d‟êtres, soumis comme ils le sont à
la nécessaire contrainte de la nature. »

Cette fois, le processus cosmologique rythmé d‟émanation et de retrait dans la nature primale de
l‟Absolu a comme mesure le kalpa (grande unité de temps cosmique égale à 1000 yugas ou à un jour
de Brahmā selon les calculs védiques). Le VIII, 17 a mentionné un processus alternatif similaire, c‟est
celui qu‟il y a entre le jour et la nuit de Brahmā; ceux-ci comportent chacun 1000 yugas (très grands
agrégats d‟ères astronomiques qui, selon les experts, comportent 4.320.000 années lumières, et qui
sont divisés en différentes périodes: Satya, Tretā, Dvāpara et Kali). Bien que l‟image qui est donnée ici
ressemble apparemment au processus cosmologique décrit dans le chapitre précédent, il faut
remarquer qu‟il y quelques différences frappantes.

Là-bas il était conçu comme une alternance entre le jour et la nuit ou entre la lumière et l‟obscurité.
Ici, ce double aspect importe peu, même s‟il est toujours question du début et de la fin d‟un kalpa ou
jour de Brahmā. L‟alternance ne se fait pas entre la réalité manifestée et la réalité non-manifestée,
mais entre la réalité dans son état primordial et son émanation en tant que nature, immanent et
transcendant étant traités comme un tout.

Ainsi, on en arrive à considérer l‟Absolu lui-même comme pouvant avoir deux aspects, l‟un dans
lequel il est pur, et un autre dans lequel on le conçoit comme s‟il était conditionné ou teinté par des
facteurs qui relèvent de la nature.

(Page 390) La relation qu‟il y a entre cette nature et le pur Absolu lui-même est une relation semblable
à celle qu‟il y a entre māyā (apparence relativiste due au principe d‟erreur) et Brahman (réalité
Absolue). Il n‟est pas rare de constater que māyā (apparence) est identique à Brahman (l‟Absolu),
parce qu‟en fin de compte māyā, par le fait de n‟être qu‟une simple apparence, n‟a pas d‟existence en
dehors de l‟Absolu. Ce sont des subtilités de la philosophie du Védānta que nous aurons à considérer
le moment venu.

Ce qu‟il convient de remarquer ici, c‟est qu‟à certains moments la nature est dissimulée dans l‟Absolu,
alors qu‟à d‟autres elle n‟est pas dissimulée et qu‟elle est clairement visible, ou, en d‟autres termes,
que la nature est virtuellement présente dans l‟Absolu à un moment cosmologique donné, alors qu‟à
d‟autres moments elle apparait sous une forme plus matérielle.

De toute évidence l‟auteur a pour objectif de présenter une image cosmologique qui rehaussera encore
l‟unité spécifique, l‟attitude distante et la primauté globale de l‟Absolu. Dans ce chapitre, cette
allusion à la cosmologie n‟est justifiée que parce qu‟il s‟agit d‟une dernière concession faite à Arjuna

264
dont l‟environnement spirituel est encore teinté puisqu‟il relève, selon le contexte, du devayāna (voie
des dieux) ou de pitṛyāna (voie des ancêtres). De même, pour les autres personnes qui cherchent ou
qui aspirent à la sagesse, il est nécessaire de dresser un tableau réaliste vu de ce côté de la réalité, bien
qu‟il faille peut-être en modifier la forme en fonction de leur background personnel. Les concepts
abstraits et ennuyeux dans le style bouddhiste sont exactement ce contre quoi la Gῑtā réagit. La
différence de style et d‟approche est la même que celle qu‟il y a entre Kant et Bergson.

On peut dire que la nature est un instrument du principe du pur Absolu. Au lieu de créer les divers
agrégats d‟êtres que l‟on voit dans l‟univers, c‟est ce principe de nature, qui a lui-même un statut se
rapprochant de l‟Absolu proprement dit, et auquel on peut attribuer toute entremise dans l‟acte d‟une
création spécifique. L‟Absolu inconditionné proprement dit doit être exclu de l‟image, et la relation
entre l‟instrument qu‟est la nature et son opérateur n‟est qu‟une relation qui ressemble à celle d‟un
contrôle par aimant interposé comme on le voit dans certains instruments électriques. Par sa simple
présence et un peu à la manière d‟un agent catalytique, l‟Absolu aide indirectement la nature, à
distance si l‟on peut dire, pour qu‟elle remplisse sa fonction avec toute la force compulsive de la
nécessité qui est la sienne.

Alors que la nature est fataliste, l‟Absolu se place du côté de la providence, cette présence qui
témoigne de la délicate influence qui est la sienne et par laquelle il contrecarre constamment la fatalité
impliquée dans la nature.

(Page 391) La subtile relation qu‟il y a ici ressemble à celle qu‟il y a entre le péché et la grâce en
théologie (telle qu‟elle est mise en évidence par exemple dans l’Imitation du Christ), ou à celle qu‟il y
a entre la loi inéluctable et l‟indéterminisme dans la théorie scientifique moderne. Il y est fait référence
dans la Taittῑriya Upaniṣad II, 6. Par conséquent il nous faut comprendre la signification du mot
avaśam (impuissants, c‟est-à-dire, contraints par la force de la nécessité) en faisant preuve
d‟imagination, ou même avec une certaine intuition. Dans l‟idée la plus pure qui soit de l‟Absolu et
que l‟on tente de présenter ici, les deux faces de la réalité, la nécessité et la contingence, se rencontrent
unitivement.

[9] na ca māṁ tāni karmāṇi


nibadhnanti dhanañjaya|
udāsīnavad āsinam
asaktaṁ teṣu karmasu||

[10] mayādhyakṣeṇa prakṛtiḥ


sūyate sa-carācaram|
hetunānena kaunteya
jagad viparivartate||

« En outre, ces fonctions ne Me lient pas, O Conquérant des richesses (Arjuna), car Je suis posé,
apparemment indifférent, détachés de ces actions »

« Parce que c‟est Moi qui préside, la nature donne naissance à la fois aux entités qui peuvent se
mouvoir et aux entités qui ne peuvent pas se mouvoir; grâce à cela, O Fils de Kuntῑ (Arjuna), ce
monde (mobile) se meut. »

Ces stances soulignent encore davantage l‟attitude distante de la présence de l‟Absolu comme témoin,
non-affecté par les actions ou les mouvements, comme nous l‟avons déjà expliqué.

Le verbe sūyate (donne naissance à) suggère que l‟Absolu est le principe masculin. Cette même idée
sera répétée plus concrètement au XIV, 4. Néanmoins, conformément à l‟esprit du chapitre, cette
entremise est moins prononcée ici.

265
Le verbe viparivartate (se retournant, tournant en cercle) semble suggérer un double processus
d‟involution et de dissolution lorsqu‟on le considère avec sūyate (produisant). Mais ici, ceci étant à
peine suggéré, on ne peut faire de commentaires.

(Page 392) [11] avajānanti māṁ mūḍhā


mānuṣīṁ tanum āśritaṁ|
paraṁ bhāvam ajānanto
mama bhūta-maheśvaram||

[12] moghāśā mogha-karmāṇo


mogha-jñānā vicetasaḥ|
rākṣasīm āsurīṁ caiva
prakṛtiṁ mohinīṁ śritāḥ||

« Les sots se méprennent sur Moi car j'adopte la forme humaine, ignorants qu'ils sont de Mon
existence qui est au-delà, en tant que Seigneur de tous les êtres. »

« Leurs attentes sont frustrées, leurs actions sont vaines, dénués de sagesse, ne sachant discriminer,
comme des titans malveillants et des démons ils se soumettent d‟eux-mêmes à une nature trompeuse. »

Ces stances énoncent le positionnement vis-à-vis de la vie spirituelle que l‟on peut considérer comme
étant la contribution la plus importante de la Gῑtā. Alors que les paṇḍits en sont encore à discuter des
mérites relatifs de saguṇa arcana (offrande de fleurs à une divinité avec des qualités) en relation à la
méditation sur le nirguṇa Brahman (l‟Absolu non qualifié), ici, exactement au centre de la Gῑtā, nous
avons cette déclaration non-équivoque qui, bien qu‟elle soit si clairement énoncée, souffre encore
entre les mains des apologistes au nom du culte de l‟image et du iṣṭa devata upāsana (propitiation
d'une divinité choisie).

Particulièrement après la décadence des écoles de pensée plus philosophiques, L‟Hindouisme moderne
s'est livré à de nombreuses formes de pratiques religieuses, certaines n‟étant rien d‟autre que des
formes d‟adoration populaire que l‟on pourrait peut-être mettre sur le même pied que le fait
d‟embrasser une représentation de Jésus en cuivre ou en plâtre, à Milan ou ailleurs, en violation même
des principes sanitaires.

Certaines personnes croient même que si elles versent des larmes devant une photo ou une image cela
les fera progresser spirituellement. Néanmoins il n‟y a aucune écriture digne de ce nom que l‟on puisse
citer pour accréditer de telles pratiques. En fait, elles sont même considérées dans le Bhāgavata III,
xxix, 21, comme étant arcāvidambanam (démonstration de culte non nécessaire ou même fallacieuse).
Il faut aussi garder à l‟esprit qu‟au chapitre XI, 46, dans le Viśvarūpa Darśana (Vision de l‟Absolu
sous sa forme Universelle), la Gῑtā nous fait voir Arjuna demandant à Kṛṣṇa de se montrer sous la
forme familière de Viṣṇu, pour qu‟il puisse lui rendre un culte sous les traits d‟une divinité qu‟il
connaîtrait. (Page 393) Mais nous voyons à la stance 51 de ce même chapitre que sa demande est
rejetée et que Kṛṣṇa préfère prendre sa forme humaine ordinaire; en quelque sorte il montre peu de
respect pour la requête d‟Arjuna, ou il va même jusqu‟à l‟ignorer.

Beaucoup de gens ont considéré que l‟allusion qui est faite à l‟offrande de fleurs de ce chapitre-ci
(stance 26) supportait cette forme de culte commune sur le sol indien. Mais même à ce moment-là
aucune image n‟est mentionnée, et de plus cette allusion a un caractère plus permissif qu‟impératif.

Lorsqu‟on y recourt avec des intentions pures, même les formes puériles de culte ont droit à une place
dans le schéma des cultes de la Gῑtā, mais concrètement, contrairement à ce que certains ont dit, il
n‟est enjoint nulle part de faire une pūjā (action rituelle) comme s‟il s‟agissait d‟un tremplin pour
atteindre l‟Absolu, pas même dans les écritures indiennes. A vrai dire, c‟est plutôt la position inverse
qui est soutenue dans la Gῑtā, comme par exemple au IV, 33. Même dans les Purāṇas (légendes) on
parle avec mépris de la pūjā (rituel) de Rāvaṇa car elle est surchargée en détails et en objets.

266
Cependant, la pūjā (rituel) a toujours été préférée de part ses mantras (textes mystiques) et ses japas
(répétitions de formules), au simple upāsana (culte propitiatoire pratiqué en faisant des vœux). En
outre, les Upaniṣads ont considéré ces derniers comme étant inférieurs (ex. Kena Upaniṣad I, 4, 5).

La Gῑtā étant un yoga śastra (livre sur la compréhension unitive) qui traite de la science de l‟Absolu,
elle perpétue la tradition philosophique rationnelle de l‟Inde sans laisser place à l'hétérodoxie. Telle
étant sa nature même, c‟est tout à fait naturellement que l‟on s‟attend à ce qu‟elle ne soutienne pas des
formes de culte puériles ou qui prédisposent à la paresse. La tonalité ici est nettement orientée contre
les personnes qui auraient une mauvaise compréhension de la vraie nature de l‟Absolu. Ce contre quoi
s‟élève cette stance est dans le même esprit qu‟au XVIII, 22, où un homme donne de l‟importance à un
objet particulier et non pas à la portée universelle qu‟il devrait avoir en tant que principe. Dans la Gῑtā
même on pourrait multiplier les citations qui font allusion à cette même tendance à l‟erreur chez les
hommes (ex., XVIII, 32).

Quoiqu‟il en soit, une chose est claire, ce type de perversion est dénoncé avec la plus grande insistance
ici, comme on le voit avec le terme mūdhāḥ (les sots) et avec d‟autres expressions qui ne la dénoncent
pas moins et qui remplissent la plus grande part de la stance 12. Le VII, 25 nous livre une objection
toute aussi forte, même si elle n‟est pas expliquée avec autant de précision ni de façon si irrévocable.

(Page 394) A la lumière du Védānta au sens strict, toutes les idées figées ou préétablies sur l‟Absolu
doivent être considérées comme étant déplacées. Une vision figée, même si elle est exaltée par un
mythe ou un symbole, ne pourrait qu‟être pire que la perception commune qui considère l‟Absolu
comme un homme bon, important ou aimable au sens ordinaire. La mauvaise compréhension de
l‟Absolu dont il est question ici recouvre toutes les formes et les idées anthropomorphiques possibles,
de la plus simple à la plus élaborée. Parmi elles, celle que l‟on peut peut-être le mieux excuser est celle
qui glorifie un homme bon pour ses attributs mystiques, comme c‟est le cas dans la légende d‟Arthur,
ou comme dans le cas du culte du héro où un Rāma ou un Kṛṣṇa se mettent à ressembler à l‟Absolu.
On dit que Śiva est un simple chasseur qui a atteint le statut d‟Absolu par sa Tāṇḍava-Mūrti (forme de
danse divine). Aussi exaltées ou excusables qu'elles puissent être, toutes ces formes n'atteignent pas
l'idéal que l'on s'attend à voir dans ce chapitre; idéal que seul l‟œil de la sagesse peut percevoir et qui
est celui que la Gῑtā représente.

Le param bhāva (existence qui est au-delà), c‟est-à-dire dans le grand Non-manifesté dont il a déjà été
question, donne à l‟Absolu dont on parle ici une position de suzeraineté sur le monde visible.

En utilisant une série de qualificatifs soigneusement conçus et qui semblent suivre tacitement un
certain cadre épistémologique, la critique se poursuit à la stance 12 dans un langage mesuré et gradué.
On peut discerner ce même cadre au XVIII, 14, mais les différents éléments y sont énumérés en ordre
inverse.

Le terme āśā (espoir) fait référence au futur, c‟est un élément spirituel flou qui ressemble à l‟espérance
dans la théologie chrétienne. Le qualificatif suivant fait référence au karma (action), mot qui a un
caractère plus ontologique. Pour finir nous avons āsurī (démoniaque) que l‟on peut considérer comme
étant une qualité relevant de la terre, terrestre.

Moha (confusion) fait franchement référence aux valeurs déroutantes qui résultent des états d‟esprit
paresseux ou des attachements aux objets sensuels. Le véritable contemplatif est l‟homme dont
l‟intelligence peut pénétrer la réalité sans dévier. Les autres suivent les pistes d‟intérêts erronés sur
tous les plans, ce qui a pour conséquence que leur vie est pleine de frustrations.

Les mots āsura (démon) et rākṣasa (titan malveillant) peuvent être interprétés dans le sens où ils
désignent des personnes dont les intérêts sont vils ou dont les valeurs sont grossières et basées sur les
plaisirs des sens ou sur une objectivité simple et particularisée. Le mot āsura (démon) est employé
dans le même sens au VII, 15 et au chapitre XVI il est traité de façon plus exhaustive par opposition

267
aux devas (divinités brillantes), c‟est-à-dire, celles qui sont capables d‟apprécier les valeurs
supérieures.

(Page 395) [13] mahātmānas tu māṁ pārtha


daivīṁ prakṛtim āśritāḥ|
bhajanty ananya-manaso
jnātvā bhūtādim avyayam||

« Mais ceux qui ont un Grand Soi, O Pārtha (Arjuna), affiliés à Ma nature divine, ils adorent avec un
esprit excluant tout intérêt extrinsèque, M'ayant connu comme la Source Primordiale Inépuisable de
tous les êtres. »

Cette stance nous expose la position inverse. Par contre, pour contraster avec les types inférieurs
décrits dans les deux dernières stances, ceux qui sont bien disposés sont appelés ici des mahātmās (qui
ont un grand Soi).

Il conviendrait de remarquer que les deux types mis en contrastes appartiennent pour ainsi dire à des
pôles opposés. L‟appartenance aux deux premières classes se distingue par le fait que les sens vont
vers des valeurs qui sont particulières et objectives, alors que dans le cas de ces personnes que l‟on
appelle ici des Grandes Âmes les sens sont tournés vers le bhūtādi (Source Primordiale de tous les
êtres). On peut dire que cette Source est une valeur supérieure ou qu‟elle représente des valeurs
universelles.

La référence à ananya manasaḥ (avec un esprit excluant strictement tout intérêt extérieur) souligne de
nouveau la relation de bipolarité avec l‟Absolu telle qu‟elle doit être comprise dans la Gῑtā.

[14] satataṁ kīrtayanto māṁ


yatantaś ca dṛḍha-vratāḥ|
namasyantaś ca māṁ bhaktyā
nitya-yuktā upāsate||

[15] jñāna-yajñena cāpy anye


yajanto mām upāsate|
ekatvena pṛthaktvena
bahudhā viśvato-mukham||

« Chantant sans cesse Mes louanges, faisant sans cesse des efforts, fermes dans leurs vœux et Me
saluant avec dévotion, ils sont toujours unis dans une assiduité dévouée. »

« D'autres aussi, faisant le sacrifice de la sagesse, de manière unitaire, de manière dualiste, et faisant
également face de nombreuses autres façons universellement et partout, M'assistent avec vénération. »

(Page 396) Ces deux stances ont pour but d‟établir un lien entre les tendances religieuses orthodoxes et
les tendances rationnelles hétérodoxes, deux ensembles de tendances qui ont existé côte à côte sur le
sol indien.

Comme nous l‟indique l‟expression nityayuktāḥ (toujours engagés), la stance 14 fait allusion aux
engagements et au disciplines ou aux différentes pratiques de culte que l‟on trouve communément en
Inde sous l‟intitulé du yoga tel qu‟on l‟entend dans la Gītā.

Dans la mesure où ces disciplines et pratiques, même si elles sont banales et ordinaires, ont l‟Absolu
pour objet, par le simple fait qu‟elles relèvent du yoga, elles sont rehaussées à un statut fraichement
révisé, et à ce titre elles ont droit d‟être ici traitées avec respect et d‟être reconnues. Ici on perçoit
assez clairement cette réévaluation dialectique qui est la méthode de la Gītā et qui est aussi celle de
toutes les formes d‟avancée religieuse que l‟on trouve dans le cours de l‟histoire. Il n‟y a pas de

268
rupture brutale avec quoique ce soit qui ait été en vogue. On accomplit sans détruire, et de même que
Moïse a été réévalué par Jésus, de même c‟est une délicate méthode dialectique de réévaluation qui est
utilisée ici.

L‟expression kīrtayantaḥ (chantant les louanges), les références aux vratāḥ (vœux/engagements),
à namasyantaḥ (se prosternant) et à upāsana (dévotion assidue), représentent toutes des formes de
pratiques que l‟on trouve dans la vie religieuse, essentiellement lorsqu‟il n‟y a pas d‟hétérodoxie.

En revanche, les écoles rationnelles ont tendance à être hétérodoxes parce qu‟elles sont
philosophiques. A la stance15 les diverses (disciplines) que l‟on trouve dans ce contexte sont elles
aussi énumérées.

Même si ici il n‟est pas directement fait référence au yoga comme étant l‟intitulé général pour les
diverses disciplines dont il est question à la stance 15, nous avons l‟expression jῆānayajῆa (sacrifice
de la sagesse) qui ne peut avoir de sens que si on la comprend dans la signification qui lui est donnée
au IV, 33 et au XVIII, 70 où elle est considérée comme une expression spécifique de la Gῑtā comme de
tout autre livre sur le yoga.

yajῆa (sacrifice) et upāsana (dévotion assidue) sont des expressions que l‟on trouve également dans le
contexte philosophique. Tout du moins dans la Gῑtā, le culte et la philosophie ne sont pas prônés d'une
manière aussi contrastée et aussi prononcée que celle que l'on connaît en Occident. En quelque sorte,
des expressions telles que celles qui sont mentionnées ici dans un contexte philosophique aident à
indiquer les deux voies avec les mêmes flèches, réconciliant religion et philosophie.

Les différentes écoles de philosophie sont regroupées ici sous trois rubriques: celles qui parlent de
façon moniste; celles qui admettent l‟existence d‟un principe duel, que ce soit entre la personne qui
vénère et celle qui est vénérée ou entre l‟esprit et la nature, etc.;…et celles dont font peut-être partie
les panthéistes qui considèrent que l‟univers entier est constitué de la présence de Dieu.

(Page 397) Cette troisième catégorie peut même comprendre les pluralistes, les nominalistes ou
conceptualistes, et il n‟est pas besoin d‟exclure de ce groupe les monadistes leibniziens.

Quelque soit la variété des philosophies, elles sont regroupées ici parce que, d‟une façon ou d‟une
autre, elles sont liées à l‟idée d‟Absolu. L‟Absolu leur tient à cœur, et en cela elles appartiennent
toutes à une seule grande catégorie; dans un esprit très catholique la Gῑtā tient à reconnaître cette
catégorie.

On peut considérer que la Gῑtā y fait référence à d‟autres endroits, comme par exemple lorsqu‟elle
parle des personnes qui ont une vision unitive, ou monistes, au II, 41, des philosophes de la dualité au
VIII, 26, et des panthéistes universels au chapitre XI. Sans se référer aux écoles de philosophie on peut
considérer que ces trois classes sont formées de ceux qui pensent unitivement, de ceux qui accepte le
principe de la dualité pour des raisons méthodologiques, et de ceux qui sont capables de voir l‟unité
dans la multiplicité.

Ici, l‟objectif est tout simplement de rassembler toutes les façons d‟appréhender l‟Absolu sous une
seule vision qui est globale, ou universelle.

Néanmoins, il ne faut pas considérer que cette conception (vision) soit teintée de solipsisme, de
syncrétisme ou d‟éclectisme de quelle qu‟espèce qu‟ils soient. C‟est lorsqu‟on la considère à la
lumière de la pure épistémologie que la nécessité de cette

269
(Page 399) « (Je suis) le But, le Support, le Seigneur, le Témoin, la Demeure, le Refuge, l'Ami, le
Devenir, la Dissolution, et le Fondement de l'être, la Base ontologique, et la Semence jamais
épuisée. »

Cette stance fait une synthèse similaire entre les aspects ontologiques ou théologiques de l‟Absolu,
qu‟il soit considéré comme étant le Seigneur suprême ou simplement comme un témoin. Des aspects
de renoncement à Soi sont traités à égalité avec la réalité conçue en termes de valeur suprême, comme
le suggère le terme nidhānam (trésor) que l‟on peut aussi interpréter comme étant simplement la base
ontologique de la réalité.

Pénétrer les diverses implications de ces qualificatifs serait inutile. Ils recouvrent toutes les formes de
valeurs possibles dans le domaine de la contemplation.

[19] tapāmy aham ahaṁ varṣaṁ


nigṛhṇāmy utsṛjāmi ca|
amṛtaṁ caiva mṛtyuś ca
sad asac cāham arjuna||

« Je diffuse la chaleur (et) Je fais la pluie; Je retiens et J'émets; Je suis l'immortalité et la mort, ainsi
que l'être et le non-être, O Arjuna. »

Pour clore la section cette stance résume d‟une façon plus orthodoxe en quoi l‟Absolu est le point de
convergence des contraires. La pluie froide et la chaleur desséchante, facteurs phénoménaux qui se
côtoient unitivement, donnent une première idée de l'Absolu présenté ici. De la même manière, retenir
et émettre représentent une autre paire (de facteurs) du monde phénoménal qui se neutralisent l‟un
l‟autre de la même façon dans l‟Absolu. Le couple suivant, immortalité et mort, sont également
juxtaposés, ils se compensent eux-aussi réciproquement dans la neutralité de l‟Absolu; et pour finir
être et non-être sont cités, ils forment la paire la plus importante et le paradoxe préféré parmi tous ceux
qu‟il y a dans le Vedānta. Cette dernière paire qui associe deux opposés appartient au non-manifesté,
et ce non-manifesté est leur fondement à tous les deux, comme cela est indiqué au VIII, 20.

[20] trai-vidyā māṁ soma-pāḥ pūta-pāpā


yajñair iṣṭvā svargatiṁ prārthayante|
te puṇyam āsādya surendra-lokam
aśnanti divyān divi deva-bhogān||

(Page 400) [21] te taṁ bhuktvā svarga-lokaṁ viśālaṁ


kṣīṇe puṇye martya-lokaṁ viśanti|
evaṁ trayī-dharmam anuprapannā
gatāgataṁ kāma-kāmā labhante||

« Les connaisseurs des trois (Vedas), buveurs de soma, lavés de leur péché, (Me) vénérant par leurs
sacrifices, M‟implorent de les faire parvenir au ciel; une fois qu‟ils ont atteint le monde d‟Indra (le
Dieu des Dieux) ils se délectent des divines fêtes célestes.

« Alors, ayant jouit de cet expansif monde céleste, ayant épuisé leur mérite, ils entrent dans le monde
de la mortalité, se conformant ainsi aux vertueux concepts des trois (Vedas), convoitant des objets
désirables ils obtiennent des valeurs qui vont et viennent. »

Ces deux stances font référence aux formes védiques de culte relativiste que la Gītā, partant du fait
qu‟elles constituent la position qui lui était antérieure, a pour tâche essentielle de réévaluer et de
reformuler en accord avec sa propre voie absolutiste.

Ce faisant, néanmoins, la Gītā ne les condamne pas en bloc. D‟autre part, on voit de l‟éloge dans ces
deux stances car la Gītā reconnait pleinement tout le bien que peut engendrer ce type de culte

271
relativiste. Ces âmes qui s‟élèvent vers le vaste ciel d‟Indra et qui, après y avoir festoyé, redescendent
(sur terre) lorsque leur réserve de mérites est épuisée, offrent ici un tableau qui n‟est malgré tout pas
dépourvu d‟une certaine touche de sarcasme.

Ce n‟est que trop évident dans des expressions telles que aśnanti divyān divi deva-bhogān (se régalant
au ciel des divins festins des divinités) et svarga lokam viśālam(vaste ciel) ainsi que dans la déception
que sous-entend gatāgatam (qui vont et viennent). Ces expressions ne dénotent que trop clairement la
saveur légèrement ironique que l‟on trouve habituellement dans de nombreux endroits des Upaniṣads
où les chanteurs védiques ont même été comparés à des grenouilles croassantes.

Cependant, l‟usage d‟une métrique spécifique à ces stances dénote le contraire. Cela suggère
l‟exaltation et la joie. Le dharma inférieur (bon comportement) des Vedas n‟est pas rejeté en faveur
du dharma supérieur des Upaniṣads, ni ce dernier considéré aux dépends du premier. Tous deux sont
acceptés dans l‟esprit d‟un même chant qui ne connait aucune dualité à quelqu‟endroit que ce soit.
Cette position n‟est pas différente de celle d‟un Yājῆavalkhya qui, dans la Bṛhadāranyaka
Upaniṣad (III, i, 2), accepte les vaches qui ont de l‟or accroché à leurs cornes et qui ensuite relève le
défi de la vraie nature de l‟Absolu. (Page 401) C‟est pour cela que l‟on trouve cette sublime métrique
et une pointe d‟ironie insérées en même temps dans ce chant. Le résultat poétique est similaire à celui
que l‟on trouve chez Dante et Milton, bercé par le pur délice musical de ce sublime cantique, on oublie
la doctrine.

Remarquez qu‟ici, à la stance 20, même s‟il s‟avère que les dévots védiques prient pour le même
Absolu, leurs prières ne concernent pas la sagesse, mais les plaisirs. Voilà qui en théorie fait toute la
différence, et cela n‟est pas surprenant à la lumière de ce qui va suivre à la stance 23 où l‟on admet
que même les dévots des autres déités que celle représentée par Kṛṣna l‟Absolu, sont en réalité
considérés comme rendant un culte à l‟Absolu, même s‟ils le font de façon erronée.

[22] ananyāś cintayanto māṁ


ye janāḥ paryupāsate│
teṣāṁ nityābhiyuktānāṁ
yoga-kṣemaṁ vahāmy aham║

« A ces personnes qui, méditant sur Moi en excluant toute autre chose, Me vénèrent, à elles qui sont
sans cesse établies unitivement, J‟apporte l‟apaisement de la voie unitive du yoga. »

Cette stance est souvent citée par les pieux admirateurs de l‟enseignement de la Gītā qui attachent de
l‟importance à la sécurité qu‟ils imaginent qu‟un dieu conventionnel donne à son dévot. Mais plus que
ce bien-être pris au sens habituel, cette stance sous-entend qu‟il y a un bien-être qui est de la nature de
la réalisation de Soi, et qu‟il est généralement insuffisamment considéré car leur piété et leur besoin de
sécurité prennent le dessus.

Cela ne fait aucun doute que le yogakṣema (bien-être ou bonheur à travers la compréhension unitive)
dont il est question ici ne peut pas être quelque chose qui serait de l‟ordre du bien-être ou de la sécurité
au sens individuel ou collectif ordinaire, même s‟il n‟est pas nécessaire d‟affirmer expressément que
cette insinuation est exclue de ce que ce terme signifie. Quand on se souvient que le yoga est ce que
prêche la Gῑtā du début jusqu‟à la fin, yogakṣema (bonheur résultant de la compréhension unitive) doit
signifier quelque chose de différent du bonheur éphémère que gagnent les dévots védiques décrits dans
les stances précédentes.

En premier lieu ce terme doit évoquer le bonheur durable, et deuxièmement il doit avoir quelque chose
à voir avec l‟affiliation du yogi à l‟Absolu, celle-ci doit se faire d‟une façon qui exclut tout
changement, toute rechute ou tout retour de cet état de bonheur.

272
(Page 402) Que tel est le sens avec lequel ce terme est employé ici nous est en outre confirmé par la
répétition dans cette stance des mêmes conditions que nous avions déjà remarquées, comme par
exemple ananyāś cinta (méditation excluant toute autre chose) et nityāyukta (toujours uni), deux
termes qui sont concomitants de la relation bipolaire que nous avons considérée comme étant le trait
essentiel du type d‟abandon personnel recommandé d‟un bout à l‟autre de la Gῑtā.

Ce n‟est pas en termes de paradis ou de jouissance que le yogi gagne en avantage, mais en termes de
connaissance de Soi et de cette sagesse unitive qui amène une joie éternelle, joie qui ne connait pas de
fluctuations.

[23] ye 'py anya-devatā-bhaktā


yajante śraddhayānvitāḥ|
te 'pi mām eva kaunteya
yajanty avidhi-pūrvakam||

« Même ceux qui, dévoués à d‟autres dieux, leurs rendent un culte avec foi, c‟est en fait à Moi qu‟ils
rendent un culte, O Fils de Kuntῑ (Arjuna), même s‟ils ne se conforment pas aux règles orthodoxes. »

On peut considérer que cette stance est le complément de ce qui a été dit à la stance 20 où c‟était la
prière qui était mauvaise et l‟affiliation qui était bonne. Ici, à l‟inverse, la prière est pleine de foi mais
l‟affiliation est mauvaise.

Que ce soit d‟une façon ou d‟une autre, la personne en tire des bénéfices. Le facteur foi dont il est
question ici contient implicitement une orientation spirituelle dont profite l‟aspirant. Ce sujet a déjà été
abordé au VII, 20 et 21. Là, c‟était le désir individuel qui détournait l‟attention du dévot vers d‟autres
dieux, et il n‟était pas question de foi. Néanmoins, au VII, 20, c‟est l‟absence de cet élément foi qui
faisait que ces adorateurs s‟égaraient. Et lorsque cet élément foi était introduit, comme indiqué à la
stance 21, la relation se renforçait de nouveau et tendait à s‟affermir jour après jour.

Dans cette stance-ci, la condition de la foi est remplie, mais comme cela nous est indiqué à la stance
suivante, ce qui est mis en avant c‟est le danger d‟une foi aveugle et dépourvue
d‟intelligence (knowledge). Encore une fois, de la même façon qu‟il y a un subtil équilibre entre le péché
et la grâce, il y en a un entre la foi et la sagesse, cette dernière étant

273
Ici, on continue sur la nécessité de s‟affilier à l‟Absolu, mais cette fois cette affiliation se fait à travers
la sagesse, et non au travers de la foi. La foi aveugle peut sortir de ses limites, même si en théorie il
n‟est pas nécessaire qu‟elle le fasse.

Ainsi, au milieu de toutes ces clauses qui s‟entrecroisent dans les différentes stances il y a
implicitement une variété d‟occasionalisme cartésien. Chez les chrétiens nous avons la même chose
dans l‟évangile de Saint Mathieu où il est question de ceux qui sont avec et de ceux qui sont contre
Jésus-Christ. Ici, entre le fidèle et l‟Absolu, il y a un subtil accord bipolaire qui réussit ou qui échoue
selon que la foi soit de bonne qualité ou que la sagesse soit de la bonne espèce.

La vraie foi peut même englober la connaissance, et elle donne le même résultat que lorsque la
connaissance est aboutie, même s‟il se peut que la foi soit faible. Ce qui compte, c‟est la pureté de la
bipolarité qui est établie entre l‟individu et l‟Absolu. La force relative, qu‟elle soit celle de la foi ou
celle de la sagesse, produit la même résultante tant qu‟elle n‟interfère pas avec cette bipolarité.

(Page 404) L‟affection parentale dépend de la loyauté filiale et vice versa. Telle est ici la relation
dialectique qu‟il y a entre la foi et la sagesse. Dans l‟Ātmopadeṣa-Satakam (stance 60), Nārāyaṇa Guru
affirme très clairement ce même principe :

« Même s'il advenait que la connaissance ait été amenée dans le champ de l'égoïsme, et que
l'importance suprême de ce qui a été dit ait été oubliée, (même si) ainsi cette connaissance était si mal
interprétée, de la même façon que pour le Principe suprême lui-même, elle ne pourrait jamais devenir
étrangère au Soi connaissant. »

Ici, le fait de dire que Kṛṣṇa en tant qu‟Absolu est le bénéficiaire de tous les sacrifices, sert
simplement à tenter d‟expliquer dans le langage ritualiste des Vedas, qu‟à un pôle de cette situation
bipolaire il y a l‟Absolu, alors qu‟à l‟autre il y a le sacrifiant ou aspirant. Quelle que soit la forme du
sacrifice, la relation entre le sacrifiant et l‟Absolu dépend du fait d‟avoir une juste idée de l‟Absolu.
Que cette idée soit de perfection académique ou non, elle doit être correcte autant qu‟il est possible; ici
on la considère comme étant tattvenā (en accord avec les principes fondamentaux).

Si elle est bien établie, cette relation réussit là où toutes les autres relations échouent. La question d‟un
échec dû à une foi erronée ne se pose même pas. Ce serait la même chose que de dire qu‟une mère
n‟aime pas son enfant alors que l‟enfant aime sa mère. Cette dernière peut échouer, mais le premier
jamais. Donc, quand il y a une véritable foi, on ne peut pas envisager l‟éventualité que cette relation
puisse échouer. Par contre, une fausse idée de l‟Absolu serait un inconvénient certain. Des deux
facteurs en question, une juste idée de l‟Absolu étant plus directement sous le contrôle de la personne,
c‟est celle-ci qu‟il conviendrait de cultiver consciencieusement. Même lec[( )] TJET231 0 0 1 126.74 292.94 Tm 0 Tc[(

274
23, la conséquence d‟une affiliation erronée est éphémère. Ici, on fait allusion à trois sortes
d‟affiliations erronées.

[26] pattraṁ puṣpaṁ phalaṁ toyaṁ


yo me bhaktyā prayacchati│
tad ahaṁ bhakty-upahṛtam
aśnāmi prayatātmanaḥ║

« Celui qui M‟offre avec dévotion une feuille, une fleur, un fruit, ou de l‟eau, Moi Je l‟accepte comme
quelque chose qui M‟est offert avec dévotion par quelqu‟un qui fait un (bon) effort. »

Cette stance si souvent citée se base sur le cas inverse d‟un homme qui a la foi. En Inde, l‟offrande
d‟une fleur ou d‟une feuille est un acte symbolique assez familier. Même cette forme d‟offrande
propitiatoire, simple et presque puérile, n‟est pas rejetée dans la Gītā. Elle est dûment reconnue sous
une forme réévaluée ou permissive qui s‟accompagne de la condition contenue dans
l‟expression me (pour Moi) bhaktyā (avec dévotion). Le dévot doit être certain de l‟offrir à l‟Absolu
suprême, et deuxièmement il faut qu‟il ait cette bhakti (dévotion) qui a la bonne qualité ou la bonne
intensité. S‟il remplit ces deux conditions, même ce simple culte atteint le même statut que l‟affiliation
la plus philosophique qu‟un sage puisse avoir avec l‟Absolu.

La référence à prayatātmanaḥ (de celui qui fait le juste effort) concerne l‟intention avec laquelle
s‟implique le fidèle, celle-ci est d‟une importance déterminante, comme cela est le cas pour un accusé
devant un tribunal. Même si les objets offerts sont d‟importance triviale, si la qualification du fidèle
est conforme aux exigences requises ici, on considère que le culte est bon.

[27] yat karoṣi yad aśnāsi


yaj juhoṣi dadāsi yat|
yat tapasyasi kaunteya
tat kuruṣva mad arpaṇam||

(Page 406) « Ce que tu fais, ce que tu manges, ce que tu offres, ce que tu donnes, l‟austérité que tu
pratiques, O Fils de Kuntῑ (Arjuna), fais-le comme si c‟était une offrande pour Moi. »

Dans la vie d‟un homme, les nécessaires occupations de la vie quotidiennes ne devraient pas entraver
ni entrer en conflit avec la voie de la sagesse. Au VIII, 27, Arjuna avait reçu l‟instruction d‟être un
yogi en toutes circonstances, et cela avait été considéré sur le plan des fonctions automatiques au V, 8
et 9; ici, on réexamine ce que cela implique au niveau des activités plus conscientes, celles dans
lesquelles un homme pourrait se trouver engagé, particulièrement dans sa vie religieuse ou spirituelle.

De même qu‟au V, 8 et 9 il était recommandé de rejeter l‟action, de même ici ce même yoga consiste à
remettre toutes ses actions à L‟Absolu. En d‟autres termes, la motivation personnelle qui est attachée à
l‟action est minimisée et on garde à l‟esprit la conscience globale et générale de l‟Absolu, Absolu que
l‟on peut considérer comme étant de tous temps le bien général, une valeur suprême ou universelle.

Le côté égotiste attaché aux actions se trouve ainsi effacé et c‟est dans ce sens que l‟on doit
comprendre le fait de se soumettre à l‟Absolu. Le sens moral qui existe en chaque personne comme un
impératif catégorique trouve ainsi son expression dans un mode de vie qui implique à tout instant une
générosité globale à l‟égard de tous les êtres.

Remarquez que dadāsi yat (ce que tu donnes) donné parmi d‟autres références qui sont de nature
religieuse et non philanthropique ni altruiste, implique une bonté ouverte à tous et une générosité
universelle plutôt qu‟un simple intérêt pour une libération personnelle. Par conséquent, dans la
soumission dont il est question ici l‟idée de générosité et celle de la spiritualité religieuse sont traitées
ensemble et sans distinction.

275
De même, on n‟a pas oublié de faire également référence à l‟austérité qui n‟appartient ni à la religion
ni à la morale.

En lisant cette stance parallèlement à la stance 34 qui termine ce chapitre, et où il est également fait
allusion à différents styles de culte ou de spiritualité, l‟objectif que l‟on cherche à atteindre avant de
clôturer ce chapitre nous apparait clairement. C‟est un condensé de toutes les formes de tendances
spirituelles qui existaient auparavant en Inde en une conception de l‟Absolu qui les régit toutes, que
cet Absolu soit compris comme une valeur ou simplement comme une épistémologie.

Comme cela nous apparait plus clairement maintenant, la signification de la valeur et celle de la
sagesse sont toutes deux rassemblées, et la voie fusionne avec le but. (Page 407) le salut n‟est pas
quelque chose que l‟on s‟attend à trouver après s‟être conduit de façon méritoire, mais le
comportement à proprement parlé, quand il s‟en remet à l‟Absolu, est quasiment une forme de
délivrance.

C‟est en cette neutralisation des fins et des moyens, de la voie et du but, des actions méritoires et de la
délivrance qui en résulte, que consiste le secret du yoga tel que nous le présente la Gῑtā.

Dans ce contexte, la pression contenue dans kruruṣva (toi, fais-le) doit être considérée comme étant
plus incitative qu‟impérative. Ce genre de directive doit s‟interpréter de la même façon que lorsque
l‟on lit un panneau sur lequel il est écrit: « marchez sur le trottoir », ce panneau autorise les gens qui le
désirent à marcher sur la route, et il ne concerne pas ceux qui pourraient éventuellement être en voiture
etc.

[28] śubhāśubha-phalair evaṁ


mokṣyase karma-bandhanaiḥ|
sannyāsa-yoga-yuktātmā
vimukto mām upaiṣyasi||

« Ainsi tu seras libéré des entraves de l‟action, que ses conséquences soient bonnes ou mauvaises.
Ainsi délivrée, ton âme (Self) étant affiliée au renoncement à Soi dans le yoga, tu M‟atteindras. »

Jusqu‟à présent on considérait que ce qu‟il fallait éviter c‟était aśubha (le mal ou le péché). Dans le
contexte éthique ou religieux habituel il serait normal de trouver un écrit qui recommande d‟éviter le
mal et de gagner des mérites ou un bien. Mais ici, dans ce chapitre central, de même qu‟auparavant au
II, 57 et dans un des chapitres postérieurs, au XII, 17, il est fait allusion indifféremment au bien et au
mal comme étant deux choses qu‟il faut transcender de la même façon. C‟est exactement ce qui
distingue la Gītā et la met sur le même pied que les Upaniṣads. Comme nous l‟avons déjà mentionné,
ce genre de traitement unitif est assez commun.

La Gītā tient donc davantage du traité philosophique que d‟un ouvrage religieux classique,
particulièrement si la caractéristique à laquelle nous venons de faire référence est lue en même temps
que l‟injonction finale du XVIII, 66, qui nous indique qu‟il faut rejeter tous les devoirs religieux.

Ceux qui pensent que la Gītā représente un écrit réservé aux fidèles du culte Bhāgavata, ou religion
Vāsudeva, qui est considéré comme ayant prospéré en Inde aux environ de 100 AV. J-C., ne
trouveront pas beaucoup (d‟arguments) pour les soutenir, ni dans ce passage, ni dans d‟autres. Bien
qu‟il ne faille pas écarter une telle affiliation, l‟adéquation de l‟enseignement de la Gītā avec la vision
philosophique des Upaniṣads n‟en est pas le moins du monde compromise. (Page 408) Ceci est
suffisamment clair à la lumière des passages que nous venons de citer.

Le mot composé samnyāsayogayuktātmā (Soi affilié au renoncement de soi dans le yoga) ne fait pas
forcément référence au samanyāsi (renonçant) tel qu‟il est institué dans la vie religieuse de l‟Inde. Au
chapitre XVIII, la notion de samnyāsa (renonciation) sera elle-même soumise à un grand nombre de

276
modifications. De plus, ce dont il est question ici c‟est du samnyāsayoga (renoncement compris de
façon unitive) et non pas du simple renoncement. Il faut remarquer que cela fait une différence de sens
assez importante. C‟est la même différence qu‟il y a entre le simple karma (action) et le karma
yoga (action comprise de façon unitive). Le karma yoga c‟est l‟action soumise à la réévaluation
dialectique qu‟implique le yoga. De la même façon, le terme samnyāsayoga désigne le renoncement
ordinaire tel qu‟on le concevait avant l‟époque de la Gῑtā, lui aussi soumis à une réévaluation
dialectique. Ainsi il représente un mode de vie qui induit que l‟action comporte une certaine dose de
détachement. La nature de ce détachement est la même que la soumission à l‟Absolu dont il était
question à la stance précédente.

Etant ainsi réglé en fonction du yoga, le samanyāsi (renonçant) devient vimuktaḥ (délivré) et atteint le
plus haut niveau, c‟est-à-dire qu‟il devient libéré de l‟asservissement à l‟action.

[29] samo 'haṁ sarva-bhūteṣu


na me dveṣo 'sti na priyaḥ|
ye bhajanti tu mām bhaktyā
mayi te teṣu cāpy aham||

« Je (considère) tous les êtres de la même façon. Pour Moi, il n‟y en a aucun qui soit haïssable ou cher.
Ceux cependant qui adorent avec dévotion, ils sont en Moi et moi aussi je suis en eux. »

Les implications de la stance précédente sont ici réitérée en étant considérées du côté de l‟Absolu.
Dans la plupart des autres passages du début et de la fin de la Gῑtā nous constatons que Kṛṣṇa aime ou
n‟aime pas, approuve ou désapprouve certains points fixes ou certaines caractéristiques précises. Ici il
met l‟accent sur la question de la neutralité. C‟est l‟égalité des opposés qui est le mot-clef. Il considère
que tout le monde est égal, et la question d‟une cruelle punition, comme celle dont on parle au XVI, 19
et 20, ne se pose pas. Contrairement aux premiers chapitres, où Dieu n‟était pas dans la création mais
la création était en Dieu, il n‟y a pas non plus cette asymétrie entre Dieu et création (VII, 12). (Page
409) La distinction entre l‟instrument et l‟opérateur n‟est pas aussi flagrante qu‟au XVIII, 61, où il
faut de nouveau se confronter aux réalités.

Cette position neutre et théorique de l‟Absolu trouve donc vraiment sa place au centre de l‟œuvre.
L‟expression familière priya (cher) appliquée au dévot ou disciple, et qui contient en elle une certaine
dose de partialité, est totalement absente ici. La relation est donc pure et sublime. Qu‟un dévot vive en
Dieu ou que Dieu vive en un dévot, le résultat en est le même étant donné qu‟il y a ici une parfaite
unité de la personne qui rend un culte et de la personne qui le reçoit, la question de la différence ne se
pose pas.

[30] api cet sudurācāro


bhajate mām ananya-bhāk|
sādhur eva sa mantavyaḥ
samyag vyavasito hi saḥ||

« Même si quelqu'un (commettant) les actes les plus pervers devait Me vénérer avec une dévotion
excluant tout le reste, il devrait être considéré comme bon de la même manière simplement par le fait
que sa détermination est correctement établie. »

Cette stance commence un ensemble de quatre stances qui reposent sur ce même principe, principe qui
par ses implications fait de la Gῑtā la plus ouverte et la plus généreuse des écritures. Non seulement la
porte est ouverte à toutes les strates de la société, quelque soit la caste, la religion ou le mérite, mais en
plus, même pour une personne qui est spécifiquement étiquetée comme étant un sudurācāraḥ
(quelqu‟un dont les actions sont très malfaisantes), tous les espoirs sont permis.

Le pécheur pour lequel toutes les portes du ciel sont fermées, selon la formule théologique privilégiée
que l‟on trouve dans la plupart des textes religieux, non seulement se voit accorder tous (les droits)

277
d‟espérer, mais, pour peu que son affiliation contienne le moindre élément d‟absolutisme, il se voit
accorder également un statut égal à n‟importe quel autre aspirant à la spiritualité. Comme indiqué au
IV, 37, l'étincelle ainsi allumée est censée brûlée rétroactivement et consumer tous les rebuts. La
moindre étincelle qui déclenche le feu de la sagesse suffit, et tout le reste s‟en trouve automatiquement
accompli.

Comme cela sera encore plus nettement déclaré dans la stance suivante, l‟expression ananya-bhāk
(avec une dévotion excluant tout le reste) assure les mêmes condit

278
appelle à la confiance, promesse qui est faite à Arjuna sur le ton de la familiarité et qui lui affirme que
le vrai contemplatif vit une vie qui est éternelle.

[32] mām hi pārtha vyapāśritya


ye 'pi syuḥ pāpa-yonayaḥ│
striyo vaiśyās tathā śūdrās
te 'pi yānti parāṁ gatiṁ║

« Ceux aussi qui viennent chercher refuge en Moi, O Pārtha (Arjuna), quels qu'ils soient (femmes),
ouvriers (śūdras), tout autant que les fermiers-marchands (vaiśyas), (tous) d'origine pécheresse, ils
atteignent également le but suprême. »

Cette stance met fin à une des plus sombres souillures qui aient teintées la spiritualité de l‟Inde à
travers les âges. A force de vanter la supériorité de certains modèles de vertu ou de comportement, et
de décrier les autres en considérant qu‟ils sont vils ou inférieurs, il s‟est glissé dans la longue histoire
de la spiritualité indienne une influence stratifiante et pétrifiante qui a divisé toute la société en
compartiments hermétiques que l‟on appelle castes.

L‟Inde étant un pays qui a donné la primauté aux valeurs spirituelles, cette compartimentalisation s‟est
tellement accentuée que, pour l‟homme du commun, ces divisions sont devenues plus réelles que les
divisions qu‟il y a entre différentes espèces animales.

Dans l‟esprit populaire cette notion de castes ne se réduisait pas seulement à quatre castes. En fait,
cette tendance à diviser, qui est à la base de la caste, est un mal que l‟on retrouve dans la nature
humaine-même partout dans le monde. De nos jours encore, l‟extrême rudesse des approches
comportementales entre un homme noir et un homme blanc n‟en sont qu‟un exemple. Cette tendance
incite toujours à la formation d‟une hiérarchie de groupes, qui sont souvent très nombreux et qui sont
simplement basés sur des préjugés et pas du tout sur des principes fondamentaux.

(Page 412) ce même phénomène s‟est répété sur le sol indien, mais les indiens ayant de l‟expérience
dans ce domaine, d‟une époque à l‟autre ils codifièrent et clarifièrent les principes impliqués dans ce
type de division. Les codes de Manu, de Yājῆavalkya et d‟autres auteurs, rédigés relativement tôt
dans l‟histoire de l‟Inde après que les Aryens se fussent introduits dans la matrice informe que
formaient les premiers peuples de l‟Inde, ont été conçus pour ainsi dire sur un pied de guerre; et les
nombreuses castes qui existaient par nécessité, fondées sur des considérations raciales ou politiques,
ont été ramenées à quatre divisions principales dans ces codes.

Nous avons expliqué ailleurs comment l‟échelonnement de ces quatre divisions s‟est construit sur le
principe de nécessité auquel étaient soumises les sections naturelles de la société.

Le śūdra, ou prolétaire, ou travailleur, était quelqu‟un dont la vie était plus profondément ancrée dans
la nécessité, alors que le brāhmaṇa, ou érudit, à la tête de la dialectique de la sagesse, était celui qui en
été le moins tributaire.

Ces quatre divisions, conçues à partir de principes qui paraissaient fluides, avaient cependant une
certaine rigidité et une certaine fixité par hérédité lorsqu‟on les interprétait à l‟époque de la guerre
entre les envahisseurs Aryens et les premiers habitants. La justice que les codes prirent tacitement
comme fondement était une justice hitlérienne. Ce qui eut pour résultat qu‟à l‟époque de la Gītā on
croyait essentiellement que les femmes (qui appartenaient sans doute pour la plupart au côté des
vaincus), les śūdras (travailleurs) et les vaiśyas (agriculteurs et marchands) ne pouvaient prétendre à
une libération dans le sens où cela s‟entendait pour le parti vainqueur composé de brāhmaṇas (érudits
et prêtres) et de leurs alliés parmi les vaincus que l‟on appelait les kṣatriyas (guerriers et chefs de
tribu).

279
On peut dire que d‟un seul coup de balai révolutionnaire cette stance rompt avec cette tradition bien
ancrée; toute sa portée peut peut-être échapper au lecteur moderne, plus particulièrement s‟il est
occidental.

Cependant, ces mêmes préjugés ont persisté sur le sol indien jusqu‟à notre époque, et dans la vie en
société ils ont pris les plus cruelles des formes. Il a été donné à des personnes comme le Mahatma
Gandhi d‟y faire ouvertement face, même s‟il n‟est parvenu qu‟à les rendre underground. Bien que les
vents de la modernité semblent faire disparaître le caractère poignant de cette injustice lorsqu‟on la
voit sous sa facette publique, la plus grande partie de cette injustice persiste encore en dessous du
niveau visible, et cela en dépit de stances de la Gītā comme celle-ci qui ouvrent hardiment les portes
de la plus haute forme de spiritualité, (à tous) sans distinction.

(Page 413) Le fait que ces trois catégories, la femme, le travailleur et le paysan-commerçant, aient été
stigmatisées, et le fait qu‟ils aient été considérés comme étant « nés du péché », doivent être
interprétés à la lumière du discours que l‟on tenait à cette époque, on ne doit pas considérer que cela
exprime l‟opinion de l‟auteur de la Gītā.

C‟est comme si l‟on informait un groupe de personnes qui jusque là devaient obtenir des tickets pour
pénétrer dans un certain lieu que dorénavant ils pourraient y entrer sans aucun ticket. On ne peut donc
pas accuser cette même Gītā de faire une quelconque discrimination entre les groupes désignés dans
cette stance et ceux qui vont l‟être dans la stance suivante. Si ces deux groupes ont été cités
séparément l‟un de l‟autre, c‟est parce que concrètement, et en raison des circonstances, cela s‟avérait
nécessaire à l‟époque où la Gītā avait été écrite.

Il y a des paṇḍits superficiels qui voient dans l‟expression pāpayonayaḥ (ceux qui sont nés dans le sein
du péché) une acceptation tacite d‟une discrimination liée à l‟hérédité de la caste dans la Gītā. Ils sont
autant dans l‟erreur que ceux qui s‟opposent à la déclaration contenue dans cette stance parce qu‟elle
serait expressément insultante envers tous ceux qui ne sont ni brāhmaṇas (érudits)
ni kṣatriyas (guerriers). Mais l‟on est obligé de se référer à des faits, même lorsqu‟il s‟agit de mettre
fin à une injustice qui existe depuis longtemps, et de telles références ne devraient blesser, ni faire
exulter, aucun des partis concernés.

Au moment où les Aryens ont pénétré en Inde, la discussion de la caste devait se faire sur la base d‟un
militantisme en règle. Même à l‟époque où a été écrite la Gῑtā elle devait encore être fortement
influencée par l‟évocation des circonstances qui l‟avaient initiée et qui étaient liées à la guerre. A
notre époque on répugne même à faire allusion aux castes, surtout à celles qui sont d‟origine
pécheresse, et cela n‟est pas nécessaire. Le brāhmin et le pariah appartiennent à une école de sagesse
dialectique et traditionnelle dont les frontières sont dissoutes depuis longtemps. La sagesse moderne
ne doit se concevoir que sur une base universelle, mondiale ou globale.

Ce que fait cette stance c‟est garantir véritablement et pleinement la nature parfaitement ouverte du
mode de vie de la Gῑtā.

[33] kiṁ punar brāhmaṇāḥ puṇyā


bhaktā rājarṣayas tathā|
anityam asukhaṁ lokam
imaṁ prāpya bhajasva mām||

(Page 414) « A plus forte raison alors les purs brāhmaṇas ainsi que les dévots sages royaux ! Etant
parvenu à ce monde transitoire et sans joie, adores-Moi. »

Les deux premières castes sont mises ensembles dans la catégorie des personnes qui sont pures, saintes
ou pieuses. Où qu‟ils aillent, les brāhmaṇās sont honorés parce qu‟ils connaissent les Vedas, ils
jouissent donc d‟une certaine liberté. Etant des gouverneurs, les kṣatriyas (guerriers) ont entre leurs

280
mains le pouvoir et cela les rend capables de créer pour eux-mêmes une certaine liberté, bien que, à
moins qu‟ils ne soient également ṛṣis (clairvoyants ou sages), cette liberté se limite essentiellement à
leur territoire. C‟est précisément à ce dernier type de kṣatriyas que cette stance fait allusion en les
plaçant dans la même catégorie que les brāhmaṇās.

Lorsque l‟on se souvient que quelques-unes des principales Upaniṣads sont imputables à des kṣatriyas
(guerriers et rois) et non pas à des brāhmins, on peut concevoir que ces deux classes soient considérées
comme supérieures.

Ici, par opposition à pāpayonayaḥ (ceux qui sont nés dans le sein du péché) que l‟on trouve dans la
stance précédente, punyā (sacré ou pur) sonne de nouveau un peu démodé, mais il nous faut prendre en
compte le fait que ce mot est influencé par les circonstances historiques particulières à cette époque. Si
l‟on considère qu‟en tant que doctrine l‟ahiṁsā (non-violence) n‟est entrée en vogue chez les
brāhmins modernes qu‟après qu‟ils aient été influencés par des religions hétérodoxes telles que le
Bouddhisme et le Jaïnisme - alors qu‟initialement les sacrifices d‟animaux étaient assez courants chez
les brāhmins védiques - nous avons également un cas de réévaluation religieuse qui peut radicalement
changer un état de choses. Ici, la question de la caste est soumise de la même façon à une réévaluation,
mais, comme c‟est le cas avec ce terme, des vestiges du passé s‟accrochent encore à elle. Même après
l‟époque de la Gῑtā, la réévaluation s‟est poursuivie à une vitesse effrénée, et pour ce qui est de la
position actuelle de l‟Inde, de nombreux saints se sont totalement érigés contre ces distinctions de
caste.

L‟un d‟eux, Nārāyaṇa Guru (1855-1928), occupe une position centrale et importante. Il a soumis cette
question à l‟examen philosophique minutieux qui convenait, et en condamnant les castes et en
déclarant que tous les hommes appartiennent à une seule et même caste, une même espèce ou un
même type, il bénéficie des vents favorables du modernisme dont nous avons déjà parlé.

Les distinctions de caste répugnent autant à l‟esprit du Védānta qu‟elles répugnent à l‟homme
moderne influencé par les idées de justice et de démocratie que l‟on peut considérer comme étant une
contribution spécifiquement occidentale.

(Page 415) Le brāhmin et le pariaḥ sont tous deux considérés avant tout comme des êtres humains, et
toutes différences de coutume et de tradition qu‟il y a entre eux n‟ont plus aucune importance dans les
conditions actuelles de la société. C‟est sur ce point que l‟on peut dire que le Guru et les réformateurs
peuvent plus ou moins s‟accorder.

L‟admonestation finale de cette stance sert à résumer la position à laquelle est arrivé cet important
chapitre. Comme la philosophie du bouddhisme l‟a peut-être trop bien reconnu, ce monde n‟est pas
joyeux. Les valeurs de ce monde dans lequel nous sommes nés nous tentent et ne sont pas définitives.
On peut s‟en sortir en adorant de l‟Absolu dans le sens de ce qui a été dit jusqu'à présent.

[34] man-manā bhava mad-bhakto


mad-yājī māṁ namaskaru|
mām evaiṣyasi yuktvaivam
ātmānaṁ mat-parāyaṇaḥ||

“Unis-toi à Moi; adores-Moi; offres-Moi des sacrifices; inclines-toi devant Moi; en t‟unissant ainsi, à
coup sûr tu viendras à Moi, ton but suprême n‟étant autre que Moi. »

Cette stance répète avec d‟autres mots ce qui a été dit à la fin de la stance précédente. De toute
évidence cette répétition a pour but de clore le chapitre sur le message qui, comme nous l‟avons vu, a
parcouru l‟ensemble du chapitre.

L‟expression man-manā bhava (acquiers Mon mental, c‟est-à-dire, atteints l‟identification mentale
avec l‟Absolu) est assez conforme à la maxime des Upaniṣads selon laquelle une personne qui connait

281
le Brahman devient vraiment le Brahman (l‟Absolu), elle atteint le Suprême, comme cela nous est
déclaré dans la Taittirῑya Upaniṣad et à d‟autres endroits.

Quand le mental arrive à s‟identifier avec l‟Absolu il perd tout son égotisme et dans les actes il perd le
sentiment de faire l‟action. Lorsque l‟union est ainsi établie au niveau du mental, s‟en suivent d‟autres
dispositions dans les actions extérieures. Ici, on cite de nouveau une à une les actions extérieures qui
appartiennent à la discipline religieuse ou spirituelle.

L‟expression mad-bhakto (adores-Moi) fait référence à un état d‟esprit religieux; mad-yājī (offres-
Moi des sacrifices) fait référence au contexte ritualiste; et, toujours dans le contexte de la spiritualité,
māṁ namaskaru (inclines-toi devant Moi) fait référence à la forme la plus manifeste d‟un
comportement où le corps s‟implique. Cette affiliation d‟ensemble, qui englobe tous les niveaux et qui
représente différents contextes, rassemble toutes les attitudes possibles en une affiliation globale à
l‟Absolu.

(Page 416) Si l‟on examine cette stance côte à côte avec la stance XVIII, 65 qui en est presque la
répétition, nous voyons la subtile différence que l‟auteur cherche à révéler ici. Alors qu‟à la fin de la
G

282
Ici, Kṛṣṇa ouvre son esprit à Arjuna sans réserve, mais c‟est dans le chapitre suivant qu‟il prendra la
parole plus expressément. Reflétée dans de nombreuses stances, c‟est la neutralité de ce chapitre qui
consacre ce grand secret.

En traitant le bien et le mal sur un pied d‟égalité comme étant tous deux des éléments qu‟il faut
transcender par un mode de vie unitif, en considérant l‟Absolu comme étant à la fois existant et non-
existant, par l‟accent qu‟il met sur la nécessité de transcender à la fois le péché et la vertu elle-même,
alors qu‟il exalte encore les sublimes éléments implicites dans l‟Absolu, et qu‟il insiste sur la nécessité
de connaître l‟Absolu comme il doit l‟être Ŕ c‟est-à-dire en fonction des principes propres à la Gῑtā
(stance 24), par toutes ces caractéristiques ce chapitre mérite que l‟on reconnaisse qu‟il occupe une
place centrale importante dans l‟ensemble de l‟enseignement de la Gῑtā. L‟étude des chapitres
suivants nous permettra de vérifier la validité de ce qui vient d‟être dit de façon incontestable.

ity śrῑmad bhagavadgῑtāsupaniṣatsu brahmavidyāyām


yogaśastre śrῑkṛṣṇārjuna samvāde
rājavidyārājaguhyayogo nāma navamo ‘dhyāyaḥ ||

«Ainsi s‟achève dans les Upaniṣads des chants de Dieu, dans la Science de la Sagesse de l‟Absolu,
dans le Dialogue entre Śrῑ Kṛṣṇa et Arjuna, le neuvième chapitre intitulé „Contemplation Unitive
Comme Science Royale et Suprême Secret‟. »

283
CHAPITRE X

L'IDENTIFICATION UNITIVE DES VALEURS POSITIVES

Vibhūti Yoga

(Page 418) L'initiative de Kṛṣṇa se poursuit sans s‟être interrompue, et en fait, à certains égards elle est
plus prononcée que dans le dernier chapitre qui, comme nous l‟avons remarqué, aborde le sujet de
l‟Absolu conjointement à ce chapitre-ci; on peut considérer que tous deux partent de deux points de
vue qui ne diffèrent que d‟un négligeable degré.

Jusqu‟à la fin du chapitre précédent on a retracé les idées intellectuelles et spirituelles sur l‟Absolu en
partant plus ou moins du point de vue subjectif du disciple pour chasser ses doutes et répondre à ses
questions dans un ordre que l‟auteur gardait implicitement à l‟esprit.

Les doutes du disciple ont été dissipés, mais il n‟a pas pour autant acquis toutes les connaissances. Il y
a une conquête positive du savoir qui se fait étape par étape en partant du réalisme objectif théorique
jusqu‟au réalisme pleinement objectif de la fin de la Gῑtā.

On discerne facilement ce tournant au début de ce chapitre. A la deuxième stance Kṛṣṇa n‟hésite pas à
se glorifier lui-même d‟être incompréhensible même pour les dieux et les sages.

Il s‟ensuit une énumération des qualités spirituelles qui sont l‟expression du mode de vie absolutiste.
Kṛṣṇa déclare également ce que ce mode de vie accomplit pour l‟individu en termes de sagesse ou de
réalisation de Soi.

Puis vient une section au cours de laquelle Arjuna reconnait tout ce que Kṛṣṇa allègue et davantage
encore, ce qui rend ainsi leur mutuelle adoption aussi complète que possible. A la requête expresse
d‟Arjuna s‟ensuit une longue énumération des bhāvāḥ (attitudes ou expressions distinctes) qui
constituent ce que l‟on appelle dans ce chapitre la Vibhūti (valeur unique). La valeur ou la gloire de
l‟Absolu peut se reconnaître à partir de l‟intérieur de chaque individu. Ce n‟est pas facile de parler de
l‟Absolu en termes de manifestations objectives ou autres valeurs publiques. La raison nous en est
donnée par Arjuna lui-même à la stance 15. Mais ici, dans le but de guider notre vie, il est
extrêmement impératif que nous ayons davantage de conceptions réalistes des valeurs de l‟Absolu que
celles que nous donnent des termes qui ne sont qu‟abstraits ou subjectifs.

(Page 419) C‟est pourquoi, malgré une certaine hésitation, Kṛṣṇa énumère ici tous les principaux
points qui se trouvent sur le plan des éléments réels auxquels nous avons à faire dans ce monde. Bien
qu‟ils ne recouvrent pas tous les cas, ils offrent à la personne qui étudie une diversité d‟exemples qui
suffisent pour lui permettre de reconnaître la splendeur exceptionnelle de l‟Absolu; en pénétrant les
lieux communs, l‟Absolu se révèle. Ceci sera bien expliqué dans les stances qui concluent ce chapitre.

Les caractéristiques globales de l‟Absolu telles qu‟on doit les reconnaître dans le monde du réel sont
finalement résumées par les mots vibhūtimat śrῑmad ūrjitam (tout ce qui a une valeur vivante
exceptionnelle, qui abonde en bienveillance et qui est bien fondé [en vérité]).

Il est vrai que, comme cela est indiqué dans la dernière stance, en se montrant au grand jour pour se
rendre visible seule une fraction de l‟Absolu ressort clairement. Mais cela n‟enlève rien à l‟importance
de reconnaître l‟Absolu du point de vue de la personne qui veut guider sa vie en accord avec l‟Absolu,
ou avoir des aspirations dans sa vie qui s‟y conforment.

Au passage il convient aussi de remarquer que ces valeurs ne sont celles d‟aucune religion officielle
connue. Elles sont choisies dans une large gamme de valeurs, certaines étant généralement du ressort

284
de la religion et de la morale, mais il y en a quelques-unes sur lesquelles on pourrait s‟interroger car
elles ne tombent pas strictement dans le domaine du sacré ou du bon tel qu‟on le conçoit
habituellement, comme par exemple dans le cas du joueur et celui du dieu de l‟amour.

En dépit de toutes ces références concrètes, nous sommes d‟avis que ce chapitre se trouve sur le même
pied que le précédent, même sur le plan philosophique, car il y a des mentions comme celles faites à la
stance 4, où il est déclaré que l‟existence et même la non-existence proviennent de l‟Absolu esquissé
ici.

[1] śrī bhagavān uvāca|


bhūya eva mahā-bāho
śṛṇu me paramaṁ vacaḥ|
yat te 'haṁ prīyamāṇāya
vakṣyāmi hita-kāmyayā||

« Śrῑ Kṛṣṇa dit:


De nouveau, O Puissamment-Armé (Arjuna), écoute Ma parole suprême, (écoute) ce que je vais te dire
parce que Je désire ton bien-être, que tu M‟es cher (et que tu es bien disposé à Mon égard). »

(Page 420) Avec l‟expression qui la commence, bhūya eva (de plus), cette stance révèle
indéniablement la proximité et l‟égalité de statut de ce chapitre avec le précédent. L‟expression
paramaṁ vacaḥ (parole suprême) indique également que le sujet relève de l‟Absolu suprême.

Non seulement Kṛṣṇa cherche effectivement à enseigner Arjuna parce que, comme il le dit, il Lui est
cher, ou comme nous pourrions aussi l‟interpréter, parce que le fait d‟enseigner lui plait, mais
également, comme il le dit aussi, pace qu‟il est intéressé à son bien-être.

[2] na me viduḥ sura-gaṇāḥ


prabhavaṁ na maharṣayaḥ|
aham ādir hi devānāṁ
maharṣīṇāṁ ca sarvaśaḥ||

« Ni les troupes des dieux, ni les grands sages ne connaissent mon origine; car en effet, de quelque
façon que ce soit, Je suis à la source des dieux et des grands sages. »

Kṛṣṇa ne fait pas que se vanter et dire qu‟il est supérieur à tous les autres. Il fait précisément référence
aux devas (divinités), c‟est-à-dire ces idéaux spirituels qui appartiennent au contexte hypostatique des
dieux védiques, et il fait référence aux sages qui ont existé en Inde avant même l‟époque des Vedas.
Les plus supérieurs des concepts qu‟ont eu ou que représentent l‟un ou l‟autre de ces groupes sont en
deçà du concept d‟Absolu.

En se référant à lui-même comme étant la source et l‟origine et non pas la finalité, l‟auteur a
l‟intention d‟évoquer le point de neutralité à partir duquel, ultérieurement, toutes les diverses
manifestations seront énumérées en un système ordonné.

La racine ou source est mentionnée avant d‟allers vers les ramifications. L‟Absolu est déterminé ici à
son propre point zéro ou point de neutralité. Les valeurs spirituelles proposées par les déités ou sages
sont considérées comme étant d‟importance secondaire. C‟est cette supériorité à tout ce qui est relatif
qui justifie l‟emploi du mot paramam (suprême) dans la stance précédente.

[3] yo mām ajam anādiṁ ca


vetti loka-maheśvaram|
asaṁmūḍhaḥ sa martyeṣu
sarva-pāpaiḥ pramucyate||

285
(Page 421) Cet homme qui Me conçoit comme étant non-né et sans commencement, comme le grand
Seigneur de l‟univers, lui qui parmi les mortels n‟est pas dans la confusion, il est délivré de tous
péchés. »

Une fois de plus cette stance sert à contrebalancer la légère asymétrie qui avait été jugée nécessaire
dans la stance précédente où l‟Absolu était considéré comme étant la source. En plus d‟être la source,
il faut comprendre dans le même temps que l‟Absolu marque un point de neutralité dans la
terminologie révisée de cette stance. Ici, cette même neutralité est considérée comme ajam anādim
(non-née, sans commencement). L‟Absolu proprement dit appartient à l‟Eternel Présent, et parler de
lui comme s‟il était antérieur aux dieux et aux sages devait être davantage clarifié, c‟est ce qui a été
fait ici.

La référence à pāpa (péché) sert encore une fois à mettre l‟accent sur le fait que, même si le concept
d‟Absolu appartient au domaine de la sagesse ou de la compréhension, il a le pouvoir de mettre fin au
péché. Cela sera davantage défini dans les deux stances suivantes où des opposés comme existence et
non-existence, peur et courage, renommée et opprobre, s‟annulent l‟un l‟autre en une neutralité qui
doit aussi s‟appliquer au péché et à la vertu.

Pour être plus correct, il faut donc bien comprendre que le fait d‟être libéré du péché ne dépend pas de
la question du péché ou de la vertu, cette question ne se pose pas du tout, il faut comprendre que l‟on
est hissé hors de leur deux contextes, et non pas que l‟on gagne de la vertu contre du péché,
interprétation qui serait contraire à l‟esprit de ce chapitre.

La référence au péché peut aussi se comprendre d‟une autre façon. Le péché, dont le contraire est la
vertu, constitue le premier degré de référence d‟un tel facteur. En transcendant ou en niant cette
conception dualiste on aboutit à une idée du péché-même qui, par le biais de ce que l‟on appelle sa
propre double négation, est plus unifiée. Ce genre d‟explication ne serait pas non plus contraire aux
méthodes de la théologie occidentale, comme nous pouvons le constater dans les écrits de Saint
Thomas d‟Aquin. Par conséquent, pour ce qui concerne ceux qui sont capables d‟avoir une conception
non-dualiste de l‟Absolu conforme à celle qui est suggérée ici, on peut dire que c‟est le Péché avec un
P majuscule qui est transcendé par la Sagesse avec un S majuscule.

Bien qu‟une telle interprétation ne soit pas valable, nous devons prendre en compte le fait que cette
façon de se référer au péché est celle que l‟on trouve utilisée tout au long du texte depuis qu‟Arjuna a
pris l‟initiative de ce dialogue sur le sens du péché. Il se peut même qu‟ici il soit fait
intentionnellement référence au « péché » comme quelque chose qui est commun à la fois au contexte
absolutiste et au contexte relativiste.

(Page 422) [4] budhir jñānam asaṁmohaḥ


kṣamā satyaṁ damaḥ śamaḥ|
sukhaṁ duḥkhaṁ bhāvo 'bhāvo
bhayaṁ cābhayam eva ca||

[5] ahiṁsā samatā tuṣṭis


tapo dānaṁ yaśo 'yaśaḥ|
bhavanti bhāvā bhūtānāṁ
matta eva pṛthag-vidhāḥ||

« La raison, la sagesse, le fait de ne pas être dans la confusion, la patience, la vérité, la maîtrise de soi,
le calme, le plaisir et la douleur, le devenir et le non-devenir, le sens du danger et de la sécurité,

« La non-violence, l'équilibre, le contentement, l'austérité, la bienveillance, la renommée et l‟opprobre,


sont les diverses attitudes distinctes venant de Moi seul. »

286
Ces deux stances font l‟énumération d‟une série de valeurs spirituelles dont certaines se réfèrent
simplement à des attitudes conscientes alors que d‟autres font référence à des faits et à des actes
extérieurs. Il est difficile de concevoir un cadre épistémologique commun dans lequel on puisse faire
tenir tous ces concepts, excepté si nous les traitons tous indistinctement en les considérant comme des
valeurs spirituelles primaires, indépendamment du fait qu‟elles soient subjectives, objectives, ou
qu‟elles prennent la forme d‟une attitude ou d‟une action.

Il nous faut imaginer, comme cela est suggéré ici, un homme qui serait parfaitement établi dans la
neutralité de l‟Absolu et qui se met à exercer une vigilance (awareness) consciente ou positive vis-à-
vis de l‟Absolu ou qui y pénètre.

Les premiers mouvements positifs du mental sont en quelque sorte énumérés indistinctement, parce
qu‟ils ont un rapport avec des valeurs spirituelles primordiales. La caractéristique la plus importante
qu‟il faut remarquer ici, c‟est que les opposés sont regroupés peu après l‟énumération de facteurs tels
que la maîtrise de soi, l‟indulgence, etc., qui sont des attitudes mentales générales. Plaisir-peine,
crainte-courage et même existence-non-existence sont les mouvements polarisés au sein desquels le
mental oscille, au fur et à mesure que nous nous éloignons de la source neutre du mental indiquée dans
la stance précédente.

A la stance 4 qui commence avec la raison et qui se termine avec le courage nous pouvons discerner
une famille d‟attitudes ou de sentiments spirituels qui se rattachent davantage au contexte
philosophique qu‟au contexte religieux.

(Page 423) Par contre, à la stance 5 qui, elle aussi, commence par énumérer des sentiments spirituels
universels tels que l‟attitude non-violente, et qui se termine avec la dualité des facteurs renommée et
opprobre traités ensemble, nous avons une série que nous pouvons considérer comme étant plus
religieuse que philosophique.

Quoi qu‟il en soit on peut dire que l‟ensemble de la liste fait référence aux bhāvāḥ (états d‟âme ou
attitudes) par lesquels l‟homme peut se représenter l‟Absolu mentalement et en lui-même, ou tels
qu‟ils s‟expriment ouvertement.

Une comparaison des séries contenues dans ces deux stances avec celle de la VII, 4, où mental, raison
et égoïsme étaient inclus à côté des facteurs élémentaires de la création, nécessite quelques
éclaircissements.

Dans le chapitre précédent, l‟énumération se basait sur le concept de l‟action telle qu‟elle est
perceptible. Le fait que mental, raison et égoïsme y soient inclus est dû au fait qu‟ils sont eux aussi
soumis à des fluctuations perceptibles parce qu‟ils appartiennent à la nature inférieure de l‟Absolu et
non à sa nature supérieure.

Par contre, ici, ce sont les bhāvāḥ (différentes attitudes et expressions) qui forment le concept de base
des facteurs. La nature existe par nécessité mais, à travers ses dispositions naturelles, ses états d‟esprit
ou son comportement, la personne qui est établie dans l‟Absolu exprime certaines valeurs. C‟était dans
le but d‟expliquer l‟Absolu que le chapitre précédent avait énuméré ces dix-huit facteurs. Dans ce
chapitre-ci cependant, il n‟est plus nécessaire de donner cette explication. Ici l‟énumération fait
référence aux diverses expressions, attitudes ou actions, qui découlent naturellement du point de
neutralité qui marque la source ou l‟Absolu chez un homme qui le conçoit de façon philosophique.

Nous verrons comment on atteint un stade d‟expression plus élevé dans un chapitre ultérieur où il ne
s‟agit pas d‟expressions, mais d‟une vision de l‟Absolu vers laquelle on tend dans la mesure où cela
est possible. Alors que l‟on peut dire que la chapitre VII a été traité de façon négative, on peut dire que
celui-ci est traité en termes nettement positifs.

287
Dans le chapitre suivant ce caractère positif sera accentué à un tel point que la description de l‟Absolu
en est rendue si totale et si vivante que certains écrivains y ont fait objection en disant quelle avait la
nature d‟une grossière théophanie.

D‟autres chapitres montreront cette même méthode de réalisme positif dans leur style et dans la façon
dont ils sont traités, jusqu‟à ce que l‟on aboutisse de nouveau à des problèmes concrets tels que la
pratique de la morale, la diète et l‟organisation sociale.

(Page 424) [6] maharṣayaḥ sapta pūrve


catvāro manavas tathā|
mad-bhāvā mānasā jātā
yeṣaṁ loka imāḥ prajāḥ||

« Les sept grands sage de l‟antiquité, de même que les quatre législateurs sont nés de Mon propre
processus de devenir et de Mon mental, et de (Mon processus de devenir et de Mon mental)
proviennent toutes les créatures du monde. »

Dans les traditions spirituelles, les ṛṣis (sages) et les manus (législateurs) appartiennent à deux
branches distinctes et divergentes. Nous devons situer les ṛṣis (sages, clairvoyants ou bardes) à la
source de la tradition mystique et contemplative; c‟était des personnes qui vivaient coupées de la
société, menant une vie indépendante et libérée d‟obligation sociale, et allant parfois jusqu‟à
transgresser les règles de la société. C‟était des individualistes.

L‟autre catégorie à laquelle il est fait référence est celle des personnes que l‟on appelle les manus
(législateurs, grands penseurs), ils ont un esprit social et juridique. Ils ont fixés les codes qui
permettaient de gouverner les gens appartenant à un certain groupe. Mais sur cette longue période
d‟histoire il advint parfois que ce qui avait été fixé par ces faiseurs de lois ait dû être drastiquement
révisé pour se conformer à de nouvelles circonstances. La période intermédiaire entre un manu
(législateur) et un autre a été nommée manvantara (période d‟un manu), et quatorze de ces périodes
constituent un « jour de Brahmā »; on dit que la période actuelle est la septième. Elles se réfèrent à des
périodes de temps durant lesquelles une certaine tradition reste naturellement en vogue chez un groupe
de personnes donné. Si nous considérons que l‟humanité est constituée de différents groupes ou
« races », comme cela a parfois été suggéré, alors on peut aussi considérer que ces manus
appartiennent tous à la même période du tout début de la race humaine, si tant est que l‟on puisse en
établir le commencement. Mais il est surtout probable que ces législateurs se sont succédés les uns les
autres sur différents manvantaras (périodes d‟un manu). Les noms des sept premiers sont donnés
comme suit: Svāyambhuva (l‟auteur de la Manusmṛti, le célèbre Code de Manu), Svarociśa, Anuttami,
Tāmasa, Raivata, Cākṣuṣa et Vaivasvata.

Qu‟ils aient été contemporains ou qu‟ils se soient succédés les uns après les autres n‟est pas d‟une
grande importance pour nous ici. Ce qu‟il est important de comprendre c‟est que les deux catégories
mentionnées, les sages et les législateurs, qui en eux-mêmes représentent des valeurs spirituelles
spécifiques essentielles à la vie de l‟homme - qu‟elles soient collectives ou individuelles - tirent toutes
deux leur origine commune de l‟Absolu neutre, exactement de la même façon que les autres valeurs
énumérées ici.

(Page 425) maharṣayaḥ sapta pūrve (les sept grands sages de l‟antiquité) font référence aux poètes-
ermites dont les noms ont été reconnus par les Vedas. Le Mahābhārata, oeuvre où apparait la
Bhagavad Gῑtā, donne la liste suivante au livre XII: Marῑci, Atri, Aṅgiras, Pulaha, Kratu, Pulastya et
Vaśiṣṭha. Il existe aussi d‟autres listes de ces sept grands sages, comme par exemple: Kutsa, Atri,
Rebha, Agatsya, Kuṣika, Vaśiṣṭha et Vyaśva ; parfois on y inclut d‟autres noms, comme par exemple
Gotama, Bharadvāja, Viṣvāmitra, jamadagni, Kaśyapa, Dakṣa, Pracetas, Bhṛgu et Nārada (voir
ṣaṭapatha Brāmaṇa XIVn 5.2,6, et Harivaṁsa, 417 et suiv.)

288
Dans cette stance on personnalise les différents ensembles de valeurs privées et publiques. Elles sont
représentées par le type du législateur ou le type de l‟ermite qui correspond à l‟homme spirituel de
l‟antiquité. La différence est semblable à celle que l‟on connait en Chine entre le législateur Confucius
et le mystique Lao Tseu.

Quand le mental (du VII, 4) se met à fonctionner, il a tendance à se diriger vers la société car le mental
est le siège de l‟égo, et que l‟interaction d‟égo à égo est à la base de la vie sociale qui produit l‟homme
social. Mais quand le pur devenir se forge sa propre nature nous constatons qu‟il y a des types de
représentation de l‟homme naturel qui peuvent aller jusqu‟à être antisociaux, mais ceux-ci restent
néanmoins spirituels selon les meilleurs standards de spiritualité reconnus par les śrutis (textes
spirituels révélés), bien que les śmṛtis (codes de conduite que l‟on a en mémoire) ne les reconnaissent
pas les législateurs appartiennent bien évidemment à cette dernière fraction. Par conséquent, lorsque
l‟on pénètre dans le domaine des affaires humaines, les sages et les législateurs appartiennent à deux
branches différentes de l‟Absolu.

[7] etāṁ vibhūtiṁ yogaṁ ca


mama yo vetti tattvataḥ│
so 'vikalpena yogena
yujyate nātra saṁśayaḥ║

« Celui qui, selon les principes fondamentaux, comprend Mon exceptionnelle valeur ainsi que son
équilibre dans l‟unité, celui-là, grâce à une contemplation constante, atteint l‟union. Il n‟est pas
possible d‟en douter. »

Tel qu‟il a été identifié jusqu‟à présent, le processus du devenir qui tire son origine de l‟Absolu a deux
aspects distincts. (Page 426) Le premier est appelé vibhūti (unique valeur) et le second est
appelé yoga (union neutre).

Il faut comprendre ces deux aspects au sens que nous donne tattvataḥ (selon les principes
primordiaux). En d‟autres termes, ce sont des concepts fondamentaux de méthodologie,
d‟épistémologie ou de valeur.

Si, comme nous l‟avons dit, vibhūti représente une valeur unique, cette valeur doit résulter de
l‟appréciation unitive ou neutre que nous en faisons, appréciation en laquelle les opposés sont mis en
équilibre.

Toute valeur à laquelle une personne peut se rallier afin de pouvoir s‟en imprégner et d‟en tirer un
bénéfice quelconque ne doit pas être considérée simplement comme un processus de modification du
flux du devenir, mais elle doit être considérée comme quelque chose qui a atteint une stabilité et qui a
donc de l‟importance dans les relations humaines.

Dans la mesure où le fait d‟atteindre cet équilibre stable constitue une valeur, des opposés ou des
contreparties sont toujours impliquées. C‟est en cela que consiste le yoga, ou les unifications neutres,
dont il est question. Le yoga est toujours un équilibre, une neutralisation, une compensation ou une
équation des composants. Par conséquent, c‟est à partir de ce processus de devenir et de sa propre
stabilisation qu‟il convient d‟interpréter cette stance dans toute sa subtilité pour en faire émerger des
valeurs intéressantes.

Réciproquement, cette stance suggère que l‟homme qui est capable d‟atteindre ce niveau de
compréhension n‟oscille pas entre les pôles de ses propres tendances personnelles. La valeur unitive et
stabilisée qu‟il est capable d‟apprécier et avec laquelle il a établi une relation bipolaire, a pour effet
d‟induire cette même stabilité dans sa propre personnalité. Ainsi, comme l‟indique
l‟expression avikampena (qui n‟oscille pas), il s‟établit dans un yoga qui ne vacille jamais. Cette
relation stable, qui s‟établit entre lui d‟un côté et une valeur Suprême de l‟autre, doit le mener vers
l‟union avec l‟Absolu.

289
[8] ahaṁ sarvasya prabhavo
mattaḥ sarvaṁ pravartate|
iti matvā bhajante māṁ
budhā bhāva-samanvitāḥ||

« Je suis la source de tout; tout part de Moi; le sage qui a l‟intuition du pur devenir comprend cela et
Me vénère. »

Tout ce qui dans la stance précédente aurait pu suggérer des états figés est immédiatement contrecarré
et corrigé dans celle-ci. On peut considérer l‟Absolu à la fois de façon statique et comme un éternel
flux qui s‟inscrit dans le processus du pur devenir. (Page 427) Même māyā (principe de négation) a été
défini comme bhāvarūpā (qui a la forme du devenir). Les sages, que l‟on désigne aussi par le mot
budhāḥ, sont ici ceux qui sont capables de voir la réalité à travers une contemplation où le facteur
temps ou facteur durée a sa place. Tous les évènements doivent être considérés de façon dynamique
parce qu‟ils appartiennent à un processus de devenir, et non pas simplement de façon statique.

La contemplation du pur processus de devenir sous-entend qu‟il y a un certain sentiment de sympathie


quand ce processus concerne l‟Absolu. L‟intellect ne peut apprécier des valeurs que sous formes
d‟images fixes. Ceux qui sont dotés d‟un esprit contemplatif et qui ont de l‟intuition sont capables de
comprendre le flux de devenir en le considérant d‟un œil favorable. C‟est cette dernière catégorie de
personnes que l‟on considère comme étant bhāva-samanvitāḥ (dotés d‟une bienveillante intuition du
pur devenir).

En considérant qu‟à la stance 2 il était fait référence à cette source d‟où découle toute chose, le fait de
réitérer ici cette même idée d‟engendrement doit avoir pour dessein de corriger toute impression
erronée qu‟aurait pu laisser la stance précédente.

[9] mac-cittā mad-gata-prāṇā


bodhayantaḥ parasparam|
bodhayantaś ca māṁ nityaṁ
tuṣyanti ca ramanti ca||

« Leur mental relationnel M‟étant affilié, leurs tendances vitales Me pénétrant, s‟éclairant les uns les
autres et parlant sans cesse de Moi, ils sont satisfaits et heureux. »

Le type de relation qui doit être établie entre la personne qui cherche d‟un côté et l‟Absolu de l‟autre
nous est exposée une fois de plus, mais sous une forme plus claire. Alors qu‟ici l‟on parle de
l‟affiliation avec l‟Absolu en termes aussi précis qu‟il est possible, en établissant presque une
identification à la fois au niveau mental ou relationnel de la personnalité et au niveau psycho-physique
vital Ŕ dont ce dernier est sous-entendu dans le mot prāṇā (qui peut ne signifier que respiration, vie ou
tendances vitales) Ŕ l‟unique polarité de la personne qui se soumet de cette façon peut nous faire
penser que cette personne, qui est un chercheur, est totalement coupée de tout ce qui existe autour
d‟elle, comme si elle était absorbée dans une transe d‟exaltation mystique. (Page 428) Mais la seconde
partie de la stance se réfère à la conversation que cette personne entretient avec les autres personnes de
même inclination qui peuvent se trouver autour d‟elle.

L‟activité à laquelle se livre normalement une personne immergée dans l‟Absolu n‟est pas de
l‟inconscience ni une anormalité de quelque type qu‟elle soit, mais un état normal, et c‟est dans cet
état normal que non seulement elle enseigne aux autres, mais aussi qu‟elle est enseignée par les autres,
c‟est alors que cet échange mutuel de sagesse engendre chez les deux parties cette joie caractéristique
qui vient de l‟interaction de l‟enseignement et de l‟apprentissage. Toutes deux sont satisfaites et
positivement heureuses dans ce genre de vie normale.

290
Dans la littérature mystique ou yogique nous voyons trop souvent des cas de transes ou d‟autres états
anormaux cités comme preuve de la spiritualité. Des signes d‟hypertension artérielle, de dépression ou
d‟exaltation, sans parler des formes puériles d‟émotivité, toutes sont considérées comme étant des
expressions de la vie contemplative.

Ici la Gῑtā nous offre une image simple qui ne souffre d‟aucune de ces exagérations. Tel qu‟il est
représenté ici, le fait d‟être conscient de Dieu est un état sain et normal. Ce qui ne veut pas dire malgré
tout que des états anormaux n‟ont aucun élément de spiritualité.

L‟esprit dans lequel cette stance est écrite ne diffère pas du IX, 34 et du XVIII, 65 sur lesquels nous
avons déjà suffisamment insisté.

[10] teṣāṁ satata-yuktānāṁ


bhajatāṁ prīti-pūrvakam|
dadāmi buddhi-yogaṁ taṁ
yena mām upayānti te||

« A ces personnes qui sont constamment établies dans l‟union (et qui chantent Mes louanges) avec une
vénération affectueuse, J‟accorde cette sorte de compréhension unitive grâce à laquelle elles peuvent
M‟atteindre. »

Contrairement à ce que l‟on déclare habituellement dans les livres de yoga, y compris dans les traités
si respectables que sont les Yoga Sūtras de Pataῆjali, le résultat ou bénéfice de cette implication n‟est
en rien de l‟ordre d‟un siddhi (réalisation spirituelle). Cette stance-ci et la suivante font référence à une
récompense qui pourrait sembler trop simple ou trop ordinaire. Elle est de l‟ordre de la réalisation de
Soi ou de ce que l‟on appelle ici buddhi-yoga (compréhension unitive).

C‟est une expression spéciale que l‟on trouve tout au long de la Gītā et qui est employée et exaltée dès
le II, 49, où elle est opposée au simple karma (action, rituel, travail), ce karma y est condamné comme
étant très inférieur. Ce terme réapparait à VI, 43 où il est utilisé dans un sens plus technique, il laisse
entendre que celui qui a échoué dans le yoga rétablit un lien avec lui à travers le médium de
l‟intelligence ou de la raison.

(Page 429) Il semblerait qu‟ici, dans cette stance, on veuille utiliser cette expression en recherchant
cette même précision. Au XVIII, 57, elle est utilisée en résumé de la totalité de l‟enseignement, ce qui
donne une idée suffisamment claire de l‟importance de la signification de cette expression. De plus, au
X, 4, nous constatons que buddhi (raison) occupe la première place parmi les valeurs exceptionnelles
qui tirent leur origine de l‟Absolu. Selon l‟enseignement de la Gῑtā, le don de l‟intelligence ou de la
raison est le plus grand que Dieu puisse conférer à l‟homme.

L‟autre objectif ou récompense auquel il est fait référence est d‟atteindre l‟Absolu. En soi cela doit
s‟interpréter dans le même sens que la réalisation de Soi qui est suggérée dans la stance suivante. On
pourrait même changer d‟idiome et dire « atteindre la paix », ce qui rassemblerait trois expressions
dont les significations seraient synonymes, comme cela a toujours été reconnu dans le langage du
Védānta où ānanda, ātmā et Brahman (Joie, Soi, Absolu) signifient la même chose.

[11] teṣāṁ evānukampārtham


aham ajñāna-jaṁ tamaḥ|
nāśayāmy ātmabhāvastho
jñāna-dīpena bhāsvatā||

«Parce que J‟ai particulièrement de la compassion pour elles, habitant dans ce qui est devenu le Soi, Je
détruis l‟obscurité née de l‟ignorance grâce à la lumineuse lampe de la sagesse. » (N. d. T., dans sa Gῑtā
Nataraja a traduit : « Je détruis l’ignorance née de l’obscurité», mais grammaticalement ce serait plutôt « l’obscurité née de
l’ignorance », je suppose qu’il s’agit donc d’une erreur de transcription…).

291
Il est possible d‟atteindre l‟Absolu en accédant à son statut, par la vénération, par la méditation ou
sinon par la méthode d‟introspection par laquelle on peut considérer qu‟une personne s‟enfonce dans
son propre et véritable Soi.

La sagesse est la force motrice de ces méthodes. Au lieu de faire allusion au fait de vénérer l‟Absolu,
on considère ici que Dieu ou l‟Absolu prend pitié de la personne qui cherche la sagesse, qu‟il
s‟identifie lui-même avec le Soi de cette personne et qu‟il dissipe l‟obscurité qui est en elle. Ces deux
processus Ŕ vénération de la part de la personne qui cherche, et compassion de la part du Suprême Ŕ
sont complémentaires et lorsqu‟on les rassemble ils constituent un même état d‟unité. Dans ce dernier
cas, c‟est l‟Absolu qui influence le Soi de la personne qui cherche. Le mobile qui est la véritable
raison pour laquelle l‟Absolu exerce cette influence, c‟est la générosité. (Page 430) Ainsi la réciprocité
entre les stances 10 et 11 est parfaite. Dieu aime l‟homme autant que l‟homme aime Dieu, et il en
résulte une identification.

Le fait de comparer la sagesse à une lumière brillante est une image favorite du Védānta. Entre la
lumière et l‟obscurité il semble y avoir une opposition; mais en réalité, c‟est la seule lumière, sans
dualité, qui est l‟élément pertinent. Même si au premier abord, et en toute logique, cette image ne
parait pas convaincante, cette affirmation devient valable en termes de dialectique car la lumière seule
peut représenter la réalité, et pas l‟obscurité qui n‟est que négation, ce qui fait qu‟en conséquence
l‟obscurité n‟existe pas.

C‟est pour cette raison que l‟analogie de la lampe est devenue une des analogies favorites du Vedānta
dont la méthode est essentiellement dialectique, comme nous l‟avons déjà montré à de nombreuses
reprises. On appelle parfois l‟Absolu la Lumière des lumières, comme cela est dit sans équivoque au
XIII, 17. De toutes les analogies celle de la lumière semble le mieux clarifier la nature de la sagesse, et
elle a été reconnue par Platon, et d‟autres maîtres tels que Jésus Christ, dans le monde entier.

L‟expression ātmabhāvasthaḥ (habitant dans ce qui est devenu le Soi) peut être interprétée de façon à
ce que le Soi dont il est question ici représente l‟Absolu, ou dans le sens où il fait référence au Soi de
la personne qui cherche. En théorie, ces deux interprétations donnent des significations acceptables,
mais dans la mesure où cette stance est complémentaire de la stance 10 et étant donné le contexte
général que nous avons ici, c‟est dans le Soi individuel de la personne qui cherche que l‟Absolu se
transforme lui-même par compassion.

Arjuna uvāca|
[12] paraṁ brahma paraṁ dhāma
pavitraṁ paramaṁ bhavān|
puruṣaṁ śāśvataṁ divyam
ādi-devam ajaṁ vibhum|

[13] āhus tvām ṛṣayaḥ sarve


devaṣir nāradas tathā|
asito devato vyāsaḥ
svayaṁ caiva bravīṣi me||

« Arjuna dit :
Toi qui est le suprême Absolu, la demeure suprême, le purificateur suprême, l‟éternelle et divine
Personne, la Divinité primordiale, Celui qui n‟est pas né, Celui qui pénètre tout Ŕ

Voilà ce que disent de Toi tous les sages, le divin sage Nārada, ainsi qu‟Asita, Devala, Vyāsa, et Toi
toi-même qui me l‟a confirmé. »

(Page 431) La stance 12 commence une section de 7 sances qui sert à démarquer les deux ensembles
de vibhūtis (valeurs uniques ou perfectionnées) qu‟il serait erroné de confondre, quelques soient les

292
circonstances. Ces valeurs, lorsqu'elles sont appréhendées en termes plus généraux, recouvrent toutes
les étapes ou états perfectionnés que nous sommes capables de concevoir au cours du processus de
devenir, que ce soit intuitivement ou objectivement.

Les manifestations objectives de l‟Absolu ont un statut très inférieur car, comme cela est indiqué dans
la dernière stance de ce chapitre, il est dit qu‟il ne faut seulement qu‟une fraction du potentiel du
principe Absolu pour les maintenir.

Jusqu‟à présent nous avons passé en revue les aspects du devenir qui relèvent du domaine de
l‟intuition plutôt que de celui de la simple objectivité. Le passage vers l‟autre série de valeurs ou de
perfections en appelle au procédé littéraire de l‟intermède durant lequel Arjuna acquiesce et
questionne.

Dans un premier temps, Arjuna accepte la suprématie de l‟Absolu sur les dieux védiques et même sur
la spiritualité non-védique de l‟Inde, deux domaines qui appartiennent à son héritage naturel.

Quand, à la stance 15, Arjuna dit que l‟Absolu se connait le mieux non pas de l‟extérieur mais pour
ainsi dire tel qu‟on le connait à l‟intérieur de l‟Absolu lui-même, il accrédite le fait que la méthode
intuitive est celle qui révèle pleinement l‟Absolu. Mais néanmoins il demande à être guidé pour
reconnaître la touche d‟Absolu où qu‟elle se produise dans le monde manifesté. Ainsi, la voie est
préparée pour la dernière section au cours de laquelle les perfections exceptionnelles ou valeurs
uniques, ou expressions spécifiques de l‟Absolu seront énumérées, (formant) en quelque sorte une
annexe à l‟approche intuitive de l‟Absolu.

Pour que la déclaration de la vérité soit complète il faut considérer ses deux côtés, surtout dans un
dialogue de cette sorte. Elle doit être énoncée par quelqu‟un qui la connait et comprise par la personne
qui l‟entend et qui doit être capable de l‟appréhender. Si la personne qui l‟entend la conçoit de cette
façon, on peut dire que l‟objet de la vérité énoncée est pleinement rempli.

Dans les trois stances qui vont suivre Arjuna croit totalement en l‟enseignement de Kṛṣṇa, et il
l‟accepte. Il n‟est plus une personne sceptique qui interroge et qui se défie de tout. En théorie sa
conversion au point de vue absolutiste est totale. (Page 432) Mais il y a des sujets portant sur des
aspects pratiques de la sagesse sur lesquels il a encore besoin d‟éclaircissements.

Ici, la pleine nature de l‟Absolu avec toutes ces implications nous est livrée en termes assez familiers.
L‟Absolu se trouve être la réalité qui est au cœur de la Gītā, cette description des aspects particuliers
de l‟Absolu ne peut que renforcer la façon dont on comprend la vie à la lumière de l‟Absolu.

Dans la liste des autorités qui sont mentionnées ici, on trouve non seulement la généralité des sages,
mais plus particulièrement certains d‟entre eux. Nārada est distingué parce qu‟il est un devarṣi (sage
parmi les dieux). Il fait partie de ceux qui expliquent la sagesse védique à ceux qui appartiennent au
contexte non-védique, et vice versa. Dans les Purāṇas (légendes sacrées) on le représente descendant
du domaine des dieux avec sa favorite vīṇā (luth) pour épier les mortels, et, comme le faisait le grec
Hermès, il remontait raconter leurs histoires aux habitants du ciel. C‟est ainsi qu‟il s‟était vu attribué le
nom de kalahapriya (querelleur fouineur). Son nom est utilisé partout comme l‟outil littéraire qui
représente la réévaluation de la sagesse. Par conséquent ici, Arjuna qui représente en lui-même les
deux courants de sagesse, peut à juste titre s‟appuyer sur son autorité.

Asita (Celui qui a la Peau Sombre) était le fils de Kaśyapa, vieux sage et poète du Rik veda, et Devala
était le fils d‟Asita (parfois les noms d‟Asita et de Devala sont réunis pour former le nom d‟un fils de
Kaśyapa). Le nom d‟Asita a une importance qui lui est propre car il signifie littéralement « non
blanc », c'est-à-dire d‟apparence non-védique. Ce nom, couplé avec celui de Vyāsa qui était aussi
« noir » ou « foncé » et qui est lui aussi cité dans cette stance, revêt une importance particulière dans la
dialectique de la sagesse. Il faut se figurer que ces sages occupent des positions stratégiques; dans la

293
totalité du domaine de la spiritualité indienne, du Mahābhārata jusqu‟aux Brahma-Sūtras, Vyāsa était
de toute évidence le réévaluateur ou « arrangeur » le plus central, et aussi le père du Vedānta.

Cependant, pour ce qui concerne le statut suprême de Kṛṣṇa, ce dont Arjuna est essentiellement
convaincu vient de Kṛṣṇa lui-même, son Guru direct, qui a déjà personnellement énoncé cette vérité
sur l‟Absolu en faisant référence à lui-même dans ce chapitre et ailleurs. Ainsi, la validité de ce
témoignage a fait un tour complet, comme l‟exige les śāstras (textes). Donc le fait qu‟Arjuna est
d‟accord avec ce que revendique Kṛṣṇa, comme cela est indiqué dans la stance suivante, s‟avère
naturel.

(Page 433) [14] sarvam etad ṛtaṁ manye


yan māṁ vadasi keśava│
na hi te bhagavan vyaktiṁ
vidur devā na dānavāḥ║

« Je crois que tout ce que tu dis est valable, O Keśava (Kṛṣṇa); ni les divinités ni les démons ne
connaissent Ta nature exceptionnelle (révélée). »

Bien que d‟autres personnes faisant autorité ont été citées, Arjuna semble s‟appuyer entièrement sur
les preuves qui se concentrent autour de la personne de Kṛṣṇa en tant que représentant de l‟Absolu,
car, à ce qu‟il dit, même les divinités et leurs contreparties les dānavāḥ (les Titans, c.-à-d. ceux qui
s‟opposent aux divinités védiques) ne peuvent jamais comprendre le caractère unique et individuel qui
appartient à l‟Absolu en tant que tel; les dieux et leurs contradicteurs les titans n‟ont qu‟un statut
relativiste ou tribal.

Le terme vyakti (individuation) fait référence à ce caractère individuel plutôt qu‟à une manifestation
proprement dite. Cela deviendra clair à la stance suivante où il est dit que la meilleure preuve de
l‟Absolu ne peut venir que du point de vue de l‟Absolu lui-même. Toutes les approches relativistes ne
sont que des photographies diverses prises selon des angles différents et, comme l‟explique très
justement Bergson dans son Introduction à la Métaphysique, elles ne sont jamais capables de donner
une image complète.

La validation publique est écartée au profit d‟une approche plus pure de l‟Absolu que l‟on fait à
travers sa propre conscience. Les devas (dieux védiques) et les dānavas (Titans opposés aux dieux
védiques) ne peuvent avoir que des vues partielles de la réalité. Bien que les dānavas (Titans) soient
considérés comme étant inférieurs aux devas (Dieux védiques) pour ce qui est de connaître l‟Absolu,
tous deux ont ici un statut égal.

Le mot ṛtam (valide) ne signifie pas exactement la même chose que satyam (vrai), qui lui est utilisé
lorsque nous sommes positivement convaincus de quelque chose au moyen de notre intelligence.
L‟état actuel d‟Arjuna est d‟avantage lié à sa foi qu‟à une conviction.

[15] svayam evātmanātmānaṁ


vettha tvaṁ puruṣottama│
bhūta-bhāvana bhūteśa
deva-deva jagat-pate║

« Toi-même, en effet, Tu Te connais par Toi-même, la plus haute des Divinités, Principe présidant à la
manifestation originelle et au devenir, Lumière parmi ce qui brille, Seigneur de l‟univers. »

(Page 434) La meilleure approche de la sagesse se fait par l‟intuition, voie qui diffère de la
connaissance objective. La voie de l‟intuition consiste à s‟identifier soi-même avec un objet ou, en
d‟autres termes, à supprimer autant que faire se peut les idées préconçues, subjectives et objectives,
qui dissimulent la vraie nature de la chose telle qu‟on la verrait du point de vue intérieur à la chose
elle-même. Cette stance s‟appuie sur l‟idée que l‟Absolu connait le mieux l‟Absolu en utilisant ces

294
propres normes et ses propres standards. Au moyen d‟un langage symbolique, ou par déduction, les
normes extérieures ne font que mesurer comme s‟il s‟agissait de suppositions, dans le meilleur des cas
ces mesures sont indirectes.

Ici, la connaissance, l‟objet de la connaissance et sa signification sont tous conçus comme s‟ils
appartenaient à un seul Principe normatif, le Soi, qui est la mesure de toutes choses. Les nécessités
méthodologiques qui, en matière de cognition, requièrent de rejeter la tendance tribasique naturelle
(triputi dans la terminologie du Védānta), sont ici ouvertement éliminées, et bien que l‟on considère
encore que le statut de l‟Absolu soit celui d‟une divinité ou de quelque entité théologique, nous
constatons qu‟il est au-dessus de tous soupçons de théologie, ou au-dessus de ce qui est simplement
théiste.

Ceci nous est suggéré par chacune des séries de qualificatifs: puruṣottama (la plus haute des
Divinités), bhūta-bhāvana bhūteśa (Principe présidant à la manifestation originelle et au devenir),
deva-deva (Dieu des dieux ou Lumière parmi ce qui brille, c.-à-d., Lumière des lumières), et jagat-
pate (Seigneur de l‟univers). Ce dernier a peut-être un parfum de théisme dans son sens ordinaire,
mais on peut cependant le concevoir à la lumière de la pure philosophie. Dans la Gῑtā, insérée dans le
contexte puranique du Mahābhārata, l‟auteur adopte un style qui pourrait convenir à la fois à la
théologie et à la philosophie.

[16] vaktum arhasy aśeṣeṇa


divyā hy ātma-vibhūtayaḥ│
yābhir vibhūtibhir lokān
imāṁs tvaṁ vyāpya tiṣṭhasi║

« Je t‟en prie dis-moi sans en omettre quelles sont les divines perfections de Ton propre Soi avec
lesquelles tu imprègnes ces mondes d'expressions spécifiques, tout en demeurant (à part). »

(Page 435) En dépit du fait que certaines indications sur les perfections qui sont du ressort de l‟Absolu
aient déjà été données au début de ce chapitre, nous voyons ici qu‟Arjuna insiste pour que Kṛṣṇa lui
indique tous les aspects qui n‟ont pas encore été couverts par l‟énumération précédente. Ceci explique
pourquoi Arjuna utilise l‟expression aśeṣana (sans reste).

La stance 18 souligne encore davantage l‟empressement d‟Arjuna, et dans la réponse de Kṛṣṇa qui
commence avec l‟expression hanta (hélas ! bon, maintenant !) il semble y avoir de la mauvaise
volonté, ou de l‟hésitation, à énumérer ses futiles gloires, comme si elles étaient philosophiquement de
peu d‟importance. Mais à la stance 17 Arjuna prend soin de donner en termes très explicites la raison
qui le pousse à poser cette question. C‟est pour être mieux guidé dans sa visualisation, ou pour
concevoir l‟Absolu comme il convient. En conséquence Kṛṣṇa donne à Arjuna un nombre suffisant
d‟exemples pour le guider.

Le verbe tiṣṭhasi (Tu demeures) évoque le verbe sthito (Je me tiens (debout)) de la stance 42, il dérive
de la même racine. Dans ces mondes, l‟absolu existe sans être souillé par ses propres manifestations. Il
ne s‟agit pas d‟une relation mécanique avec laquelle la réciproque d‟une proposition est vraie, mais
d‟une relation avec laquelle la réciproque n‟est pas vraie. L‟existence révèle Dieu, mais Dieu n‟est pas
à être identifié par l‟existence (voire Taittirῑya Upaniṣad, II, 6 et Gῑtā VII, 12).

[17] kathaṁ vidyām ahaṁ yogiṁs


tvāṁ sadā paricintayan|
keṣu keṣu ca bhāveṣu
cintyo 'si bhagavan

295
De nouveau on fait ici allusion à vibhūti (unique valeur, perfection) et yoga (union neutre). Au lieu des
expressions particulières qui vont être énumérées d‟ici peu, cette référence plus générale sert à
raccorder cette section avec le thème du chapitre entier tout en la concluant au moment où l‟adhésion
d‟Arjuna au point de vue de Kṛṣṇa est complète. L‟adoption mutuelle se fait sans réserve, elle est
totalement bipolaire, sans réticences et sans méfiance.

śrῑ bhagavān uvāca|


[19] hanta te kathayiṣyāmi
divyā hy ātma-vibhūtayaḥ|
prādhānyataḥ kuru-śreṣṭha
nāsty anto vistarasya me||

« Kṛṣṇa dit :
Ah ! Je vais te parler des glorieuses (brillantes) valeurs qui M‟appartiennent en propre, (classées) selon
leur importance, O Meilleur des Kurus (Arjuna), car il n‟y a pas de fin à l‟énumération (elaboration) des
éléments qui M‟appartiennent. »

Ici commence la section qui nous donne cette longue énumération des valeurs particulières,
exceptionnelles ou glorieuses qui s‟offrent à la vue dans notre vie quotidienne, et à laquelle
l‟introduction de ce chapitre faisait allusion. Comme dans le cas du fantôme d‟Hamlet au moment où,
contre son gré, il dût parler de lui-même, nous trouvons ici la même interjection caractéristique, hanta
(ah!) qui pourrait se traduire par « hélas », « malheureusement ». (Page 438) Le monde de l‟esprit
marque une certaine hésitation, ou une certaine réticence, à devenir le sujet d‟une discussion triviale et
ouverte. On pourrait presque dire que personnellement Dieu aime resté caché pour ne pas être souillé
par le regard vulgaire d‟une humanité qui appartient au bazar (market-place). C'est à la demande
insistante d'Arjuna que Kṛṣṇa fait ici des concessions. Lorsque Dieu se montre aux yeux de l‟homme
de la rue cela dégénère en une théophanie que les théologiens condamnent à juste titre. A première vue
cette accusation peut sembler concerner l‟énumération de ce chapitre, et encore davantage celle du
chapitre suivant où Arjuna a une vision de Dieu. Mais ceux qui portent ces accusations oublient de
prendre en compte une différence importante qui est que la discussion de la Gῑtā ne porte en aucun cas
sur le sujet d‟un simple Dieu théiste, comme nous l‟avons souligné à maintes reprises, car il s‟agit en
fait d‟un sujet bien plus élevé. La différence sera expressément mise en évidence au XV, 17 et 18.

Ces valeurs exceptionnelles (unique) sont en outre qualifiées de divyā (divines). Si l‟on exclut le
théisme comment peut-on justifier ce qualificatif? Cette question pourrait paraître normale. Mais si
nous considérons ce dont dérive ce qualificatif, nous constatons qu‟au VIII, 26 c‟est de lumière ou de
brillance qu‟il s‟agit. L‟Absolu comporte des aspects brillants. Āditya, qui est mentionné en premier à
la stance 21, s‟exprime par sa brillance, et bien que quelques-uns des autres éléments peuvent ne pas
contenir une brillance aussi marquée que dans ce cas, le principe de brillance, ou au moins celui d‟une
positivité, est sous-entendu dans toutes les valeurs énumérées.

L‟expression prādhānyataḥ (selon leur importance) nous montre que la liste est graduée, même si elle
n‟est en aucun cas exhaustive comme le sous-entend le terme vistarasya (à l‟élaboration des éléments)
qui appartiennent à l‟Absolu. Cette liste doit se lire en même temps que les deux stances de conclusion
où le caractère accessoire que l‟on attribue aux éléments énumérés ici sera davantage accentué.

[20] aham ātmā-guḍākeśa


sarva-bhūtāśaya-sthitaḥ|
aham ādiś ca madhyaṁ ca
bhūtānām anta eva ca||

«Je suis l‟âme qui se trouve dans le cœur de chaque être, O Gudākeśa (Arjuna); et Je suis le
commencement, le milieu et même la fin des êtres. »

297
(Page 439) En accord avec la façon dont cosmologie et psychologie sont traitées côte à côte tout au
long de la Gῑtā, le premier et le plus important élément de gloire et la valeur exceptionnelle de
l‟Absolu est exprimée ici du point de vue du Soi avant de passer à des éléments qui ont une
signification plus cosmologique. Comme nous l‟avons déjà constaté au VII, 4 où l‟octuple division de
l‟Absolu inclut la terre à une extrémité et le sens de « Je » à l‟autre extrémité, c‟est une des
particularités de l‟épistémologie contemplative que de traiter cosmologie et psychologie
conjointement.

Mais ici, en outre, même les vestiges de dualité qui persistaient encore au chapitre VII, comme celui
qu‟il y a entre le Soi inférieur et le Soi supérieur, sont supprimés.

Auparavant dans ce chapitre nous avions une liste de qualités ou de vertus que l‟on considère comme
provenant de l‟Absolu; là aussi il y avait une dualité entre les vertus qui dépendent de l‟intelligence et
les autres qui dépendent de l‟état d‟esprit des personnes. Dans cette stance-ci, il ne s‟agit ni de nature
ni de vertu, mais d‟une série de valeurs qui sont conçues dans une plus grande unité et qui sont
échelonnées selon un principe épistémologique par lequel le Soi en tant qu'entité manifeste se voit
accorder une place primordiale. Donc, l‟idée du Soi se rapproche ici autant qu‟il est possible du
concept de l‟âme conçue en tant qu‟entité plutôt que comme quelque chose qui serait identique à
l‟Absolu ou Brahman. Sinon on ne pourrait pas considérer que le Soi serait logé au cœur de chaque
être.

En outre, le fait que l‟on considère qu‟un concept du Soi plus pur puisse avoir un commencement, un
milieu et une fin n‟aurait plus de raison d‟être puisque le Soi Absolu se situe en dehors du temps.
Cependant, ici la référence au temps relatif est compatible avec ce qui a été dit à la stance 2, mais par
contre cela ne l‟est pas avec ce que sous-entend la stance 3. Nous avons déjà expliqué en quoi ce
chapitre est placé sur un pied d‟égalité avec celui qui le précède, même si ici le curseur dévie un peu
vers une appréciation positive de l‟Absolu, alors qu‟au chapitre IX il était un peu en deçà du zéro qui
est le point neutre. Il fallait préciser quelle était la norme, ou zéro, pour pouvoir appréhender la subtile
différence de traitement que nous venons de remarquer. Voilà qui justifie la stance 3.

Quand le Soi est situé dans le cœur il s‟accorde avec la description de la stance 3, mais quand il est le
commencement, le milieu et la fin, il se conforme à l‟image plus pratique ou plus réaliste de la stance
2. Ici, au lieu de n‟être que l‟origine des créatures, comme cela est mentioné à la stance 2, il est aussi
le milieu, et même la fin. (Page 440) L‟asymétrie qui était inévitable dans l‟approche réaliste est ici
corrigée sans pour autant perdre son caractère positif. Le temps et l‟éternité sont ici rassemblés autant
qu‟il est possible sans pour autant compromettre la note positive du chapitre.

[21] ādityānām ahaṁ viṣṇur


jyotiṣāṁ ravir aṁśumān|
marīcir marutām asmi
nakṣatrāṇām ahaṁ śaśi||

«Chez les Ādityās Je suis Viṣṇu, parmi les astres Je suis le Soleil radieux; Je suis Marῑci chez les
Maruts; parmi les étoiles Je suis la Lune. »

L‟énumération des entités cosmologiques qui représentent la valeur de l‟Absolu donne la première
place aux Ādityas. Ils représentent des astres qui appartiennent à chaque mois de l‟année
(particulièrement dans les Brāhmanas postérieurs ou dans les œuvres védiques plus tardives). Lors de
la destruction de l‟univers, les douze soleils sont censés briller ensemble, et Viṣṇu est le dernier de la
série. Si maintenant nous considérons que Viṣṇu représente la valeur absolutiste, alors nous percevons
facilement en quoi les onze autres soleils qui lui sont antérieurs dans cette série sont sous-entendus
dans la valeur qui en elle-même représente la valeur finale. Par conséquent, l‟état de Viṣṇu inclut et
transcende toutes les valeurs liées à la lumière des astres dans le domaine du temps ou de la durée
relative. Viṣṇu pourrait donc très bien représenter le temps Absolu et la gloire de l‟Absolu considérés
dans leur ensemble. Ainsi, en termes de cosmologie nous aboutissons à l‟Absolu comme valeur

298
suprême de l‟éternel présent. Il n‟est pas possible de pousser plus loin l‟approche cosmologique de
l‟Absolu.

En descendant d‟un échelon par rapport à ce concept pur et global que représentent les astres traités de
façon abstraite, nous arrivons à l‟idée de ravi (le soleil) qui représente une entité unique parmi les
astres existants, entité qui représente quelque chose d‟exceptionnel ou de spécial, une sorte de modèle
en soi. Ce que suggère cette stance, c‟est que la différence entre le soleil et les autres astres n‟est pas
simplement une question de degré, mais d‟espèce.

En partant d‟un astre concret, nous arrivons à l‟exemple suivant qui est celui de Marīci, c‟-à-d. une
entité qui représente un simple rayon de lumière. C‟est donc l‟aspect qualitatif de la lumière qui gagne
de l‟importance. Etant donné que ce nom désigne également un des sept sages, le premier Manu, l‟un
des fils de Brahmā nés de son mental, et Kṛṣṇa lui-même, cela veut dire que parmi les Maruts (terme
qui signifie indifféremment « souffle vital » ou « rayonnant » ou qui désigne plus globalement les
êtres vivants en général), Marīci représente en lui-même le principe de rayonnement ou de brillance.
(Page 441) L‟aspect quantitatif cède la place au qualitatif et révèle l‟Absolu à travers la brillance en
tant que principe abstrait ou même en tant que présence.

Ce dernier cas révèle que la même méthode y est sous-jacente. A la lumière des connaissances que
nous avons actuellement en astronomie objective telle qu‟on la comprend à l‟époque contemporaine,
dire que parmi les étoiles la lune a une quelconque supériorité ou une quelconque spécificité serait
incongru; mais si on la considère simplement du point de vue de son importance relative lorsque nous
regardons la pleine lune au milieu d‟un ciel étoilé, ce que cette stance veut signifier parait
incontestablement évident. Dans la littérature sanskrite nous avons une figure de style très courante
qui compare une jolie femme entourée de ses servantes à la lune entourée des étoiles. Au milieu des
étoiles, la lune ressort très nettement auréolée de toute sa gloire lorsqu‟on la voit de cette façon. C‟est
le caractère unique de cette gloire qui importe ici, et non les faits astronomiques.

[22] vedānāṁ sāma-vedo 'smi


devānām asmi vāsavaḥ│
indriyāṇāṁ manaś cāsmi
bhūtānām asmi cetanā║

« Parmi les Vedas Je suis le Sāma-Veda; parmi les divinités Je suis Indra (Vāsava); par rapport aux
sens Je suis le mental, et parmi ce qui manifeste la vie Je suis la (pure) Intelligence. »

En partant de l‟Absolu considéré sous l‟angle de la cosmologie, nous revenons de nouveau à un point
de vue dont l‟approche est plus subjective.

Les trois Vedas représentent les branches du savoir dont se prévaut le brāhmin symbole de l‟homme
spirituel. Celui qui est versé dans le Ṛg-Veda donne de l‟importance ou accorde la primauté
aux devas (déités), et celui qui est versé dans le Yajur-Veda donne la primauté à l‟homme. D‟un autre
côté, le Sāma-Veda fait l‟éloge du soma (un jus, puissant principe ontologique) côte à côte avec
les pitṛs (ancêtres). Ce Veda représente un compromis, une voie médiane synthétique de
l‟apprentissage spirituel, les passages qui le composent sont extraits des deux autres Vedas, et comme
Sāma suggère aussi une idée de chant, ou de cantique, il comporte en outre un élément d‟extase. Ces
caractéristiques marquent les seuls traits qui distinguent le Sāma-Veda des deux autres Vedas. (Page
442) Le quatrième ou Atharva Veda traitant de magie noire, il n‟a par conséquent aucune place dans
ce regroupement.

La primauté attribuée à Vāsava ou Indra, qui est cité dans l‟exemple suivant et qui est bien connu pour
être le chef des dieux, ne requière aucune explication.

On pourrait objecter à la comparaison qui est faite entre le mental et les sens dans l‟exemple qui suit,
comme s‟il s‟agissait d‟une comparaison entre différentes catégories ou différentes entités, parce que

299
d‟ordinaire on ne compte pas le mental parmi les organes des sens. Mais on peut considérer que les
organes des sens sont inhérents aux mental ou qu‟ils sont implicitement en lui. Le mental n‟a pas
d‟existence sans eux, et lui-même peut être considéré comme le point de convergence où l‟on peut dire
que les sensations qui viennent des différents sens se rencontrent. Une fois que sa signification est
revue de la sorte, la comparaison devient tout à fait justifiée, spécialement lorsqu‟on se souvient que
l‟Absolu appartient toujours à un ordre à part, un ordre qui lui est propre, même s‟il est relié aux
membres qui le composent.

Cetanā (intelligence vivante) est la forme d‟expression de vie la plus raffinée. La vie elle-même est un
processus de devenir perpétuel, et lorsqu‟on ne le voit pas de manière statique, le pur devenir est un
concept qui diffère peu de l‟intelligence pure. La différence est subtile et négligeable. La vie peut être
mise sur un pied d‟égalité avec l‟intelligence quand toutes deux sont interprétées en termes aussi purs
qu‟il est possible, ou l‟intelligence peut être considérée comme la crème de la vie proprement dite.

[23] rudrāṇāṁ śaṅkaraś cāsmi║


vitteśo yakṣa-rakṣasām│
vasūnāṁ pāvakaś cāsmi
meruḥ śikhariṇām aham║

« Des Rudras Je suis Śaṅkara (Śiva); des Yakṣas et des Rākṣasas, Vitteśa (Seigneur des richesses), des
Vasus Je suis Pāvaka (l‟élément feu purificateur) et parmi les hauteurs Je suis Meru. »

Nous avons ici une série qui comprend des éléments très terre à terre ou ontologiques. Le
nom rudra qui dénote une idée de « rugissement » ou de « hurlement » peut aussi désigner dans la vie
quelque chose qui serait de l‟ordre du nécessaire, ou qui serait terre à terre. L‟aspect tragique de la vie
que Śiva représente en tant que destructeur, ne doit pas nécessairement être considéré comme une
valeur qui représenterait l‟imperfection. L‟adversité-même peut avoir de douces utilités. Dans les
écrits indiens il est fait référence à de nombreux Rudras qui, lorsqu‟ils sont traités dans leur ensemble,
peuvent nous laisser penser qu‟ils représentent une forme de perfection ou de valeur auspicieuse
dérivée de l‟Absolu, c‟est ce que suggère le nom śaṁ-kara (qui donne du bonheur), synonyme de
Śiva.

(Page 443) On dit que les Yakṣas et les Rākṣasas représentent des sortes de classes cousines d‟entités
qui sont dignes d‟être vénérées et qui assistent Kubéra (que l‟on appelle ici Vitteśa), le dieu des
richesses. Etre riche, même dans le sens le plus large du terme, peut être considéré comme quelque
chose d'unique et même de glorieux et de bon. Par conséquent, dans la catégorie de supériorité à
laquelle appartiennent les Yakṣas et les Rākṣasas, le seigneur des richesses occupe une place unique.
Chacun des concepts de l‟Absolu doit être compris en partant de son propre cadre de référence ou de
son propre point de vue. Perfection, bonté (goodness) ou validité, peuvent distinguer des entités qui
appartiennent à des classes ou des catégories qui sont distinctes ou séparées. La supériorité dans une
catégorie ne signifie pas pour autant supériorité dans une autre. Ainsi, Kubéra ou seigneur des
richesses est supérieur dans son propre domaine mais pas dans celui des devas ou divinités, dernier
groupe avec lequel il ne doit pas être comparé.

Dans la hiérarchie des êtres qui appartiennent au Védisme, Yakṣas et Rākṣasas n‟occupent pas une
place enviable, encore moins Kubéra, leur chef commun. Le fait qu‟il soit inclus dans la liste des
valeurs d‟exception énumérées ici ne doit pas dépendre tant de sa bonté que de quelque note tragique
ou puissante provenant du mot ūrjita (valide ou radical) tel qu‟il est employé à la stance 41. Ici les
normes de l‟orthodoxie védique ne sont pas strictement respectées.

Les Vasus, dont on dit le plus souvent qu‟ils sont au nombre de 8, sont des divinités élémentaires qui
suggèrent la brillance, la bonté ou la bienveillance. Le feu, qui en réalité est l‟un d‟eux, est considéré
ici comme les représentant tous parce qu‟il implique la puissance de purification.

300
Dans la cosmologie purānique, le Mont Meru a la particularité unique d‟être le bâton à baratter, ou
l‟axe autour duquel tourne l‟univers tel que nous le connaissons. En termes de géographie, le Meru se
distingue par sa hauteur, par opposition à l‟Himalaya qui est réputé pour sa splendeur massive. Si nous
considérons la qualité de hauteur chez les montagnes, Meru excelle, et ainsi son unicité se révèle, c‟est
en cela que réside son caractère absolutiste.

[24] purodhasāṁ ca mukhyaṁ māṁ


viddhi pārtha bṛhaspatim|
senānīnām aham skandaḥ
sarasām asmi sāgaraḥ||

(Page 444) « Même (aussi dans le cas) des prêtres attachés au foyer, O Pārtha (Arjuna), saches que
J‟en suis le chef, Bṛhaspati; parmi les généraux Je suis Skanda (le dieu de la guerre); et pour ce qui
concerne les lacs, Je corresponds à l‟océan. »

Chez les dieux védiques, Bṛhaspati est un sage professeur, c‟est aussi un législateur. Ses prétentions à
l‟orthodoxie védique sont parfois remises en cause, même si, d‟un autre côté, on lui attribue la
paternité de certains Vedas ou de certains passages des Vedas. On considère aussi souvent qu‟il est à
la tête du rationalisme antérieur à la philosophie Sāṁkhya. Généralement on peut considérer qu‟il
représente le paroxysme de la sagesse traditionnelle, même si lui-même relève d‟une configuration
patriarcale ou familiale.

Ici, le chef des prêtres familiaux auquel on se réfère sous le nom de Purodhas est un maître de
cérémonies pour les rituels védiques liés au foyer. Dans cette catégorie, Bṛhaspati occupe une position
unique et prestigieuse. Dans ce contexte relativiste, il représente l‟absolutisme autant qu‟il est
possible.

Le dieu de la guerre Skanda représente les exploits militaires. Il représente une forme de spiritualité
positive qui est davantage qu‟une simple forme de piété stérile.

Dans le cas du lac et de l‟océan, nous devons imaginer une personne qui se promène à travers une
région où il y a de beaux lacs et, alors qu‟il en apprécie la beauté, son regard tombe sur l‟océan qui
domine toute la scène. Ce qui fait la différence entre ces deux appréciations, c‟est un sentiment
d‟émerveillement. Ici, ce que l‟auteur cherche à faire, c‟est de souligner cette différence de qualité. En
faisant référence aussi abruptement à l‟océan parmi les lacs au milieu des autres exemples de valeur
plus personnelle qui sont contenus dans cette même stance, l‟auteur ne va pas à l‟encontre de la
philosophie de la Gītā car en même temps que celle-ci traite de facteurs spirituels tels que l‟égo ou le
mental elle traite également d‟entités physiques.

[25] maharṣīṇāṁ bhṛgur ahaṁ


girām asmy ekam akṣaram│
yajñānāṁ japa-yajño 'smi
sthāvarāṇāṁ himālayaḥ║

« Parmi les grands sages ermites Je suis Bhṛgu; parmi les mots que l‟on prononce Je suis le mot à une
syllabe (AUM); parmi les sacrifices Je suis le sacrifice de la répétition silencieuse; parmi les choses
immobiles, Je suis l‟Himalaya. »

(Page 445) Bhṛgu est l‟exemple type d‟une autre spiritualité qui se conforme à ce qu‟on pourrait
appeler le mode de vie du ṛṣi ou de l‟ermite. Ceux-ci diffèrent des prêtres et même des pontifes en ce
que ce sont des reclus ou qu‟ils habitent dans les forêts, et qu‟ils se rapprochent davantage de l‟homme
naturel que de l‟homme social. Leur vie se conforme aux standards d‟une moralité purement mystique
et libérée du cadre rigide et obligatoire des règles sociales. Même si parfois on leur attribue la paternité
des Vedas, ainsi que le statut patriarcal de législateur, ce sont des personnes innocentes et pures que

301
l‟on peut considérer comme originales dans le cadre des schémas spirituels représentés par chacun
d‟eux.

De nombreux Bhṛgus ont été cités dans la littérature ancienne de l‟Inde, parfois même on y
mentionnait toute une race de Bhṛgus. Pour nous ici, il nous suffira de comprendre qu‟à travers les
âges ce type de personne spirituelle a pour contrepartie un Bhṛgu générique associé au feu ou au fait
d‟allumer un feu.

La syllabe isolée à laquelle cette stance fait référence est bien évidemment AUM, et la façon dont
AUM représente l‟Absolu a été expliquée dans la Māṇḍūkya Upaniṣad.

Quant à savoir comment la répétition de formules sacrées pourrait être considérée comme une forme
de sacrifice, cela nous est suggéré au IV, 28. La supériorité de la prière silencieuse par rapport aux
formules prononcées à haute voix provient du fait que la première est proche de la contemplation qui
est subjective et qui n‟implique aucune expression extérieure. Dans un sens purement contemplatif,
plus une prière ou un sacrifice est extériorisé, plus il ou elle se situe à un degré inférieur. Dans
les Purāṇas (légendes), les prières à haute voix et les rituels élaborés sont souvent attribués
aux Rākṣasas (féroces démons) comme Rāvana ou à des hommes vigoureux comme Bhῑma. Même
chez les chrétiens on demande à chacun de faire ses prières dans la solitude et l‟intimité, seuls les
Pharisiens sont censés faire étalage de leur piété en public. Une vie dédiée à l‟Absolu devrait se
conformer davantage aux nécessités de la contemplation plutôt qu‟aux standards sociaux. De même à
la stance IV, 33, il est indirectement fait l‟éloge des sacrifices voués à la contemplation, ils sont
considérés comme étant supérieurs.

L‟immobilité, ou la stabilité, ou la force radicale qui est ici désignée comme étant la qualité
exceptionnelle ou spécifique de l‟Himalaya suggère le même état de subjectivité que celui qui est
sous-entendu dans les autres exemples. Une personne qui se retire et dont l‟esprit s‟harmonise avec
son Soi le plus profond gagne une stabilité ou une fixité qui ressemble à l‟immobilité de l‟Himalaya.

(Page 446) [26] aśvatthaḥ sarva-vṛkṣāṇāṁ


devarṣīṇāṁ ca nāradaḥ|
gandharvāṇāṁ citrarathaḥ
siddhāṇaṁ kapilo muniḥ||

« Parmi les arbres (Je suis) Aśvattha, et parmi les sages divins Nārada; parmi les Gandharvas,
Citraratha, (et) parmi ceux qui ont atteint des pouvoirs psycho-physiques, Kapila, l‟ermite. »

Ici, le principe unitif vers lequel convergent les exemples cités est celui d‟un état de neutralité entre
extrêmes plutôt qu‟une quelconque gloire unilatérale.

L‟arbre Aśvattha (ficus religiosa) ou banyan, possède des racines aériennes, et par conséquent, en
théorie du moins, il tire sa nourriture à la fois du sol et de l‟atmosphère. Bien qu‟il y ait des arbres plus
beaux, c‟est cet exemple neutre qui est choisi ici parce qu‟en quelque sorte il a ses racines au ciel et
ses branches dans le monde des humains, comme cela sera décrit plus en détails dans l‟ensemble de
stances qui commence le chapitre XV. Ce n‟est pas son utilité qui le rend célèbre, mais en Inde on l‟a
estimé de tous temps pour les idées religieuses qui lui sont associées et d‟une certaine façon il
correspond à l‟Ygdrassil de la mythologie scandinave.

Nārada est typiquement un entremetteur entre les dieux et les hommes, son surnom est « mauvaise
langue ». Il est connu pour être un devarṣi (clairvoyant divin ou sage), mais son statut en tant que tel
est sujet à caution. Nārada est une sorte de produit intermédiaire entre deux différents ensembles de
valeurs spirituelles.

Quant aux gandharvas, ils occupent également une position intermédiaire entre les divinités célestes
ordinaires comme Indra, et les mortels. Comme son nom l‟indique, Citraratha est possesseur d‟un

302
chariot d‟apparat. Les gandharvas sont les dépositaires de l‟herbe soma avec laquelle ils se sont
engagés à soigner les devas (divinités), mais dans cette affaire ils sont devenus les rivaux de ces
derniers, Indra lui-même ayant dérobé par la force le remède soma. Nous déduisons de tout cela que
les gandharvas appartiennent au monde des mortels tout autant qu‟au monde céleste et en cela, à
travers leur chef que l‟on appelle ici Citraratha, ils représentent une valeur paradoxale mystérieuse.

Les huit siddhis (acquis psycho-physiques) ne sont pas des qualités divines, mais seulement des
perfections que l‟on peut atteindre à partir du monde terrestre. La luminosité du corps, par exemple,
n‟implique pas de qualités surnaturelles, mais on peut la comprendre tout simplement comme un
acquis psycho-physique à la portée de l‟être humain. (Page 447) Les siddhas sont des personnes qui
possèdent ces acquis et on dit qu‟ils demeurent par alternance tantôt en haut ou en bas de l‟Himalaya.

Kapila, le célèbre fondateur du système Sāṁkhya (rationaliste), étant de l‟école hétérodoxe représente
ce groupe à juste titre, en particulier parce que les siddhis (acquis psycho-physiques) mentionnés dans
les Yoga-Sūtras de Pataῆjali ont, dans le Sāṁkhya de Kapila, une contrepartie naturelle. Le
rationalisme et les acquis du Yoga se rencontrent dans la personne de Kapila et il représente ainsi une
valeur spirituelle unique, celle qui appartient à un certain contexte bien connu, celui des munis
(ermites).

[27] uccaiḥśravasam aśvānāṁ


viddhi mām amṛtodbhavam|
airāvataṁ gajendrāṇāṁ
narāṇāṁ ca narādhipam||

« Saches que parmi les chevaux Je suis Uccaiḥśavas, né de l‟ambroisie d‟immortalité; parmi les nobles
éléphants, Airāvata, et parmi les hommes le roi. »

Laissant derrière nous les exemples qui proposaient des valeurs hypostatiques supérieures, nous
arrivons maintenant à des exemples qui se trouvent du côté de la création ordinaire, tels que ceux du
cheval et de l‟éléphant.

La qualité équestre d‟un cheval et la qualité éléphantine d‟un éléphant sont des aspects dans lesquels
leur réalité spécifique propre demeure fixe. C‟est la qualité spécifique qui contient toujours la vertu ou
la valeur.

En prenant l‟exemple d‟Uccaiḥśravas, le cheval d‟Indra qui a de grandes oreilles et qui hennit, ou en
d‟autres termes, ce cheval très sensible qui a été produit par le barattage de l‟océan de lait, l‟auteur met
le doigt sur un élément important, un élément d‟une valeur unique bien qu‟elle soit d‟ordre utilitaire, et
qui entre dans le domaine de la vie humaine.

L‟océan de lait symbolise le vaste monde de valeurs qui relèvent du contexte humain. Le fait de
baratter fait ressortir les valeurs spécifiques qui sont éjectées hors de la matrice générale des valeurs.
On fait référence ici à cette matrice générale comme étant l‟ambroisie d‟immortalité, parce qu‟il faut
garder à l‟esprit les valeurs éternelles quand il s‟agit de contempler l‟Absolu.

(Page 448) Par conséquent ce cheval n‟est pas simplement le prototype de tous les chevaux, mais il est
censé surpasser tous les autres et en ce sens il est associé à la valeur exceptionnelle de l‟Absolu, valeur
qui, en soi, ne peut être conçue sous une forme définie par la pensée humaine.

Le cas de l‟éléphant est un exemple similaire. Lui aussi est né de l‟océan de lait ou de valeurs.

L‟exemple d‟un roi parmi les hommes et lui aussi un exemple très frappant, parce qu‟il permet de
mettre en relief la distinction qui existe en

303
clignement d‟œil. Ce n‟est pas simplement un dieu qui se situe bien au-dessus du monde, mais il fait
partie intégrante des

305
jhaṣāṇāṁ makaraś cāsmi
srotasām asmi jāhnavī||

« Parmi les purificateurs Je suis le vent; Je suis Rāma chez les archers; parmi les poissons Je suis le
makara; parmi les fleuves Je suis le Gange. »

Le feu que l‟on désigne sous le nom de purificateur à la stance 23 de ce chapitre n‟est pas le seul
purificateur. Ici, le vent est expressément considéré comme tel. Nous savons que l‟eau nettoie
également. On peut saisir le sens particulier avec lequel on parle ici du vent comme d‟un purificateur
en considérant le fait que le vent est un allié du feu (agni), qui lui est le suprême purificateur. En aidant
le feu à purifier le vent exerce une influence sélective ou opportuniste. Il aide le feu à brûler les résidus
et ainsi il préserve les valeurs les plus pures. On peut donc le considérer comme étant le vent de
l‟occasionalisme ou de la chance. On peut considérer que le tri ou la sélection des valeurs inhérentes
ou éternelles sont comme des imprévisibles rafales de vent.

En tant qu‟archer, Rāma surpasse tous les autres, non seulement parce qu‟il a une bonne technique de
tir, mais aussi parce que la valeur spirituelle qu‟il représente dans sa propre personnalité est de nature
absolutiste. Dans le Rāmāyana chacune des armes de Rāvana est contrecarrée par quelque chose de
supérieur chez Rāma. Ici les armes représentent les valeurs spirituelles dans le processus de
réévaluation. Les valeurs que Rāvana peut présenter sont finalement supplantées par cette arme parmi
toutes les armes que l‟on appelle le Rāma-bāna et qui est de nature Absolue. (Page 452) Ce doit être
dans ce sens qu‟il a en supplément que l‟on peut dire que Rāma est un archer exceptionnel.

Le makara est un « poisson » semi-mythologique qui ressemble peut-être au cétacé gavialis


gangeticus* que l‟on trouve dans le Gange. Il est tristement célèbre du fait de sa voracité, et de même
que le lion règne sur la forêt le makara domine la vie aquatique. D'où la place qui lui est donnée ici.

*N.d.T : Le gavialis gangeticus est le crocodile du Gange (ce n’est pas un cétacé).

Le caractère sacré du Gange est bien connu. Selon la croyance, une immersion dans ses eaux a le
pouvoir d‟absoudre une personne de tout péché. Le statut du Gange a aussi un autre sens symbolique,
il est rendu exceptionnel par le fait qu‟il représente le flot de valeurs bénéfiques qui tirent leur origine
de la tête de Śiva. Ainsi, le Gange est une valeur éternelle qui coule à travers le temps pour le bénéfice
de l‟homme.

[32] sargāṇām ādir antaś ca


madhyaṁ caivāham arjuna│
adhyātma-vidyā vidyānāṁ
vādaḥ pravadatām aham║

« (Dans la structure) des chants (ou chapitres), Je suis le début, la fin et aussi le milieu, O Arjuna;
parmi les sciences Je suis la science du Soi; Je suis la dialectique parmi les prééminents
dialecticiens. »

Ici les éléments relèvent de la catégorie du langage, de la littérature ou des différents domaines de la
sagesse. Il y a une règle que la rhétorique et la composition connaissent bien, c‟est que les positions les
plus importantes, ou celles qui ressortent le mieux, se trouvent au début, à la fin et au milieu. Il est vrai
que l‟on pourrait donner une interprétation cosmologique au mot sarga, mais étant donné qu‟une
référence de ce type a déjà été traitée à la stance 20, et aussi en considérant l‟unité de cette stance-ci, il
parait plus probable que l‟intention de l‟auteur était de lui donner un sens rhétorique. Dans toute
œuvre, l‟essentiel du contenu a toutes les chances d‟être mentionné au début, au milieu et à la fin. La
structure de la Gītā elle-même le confirme.

Particulièrement lorsqu‟il est considéré comme étant la connaissance du Soi, le Védānta est souvent
considéré comme le suprême joyau de la sagesse ou la base de toute connaissance. Dans la mesure où

306
elle traite de l‟Absolu proprement dit cette description est justifiée. Les Upaniṣads font référence au
type de connaissance qui permet, lorsqu‟on l‟a acquis, de tout connaître ici-bas; dans les Upaniṣads la
grandeur unitive de la connaissance du Soi est exaltée. De tels passages clarifient nettement ce qui est
dit ici.

(Page 453) Quand deux personnes discutent, on est dans une situation où il y a une interaction de
dialectique, en particulier si cette discussion aborde les très délicats ou très spécifiques sujets dont la
valeur est spirituelle. La dialectique qui est en jeu est ici appelée vāda, dans les thèses qui sont
habilement défendues par des adeptes de l‟art de la dialectique vāda représente l‟Absolu neutre qui se
tient pour ainsi dire au milieu de deux points de vue différents. Le préfixe pra qui est employé ici pour
indiquer une idée d‟utkarṣa (gloire exceptionnelle) et de khyāti (célébrité) supporte ici l‟idée qu‟il
s‟agit de dialecticiens particulièrement talentueux. Si ici il n‟était pas question de cette sorte de subtile
dialectique, vāda pourrait ne désigner qu‟une argumentation raisonnable ou ordinaire engagée dans le
but de trouver la vérité, par opposition à jalpa (querelle acharnée) et vitaṇḍā (argumentation futile), et
c‟est ce que suggère Śaṅkara. Mais à notre avis, comme nous l‟avons mainte fois répété, la dialectique
est conforme à l‟objet d‟étude de la Gītā.

[33] akṣarāṇām akāro 'smi


dvandvaḥ sāmāsikasya ca│
aham evākṣayaḥ kālo
dhātāhaṁ viśvato-mukhaḥ║

« Parmi les lettres syllabiques Je suis le A et parmi les composés Je suis le composé apparié; Je suis
aussi le temps inexhaustible; Je suis celui qui préserve et qui regarde dans toutes les directions de
l‟univers. »

La voyelle A qui est ici appelée akāra, est sous-entendue dans tous les autres sons du syllabaire
(comme pour le Saṁskrit et toutes les autres langues indiennes), qu‟ils soient des voyelles ou des
consonnes. Même dans les voyelles qui sonnent différemment, le son A qui en est la base est
simplement modifié par la position des organes vocaux. On retrouve aussi cette idée dans le Tiru-k-
Kural tamoul. Etant donné qu‟il est la base de tous les sons, la valeur exceptionnelle du A parmi toutes
les autres syllabes est assez évidente.

Il y a bien des façons de composer les mots les uns avec les autres. Ces différents types sont appelés
des samāsas. Chez la plupart d‟entre eux l‟un des composants est considéré comme étant plus
important que l‟autre. Mais dans le cas particulier du dvandva (composé sous forme de paire) on
attribue la même importance aux deux composants. Cette référence est très pertinente et supporte
l‟argument ici selon lequel l‟auteur pense en termes de dialectique plutôt que, comme on le pense
souvent, en fonction d‟un raisonnement qui mènerait à un monisme. On ne peut pas concevoir
l‟Absolu, sauf si on utilise une méthode qui neutralise ou contrebalance les contreparties. (Page 454)
Après avoir été conçus comme des paires, l‟«ici» et l‟«au-delà», l‟ «universel» et le «particulier», le
«un» et le «multiple», doivent tous être traités unitivement. L‟Absolu proprement dit étant hors de
portée de l‟esprit et inatteignable par le travail, ce mystérieux trait d‟union qui unie des contreparties
pour en faire une valeur centrale et absolue - valeur qui n‟est souvent rien d‟autre qu‟un pur
émerveillement - est l‟approche la plus exacte que l‟on puisse faire dans la compréhension de
l‟Absolu.

La référence à kāla (pur temps), qui est pur parce qu‟il est inépuisable, représente cette même subtile
valeur. Si cette valeur relève du domaine de l‟intuition dans le processus du pur devenir, il faut la
compléter par sa propre contrepartie qui est suggérée par le mot dhātaḥ (la personne qui préserve)
dans la proposition suivante. Si une certaine valeur de la vie dérive de sa relation au temps, comme s‟il
s‟agissait d‟une lente maturation, il y en a d‟autres qui relèvent de l‟espace. On peut appeler celles-ci
valeurs horizontales, alors que celles qui sont liées au temps (dans ce sens) peuvent être considérées
comme verticales. Ici, la référence au temps comme valeur unique parallèlement à « un don »
provenant de tous côtés requiert quelques explications philosophiques.

307
Tel que nous le voyons le monde est établi dans l‟espace, même si par intuition nous pouvons
concevoir qu‟il est également un flux de pur temps ou de devenir. Mais bien qu‟il soit un flux nous
pouvons lui être reliés de façon continue ou soutenue. Le monde établi dans l‟espace a en lui un
élément de stabilité qui, bien qu‟il ne soit pas statique, rattache la vie humaine aux diverses valeurs
humaines, certaines étant ordinaires, d‟autres étant supérieures. Mais il nous faut considérer que ces
deux ensembles de valeurs, horizontales et verticales, appartiennent au domaine de la contemplation.
On peut dire que les valeurs spatiales ou horizontales sont des dons provenant des mains du Créateur
originel, et résultant de la relation qu‟une personne est capable d‟établir entre lui-même et la valeur qui
vient à lui en provenant de l‟Auteur des choses. On peut considérer que ces valeurs sont établies dans
le monde de l‟espace plutôt que dans le temps.

Le terme viśvato-mukhaḥ (faisant face à tout) ne désigne pas seulement les quatre points cardinaux,
mais aussi toutes les directions qui permettent de se trouver face à l‟univers de toutes les façons
possibles. L‟univers proprement dit est une valeur qui est regardée par une figure universelle. Il s‟agit
donc d‟un don suprême comme le mot dhāta (donné) nous l‟indique en second sens.

Il convient d‟intégrer ces deux dernières analogies dans un cadre spatio-temporel unique pour aboutir
au point de vue sur l‟Absolu que l‟auteur veut nous transmettre ici.

[34] mṛtyuḥ sarva-haraś cāham


udbhavaś ca bhaviṣyatām|
kīrtiḥ śrīr vāk ca nārīṇāṁ
smṛtir medhā dhṛtiḥ kṣamā||

(Page 455) « Je suis la mort qui engloutit tout et la source qui déglutit toutes choses à venir (throwing
up all things to be); et parmi les valeurs féminines, la bonne réputation, la grâce, la parole, la mémoire,
la volonté, la fermeté et l‟endurance. »

La première ligne de cette stance laisse entendre une sorte de paradoxe. Le processus du devenir est
envisagé à la fois prospectivement et rétrospectivement. Il est regardé de façon rétrospective dans la
mesure où toute chose est perdue dans le temps qui précède les dix milles dernières années et que l‟on
appelle mṛtyuḥ (mort). Mais le temps considéré de façon prospective est aussi un principe créatif dans
lequel sont inclus tous les lendemains. Ces deux exemples considérés ensemble nous donnent une idée
de l‟Absolu dans le domaine du devenir au sens où Bergson l‟emploie.

La valeur unique dont il est question ci-dessus est de la nature d‟une abstraction qu‟il faut tout de suite
étayer par un exemple, il semble évident que c‟est dans cette intention que Vyāsa énumère dans la
seconde ligne de cette stance les qualités qui distinguent la féminité.

Il cite sept qualités et la seule relation qu‟il puisse y avoir entre elles et le sujet indiqué à la première
ligne ne peut résider que dans le fait que, dans le devenir créatif représenté dans le caractère féminin,
chaque qualité est la résultante de deux forces opposées.

La femme représente plus que l‟homme la nature, ou le devenir, et c‟est peut-être pour cela que c‟est
son exemple qui a été choisi ici. En outre, les qualités masculines ont déjà été citées par ailleurs.

Parmi les qualités qui sont énumérées, la première, kīrtiḥ (bonne réputation) est une qualité générale
qui touche toutes les autres. En n‟étant que belle une femme pourrait très bien ne pas remplir les
exigences liées à la vraie féminité. Il y a un ensemble de qualités qui contribuent à la notoriété ou à la
bonne réputation d‟une femme. Par exemple, une belle femme peut très bien être impudique et perdre
sa réputation.

308
La qualité suivante qui rehausse la qualité féminine est śrī (dignité ou grâce). Celle-ci suggère une idée
d‟harmonie. On peut dire qu‟une femme qui est inquiète ou qui est dans le besoin perd cette grâce et
qu‟elle devient une gêne persistante.

Vāk (le langage) ne désigne pas la capacité à bavarder mais plutôt le fait d‟utiliser un discours
pertinent et agréable, ce qui implique également un ajustement approprié du tempérament; la femme
ne doit pas avoir un tempérament trop positif pour éviter de tomber dans l‟exaltation, ni trop négatif
pour éviter de tomber dans la dépression.

(Page 456) Smṛtiḥ (mémoire) donne de la profondeur à la personnalité humaine. Un homme ou une
femme qui n‟a pas de mémoire devient facilement inadapté à son milieu habituel. L‟hystérie pourrait
très bien aboutir à ce genre d‟inadaptation.

Beaucoup de femmes n‟ont pas cette medhā (volonté) qui a elle seule peut équilibrer le tempérament
et le rendre normal. Elles sont souvent sujettes à des crises émotionnelles, les exigences
physiologiques et biologiques qui pèsent sur la féminité les rendent faibles quand il s‟agit de prendre
les décisions définitives impliquant une force de volonté. Lorsque les femmes ont cette force de
volonté elles acquièrent cette caractéristique, ou valeur, que l‟on considère ici comme étant une
manifestation de l‟Absolu.

Comme la volonté qui la précède, dhṛtiḥ (la fermeté) et elle aussi un facteur d‟équilibre. Au moment
d‟un drame tel que la mort d‟un proche, alors que beaucoup des hommes qui sont autour de ces
femmes peuvent s‟effondrer, la véritable féminité s‟exprime sous la forme de cette sorte de fermeté.

Le dernier attribut de la pure féminité est peut-être aussi la qualité qui la distingue le
plus. Kṣamā (l‟endurance) s‟exprime chez une infirmière comme Florence Nightingale qui a dû
prendre soin de dix milles soldats blessés. Du côté indien nous pensons immédiatement à la patiente
endurance de Sitā face à l‟injustice de Rāma, ou de celle de Śakuntalā qui pardonna au point de
l‟oublier la flagrante injustice de Duṣyanta jusqu‟à ce que le hasard les réconcilie à nouveau.

Dans chacune de ces qualités il nous faut percevoir l‟émergence d‟une valeur qui résulte de la
neutralisation des tendances opposées.

L‟inconstance est considérée comme normale chez les femmes, même selon Shakespeare. Mais celle-
ci pourrait être stabilisée en une qualité proprement féminine grâce à son opposée qui est la fidélité, et
lorsqu‟un moyen terme est atteint les valeurs féminines exceptionnelles qui sont mentionnées ici
ressortent.

[35] bṛhat-sāma tathā sāmnāṁ


gāyatrī chandasām aham│
māsānāṁ mārga-śīrṣo 'ham
ṛtūnāṁ kusumākaraḥ ║

« De la même façon, parmi les hymnes Je suis le bṛhat-sāma; parmi les poèmes Je suis la gāyatrī;
parmi les mois Je suis mārga-śīrṣa et parmi les saisons celle où abondent les fleurs. »

A partir de cette stance-ci sont regroupées des valeurs absolutistes entrant dans la catégorie du luxe;
ces valeurs nous amèneront progressivement à l‟époque où vivait l‟auteur lui-même, époque qui
servira de conclusion à sa série.

(Page 457) Au XV, 1, nous avons le grand arbre Aśvattha (figuier) dont les feuilles sont comparées
aux hymnes des Vedas. En outre, au XV, 2, ses bourgeons sont considérés comme des objets de sens.
On peut donc facilement en déduire que les chants védiques sont des articles de luxe qui ont de la
valeur, même s‟ils se situent en haut de l‟échelle des valeurs du domaine relatif.

309
Les brāhmins accordent une grande importance à l‟effet salvateur des chants tels que le bṛhat-sāma et
la gāyatrī. On dit que le mot gāyatrī tire son nom du pouvoir qu‟elle a de sauver celui qui la chante.
L‟orthodoxie a fourni de nombreuses spéculations sur les significations ésotériques et ce qu‟induit la
métrique de ces chants, et les Upaniṣads réévaluent la gāyatrī (comme par exemple la Bṛhadāraṇyaka
V. xiv, 1-8 et la Maitri 6-7). On dit que le pouvoir de ces chants dépend de ces considérations
ésotériques. Dans le Sāma-Veda, le bṛhat-s āma fait référence à une espèce particulière de mètre que
l‟on considère comme étant très puissant dans son propre contexte, de même que l‟est la gāyatrī que
l‟on récite au cours des prières du matin et du soir.

Le mois de mārgaśīrṣa tombe en décembre, et il correspond en Inde à cette période de repos de la


nature qui ressemble à la systole du battement de cœur. Les évènements manifestes qui surviennent se
situent d‟un côté ou de l‟autre de cette période de repos. Les moissons ont été récoltées, et il est encore
trop tôt pour préparer le sol à la prochaine culture. A cette époque le ciel indien est généralement bien
dégagé, et c‟est aussi l‟époque où les tambours se font entendre dans les villages, ils résonnent toute la
nuit jusqu‟aux premières heures de la matinée. C‟est donc globalement une période de repos favorable
à la contemplation, même si le plus souvent ce temps de loisir est utilisé à mauvais escient. Dans ce
cas, c‟est ce temps de loisir qui constitue l‟élément de luxe.

On peut facilement comprendre en quoi la période de floraison du printemps indien exprime une
valeur liée à la nature.

[36] dyūtaṁ chalayatām asmi


tejas tejasvinām aham|
jayo 'smi vyavasāyo 'smi
sattvaṁ sattvavatām aham||

« (Au jeu), Je suis le facteur chance des parieurs (impulsifs); Je suis le génie des génies; Je suis la
victoire; Je suis la détermination; Je suis la bonté de ceux qui sont établis dans le réel. »

(Page 458) On peut considérer que cette liste de valeurs se termine ici par les diverses valeurs qui se
révèlent dans la société des hommes. Il nous faut constater, comme nous l‟avons déjà remarqué, que
les valeurs qui nous sont montrées ne constituent pas un ensemble de vertus ordinaires. Le joueur est
dans un état de nonchalance habile et audacieuse, il s‟abandonne, prêt à tout risquer pour ce à quoi il
donne le plus de prix. Comme le dit la parabole biblique, celui qui est prêt à tout perdre gagnera tout.
Ainsi, bien que socialement il ne puisse guère être compté parmi les vertus au sens classique du terme,
le pari du joueur, possède intrinsèquement une valeur spirituelle dans le domaine purement absolutiste.
Le marin qui risque sa vie pour quelqu‟un qui est tombé à la mer est une personne qui joue avec les
valeurs vitales, c‟est un parieur supérieur à beaucoup des personnes vertueuses de la société.

Si l‟on examine attentivement la connotation des termes utilisés, nous avons d‟une part dhyūta (le
prix gagné au jeu de façon aléatoire), et d‟autre part l‟attitude irresponsable qu‟implique le
mot chalayatām (personne qui triche, qui rompt son contrat ou qui est incapable de respecter sa
parole), c. à d. une personne qui règle sa conduite sur le hasard. Ainsi, entre le risque et la chance il
existe une valeur implicite que l‟on appelle ici dhyūta. On peut dire qu‟il est plein d‟indéterminisme,
d‟occasionalisme ou de pur hasard, bon, mauvais ou indifférent. Ce que l‟on prône ici, c‟est un
abandon insouciant.

Tejas qui signifie essentiellement brillance, contient une idée de vivacité intellectuelle ou spirituelle,
de constante disponibilité ou de capacité à parer à toutes les éventualités, aussi hasardeuses soient-
elles. On rencontre des expressions telles que brahma-tejas et kṣattra-tejas, la première suggère une
idée de passion intellectuelle pour la vérité, et la seconde une passion morale pour voir prévaloir la
vérité.

Il est facile de concevoir que la victoire est une valeur positive, de même que la détermination.

310
Comme cela est expliqué au XVII, 26, sattvam (bonté) tire son sens de sattyam (vérité). Il y a des
personnes qui aiment la vérité pour elle-même, et qui, directement ou indirectement, se conforment
aux nécessités de la vérité Absolue; elles le font indirectement lorsqu‟elles s‟engagent avec sincérité à
avoir les comportements qui seront décrits dans les derniers chapitres. Mais la bonté qui est fondée sur
la vérité transcende le domaine des simples guṇas (qualités) qui n‟opèrent qu‟au sein de la nature, et
elle atteint la pure bonté proprement dite, se conformant ainsi directement à l‟Absolu.

[37] vṛṣṇṇīnāṁ vāsudevo 'smi


pāṇḍavānāṁ dhanañjayaḥ│
munīnām apy ahaṁ vyāsaḥ
kavīnām uśanā kaviḥ║

(Page 459) « Parmi les Vṛṣṇīs Je suis Vāsudeva, parmi les Pāṇḍavas Dhanaῆjaya (Arjuna) et aussi
chez les ermites Je suis Vyāsa, chez les poètes Je suis le poète Uśanas. »

Avant de clore cette liste de valeurs l‟auteur se cite lui-même ainsi que Kṛṣṇa, Arjuna et le poète
Uśanas. Il semblerait que ce soit une façon d‟apposer la signature des personnes concernées ou,
comme dans la scène finale d‟une pièce de théâtre, de faire monter tous les principaux acteurs
ensemble sur scène. Le voile d‟illusion se fait aussi transparent que possible, et les personnalités qui
figurent dans l‟œuvre en tant que telle révèlent directement les valeurs spirituelles que l‟on voulait
montrer tout au long du chapitre.

Le seul principe que l‟on peut considérer comme justifiant que tous ces personnages soient mentionnés
dans une même stance, c‟est qu‟en tant que réévaluateurs de la sagesse ancienne, ils sont tous dans le
même bateau. Kṛṣṇa, chef du clan des Vṛṣṇῑs, est mentionné en premier. Les Vṛṣṇῑs formaient un
groupe hérétique et hétérodoxe qui ne comportait pas de brāhmins, mais des kṣatriyas (guerriers) et
des vaiṣyas (marchands-fermiers). Vāsudeva est le nom de Kṛṣṇa, fils de Vasudeva, chef de ce clan.

Très probablement parce que dans le domaine de la sagesse absolutiste c‟était un pūrva pakṣin typique
(critique prenant parti pour un côté, sceptique ou personne qui pose des questions) Arjuna aussi se voit
attribuer cette valeur exceptionnelle qui a été au centre de la discussion de tout le chapitre. En tant que
simple soldat il excelle également par sa vaillance, ce qui justifie la place qu‟il occupe même dans le
contexte pūranique (légendaire).

Que Vyāsa affirme représenter cette même valeur suprême parait aller de soi étant donné qu‟il est
l‟auteur de l‟œuvre qui porte sur ce sujet. Vyāsa appose sa signature de la même façon au XVIII, 75, et
étant aussi l‟auteur des Brahma-Sūtras (aphorismes reliés les uns aux autres et traitant de la Science de
l‟Absolu) qui sont mentionnés au XVIII, 4, ses prétentions en sont doublement fondées.

Quant au poète Uśanas, ce qui justifie qu‟il fasse partie de cette liste de ré-évaluateurs de la sagesse,
c‟est le fait qu‟il se situait au dehors du contexte orthodoxe à proprement parlé. En tant que maître des
Daityas, ennemis des dieux védiques, comme cela est mentionné à la stance 30, on lui attribuait une
grande sagesse, mais dans le même temps c‟était aussi un poète qui écrivait des épopées plutôt que des
śāstras (textes) sur la Science de l‟Absolu. Si l‟on en juge par le fait que Socrate, selon Platon avait
une piètre opinion d‟Homère, l‟esprit de ces épopées ne peut pas avoir été le même que celle
d‟Homère, puisqu‟on fait ici l‟éloge du poète Uśanas que l‟on considère comme un pur représentant de
la sagesse.

(Page 460) [38] daṇḍo damayatām asmi


nītir asmi jigīṣatām|
maunaṁ caivāsmi guhyānāṁ
jñānaṁ jñānavatām aham||

311
« Chez les rois Je suis le sceptre, chez ceux qui cherchent la victoire Je suis l‟habileté à diriger, en
outre dans l‟ésotérisme Je suis le silence, et pour ceux qui ont la connaissance Je suis la
connaissance. »

Ici, le dernier vestige de réalisme qui pouvait encore rester attaché aux valeurs énumérées à la stance
37 est éliminé, et les éléments cités ont davantage le caractère de symboles, c‟-à-d. qu‟ils sont traités
au sens figuré comme dans une métonymie. L‟objet réel concret perd son importance et son symbole,
ou son nom, ou le concept qui le représente, devient prééminent. C‟est le lakṣanārtha (sens figuré) et
non le vācārtha (sens littéral ou direct) que nous devons prendre en considération. Cela ressemble à ce
que l‟on appelait conceptualisme ou nominalisme dans la scolastique du Moyen-âge.

Davantage qu‟un simple gros bâton, le daṇḍa (baguette ou crosse) dont il est question ici symbolise le
pouvoir. Il ressemble au sceptre du pouvoir royal.

Il y a ce délicat concept de diplomatie, ou de discrétion, qui est la plus belle part de la valeur, de la
justice ou de l‟équité que l‟on désigne ici sous le nom de nīti, et qui s‟avère être un facteur important
pour gagner la victoire. Comme pour un bon esprit sportif, il s‟agit à la fois de prendre et de donner, et
ces valeurs ne dépendent d‟aucune règle pure et dure. Il faut bien évaluer une situation avant
d‟élaborer la politique qui lui convient. La valeur dont il est question ici, c‟est l‟intuition.

Il y a dans tous les sujets qui ont une signification ésotérique et que l‟on appelle ici guhyāḥ (secrets),
une disposition globale et subjective au silence, cet état de silence intensifie la valeur de chacun de ces
secrets en tant que tels. Un enchantement qui a été analysé avec rationalité perd sa saveur ou le
pouvoir qu‟il exerçait en tant qu‟enchantement. Ce même principe s‟applique à la force de suggestion
liée à certains remèdes.

Enfin, il est question de la connaissance à proprement parler dans le sens où c‟est une valeur suprême
pour l‟homme.

Dans cette liste-ci les éléments cités ressemblent davantage aux idées de Platon comme la beauté, la
justice etc. On peut dire qu‟elle se trouve à l‟opposé de la liste donnée au VII, 8-11, où étaient
énumérés les principes ontologiques de l‟existence, et pas simplement des idées abstraites et formelles.
(Page 461) Si on la prenait trop au pied de la lettre, on pourrait considérer qu‟au lieu de révéler
l‟Absolu cette liste-là avait tendance à le dissimuler.

[39] yac cāpi sarva-bhūtānāṁ


bījaṁ tad aham arjuna│
na tad asti vinā yat syān
mayā bhūtaṁ carācaramā║

« Et en outre, ce qui est la semence de tous les êtres, cela Je le

312
[40] nānto 'sti mama divyānāṁ
vibhūtīnāṁ parantapa|
eṣa tūddeśataḥ prokto
vibhūter vistaro mayā||

« Il n‟y a pas de fin à Mes exceptionnelles et divines valeurs, O Paramtapa (Arjuna); ce qui t‟a été
révélé sur ces exceptionnelles valeurs ne sert qu‟à te donner une idée de la (possible) immensité de
leur élaboration. »

Cette stance sert à souligner que la liste des valeurs qui ont été énumérées jusqu‟à présent n‟est pas
exhaustive. Il y‟a davantage de valeurs qui en ont été exclues de cette liste que de valeurs qui y ont été
inclues. Le terme uddeśataḥ (approximatif) montre qu‟il ne faut pas considérer ces valeurs de façon
trop réaliste ni de façon trop théorique. Il faut les comprendre dans l‟esprit du texte et elles ne doivent
pas nous conduire à d‟artificieuses (subtle) formes d‟idolâtrie ou d‟hypostatisation.

(Page 462) Le mot vistara (vaste élaboration de détails) suggère non seulement que la liste est
incomplète mais aussi qu‟il est possible de subdiviser plus finement chacun des éléments énumérés.
En ce sens nous pouvons voir qu‟on ne peut fixer de limite à ce processus d‟énumération des valeurs
de l‟Absolu.

[41] yad yad vibhūtimat sattvaṁ


śrīmad ūrjitam eva vā|
tat tad evāvagaccha tvaṁ
mama tejo 'ṁśa-sambhavam||

«Saches que toute entité, qui par sa grâce ou par son extrême puissance a une valeur
exceptionnellement parfaite, ne tire son existence que d‟une infime fraction de Mon éclat (tejas). »

Le mot sattvam (entité) sert à désigner les entités idéologiques ou conceptuelles telles que celles qui
sont sous-entendues dans le soleil de la stance 21 et l‟habilité à diriger de la stance 38. Diverses
manifestations ou valeurs sacrées ont été inclues aux côtés d‟autres valeurs qui n‟appartiennent pas
particulièrement au domaine du sacré. Des entités abstraites et concrètes ont été inclues sans
distinction pour la simple raison qu‟elles représentaient de subtiles éléments de valeur.

Ici, elles sont toutes rassemblées en trois catégories générales, à savoir, (1) celles dont la valeur est
exceptionnelle, (2) celles qui représentent la grâce, l‟abondance, l‟harmonie ou l‟ordre, et (3) tout ce
qui représente la vigueur, la force, la capacité à se laisser guider par la volonté ou un état d‟esprit
généralement positif et fondé sur la recherche de la vérité.

Il n‟est pas besoin de l‟Absolu dans son entier pour donner cette touche exceptionnelle aux valeurs que
nous rencontrons dans notre vie quotidienne. La splendeur de l‟Absolu a une potentialité infinie et si
nous le considérons comme une lumière éclatante, il suffit d‟une de ses infimes étincelles pour
conférer ce caractère exceptionnel que l‟on trouve indiqué dans toute l‟énumération de ce chapitre.

[42] athavā bahunaitena


kiṁ jñātena tavārjuna|
viṣṭabhyāham idaṁ kṛtsam
ekāṁśena sthito jagat||

(Page 463) «Mais quelle utilité peux-tu trouver à cette connaissance pluraliste, O Arjuna? Supportant
tout cet univers par une seule fraction (de Moi-même), Je demeure inchangé (comme Je l‟ai toujours
été. »

Le mot bahunā (beaucoup, nombreux, pluralité) suggère une vaste étendue numérique plutôt que
qualitative. Ce que cela implique, c‟est que si l‟on compare les deux façons de comprendre (les

313
choses), lafaçon unitive et la façon pluraliste, la façon unitive conçoit l‟Absolu avec plus de
vraisemblance que si l‟on avait l‟intention de prendre en compte un à un les éléments en nombre infini
qui entrent en jeu pour composer le concept d‟Absolu.

Comme nous l‟avons dit, et pour reprendre la formule de Bergson, l‟Absolu est une pièce d‟or
qu‟aucune quantité de petite monnaie ne pourra jamais égaler, quel qu‟en soit le montant. De plus,
quels que soient les aspects de l‟Absolu que l‟on puisse énumérer, ils ne formeront qu‟une infime
fraction de ce qui reste de l‟Absolu par-delà ce qu‟il est possible d‟énumérer. En d‟autres termes, tout
ce que nous pouvons énumérer sont des éléments qui appartiennent au monde éveillé. Il y a d‟autres
facteurs subjectifs ou inconscients qui s‟ajoutent pour former la totalité de l‟existence, ils
appartiennent aux deux autres états de conscience, le rêve et le sommeil profond, et aussi à ce que l‟on
nomme souvent le quatrième état de conscience ou turīya.

Il est donc facile d‟admettre, comme cela est indiqué ici, que l‟Absolu demeure intact, et en théorie
qu‟il n‟ait pas été le moins du monde diminué après avoir supporté le monde visible avec une seule
étincelle ou fraction (de lui-même).

En fait, c‟est à la lumière de la fameuse invocation pour la paix que nous devons comprendre le sens
du mot sthitaḥ (Je demeure), dans la mesure où l‟Absolu, reste intact sans souffrir d‟aucune
diminution en quantité, alors même qu‟il supporte l‟univers visible avec une fraction de lui-même;
selon cette invocation, si l‟on enlève la plénitude de la plénitude il ne reste que la plénitude (aum,
pūrṇam adaḥ pūrṇam idam pūrṇāt pūrṇam udacyate; pūrṇasya pūrṇam ādāya pūrṇam evāvaśiṣyate Ŕ
« La plénitude c‟est tout ce qui est invisible. La plénitude c‟est tout ce qui est visible. La plénitude est
nait de la plénitude. Quand la plénitude est absorbée dans la plénitude, seule la plénitude demeure. »)

Lorsqu‟on le lit aux côtés du chapitre suivant où l‟on passe en revue une multiplicité d‟entités divines,
saintes ou sacrées considérées selon les points de vue personnels d‟Arjuna, de Saῆjaya ou de Kṛṣṇa, ce
chapitre peut sembler de prime abord avoir un caractère tellement hétéroclite que l‟on pourrait peut-
être avoir l‟impression que ces entités ont davantage une importance religieuse que philosophique.
(Page 464) Même si c‟est essentiellement le chapitre suivant qui donne cette impression, plus
particulièrement pour ce qui est des passages imputés à Arjuna et à Saῆjaya qui sont des personnes à
l‟esprit religieux, si l‟on examine attentivement le contenu des deux chapitres on s‟aperçoit qu‟ils ne
s‟écartent pas de l‟approche philosophique du sujet de l‟Absolu.

Après que cette énumération de valeurs particulières nous ait fait faire une longue digression, cette
stance, qui est la dernière de ce chapitre, ramène la discussion sur le fait que l‟importance
philosophique du concept d‟Absolu est pleinement accréditée. En considérant le chapitre dans son
entier à l‟exclusion de cette digression, nous voyons qu‟il a un statut similaire à celui du chapitre IX,
plus particulièrement à la stance 4 où nous notons que l‟Absolu inclue à la fois l‟existence et la non-
existence.

Par conséquent, ce chapitre n‟a pas été conçu dans un esprit religieux, et cette remarque vaut
également pour le chapitre suivant où nous verrons une digression du même genre, digression qui
paraîtra peut-être plus détaillée. Nous verrons comment le chapitre suivant lui-même est conforme aux
besoins d‟une science exacte, ou à ceux d‟une philosophie de l‟Absolu, si nous suivons attentivement
le développement principal de ce thème tel que nous l‟entendons de la bouche de Kṛṣṇa lui-même,
sans nous laisser distraire par ce que diront incidemment Sanjaya ou Arjuna qui sont des personnalités
servant d‟intermédiaire.

Il nous suffit d‟examiner ce que dit Kṛṣṇa à la fin du chapitre suivant (XI, 54-55) pour constater que
nous sommes toujours sur le thème de l‟Absolu, en dépit des inévitables digressions que l‟auteur a
introduites à dessein pour faire ressortir les aspects les plus marquants ou les plus positifs du concept
d‟Absolu.

314
Ainsi, nous pourrions résumer la situation à la quelle nous sommes à le fin de ce chapitre de la façon
suivante: dans les différents chapitres qui vont suivre il restera encore à décrire la morale, la religion et
un mode de vie général qui permettrait de guérir Arjuna de l‟état d‟esprit anormal qui est le sien au
milieu du danger. Dans ce chapitre, l‟énumération de vibhūtis (perfections) ne fait que fournir une
simple base à la superstructure qui doit encore être construite pour que l‟enseignement de la Gῑtā
puisse avoir un impact positif pour soigner cette anomalie et ré-établir l‟aspirant à la spiritualité que
représente Arjuna sur la juste voie du développement d‟une vie de sagesse. Il nous faut donc
comprendre que les énumérations d‟éléments que nous avons ici se rattachent à trois sortes de valeurs
liées à la vie: (1) celles qui mettent en évidence une pulsion vers l‟avant du principe d‟Absolu
(vibhūtimat), (2) celles par lesquelles l‟ajustement neutre des tendances neutres mène à la grâce, la
bonté ou la générosité dans la vie quotidienne (śrῑmat) et (3) celles qui font ressortir l‟aspect radical,
stable, valide ou durable de la vérité absolue ou de la réalité absolue (ūrjitam). (Page 465) Dans ces
trois cas, les valeurs résultent de la neutralisation de tendances opposées dans le processus de flux ou
de devenir qui caractérise la réalité dans sa globalité, et elles tendent à produire des modèles de valeurs
parfaits et spécifiques, qui sont tous uniques dans leur catégorie ou sous-catégorie particulières, et qui
peuvent exister en grand nombre.

ity śrῑmad bhagavadgῑtāsupaniṣatsu brahmavidyāyām


yogaśastre śrῑkṛṣṇārjuna samvāde
vibhūtiyogo nāma daśamo ‘dhyāyaḥ ||

«Ainsi s‟achève dans les Upaniṣads des chants de Dieu, dans la Science de la Sagesse de l‟Absolu,
dans le Dialogue entre Śrῑ Kṛṣṇa et Arjuna, le dixième chapitre intitulé „La Reconnaissance Unitive
des valeurs positives‟. »

315
CHAPITRE XI

VISION UNITIVE DE L’ABSOLU

Viśvarūpa Darśana Yoga

(Page 466) Il y a une subtile différence épistémologique entre ce chapitre et le précédent. Dans le
dernier chapitre on partait du principe que certaines valeurs exceptionnelles s‟exprimaient à travers des
entités réelles qui appartiennent au monde visible ou au moins au monde théorique. Elles avaient ainsi
un statut qui leur était propre.

A partir du chapitre VII nous avions une approche empirique ou ontologique, nous avions examiné
une série qui commençait par la terre à une extrémité et finissait par l‟égoïsme à l‟autre. Ces éléments
ou catégories ont été davantage sublimés aux stances 17-19 qui se basaient sur les aspects
personnalisés de l‟Absolu. De nouveau au chapitre X l‟Absolu se retrouvait à l‟origine de toutes les
entités concernées. Des facultés personnelles et des qualités relevant de la vie contemplative ont été
citées au X, 4-5. Au X, 19-39, grâce à quelques généralités un peu vagues telles que des perfections,
des grâces ou des vérités valides, nous avons pu indirectement cerner l‟impact de l‟Absolu chez des
personnes ou des entités. Néanmoins, cette approche par les aspects ontologiques de l‟Absolu ne
suffisait pas vraiment à clarifier le concept d‟Absolu. Donc tout naturellement Arjuna se retrouve avec
un sentiment d'insatisfaction qui le pousse à prendre la parole ici, commençant ce chapitre en
exprimant son désir d‟obtenir une vue plus précise de l‟Absolu. La réponse à cette question lui sera
donnée sous la forme d‟une vision universelle de l‟Absolu qui occupera la plupart de ce chapitre.

Ce chapitre nous offre trois différentes séries de descriptions de la vision que l‟on nous soumet.
Saῆjaya entre de nouveau en scène, et comme il rapporte les évènements de façon impartiale il nous
donne à voir son point de vue de la vision de façon froide et terre à terre, d‟une manière quelque peu
cosmologique, comme dans le style du Puruṣa Sūkta du Ṛg Veda. Là, l‟homme cosmique est pourvu
d‟innombrables mains et d‟innombrables têtes. Dans la représentation qu‟en fait Saῆjaya l‟idée de
crainte ne domine pas. Par contre, comme dans la tradition, il se complet de façon quelque peu puérile
à faire allusion aux parfums et aux bijoux.

En second lieu, nous avons le point de vue d‟Arjuna, dont la plus grande partie est déclamée dans une
métrique particulière et teintée d‟une note d‟exaltation religieuse caractéristique de son attitude
générale. (Page 467) Sa coloration est plus théologique que cosmologique. Sa vision commence
comme dans la tradition avec le Viṣṇu de la mythologie, puis elle passe à travers diverses formes
d‟exagération religieuse, pour finalement revenir (stance 46) au désir de retrouver la même
représentation conventionnelle d‟un Viṣṇu doux et apaisant.

Troisièmement, tout au long de ces deux variantes nous entendons la voix de Kṛṣṇa lui-même qui fait
référence à sa propre nature absolutiste; bien que celle-ci soit libre de tous présupposés cosmologiques
ou religieux et libre de préjugés, il accorde encore davantage de valeur à sa propre supériorité innée et
spirituelle qu‟à la valeur dont il est question dans les visions plus conditionnées des deux autres
personnes. Aux stances 48 et 52, Kṛṣṇa nous indique clairement que cette vision est hors de portée de
tous les concepts religieux traditionnels connus à ce jour, et ceci en dépit du fait qu‟elle soit une
merveille, comme il le dit à la stance 6. De plus, selon lui, c‟est une vision que l‟on ne peut avoir qu‟à
travers l‟œil du yoga (stance 8). Elle n‟est donnée qu‟aux seuls contemplatifs. Saῆjaya ne nous
rapporte pas si Arjuna s‟est prévalu de cette offre ou non.

Selon Kṛṣṇa, stance 7, cette vision n‟est pas une vision statique. Elle n‟est censée s‟insérer dans aucun
moule préétabli. En fonction de ses propres conditionnements, l‟homme qui a cette vision peut voir
tout ce qu‟il veut voir. Sans ces conditionnements, c‟est-à-dire dans le cas d‟un homme qui n‟a ni
religion ni autres préjugés, on peut en déduire qu‟il n‟y a pas de vision ou que cette vision n‟est
d‟aucune importance. La vision disparait laissant place à une personne qui, étant capable de distinguer

316
correctement le champ et le connaisseur du champ, ne les confond pas, ni ne les prend l‟un pour
l‟autre, ce qui est le sujet philosophique essentiel traité dans le chapitre XIII. Le chapitre XII est
apologétique à l‟égard des personnes qui ne sont pas capables de s‟élever à un tel niveau
philosophique.

Ainsi, dans ce chapitre, la vision part des idées conditionnées d‟une personne cosmologique, puis nous
passons par une vision conçue en termes théologiques, pour atteindre enfin le plein statut d‟une
représentation positive de l‟Absolu au regard d‟une impérative force de devenir qui atteint des
sommets tragiques.

[1] arjuna uvāca|


mad anugrahāya paramaṁ
guhyam adhyātma-saṁjñitam|
yat tvayoktaṁ vacas tena
moho 'yaṁ vigato mama||

(Page 468) « Arjuna dit :


Par ces mots que Tu m‟as adressés par pure faveur à mon égard, (Tu m‟as livré) ce suprême secret que
l‟on considère comme appartenant au Soi, celui-ci a dissipé ma confusion. »

C‟est maintenant Arjuna qui reprend la parole, et il rappelle que c‟était par faveur particulière envers
lui que dans les deux chapitres précédents Kṛṣṇa avait pris l‟initiative de l‟instruire en tant que
disciple. Dans la stance qui introduisait chacun de ces chapitres, nous avions remarqué que les mots
adressés à Arjuna révélaient que Kṛṣṇa adoptait pleinement Arjuna et lui accordait une faveur. Au
chapitre IX, dans la mesure où Arjuna ne rejette pas ce lien d‟adoption et ne critique pas cet
enseignement, il ne montre plus de signe de méfiance, ce qui fait que Kṛṣṇa est disposé à ouvrir son
cœur et à lui confier des aspects plus profonds et plus secrets de la sagesse qu‟il représente. Au début
du chapitre X nous avions remarqué que cette confiance avait gagné du terrain. Kṛṣṇa s‟y montre
positivement intéressé au bien-être d‟Arjuna et il trouve donc de l‟intérêt à l‟instruire une fois de plus.

Cette stance-ci renvoie à ce qui a été traité dans les deux derniers chapitres. Etant donné qu‟ici Arjuna
fait expressément référence au fait que c‟était Kṛṣṇa qui avait pris la parole, cela justifie pleinement le
fait que nous pensons qu‟il fait référence aux deux chapitres précédents. Le thème développé dans les
chapitres précédents pourrait globalement être intitulé adhyātma (qui relève du Soi).

Arjuna nous indique maintenant ce qu‟était le sujet dont Krishna vient d‟achever la discussion. Ceci
nous amène donc à penser que les deux chapitres centraux contiennent l‟essentiel de l‟enseignement
sur le Soi que la Gῑtā veut présenter au lecteur. Il est vrai qu‟un balayage superficiel de leur contenu ne
prouve pas particulièrement cette idée, mais en traitant ces deux chapitres nous avions d‟ores et déjà
apporté suffisamment de soins à préciser en quoi le thème du Soi y était sous-entendu d‟un bout à
l‟autre. Dans ces chapitres, nous ne devons pas nous attendre à trouver un traité sur le Soi détaillé et
ordonné, mais un traitement neutre, impartial et absolutiste de la thématique du Soi. C‟est cela qui met
ces chapitres en situation d‟aborder l‟Absolu de la manière la plus adéquate qui soit pour un sujet
ayant trait au Soi. C‟est en ce sens que nous devrions comprendre que la Science secrète du Soi à
laquelle Arjuna fait référence vient juste d‟être déclarée par Kṛṣṇa.

(Page 469) En outre, Arjuna ajoute clairement que l‟enseignement des deux derniers chapitres a
dissipé son propre moha (confusion). Ceci confirme davantage encore le fait qu‟à notre avis ces deux
chapitres au centre de la Gītā contiennent son enseignement, du moins sous une forme propre à
dissiper la confusion sur ce sujet. Nous remarquons qu‟il répète cette affirmation au XVIII, 73, en y
ajoutant que non seulement il est sorti de cette confusion mais aussi qu‟il a gagné sa mémoire. Ainsi,
d‟une part l‟enseignement de la Gītā doit permettre à d‟autres disciples comme Arjuna de sortir eux
aussi de leur confusion, et d‟autre part il doit leur permettre de réorienter leur propre personnalité au
regard de leur mémoire.

317
La partie de la Gītā qui a été couverte jusqu‟à présent avait trait au premier objectif mentionné, et par
conséquent on peut légitimement considérer que ce qui va suivre vise à remplir le second objectif;
c‟est ce que nous allons tenter de confirmer au fur et à mesure que nous progresserons dans les
chapitres qui constituent le seconde moitié de ce livre.

[2] bhavāpyayau hi bhūtānāṁ


śrutau vistaraśo mayā│
tvattaḥ kamala-patrākṣa
māhātmyaṁ api cāvyayam║

« J‟ai entendu (ce que Tu m‟as dit) en détails sur l‟origine et la dissolution des êtres, O Toi dont les Yeux
ont la forme de pétales de Lotus, ainsi que Ton inaltérable grandeur. »

Cette stance sous-entend que l‟attitude d‟Arjuna envers Kṛṣṇa est plus confiante et plus intime,
particulièrement lorsqu‟il l‟appelle kamala-patrākṣa (O Toi dont les yeux ont la forme de pétales de
lotus). Cette attitude doit être mise en opposition avec celle qu‟il aura ultérieurement, après avoir vu
Kṛṣṇa sous sa forme universelle, aux stances 35 et 42. Néanmoins, après la stance 51, les relations
reviendront à la normale. Dans le reste du chapitre les phases intermédiaires de l‟exaltation, de la
trance ou de l‟agonie spirituelle d‟Arjuna seront sous-entendues dans ses propres paroles, ou à travers
le rapport que fait Saῆjaya.

Comme on le voit dans ce chapitre la personnalité de Kṛṣṇa varie de la forme humaine la plus intime
ou la plus commune qui soit qui est celle de l‟ami ou du parent d‟Arjuna, jusqu‟à une forme qui atteint
les hauteurs impersonnelles d‟un transcendantalisme qui serait en quelque sorte aussi proche de
l‟Absolu que cela est possible vu de ce côté de la réalité. Mais avant d‟en arriver là, nous avons ici un
rappel de la façon dont on a envisagé l‟Absolu dans les deux précédents chapitres. (Page 470) Une
représentation de l‟Absolu nous avait déjà été donnée au IX, 4-10. Au chapitre IX, 8, on considérait
l‟Absolu à la fois comme une source et comme un principe émanant. Au X, 20, l‟Absolu n‟est pas
seulement le commencement, mais il est aussi la fin de tous les êtres. Ce sont ces diverses références à
l‟origine ou à la fin qui justifient ici la référence faite à bhavāpyayau (origine et dissolution). Bien que,
en tant que phases d‟un processus centralisé de pur devenir, ces processus soient des aspects qui
semblent se contredire l‟un l‟autre, ce sont les attributs du même Absolu. Le chapitre X s‟est efforcé
de présenter une image de l‟Absolu sous diverses catégories toutes distinctes les unes des autres,
toutes appartenant à des éléments très éloignés les uns des autres et qui manquaient de toute unité
spatio-temporelle.

Etant donné que le verbe śrutau (« les deux » ont été entendus) est utilisé au duel, on peut considérer
qu‟il reste un vestige de dualité au sens où l‟origine et la fin ne sont pas identiques. Celles-ci doivent
être traitées unitivement, et dans les chapitres précédents cette approche a déjà été tentée à plusieurs
reprises (Cf. IX, 17 et suiv., et X, 2, 14, 19 et suiv.).

Ainsi, si l‟on prend les stances 1 et 2 de ce chapitre, nous constatons que l‟auteur a fait en sorte
qu‟elles récapitulent l‟intitulé, le thème et les caractéristiques des deux chapitres précédents. Ceci a
pour but d‟en faire contraster les contenus avec ce qui va suivre, là où il faudra se confronter à
l‟Absolu de manière plus positive, plus unitive et plus objective.

Au sens purement philosophique réaliser ce qu‟est l‟Absolu peut se heurter à quelques limites ou
souffrir de contretemps, mais la philosophie ne se limite pas à de simples abstractions idéalistes. Dans
la mesure où elle ne devient pas trop anthropomorphique, ni trop puérile, et qu‟elle ne devient pas non
plus figée dans le temps et l‟espace, cette visualisation de l‟Absolu n‟est pas nécessairement exclue de
la catégorie des formes de philosophies respectables simplement par le fait de ne pas être traitée avec
suffisamment de netteté. Le caractère philosophique du point de vue de ce chapitre paraitra évident à
quiconque est capable d‟aller au-delà du procédé littéraire que l‟auteur a choisi d‟utiliser.

318
En fait, si nous examinons soigneusement ce qu‟implique la vision d‟Arjuna dans l‟intention de
l‟auteur ou telle qu‟on la perçoit à travers les paroles-même de Kṛṣṇa, l‟accusation selon laquelle ce
chapitre représente une forme puérile ou très ordinaire de théophanie religieuse s‟écroule. En réalité, à
la stance 18 de ce chapitre, Arjuna se révèle être un philosophe à part entière. La différence qu‟il y a
entre ce chapitre et les deux précédents, c‟est la question à laquelle nous sommes confrontés dans cette
stance.

(Page 471) Jusqu‟à présent nous considérions l‟Absolu à travers ce que l‟on pourrait appeler un pur
devenir, (c‟est-à-dire) sans localisation spatio-temporelle. Cependant dans ce chapitre, Arjuna ressent le
besoin d‟appréhender l‟Absolu d‟une façon plus positive, plus figée ou plus réelle. Dés le tout début
de cet ouvrage, on a tacitement considéré que la personne de Kṛṣṇa représentait l‟Absolu. On n‟est pas
accusé d‟anthropomorphisme puéril lorsqu‟on utilise une expression telle que « le corps politique ».
Plus un concept devient positif, plus on peut dire de lui qu‟il est conçu en termes réels dans l‟espace et
dans le temps. Donc, dans ce chapitre, en tenant compte de ces considérations et de ces réserves, nous
atteignons une section où l‟Absolu est considéré comme une vision, laquelle vision implique une
personne suprême qui à son tour représente l‟Absolu.

[3] evam etat yathāttha


tvam ātmānaṁ parameśvara│
draṣṭum icchāmi te rūpam
aiśvaraṁ puruṣottama║

« C‟est donc comme Tu l‟as dit Toi-même, Seigneur suprême; je désire voir Ta forme divine, O
Personne suprême. »

Cette stance reprend l‟idée du X, 15 afin d‟attirer notre attention une fois encore sur le fait que c‟est à
partir du propre point de vue de l‟Absolu que l‟Absolu se voit le mieux. Objectiver l‟Absolu, que ce
soit concrètement ou à travers des concepts abstraits, ne peut se faire qu‟indirectement. Par
conséquent, dans une certaine mesure la vision qui va suivre dans ce chapitre est discréditée, mais elle
nous est présentée comme une vision que l‟on doit interpréter en tenant compte des limites que l‟on a
indiqué ici.

Lorsqu‟on nous dit qu‟Arjuna voit la forme de Kṛṣṇa, nous devons comprendre qu‟Arjuna sympathise
avec Kṛṣṇa au point de s‟identifier à lui, et qu‟ainsi il voit cette vision comme Kṛṣṇa la verrait lui-
même. Il ne s‟agit pas ici d‟une vision externe. Ultérieurement, quand la stance 8 fera référence à l‟œil
divin, c‟est de ce même principe d‟intuition par sympathie dont il sera question.

Quand Arjuna exprime son désir d‟avoir une vision telle que celle à laquelle croient naturellement de
nombreux croyants, ou telle qu‟ils prétendent en avoir eu au cours de leur vie, cela rend plausible
l‟idée que Vyāsa introduise dans la Gītā ce genre de vision, c‟est une vision qui pourrait pour le moins
paraître normale dans le contexte d‟un purāṇa (légende). (Page 472) Arjuna est conditionné par la
théologie et c‟est lui qui demande à voir rūpam aiśvaraṁ (la forme divine), mais, comme nous
l‟avons remarqué, Kṛṣṇa n‟accède pas à sa requête. Dans ce chapitre, ce qui nous est donné à voir n‟est
pas une simple description philosophique, ni une vision religieuse. Des concessions sont faites dans les
deux sens, et la vision est à la fois grandiose et réelle.

[4] manyase yadi tac chakyaṁ


mayā draṣṭum iti prabho|
yogeśvara tato me tvaṁ
darśayātmānam avyayam||

« Si Tu penses qu‟il m‟est possible de le voir, O Tout Puissant, alors, O Maître du Yoga, montre-moi
Ton Soi inaltérable. »

319
Arjuna fait ici référence à la vision qu‟il va bientôt avoir. Dans le domaine de la religion et du
mysticisme en général on décrit différentes formes de visions. Certaines d‟entre elles dépendent de
l‟état psychique propre au contemplatif ou du type de mysticisme qu‟il représente. Des mystiques bien
connus dans les mondes chrétien et soufi présentent une variété de cas qui ont fait l‟objet d‟études
chez des écrivains comme William James. Partant du quiétisme et même du mysticisme érotique,
passant par des œuvres religieuses, et allant jusqu‟aux sommets de l‟extase et même de l‟agonie, elles
présentent un vaste éventail de possibilités d‟expériences spirituelles.

D‟un autre côté, on pourrait considérer que certaines circonstances particulières suscitent certains états
mentaux que l‟on peut appeler des états d‟exaltation sous forme d‟extase. Ces états aussi montrent des
visions analogues. Un philosophe d‟une grande maturité (spirituelle) peut avoir une version d‟une vision
qui lui est propre et qui peut être traitée à la fois comme une allégorie et comme une vraie vision au
sens réel du terme.

Sur le sol indien les visions religieuses et philosophiques ont tendances à se rencontrer et les unes
peuvent s‟interpréter en fonction des autres. Dans la vision qui va suivre, il nous faut remarquer que la
pleine responsabilité de cette vision n‟incombe ni au sujet qui ressent l‟extase, ni à la personne qui
suscite l‟extase. Arjuna demande une vision, mais, comme il le dit lui-même, qu‟il soit possible à un
être humain de voir cette vision est une question dont il doute encore.

(Page 473) De nouveau, il est assez significatif que Kṛṣṇa se voit qualifier de Maître du Yoga. Un yogi
est capable de prendre à sa guise n‟importe quelle forme. En d‟autres mots, il est capable de glisser
vers le haut ou vers le bas de l‟échelle des valeurs contemplatives qui sont représentées par sa propre
personnalité. Il n‟est pas figé de façon statique sur un quelconque type d‟expression personnelle, au
contraire, il jouit d‟un certain degré de liberté.

Ici, la requête que fait Arjuna, c‟est que Kṛṣṇa se présente sous (l‟image) de l‟Unique Soi qui ne peut
souffrir aucune diminution, ni aucune détérioration. Il faut tout particulièrement remarquer que cette
vision est un phénomène à double face, avec la requête d‟un côté et l‟assentiment de l‟autre, elle n‟a
pas la nature d‟une faiblesse personnelle unilatérale. Saῆjaya est le plus modéré des observateurs.
Arjuna est susceptible d‟atteindre le plus haut stade d‟exaltation qui soit, et Kṛṣṇa lui-même, parce
qu‟il représente l‟Absolu, va au-delà de ce qui est compréhensible ou agréable à l‟un et à l‟autre.
Absolument tout ce qu‟implique le propre Absolutisme de Kṛṣṇa est laissé hors de portée non
seulement d‟Arjuna lui-même, mais aussi hors de portée de la plupart des personnes qui ont jusqu‟ici
essayé de visualiser l‟Absolu.

[5] śrī bhagavan uvāca│


paśya me pārtha rūpāṇi
śataśo 'tha sahasraśaḥ│
nānā-vidhāni divyāni
nānā-varṇākṛtīni ca║

« Kṛṣṇa dit :
Vois, O Pārtha (Arjuna), Mes formes, par centaines et par milliers, de différentes natures, divines, et
de différentes couleurs et formes (shapes). »

A l‟exception de ce qu‟implique le mot divyāni (divines), il n‟y a rien dans cette stance qui puisse
nécessiter une vision spéciale, quelqu‟elle soit. Donc, colorée par cette qualité que l‟on appelle divine,
et qui ne fait que suggérer qu‟il y a une valeur contemplative, la vision, au lieu de commencer par
quelqu‟élément à faire dresser les cheveux sur la tête, fait plutôt référence à des réalités ordinaires
telles que la multiplicité des formes et de variétés qu‟elle contient, et la nature colorée du monde
phénoménal vu par l‟homme ordinaire. Cependant, par le fait de les désigner tous ensemble en termes
généraux, on peut reconnaître une approche légèrement philosophique.

(Page 474) [6] paśyādityān vasūn rudrān

320
aśvinau marutas tathā│
bahūny adṛṣṭa-pūrvāṇi
paśyāścaryāṇi bhārata║

«Vois les Ādityas, les Vasus, les Rudras, les deux Aśvins, ainsi que les Maruts; vois ces nombreuses
merveilles qui n‟ont jamais été vues auparavant, O Bhārata (Arjuna). »

Ici, la vision contemplative s‟élève d‟un cran. A la place des aspects phénoménaux que peut observer
tout homme ordinaire, on nous livre ici des valeurs qui nous sont familières puisqu‟elles ont déjà été
abordées dans le chapitre précédent. Etant donné que c‟est le plus grand des astres qui exerce une
influence directe sur le bonheur des hommes, le soleil (Āditya) est le premier mentionné dans cette
série. La série continue avec d‟autres entités connues dans le monde védique; elles tendent à devenir
de nature plus hypostatique et ne sont plus purement phénoménales. L‟élément d‟émerveillement et de
surprise s‟élève parallèlement d‟un degré.

Ces merveilles décrites comme adṛṣṭa-pūrvāṇi (jamais vues auparavant) nous donnent un indice de ce
qui sera plus explicitement énoncé plus tard, aux stances 52 et 53. Ce que l‟on sous-entend ici c‟est
que l‟enseignement de la Gῑtā est une réévaluation et un réajustement qui va au-delà de ce qui a été
accompli par quiconque auparavant. En d‟autres termes, la Gῑtā représente un absolutisme plus
profond.

[7] ihaikasthaṁ jagat kṛtsnaṁ


paśyādya sa-carācaram|
mama dehe guḍākeśa
yac cānyad draṣṭum icchasi||

«Vois maintenant en Mon corps, O Guḍākeśa (Arjuna), l‟univers entier, y compris le monde statique
et le monde dynamique élaborés unitivement, ainsi que toute autre chose que tu désires voir. »

Dans le chapitre précédent des valeurs exceptionnelles avaient été énumérées et, par l‟intermédiaire
d‟une variété d‟exemples choisis dans une gamme plus vaste recouvrant tout l‟espace et s‟étendant à
travers le temps ou par des exemples qu‟il avait à l‟esprit, il était demandé à Arjuna d‟acquérir une
idée de l‟Absolu. Dans cette stance-ci Kṛṣṇa fait remarquer que la vision qu‟Arjuna va avoir n‟a pas
besoin de s‟étendre ainsi dans l‟espace et dans le temps. (Page 475) la vision se situe dans le corps
même de Kṛṣṇa, bien évidemment au sens symbolique du terme. Dans le dernier chapitre la
reconnaissance était pluraliste et partiale, mais ici elle se transforme en une vision unitive plus
complète et plus centralisée.

Les aspects ambigus qui impliquaient des valeurs statiques et des valeurs dynamiques et que l‟on
désigne ici par l‟expression sa-carācaram (à la fois statique et dynamique) doivent être considérés
comme s‟ils convergeaient en un point central et unitif, ihai ‘kastam (considérés ici comme ne
faisaient qu‟un). En outre, Kṛṣṇa demande à Arjuna de ne pas se limiter seulement à ce que ces valeurs
lui offrent à voir, mais à étendre son imagination, s‟il le désire, à tout ce qu‟il est capable de visualiser.

Ainsi, bien qu‟elle soit localisée et figée, cette vision est pleinement accréditée avec tous les aspects
dynamiques qui lui sont propres. Cette latitude, ou cette concession qui est aimablement accordée à la
personne qui a une vision s‟avère en réalité être une sorte d‟incitation pour que cette personne soit plus
un philosophe qu‟un visionnaire. Cela suggère implicitement qu'aucune vision, aussi supérieure soit-
elle, ne doit devenir obsédante. Même la physique moderne nous donne à voir un univers en
expansion, plein d‟indéterminisme, et non pas un univers figé dans l‟immobilité.

[8] na tu māṁ śakyase draṣṭum


anenaiva sva-cakṣuḥ|
divyaṁ dadāmi te cakṣuḥ
paṣya me yogam aiśvaram||

321
«Mais si tu n‟es pas capable de Me voir avec ces yeux-ci, tes yeux (humains), Je te donne un œil divin:
vois Mon souverain yoga »

Ce qui est objectivement divin présuppose évidemment une contrepartie qui est la capacité du sujet à
reconnaître la divinité. Cette règle d‟accord réciproque est en outre confirmée ici, en sus de ce
qu‟implique la référence au divin que l‟on trouve à la stance 5.

On peut considérer que « l‟œil divin » dont il est question ici est cette capacité à reconnaître les
valeurs spirituelles, mais étant donné que cette vision est en quelque sorte enfermée dans la parenthèse
du premier degré, ou procédé littéraire de Saῆjaya, il n‟est pas nécessaire de la considérer avec autant
de sérieux que les descriptions de la vision relevant du troisième degré, ou niveau
du samvāda (discussion). Cependant, les yeux simplement « humains » sont trop faibles pour pouvoir
percevoir le flot continu des évènements dans le temps. Ils ne peuvent appréhender qu‟une vue
empirique d‟une réalité composée d‟évènements disjoints. Une vision du devenir créatif, ou du flux de
la création, n‟est donné qu‟à l‟œil yogique ou divin. (Page 476) C‟est la part intuitive impliquée dans
cette vision que l‟on appelle jῆānacakṣuḥ (œil de la sagesse) et que l‟on trouve dans d‟autres stances
(ex., XIII, 34 et XV, 10).

sañjaya uvāca│
[9] evam uktvā tato rājan
mahā-yogeśvaro hariḥ│
darśayāmāsa pārthāya
paramaṁ rūpam aiśvaram║

« Saῆjaya dit :
Alors, ayant ainsi parlé, O Roi (Dhṛtarāṣṭra), Hari (Kṛṣṇa) le grand Maître du Yoga montra à Pārtha
(Arjuna) la forme divine suprême. »

Cette stance commence cette partie du chapitre où Saῆjaya rapporte de nouveau ce qui se passe au Roi
Dhṛtarāṣṭra. Saῆjaya est essentiellement un homme religieux et outre le fait qu‟il fait référence à Kṛṣṇa
sous le nom de Hari, nom que l‟on attribue à Viṣṇu, il regarde cette vision de la forme universelle à
travers ses propres conditionnements théologiques, comme on peut le constater dans le
mot aiśvaram (divin, relevant de Dieu, appartenant à Īśvara ou Dieu). Īśvara est un concept
théologique qui relève du point de vue relativiste et non pas du point de vue absolutiste, ce dernier
étant propre au Védānta.

C‟est la seule position que l‟on pouvait attendre de la part de Saῆjaya qui, dans le cadre purānique ou
épique de la Gītā, n‟est qu‟un simple rapporteur. Mais, même s‟il ne fait que rapporter, nous trouvons
des expressions telles que mahā-yogeśvaro (le grand Maître du Yoga) et paramam (suprême). Ces
expressions ont pour effet d‟élever le niveau du rapport au-dessus du simple domaine épique
ou purānique pour lui donner un statut védāntique. Cela sera confirmé plus tard à la stance 12 où
Kṛṣṇa sera décrit sans aucune réserve relevant des conventions religieuses ou de la théologie. Mais,
même là, les limitations relevant du domaine de l‟épopée ne sont pas totalement absentes dans la
mesure où le fait de se référer à un millier de soleils n‟est pas la même chose que de se référer à
d‟innombrables soleils. Ce procédé du premier degré (celui de Saῆjaya) fait qu‟il reste encore une
nuance de conservatisme.

[10] aneka-vaktra-nayanam
anekādbhuta-darśanam│
aneka-divyābharaṇaṁ
divyānekodyatāyudham║

322
(Page 477) «Avec de nombreuses bouches et de nombreux yeux, se montrant sous de nombreux
merveilleux aspects, avec de nombreux ornements divins, brandissant de nombreuses armes divines. »

Cette stance fait penser à l‟homme cosmique que l‟on rencontre habituellement dans le Ṛg Veda sous
le nom de Puruṣa Sūkta (IX, 4. 90). Ici, l‟influence védique que subit Saῆjaya est assez évidente,
même si dans le langage iconographique de la stance suivante nous pouvons nettement distinguer des
tendances appartenant à un courant réactionnaire au Védisme qui a été la caractéristique spécifique de
la spiritualité de l‟Inde du Sud (voir The Word of the Guru, ch.XVI, P. Natarajan, Bangalore). Même
dans cette stance-ci, la référence aux ornements et aux armes est plus iconographique que purement
védique.

[11] divya-mālyāmbara-dharaṁ
divya-gandhānulepanam|
sarvāścaryamayaṁ devam
anataṁ viśvato-mukham||

« Portant des guirlandes et des vêtements divins, oint de divins parfums et de divins onguents, un Dieu
représentant une pure merveille, illimité, faisant face de tous côtés. »

Remarquez qu‟ (au début de cette stance) l‟élément de stupeur n‟est pas encore visible. Le dieu dont il est
fait le portrait est plutôt un dieu anodin et qui aime le luxe, un dieu auquel on rend des cultes rituels.
La touche que l‟on retrouve universellement dans une attitude purement contemplative ne se manifeste
qu‟avec les références à āścarya (merveille), anantam (illimité) et viśvato-mukham (faisant face à tout
l‟univers). Nous avons déjà vu cette dernière référence au X, 33. Considérée dans son ensemble, cette
vision, même si l‟on s‟en tient au rapport de Saῆjaya, n‟est pas indigne de l‟Absolu du Védānta, bien
que l‟on puisse nettement y trouver quelques limites au niveau cosmologique et théologique.

[12] divi sūrya-sahasrasya


bhaved yugapad utthitā|
yadi bhūḥ sadṛśī sā syād
bhāsas tasya mahātmanaḥ||

[13] tatraikasthaṁ jagat kṛtsnaṁ


pravibhaktam anekadhā|
apaśyad deva-devasya
śarīre pāṇḍavas tadā||

(Page 478) « Si mille soleils devaient se lever ensemble dans le ciel, cela pourrait ressembler à la
splendeur de cette grande âme.

Alors, le Pāṇḍava (Arjuna) y vit le monde entier, divisé en nombreuses espèces, unitivement établies
dans le corps du Dieu des dieux. »

Ces stances complètent la description de l‟homme cosmique donnée dans la version de Saῆjaya. Bien
qu‟elles soient encore sobres et dénuées d‟exagérations ou de détails précis, ces indications qui sont
nécessaires à décrire la totalité d‟une vision cosmique sont d‟ores et déjà contenues dans cette
description sous ce qu'on pourrait appeler une forme nucléaire. En particulier, la stance 12 qui fait
référence à la splendeur de mille soleils, utilise cette analogie privilégiée d‟une lumière qui a toujours
représenté la sagesse. L‟imagerie réconfortante des stances précédentes est abandonnée en faveur
d‟aspects plus positifs comme celui de la brillance qui transperce chaque objet. Bien qu‟il soit une
lumière, l‟Etre est encore considéré comme étant un mahātma (grande âme) qui empêche que l‟on
comprenne cette vision de manière trop diffuse ou qu‟on la considère comme une simple abstraction.

323
Les multiples composants de la vision cosmique dont il est question à la stance 13 pourraient
correspondre aux trois mondes bhūr, bhuvar et svar que l‟on trouve dans la gāyatri, prière des
brāhmins, ou ils pourraient désigner les quatorze mondes dont parle la tradition, les sept mondes
inférieurs qui s‟échelonnent pour descendre jusqu‟au Pātala, le plus bas, et les sept mondes supérieurs
qui s‟élèvent jusqu‟au monde de Brahma ou Satya-loka (monde de la Vérité) où règne la vie éternelle.
Les lokas (mondes) intermédiaires appartiennent à d‟autres entités spirituelles, notamment
aux ṛṣis (clairvoyants). Ce qui est suggéré ici, c‟est une série, ou une gradation, de cosmos composée
de demeures qui vont de la plus triviale des créations jusqu‟au suprême Brahman. Cette stance sous-
entend une échelle de valeurs contemplatives.

La référence au corps de Kṛṣṇa va dans le sens que nous avons indiqué sous la stance 7. La
localisation n‟enlève rien au statut philosophique de la vision, dans la mesure où chaque vision doit
nécessairement être limitée par la capacité à voir de la part du sujet et la capacité de se manifester de la
part de l‟objet (l‟Absolu).

L‟expression devadeva (Dieu des dieux) devrait éliminer toutes les accusations qui font de ces visions,
y compris celle rapportée par Saῆjaya, de simples visions théologiques, même si spontanément son
point de départ montrait une perspective nettement théologique. (Page 479) Ce qualificatif fait penser
au puruṣottama (l‟Esprit suprême) dont on parlera plus en détails au XV, 18-19.

[14] tataḥ sa vismayāviṣṭo


hṛṣṭa-romā dhanañjayaḥ│
praṇamya śirasā devaṁ
kṛtāñjalir abhāṣata║

« Alors lui, Dhanaῆjaya (Arjuna), frappé de stupeur, ses cheveux dressés sur la tête, inclinant
respectueusement la tête devant le Dieu, et les mains jointes, dit : »

Dans la façon avec laquelle ce chapitre a été construit, il nous faut constater qu‟il y a dans cette vision
une progression continue qui ne dépend pas de la personne ou de la personnalité qui s‟avère décrire la
vision. La vision propre à Arjuna suit naturellement la vision rapportée par Saῆjaya, et l‟état d‟esprit
de Saῆjaya s‟y confond, à l‟exception de l‟indication qui nous est donnée ici selon laquelle Arjuna
était très excité. Par conséquent on ne peut que s‟attendre à ce que la description qui va suivre
maintenant, et qu’Arjuna donne lui-même, ait tendance à être exagérément religieuse ou spirituelle.

Nous avons déjà considéré au I, 29 le fait que la référence à hṛṣṭa-romā (les cheveux dressés sur la
tête) soit un symptôme physiologique d‟exaltationé. Ce symptôme apparait chez Arjuna à chaque fois
qu‟une situation le submerge ou le dépasse.

La façon dont Saῆjaya voit Arjuna reflète l‟attitude familière d‟un dévot, mais, au sortir de son état
d‟exaltation, on s‟aperçoit qu‟à la stance 51 Arjuna ré-établit en fait des relations normales avec Kṛṣṇa
(identiques à celles qu‟il avait au début de ce chapitre). Cependant, à la stance 42, il s‟excuse auprès
de son ami Kṛṣṇa pour tout manque de respect qu‟il aurait pu lui démontrer. Etant donné son statut de
pūrva pakṣin (sceptique de type ancien ou disciple qui interroge) dans le domaine de la sagesse, ou de
simple suppliant dans un sens plus traditionnel ou plus religieux, le lecteur avisé est libre de présumer
parmi les trois attitudes d‟Arjuna qui sont exposées dans ce chapitre quelle est celle qui était
réellement la sienne en vérité.

Etant donné que Saῆjaya retient le mot devam (dieu) dans la dernière stance de son rapport, on a une
indication de la limitation théologique à laquelle est assujettie la globalité de sa version de la vision.

(Page 480) arjuna uvāca│


[15] paśyāmi devāms tava deva dehe
sarvaṁs tathā bhūta-viśeṣa-saṅghān│

324
brahmāṇam īśaṁ kamalāsana-stham
ṛṣīṁś ca sarvān uragāṁś ca divyān║

« Arjuna dit :
Je vois les dieux, O Dieu, en Ton corps, et tous les différents groupes de créatures, Brahmā, le
Seigneur, établi dans la posture du lotus, ainsi que tous les clairvoyants (ṛṣis) et les serpents divins. »

A sa façon, Arjuna traite de ces mêmes entités et groupements cosmologiques et théologiques qui ont
déjà été énoncés à deux reprises par la bouche de Kṛṣṇa et celle de Saῆjaya. Dans le premier cas, les
expressions élémentaires et phénoménales sont considérées comme appartenant à des groupes ou
catégories particulières. La reconnaissance des différents groupes particuliers est une première étape
vers la généralisation philosophique qui est implicite dans une vision contemplative de l‟univers dans
sa globalité. Une plante ou un animal d‟une espèce particulière a un statut qui lui est propre dans la
réalité.

C‟est ainsi que l‟on peut légitimement considérer que l‟expression bhūta-viśeṣa-saṅghān (groupes
particuliers d‟êtres) relève du domaine de la contemplation. La contemplation ne tend pas à effacer les
manifestations particulières, mais en les regroupant en séries selon leur ordre d‟importance, elle leurs
attribue la place qui leur revient de droit sur une échelle de valeurs qui s‟étend de la plus ordinaire à la
spiritualité la plus élevée que l‟homme connaisse. Les aspects ontologiques ne sont donc pas omis,
mais transcendés.

La référence à Brahmā assis sur un lotus est une image théologique et mythologique favorite de
l‟hindouisme. Il est le premier dieu de la création. Le lotus à milles pétales a été le symbole de la
création préféré à la fois dans l‟hindouisme et dans le bouddhisme. C‟est pourquoi Brahmā représente
la manifestation d‟une valeur cosmique exceptionnelle et spéciale. Citer un tel dieu après avoir cité des
groupes d‟entités réelles est donc parfaitement à propos. Le siège en lotus de Brahmā se situe du côté
de la réalité, alors que l‟on peut considérer que Brahmā proprement dit est soulevé au niveau du
monde des valeurs contemplatives.

Parmi les sages, les ṛṣis (sages clairvoyants) ont une valeur supérieure à celle des simples créatures
quelques parfaites que puissent être ces dernières.

Dans le contexte de la contemplation, la valeur des serpents réside peut-être en ce qu‟ils représentent
le temps et l‟éternité. On parle souvent du monde des serpents comme d‟un monde caduc qui relève de
la spiritualité du monde des ténèbres, ainsi on peut considérer qu‟il recouvre toutes les valeurs
rétrospectives en général. (Page 481) Ici, ils sont considérés comme divins dans la mesure où ils
appartiennent à cette échelle des valeurs contemplatives.

Dans cette série, les premiers qui sont mentionnés sont les devas (dieux), ils désignent tous les dieux
des Vedas. Ils sont mis en opposition avec la référence aux serpents divins. Sur la scène de la
spiritualité indienne, les dieux védiques représentent le premier plan, alors que le culte caduc que l‟on
rendait au nāga (serpent) relèvent d‟un lointain arrière-plan.

[16] aneka-bāhūdara-vaktra-netraṁ
paśyāmi tvāṁ sarvato 'nanta-rūpam│
nāntaṁ na madhyaṁ na punas tavādiṁ
paśyāmi viśveśvara viśva-rūpa║

« Je Te vois Toi dont la forme s‟étend à l‟infini de toute part, avec une multitude de bras, de ventres,
de bouches et d‟yeux; je ne vois ni Ta fin, ni Ton milieu, ni Ton commencement, O Seigneur de
l‟univers, O Forme Universelle! »

Dans cette stance il apparait clairement que les concepts d‟Absolu sont traités différemment qu‟ils
l‟ont été dans le chapitre précédent. Alors qu‟au X, 2 et 32, l‟Absolu était envisagé sous l‟angle d‟un

325
processus de devenir et qu‟il était considéré comme une source, un commencement, un milieu et une
fin, chacun de ces éléments pouvant se distinguer des autres, ici dans la vision d‟Arjuna, les trois
aspects de ce processus tendent à disparaître. Antérieurement, à la stance 10, la représentation donnée
par Saῆjaya était accentuée dans le même sens, elle allait jusqu‟à l‟infini au lieu de n‟être que
numérique. Il nous faut remarquer qu‟il y a transition du relatif vers Absolu. Lorsqu‟un nombre
devient trop grand, dans la pratique il tend à devenir identique à l‟infinité. Lorsqu‟elle est poussée à
l‟extrême, comme c‟est le cas ici avec celle de Saῆjaya, une vision modérément relativiste et qui se
conforme à des vérités générales finit par aboutir à un concept final d‟Absolu qui est celui que
représente la version finale de Kṛṣṇa, celle où il nous livre sa propre splendeur telle qu‟elle est
mentionnée dans ce chapitre et ailleurs.

[17] kirīṭinaṁ gadinaṁ cakriṇaṁ ca


tejorāśiṁ sarvato dīptimantam│
paśyāmi tvāṁ durnirīkṣyaṁ samantād
dīptānalārka-dyutim aprameyam||

« Je Te vois avec un diadème, une massue et un disque, rayonnant tout azimut comme une masse de
lumière, difficile à regarder, brûlant de toute part comme le feu et le soleil, immensurable. »

(Page 482) Ici il est fait allusion à la forme de Viṣṇu avec un diadème, une massue et un disque, qui
est familière à la mythologie indienne. Si Arjuna voyait déjà Viṣṇu sous la forme universelle qui est
présentée ici, cela semblerait incongru de sa part de demander à ce que Kṛṣṇa lui montre une vision du
même genre, comme il le fait à la stance 46. Peut-être qu‟il y a dans cette vision un degré minimum et
un degré maximum d‟exaltation. Cette vision n‟est pas de celles que l‟on conçoit comme étant le
produit d‟un état d‟âme unique, uniforme et continu. On doit considérer que la première référence au
personnage de Viṣṇu qui lui est donné de voir marque le degré d‟exaltation minimale. Et alors qu‟elle
se poursuit, l‟exaltation devient trop forte pour lui. Et d‟ici à ce que cette vision se développe au
niveau qui est représenté à la stance 44, elle acquiert la nature d‟une agonie plutôt que celle d‟une
vision agréable ou même supportable. Par conséquent on peut penser que la seconde référence à Viṣṇu
est obtenue comme réponse à une requête faite pour qu‟elle revienne à la normalité.

Bien que ce soit un personnage conventionnel et figé, Viṣṇu correspond à un stade sur l‟échelle des
valeurs représentant l‟Absolu. Par conséquent, on ne doit pas considérer comme étant hors de propos
qu‟il fasse partie de la vision d‟Arjuna, Arjuna lui-même étant conditionné par les conventions de son
époque.

De plus, nous remarquons qu‟ici nous avons un Viṣṇu éblouissant et non pas une divinité
bienveillante. Sa splendeur transcende les limites relativistes et traditionnelles que l‟on associe
généralement au Viṣṇu considéré comme dieu bienveillant.

Le qualificatif aprameyam (imprévisible) nous donne le signe distinctif de la philosophie-même de


cette stance qui semble provenir d‟un Viṣṇu théologique. Les stances suivantes donnent beaucoup plus
de détails et accentuent encore davantage cette même tendance. Ici, il n‟est fait aucune allusion au fait
que Viṣṇu fasse partie des avatāras, ce qui, comme l‟a souligné le Prof. Lacombe de Paris, est un
concept postérieur à la Gῑtā. Est aussi absente la prise de partie du Bhāgavata en faveur de la théorie
du vyūha (dispositif de répartition) entre les quatre personnalités divines dont Vāsudeva est celle qui
se situe le plus haut (cf. p. 26, l’Absolu selon le Vedānta).

[18] tvam akṣaraṁ paramaṁ veditavyaṁ


tvam asya viśvasya paraṁ nidhānam|
tvam avyayaḥ śāśvata-dharma-goptā
sanātanas tvaṁ puruṣo mato me||

326
« Tu es l‟Impérissable, le Suprême (qu‟il faut) connaître; Tu es la Base fondamentale de cet Univers;
Tu es l‟inépuisable et éternel Gardien de la loi (naturelle); Tu es l‟Homme immémorial; c‟est ce que je
crois. »

(Page 483) Nous avons ici un mélange de références à des valeurs très différentes les unes des autres;
elles s‟étendent des valeurs philosophiques et éthiques jusqu‟aux valeurs cosmologiques, et cela nous
fait penser au style que l‟on trouvera ultérieurement dans la Śvetāśvatara Upaniṣad où des concepts
tels que dharma (loi naturellement juste) seront traitées côte à côte avec de simple valeurs
ontologiques.

Comme l‟indique la métrique-même de cette stance, celle-ci reflète un état de forte exaltation et une
vision artificielle, c‟est tout juste si l‟on peut l‟analyser. L‟adjectif verbal veditavyam (qui doit être
connu) sous-entend un objectif de connaissance dont le terme est éloigné, alors que nidhānam (base)
prête l‟oreille à l‟aspect ontologique passé de cette même réalité. En outre, ces deux extrémités sont
définies comme étant soit paramam (suprême) soit param (fondamentale). Le fondamental
ontologique coïncide avec le but téléologique.

De même, dans la seconde partie de cette stance, l‟éternelle conscience morale et l‟homme primordial
se rejoignent, marquant ainsi le point culminant de la vision philosophique dont est capable Arjuna.

L‟expression mato me (voici quelle est ma conviction, ou, je crois) nous indique qu‟ici Arjuna prend
personnellement position. Il ne doute plus. Si l‟on se souvient qu‟au XVIII, 66, la Gῑtā recommande en
définitive de rejeter tout le dharma (loi), on peut considérer que le fait qu‟Arjuna fasse ici référence à
la valeur morale appartient à un contexte purement humain.

[19] anādi-madhyāntam ananta-vīryam


ananta-bāhuṁ śaśi-sūrya-netram│
paśyāmi tvāṁ dīīpta-hutāśa-vaktra
sva-tejasā viśvam idaṁ tapantam║

« Je Te vois sans commencement, sans milieu ni sans fin, avec une force illimitée et d‟innombrables
bras, Tes yeux sont la lune et le soleil; Ton visage comme un feu sacrificiel flambant embrase cet
univers de Ta seule radiance. »

Nous avons ici une autre construction dans laquelle, pour donner une nouvelle saveur à une spiritualité
réévaluée proche de la vision absolutiste de l‟ensemble de la Gītā, différents concepts se mélangent.

La première ligne reprend l‟idée de cette impulsion de pur devenir qui ne connait ni milieu, ni
commencement, ni fin. La deuxième ligne évoque le puruṣa (esprit) cosmique avec le soleil et la lune
en guise d‟yeux. La troisième ligne relève du contexte des sacrifices védiques dont l‟éclat est un
moment de l‟éternel présent. (Page 484) La quatrième ligne nous indique que cet éclat brillant de
l‟Absolu consume l‟univers entier.

Dans son contenu philosophique cette image ne diffère pas de la propre version de Kṛṣṇa à la stance
32.

[20] dyāv āpṛthivyor idam antaraṁ hi


vyāptaṁ tvayaikena diśaś ca sarvāḥ│
dṛṣṭtvābhutaṁ rūpam ugraṁ tavedaṁ
loka-trayaṁ pravyathitaṁ mahātman║

« L‟espace entre le ciel, la terre et le royaume intermédiaire n‟est empli que de Toi seul, de même que
les points cardinaux (directions); ayant vu cette prodigieuse et terrible forme qui est la Tienne, les trois
mondes sont en détresse, O Grande Âme. »

327
Ici, les différents niveaux entre lesquels se divisent communément la terre, le ciel et l‟espace qui les
sépare, et qui sont peuplés de différents degrés d‟entités spirituelles s‟échelonnant des simples
humains jusqu‟aux devas (divinités), sont télescopés tous ensemble en une vision plus globale et
teintée d‟une touche tragique. Les vedas offraient l‟image la plus réconfortante; ils décrivaient les
âmes flottant vers le ciel grâce à une lente accumulation de mérites, ou retournant sur terre. Cette
image naïve a fait l'objet d'une allusion désapprobatrice au IX, 2O et 21.

Bien qu‟elle soit tragique, cette description unitive est conforme à l‟esprit de la Gῑtā et à l‟idée même
que se fait Kṛṣṇa de l‟Absolu à la fin de ce chapitre-ci.

Pour la première fois l‟Absolu est représenté par le terme pravyathitam (bouleversé) qui évoque le
malheur ou la tragédie. De plus, ce terme évoque davantage un Rudra ou un Śiva qu‟un Viṣṇu.

[21] amī hi tvāṁ sura-saṅghā viśanti


kecid bhītāḥ prāñjalayo gṛṇanti|
svastīty uktvā maharṣi-siddha-saṅghāḥ
stuvanti tvāṁ stutibhiḥ puṣkalābhiḥ||

[22] rudrādityā vasavo ye ca sādhyā


viśve 'śvinau marutaś coṣmapāś ca|
gandharva-yakṣāsura-siddha-saṅghā
vīkṣante tvāṁ vismitāś caiva sarve||

(Page 485) «Toutes ces foules de Suras (dieux) entrent en Toi, certains effrayés par Toi joignent les
mains, des groupes de ṛṣis (sages-clairvoyants) et de Sages-Accomplis (siddhas) Te saluent en criant:
„ Qu‟il en soit ainsi!‟ et de leurs hymnes retentissants chantent Tes louanges.

Les Rudras, les Adityas, les Vasus et les Sādhyas, les Visvas et les deux Aśvins, les Maruts et les
Ūṣmapās, les foules de Gandharvas, les Yakṣas, les Asuras et les Siddhas, tous te contemplent, frappés
de stupeur. »

Des êtres spirituels de différents ordres, certains étant purement védiques et d‟autres relevant d‟autres
contextes dont font partie ceux qui pratiquent le culte des ancêtres Ŕ les Ūṣmapās appartenant à la
classe des pitṛs ou ancêtres Ŕ sont rassemblés ici parce qu‟ils glorifient l‟Absolu. A la stance 22, même
les Asuras, les démoniaques ennemis des dieux védiques qui s‟opposent aux Suras de la stance 21, ne
sont pas oubliés.

En Inde, lorsqu‟un dieu mérite d‟être loué, on a l‟habitude d‟en rehausser l‟effet en faisant référence
aux sages comme Nārada ou autres qui viennent lui rendre un culte. Ainsi, on attribue aux dieux une
position plus élevée. C‟est en suivant cette même méthode ici que l‟on dit que le statut de l‟Absolu
dont il est question dans la vision d‟Arjuna reçoit l‟adhésion de toutes sortes d‟entités spirituelles sans
distinction. Accueillir cette vision par un svasti (Qu‟il en soit ainsi!) est un privilège réservé aux
seuls maharṣis (grands sages clairvoyants). Les autres la vénèrent ou l‟observent avec crainte ou
stupeur.

[23] rūpaṁ mahat te bahu-vaktra-netraṁ


mahā-bāho bahu-bāhūru-pādam│
bahūdaraṁ bahu-daṁṣṭrā-karālaṁ
dṛṣṭvā lokāḥ pravyathitās tathāham║

« En voyant Ton aspect imposant (great form), avec de nombreuses bouches et de nombreux yeux, O
Puissamment Armé (Kṛṣṇa), avec de nombreux bras, de nombreuses cuisses et de nombreux pieds, de
nombreux ventres et des dents effrayantes en grand nombre, les mondes sont dans la détresse, et moi
aussi. »

328
Une fois encore l‟homme cosmique est décrit de la tête aux pieds, en commençant par les bouches et
les yeux. De toute évidence cette description a pour but de faire référence à son aspect terrible et
destructeur. A la troisième ligne, l‟allusion aux dents terrifiantes prouve que tel est le but. A la stance
25 les dents sont elles-mêmes comparées à des flammes. (Page 486) Toutes les entités spécifiques
doivent être absorbées et perdues dans l‟irrépressible processus du devenir. Au lieu de formuler cette
vérité philosophique dans un langage clair, on en fait ici la représentation allégorique en la dépeignant
comme un homme cosmique dont tous les membres représentent un degré précis dans la hiérarchie des
valeurs transformées au cours du processus cosmique. La détresse dont il est question affecte à la fois
Arjuna d‟un côté et le cosmos de l‟autre. C‟est une façon subtile de suggérer qu‟il y a un parallélisme
entre les aspects subjectif et objectif de la vision. La méthodologie contemplative tend à minimiser la
distinction entre sujet et objet.

[24] nabhaḥ spṛśaṁ dīptam aneka-varṇaṁ


vyāttānanaṁ dīpta-viśāla-netram|
dṛṣṭvā hi tvāṁ pravyathitāntarātmā
dhṛtiṁ na vindāmi śamaṁ ca viṣṇo||

[25] daṁṣtrā-karālāni ca te mukhāni


dṛṣṭvaiva kālānala-sannibhāni|
diśo na jāne na labhe ca śarma
prasīda deveśa jagan-nivāsa||

« En Te voyant touchant le ciel, brillant de toutes les couleurs, avec Tes bouches grandes ouvertes et
Tes grands yeux ardents, mon moi le plus intime est profondément en détresse, je ne trouve pas de
courage ni ne peux (me) contrôler, O Toi Qui Pénètre Tout.

Ayant vu Tes bouches effrayantes dont les dents sont comme des flammes dévoreuses de temps, je
perds mes repères spatiaux et ne trouve aucune joie; sois miséricordieux, O Maître des dieux, Toi qui
Contient tout l‟univers ! »

La représentation de l‟homme cosmique se poursuit dans ces stances mais avec quelques subtilités en
plus par rapport à la dernière stance. Les aspects visuels et l‟élément lumineux gagnent de
l‟importance. Les dents sont comparées à des flammes. A la stance 24, le qualificatif de Viṣṇu est
peut-être utilisé dans le même sens qu‟à la stance 30, en signifiant „Qui Pénètre Tout‟, ce que ce nom
veut dire, et ne désigne pas nécessairement une divinité.

Cette stance nous montre clairement l‟effet oppressant qu‟exerce cette vision sur Arjuna. Ceci est sans
doute lié au caractère extrêmement positif de la représentation Ŕ comme par exemple „touchant le
ciel‟, de la „couleur de l‟arc-en-ciel‟, et ensuite „des dents comme des flammes se propageant partout‟
Ŕ expressions qui dépeignent toutes un processus du devenir en accéléré, ainsi que le suggère
l‟expression kālānala-sannibhāni (ressemblant au feu du temps).

(Page 487) [26] amī ca tvāṁ dhṛtarāṣṭrasya putrāḥ


sarve sahaivāvanipāla-saṅghaiḥ|
bhīṣmo droṇaḥ sūta-putras tathāsau
sahāsmadīyair api yodha-mukhyaiḥ||

[27] vaktrāṇi te tvaramāṇā viśanti


daṁṣṭrā-karālāni bhayānakāni|
kecid vilagnā daśanāntareṣu
sandṛśyante cūrṇitair uttamāṅgaiḥ||

« Tous ces fils de Dhṛtarāṣṭra avec une foules de souverains, Bhῑṣma, Droṇa, et ce fils de cocher
(Karṇa), avec nos chefs guerriers,

329
Se précipitent dans Tes effrayantes bouches pleines de dents terribles; on en trouve quelques-uns
coincés dans l‟espace qu‟il y a entre les dents, leurs têtes réduites en poudre. »

Ce dont il s‟agit ici relève du contexte de la guerre. Dans les affaires humaines la guerre peut être
comparée à un éboulement de terrain. Lorsqu‟on ne la contrôle plus alors s‟opère un remaniement
général, une fusion et une refonte des valeurs, et sur le plan social et économique sans parler du plan
politique, on aboutit à un nouvel ordre des choses. Contrairement à ce que pourrait machinalement
penser chacune des parties en lice, il n‟est pas simplement question des ennemis. Les rois y sont
impliqués tout autant que le fils adoptif d‟un cocher. Tous sont également impliqués dans une seule et
même situation.

D‟où la référence à Sūtaputra (c‟-à-d., Karna) fils adoptif du cocher. C‟était un héros et un homme
noble à son propre compte, mais il n‟était qu‟indirectement connecté aux Kauravas et même aux
Pāṇḍavas. Ce doit être parce qu‟ils constituent des éléments socialement dynamiques que les guerriers
et les héros sont détruits tous ensembles. Bhīṣma et Droṇa plus particulièrement représentent en eux-
mêmes des types de spiritualité qui vont plus loin que le simple concept d‟héroïsme.

L‟allusion aux têtes qui se font broyer est particulièrement épouvantable, comme c‟est le cas au sein
d‟une guerre qui est à la fois réelle et terrible. Les quelques guerriers qui se sont fait coincer entre les
dents désignent sans doute ceux qui, bien qu‟ils hésitent à se battre comme Arjuna lui-même, n‟ont pas
d‟autre option. Ils sont cernés par les deux aspects de la nécessité et ne peuvent qu‟être poussés en
avant, prisonniers d‟une file qui déferle de plus en plus. (Page 488) Le fait que tous soient également
impliqués, Arjuna y compris, nous est de nouveau rappelé par ce que dit Kṛṣṇa de son point de vue à la
stance 32.

Il faut que nous réalisions qu‟au sein du processus de devenir un élément comme la guerre est un
élément parmi beaucoup d‟autres semblables au sein du processus cosmique dans son ensemble. C‟est
pourquoi ici il y a beaucoup de bouches et non une seule. Donc le pluriel utilisé pour désigner les
espaces entre les dents ne s‟applique pas nécessairement à une seule et unique bouche. Ceci accrédite
encore davantage l‟interprétation que nous avons donnée plus haut.

|28] yathā nadīnāṁ bahavo 'mbu-vegāḥ


samudram evābhimukhā dravanti|
tathā tavāmī nara-loka-vīrā
viśanti vaktrāṇy abhivijvalanti||

« Tels les courants des rivières qui se précipitent vers l‟océan, ces héros parmi les humains se
précipitent dans Tes bouches enflammées. »

Ici, la figure de rhétorique est modifiée, partant de la représentation d‟un homme cosmique qui dévore
tout, nous arrivons à un principe cosmique supérieur qui absorbe en lui-même tous les divers éléments
de devenir existant dans le cosmos. Ces divers processus sont comparés à des rivières qui pénètrent les
bouches et l‟on suppose que ces bouches mènent à un océan. Dans cette stance l‟impulsion de la
nécessité semble inversée. Il ne s‟agit pas de dévorer, par la force de leurs courants, d‟elles-mêmes les
rivières s‟enfoncent dans les embouchures de la mer. Le fait qu‟il soit question ici d‟une pluralité de
bouches devient négligeable, et lorsque nous lisons en outre que les bouches sont en flammes le
réalisme de cette métaphore composée devient complètement transgressé. Ici, il y a un étrange
mélange de réalisme et de symbolisme. Cette stance ne fait qu‟ouvrir la voie vers le tableau présenté à
la stance 31 où l‟on abandonne l‟imagerie réaliste au profit d‟une présence extraordinaire qui
représente l‟Inconnu, et qui va jusqu‟à atteindre le simple état d‟ « énorme mystère ».

[29] yathā pradīptaṁ jvalanaṁ pataṅgā


viśanti nāśāya samṛddha-vegāḥ|
tathaiva nāśāya viśanti lokās
tavāpi vaktrāṇi samṛddha-vegāḥ||

330
(Page 489) « De même que les papillons de nuit se hâtent à leur perte dans le feu brûlant, de même ces
mondes se précipitent dans Tes bouches pour y être détruits. »

En sciences naturelles, l‟héliotropisme est un phénomène familier. La vie se tourne vers le soleil. Le
feu éclatant du principe cosmique que l‟on a comparé à un vaste océan aux dents éclatantes est
considéré ici comme une lumière en laquelle tout est réabsorbé dans ce grand processus de devenir
cosmique. Exactement de la même manière que la connaissance attire l‟homme et l‟intéresse, une
lumière éclatante devient le seul centre d‟intérêt d‟un insecte, et, pour ainsi dire aveuglé par cet intérêt,
il cherche à se fondre dans la lumière suprême. Dans le monde des valeurs humaines tous les éléments
individuels s‟efforcent d‟atteindre l‟Absolu unitif. L‟individualité de chaque unité s‟efface ainsi dans
l‟infinité de l‟Absolu. Ces idées sont quelques-unes des conséquences philosophiques de la vision qui
nous est présentée ici.

La référence aux lokāḥ (mondes) désigne des systèmes de valeurs dont on peut dire qu‟ils se fondent
dans la valeur suprême de l‟Absolu.

[30] lelihyase grasamānaḥ samantāt


lokān samagrān vadanair jvaladbhiḥ|
tejobhir āpūrya jagat samagraṁ
bhāsas tavogrāḥ pratapanti viṣṇo||

« Tu ingurgites, avec Tes bouches enflammées Tu dévores tous les mondes tout azimut, emplissant de
gloire l‟univers entiers; Tes rayons acharnés flamboient, O Toi Qui Pénètre Tout. »

L‟image qui nous est présentée ici ne ressemble pas à celle de la Muṇḍaka Upaniṣad (I, ii, 4) où il est
fait référence aux sept langues du feu, la plus importante d‟entre elles étant appelée viśvarucῑ (qui
goûte à l‟univers). On peut considérer que c‟est grâce au principe de lumière que l‟univers se jette
dans sa forme visible, alors que l‟on peut dire que dans la lumière les couleurs, les formes et les
structures sont des gradations. On peut considérer que ce principe vaut pour toutes les variétés.

Si nous poussons encore plus loin la figure de rhétorique et que nous considérons que la lumière
représente la sagesse, alors dans ce monde toutes sortes de valeurs sont inclues dans la suprême valeur
de l‟Absolu. C‟est en ce sens qu‟il est stipulé que la gloire de l‟Absolu imprègne ces mêmes mondes
qui ont pénétré Ses bouches.

(Page 490) Le Viṣṇu qui pénètre tout correspond plutôt au Soleil suprême qu‟à l‟homme cosmique tel
qu‟il a été décrit jusqu‟à présent. L‟imagerie ontologique a laissé la place à une imagerie conçue de
façon téléologique. On ne peut pas comprendre ce qu‟est le fait de remplir tout l‟univers de gloire si un
homme cosmique a dévoré tous les mondes. C‟est plutôt le Soleil suprême qui illumine les mondes, les
baignant tous de sa propre gloire. Le subtil revirement de cette image au sein de cette même vision
devient alors évident.

[31] ākhyāhi me ko bhavān ugra-rūpo


namo 'stu te deva-vara prasīda|
vijñātum icchāmi bhavantam ādyaṁ
na hi prajānāmi tava pravṛttim||

« Dis-moi qui Tu es, Toi dont la forme est si féroce; je m‟incline devant Toi, O Dieu suprême; sois
miséricordieux ! Je veux Te comprendre, O Toi qui est Premier, je ne sais pas non plus comment Tu
vas progresser (positivement). »

Avec cette stance qui ne montre qu‟une marque d‟interrogation et d‟exclamation, seule chose
qu‟Arjuna avait encore à exprimer, nous arrivons à la fin de sa vision. Il reste encore à
connaître l’Absolu. Cette vision ne révèle que des aspects de l‟Absolu; partant d‟un concept

331
ontologique et passant par un concept téléologique elle conduit à un concept dont le point culminant
est un énorme mystère qu‟il est de toute évidence impossible de dépasser avec des visions et des
descriptions. Même après la plus directe des visions qu‟il soit possible de décrire, Arjuna reste
désorienté.

[32] śrī bhagavān uvāca│


kālo 'smi loka-kṣaya-kṛt pravṛddho
lokān samāhartum iha pravṛttaḥ│
ṛte 'pi tvāṁ na bhaviṣyanti sarve
ye 'vasthitāḥ pratyanīkeṣu yodhāḥ║

[33] tasmāt tvam uttiṣṭha yaśo labhasva


jitvā śatrūn bhuṅkṣva rājyaṁ samṛddham│
mayaivaite nihatāḥ pūrvaṁ eva
nimitta-mātraṁ bhava savyasācin║

[34] droṅaṁ ca bhīṣmaṁ ca jayadrataṁ ca


karṇaṁ tathānyān api yodha-vīran│
mayā hatāṁs tvaṁ jahi mā vyathiṣṭhā
yuddhyasva jetāsi raṇe sapatnān║

(Page 491) «Kṛṣṇa dit :


Je suis le temps qui détruit l‟univers, ayant atteint une solide maturité J‟opère ici en permanence et Je
désole les mondes. Même sans toi, aucun des guerriers qui sont dans ces deux armées qui s‟opposent
ne survivra.

Par conséquent, lèves-toi et gagne la célébrité. En conquérant tes ennemis, profite du royaume de
l‟abondance. Ils ont déjà été tués par Moi-même. Ne sois que la cause accessoire, O Toi qui es
Gaucher (savyasācin Ŕ Arjuna).

Droṇa et Bhīṣma, Jayadratha et autres grands héros de guerre, Je les ai tous tués. Ne sois pas
désespéré. Bats-toi, tu vaincras tes rivaux (co-warriors) dans la bataille. »

Enoncées par Kṛṣṇa, ces trois stances forment une section à part entière et posent certains problèmes
liés à l‟enseignement de la Gītā.

Ici, il semblerait qu‟il y ait une nette incitation à la guerre et des encouragements en ce sens de la part
de Kṛṣṇa. De nombreux érudits, et en particulier ceux qui n‟ont pas d‟affiliation religieuse à l‟Inde, ont
à très juste titre mis le doigt sur ce très important problème. On pourrait le formuler ainsi: « Comment
Kṛṣṇa qui représente l‟Absolu ou Dieu et par conséquent la bienveillance et la plus haute des valeurs
spirituelles et morales, pourrait-il encourager une guerre au sein de laquelle il s‟agit de tuer ses
semblables? »

Des personnes allant des simples défenseurs de la religion jusqu‟aux philosophes ont avancé diverses
réponses, mais le flou qui entoure ce problème persiste encore à ce jour. Par conséquent, afin d‟en tirer
une réponse qui soit cohérente avec l‟ensemble de l‟enseignement de la Gītā, nous allons scruter ces
stances très minutieusement. Nous pourrions énoncer les considérations suivantes:

(1) D‟un bout à l‟autre de la Gītā, qui fait partie d‟une épopée, le récit se passe dans le contexte
général de la guerre; celui-ci se montre par des expressions telles que celles qui interpellent Arjuna
comme paramtapa (O Toi Qui Brûle les Ennemis) et puruṣarṣabha (O Taureau parmi les Hommes).
Donc on pourrait considérer que le décor épique est la toile, et l‟enseignement de la Gῑtā proprement-
dit est ce qui est peint dessus et qu‟il ne faut pas confondre avec la toile. (Page 492) Dans la Gῑtā, tout
naturellement et sans qu‟on puisse l‟éviter, l‟incitation à la guerre fait par conséquent partie du
background que Vyāsa ne pouvait pas ignorer totalement sans enlever la peinture de sa toile.

332
(2) Arjuna lui-même n‟est qu‟une personne humaine normale de la narration épique. En dehors du
contexte de la sagesse il a son propre statut de Pāṇḍava et il a ses propres intérêts à préserver. Même si
un homme peut être un grand philosophe, en tant qu‟individu sa réaction à une situation réelle donnée
a des limites humaines. Considérant qu‟Arjuna est simplement un homme parmi les hommes, il est
tout à fait normal que son beau-frère, qu‟il aime et à qui il se confie en toute intimité, doive lui
conseiller de ne pas reculer quand il est pris dans l‟impérative nécessité d‟une situation de guerre.
Comme l‟a dit un jour Nārāyaṇa de façon concise, Arjuna se serait repentit de ne pas s‟être battu s‟il
avait quitté le champ de bataille dans un moment de confusion philosophique.

(3) Tout au long de la Gῑtā nous avons remarqué que chaque chapitre formait un système fermé qui lui
était propre, ou darśana (point de vue particulier de la réalité), et qu‟au sein de chaque chapitre la
cohérence des énoncés devait être envisagée en fonction de son propre cadre de référence et non pas
en croisant deux différentes visions de la réalité.

En outre nous avons constaté que dans les chapitres qui forment la première partie du livre, on aborde
le problème avec un souci de réalisme. Par exemple, au II, 36, il était question de l‟extrême détresse
qui découlerait de la mauvaise réputation qui serait faite à Arjuna s‟il devait quitter le champ de
bataille en courant. Dans le domaine de la nécessité vitale il y a des situations au sein desquelles il
n‟est plus du tout possible de choisir entre différentes alternatives. Le nom familier pour cette force
pourrait être la destiné ou la fatalité. Pour la désigner par des noms plus respectables, on pourrait
l‟appeler la providence ou la chance. Comme le reconnaissent les scientifiques, dans la nature du
monde physique, il y a un élément de déterminisme qui court au côté de l‟indéterminisme. Un homme
coincé dans une file d‟attente déferlante peut difficilement décider du chemin qu‟il doit suivre. Une
femme avancée dans sa grossesse ne peut guère choisir entre donner naissance à un enfant ou non.
L‟impérative pression du devenir a une force sur laquelle il faut compter, particulièrement quand les
circonstances qui l‟entourent se durcissent.

Un état de guerre représente exactement ce genre de durcissement. C‟est ce à quoi il est fait référence
à la stance 32 avec l‟expression pravṛddhaḥ (ayant atteint une maturité bien établie). (Page 493) Le
dieu dont il s‟agit dans ce chapitre n‟est pas un dieu bienveillant. Au contraire, Kṛṣṇa déclare
catégoriquement qu‟il est venu pour détruire. Nous nous souvenons qu‟au IX, 29, il présentait une
personnalité neutre, si ce n‟est bienveillante. Au V, 25, il dit de lui-même qu‟il est l‟ami de tous les
êtres.

La structure de la Gītā est conçue de telle sorte que si les premiers chapitres ressemblent aux pierres
qui forment le côté d‟une arche, tendant à la soutenir à partir du sol, alors les derniers chapitres
doivent remplir la même fonction en partant d‟une autre direction. Ce sont les deux chapitres centraux
qui tiennent le rôle de la clef de voûte. Ce chapitre-ci vient après que nous ayons dépassé le centre de
symétrie de l‟arche, et compte tenu du schéma général on peut s‟attendre à ce que la façon dont il est
traité soit différente des chapitres centraux et des chapitres qui les ont précédés. La discussion des
premiers chapitres était centrée autour des doutes d‟Arjuna. Maintenant, dans les derniers chapitres, le
centre d‟intérêt glisse degré par degré vers Kṛṣṇa lui-même, dans son rôle de Divinité activement
positive et de Providence. En fait cette tendance atteint son point culminant au XVI, 19, où il devient
un dieu colérique et un dieu qui punit.

Il ne faut pas envisager l‟Absolu comme une force impuissante ou une force qui s‟épuise. C‟est un
principe viril et radical qui se manifeste parfois par une touche d‟héroïsme tragique. La création est à
la fois comique et tragique, bienveillante et effroyable, selon qu‟on la considère à partir de son côté
négatif ou à partir de son côté positif. Les aspects nécessaires et contingents s‟inter-changent, laissant
la primauté tantôt à l‟un tantôt à l‟autre, selon l‟angle à partir duquel on observe la réalité.

Lorsque toutes les différentes possibilités de voir l‟Absolu sont réunies en un tout vivant au sens où un
sage peut le concevoir intuitivement, cet ensemble vivant devrait représenter l‟Absolu; et c‟est ce que
la Gītā s‟efforce d‟accomplir.

333
Même parmi les érudits, on a l‟habitude de dire que la Gītā se contredit elle-même à de nombreux
endroits. A la lumière de la suggestion que nous venons de faire ici selon laquelle chaque chapitre est
un darśana (point de vue de la réalité) distinct, et a une structure naturelle et générale qui lui est
propre s‟appuyant sur son propre cadre de référence, suggestion selon laquelle ce qui est déclaré ne
peut strictement concorder qu‟à l‟intérieur des quatre murs de chaque chapitre, alors l‟accusation en
vertue de laquelle la Gītā se contredirait ne peut que s‟écrouler.

De plus, l‟adage fréquemment répété selon lequel la Gῑtā apporte une réponse à toute question, à tout
homme et à quelque stade de sa vie il se trouve, adage qui ne peut être un compliment quant à
l‟exactitude de l‟enseignement de la Gῑtā, cet adage devient acceptable si on le considère sous un
nouveau jour, dans une perspective où les différentes déclarations s‟intègrent dans un certain ordre
systémique et symétrique que l‟auteur garde à l‟esprit.

(Page 494) (4) Pour en venir au contenu philosophique de ces stances, nous avons le mot-clef que nous
donne Kṛṣṇa et qui nous indique qu‟il représente kāla (le temps). Dans les premiers chapitres ainsi que
dans ce chapitre-ci, selon les mots d‟Arjuna, l‟Absolu était représenté comme n‟ayant ni
commencement, ni milieu, ni fin. Ce n‟est pas la même chose que la durée pure. Il est conçu en termes
d‟évènements qui relèvent du monde extérieur, même si on le conçoit comme le tic-tac d‟une horloge.

Par conséquent ici, pour ce qui concerne le flux des évènements extérieurs, Kṛṣṇa se considère lui-
même comme étant un irréversible et inexorable facteur de nécessité. A mesure que le temps passe,
comme le grand char de Jagannātha, nous voyons mourir des gens. La littérature connait cette tragique
marche du temps, et particulièrement de grands écrivains comme Shakespeare qui parlent de la
providence façonnant nos fins de vie, ou d‟une marée dans les affaires des hommes. Nous avons le
choix entre « être ou ne pas être », et c‟est nécessairement pour « être » qu‟il nous faut voter. Tel est le
caractère impératif de la nécessité dans laquelle se font prendre des héros belliqueux et tragiques.
Comme nous l‟avons décrit auparavant, les mâchoires du temps les tiennent entre leurs dents, sans
qu‟il n‟y ait aucun choix possible entre « être » ou « ne pas être ». Cette représentation crue et brutale
des réalités de la guerre telles qu‟elles sont observées par l‟œil d‟une contemplation au premier degré,
s‟étend de la stance 9 à la stance 35 incluse. Ce sont les crochets entre lesquels sont décrites les
réalités crues qui sont de l‟ordre du procédé de premier degré de Saῆjaya.

(5) Ceci met l‟accent sur l‟aspect nécessaire de l‟Absolu qui, bien qu‟il soit si clairement énoncé dans
ce chapitre, et qu‟il soit si soigneusement entouré des crochets délimitant le procédé de premier degré
de Saῆjaya, ne compromet pas pour autant le caractère philosophique de la Gῑtā dans son ensemble.
Tout au long de ses chapitres sont insérées des affirmations catégoriques qui l‟extirpent de ce genre
d‟enseignement désastreux, partial et fataliste. Nous les mentionnerons au fur et à mesure que nous les
croiserons. Comme nous le verrons, le puruṣottama (esprit suprême) du chapitre XV, 18 et 19, se situe
à la fois au-dessus de la nécessité et au-dessus de la contingence. Même lorsqu‟il est question des
guṇatraya (les trois facteurs naturels spécifiques) au XIV, 23, c‟est l‟homme qui adopte une position
neutre au-dessus de la nécessité qui est cité en exemple, et non pas celui qui se contente d‟y
succomber, quelque soit la force de cette nécessité. En conclusion, la célèbre stance 68 du chapitre
XVIII confirme le caractère globalement philosophique de la Gῑtā. Il est vrai que la primauté que l‟on
accorde à la nécessité est maintenue sans discontinuité jusqu‟à la stance 35 du présent chapitre, et
continue même sous une forme adoucie jusqu‟au XVIII, 62, mais finalement nous constatons que le
ton change de nouveau quand il se raccroche à l‟esprit général avec lequel l‟auteur de la Gῑtā l‟a
globalement conçue. (Page 495) En définitive, seuls comptent l‟Absolu neutre et le fait d‟établir avec
lui une relation bipolaire.

Alors, pour répondre aux principaux problèmes énoncés précédemment, la situation se résume ainsi:
parallèlement aux impératifs de l‟épopée et à la prise en compte du fait que les sentiments d‟Arjuna
sont ceux d‟un homme, il y a ici une simple reconnaissance du besoin impératif dans lequel se trouve
Arjuna de comprendre la force impérieuse de la nécessité dans laquelle il s‟avère qu‟il se trouve pris

334
sans avoir de choix. L‟Absolu ne peut pas renverser les lois de la nécessité qui sont les siennes, et l‟on
est obligé « d‟être » une partie de lui.

Cependant, dans son propre domaine, la liberté demeure intacte quelques soient les limitations liées à
la nécessité. Le rôle de Kṛṣṇa n‟est pas celui d‟un va-t-en-guerre au sens ordinaire du terme, mais celui
de l‟ami avisé qui est capable d‟apprécier la situation à la fois du point de vue philosophique et du
point de vue de la réalité. Comme cela est expliqué au chapitre XIII, ici, c‟est tout simplement en ce
qu‟il représente à la fois le champ et la personne qui connait le champ qu‟il parle, mais ceci n‟affecte
en aucune façon son statut de puruṣottama (esprit suprême), au sens où il est quelqu‟un qui transcende
cette dualité.

Selon la stance 34 il est clair que ce qui l‟inquiète c‟est la possibilité qu‟Arjuna ait des regrets.
Lorsque, dans tous les cas, ce qui est inévitable c‟est qu‟Arjuna gagne la bataille, Arjuna n‟est en
quelque sorte qu‟une simple hirondelle au regard du printemps, comme cela est souligné à la stance
32. Et comme indiqué à la stance 33, même le fait qu‟il se batte ne compte pas car cela n‟est
qu‟accessoire à un contexte plus large.

Pour résumer, si quelqu‟un voulait avoir une réponse simple et précise au problème soulevé ci-dessus,
nous pourrions lui dire que Kṛṣṇa pensait qu‟Arjuna sombrerait plus tard dans le remords s‟il ne
l‟encourageait pas à remplir le rôle qui lui est naturel. L‟aspect négatif lié au fait de tenter de vivre
dans un vacuum (the negation of trying to live in a vacuum), tel était le danger que Kṛṣṇa s‟efforçait d‟éviter
à son ami, il y a réussi dans ces circonstances très spéciales.

A la stance 32 il ne faut pas prendre le mot Kāla (temps) au sens strict, du fait de l‟allusion qui est
faite à son rôle actif dans la destruction du monde. Arjuna voulait savoir ce que pouvait être la capacité
d‟action de l‟Absolu (à la fin de la stance 31). L‟expression pravṛttaḥ (devenir positivement
développé) doit par conséquent faire référence à l‟action même qu‟implique la question. Mais
pravṛddhaḥ (ayant atteint une solide maturité) implique que même l‟activité peut se manifester plus
durement et qu‟alors il ne saurait être question d‟aucune flexibilité, d‟aucun choix, ni d‟aucune
adaptabilité aux circonstances. (Page 496) La nécessité répond à tous les arguments.

L‟allusion aux armées opposées qui est faite à la stance 32 est différente du traitement plus dualiste de
sapatnān (guerriers rivaux) à la stance 34. En considérant globalement la situation, l‟absence d‟Arjuna
ne ferait aucune différence notable. En outre, à la stance 32 les guerriers ne sont pas considérés comme
étant en train de mourir, mais plutôt comme na bhaviṣyanti (ne seront plus / n‟étant plus) ou comme
cessant d‟exister.

Il nous faut visualiser le processus de devenir avec ses deux aspects ensemble. Dans la Taittirῑya
Upaniṣad (valli, III) la vie ou nourriture est considérée comme vivant ou se nourrissant de la vie ou de
la nourriture-même. Ce que l‟on nous présente ici, c‟est une sorte de paradoxe de Zénon. Même
visualisé objectivement comme c‟est le cas ici, le temps est un processus de devenir impitoyable, il
constitue le tragique problème du mal qui n‟a jamais pu être expliqué par quelque philosophie aussi
idéaliste soit-elle.

A la stance 33 Kṛṣṇa s‟adresse à Arjuna en parlant dans son propre intérêt particulier. Il ne s‟autorise
pas à laisser la philosophie vicier ou obscurcir cette question qui relève du sens commun. On ne peut
pas et on ne doit pas écarter ce qui se situe du côté des aspects les plus pressants de la nécessité de la
vie. La sagesse n‟a pas pour but d‟embrouiller le sens commun, comme le font les nombreux avis
infondés ou les opinions basées sur de la piété religieuse. Sagesse et sens commun sont
complémentaires et doivent rester à leur place respective, ceci sera développé et énoncé avec force au
XIII, 23 et 34.

L‟attitude neutre du sage résulte de la compensation du nécessaire par le contingent et non pas de la
prépondérance qu‟il accorderait à l‟un au détriment de l‟autre. En théorie, c‟est en cela que consiste le
yoga.

335
A la stance 33 la référence qui est faite aux mises à mort par anticipation peut s‟interpréter de deux
façon; premièrement, étant donné que toute existence objective est soumise au changement, elle n‟a
pas d‟existence intrinsèque au regard de l‟éternel; et deuxièmement que le mal, étant basé sur quelque
chose de faux et de non-existant, il n‟a pas d‟existence (being) à proprement parlé. Un homme mauvais
est déjà mort. Les hommes bons s‟approchent de valeurs qui sont éternelles, et quant aux hommes
mauvais, dans la mesure où ils sont mauvais, on peut dire qu‟en théorie ils ont déjà péri.

Le yaśaḥ (la renommée) doit s‟interpréter ici dans le sens d‟une renommée basée sur quelque chose de
vrai et de bien, et de la même façon rājyam samṛddham (le règne de l‟abondance de biens) ne se réfère
pas forcément à ce royaume particulier qu‟Arjuna a légalement le droit de revendiquer. Il se peut qu‟il
fasse plus généralement allusion à la voie qui mène à une vie plus abondante.

(Page 497) Nous devons également comprendre nimittamātram (seulement la cause accessoire) avec
ce que cette expression implique logiquement. Si nous prenons l‟exemple familier du potier qui
travaille à son tour de potier, l‟argile qu‟il utilise est la cause matérielle et cette cause a un caractère
essentiel. Le potier et la roue peuvent changer avec les circonstances. Il importe peu que ce soit un
potier en particulier, ni que la roue est une forme particulière. En Inde on distingue souvent ces causes
comme étant respectivement upādāna (cause matérielle) et nimitta (cause efficiente). Le potier et la
roue n‟ont qu‟une importance instrumentale ou accessoire, ils changent selon les circonstances. Par
conséquent ici, Arjuna en tant que personne n‟est qu‟un facteur accessoire à une situation donnée qui
est plus large. Kṛṣṇa ne fait que lui rappeler cette vérité.

Si le fait qu‟il soit fait référence à la stance 33 à savyasācin (Toi qui est Gaucher) sert à jeter le
discrédit sur Arjuna ou non n‟est pas très clair, mais selon Śaṅkara on peut considérer que ce terme
sert à désigner le fait qu‟Arjuna soit habile de ses deux mains plutôt que le fait qu‟il ne soit que
gaucher.

A la stance 34 Kṛṣṇa cite des noms précis. Même s‟ils sont tous à craindre, ce ne sont en aucun cas les
pires exemples d‟hommes mauvais parmi ceux qui sont rangés du côté adverse à Arjuna. Alors
pourquoi devrait-on spécifiquement citer ces bons professeurs et ces guerriers de valeur, c‟est une
question pertinente. Comme nous l‟avons déjà remarqué antérieurement, ils représentent en eux-
mêmes des valeurs supérieures, même en dehors du simple contexte de la guerre. La spiritualité qui est
maintenant transmise à Arjuna étant de nature pleinement absolutiste, elle se substitue à toute autre
valeur aussi estimable qu‟elle puisse avoir été jusqu‟à présent dans le contexte antérieur à la guerre
du Mahābhārata. Ainsi, le fait que ce soit précisément ces noms qui aient été mentionnés doit avoir
pour but de mettre l‟accent sur la supériorité de la spiritualité réévaluée de Kṛṣṇa, spiritualité qui est
maintenant également celle d‟Arjuna. Karṇa et Jayadratha sont des guerriers qui détiennent des armes
secrètes et des faveurs de nature divine. Droṇa représente des valeurs impliquées dans le ritualisme
védique, et Bhīṣma est un patriarche et un modèle d‟abnégation et de chasteté.

L‟expression mā vyathiṣṭhā (ne te désespères pas) fait allusion à toute éventuelle hésitation qui
pourrait encore influencer l‟attitude d‟Arjuna, même après que cette explication ait été donnée, plus
particulièrement à l‟égard des Gurus (maîtres) comme Droṇa et Bhīṣma. Elle ne sert pas à encourager
une tuerie cruelle et impitoyable comme sembleraient l‟insinuer quelques vagues traducteurs.

A la dernière ligne Kṛṣṇa n‟est pas relégué au rang de diseur de bonne aventure. Conformément à la
maxime des Upaniṣads selon laquelle seule la vérité prévaut, le sens doit être interprété dans son
ensemble et non pas en référence aux personnages secondaires dont il est question. (Page 498) Un
vainqueur absolutiste, tel qu‟Arjuna est ici incité à devenir, n‟a même pas besoin de connaître les
noms particuliers de ses rivaux. Il ne doit pas penser à eux de façon relativiste, c‟est-à-dire dans le
sens où ce sont des connaissances qui appartiennent à des contextes étroits et limités.

Le terme sapatnān (rivaux) qui rappelle tant sapatnῑ (coépouse d‟un époux commun), semblerait
suggérer qu‟il y a au moins un intérêt commun entre eux et Arjuna, alors que sur les autres questions

336
les intérêts s'opposent. C‟est l‟ultime vérité qui devrait prévaloir sur toutes les parties considérées dans
leurs dualités, quelques soient leurs statuts.

saῆjaya uvāca|
[35] etac chrutvā vacanaṁ keśavasya
kṛtāñjalir vepamānaḥ kirītī|
namaskrtvā bhūya evāha kṛṣṇaṁ
sagadgadaṁ bhītaḥ-bhītaḥ praṇamya||

« Saῆjaya dit :
Après avoir entendu le discours prononcé par Keśava (Kṛṣṇa), Celui qui Porte un Diadème (Arjuna)
les mains jointes en signe d‟adoration, tremblant, s‟inclinant de nouveau face à Kṛṣṇa, bégayant
d‟émotion, profondément effrayé et se prosternant, parla. »

Il se peut que l‟interruption de Saῆjaya ait ici pour but de ponctuer le paroxysme qu‟a atteint la vision
lorsque Kṛṣṇa a décrit sa propre forme. La vision elle-même a quelque peu dépassé le contexte humain
et maintenant qu‟elle a atteint son but, il convient de l‟écarter pour reprendre sur le thème de la Gῑtā
considéré d‟un point de vue plus humain. Ainsi, en montrant Arjuna en pleine crise émotionnelle,
incapable de prononcer clairement ses mots, sagadgadam (bégayant d‟émotion), Saῆjaya apporte une
touche religieuse. Il va même jusqu‟à dire qu‟il est complètement prostré, accablé par une abjecte
forme de peur, et bhītabhītaḥ (terrifié). Ceci est tout à fait indigne d‟un guerrier. Cette image
conventionnelle d‟un dévot suppliant pourrait être à sa place dans le contexte religieux
des Purāṇas (Légendes), ou peut-être pourrait-elle représenter une personne en quête de sagesse qui se
trouve dépassée par l‟enseignement de son Guru. Quelque soit l‟interprétation que l‟on en donne ici,
les paroles de Saῆjaya ont pour but de ponctuer cette vision au moment où elle a atteint son
paroxysme.

(Page 499) arjuna uvāca│


[36] sthāne hṛṣīkeśa tava prakīrtyā
jagat prahṛṣyaty anurajyate ca│
rakṣāṁsi bhītāni diśo dravanti
sarve namasyanti ca siddha-saṅghaḥ║

« Arjuna dit :
O Hṛṣīkeśa (Kṛṣṇa) il est juste que le monde se réjouisse en Te glorifiant, que les démons, saisis
d‟épouvantes s‟enfuient de toutes parts, et que les foules d‟êtres accomplis s‟inclinent en adoration
devant Toi. »

Les stances 36 à 43 rapportent les paroles d‟Arjuna sous la forme d‟un panégyrique d‟exaltation
dévote. L‟image qui inspirait une crainte révérentielle est abandonnée au profit d‟un état où l‟univers
se réjouit, comme l‟indique l‟expression jagat prahṛṣyati (le monde se réjouit). Seuls
les rākṣasas (démons) sont terrifiés. Les siddhas (êtres perfectionnés par la discipline psychique)
prennent une posture d‟adoration. On retrouve des échelles de valeurs traditionnelles et une dévotion
au sens usuel de bhakti (adoration). Ainsi on se rapproche de nouveau de la vision sous un angle plus
humain. Ici, nous constatons également qu‟Arjuna parle avec une certaine autorité, une autorité qui lui
est propre, à la stance suivante il va même jusqu‟à parler comme un philosophe.

[37] kasmāc ca te na nameran mahātman


garīyase brahmaṇo 'py ādi-kartre│
ananta deveśa jagan-nivāsa
tvam akṣaraṁ sad-asat tat-paraṁ yat║

337
“Et pourquoi ne devraient-ils pas s‟incliner devant Toi, O Grande Âme, plus vénérable encore que
Brahmā le premier créateur, O Infini Dieu des dieux, Fondement de l‟Univers! Tu es l‟Impérissable,
l‟Existence et la Non-Existence, et même Ce Qui est au-delà de cela. »

Bien qu'il commence de façon conventionnelle, Arjuna transcende totalement les limites
conventionnelles, et en utilisant ensemble les termes sad-asat (existence et non-existence) il atteint de
nouveau le point culminant de la spéculation philosophique Védāntique. Le fait de faire référence à
l‟Absolu comme étant plus grand que Brahmā lui-même, lui qui est le premier créateur, élève cette
vision au-dessus du niveau de la théologie. La référence à l‟Absolu comme fondement de l‟univers
entier et comme étant tatparam yat (ce qui est au-delà de cela) rassemble les deux aspects opposés de
la vision que nous avons déjà remarqués à la stance 28.

(Page 500) [38] tvam ādi-devaḥ puruṣaḥ purāṇas


tvam asya viśvasya paraṁ nidhānam|
vettāsi vedyaṁ ca paraṁ ca dhāma
tvayā tataṁ viśvam ananta-rūpa ||

« Tu es le premier des dieux et l‟Esprit Originel (ancient); Tu es le Suprême Fondement de l‟Univers;


Tu es à la fois Celui Qui Sait et Ce Qui est à Connaître; Tu es le (transcendant) Au-delà et
(l‟immanent) Réceptacle (ici); Tu pénètres l‟univers, O Toi Qui es Capable d‟assumer une forme
illimitée! »

On continue avec ce même mélange d‟images où alternent des éléments ontologiques et des éléments
hypothétiques. Les références à vettāsi vedyaṁ ca (Celui Qui Sait et Ce Qui est à Connaître) ainsi qu‟à
param (le transcendant qui est au-delà) c‟-à-d. l‟hypothétique, et à dhāma (le fondement) ici et
maintenant, c‟-à-d. l‟ontologique, assemblés en paires, sont les marques du style synthétique qui est
adopté ici.

[39] vāyur yamo 'gnir varuṇaḥ śaśāṅkaḥ


prajāpatis tvaṁ prapitāmahaś ca|
namo namas te' stu sahasra-kṛtvaḥ
punaś ca bhūyo 'pi namo namas te||

« Tu es Vāyu (dieu du vent), Yama (dieu de la mort), Agni (dieu du feu), Varuṇa (dieu de la mer),
Śaśāṅka (dieu de la lune), Prajāpati (le premier des procréateurs) et l‟illustre Grand Aïeul; Salutation!
Salutation à Toi! Mille et mille fois Salutation à Toi! Salutation à Toi! »

Le fait qu‟ici les concepts de Prajāpati (le premier des créateurs) et de Prapitāmaha (l‟arrière-grand-
père) soient juxtaposés, est assez inhabituel. Normalement n‟importe lequel de ces termes aurait suffi,
mais ces deux qualificatifs sont réunis afin de fusionner la cosmologie védique avec la tradition du
culte des ancêtres.

[40] namaḥ purastād atha pṛṣṭhatas te


namo 'stu te sarvata eva sarva│
ananta-vīryāmita-vikramas tvaṁ
sarvaṁ samāpnoṣi tato 'si sarvaḥ║

(Page 501) « Prosternations devant Toi, avant et après ; prosternations devant Toi de tous côtés ; O
Grand Tout, Toi dont la potentialité est infinie et la force incommensurable; Tu termines tout, et
ensuite Tu commences tout ! »

A la première ligne, les prosternations avant et après, peuvent faire référence aux aspects temporels de
l‟Absolu, et les prosternations de la deuxième ligne à des points de l‟espace.

338
Il faut distinguer la référence à vīrya (pouvoir potentiel) de celle à vikrama (force manifeste). La
potentialité est ce qui devient effectif à travers la durée, alors que la puissance manifeste s‟exprime à
un moment donné et dans toutes les directions, comme une bombe qui explose. On peut aussi dire que
la différence est en quelque sorte la même que celle qu‟il y a entre un serpent et un tigre.

Les deux expressions samāpnoṣi (Tu conclus) et tato ‘si sarvaḥ (donc Tu es tout), doivent aussi être
interprétées en sous-entendant ce même contraste entre le temps et l‟espace. Une subtile interrelation
entre le temps et l‟espace est sous-entendue ici.

[41] sakheti matvā prasabhaṁ yad uktaṁ


he kṛṣṇa he yādava he sakheti│
ajānatā mahi mānaṁ tavedaṁ
mayā pramādāt praṇayena vāpi║

[42] yac cāvahāsārtham asatkṛto 'si


vihāra-śayyāsana-bhojaneṣu│
eko 'thavāpy acyuta tat-samakṣaṁ
tat kṣāmaye tvām aham aprameyam

« Quel que soit ce que j‟ai dit sans réfléchir par insouciance ou par affection, en m‟adressant à Toi
avec des mots tels que « O Kṛṣṇa, O Yādava, O Camarade », considérant que Tu étais un de mes
intimes, et ignorant de Ton excellence,

«et pour tous les gestes irrévérencieux que j‟ai pu avoir à Ton égard, que ce soit lorsque nous jouions,
lorsque nous nous reposions, lorsque nous étions assis, que nous mangions, que je restais seul ou
lorsque Tu étais présent, (pour tous ces gestes) O Acyuta (Kṛṣṇa) je Te demande de me pardonner, O
Toi Qui es Incommensurable ! »

La section qui s‟étend des stances 41 à 46 évoque diverses formes de rapport de dévotion
ou bhakti (adoration), qui existent ou qui pourraient exister. Cela sera traité à part dans le chapitre
suivant. (Page 502) Le fait que cette section passe en revue ces différentes sortes de dévotions a sans
doute pour objectif de (nous) préparer au seul genre de dévotion que l‟on recommande à la dernière
stance de ce chapitre et à travers la Gītā en général, et de les mettre en opposition avec lui.

La méthode de la Gītā consiste à ne jamais condamner une forme inférieure de culte ou de dévotion
rituelle en l‟opposant à une forme supérieure qu‟elle recommanderait, mais elle consiste à les traiter
toutes deux de concert. Dans les chapitres précédents, diverses formes de sacrifice et de yoga ont été
passées en revue selon ce même principe, sans que cela amoindrisse l‟accentuation qui était portée sur
la meilleure des formes à la fin de chaque discussion (voir IV. 23-33 et aussi le chapitre VI).

Le discours de Saῆjaya à la stance 35 illustrait le type de dévotion purānique (religieux, légendaire).


On pourrait décrire le modèle de culte propre à Arjuna en le rapprochant de celui d‟une upāsana-
mūrti (culte rendu à une forme figée ayant pour but de lui offrir des offrandes) de Viṣṇu à quatre bras.
A la stance 17 de ce chapitre cette prédilection apparait très nettement, et elle est encore répétée à la
stance 46. Mais à l‟intérieur des limites de ce type de culte traditionnel, Arjuna est capable de penser à
différentes formes d‟affiliations à l‟Absolu; ces affiliations sont convenables même si on les considère
à la lumière des textes canoniques qu‟il était susceptible de connaître. Mais en tant que śāstra (livre
canonique), la Gītā fixe un niveau de dévotion qui est supérieur aux standards traditionnels.

Aux stances 41 et 42, afin de les éliminer ultérieurement en établissant le bon type de relation qui sera
décrit ultérieurement, on nous indique toutes les relations inappropriées et occasionnelles qui sont
susceptibles de prendre place en dehors du contexte de la contemplation.

Le fait de citer Yādava fait référence au lien marital qui relie Arjuna au clan auquel Kṛṣṇa appartient.
Ce n‟est qu‟un exemple de la diversité de caractère des relations sous-entendues dans ces qualificatifs.

339
L‟expression tatsamakṣam (quand tu était présent) a souvent été traduite par « en présence des
autres », mais nous l‟avons traduit de cette façon car d‟un bout à l‟autre de la Gῑtā c‟est la relation
entre Kṛṣṇa et Arjuna qui demeure le thème principal.

Citer le jeu, le repos et le fait d‟être assis pour manger sert à montrer qu‟il y a dans notre vie
quotidienne différents moments qui sont occasionnels et accessoires et où il se peut que l‟on ne soit
pas relié à l‟Absolu dans le sens que recommande V, 9 et 10. Le pardon qu‟implore ici Arjuna
concerne vraiment ses actes manqués, ces actes qui n‟ont pas été conformes au mode de vie d‟un vrai
contemplatif et qui sont imputables à des moments d‟égarements.

(Page 503) [43] pitāsi lokasya carācarasya


tvam asya pūjyaś ca gurur garīyān|
na tvat-samo 'sty abhyadhikaḥ kuto 'nyo
loka-traye 'py apratima-prabhāva||

« Tu es le Père de ce monde, de ce qui se meut et de ce qui ne se meut pas; ce (monde) doit Te vénérer
et Tu (es) le suprême Guru; personne ne T‟égale; comment donc pourrait-il y avoir quelqu‟un qui soit
plus grand que Toi, même dans les trois mondes, O Toi, dont la grandeur est incomparable ! »

Ici, il est question de la relation père-fils et de la relation guru-śiṣya (maître-disciple). Kṛṣṇa est
considéré comme l‟homme qui n‟a pas son pareil et comme étant l‟homme supérieur que l‟on doit
vénérer. Dans la mesure où Arjuna est capable de l‟appréhender, il s‟agit donc d‟une attitude d‟intense
affiliation unitive à l‟Absolu,

[44] tasmāt praṇamya praṇidhāya kāyaṁ


prasādaye tvām aham īṣam īḍyam│
piteva putrasya sakheva sakhyuḥ
priyaḥ priyāyārhasi deva soḍhum ║

« C‟est pourquoi, m‟inclinant (devant Toi) et me prosternant (de tout) mon corps, je requiers Ta grâce,
O vénérable Seigneur; (c‟est tout à fait normal) que Toi, O mon Dieu, doive me supporter, comme un
père (supporte) son fils, comme un ami (supporte) son ami, comme un bien-aimé (supporte sa bien-
aimée). »

Dans des écrits tels que les Nārada Bhakti Sūtras (stances sur la dévotion composées par le Sage
Nārada), on considère que la bhakti (dévotion) se décline selon différents modes. Il y a, par exemple,
le dāsya bhāva (l‟attitude du serviteur), l’āśrita bhāva (l‟attitude de celui qui vient chercher refuge) et
le suhṛd bhāva (l‟attitude de l‟ami). Une bonne approche contemplative consiste à associer la personne
qui vénère et la personne qui est vénérée en une seule situation, car la dévotion ne peut s‟entendre
unilatéralement. Ainsi, bien qu‟elles ne soient citées que par Arjuna, les références qui sont faites ici à
la relation père-fils etc. sont tout à fait appropriées.

[45] adṛṣṭa-pūrvaṁ hṛṣito 'smi dṛṣṭvā


bhayena ca pravyathitaṁ mano me│
tad eva me darśaya deva rūpaṁ
prasīda deveśa jagan-nivāsa║

[46] kirītinaṁ gadinaṁ cakra-hastam


icchāmi tvāṁ draṣṭum ahaṁ tathaiva|
tenaiva rūpeṇa catur-bhujena
sahasra-bāho bhava viśva-mūrte||

340
(Page 504) « Je suis heureux d‟avoir vu ce qui n‟a jamais été vu par personne auparavant, et mon
mental est ébranlé par la peur; montre-moi cette forme-ci, O Dieu; faits-moi cette grâce, O Dieu des
dieux, O Refuge de l‟Univers; »

«Je veux Te voir exactement comme cela, avec un diadème, une masse et un disque en main; prends
cette même forme avec Tes quatre bras, O Toi Qui a des Milliers de Bras, O Toi dont la Forme est
universelle! »

Arjuna dit ici qu‟il est en même temps effrayé et joyeux. Tout dévot dans sa position doit définir une
ligne de démarcation entre l'image de l'Absolu qu'il peut supporter et ce qui est naturel à son propre
conditionnement antérieur. Peut-être qu‟un tempérament plus philosophique serait plus à même de se
rapprocher d‟une idée de l‟Absolu abstraite et inconditionnée. Cela dépend en grande partie du
tempérament et des conditionnements relatifs à chaque individu.

Etant donné le conditionnement qui lui est propre, Arjuna demande à voir la forme la plus
réconfortante pour lui et qui est celle de Viṣṇu à quatre bras. Il confesse en toute simplicité que la
multiplicité des bras et le caractère protéiforme de toutes les formes que Kṛṣṇa est capable d‟assumer
sont trop pour lui. Ici, la dévotion d‟Arjuna regagne donc de la stabilité.

śrῑ bhagavan uvāca|


[47] mayā prasannena tavārjunedaṁ
rūpaṁ paraṁ darśitam ātma-yogāt|
tejomayaṁ viśvam anantam ādyaṁ
yan me tvad-anyena na dṛṣṭa-pūrvam||

« Kṛṣṇa dit:
Par faveur pour toi, O Arjuna, je t‟ai montré Ma forme suprême grâce au yoga qui appartient au Soi,
cette forme est faite de lumière, elle est universelle, elle est illimitée, elle est première et jamais
auparavant elle n‟avait été montrée à quelqu‟un d‟autre que toi. »

Au cours de cette section de trois stances (47 à 49), Kṛṣṇa examine la nature de la vision; il la livre
dans ses propres termes, donne son point de vue et ajoute, comme il l‟a déjà dit et comme il le répètera
encore, que cette vision est de très loin supérieure à ce qu‟il est possible (de voir) à travers les Vedas,
les sacrifices, les études, les dons, les rituels et l‟austérité. (Page 505) C‟est une vision de l‟Absolu qui
est à son apogée en ce que pour la première fois elle est réévaluée et mise à jour par Kṛṣṇa lui-même.
Il souligne la suprême valeur de cette vision et reprend sa forme humaine ordinaire.

Dans cette stance, le terme ātmayogāt (par le yoga relevant du Soi) fait référence au caractère distinctif
de cette vision selon Kṛṣṇa, et nous devons l‟interpréter en considérant également les
qualificatifs mahātman (grande Âme) et yogeśvara (maître-yogi) que l‟on trouve dans ce chapitre et à
d‟autres endroits. On évalue plus directement ce qu‟est l‟Absolu si on le conçoit en fonction du Soi,
vérité qui a déjà été énoncée au X, 15.

La faveur qui est accordée à Arjuna, c‟est de pouvoir se mettre à la place du propre Soi de Kṛṣṇa, ce
qui l‟aide à avoir une vision supérieure à toutes les autres approches. Ātmayogāt (par le yoga relevant
du Soi) est une nouvelle approche, et elle diffère des approches théologiques et cosmologiques
habituelles.

[48] na veda-yajñādhyayanair na dānair


na ca kriyābhir na tapobhir ugraiḥ│
evaṁ rūpaḥ śakya ahaṁ nṛloke
draṝṣṭuṁ tvad-anyena kuru-pravīra║

341
“Dans le monde des hommes, ni par les Vedas, ni par les sacrifices, ni par l‟étude, ni par la charité, ni
par les rituels, ni par une stricte ascèse, il n‟est possible à quiconque excepté à toi de Me voir sous
cette forme, O Héro des Kurus (Arjuna). »

Ici, la référence à nṛloka (le monde des hommes) concède que normalement la vision qui est décrite
jusqu‟ici n‟est pas accordée aux hommes. Grâce à Kṛṣṇa seul Arjuna a le privilège de cette unique
faveur. Ceci met en évidence cette vérité que connait si bien la spiritualité indienne et selon laquelle
aucune connaissance n‟est valide s‟il n‟y a pas de guru.

Une véritable vision de l‟Absolu ne peut venir que lorsque les contreparties se compensent, l‟une des
contreparties étant le disciple, et l‟autre le maître. Etant essentiellement dialectique, on ne peut
atteindre la sagesse absolutiste avec un argumentaire unilatéral, avec une ratiocination ou des formes
de raisonnement érudit, ni avec aucune autre méthode unilatérale; pour ce qui est de la vérité sur la
sagesse contemplative, tous manquent leur objectif.

(Page 506) Comme la Gῑtā le répète inlassablement, ceci souligne encore davantage, comme nous le
verrons plus tard à la stance 53 que, jusqu‟à présent, les manières communément reconnues
d‟approcher la sagesse n‟atteignent pas le point culminant dont il est question dans la doctrine
finalisée de la Gῑtā.

[49] mā te vyathā mā ca vimūḍha-bhāvo


dṛṣṭvā rūpaṁ ghoram īdṛṅ mamedam|
vyapetabhiḥ prīta-manāḥ punas tvaṁ
tad eva me rūpam idaṁ prapaśya ||

« Ne sois pas effrayé, ne soit pas troublé pour avoir vu Ma si terrible forme; libéré de ta crainte,
l‟esprit apaisé, regarde de nouveau cette forme qui est la Mienne (à présent). »

Cette stance réconforte Arjuna, mais elle reconnait catégoriquement que la forme terrible n‟était pas
adaptée au contexte humain ordinaire. Il y avait là une caractéristique dure et spéciale qui, selon
Kṛṣṇa, appartenait peut-être au contexte de la guerre dans laquelle Arjuna était impliqué. Kṛṣṇa aurait
peut-être évité de se montrer sous une si terrible apparence si les difficiles conditions liées à la guerre
n‟avaient rendu nécessaire cette vision qui dans le même temps était quelque peu anormale. En outre,
Kṛṣṇa suggère indirectement que les visions et les états d‟ecstase proprement dits relèvent du domaine
d‟une psychologie anormale. La remarque faite sur le monde des hommes à la stance précédente
semblerait aller dans le sens de cette interprétation.

Selon Śaṅkara, l‟expression tad eva me rūpam (cette même forme qui est la Mienne) désigne la forme
de Viṣṇu à quatre bras. Dans son introduction à la Gῑtā, Śaṅkara considère que Viṣṇu, fils de
Vāsudeva, est venu au monde pour préserver l‟ordre et protéger les valeurs brahmaniques. De notre
côté nous ne voyons pas pourquoi, en l‟absence d‟une quelconque référence au fait de revenir à la
forme non-humaine de Viṣṇu à quatre bras, on devrait donner une telle interprétation. A la stance 51
nous constatons qu‟Arjuna se réfère à mānuṣam rūpam (la forme humaine), et c‟est cette forme-là qui
devrait normalement être l‟antécédent de cette référence-ci.

La prédilection de Śaṅkara pour les Purāṇas (légendes religieuses) l‟a sans doute conduit à amener la
forme de Viṣṇu à quatre bras dans un contexte où elle est absente et injustifiée. Cette attitude de la part
de Śaṅkara s‟accorde bien avec son indulgence pour le système de caste et avec le fait qu‟il ferme les
yeux sur les injustices qu‟il induit, choses que nous avons déjà eu l‟occasion de remarquer.

(Page 507) Même si elles devaient s‟avérer juste, le fait qu‟il soit fait référence à Vāsudeva en tant que
personnage historique, et à Kṛṣṇa qui est né comme avatār (incarnation d‟un être supérieur) de Viṣṇu,
sont des questions qui ne sont d‟aucun intérêt à l‟homme moderne qui veut plonger dans les racines de
l‟enseignement de ce livre universel qu‟est la Gῑtā. Auparavant, à la stance 17, nous avons déjà

342
remarqué que la théorie Bhāgavata du vyūha et le concept Purāṇique des dix avatārs sont tous deux
étrangers à la Gῑtā.

saῆjaya uvāca|
[50] ity arjunaṁ vāsudevas tathoktvā
svakaṁ rūpaṁ darśayāmāsa bhūyaḥ|
āśvāsayāmāsa ca bhītam enaṁ
bhūtvā punaḥ saumya-vapur mahātmā||

« Saῆjaya dit :
S‟étant ainsi adressé à Arjuna, Vāsudeva (Kṛṣṇa) se montra de nouveau sous sa propre forme, et cette
grande âme reprenant une forme bénigne, le consola, lui qui était terrifié. »

Les paroles de Saῆjaya servent en quelque sorte à refermer la parenthèse qu‟a été la terrible vision qui
avait été introduite dans la Gῑtā pour satisfaire aux dures exigences d‟une situation de guerre. Saῆjaya
ne réapparaîtra plus qu‟à la fin du livre.

arjuna uvāca|
[51] dṛṣṭvedaṁ mānuṣaṁ rūpaṁ
tava saumyaṁ janārdana|
idānīm asmi saṁvṛttaḥ
sa-cetāḥ prakṛtiṁ gataḥ||

« Arjuna dit :
En voyant cette forme où Tu apparais sous des traits humains, O Janārdana (Kṛṣṇa), je retrouve mon
calme, mon mental revit et revient à son état naturel. »

A partir de cette stance et jusqu‟à la fin du chapitre, on ne voit aucune exaltation liée à la vision; Kṛṣṇa
et Arjuna poursuivent leur dialogue, se tenant, pour ainsi dire, dans les coulisses.

(Page 508) L‟expression sacetāḥ (ayant regagné l‟activité de mon mental) nous laisse supposer
qu‟Arjuna a récupéré des séquelles excessives laissées par cette vision qu‟il n‟avait pu supporter. Il est
conscient de sa propre personnalité et des relations normales (qu‟il doit avoir) en tant qu‟homme vivant,
intelligent et responsable.

śrῑbhagavān uvāca|
[52] sudurdarśam idaṁ rūpaṁ
dṛṣṭavān asi yan mama|
devā apy asya rūpasya
nityaṁ darśana-kāṅkṣiṇaḥ||

« Kṛṣṇa dit :
A vrai dire, cette forme qui est Mienne et que tu as vue est très difficile à voir; même les dieux
aspirent encore à voir cette forme. »

En disant que même les dieux aspirent à la vision qu‟Arjuna, simple humain, a eu le privilège de voir,
le statut de l‟Absolu constituant cette vision est élevé bien au-dessus du niveau de la religion et du
contexte religieux. Nous devons considérer qu‟il est de l‟ordre d‟un très haut mysticisme ou d‟ordre
contemplatif.

L‟expression nityam (à jamais, toujours) sous-entend que les dieux ne peuvent jamais atteindre une
vision si élevée, même s‟ils devaient attendre pour l‟éternité. Cette vision est donc totalement
extérieure au contexte théologique auquel appartiennent les dieux.

[53] nāhaṁ vedair na tapasā

343
na dānena na cejyayā│
śakya evaṁ-vidho draṣṭuṁ
dṛṣṭavān asi māṁ yathā║

« Ni par les vedas, ni par l‟ascèse, ni en pratiquant la charité, ni en offrant des sacrifices, on ne peut
Me voir sous la forme où tu M‟as vu. »

Cette stance répète ce qui a été dit stance 48 et rejette catégoriquement toute possibilité d‟approcher
cette vision de l‟Absolu par des méthodes religieuses du type de celles qui ont été énumérées.

[54] bhaktyā tv ananyayā śakya


aham evam evaṁ-vidho 'rjuna│
jñātuṁ draṣṭuṁ ca tattvena
praveṣṭuṁ ca parantapa║

(Page 509) «Mais par une dévotion sans partage, O Arjuna, on peut Me connaître, Me voir, et en
théorie on peut pénétrer en Moi, O Parantapa (Arjuna). »

Ici, sans ambiguïté, Kṛṣṇa nous indique une méthode qui non seulement permet de réussir à coup sûr
de réaliser toutes les implications de cette vision, mais aussi de comprendre toute son importance.
Cette stance aborde la doctrine centrale de la Gῑtā, théorie qui est exposée de diverses façons à travers
l‟œuvre et dont la forme familière est « (et) même tu M‟atteindras ».

Le but qu'il s'agit d'atteindre ici a des conséquences d'une nature absolutiste qu'il serait erroné de
méconnaître. Dans ces exemples une identité ou une unité d‟une nature aussi approfondie que celle
qu‟il y a entre la personne en quête d‟Absolu et la sagesse de l‟Absolu, est toujours sous-entendue. En
aucun cas ces références ne désignent les diverses et médiocres formes de bhakti (dévotion) qui
consistent essentiellement à battre les cymbales, faire sonner les cloches et répéter des mantrams
(paroles sacrées) comme des perroquets. Mais, bien sûr, dans la mesure où elles se substituent à
d‟autres qui sont pires, ces pratiques sont justifiées!

L‟expression ananyayā (à l‟exclusion de toute autre) qui était citée au VIII, 22 et au IX, 22, sert à
garantir cette nécessaire relation bipolaire pour le type supérieur de dévotion dont il est question ici.

La référence à tattvena (selon les principes) aborde également une autre condition préalable nécessaire
à établir une relation correcte avec l‟Absolu, on insiste aussi sur cette condition aux IV, 9, VII, 3, et
XVIII, 55, et il faut la considérer comme faisant partie de la doctrine finale de la Gῑtā.

L‟idée qui consiste à pénétrer dans l‟Absolu comme nous l‟indique le verbe praveṣṭum (entrer dans)
est aussi un type d‟expression que privilégie la Gῑtā. Atteindre, aboutir à, ou entrer dans l‟Absolu ne
peuvent que suggérer une forme d‟unification entre le sujet et l‟objet, et entre la personne qui rend un
culte et celle qui le reçoit. Lorsque Kṛṣṇa dit que tel ou tel dévot lui est cher et qu‟il L‟atteindra
certainement, c‟est de cette même sorte d‟union dont il est question.

Ainsi, si Arjuna pouvait établir ce type particulier d‟affiliation bipolaire qui fait partie, comme nous
l‟avons dit de la doctrine finale de la Gῑtā, alors Kṛṣṇa lui promet plus qu‟une simple vision.

(Page 510) [55] mat-karma-kṛn mat-paramo


mad-bhaktaḥ saṅga-varjitaḥ│
nirvairaḥ sarva-bhūteṣu
yaḥ sa mām eti pāṇḍava║

« Celui qui fait des actes qui sont Miens, lui pour qui Je suis Moi-même le suprême, lui qui Me
vénère, qui n‟a pas d‟attachement, qui est libre d‟inimitié envers toutes les créatures, celui-là
M‟atteint, O Pāṇḍava (Arjuna). »

344
Les différentes façons d‟approcher l‟Absolu sont ici résumées en guise de conclusion, elles font
référence à des thèmes déjà abordés dans les chapitres précédents, comme par exemple celui
du karma (action). La référence à bhakti (dévotion) ramène le sujet sur le présent chapitre et nous
conduit vers le chapitre suivant.

L‟expression matparamaḥ (M‟ayant Moi pour supérieur) est typiquement du style de la Gītā, de même
que maccittaḥ (leur mental relationnel étant en Moi) des VI, 14/ X, 9, et XVIII, 57 et 58. D‟autres
expressions telles que madgataprāṇa (leurs tendances vitales Me pénétrant) au X, 9 expriment
clairement ce que l‟auteur garde à l‟esprit lorsqu‟il doit faire appel à des expressions qui insistent de la
sorte. Pour bien saisir la théorie de la Gῑtā sous la forme envisagée par l‟auteur, il est important de bien
comprendre l‟intime relation bipolaire qu‟il y a entre les facteurs dans chacune des situations.

La référence à nirvairaḥ (sans inimitié) semble casser l‟esprit de l‟ensemble de ce chapitre qui était
plutôt axé sur l‟apologie de la guerre et qui allait même jusqu‟à recommander de tuer les ennemis.
Mais si nous tenons compte du fait que, comme nous l‟avons expliqué, cette vision n‟était qu‟une
parenthèse, et si nous nous rappelons que l‟enseignement de la Gῑtā prévoit de se dérouler plus
normalement par la suite, cette référence à l‟absence d‟inimitié devient intelligible. En la considérant
en même temps que cette autre expression saṅgavarjitaḥ (libre d‟attachements) nous nous apercevons
qu‟elle est traitée à un niveau de contemplation normale.

Ces deux références compensent toute l‟importance excessive qui avait été accordée aux durs et
nécessaires aspects de l‟Absolu qu‟Arjuna, ou tout autre étudiant de la Gῑtā, peut encore avoir à
l‟esprit. La dure nécessité a été prise en compte et on lui a accordé la place qui lui revient au sein de
cette vision extrêmement réaliste qui ne pouvait ignorer les faits avérés du mal qui forment la
contrepartie inévitable d‟une existence qui s‟inscrit dans une perspective exhaustive et unitive.
L‟existence n‟étant pas toujours difficile, le reste de la Gῑtā se poursuit sur un mode normal.

(Page 511) Dans le chapitre suivant nous aborderons la question de la Contemplation Unitive de
l‟Absolu.

ity śrῑmad bhagavadgῑtāsupaniṣatsu brahmavidyāyām


yogaśastre śrῑkṛṣṇārjuna samvāde
viśvarūpadarśanayogo nāmai ‘kādaśo ‘dhyāyaḥ ||

«Ainsi s‟achève dans les Upaniṣads des chants de Dieu, dans la Science de la Sagesse de l‟Absolu,
dans le Dialogue entre Śrῑ Kṛṣṇa et Arjuna, le onzième chapitre intitulé „Vision Unitive de
l‟Absolu‟. »

345
CHAPITRE XII

DEVOTION UNITIVE ET CONTEMPLATION

Bhakti Yoga

(Page 512) Dans la dernière partie du précédent chapitre nous avions déjà abordé la discussion sur la
dévotion dans ses grandes lignes. Ici, Arjuna soulève un sérieux doute quant à la possibilité qu‟il y ait
deux sortes de dévotion induites par ce que jusqu‟à maintenant nous avions simplement appelé bhakti
(dévotion).

Nous savons que dans la tradition rationaliste, hétérodoxe ou bouddhiste, on discréditait grandement la
bhakti (dévotion) à un dieu personnel. La Gῑtā étant à la fois une réévaluation des tendances
orthodoxes et une réévaluation des tendances hétérodoxes de la spiritualité qui recouvrent en même
temps les aspects rationnels et les aspects émotionnels, elle doit clarifier l‟importance qu‟elle donne au
rôle de la dévotion dans le progrès spirituel de l‟aspirant à la sagesse. De plus, la diversité des relations
bipolaires que dans la Gῑtā on appelle dévotion, s‟accorde davantage à une discipline contemplative
qu‟à un culte religieux.

Au XI, 48 et 53, nous avons vu que les plus familières des approches à la dévotion ont été réévaluées
ou rendues caduques. Le II, 42, 43, 44 et 46 jetait un discrédit sur le Védisme en général. En tant que
divinité à vénérer Brahmā a été évincé au XI, 37. Par conséquent, il ne fait aucun doute que lorsqu‟on
fait référence à la dévotion dans ce chapitre, il ne s‟agit pas des formes habituelles d‟upāsana (culte
dévotionnel rendu avec des rituels, des offrandes de fleurs etc.) ni même des formes populaires de
dévotion. Plutôt que le mot dévotion le mot contemplation s‟appliquerait plus particulièrement au type
de spiritualité de la personne dont il est question aux stances 13 à 19 inclue.

En outre, on représente le bhakta (dévot) comme une personne détachée, impassible, et pour qui
l‟objectif ultime demeure la sagesse, ceci nous est aussi indiqué à la stance 12 de ce chapitre. Ici, on
nous montre que l‟attitude du dévot offre les mêmes caractéristiques que celles du yogi, comme par
exemple un équilibre entre des opposés tels que plaisir et peine etc., comme nous le verrons aussi à
d‟autres endroits de la Gῑtā. La seule question qui sera discutée dans ce chapitre, question qui revêt
pour son auteur Vyāsa une importance particulière, c‟est celle qui consiste à faire la différence entre
un dévot qui considère l‟Absolu comme une personne, ce qui peut aller jusqu‟à concerner la
personnification d‟un principe, et un dévot qui voit l‟Absolu d‟une manière plus théorique ou plus
philosophique.

(Page 513) Ici, pour ce qui concerne le yogi, Kṛṣṇa vote clairement pour la (forme) personnelle, mais
par contre il y a dans ce chapitre des stances qui reconnaissent la supériorité d‟une personne capable
de contempler l‟Absolu d‟une manière philosophiquement plus abstraite, tâche encore plus difficile à
accomplir.

Dans ce dernier cas, les attributs de l‟Absolu doivent atteindre une certaine globalité. Il faut que les
éléments constitutifs forment un tout cohérent, que tous dans leur ensemble tendent ainsi à constituer
une valeur unique et que cette valeur soit contemplée en fonction de ses deux pôles. Comme nous
l‟avons dit, cette bipolarité est une voie mystique qui ne diffère pas de celle du yoga ou de la
contemplation. En pensant à l‟Absolu de façon impersonnelle, les rationalistes ne remplissent pas ces
conditions de manière consciente. Comme nous l‟indiquent les stances 3 et 4, si leur contemplation
remplit ces conditions, leur dévotion atteint un niveau supérieur. Par conséquent, le fait qu‟à la stance
5 la difficulté à laquelle est confronté un homme qui veut s‟affilier à l‟Absolu à travers de simples
abstractions soit mentionnée sur un ton contrit, n‟est que justice.

346
Mais le fait qu‟il soit fait référence à cette difficulté sur un ton apologétique n‟enlève rien à la
supériorité du statut qu‟il convient d‟accorder aux personnes qui peuvent s‟engager sur cette voie
difficile. En fait, à la dernière stance de ce chapitre-ci, Kṛṣṇa reconnait de nouveau cette difficulté et il
l‟admet sous la forme d‟une seconde pensée.

La Gītā est un yogaśātra, un livre raisonné sur la compréhension unitive, et bien qu‟une simple
approche théiste ne relève pas de son champ d‟application, comme nous l‟avons remarqué, son schéma
général admet un certain montant d‟anthropomorphisme. C‟est toujours la personne de Kṛṣṇa qui
représente l‟Absolu, et étant donné que la technique du yoga implique qu‟il y ait des contreparties et
que l‟une d‟elles est toujours une personne, celle du dévot, le fait que l‟on représente l‟Absolu comme
une personne ne devrait en aucun cas paraître incohérent.

Par conséquent, dans le contexte du yoga, l‟élément d‟anthropomorphisme qu‟induit la Gītā est
excusable. Néanmoins, contrairement à ce que certains de nos érudits contemporains ont affirmé, cette
posture ne relève pas du théisme. Il faut la considérer comme faisant inévitablement partie de la
technique qui permet de pratiquer la contemplation de l‟Absolu.

(Page 514) [1] arjuna uvāca│


evaṁ satata-yuktā ye
bhaktās tvāṁ paryupāsate│
ye cāpy akṣaram avyaktaṁ
teṣāṁ ke yoga-vittamāḥ║

« Arjuna dit :
Entre les dévots qui Te vénèrent toujours de façon unitive, et ceux encore (qui méditent sur)
l‟Impérissable et le non-manifesté; (dis-moi) donc lesquels connaissent le mieux le yoga? »

Le mot evam (donc) qui commence cette stance sert à nous renvoyer à la dernière stance du chapitre
précédent où il s‟agissait pour une personne de s‟en remettre pour ses actes à une entité suprême.

Traditionnellement, la bhakti (dévotion) est associée au culte des dieux de la mythologie ou au culte
des idoles, particulièrement en Inde. Comme nous l‟avons vu au XI, 43 où il était question du Père de
l‟Univers, le fait de concevoir un Dieu théiste n‟est pas étranger à la pensée indienne, mais on trouve
un théisme libéré des mythes et de l‟idolâtrie dans des religions comme la chrétienté et l‟islam.
Effectivement, certaines des religions vaiṣṇavites de l‟Inde confèrent à Viṣṇu un rang supérieur et une
position hypostatique semblables à ceux d‟un dieu théiste, mais de façon générale la pensée indienne a
tendance à approcher Dieu de manière plus ontologique à travers sa création-même.

Le Dieu que l‟on décrit au chapitre précédent ne peut s‟accorder au modèle d‟un bienveillant Viṣṇu tel
qu‟on l‟entendrait de façon théiste, même si en seconde analyse, Viṣṇu, que l‟on considère comme
rayonnant sur tous l‟univers, pourrait être associé à la vision qui a été présentée. Tel qu‟il se présente
lui-même dans cette vision, Kṛṣṇa le destructeur des mondes, pourrait difficilement s'inscrire dans les
limites du théisme proprement dit. Dieu ne dévore pas ses propres enfants, excepté dans le cas du dieu
grec Uranus. Mais en fait on doit considérer que ce dieu appartient davantage à la mythologie qu‟à la
théologie.

Ici, Arjuna pose une question précise qui sous-entend une subtile distinction entre une personne qui
médite sur un dieu personnifié et celle qui médite sur les aspects impersonnels de l‟akṣara
(l‟Impérissable) et l‟avyaktam (le Non-manifesté). Toutes deux appartiennent à part égale au contexte
du yoga, et ce n‟est que pour les comparer entre elles que cette question est posée, comme l‟indique
l‟expression yogavittamāḥ (les meilleurs des connaisseurs du yoga).

(Page 515) [2] śrī bhagavān uvāca│


mayy āveśya mano ye mām
nitya-yuktā upāsate│

347
śraddhayā parayopetās
te me yuktatamā matāḥ║

« Kṛṣṇa dit :
Ceux qui Me pénètrent par l‟esprit, qui méditent sur Moi unitivement, qui engagent toute leur ferveur
vers le Suprême, ceux-ci sont, à Mes yeux, ceux qui sont les plus unitivement en harmonie avec le
yoga. »

Dans la réponse de Kṛṣṇa, nous trouvons deux expressions qu‟il est important de relever. Bien que les
deux cas dont il est question concernent tous deux des yogis, ce qui distingue les premiers c‟est qu‟ils
sont mayy aveśya manaḥ (ayant l‟esprit entré en Moi / leur esprit M‟ayant pénéntré). Nous avons déjà
discuté de la façon dont il fallait comprendre cette pénétration. Il s'agit de la nécessité d'une réciprocité
bipolaire. L‟autre terme qui distingue ce premier groupe est le mot śraddhā (ferveur, foi) que l‟auteur
prend soin de moduler sur le champ en la qualifiant de parayā (appartenant au Suprême). Aux yeux de
l‟auteur, une simple dévotion religieuse envers un objet ne remplirait pas cette condition. La foi doit se
référer à quelque chose qui est au-delà. Nous voyons donc qu‟il y a pour ainsi dire une circulation à
double sens entre le dévot et la personne qui est l‟objet de la dévotion, c‟est sur cet échange que l‟on
va insister tout au long de ce chapitre sur la dévotion et la contemplation.

Quand l‟idée que l‟on a de la personne d‟un Dieu devient plus vague ou plus théorique, il faut la
compenser par une foi plus fervente. Lorsque, grâce à une interprétation plus philosophique, cette foi
atteint un niveau supérieur, le concept qui est à l‟autre pôle doit gagner en précision dans ses grandes
lignes. Par conséquent, bien qu‟il semble ici que Kṛṣṇa vote clairement en faveur d‟une affiliation à un
Dieu personnel, au fur et à mesure que nous avançons dans ce chapitre cette affiliation sera complétée
par d‟autres considérations au point que nous en serons bouche bée. La véritable image que la Gītā
veut donner de l‟Absolu semble être une image qui n‟est ni personnelle, ni totalement impersonnelle.

Cette façon de voir est particulièrement justifiée à la dernière stance de ce chapitre où toutes les autres
personnes qui pensent simplement à une valeur que l‟on y qualifie de dharmyāmṛtam (une valeur
éternellement juste) et qui n‟est pas nécessairement personnelle, sont considérées par Kṛṣṇa comme lui
étant extrêmement chères.

(Page 516) [3] ye tv akṣaram anirdeśya


avyaktaṁ paryupāsate|
sarvatra-gam acintyaṁ ca
kūṭastham acalaṁ dhruvam║

[4] sanniyamyendriya-grāmaṁ
sarvatra sama-buddhayaḥ|
te prāpnuvanti mām eva
sarva-bhūta-hite ratāḥ║

“Mais ceux qui méditent sur l‟Impérissable, l‟Indéfinissable, le Non-manifesté, l‟Omniprésent et Celui
qui Transcende la Pensée, Celui qui est Fermement Etabli, l‟Immuable, le Constant,

ayant restreint tous les agrégats sensoriels, considérant tout avec équanimité, intéressés par le bien-être
de toutes les créatures, (ceux-là) M‟atteignent aussi. »

Ces stances décrivent l‟autre catégorie d‟aspirant spirituel qu‟Arjuna mentionne dans sa question.
Dans aucun des termes descriptifs qui sont énumérés il n‟est question d‟un Dieu personnel.

Cependant nous constatons que le verbe upāsana (méditent sur) s‟applique également à ce type
d‟aspirant et au dévot d‟un Dieu personnel. Il doit donc avoir une connotation plus pure que lorsqu‟on
l‟emploie dans le contexte d‟un simple culte traditionnel. Ici nous avons à faire à un philosophe dont la
vision, tout en étant théorique et abstraite, s‟accompagne d‟une attitude personnelle impliquant les

348
qualités énumérées à la stance 4, comme par exemple les buddhayaḥ (ceux qui considèrent tout avec
une compréhension égalisatrice). Les contreparties induites par l‟état d‟esprit de cette personne sont,
premièrement, une juste perspective philosophique de l‟Absolu et, deuxièmement, une attitude
généreuse et ouverte d‟une vie libre et joyeuse parmi ses compagnons de vie.

Comme le souligne Śaṅkara, il convient ici de prendre upāsana (méditent sur) au sens large. Il écrit:
cela «consiste à approcher l‟objet d‟adoration en le contemplant selon les śāstras (textes révélés) et à
rester longtemps fixé sur le même courant de pensée (continue) comme le ferait un filet d‟huile qui
s‟écoule ».

(Page 517) Lorsque l‟on considère unitivement les deux aspects de la vie personnelle de l‟aspirant
décrit dans le second cas, on peut difficilement contester qu‟il atteigne un statut spirituel au moins égal
à celui de n‟importe quel bhakta (dévot) qui pourrait correspondre au premier type d‟aspirant. Les
deux types ont tendance à se fondre lorsqu‟on les conçoit comme il se doit à la lumière de ce yoga que
l'on désigne tout spécifiquement à la stance 20 par le terme yathoktam (comme cela a été indiqué). Si
ces deux cas étaient correctement compris il ne resterait plus rien qui nous ferait choisir l‟un plutôt que
l‟autre.

[5] kleśo 'dhikataras teṣām


avyaktāsakta-cetasām│
avyaktā hi gatir duḥkhaṁ
dehavadbhir avāpyate║

« Pour ceux qui concentrent leur mental relationnel sur le Non-manifesté, la difficulté est plus grande
car la voie du Non-manifesté est très difficile à atteindre pour la personne incarnée dans un corps. »

Dans cette stance Kṛṣṇa ne répond pas directement à la question d‟Arjuna. Prenant le ton de quelqu‟un
qui est désolé, il choisit plutôt de la contourner en privilégiant à ce moment-là la personne vénérant un
dieu personnel. C‟est au nom de kleṣa (la difficulté) et non au nom d‟une supériorité intrinsèque qu‟il
privilégie ce type du bhakta (dévot).

Tous les dévots sont d‟abord des êtres humains avant d‟être des yogis, et il y a des limitations liées à
l‟existence corporelle qui fixent une limite à l‟établissement d‟une relation effective avec l‟Absolu.
Selon son caractère, chaque personne doit tirer un trait entre les aspects transcendantaux et les aspects
immanents de l‟Absolu afin d‟atteindre ses propres objectifs de méditation continue. Ceux qui, par
leur éducation et à force d‟entraînement, sont capables de visualiser l‟Absolu de façon globale mais
néanmoins impersonnelle, sont très rares.

[6] ye tu sarvāṇi karmāṇi


mayi sannyasya mat-parāḥ│
ananyenaiva yogena
māṁ dhyāyanta upāsate║

[7] teṣām ahaṁ samuddhartā


mṛtyu-saṁsāra-sāgarāt│
bhavāmi na cirāt pārtha
mayy āveśita-cetasām

(Page 518) « Mais ceux qui Me vénèrent, en renonçant en Moi à toutes leurs actions, en Me
considérant comme le Suprême, en méditant sur Moi avec ce yoga qui exclut (toute autre chose),

Pour eux qui M‟ont pénétré mentalement, je deviens bientôt, O Pārtha (Arjuna), celui qui les arrachera
à cet océan de mort et de répétition cyclique des existences. »

349
De la stance 6 à la stance 12 nous avons un classement de personnes de tempéraments différents qui
doivent choisir parmi des alternatives telles que la connaissance, la pratique, la méditation, la
renonciation ou récolter le fruit de leurs actes etc… Ces possibilités nous sont données dans un certain
ordre et aux stances 6 et 7 nous avons le cas extrêmement rare d‟un yogi qui est capable de renoncer à
toute action en faveur de l‟Absolu. Ce type de yogi correspond à ce que nous indique le XVIII, 2.

Ici, le samnyasīn (celui qui renonce aux actions) représente une personne pleinement contemplative,
ou yogi, pour laquelle il n‟est pas question de faire quoi que ce soit. Ce qui caractérise son yoga, c‟est
qu‟il est ananya (sans aucun facteur externe) et qu‟il consiste à être pleinement absorbé dans l‟Absolu.
Dans un cas aussi extrême, on peut considérer que l‟Absolu proprement-dit est ce puissant élément qui
a la capacité de sauver la vie de la personne en l‟arrachant du contexte relativiste de la mort et
du saṃsāra (répétition cyclique des états vitaux) que l‟on compare ici à un océan parce que la
naissance et la mort sont comme la montée et la chute des vagues.

L‟expression mayyi āveśita cetasām (Ceux dont le mental est entré en Moi) s‟applique à ce type de
fervent dévot, et c‟est à l‟Absolu qu‟il est dévolu de prendre l‟initiative de le sauver comme cela est
indiqué ici. Il nous faut noter qu‟ici se rencontrent une dévotion sans faille et une espérance totale de
salut, les deux contreparties de l‟état de dévotion étant égalisées.

Un simple samnyāsin (celui qui renonce à l‟action) ne ressemble pas à un tyāgi (celui qui ne s‟attache
plus aux bénéfices des actions) car dans le second cas la renonciation ne s‟applique qu‟au bénéfice
dérivé de l‟action, et non pas à l‟action elle-même.

La Gῑtā a répété à plusieurs reprises (II, 5 et 8; XVIII, 11) qu‟il est impossible de totalement
abandonner l‟action.

Ce qui fait que la Gῑtā est un traité philosophique, c‟est qu‟elle ne minimise jamais l‟importance des
aspects nécessaires de la vie. La référence à ce type de dévot extrêmement samnyāsin (renonçant) qui
peut être en même temps un pur méditant ou un pur contemplatif, nous est donné ici davantage comme
une exception que comme une règle; ce cas sert à nous indiquer l‟élément qui est en tête de la liste qui
va nous être donnée maintenant pour décrire d‟autres cas de rang inférieur.

(Page 519) [8] mayy eva mana ādhatsva


mayi buddhiṁ niveśaya│
nivasiṣyasi mayy eva
ata ūrdhvaṁ na samśayaḥ║

« Ne place ton mental qu‟en Moi, laisse ta raison supérieure entrer en Moi; après cela sans aucun
doute tu vivras en Moi. »

Après avoir cité dans les deux stances précédentes le cas rare du parfait dévot nous abordons
maintenant des cas de dévots de rangs inférieurs qui ne peuvent être aussi facilement sauvés. Nous
avons des instructions détaillées pour choisir entre les différents courants de discipline contemplative
que l‟on peut suivre. Et ceci jusqu‟à la stance 12.

Dans cette stance-ci, nous considérons le type suivant, le meilleur après le précédant. Il s‟agit de
quelqu‟un qui est capable de s‟en remettre mentalement à l‟Absolu et qui peut faire en sorte que sa
plus haute faculté de raisonnement pénètre l‟Absolu. Comme le reconnait l‟auteur dans la stance
suivante, il est clair que ce type d‟opération ou d‟ajustement est également difficile.

La bhakti (dévotion) sous-entendue dans cette stance implique un certain degré d‟unité entre la
personne qui rend un culte et la personne qui reçoit ce culte. Dans le domaine de la dévotion
ordinaire, cela est aussi rare.

350
[9] atha cittaṁ samādhātuṁ
naśaknoṣi mayi sthiram│
abhyāsa-yogena tato
mām icchāptuṁ dhañjaya║

« Si tu es incapable de fixer fermement tes pensées sur Moi, alors cherche à M‟atteindre au moyen de
l‟ascension unitive (yoga de la pratique) O Dhanaῆjaya (Arjuna). »

Nous arrivons maintenant à un type de dévot qui peut établir un degré d‟unité avec l‟Absolu à un
moindre niveau. Le terme sthiram (fixé) nous indique que ce type de dévot est hésitant, et que parfois
il laisse d‟autres intérêts et d‟autres activités accaparer son attention et son temps. Le remède que l‟on
recommande consiste à ramener l‟esprit vagabond vers l‟Absolu à chaque fois qu‟il s‟en échappe. La
nature de l‟entraînement dont il est question ici a été clairement expliquée au VI, 26.

(Page 520) [10] abhyāse 'py asamartho 'si


mat-karma-paramo bhava│
mad-artham api karmāṇi
kurvan siddhim avāpsyasi ║

« S‟il advient que tu n‟es pas non plus capable de pratiquer, alors devient une personne dont toutes les
actions M‟appartiennent, Moi le Suprême; car de la même façon, en agissant en M‟ayant Moi comme
objectif, tu atteindras la perfection. »

Maintenant, pour un homme dont la dévotion est encore plus faible, nous avons une alternative d‟un
niveau encore inférieur. On a donné diverses interprétations pour l‟expression matkarma
paramaḥ (celui dont toutes les actions M‟appartiennent parce que Je suis le Suprême). Abhinavagupta
pense qu‟elle inclut tous les actes de dévotions traditionnels. Comme nous l‟avons expliqué dans le
commentaire du XI, 55, cette expression est l‟une de celles qui sont spécifiques à la Gītā. D‟une part,
toute action qu‟un homme ne peut s‟empêcher de faire dans le cours normal des choses doit être
pensée dans son ensemble, et d‟autre part la totalité de cette action inévitable et nécessaire doit être
considérée comme appartenant au paramam (le Suprême) que représente l‟Absolu.

Ainsi mis sur un pied d‟égalité, le mal attaché au karma (action) est neutralisé par sa nécessité ou son
inévitabilité, et aussi par le fait qu‟il appartienne à l‟Absolu, parce que l‟Absolu est directement
responsable de tout le mal qui est lié à la nécessité et qui peut se trouver dans les actions. Comme le
dirait Rousseau, toute la nature est bonne. Et selon ce même principe, toute action nécessaire et
inévitable que l‟on met sur un pied d‟égalité avec l‟Absolu, ou que l‟on considère comme appartenant
à l‟Absolu, est libéré de toute souillure.

C‟est dans ce sens que l‟on doit comprendre l‟allusion à « Mon action ». L‟Absolu proprement-dit n‟a
pas de karma (action), mais l‟action inévitable, naturelle et nécessaire du dévot devient acceptable (aux
yeux) du Suprême dont on dit que le fait que le dévot soit en contact avec Lui absout le dévot (en tant
qu‟acteur) de tout le mal qui est dans ce karma (action).

Même si le dévot ne comprend pas l‟importance subtile de ce fait, on lui promet la même perfection
grâce à l‟alternative encore plus simple sous-entendue dans l‟expression madartham (en vue de Moi),
c'est-à-dire, « par amour pour Moi ».

[11] athaitad apy aśakto 'si


kartuṁ mad-yogam āśritaḥ│
sarva-karma-phala-tyāgaṁ
tataḥ kuru yatātmavān

351
(Page 521) «Et si tu n‟es pas non plus capable de cela, alors cherche refuge (pour toi personnellement)
dans Mon (Être) unitif, en renonçant aux bénéfices de toutes tes actions comme une personne qui
pratique la maîtrise du Soi ».

La stance précédente impliquait que toutes les actions nécessaires et contre nature étaient taillées pour
que d‟une certaine façon l'activité dans son ensemble soit conforme à la volonté du principe Absolu.
Ici on fait une concession supplémentaire au nom d‟une faiblesse qui rend une personne incapable
d‟éviter les fioritures inutiles lorsqu‟elle se livre à une activité naturelle.

Ce que l‟on recommande dans ce cas au dévot, c‟est d‟immerger totalement son individualité dans la
plus vaste individualité unitive de l‟Absolu, même s‟il ne peut que vaguement comprendre cet élément
sublime que l‟on appelle ici madyogam (Mon yoga, Mon Être unitif). Le Yoga qui s‟applique à
l‟Absolu est un terme vague et au mieux on peut le considérer comme une façon unitive de vivre en se
dédiant à l‟unité de l‟Absolu, là où les aspects nécessaires et contingents de la vie se fondent
indifféremment.

Ce qui se passe pour un dévot qui efface ainsi sa personnalité active, c‟est qu‟il ne cherche plus à
gagner quoique ce soit pour lui-même comme fruit de son activité. Par exemple, il pourrait très bien
entreprendre la culture d‟un champ, mais il ne cherchera pas à se mettre les produits de la vente dans
la poche et à les utiliser pour des distractions qui détourneraient son mental du Suprême ou Absolu.

Tout cela revient à dire qu‟il efface en lui l‟individualité égoïste qui l‟aurait conduit à obtenir des
valeurs objectivées comme gratifications personnelles. On doit comprendre karma
phala tyāga (renonciation aux bénéfices de l‟action) dans le sens où les fins et les moyens sont
compris unitivement parce qu‟ils appartiennent à l‟Absolu et qu‟ils sont dépourvus des intérêts
égoïstes qui auraient fait entrer en jeu les bénéfices.

niṣkāma karma (l‟action libre de passion) et karma phala tyāga (renonciation aux bénéfices de
l‟action) font toutes deux également référence à une des importantes théories de la Gītā qui a déjà été
citée au II, 47, et répétée au V, 12 et ailleurs. Pour certains commentateurs cela signifie qu‟un homme
ne devrait attendre aucun résultat des actions qu‟il entreprend. S'il y avait une totale disparité entre les
fins et les moyens, cela aboutirait à une absurdité. (Page 522) C‟est pourquoi, si dans notre vie l‟on ne
veut pas que cela nous conduise à des absurdités, le fait de renoncer au résultat ou au bénéfice des
actions devrait s‟interpréter dans le sens où l‟acteur exécute des actions dans l‟intérêt des actions elles-
mêmes, cette attention portée aux actions produit des résultats naturels. Au sein de cette relation
bipolaire qui existe entre les fins et les moyens, les désirs individuels et insatiables pour des plaisirs
qui sont extérieurs à l‟intérêt de l‟acteur pour l‟Absolu, n‟interfèrent pas comme des facteurs
perturbateurs tiers.

[12] śreyo hi jñānam abyāsāj


jñānād dhyānaṁ viśiṣyate│
dhyānāt karma-phala-tyāgas
tyāgāc chāntir anantaram║

« En effet la connaissance est mieux que la pratique; la méditation est supérieure à la connaissance; la
renonciation au bénéfice de l‟action est supérieure à la méditation Ŕ après la renonciation Ŕ c‟est la
paix (qui est supérieure). »

Les différentes possibilités qui étaient données de la stance 6 à la stance 11 étaient classées en raison
de leur facilité. Dans cette stance on nous indique un classement qui est fondé sur la supériorité. Qu‟un
homme rende un culte à une manifestation divine sous la forme de Viṣṇu ou celle de Rudra, ou qu‟il
soit capable de méditer sur l‟idée abstraite de l‟Absolu (sous sa forme) Non-manifestée, le dernier
critère avec lequel il faut comparer tous les dévots consiste avant tout à se poser la question de savoir
dans quelle mesure leur dévotion leur a procuré bonheur ou paix.

352
En les évaluant à partir du principe normatif de paix, il est possible de classifier et de ranger toutes les
formes de pratiques de dévotion ou de contemplation comme c‟est le cas ici.

Pratiquer la dévotion à l‟aveugle sans qu‟il y ait de connaissance ne peut qu‟être inférieur à une
dévotion guider par la connaissance. Il est donc légitime que l‟auteur ait donné la primauté à la
connaissance par rapport à la pratique. La pratique recouvre une assez grande variété d‟éléments qui
commence par le hatha yoga (un yoga qui est forcé et qui implique de sévères disciplines psycho-
physiques) et les pratiques rituelles et religieuses, pour aller jusqu‟au prāṇāyāma (contrôles des forces
vitales comme la respiration etc.) mentionné par Pataῆjali. Ici, même si l‟on considère la connotation
la plus respectable qui puisse être impliquée dans la pratique, comme c‟est le cas au VI, 26, le dévot
doit fournir un effort artificiel et mécanique pour ramener le mental sur l‟objet de la méditation. A
moins que l‟intérêt porté à l‟objet soit intelligent, l‟effort fourni pour constamment ramener le mental
(sur l‟objet) sera futile dans la plupart des cas. (Page 523) C‟est pourquoi c‟est à la connaissance que
revient la primauté ici.

De son côté, la connaissance ne peut être soutenue et concentrée pour un long temps sans interruption,
à moins qu‟il y ait cet élément d‟intérêt qui puisse lui donner (la fluidité) d‟un courant qui s‟écoule
comme de l‟huile, (fluidité de courant) qui est si souvent citée et qui distingue la méditation de la
simple pensée ou de la simple connaissance. Dans la dévotion, la condition liée à la bipolarité est
mieux remplie avec le dhyāna (méditation), c‟est pourquoi on lui donne la primauté sur la
connaissance.

Afin de maintenir une méditation constante et de lui éviter des distractions qui pourraient se
développer à n‟importe quel moment, on doit avoir la capacité d‟éliminer tous les facteurs qui sont
susceptibles d‟attirer le mental sur les chemins des désirs instinctifs. Ceci sous-entend qu‟il y ait une
certaine neutralité entre les moyens et les fins, c‟est ce qu‟implique l‟expression que nous avons déjà
expliquée, karma phala tyāgam (renonciation aux fruits de l‟action). Que ce soit sous la forme d‟un
simple abandon du seul bénéfice, ou sous la forme d‟une plus complète renonciation, comme cela est
sous-entendu dans les précédentes stances 6 et 7, l‟élément de renoncement à l‟intérêt personnel a une
grande importance pour établir cette valeur finale de la vie spirituelle qui conduit le dévot
contemplatif vers la paix et le bonheur. Ainsi, la renonciation est placée plus haut que la méditation
parce que c‟est par la renonciation que vient la paix.

Cette stance rapproche davantage le sujet de la dévotion de la discipline du yoga ou de la


contemplation telle qu‟elle est comprise dans les autres chapitres. Dans la Gῑtā, la dévotion et la
pratique ne doivent pas être confondues avec les indications que l‟on donne dans des textes tels que les
Nārada Bhakti Sūtras et les Yoga Sūtras de Pataῆali qui doivent être considérés comme étant des
darśanas (visions systémiques de la réalité) distincts les uns des autres et qui ont très peu en commun
avec la pure contemplation de l‟Absolu dont il est question dans ce chapitre. Ces darśanas ont été
réévaluées ici.

[13] adveṣṭā sarva-bhūtānāṁ


maitraḥ karuṇa eva ca│
nirmamo nirahaṅkāraḥ
sama-duḥkha-sukhaḥ kṣamī║

[14] santuṣṭaḥ satataṁ yogī


yatātmā dṛḍha-niścayaḥ│
mayy-arpita-mano-buddhir
yo-mad-bhaktaḥ sa me priyaḥ║

(Page 524) « Lui qui ne ressent pas de haine pour les créatures quelles qu‟elles soient, qui est amical et
qui a de la compassion, qui n‟a pas d‟esprit de possession (sentiment de ce qui est à lui), ni d‟égoïsme,
qui est égal dans la peine et dans le plaisir, qui pardonne,

353
Cet homme qui est unitivement discipliné (yogi), qui est toujours satisfait, qui a la maîtrise de lui-
même, qui est ferme dans sa résolution, dont le mental et la raison Me sont dédiés, lui, Mon dévot,
M‟est cher. »

La dernière section de ce chapitre, qui s‟étend de la stance 13 à la stance 19, décrit le bhakta (dévot)
idéal, c'est-à-dire celui qui se conforme au type contemplatif au sens où l‟entend la Gītā. Nous
remarquons tout de suite la différence qu‟il y a entre le dévot ordinaire que la plupart des gens ont à
l‟esprit, particulièrement en Inde, et celui que l‟on nous présente ici. Ce dévot-ci se distingue à peine
du mystique contemplatif, ou yogi. Le seul trait qui le caractérise c‟est que son naturel le porte à se
tenir en retrait. Il est du genre à vouloir qu‟on le laisse seul et en paix avec lui-même.

Ce type d‟homme n‟est vraiment pas celui que l‟on pourrait s‟attendre à voir se battre avec le zèle
qu‟il est demandé à Arjuna d‟avoir (au dernier chapitre). Au mieux il pourrait peut-être se conformer
au modèle d‟un Socrate combattant la cité-Etat d‟Athènes, image qui nous est rendue familière par
le Symposium de Platon.

Encore une fois, la différence de style et de perspective que l‟on constate ici ne peut se justifier qu‟en
considérant le fait qu‟au chapitre XI Kṛṣṇa n‟incitait Arjuna à faire la guerre que dans les seules
limites de la parenthèse formée par les paroles de Saῆjaya. Maintenant que la parenthèse de ce procédé
littéraire a été dûment fermée, et maintenant que, comme nous l‟avons remarqué, le style qui suit le
XI, 50 redevient le style normal de la Gītā, on peut comprendre que l‟attitude personnelle du dévot soit
plus tempérée. En outre, comme cela est indiqué à la fin de presque toutes les stances 13 à 19, cette
section ne fait pas référence à la bhakti (dévotion) comme à quelque chose que le dévot doit
activement cultiver de son côté, mais elle fait plutôt référence au fait que c‟est en se conformant à la
volonté de l‟Absolu que le dévot devient cher à l‟Absolu.

La référence à la stance 13 au fait de rester égal à soi-même devant la peine ou le bonheur ne relève
pas plus du bhakta que du yogi contemplatif. Comme le reconnait Arjuna au VI, 33, la caractéristique
principale du yoga de la Gῑtā réside dans le concept de sāmya (égalisation). Selon la définition
ordinaire du yoga qui nous est donnée au II, 48, le yoga proprement dit est fait de samatvam
(équanimité). Même au chapitre V dont le thème principal est la renonciation, nous constatons aux
stances 19 et 20 que cette même idée d‟équanimité ou d‟égalisation est dûment prise en compte. (Page
525) Ainsi, chez le yogi perfectionné, qu‟il s‟agisse d‟action, de renonciation ou de dévotion, elles ont
pour caractéristique commune l‟égalisation de deux contreparties, quelque soit la partie du chapitre où
elles sont discutées. Si nous gardons cela à l‟esprit, nous n‟avons pas vraiment besoin d‟ajouter d‟autre
commentaire pour le reste de la section (de la stance 13 à la stance 19 inclue).

[15] yasmān nodvijate loko


lokān nodvijate ca yaḥ│
harṣāmarṣa-bhayodvegair
mukto yaḥ sa ca me priyaḥ║

« Lui qui ne perturbe pas (la paix) du monde et (dont la paix) n‟est pas perturbée par le monde, et qui
est libéré de tout excès de joie, de haine et de crainte, lui aussi M‟est cher. »

Ici on parle de la neutralité et de l‟absence d‟exagération dont fait preuve le bhakta (dévot). Nous
savons que les Purāṇas (contes religieux) et la scène indienne en général laissent la part belle à une
émotivité exagérée, de ce que l‟on pourrait appeler « la Seigneurie du Seigneur » ou le « Kṛṣṇaïsme de
Kṛṣṇa » jusqu‟aux extases de joie, l‟horripilation ou les larmes, tous étant considérés comme de
la bhakti (dévotion). Les Gopis (gardiennes de vaches) de Brindavan se perdent elles-mêmes dans leur
amour pour Kṛṣṇa, ce qui est une autre forme de dévotion populaire qui en Inde relève du mysticisme
érotique. Mais même si de telles émotions peuvent être justifiées dans le contexte des légendes
religieuses ou Purāṇas, ces façons exagérées de pratiquer la dévotion ne sont pas du tout tolérées dans
la Gītā, comme cela est catégoriquement attesté dans l‟expression harṣāmarṣa-bhayodvegair
mukto (libre de tout excès de joie, de haine et de crainte).

354
De telles émotions trouvent tout naturellement leur place dans la littérature purāṇique de l‟Inde et dans
certains textes comme les Nārada Bhakti Sūtras et même dans les Yoga Sūtras de Pataῆjali où l‟on
considère que l‟ Īśvarapraṇidhāna (vénération d‟Īśvara) est une alternative au yoga. Néanmoins, dans
la littérature védāntique, des écrivains comme Śaṅkara dans sa Viveka Cūdāmaṇi (stance 31)
considèrent la bhakti (dévotion) comme une méditation sur le Soi.

La Gῑtā, de même que le Viṣṇu Purāṇa comme nous l‟indique Radhakṛṣṇan dans son texte
d‟Introduction à The Bhagavad Gῑtā (p.65), désapprouve donc tous les excès. (Page 526) le
Bhaktirātmānusaṃdhānam (la dévotion comme méditation continue sur le Soi) est aussi considéré
comme une définition dans la Bhakti Darśana (Réalité considérée comme une Dévotion) de la
Darśana Mālā (Guirlande de visions de la Réalité) de Nārāyaṇa Guru. Il ajoute en outre que
bhajatῑtiyadātmānambhaktirityabhidhiyate (du fait de méditer sur le Soi c‟est appelé une dévotion
(ou, cf. News letters : ce qui est de la méditation sur le Soi est considéré comme de la contemplation). Même si dans
leurs écrits sur la dévotion, Rāmānuja et Mādhva reconnaissent un dualisme entre la personne à qui on
rend un culte et la personne qui rend ce culte, ils donnent eux aussi une place importante à la sagesse
de l‟Absolu.

Même les écrivains modernes qui comme Radhakṛṣṇan accréditent l‟idée que la Gītā est un classique
religieux supportant le théisme, se méprennent sur le type de bhakti (dévotion) que représente ce
chapitre, et rendent hommage aux formes excessives de dévotion que l‟on trouve dans les Purāṇas et
dans le domaine du mysticisme érotique des bergères tombant amoureuses de Kṛṣṇa. Radhakṛṣṇa
admet lui-même que ce type de bhakti (dévotion) est plus naturel aux femmes. « D‟une manière
générale », « écrit-il, «les qualités spécifiquement associées à la bhakti, l‟amour et la dévotion, la
compassion et la tendresse, se trouvent davantage chez les femmes que chez les hommes. La bhakti
mettant l‟accent sur l‟humilité, l‟obéissance, la promptitude à servir, la compassion et l‟amour tendre,
et comme le dévot aspire à se soumettre, à renoncer à sa propre volonté et à vivre dans la passivité, on
dit qu‟elle est plutôt féminine par nature » etc ; (p. 61, Introductory Essay to The Bhagavad Gītā /
Texte d‟Introduction à la Bhagavad Gītā).

Quelque soit l‟importance de la place que ces formes de bhakti (dévotion) peuvent prendre dans les
légendes religieuses, nous pouvons dire avec certitude que la Gῑtā les désapprouve, ceci est
suffisamment mis en évidence dans ce chapitre et particulièrement dans cette stance qui condamne
toute forme d‟excitation et d‟exagération. De plus, nous avons dans cette stance un supplément de
définition de la bhakti qui nous indique que la dévotion ne doit pas se détacher du cours normal de la
vie de l‟homme, comme le ferait quelque chose qui le perturberait, que ce soit pour s‟y opposer, ou
pour l‟adoucir. Un vrai bhakta (dévot) gomme sa personnalité à tel point qu‟il ne laisse aucune trace
sur son entourage, et son entourage de son côté ne le remarque pas.

Pour ce qui concerne l‟Inde en tout cas, les formes ostentatoires de dévotion, particulièrement
lorsqu‟elles sont pratiquées collectivement, s‟expriment souvent en perturbant la vie sociale. Si l‟on en
juge par les descriptions qui en ont été faites, personne ne peut nier que, tel qu‟il a été relaté dans le
Bhāgavata, l‟amour des Gopis (bergères) pour Kṛṣṇa a provoqué une certaine agitation dans la vie des
simples gens du Bṛndāvan. Il nous suffit d‟imaginer que nous interrogeons Yaṣodha et quelques-uns
des paysans qui en étaient les maris pour comprendre si la bhakti des Gopis de Kṛṣṇa était ou non un
élément perturbateur pour le peuple! (Page 527) Par conséquent, on ne peut pas considérer que ce type
de dévotion puisse remplir les exigences mentionnées dans cette stance.

[16] anapekṣaḥ śucir dakṣa


udāsῑno gata-vyathaḥ│
sarvārambha-parityāgi
yo mad-maktaḥ sa me priyaḥ║

« Lui qui n‟attends aucune faveur, qui est propre, expert, qui est assis imperturbable, insouciant, qui a
abandonné toute initiative, lui, Mon dévot, M‟est cher. »

355
Les qualificatifs suci (propre, pur) et dakṣa (expert) ne laissent pas entendre la négligence ou le
laisser-aller qui est souvent toléré au nom de l‟altérité ou du mysticisme. Un homme de dévotion n‟est
pas imbibé de l‟état négatif de l‟inerte ignorance. Un contemplatif n‟a pas le profil d‟un clochard. La
Gītā condamne ici tout type de spiritualité qui n‟inclut pas en elle le fait d‟être conscient des détails
d‟une situation donnée sans lesquels personne ne pourrait être considéré comme étant un
dakṣa (expert), c‟-à-d., un homme de savoir-faire.

L‟expression sarvārambha-parityāgi (abandonnant toute initiative) signifie simplement qu‟il


n‟entreprend aucune action en tant qu‟agent conscient. Il ne participe à la vie qu‟à la façon d‟un bateau
qui suivrait le courant.

L‟expression anapekṣaḥ (qui n‟espère aucune faveur) nous indique son équilibre neutre, de même que
l‟autre terme udāsῑnaḥ (qui est assis impassible). Cette image qui représente un contemplatif peut
difficilement correspondre à ce que l‟on attend d‟un guerrier sur un champ de bataille.

[17] yo na hṛṣyati na dveṣṭi


na śocati na kāṅkṣati│
śubhāśubha-parityāgī
bhaktimān yaḥ sa me priyaḥ║

« Lui qui n‟exulte pas de joie ni n‟éprouve de l‟aversion, qui ne s‟afflige pas ni ne désire, et qui a
abandonné (à la fois) ce qui est bénéfique et ce qui est nuisible, cet homme doté d‟une grande dévotion
M‟est cher. »

śubhāśubha-parityāgī (qui a abandonné (à la fois) ce qui est bénéfique et ce qui est nuisible) élève
instantanément le dévot du simple niveau de la morale sociale jusqu‟au niveau qui est au-dessus des
simples vertus ordinaires, et le met en harmonie avec le mode de vie mystique des Upaniṣads. (Page
528) Il ne faut pas le confondre avec ce type de dévot prétentieux qui, comme le pharisien, prie en
public, ou qui met à son oreille une feuille du tulsῑ (ocymum basilicum, le basilic sacré de l‟Inde) qui a
été distribué sur l‟autel du temple pour bien montrer sa dévotion, dévot dont, selon Ramakṛṣṇan, il faut
se méfier.

[18] samaḥ śatrau ca mitre ca


tathā mānāpamānayoḥ│
śītoṣṇa-sukha-duḥkheṣu
samaḥ saṅga-vivarjitaḥ║

[19] tulya-nindā-stutir maunī


satuṣṭo yena kenacit│
aniketaḥ sthira-matir
bhaktimān me priyo naraḥ║

« Lui qui se montre égal envers l‟ami et l‟ennemi, qui reste aussi le même dans l‟honneur et le
déshonneur, dans le froid et le chaud, dans le plaisir et la peine, et qui est libre d‟attachement;

Lui pour qui l‟éloge et le blâme sont identiques, lui (qui agit) dans le silence, qui est satisfait quel que
soit ce qui lui arrive, qui n‟a pas de domicile fixe, qui est mentalement déterminé, lui, cet homme qui a
de la dévotion M‟est cher. »

Ces stances complètent la description du genre de contemplatif qui est recommandé par la Gītā. En
rassemblant toutes ces diverses qualifications on obtient le portrait d‟un homme qui est à la fois un
yogi et un bhakta (dévot).

356
En fonction du niveau auquel elles appartiennent, il y a d‟autres séries de stances qui font des
descriptions décrivant des types de spiritualités avancées (par exemple, II, 57 et suivantes; XIII, 6 et
suivantes; et XIV, 22 et suivantes). Nārāyaṇa Guru les cite lorsqu‟il parle des différents stades
de nirvāṇa (conscience pure ou absolue avec laquelle les désirs « s‟envolent » (blowing out)) dans le
dernier chapitre de sa Darśana Mālā (Guirlande de Visions de la Réalité), et des types gradés de la
même façon sont également mentionnés dans le Yoga Vāsiṣṭha (un recueil de textes sur le Védānta,
écrits sous forme d‟histoires abondamment illustrées que le Guru Vasiṣṭha raconte au jeune Rāma) où
les divers échelons sont appelés bhūmikās (bases ou étapes). (Page 529) Le lecteur intéressé tirerait
profit d‟une étude comparée de ces textes.

aniketaḥ sthira-matiḥ (n‟ayant pas de demeure stable, mentalement constant) est une autre de ces
expressions à deux facettes spécifiques à la Gῑtā. Le manque de constance / stabilité au sens physique
est aussitôt contrecarré par une loyauté constante à l‟idéal mental qui ici est l‟Absolu, et alors que le
dévot se sent chez lui au regard de l‟Absolu, il ne se préoccupe pas du lieu où son corps se trouve logé.
Toutes les tendances qui iraient vers une forme de spiritualité étroite, statique ou paroissiale, tendent à
être éliminées du fait de cette condition.

[20] ye tu dharmyāmṛtam idaṁ


yathoktaṁ paryupāsate│
śraddadhānā mat-paramā
bhaktās te 'tīva me priyāḥ║

« Mais ceux qui chérissent avec dévotion cette valeur immortelle et juste, comme indiqué, pleins de
foi, avec Moi pour Suprême, ces adeptes Me sont extrêmement chers. »

Ici, ce n’est pas du dévot particulier qui se conforme au schéma décrit dans les stances précédentes
dont il est question, mais d‟un groupe de personnes plus large et plus général qui, selon la Gῑtā, peut
être considéré comme remplissant les exigences d‟un très haut niveau de dévotion.

Le terme yathoktam (comme indiqué) fait sans doute référence à tous ceux qui ne sont pas concernés
par la section qui vient de se conclure. Si cette référence inclut les personnes qui étaient attirées par le
Non-manifesté et dont on parle à la stance 5, cela n‟est pas expressément notifié, mais le type de
contemplatif des stances 3 et 4 relève certainement de ce cas. Ensuite, l‟expression dharmyāmṛtam
idaṁ (cette valeur éternellement juste) nous indique ce dont il s‟agit ici. De toute évidence ce n‟est pas
d‟une personne dont il est question dans cette phrase. Quelques rares dévots peuvent considérer
l‟Impersonnel Non-manifesté comme une valeur immortelle qui ne viole pas les lois de l‟existence ou
les lois de l‟être. Un dévot de ce type se voit conférer un statut supérieur à tous les autres types dont il
a été question. Cependant, au XIV, 27, nous constaterons que cette valeur impersonnelle dont il est
question ici est assimilée à la personnalité absolutiste de Kṛṣṇa. Dans la Gῑtā, le concept d‟une valeur
éternellement juste est traité indifféremment personnellement ou impersonnellement.

(Page 530) La difficulté dont il est question à la stance 5 et qui s‟appliquent aux autres personnes ne
concerne pas le rare type de dévot dont il est question ici sous couvert de clore la discussion. Par cette
stance nous voyons que la Gῑtā ne se limite pas à l‟idée que seule la dévotion personnelle peut
conduire un homme à la plus haute forme de perfection. Si l‟on considère le VII, 17 où l‟on rend
hommage au sage, la perspective que nous avons envisagée n‟en devient que plus justifiée.

Les gens ont l‟habitude de faire référenc à la tête et au cœur comme s‟il s‟agissait de dire que ce qui
est gagné par la sagesse est enlevé au sentiment, ce qui sous-entendrait qu‟un même homme ne peut
être dans le même temps sage et bon ou dévoué. La maxime favorite de Swami Vivekananda qui le fait
contraster avec Śaṅkara et Buddha - avec le premier dans la mesure où celui-ci a la tête sage et avec le
second dans la mesure où celui-là a le cœur chaud - a influé sur les idées de plus d‟une génération
d‟adeptes du Védānta, à la fois en Inde et à l‟étranger. Mais à la lumière de ce chapitre-ci, nous devons
voir assez nettement que la dévotion qui induit la paix a son point de départ dans la sagesse et qu‟elle
s‟exprime essentiellement dans la renonciation, comme cela est indiqué au XII, 12.

357
Dans cette stance même, le terme matparamā (avec Moi comme Suprême) pourrait suggérer l‟idée
d‟un culte de la personne, mais dans la mesure où ce n‟est qu‟un qualificatif accessoire,
et upāsana (culte, adoration) concernant avant tout la valeur éternelle, cela semble justifier le fait que
nous supposons qu‟aucune question de personne n‟est directement impliquée ici. Par conséquent, en
dernière analyse, comme cela est notifié dans cette dernière stance, nous constatons que la Gītā
confère aux personnes qui ont une vision philosophique une place qui est encore supérieure à celle des
personnes qui conforment leur attitudes et leurs manières aux exigences de la dévotion.

ity śrῑmad bhagavadgῑtāsupaniṣatsu brahmavidyāyām


yogaśastre śrῑkṛṣṇārjuna samvāde|
bhaktiyogo nāma dvādaśo ‘dhyāyaḥ ||

«Ainsi s‟achève dans les Upaniṣads des chants de Dieu, dans la Science de la Sagesse de l‟Absolu,
dans le Dialogue entre Śrῑ Kṛṣṇa et Arjuna, le douzième chapitre intitulé „Dévotion Unitive et
Contemplation‟. »

358
CHAPITRE XIII

LA COMPREHENSION UNITIVE DE LA DISTINCTION ENTRE LE REEL ET LE PERCEPTUEL

Kṣetra-Kṣetrajῆa-Vibhāga Yoga

(Page 531) Ce chapitre porte sur l‟un des problèmes les plus difficiles qui soient, un problème qui n‟a
pas seulement déconcerté les philosophes et les psychologues, mais aussi les hommes d‟affaires
pragmatiques. Arjuna aborde la question avec trois paires de concepts; la première paire étant fondée
sur l‟idée de la prakṛti (nature) dont la contrepartie est le puruṣa (esprit) dans la philosophie du
Saṁkhya (rationalisme); la deuxième paire étant fondée sur le concept de ce qu‟on appelle ici le kṣetra
(le champ), c- à d., la réalité, et le kṣetrajῆa (la personne qui connait le champ), c‟- à d., la contrepartie
perceptuelle de la réalité; alors que dans la troisième paire qui relève davantage d‟un ordre
philosophique plus subtile, le jῆeyam (ce qu‟il convient de connaître) a sa contrepartie dans le
jῆānam (connaissance ou sagesse).

En premier lieu nous constatons que des concepts qui appartiennent à des branches de la connaissance
qui sont généralement très distinctes sont ici rassemblés pour être traités globalement dans le style
particulier qui s‟accorde au développement du thème de la Gītā.

On peut considérer que le champ et le connaisseur du champ relèvent du monde de l‟action; les
concepts de nature et d‟esprit relèvent de la réalité telle qu‟on la sous-entend dans la philosophie du
Sāṁkhya (rationalisme); et que ce qui doit être connu relèvent de l‟épistémologie, dont les problèmes
ne doivent pas être confondus avec ceux de l‟action ou de la nature.

Nous avons vu que des chapitres entiers ont déjà été dévolus à des sujets tels que le Sāṁkhya (chapitre
II), l‟action (chapitre III) et la sagesse (chapitre IV). Dans la mesure où on a déjà saisi l‟opportunité de
traiter ces sujets in extenso, on peut légitimement se demander pourquoi on reprend maintenant ces
sujets dans des paires relevant de chacun des contextes dans le but de les traiter ensemble et côte à
côte, dans un chapitre unique.

(Page 532) Les chapitres précédents ne faisaient référence à ces sujets que de manière préliminaire. Il
fallait construire une discussion étape par étape en dissipant les premiers doutes et en réduisant les
détracteurs au silence. Nous avons remarquez comment, au centre de l‟œuvre, aux chapitres VIII, IX
et X, la Gῑtā a exposé et expliqué sa propre version de ce que l‟on appelle précisément l‟adhyātma (ce
qui appartient au Soi, le principe du Soi, c‟- à d., la science du Soi). Nous avons remarquez que ce qui
faisait la particularité de ces chapitres centraux, c‟était le fait que l‟on maintenait dans la discussion
une parfaite neutralité entre l‟immanent et le transcendant. Le Soi était une valeur centrale autour de
laquelle le concept d‟Absolu était développé.

Cependant, à la fin du chapitre X, la discussion tendait à mettre l‟accent sur le fait que la preuve
objective de l‟Absolu était fondée sur ce qu‟on appelait les vibhūtis (valeurs exceptionnelles). Ces
valeurs spécifiques, bénéfiques et uniques prouvaient indirectement (l‟existence) de l‟étincelle
d‟Absolu que représentait chaque réalité particulière dans la catégorie qui était la sienne.

Nous devrions déduire du fait qu‟au XI, 1, Arjuna nous indique qu‟il n‟a plus du tout de moha
(confusion) que la Gῑtā en a fini avec les discussions théoriques portant sur l‟Absolu. Après avoir fait
cette déclaration il était naturel de supposer qu‟une simple discussion académique ou théorique sur la
science du Soi n‟avait plus d‟intérêt pour Arjuna. A la fin du chapitre XI, il ne se contente même plus
de la preuve indirecte qui se trouve dispersée dans le monde des valeurs à travers lequel il lui est
demandé de reconnaître le sceau de l‟Absolu.

Au chapitre XI il demande et obtient une vision directe qui est plus objectivée, cette vision est même
terrible. Dire qu‟elle est objective revient à dire qu‟elle est plus positive. Implicitement ou
explicitement, toute vision doit nécessairement impliquer un principe de dualité entre celui qui voit et

359
ce qui est vu. Ainsi, chapitre XI, nous constatons qu‟il y a déjà au une certaine dualité de traitement
qui se glisse nécessairement dans le style de la Gῑtā. Néanmoins, comme nous l‟avons déjà remarqué,
cela n‟est pas contraire au schéma que l‟auteur garde à l‟esprit.

Cette dualité de traitement devient de plus en plus prononcée au fur et à mesure que l‟on s‟éloigne du
centre de symétrie de l‟œuvre. Au chapitre XII, fondé sur la distinction entre l‟objet de dévotion et le
dévot, le représentant personnifié de l‟Absolu tend à devenir un pôle distinct par opposition au dévot
lui-même qui constitue l‟autre pôle, et il nous faut comprendre que la bhakti (dévotion) est
l‟instauration d‟une relation aussi étroite que possible entre ces deux pôles ou contreparties.

(Page 533) Par conséquent, étant donné que l‟on a parlé des contreparties en faisant une nette
distinction entre elles et en considérant qu‟on ne pouvait éviter de les traiter ainsi jusqu‟à présent, dans
ce chapitre il devient nécessaire pour l‟auteur d‟expliquer cette dualité unitivement pour qu‟il n‟y ait
aucun malentendu lorsque l‟on discutera de problèmes plus empiriques et plus pragmatiques tels que
ceux que nous verrons dans les chapitres ultérieurs. Bien que les couplages dont on discute ici
appartiennent à différentes branches de la pensée, ils se prêtent à la comparaison pour révéler la
méthode unitive sous-jacente qui a toujours été présente à travers la Gītā. C‟est le yoga. Le yoga est le
lien commun qui parcourt tous les chapitres.

Le sujet des chapitres précédents portait sur le yoga tel qu‟il résultait des compromis faits entre les
contreparties qui relèvent des aspects nécessaires de la vie, on peut considérer qu‟il était généralement
de caractère négatif. Mais maintenant que nous en arrivons à une discussion portant sur des valeurs de
la vie spirituelles plus positives, il convient de les exposer de façon plus « objective ». C‟est
exactement ce que nous constatons dans ce chapitre-ci. On peut dire qu‟il est centré sur jῆeyam- ce
qu‟il faut connaître. La relation qu‟il y a entre jῆānam (sagesse) et jῆeyam (ce qu‟il faut connaître) ou
entre le connaisseur et le connu, est une relation d‟une grande importance philosophique.

Afin de montrer la relation qu‟il y a entre le connaisseur et le connu, on associe ici deux autres paires
qui appartiennent à d‟autres branches de la sagesse et on les traite côte à côte. Ce qui doit être connu
est distinct de ce qu‟est la connaissance, exactement comme l‟esprit doit être distingué de la nature, et
le « connaisseur du champ » doit être distingué du « champ », ou comme le conceptuel doit être
distingué du réel.

Tous ont un principe épistémologique commun et c‟est ce que ce chapitre cherche à exposer et à
clarifier. Nous devons correctement comprendre l‟aspect nécessaire et l‟aspect contingent de la vie
avant de pouvoir les annuler l‟un l‟autre; nous devons les contrebalancer l‟un par l‟autre pour que,
grâce à la sagesse contemplative, la progression spirituelle soit positive et tende vers des valeurs de
plus en plus supérieures. Voici quel est le but de ce chapitre. C‟est à juste titre que les grandes valeurs
personnelles qui sont énumérées de la stance 7 à la stance 11 incluse, relèvent de ce chapitre parce
qu‟elles résultent de cette sagesse qui est positive tout en étant unitive. Cette sagesse est rendue
possible par la mise en équation d‟aspects du Soi tels que le perceptuel et le réel.

(Page 534) [0] 1 arjuna uvāca│


prakṛtiṁ puruṣaṁ caiva
kṣetraṁ kṣetrajñam eva ca│
etad veditum icchāmi
jñanaṁ jñeyaṁ ca keśava║

« Arjuna dit:
Nature et esprit; le champ et le connaisseur du champ; connaissance (sagesse) et ce qui doit être
connu; toutes ces choses, j‟aimerais les connaître, O Keśava (Kṛṣṇa). »

1. Afin que cette édition soit conforme aux autres, et pour suivre l‟exemple de certaines autres éditions, nous n‟incluons
pas cette stance d‟ouverture dans la numérotation; la raison en est que traditionnellement la Gītā est censée être composée de
700 stances. Si l‟on ajoutait cette stance, cela en ferait 701. Dans la mesure où par nature cette stance n‟est qu‟un simple

360
intitulé, et qu‟elle pourrait sans risque être omise sans que cela influe sur le thème, parce qu‟elle pourrait très bien avoir été
ajoutée après coup par quelqu‟un d‟autre que Vyāsa lui-même, le fait de l‟exclure peut peut-être se justifier.

Comme dans le chapitre précédent, Arjuna prend l‟initiative de poser cette question composite. En
théorie, il est déjà devenu un sage, mais, comme nous l‟avons déjà indiqué dans les remarques
préliminaires à ce chapitre, il s‟interroge encore sur certains aspects positifs de la sagesse. La
connaissance elle-même, en tant que sujet en propre, doit être comprise comme un tout systémique,
parce qu‟elle appartient précisément au corps de la sagesse philosophique. Le mot jῆeyam (ce qui doit
être connu) montre qu‟ici la connaissance n‟est pas présentée simplement de façon subjective, mais
plus consciemment, positivement ou objectivement.

śrī bhagavān uvāca│


[1] idaṁ śarīraṁ kaunteya
kṣetram ity abhidhīyate│
etad yo vetti taṁ prāhuḥ
kṣetrajñaḥ iti tad-vidaḥ║

« Kṛṣṇa dit:
Ce corps, O Kaunteya (Arjuna), on l‟appelle le champ, et ainsi, celui qui le connaît, ceux qui savent
l‟appellent le connaisseur du champ. »

(Page 535) Il y a deux définitions ici, une définition du champ, et l‟autre sur le connaisseur du champ.
Ce sont deux aspects du même Soi neutre ou central. Mais on les distingue, non pas pour mettre
l‟accent sur ce qui les distingue, mais plutôt pour aboutir à un concept unitive du Soi dont ils relèvent
tous deux. A des fins de discussion une dualité implicite est conservée presque jusqu‟à la toute fin de
l‟œuvre.

Cependant, avant que cette unité puisse-t-être établie, il y a deux concepts distincts, comme cela est
indiqué ici. Ceci explique l‟expression iti tadvidaḥ (ainsi l‟appellent ceux qui savent) car cette allusion
concerne de toute évidence des philosophes qui, comme les Sāṁkhyas (rationalistes), reconnaissent la
dualité entre matière et esprit, réel et perceptuel.

Néanmoins, la dualité de la philosophie Sāṁkhya a été pleinement réévaluée dans la Gītā, et les deux
aspects ont été rassemblés en un concept de l‟Absolu unitif. Cette tâche a été accomplie de manière
préliminaire au chapitre II et elle sera exposée plus en détails dans ce chapitre-ci.

Avec la connotation avec laquelle elle est employée ici, la référence au śariram (corps) conserve une
pointe de dualisme; elle est temporairement autorisée dans cette stance, mais elle sera modifiée dans la
suivante. Par conséquent, quand la première définition nous indique que le corps est le champ, nous ne
devons pas la prendre trop littéralement, même si on pourrait la considérer ainsi dans le contexte d‟un
simple Sāṁkhya non-réévalué. Dans un contexte compris de façon plus unitive, le champ forme la
contrepartie du connaisseur du champ. Avant qu‟ils puissent être interconnectés de façon plus unitive,
il doit y avoir quelque chose en commun entre le champ et le connaisseur du champ, entre le réel et le
perceptuel.

En termes de physiologie, un corps mort sur une table de dissection est très différent d‟un corps
vivant. Dans son livre Man the Unknown (l‟Homme cet Inconnu), le Dr. Alexis Carrell a reconnu cette
distinction. Considéré comme l‟un des pôles, ou contreparties, selon le point de vue de la
contemplation qui nous concerne au premier-chef dans un yoga śāstra (texte portant sur la
compréhension unitive), le corps vivant atteint le statut d‟une valeur personnelle relevant du Soi.

A la stance suivante où le champ et le connaisseur du champ doivent être considérés de façon plus
unitive, cette notion révisée du corps, si nous la gardons à l‟esprit, nous aidera à éviter beaucoup des
doutes tels que ceux que soulèvent dans le commentaire de Śaṅkara une série de questionneurs affiliés
à diverses écoles de philosophie. Pour prendre un exemple, Śaṅkara doit répondre à l‟accusation selon

361
laquelle le connaisseur du champ, qui correspond au puruṣa (esprit) de l‟école Sāṁkhya, deviendrait
un saṃsārin (une personne corrompue par des considérations mondaines) si on le considérait comme
un corps. (Page 536) Beaucoup de doutes semblables peuvent être éliminés ensemble, en bloc ou en
série, si nous ne considérons pas ce śarīra (corps) comme un simple corps physique, mais comme un
élément de valeur qui appartient au contexte de la contemplation. Comment cela est-il possible, cela
nous paraîtra plus clair au fur et à mesure que nous avançons.

[2] kṣetrajñaṁ cāpi māṁ viddhi


sarva-kṣetreṣu bhārata│
kṣetra-kṣetrajñayor jñānaṁ
yat taj jñānaṁ mataṁ mama║

« Et saches aussi que dans tous les champs Je suis celui qui connait le champ, O Bhārata (Arjuna); ce
savoir (qui porte sur la connaissance) du champ et sur le connaisseur du champ, selon Moi, c‟est celui-
ci qui est Le savoir. »

Cette stance contient ce qui à première vue pourrait sembler être une large généralisation de ce qu‟est
la nature de la vraie sagesse. Selon cette stance la sagesse consiste à correctement comprendre la
relation qu‟il y a entre le champ et le connaisseur du champ, ou entre le réel et le perceptuel. Même
des philosophes comme Bertrand Russell ont déclaré que cette relation touche un des problèmes les
plus difficiles de la philosophie. Cette relation est très difficile à saisir, et la méconnaissance qu‟on en
a mène à de nombreuses erreurs de jugement dans presque tous les secteurs de la vie intelligente de
l‟homme; beaucoup de ces erreurs ont des conséquences graves et désastreuses.

Au nom de la spiritualité les gens dorlotent ou torturent leur corps, espérant obtenir le salut ou la
sagesse. Un homme ne peut pas prendre un médicament pour la maladie d‟un autre. Cela semble assez
évident, pourtant de nombreuses doctrines religieuses sérieuses, comme les souffrances pour autrui,
pour lesquelles des gens sont prêts à être martyrisés, dépendent de ce même genre de confusion.
Récemment, ici même en Inde, nous avons vu comment le simple fait de changer le nom d‟une région
(qui est maintenant le Pakistan) a conduit à un génocide de grande ampleur. Bien que le communisme
et la démocratie aient de nombreux principes communs, on utilise ces noms pour attiser l‟esprit
belliqueux entre des nations très puissantes. Malheureusement, même les hommes intelligents qui
s‟adonnent aux valeurs spirituelles ne sont pas conscients que le faste et la fierté ne peuvent marcher
main dans la main avec la vraie spiritualité qui provient d‟une source supérieure. (Page 537) En
brûlant Jeanne d‟Arc ou en crucifiant le Christ, on n‟a pas tué la valeur spirituelle que chacun pouvait
représenter. Lorsqu‟on en vient aux guerres religieuses ou politiques, d‟intelligents politiciens parlent
encore d‟exterminer des races ou de réduire des religions à néant.

On ne peut attribuer au fils les péchés du père, et au cours d‟une guerre à grande échelle il y a aussi un
massacre à grande échelle de non-combattants innocents; ceci est aussi une tragédie et une injustice
qui découlent de cette même erreur. Dans ce cas-là, quand les gens souffrent d‟une massive psychose
de guerre, la haine est sollicitée à mauvais escient. Attendre de César ce que seul Dieu doit accorder
est une autre des absurdités que l‟on trouve dans la vie courante. Des proverbes tels que « mieux vaut
un tien plutôt que deux tu l‟auras » font référence à ce même type d‟erreur qui consiste à intervertir à
tort des valeurs du réel et du perceptuel. On pourrait multiplier ces exemples en partant des exemples
les plus courants de l‟existence humaine aux cas les plus graves.

Ce chapitre-ci cite certains des aspects de ce problème dans la mesure où ils nous conduisent vers le
concept d‟Absolu. C‟est le champ qui évolue, et non pas le connaisseur du champ. Et au-delà de ces
deux aspects, le concept d‟Absolu reste épargné par l‟une et l‟autre de ces considérations, comme cela
sera expliqué plus en profondeur au chapitre XV.

Du début jusqu‟à la fin la Gītā utilise une méthode sur deux voies parallèles ou méthode double, pour
que l‟on discute côte à côte du nécessaire et du contingent. Il y a une interaction subtile et une délicate

362
inversion d‟un des aspects de la nécessité avec sa propre contrepartie contingente, et d‟un aspect du
contingent avec sa propre contrepartie nécessaire; ils sont entremêlés, mais ils parcourent ensemble les
divers chapitres en échangeant des éléments subtils pour donner naissance aux valeurs unitives de la
contemplation. Ce qui fait de la Gītā, comme son nom « chant » l‟indique, un véritable hymne de la
dialectique.

Cette stance est peut-être la plus importante pour comprendre quelle est la clef de la philosophie de la
Gītā. La philosophie du Sāṁkhya (rationalisme) est ici réévaluée avec une grande subtilité, sans altérer
le cadre de référence de sa méthode et sans rejeter sa terminologie précise et détaillée. On peut
localiser cette délicate réévaluation dans les mots ca api (et aussi). Comme nous l‟avons déjà
remarqué aux stances VI, 9 et VII, 30, il semble y avoir une redondance, c‟est le cas également à
beaucoup d‟autres emplacements. Qu‟ils apparaissent ensemble ou séparément, ca (et) et api (aussi)
sont des termes que l‟on trouve utilisés dans des occasions beaucoup plus fréquentes que n‟importe
quel autre duo de termes dans toute la Gītā. (Page 538) Idéologiquement, l‟exemple que nous avons
déjà rencontré de la double injonction du VII, 7: « penses à Moi et combats », révèle ce même
traitement parallèle et simultané du contingent et du nécessaire.

Alors que les philosophes du Sāṁkhya (les rationalistes) considèrent le kṣetra (champ) et
le kṣetrajῆa (connaisseur du champ) comme distincts, ici il nous est demandé de les considérer de
façon plus unitive parce qu‟ils appartiennent à une valeur centralisée. Voilà en quoi consiste la
réévaluation qui, si nous passions à côté, signifierait que nous aurions perdu toute la signification de ce
chapitre.

Même dans les Upaniṣads nous sommes habitués à cette méthode unitive. Dans l’Īśa Upaniṣad (11 à
13) nous avons ce fameux passage qui insiste très clairement sur le fait qu‟il faut comprendre les
contreparties (connaissance et méconnaissance, devenir et non-devenir) conjointement, c'est-à-dire
unitivement.

L‟expression sarvakṣetreṣu (dans tous les champs) sous-entend ce délicat paradoxe auquel ne peuvent
échapper toutes les formes de raisonnement purement dialectique. Le terme connaisseur du champ
(celui qui le perçoit) suggère une unité, mais quand nous disons qu‟il se trouve dans tous les champs, il
semble alors indiquer qu‟il y a en même temps une multiplicité. Ainsi, dans cette affirmation, l‟unité
et la multiplicité, l‟élément isolé et la multitude, font délicatement contrepoids, ou sont opposés l‟un à
l‟autre comme s‟il s‟agissait qu‟ils se compensent l‟un l‟autre en faveur d‟une valeur purement
absolutiste. C‟est parce qu‟une valeur absolutiste émerge de cette compréhension unitive des deux
contreparties que la généralisation de la seconde ligne devient parfaitement justifiée, même si, comme
nous l‟avons dit, elle parait à première vue très globale. L‟Absolu est et ne peut être que le véritable
objet de la sagesse.

Du temps de Parménide on connaissait déjà ce genre de raisonnement dialectique, et les paradoxes de


Zénon font apparaître la même méthode. Mais nos philosophes contemporains ont eu tendance à
discréditer la philosophie présocratique, de même les grands piliers du monde intellectuel comme
Śaṅkara (qui dans leurs commentaires sont entrés dans des controverses mondaines) sont passés à côté
de la délicate méthodologie de la dialectique. Śaṅkara préfère utiliser un mode de raisonnement
conforme à des standards plus mécanistes ou plus formellement logiques. Cela l‟a souvent mis dans
des situations truffées de controverses dans les filets desquels le lecteur s‟empêtre sans qu‟il lui soit
vraiment possible de s‟en extirper. Bien que nous soyons d‟accords avec les conclusions de Śaṅkara,
la plus grande partie de son commentaire est ainsi rendu illisible par la façon dont il coupe les cheveux
en quatre. La douceur de la méthode socratique nous manque, et le pauvre critique (le pūrva pakṣin)
est souvent bien peu respecté entre les mains d‟un géant comme Śaṅkara qui l‟écrase avec sa
polémique.

(Page 539) [3] tat kṣetraṁ yac ca yādṛk ca


yad vikāri yataś ca yat│

363
sa ca yo yat prabhāvaś ca
tat samāsena me śṛṇu║

« Ecoute (ce) que Je vais te décrire en peu de mots; ce qu‟est le champ, à quoi il ressemble, de quoi il
est la modification, d‟où il provient, et ce qu‟(il est), et aussi ce qu‟est (le connaisseur du champ), et
comment il s‟exprime dans sa spécificité. »

Remarquez tout d‟abord que le mot kṣetrajῆa (connaisseur du champ) n‟est pas nommé expressément,
alors que cette stance fait spécifiquement référence au champ en donnant l‟impression qu‟il y a par
derrière une subtile intention. Même à la première stance nous avions remarqué qu‟il y avait déjà
quelque hésitation à nommer ces deux contreparties Ŕ le champ et le connaisseur du champ - parce
que, de façon vague et élusive, cette stance reportait sur d‟autres sages, ou sur les sages en général, le
fait de les avoir identifiés. Ces mêmes sages seront cités à la stance 4.

En étudiant la différence qu‟il y a entre ces deux contreparties telle qu‟elle nous est indiquée dans les
stances suivantes, nous remarquons également qu‟à la stance 11 il n‟est pas fait directement référence
au kṣetrajῆa (connaisseur du champ), bien qu‟intentionnellement l‟auteur le sous-entende dans le
terme plus global de jῆāna (connaissance, sagesse) qui est ici opposé à l‟ignorance, contournant ainsi
totalement le concept de kṣetrajῆa (connaisseur du champ). Par conséquent, la connotation donnée au
terme kṣetrajῆa (connaisseur du champ) à la stance 3 s‟est déjà décentrée vers une valeur légèrement
supérieure à ce qu‟elle était dans la première définition qui faisait directement référence au corps.
Nous avons déjà souligné comment, même dans cette stance-là, il ne pouvait pas s‟agir du corps en
tant que carcasse, mais plutôt de quelque chose qui avait une valeur en terme de contemplation,
quelques limités que puissent être les termes que l‟on pourrait concevoir.

Nous constatons ici que le champ gagne son statut davantage par opposition à l‟ignorance dont il est
question à la stance 11, qu‟avec quelque chose qui fondamentalement lui appartiendrait en propre.
Lorsque nous voyons à la stance 6 que le champ et ses transformations incluent des éléments tels que
l‟intelligence et la fermeté, cela ne fait que renforcer le statut théorique que gagne le champ.

(Page 540) Néanmoins, aux stances 5 et 6 nous verrons une différence très flagrante entre
l‟énumération orthodoxe des tattvas (principes) appartenant à la prakṛti (nature) dans la philosophie
du Sāṁkhya (rationalisme), différence que l‟on perçoit également dans la description de la nature
inférieure de l‟Absolu dont les éléments sont énumérés au VII, 4. Ici, nous devons rechercher une
position réévaluée, position au sein de laquelle il y a une plus grande unité entre prakṛti (nature)
et puruṣa (esprit) ou entre kṣetra (champ) et kṣetrajῆa (connaisseur du champ) que celle que l‟on
concevait jusqu‟à présent, que ce soit dans le Sāṁkhya ou même dans les premiers chapitres de la
Gītā.

A partir de la stance 7 on voit clairement que le kṣetrajῆa (connaisseur du champ) doit gagner un
meilleur statut dans ce chapitre. Là, l‟énumération des valeurs s‟échelonne en partant de la simple
valeur personnelle qu‟est l‟humilité pour arriver à la sagesse qui est la plus haute des valeurs
absolutistes. Nous voyons que le statut du kṣetra (champ) à proprement parlé (ainsi que ses
modifications) est lui aussi légèrement amélioré par l‟énumération des éléments qui s‟y rapportent aux
stances 5 et 6; cette énumération commence par les éléments bruts qui sont ici légèrement glorifiés par
l‟épithète « grands » et se termine par la qualité personnelle de dhṛtiḥ (fermeté), qualité que l‟on
montre ici comme étant supérieure à cetanā (intelligence vitale).

Pour parler des attributs du kṣetra (champ) c‟est le terme vikāri (qui ont des modifications, des
transformations) qui est utilisé, alors que c‟est le terme prabhāva (devenir qui va dans le sens de la
spécialisation) qui est employé pour faire référence à la valeur supérieure liée à la sagesse qui
correspond au connaisseur du champ. La connaissance pure ou sagesse ne connait pas de
transformation, ni de transmutations, ni d‟évolution, ni de changement, mais le réel qui est représenté
ici par le champ, étant opposé à la sagesse, est soumis à un nécessaire changement et par conséquent à

364
diverses modifications ou évolution. Vikāri (modifications) a d‟autre part un sens péjoratif qui suggère
une idée de changement dans le mauvais sens.

Yataḥ (d‟où) se réfère au champ, mais nous constatons qu‟il n‟est donné aucune réponse directe, il n‟y
a qu‟une suggestion indirecte à la stance 11 où il nous est dit que tout ce qui est autre que la sagesse
relève de l‟ignorance. D‟où il s‟ensuit que le champ provient de l‟ignorance, comme Śaṅkara le fait
remarquer à juste titre dans son long commentaire sur la stance 2. En outre, Śaṅkara fait remarquer que
même avidyā (ignorance) est un élément extérieur au kṣetrajῆa (connaisseur du champ) qui représente,
selon lui, Īśvara (Dieu); dans sa terminologie il interprète Dieu comme étant identique à la sagesse ou
à l‟Absolu.

L‟ignorance, même en tant qu‟upādhi (facteur conditionnant), dans la mesure où elle est susceptible
d‟affecter l‟idée que l‟homme ordinaire a du pur Absolu inconditionné, doit rester, en dernière analyse,
un attribut qui confère des limites à l‟Absolu. (Page 541) Elever le concept de l‟Absolu trop au-dessus
du contexte humain tendrait à faire de lui une pure abstraction qui n‟aurait pas de valeur. Ce serait une
simple trivialité philosophique préjudiciable à la cause de la sagesse. Mais si nous considérons
l‟Absolu, non pas dans l‟abstraction, mais dans le sens d‟une valeur humaine quelque ordinaire qu‟elle
puisse-t-être, on pourrait facilement éviter cette forme particulière de difficulté intellectuelle à laquelle
Śaṅkara est confronté.

Pour contrer l‟argument de ses adversaires selon lequel tous les śāstras (textes scientifiques révélés)
deviendraient inutiles si le connaisseur du champ avait déjà dépassé le saṃsara (existence qui se
répète en cycle), Śaṅkara va jusqu‟à postuler que le facteur ignorance intervient d‟une manière ou
d‟une autre, de façon métaphorique ou indirecte, entre le vrai Dieu absolu et l‟homme ordinaire
concerné par les śāstras (textes scientifiques révélés), comme un élément intermédiaire qui lui rendrait
ces textes nécessaires, presqu‟à la façon de ces dvaitins (philosophes dualistes) qui ont tendance à
traiter le kṣetrajῆa (connaisseur du champ) et le kṣetra (champ) avec davantage de réalisme.
L'introduction d'un tel troisième facteur de la part de Śaṅkara est assez artificielle, et d‟une certaine
façon elle compromet sa position unitive sur la primauté du pur et absolutiste Īśvara (Dieu). Si l‟on ne
conçoit pas le concept d‟ Īśvara (Dieu) en termes d‟abstraction philosophique mais plutôt en termes de
valeur, comme le serait simplement la connaissance à ce que suggère le terme ānanda (félicité, haute
valeur humaine) cf. Taittirīya Upaniṣad (II, 4 Ŕ 9 incluse), alors on pourrait éviter la plupart des
pinaillages causés par les pūrva pakṣins (anciens sceptiques ou anciens critiques) et le besoin
d‟expliquer de façon métaphorique ou de devoir trouver une signification indirecte aux textes.

Pour ce qui est de l‟utilisation du mot prabhāva (le résultat spécialisé produit) s‟appliquant au
kṣetrajῆa (connaisseur du champ), ce terme est justifié parce que cette pure valeur de sagesse pourrait
s‟exprimer personnellement dans la vie humaine ordinaire de la façon la plus ordinaire et la plus
globale.

En regardant la série des valeurs humaines de ce type énumérées de la stance 7 à la stance 11, nous
voyons qu‟elles sont implicitement échelonnées, le fait d‟être détaché de la fierté conventionnelle
constituant le premier échelon de l‟échelle et la sagesse proprement dite étant implicitement l‟échelon
le plus haut. La conscience de l‟homme a la capacité d‟osciller entre ces valeurs, elles s‟étalent sur une
vaste amplitude allant des valeurs de la vie quotidienne jusqu‟aux rares et uniques valeurs détenues par
les personnes qui ont atteint la sagesse.

(Page 542) Les dualistes purs tels que ceux qui suivent Madhva, et ceux qui considèrent que l‟Absolu
proprement dit possède les attributs supérieurs de l‟homme, comme les viśiṣṭadvaitins (personnes qui
traitent aussi sans dualité les expressions spécifiques de l‟Absolu) de l‟école de Rāmānuja, n‟auraient
alors plus la possibilité de dire que Śaṅkara ne trouve aucune utilité aux écritures. Sans pour autant
dégrader l‟Absolu au rang de saṃsārin (personne contaminée par les considérations mondaines) il est
possible de concevoir une vaste gamme de valeurs humaines que l‟homme ordinaire pourrait
comprendre et adopter en s‟appuyant pour cela sur les précieuses indications données dans toutes les
écritures reconnues dans le monde.

365
[4] ṛṣibhir bahudhā gītaṁ
chandobhir vividhaiḥ pṛthak│
brahma-sūtra-padaiś caiva
hetumadbhir viniścitaiḥ║

« Chantés de plusieurs manières par des ṛṣis (clairvoyants) séparément et distinctement, avec
(différentes) formes de vers, et aussi par les aphorismes des Brahma-Sūtras qui sont riches en
raisonnements critiques et positivement construits. »

Cette stance a pour objet de mettre l‟accent sur la nature délicate du problème induit par la relation du
kṣetra (champ) et du kṣetrajῆa (connaisseur du champ). Elle suggère que ce sujet est un de ceux qui,
dés la plus haute antiquité, a agité les esprits des ṛṣis (sages clairvoyants) et des autres philosophes. Ils
ont mis leurs opinions en avant dans d‟anciens chants dont tous ne sont pas forcément védiques. Il y a
eu des sages clairvoyants hétérodoxes comme Bṛhaspati, Kapila et d‟autres, qui ont composé des
stances dans un style mystique exalté que l‟on pourrait désigner à juste titre par le terme de gῑtam
(chant) que l‟on utilise ici.

La référence à chandobhir (avec divers mètres) sert à insister sur le fait qu‟il y a différents contextes et
différents styles, y compris ceux du Ṛg, du Sāman et du Yajus Vedas dont on sait qu‟ils sont en
différents styles et en différents mètres. L‟expression vividhaiḥ (divers) laisse supposer qu‟il existe
une grande variété de ce genre de littérature. L‟expression pṛthak (séparément, distinctement) nous
indique que les sages ne se mettent pas tous d‟accord sur ce sujet. Par exemple, avec leur approche
dualiste, les philosophes du Sāṁkhya (rationalistes) diffèrent du point de vue purement upaniṣadique.

(Page 543) Ici, l‟auteur adresse un compliment à la présentation précise et raisonnée que l‟on trouve
dans les aphorismes des Brahma Sūtras (suite d‟aphorismes traitant de la sagesse de l‟Absolu) qui de
toute évidence, comme s‟accordent à le dire la plupart des érudits, a été composée par Bādarāyaṇa,
autre nom de Vyāsa, à qui on attribue la Gītā.

Le terme ṛṣis, qui désigne les sages de cette stance, renvoie de nouveau au tadvitaḥ (ceux qui savent)
de la stance 1. On trouve le même genre de référence au IV, 2, où il est fait plus précisément allusion
aux rājaṛṣis (philosophes-rois). Ce dont il est question là-bas, c‟est aussi de cette forme d‟ancienne
sagesse dialectique dont Kṛṣṇa déplore qu‟après tant de temps elle ait été perdue.

Nous voyons dans la Gītā qu‟on accorde une grande valeur à cette rare forme de sagesse qui tend à se
perdre d‟une époque à l‟autre de l‟histoire de l‟humanité. Le paramaṁ guhyam (suprême secret) du
XI, 1 et la référence qui est faite en conclusion au guhyād guhyataram (plus secret que tous les autres
secrets) du XVIII, 63, considérés en même temps que ce très haut statut que l‟on accorde à la sagesse
dans ce chapitre-ci, déterminent incontestablement l‟enseignement de la Gītā.

[5] mahā-bhūtāny ahaṁkāro


buddhir avyaktam eva ca│
indriyāṇi daśaikaṁ ca
pañca cendriya-gocarāḥ║

[6] icchā dveṣaḥ sukhaṁ duḥkhaṁ


saṅghātaś cetanā dhṛtiḥ│
etat kṣetraṁ samāsena
sa-vikāram udāhṛtam║

« Les grands éléments, le sens de l‟égo, la raison, et aussi le Non-manifeste, les dix sens, et l‟unique
(mental) et les cinq aspects conceptuels des sens,

366
Désir-aversion, plaisir-peine, agrégat biologique, intelligence vitale, fermeté: voici en bref ce qu‟on
nomme le champ, avec ses modifications. »

Tels qu‟ils sont énumérés ici, les éléments d‟entités existantes et leurs dérivés qui relèvent tous deux
du contexte légitime de la contemplation, se démarquent nettement du mode ordinaire où l‟on expose
généralement les éléments qui expliquent la vertu personnelle.

(Page 544) Si nous essayons de les relier à postériori avec la philosophie du Sāṁkhya (rationalisme) à
laquelle globalement ils semblent s‟apparenter à première vue, nous constatons que les éléments
énumérés ne correspondent pas vraiment. En premier lieu ici, l‟ordre a été mélangé. Si cette
transposition est motivée par la seule nécessité de la prosodie, cela n‟est pas très clair. En outre, sous
le kṣetra (champ) qui peut être considéré comme correspondant au côté prakṛti (nature) du système
Sāṁkhya, nous avons un nouvel ensemble d‟éléments tels que cetanā (intelligence vitale) à la stance
6, et on ne voit pas très clairement s‟ils appartiennent au système orthodoxe Sāṁkhya ou à la
contrepartie Yoga de cette même école dualiste.

Au III, 42 nous avions une suite de valeurs supérieures et inférieures du même genre. De plus, au V, 4
et 5, la distinction entre Sāṁkhya (philosophie rationaliste) et Yoga (philosophie unitive
individualiste) était totalement abolie. Le VII, 8 nous disait que le principe d‟Absolu était sous-
entendu dans le rasa (goût) de l‟eau. Auparavant, aux stances 4 et 5 de ce même chapitre les deux
aspects de la nature de l‟Absolu étaient mentionnés de la même façon qu‟ici, mais le nombre
d‟éléments y était très différent. Prakṛti (nature) et puruṣa (esprit) étaient considérés là-bas comme
étant l‟aspect inférieur et l‟aspect supérieur de l‟Absolu. En considérant la Sāṁkhya Kārika (les
Grandes Lignes du Rationalisme) d‟Īśvarakṛṣṇa attribuée à Kapila, et les travaux que l‟on regroupe
sous le nom de Tattva Samāsa (Condensé des Principes du Système Sāṁkhya), qui sont cités par Max
Müller, que l‟on croit antérieurs et qui ont trait au système Sāṁkhya proprement dit, il n‟est pas du
tout aisé de déterminer avec exactitude quels sont les éléments énumérés ici qui correspondraient à
ceux énumérés dans ces ouvrages, ou antérieurement à la Gῑtā elle-même. Pour le moment, sans nous
laisser embrouiller par ce genre de question, nous verrons simplement quel est le sens que nous
pouvons tirer des éléments énumérés ici dans le contexte actuel.

Nous voyons que la suite d‟éléments qui commence par mahā-bhūtas (éléments bruts) fait référence à
des réalités ontologiques telles que la terre, l‟eau, etc. C‟est légitime puisqu‟à la stance 1 le champ a
tout d‟abord était désigné comme étant le corps périssable, ce qui implique toutes ses réalités les plus
concrètes. La série de la stance 5 se termine par les aspects conceptuels des cinq sens
(les tanmātras du système Sāṁkhya) Ŕ son, touché, vue, goût et odorat. Leur réalité dépend de la
propre conscience que nous en avons. Les sens à proprement parler représentent les fenêtres de notre
conscience.

Entre ces deux extrêmes, l‟ontologique et le conceptuel, on trouve des éléments


comme buddhi (intelligence) et ahaṁkāra (individualité) qui font plus directement référence à la
conscience personnelle. (Page 545) On peut considérer que tous les éléments énumérés à la stance 5
représentent le champ plus directement que ne le font leurs dérivés qui sont décrits à la stance 6. Ces
derniers montrent quelques similitudes avec les listes d‟abhibuddhis (perceptions) et
de karmayonis (sources d‟activités) référencées dans les Tattva Samāsa dont nous avons déjà parlé, et
d‟autre part, certains érudits ont suggéré que cetanā (intelligence vitale) et dhṛtiḥ (fermeté) etc.,
correspondent à avidyā (ignorance) et à asmitā (sens du je).

En tout premier lieu il est clair que les éléments de la stance 6 doivent être pris par paires, désir avec
son contraire l‟aversion, plaisir avec peine, alors que saṁghātaḥ (agrégat biologique) est susceptible
d‟être couplé avec cetanā (intelligence vitale) parce que l‟intégration biologique est une contrepartie
de l‟intelligence vitale.

On peut dire que le dernier élément dhṛtiḥ (fermeté) marque le point culminant de l‟intégration ou de
l‟assemblage des tendances opposées constituant l‟individualité d‟un être humain. Par conséquent,

367
cela signifie que la fermeté unitive doit être considérée comme étant importante dans la vie de
l‟homme. Ce qui nous conduit à la « ferme justice » dont il est question à la toute dernière stance de la
Gītā.

[7] amānitvam adambhitvam


ahiṁsa kṣāntir ārjavam│
ācāryopāsanaṁ śaucaṁ
sthairyam ātma-vinigrahaḥ║

« Etre dépourvu de la fierté de convention, ne pas être prétentieux, non-violence, s‟abstenir de


répliquer, sincérité, soutien loyal au maître (ācārya), pureté, constance, et effacement de soi; »

Nous en venons à la description du connaisseur du champ qu‟ici l‟on considère indirectement, comme
nous l‟avons expliqué, comme formant l‟essence de jῆānam (sagesse).

Les stances 7 à 11 forment une section naturelle. Les éléments s‟échelonnent ici, en commençant par
des éléments comme l‟absence d‟orgueil pour aller jusqu‟à cette valeur supérieure que l‟on appelle la
sagesse. Certains ne diffèrent pas fondamentalement de ce que l‟on pourrait qualifier de vertus
morales. Cependant, en théorie, ils n‟ont absolument rien en commun avec ce genre de valeurs
sociales.

Si, par exemple, nous devions considérer le tout premier élément dont il est question, amānitvam (être
libre de toute fierté de convention), c‟est une vraie vertu, si l‟on peut l‟appeler ainsi, et elle ne tire pas
son origine de la société. C‟est la vertu d‟un contemplatif ou d‟un mystique. (Page 546) Un homme
qui accorde de l‟importance à son émancipation ou à la réalisation de Soi, est à peine concerné par ce
que la société pense de lui. Ses normes morales appartiennent aux impératifs catégoriques de sa vraie
nature personnelle.

Le deuxième qualificatif, adambhitvam (absence de prétention), implique ce même principe d‟intégrité


ou fait d‟être fidèle à sa vraie nature propre. C‟est le corolaire de cette même posture qui fait qu‟il se
suffit à lui-même, il ne veut jamais interférer avec le bonheur de quiconque autour de lui. Ce genre
d‟autosuffisance à soi-même (self-sufficiency), implique une générosité universelle que l‟on appelle
ici ahiṁsā (non-violence).

Kṣānti (tolérance, fait de supporter sans répliquer) relève également d‟une attitude de „laissez-moi-
seul‟ qui fait qu‟il ignore la société. Ārjavam (sincérité) sous-entend une certaine franchise, il parle
sans crainte ni favoritisme, et se montre aussi indépendant de l‟approbation des gens. Ensuite, au lieu
de prendre en considération les critères sociaux, il se soumet au modèle supérieur d‟un sage que l‟on
appelle ici ācārya (maître spirituel). Saucham (pureté) ne fait pas seulement référence au fait d‟être
libre de saleté au sens réel, mais aussi de tout ce qui tend à ternir ou à entacher l‟état d‟esprit.

Sthairyam (ténacité ou constance) signifie qu‟il ne change pas son mode de vie pour des valeurs qui ne
sont pas des valeurs contemplatives. Ātma-vinigrahaḥ (effacement de soi) suggère le
stade pratyāhāraḥ (être retiré en soi). Ici, il suffit de considérer simplement que les tendances
extraverties sont maîtrisées et qu‟elles sont dirigées vers le Soi.

[8] indriyārtheṣu vairāgyam


anahaṅkāra eva ca│
janma-mṛtyu-jarā-vyādhi-
duḥkha-doṣānudarśanam║

« Détachement en ce qui concerne les intérêts sensoriels, absence d‟égoïsme, lucidité au regard de la
douleur et des maux liés à la naissance, la mort, la vieillesse et la maladie; »

368
Cette stance se rapproche de la description du samnyāsin (renonçant) qui selon Śaṅkara est sous-
entendue dans tout l‟ensemble de la description des traits de caractère personnels. La note de
pessimisme suggérée dans cette stance pourrait être héritée de la perspective bouddhiste antérieure.
Même si, selon le VI, 17 et d‟autres stances, il ne serait pas conforme à l‟esprit général de la Gītā de
donner un sens exagérément stoïque à cette référence à la souffrance (duḥkha), et même si l‟on peut
s‟attendre à trouver dans ce chapitre un modèle plus positif et donc plus perfectionné de l‟homme
spirituel, il n‟est néanmoins pas nécessaire de considérer que l‟opinion de Śaṅkara selon laquelle il
s‟agit ici d‟un samnyāsin (renonçant) soit trop loin de la vérité.

(Page 547) Le fait que dans la stance suivante il soit question même d‟être détaché par rapport à sa
femme et à son foyer confirme que cette description-ci implique un modèle de samnyāsin (même s‟il
ne correspond pas nécessairement au type de samnyāsin conventionnel et institutionnel). La note
pessimiste est évidente dans la seconde ligne de cette stance où il est spécialement indiqué que la
principale chose à éviter est duḥkha (la souffrance) provenant de la naissance, de la mort, de la
vieillesse et de la maladie.

[9] asaktir anabhiṣvaṅgaḥ


putra-dāra-gṛhādiṣu│
nityaṁ ca sama-cittatvam
iṣṭāniṣṭopattiṣu║

« Sans être accroché à des relations telles que celle qu‟il a pour ses fils et ses femmes (et pour des
biens matériels tels que) les maisons, et sans être trop fortement impliqué dans l‟attachement qu‟il a
pour eux, et gardant un état d‟esprit toujours neutre eut égard aux évènements qu‟il désire et ceux qu‟il
ne désire pas; »

Cette stance reflète une attitude globalement neutre envers les évènements tout autant qu‟envers les
relations privées et familiales, ainsi que le fait de ne pas être attiré par des intérêts communs comme
par exemple la richesse, etc. L‟attitude qu‟il a envers sa femme et ses enfants telle qu‟il en est question
ici n‟implique pas qu‟il soit volontairement injuste ni partial envers eux. Il prend en cette affaire une
attitude neutre et impersonnelle en établissant un juste équilibre entre les deux tendances opposées qui
pourraient influencer son jugement. Il ne se laisse jamais influencé pour être partial envers ceux
auxquels il est lié par le sang.

[10] mayi cānanya-yogena


bhaktir avyabhicāriṇī│
vivikta-deśa-servitvam
aratir jana-saṁsadi ║

« Dévotion envers Moi à l‟exclusion de tout ce qui est extérieur, et ne s‟écartant jamais de la voie
(directe), résidant de préférence dans un lieu écarté, aversion pour la vie au milieu de la foule; »

(Page 548) Nous avons ici une référence finale à ce type de relation bipolaire qui, comme nous l‟avons
souvent dit, constitue une des doctrines centrales de la Gītā. On peut l‟appeler ekāntika-bhakti-yoga (la
voie unitive de la dévotion solitaire), nom que les érudits ont choisi pour caractériser la religion
Bhāgavata de Vāsudeva. Nous avons déjà expliqué l‟importance du mot ananyayoga (la méthode
unitive qui exclue tout ce qui est extérieur).

En outre, le bhakta (dévot) ne devrait pas s‟écarter de la voie qui, de manière plus directe ou plus
strictement bipolaire, l‟unit par la contemplation à l‟Absolu. Les deux autres qualifications du yogi
ou samnyāsin (renonçant) qui sont données ici font référence à sa prédilection pour des
environnements calmes où rien ne vient s‟interposer ni perturber sa paix. Généralement il évite la
foule et évite de vivre sur la place du marché. De plus, sa paix mentale est garantie par (le fait de vivre

369
dans un lieu à part) que l‟on appelle ici viviktadeśa et où n‟interfèrent ni les rivalités mesquines ni les
querelles de société. Śaṅkara pense que cet endroit doit être exempt de serpents et de voleurs.

[11] adhyātma-jñāna-nityatvaṁ
tattva-jñānārtha-darśanam│
etaj jñānam iti proktam
ajñānaṁ yad ato 'nyathā║

«Affiliation éternelle à la sagesse ayant trait au Soi, intuition quant au contenu de la sagesse
philosophique ŔVoilà ce que l‟on déclare être la sagesse; tout ce qui est autre est ignorance. »

Dans cette stance qui est ajoutée après la référence conclusive de la stance précédente, nous voyons
que conformément au XII, 20, la prééminence est donnée au modèle d‟un homme qui ne pense pas en
termes d‟affiliation personnelle à Kṛṣṇa, mais qui est simplement affilié à cette valeur suprême de la
sagesse qui va au-delà de l‟éloge rendu à l‟affiliation personnelle à Kṛṣṇa dont il est question dans la
dernière stance. On peut dire que, dans le contexte de la religion Bhāgavata, elle marque l‟ultime
modèle qui appartient tout particulièrement au cadre de l‟enseignement de la Gītā. Ici, elle laisse la
porte grande ouverte aux autres personnes qui ne dédient leur ferveur qu‟au pur autel de la sagesse.

Ici, la sagesse fait référence au Soi tel qu‟on l‟entend dans le premier qualificatif, et dans le même
temps elle est conçue en termes positifs ou objectifs comme on l‟entend dans le second qualificatif.
Le jῆānam (la sagesse) dont il est question à la seconde ligne doit être considéré comme étant la vraie
connaissance de la stance 2 et comme se substituant au concept de kṣetrajῆa (connaisseur du champ)
qui, comme nous l‟avons souligné, a été opportunément oublié.

(Page 549) Cette ultime sagesse est un facteur unitif qui recouvre à la fois le champ et le connaisseur
du champ. C‟est en quelque sorte une valeur centrale que l‟on peut considérer comme étant sous-
entendue dans le mot antaram (principe de la différence, différentiel) de la dernière stance de ce
chapitre et qui, comme on nous l‟indique ici, doit être discernée grâce au jῆānacakṣuṣaḥ (œil de la
sagesse).

De même, le terme ajῆāna (ignorance) doit impliquer tous ces aspects du champ qui détournent la
conscience des valeurs suprêmes de la sagesse, y compris à la fois ceux qui tendent à le faire, et ceux
qui ne sont pas du tout dans le champ de la contemplation, comme par exemple la décomposition d‟un
corps mort à la vue duquel on ne peut retirer aucun bonheur pour l‟âme.

En passant en revue la section qui recouvre les stances 5 à 11 incluse, dans laquelle à la fois l‟idée du
champ et celle du connaisseur du champ étaient considérées de cette façon spécifique et unitive que
nous avons tenté d‟expliquer, nous constatons qu‟en partant de l‟idée d‟un corps qui n‟était supérieur à
une simple carcasse que par la marge du principe contemplatif impliqué, nous avons touché dans le
connaisseur du champ une valeur de sagesse globale qui, comme nous le verrons, va être exposée plus
en détails à la stance 12 en une sorte de résumé de la section.

De plus nous remarquons que même au sein des éléments qui appartiennent au champ il y a
implicitement une gradation des valeurs, leur point culminant étant la qualification dhṛtiḥ (fermeté) de
la stance 6. A peu près dans le même esprit que cette suite, nous avons au XVIII, 14, une suite
verticale de valeurs liées à l‟action.

Dans cette stance-ci un organisme intégré qui constitue la valeur personnelle que l‟on appelle le
champ, forme la base sur laquelle on peut cultiver ou ériger des valeurs supérieures. L'intelligence
vitale conduit à une qualité personnelle appelée ici fermeté, celle-ci n‟est pas sans lien avec l‟idée
d‟ūrjitam (vigueur) du X, 41. Elle suppose à la fois de la stabilité et de la force et, en tant que qualité
personnelle, elle marque la limite ultime que peut atteindre la perfection dans le contexte du champ.
La fermeté représente la partie étranglée de la structure en forme de sablier des valeurs représentées;
cette structure part des valeurs des éléments grossiers basées dans la partie la plus large en bas du cône

370
inférieur, pour parvenir à cette valeur personnelle très étroite que constitue la fermeté à son sommet
situé au centre. Au-delà de ce point nous accédons à d‟autres vertus personnelles de caractère non-
social et individualiste, qui sont aussi par nature des valeurs personnelles, mais qui appartiennent en
réalité au domaine du kṣetrajῆa (connaisseur du champ).

(Page 550) Au lieu de pravṛtti (tendances qui vont de l‟avant), nous arrivons à ce qui est représenté
par nivṛtti (tendances qui se retirent à l‟intérieur). A la stance 5 par exemple, l‟égoïsme est une valeur
attribuée au kṣetra (champ) et elle y tient sa place, alors qu‟à la stance 8 ce même ahaṁkara (égoïsme)
est une valeur qu‟il faut réfuter pour constituer une valeur personnelle du kṣetrajῆa (connaisseur du
champ).

En passant en revue la série, nous constatons que dans les dernières stances les valeurs s‟appliquent de
plus en plus généralement au fur et à mesure que nous grimpons sur l‟échelle ou que nous nous
élevons vers la zone la plus élargie du sablier qui comporte des valeurs universelles telles que la
sagesse.

Le doute qui peut légitimement germer chez le lecteur en ce qui concerne le bien-fondé de considérer
que des vertus mènent à la sagesse, comme on pourrait le croire par erreur, doute auquel fait allusion
Śaṅkara, est au moins partiellement expliqué par notre analogie du sablier. Que les valeurs énumérées
sur cette échelle de valeurs soient universelles ou particulières, elles concernent avant tout la personne
ou l‟individu. Ainsi, le fait de considérer que l‟individu représente des valeurs qui doivent
nécessairement ressembler à des vertus personnelles n‟est que légitime et naturel. Au moins dans le
contexte de la contemplation, toutes les valeurs doivent être conçues comme des valeurs personnelles,
parce que la libération personnelle ou réalisation de soi est le but commun de toutes les disciplines
contemplatives.

Śaṅkara ne répond que de façon indirecte à la question que lui pose son contradicteur, et qui est
soulevée en lien avec la stance suivante, quant à savoir comment une vertu peut-elle être un moyen
d‟atteindre la sagesse, lorsqu‟il dit que ces vertus ou qualifications mènent à la sagesse, ou que,
puisqu‟elles sont des causes secondaires ou accessoires à la sagesse elles sont traitées à égalité avec la
sagesse proprement dite. Etant donné la façon avec laquelle nous avons approché ce problème en
donnant la primauté à la valeur plutôt qu‟à la sagesse abstraite en tant que telle, il ne devient plus
nécessaire de donner cette explication indirecte. En tant que valeur chaque élément de cette série a un
statut égal, qu‟il soit personnel ou simplement philosophique.

L‟autre explication que donne Śaṅkara à l‟accusation de son contradicteur qui lui dit que le kṣetrajῆa
(connaisseur du champ) serait un saṃsārin (personne dont les intérêts sont sociétaux) ou que sinon il
en résulterait une totale absence de saṃsāra (répétition des existences en cycle), dépend d‟une
discussion fondée sur une régression à l‟infini, par laquelle il essaye d‟expliquer que si les attributs de
l‟existence relative devaient s‟appliquer à Īśvara (Dieu) ou au kṣetrajῆa (connaisseur du champ), nous
serions alors obligés de postuler qu‟il y a un auteur de la conscience qui serait capable de voir l‟égo
aussi souillé qu‟un objet ou qu‟une entité extérieure à lui-même. (Page 551) Ce qui rendrait nécessaire
une série d‟égos, l‟un étant supérieur à l‟autre, celui qui est supérieur étant susceptible de faire de celui
qui est inférieur l‟objet de sa perception, et ainsi de suite ad infinitum. Par l‟absurdité qu‟implique une
telle régression à l‟infini, Śaṅkara réussit à établir, bien que d‟une manière laborieuse, la pureté
inconditionnelle induite dans le kṣetrajῆa (connaisseur du champ) qui représente pleinement Īśvara
(Dieu) ou, comme il le dit spécifiquement, Viṣṇu.

Viṣṇu ne pouvait être une valeur suprême qu‟une fois dépouillé des revêtements mythologiques dont,
à ce qu‟il croit, l‟homme du commun pourrait habiller la valeur. Ainsi conçu comme une valeur
humaine pénétrant à différents niveaux de la vie de l‟homme, ce laborieux recours à la régression à
l‟infini utilisé par Śaṅkara, conjointement avec son argumentation basée sur le sens indirect ou
lakṣanārtha (signification figurée), aurait pu être facilement évité.

371
[12] jñeyaṁ yat tat pravakṣyāmi
yaj jñatvā 'mṛtam aśnute│
anādi-mat-paraṁ brahma
na sat tan nāsad ucyate║

« Je vais t‟énoncer ce qui est à savoir, et par lequel, une fois connu, on gagne l‟immortalité; Le sans-
commencement, celui-dont l‟élément le plus culminant est Moi-même, l‟Absolu, celui dont on dit
qu‟il n‟est pas l‟existence ni la non-existence; »

A partir de cette stance nous avons une image complète du Soi unitif ou de l‟éternel Absolu ou de quoi
que ce soit que l‟on puisse désigner par tat (Cela). D'après cette description, il est indubitable qu'il ne
s'agit pas d'une entité que l‟on pourrait sans conteste appeler matière ou esprit. Comme cela est
indiqué à la stance 19, on doit conférer le même statut de valeur à la fois à la matière et à l‟esprit et on
doit considérer qu‟ils sont éternels ou sans commencement. L‟Absolu dont il est question ici à la
stance 12 n‟est ni sat (existence) ni asat (non-existence), et c‟est un paradoxe par nature, de la même
façon que chez les philosophes éléates, Parménide et Zénon. Comme cela est énoncé à la stance 30, le
un et le multiple adhèrent ensemble au concept d‟Absolu.

Lorsque l‟on dit que l‟Absolu participe à la fois à l‟existence et à la non-existence, ainsi que le un et le
multiple, pour autant il ne faudrait pas penser qu‟il combine des contradictions, ce qui réduirait ce
concept à une simple absurdité. (Page 552) On devrait plutôt considérer qu‟il est aussi valide qu‟une
donnée pour un raisonnement, ou mieux encore qu‟il est aussi valide qu‟une valeur authentiquement
humaine qu‟il faudrait comprendre intuitivement, et non pas comme une simple contradiction des
termes comme auraient tendance à le concevoir les bhedābheda vādins (ceux qui pensent en termes de
différence et de non-différence).

Dans cette stance la référence à l‟immortalité ne sert qu‟à insister sur l‟exactitude ou la validité du
concept d‟Absolu réévalué et reformulé qui est sous-entendu ici. Elle correspond au « en vérité, en
vérité » du Nouveau Testament, alors que le verbe pravakṣyāmi (je vais énoncer) correspond de la
même manière au « je vous le dis » que l‟on y trouve aussi. Il conviendrait de lire ce dernier avec me
śṛnu (écoute ce que Je vais (te) dire) de la stance 3. Ces expressions nous indiquent que Kṛṣṇa a
quelque chose d‟exceptionnellement précieux à dire.

Le mot jῆeyam (ce qui doit être connu) marque la nature positive du concept d‟Absolu qui doit être
décrit dans ce chapitre, et lui confère ainsi une certaine dose d‟objectivité philosophique. L‟expression
anādi-mat-param (qui n‟a pas de commencement et dont Je suis l‟élément le plus culminant) a été
sujette à différentes interprétations et différents traitements de la part d‟importants commentateurs
comme Śaṅkara et Rāmānuja, le premier l‟interprétant comme anādimat-param (qui n‟a pas de
commencement, suprême) et le second comme anādi-matparam (qui n‟a pas de commencement,
gouverné par Moi). Ces interprétations peuvent toutes deux se justifier. A la lumière de la nature
essentielle et paradoxale de l‟Absolu que nous avons montrée, ces divergences ne sont que naturelles.
Mais (quelque soit le terme sur lequel on mette l‟accent, que ce soit sur le sans-commencement ou sur
le suprême), il est important que l‟on évite toute dualité dans l‟interprétation que l‟on fait de ce terme.
En d‟autres mots, nous devons le concevoir comme étant une valeur neutre, car c‟est clairement ainsi
qu‟il doit être entendu dans la description qui en sera donnée dans le reste du chapitre.

[13] sarvataḥ pāṇi-pādaṁ tat


sarvato 'kṣi-śiro-mukham│
sarvataḥ śrutimal loke
sarvam āvṛtya tiṣṭhati║

« Avec des mains et des pieds partout, avec des yeux et des têtes, et des bouches, et alors qu‟il entend
tout, dans ce monde, Cela demeure, (Cela) enveloppe tout. »

372
Les stances 13 à 18 forment une nouvelle section dans laquelle, suivant un certain ordre, s‟inscrivent
diverses affirmations paradoxales sur l‟Absolu.

(Page 553) A la stance 13, stance identique au III, 16 de la Śvetāśvatara Upaniṣad, l‟image védique de
l‟homme cosmique est reprise dans la forme réévaluée qu‟elle a dans les Upaniṣads. Le paradoxe
réside dans l‟expression sarvam āvṛtya (enveloppant tout). D‟autre part, le terme loke (dans ce
monde), suggèrerait un positionnement intérieur. Ce même paradoxe sera énoncé de façon plus
explicite à la stance 15.

[14] sarvendriya-guṇābhāsaṁ
sarvendriya-vivarjitam│
asaktaṁ sarva-bhṛc caiva
nirguṇaṁ guṇa-bhoktṛ ca║

«Brillant par les caractères spécifiques des sens, dépourvu de tous sens (attributs); sans attachement,
supportant tout; sans qualités, et percevant les qualités; »

Cette stance contient trois affirmations paradoxales. Si nous pensons au rêve, la première entre tout à
fait dans les limites de notre propre expérience car on y voit les choses sans l‟aide des yeux etc. On
comprend facilement le deuxième paradoxe si nous pensons à l‟espace qui soutient la forme. Pour ce
qui est du troisième paradoxe, nous savons que le pur Absolu n‟est pas sujet aux modalités des trois
degrés de spécialisation qui, dans la nature, sont appelés les guṇas (qualités). Ils n‟agissent que comme
des facteurs conditionnant, à la manière du «dôme en verre multicolore » de Shelley.

[15] bahir antaś ca bhūtānām


acaraṁ caram eva ca│
sūkṣmatvāt tad avijñeyaṁ
dūrasthaṁ cāntike ca tat║

« A l‟extérieur et à l‟intérieur des créatures; immobile mais aussi mobile; parce qu‟il est subtile, Cela
n‟est pas connaissable; Cela se tient loin, mais également près; »

Ici nous avons de nouveau trois paradoxes à résoudre. Ils sont assez clairs et ne requièrent aucune
explication. On considère que l‟Absolu est un principe subtil. Cette stance est une tentative
préliminaire visant à expliquer les paradoxes et elle correspondrait à l‟argumentation donnée à la
stance 32.

[16] avibhaktaṁ ca bhūteṣu


vibhaktam iva ca sthitam│
bhūta-bhartṛ ca taj jñeyaṁ
grasiṣṇu prabhaviṣṇu ca ║

(Page 554) « Et non-divisé, mais demeurant pour ainsi dire divisé dans les êtres; soutien de
l‟existence, et Cela doit être connu; retenant et relâchant dans le but d‟un développement
grandissant. »

Encore une fois cette stance contient trois paradoxes, dont deux sont explicites et le troisième caché.
Pour le premier paradoxe explicite, le mot iva (pour ainsi dire) sert à atténuer quelque peu le contraste.
Bien qu‟il soit exprimé en termes d‟apparence extérieure, ce qui est impliqué ici c‟est le paradoxe de
l‟unique et du multiple.

Dans cette stance, le deuxième paradoxe porte sur l‟opposition implicite qu‟il y a entre les
contreparties bhūta-bhartṛ (support de l‟existence) et jῆeyam (ce qu‟il faut connaître), ce que, d‟une
certaine façon, l‟on doit comprendre dans ce chapitre comme étant une entité philosophique objective
à placer dans un cercle nettement distinct de jῆānam (sagesse) considéré philosophiquement.

373
La troisième paire de contreparties paradoxales est fondée sur l‟idée que dans la réalité il y a un
principe centrifuge et un principe centripète, qu‟il soit cosmique ou psychique. grasiṣṇu (attrapant) fait
référence à la tendance centripète qui cherche à retenir vers l‟intérieur, et prabhaviṣṇu (relâchant dans
le but d‟un développement grandissant) représente la tendance centrifuge.

Cette stance termine ainsi cette suite de paradoxes qui sont tous destinés à illustrer le principe
d‟égalisation, de neutralisation, ou de compensation des contreparties, ou tendances, en une valeur
centrale neutre qui est l‟Absolu. Comme en mathématiques, on peut comparer cette opération à la
compensation du plus et du moins ou à la neutralisation à l‟unité du numérateur et du dénominateur
des simples fractions. Cette sorte d‟égalisation que l‟on peut aussi considérer comme étant la paix,
l‟harmonie ou la joie, est de l‟essence du yoga. En effet, dans la définition même de la Gῑtā, le yoga
est l‟égalisation, comme nous l‟avons remarqué à de nombreuses occasions.

[17] jyotiṣām api taj jyotis


tamasaḥ param ucyate│
jñānaṁ jñeyaṁ jñāna-gamyaṁ
hṛdi sarvasya viṣṭhitam

(Page 555) «Lumière parmi les lumières, on dit de Cela qu‟il est au-delà des ténèbres; connaissance,
ce qui est connaissable et ce que l‟on atteint par la connaissance; particulièrement localisé dans le
cœur de chacun; »

Ici, au lieu des références à deux contreparties, nous avons trois éléments faisant référence à l‟Absolu.
Nous devons considérer qu‟ils correspondent à la triputi (aspect tribasique) de la conscience. La
sagesse et l‟objet de la sagesse correspondent ici aux aspects subjectif et objectif de la connaissance,
lesquels sont des contreparties qui sont du même ordre que le champ et le connaisseur du champ. Mais
le troisième élément auquel l‟expression jñāna-gamyaṁ (ce qui doit être atteint par la sagesse) fait
référence ici, se situe de façon neutre entre le sujet et l‟objet.

Entre la personne qui regarde et la lampe il y a une valeur neutre appelée lumière, et cette lumière
n‟est ni subjective ni objective, mais on y parvient à la fois par la vertu de l‟œil et par la vertu de la
lampe. On peut donc la comparer à une valeur centrale. Il est donc légitime qu‟il soit fait référence ici
à la lumière des lumières qui, en tant que valeur supérieure et fondamentalement humaine, est pour
ainsi dire localisée en toute neutralité dans les cœurs des hommes.

Cette sorte de lumière n‟est pas la lumière ordinaire que l‟on oppose à l‟obscurité, mais la lumière
conçue en elle-même et d‟une manière plus absolue, l‟obscurité proprement dit étant négligeable car
c‟est une négation qu‟il faut annuler. Dans cette stance, le double emploi de Lumière des Lumières est
justifié étant donné la double négation de l‟obscurité dont il est question ici. C‟est une subtilité que
connaissent la méthodologie et la théologie mystiques, et on la rencontre dans les écrits de Thomas
d‟Aquin et de Denys l‟Aréopagite.

Nous remarquons en passant qu‟il est possible que le troisième élément mentionné dans cette stance
fasse référence au antaram (principe de différenciation) de la stance 34.

[18] iti kṣetraṁ tathā jñānaṁ


jñeyaṁ coktuṁ samāsataḥ│
mad-bhakta etad vijñāya
mad-bhāvāyopapadyate ║

« Ainsi, le champ, et la sagesse, et ce qui doit être connu, ont été brièvement énoncés; ayant connu
cela, Mes dévots atteignent Mon état d‟être. »

374
(Page 556) Comment un homme de sagesse qui ne fait que connaître ce qui a été énoncé, peut-il
pénétrer l‟état d‟être de l‟Absolu, comme cela est dit ici, n‟est pas contraire à l‟esprit de la maxime de
la Muṇḍaka Upaniṣad III, ii, 9 : « En vérité, celui qui connait ce suprême Absolu, devient l‟Absolu
même ». Bien que les commentateurs les plus théologiquement orientés hésitent à accorder le plein
crédit à cette affirmation, elle reste en théorie valable.

De nouveau, remarquez que, pour les raisons que nous avons déjà expliquées, le kṣetrajῆa
(connaisseur du champ) n‟est pas mentionné dans cette stance.

[19] prakṛtiṁ puruṣaṁ caiva


viddhyanādī ubhāv api│
vikārāṁś ca guṇāṁś caiva
viddhi prakṛti-sambhavān║

« Saches que nature et esprit sont tous deux sans commencement; et saches aussi que les modifications
et leurs modalités intrinsèques sont issues de la nature. »

Après que la stance 18 ait apparemment clôturé la section au cours de laquelle il a été expressément
répondu aux trois ensembles de questions posées par Arjuna, nous avons des stances 19 à 22 inclues
une autre section dont l‟objet est de faire ressortir la délicate interrelation qui existe entre ce que l‟on
appelle ici prakṛti (nature) et puruṣa (esprit). Incidemment la stance 21 fait allusion au principe qui
sous-tend le fait que les naissances surviennent dans des « bonnes ou mauvaises » matrices. L‟objectif
de cette section est de développer une philosophie grâce à laquelle on pourrait comprendre la
personnalité humaine, non seulement dans ces aspects généraux, mais aussi dans ces aspects
particuliers qui pourraient nous aider à faire une distinction entre Pierre et Paul.

La théorie des trois modalités de la nature qui doit être discutée en détails au chapitre suivant avec ces
trois guṇas appelées sattva, rajas et tamas, doit être la base de ce qui détermine les différents types de
personnes. Nous en viendrons à discuter plus à fond des implications de cette théorie des guṇas quand
ce sera le moment opportun, au chapitre suivant, à d‟autres endroits, et au chapitre XVIII, 41 et
suivantes nous verrons comment il s‟avère qu‟une fois de plus les quatre divisions sociales sont
fondées sur ces trois guṇas.

Dans cette stance-ci il nous faut constater que, du fait que l‟éternité soit sous-entendue dans la nature
intrinsèque de l‟une comme de l‟autre, matière et esprit se voient accorder le même statut. Si Pierre et
Paul sont différents, cette différence est imputable au guṇa qui pénètre la nature de chacun d‟eux et
qui tend ainsi à modifier leur vraie nature originelle.

(Page 557) Nous savons que cette question d‟interaction psycho-physique a plein d‟implications floues
et d‟implications subtiles. La délicate nature de cette question est étudiée ailleurs dans la Gītā, comme
par exemple au XV, 10 et 11. Dans le traitement unitif de la nature et de l‟esprit, il nous est demandé
ici dans cette section, de reconnaître que, bien qu‟ils soient distincts l‟un de l‟autre, c‟est de leur
interaction en tant qu‟éléments éternels égaux et opposés que résultent les divers niveaux qu‟il y a au
sein même de l‟espèce humaine. Cela nous aidera dans la discussion que nous aurons ultérieurement
au chapitre XVIII sur les quatre divisions sociales de constater qu‟ici, d‟ores et déjà, ce n‟est pas
l‟esprit mais la nature qui est responsable des inégalités de naissance. Le statut de l‟homme n‟est donc
pas affecté par les modalités de la nature, ce qui confère une égalité spirituelle à tous les hommes au
dehors du contexte relativiste de la nature.

[20] kārya-kāraṇa-kartṛtve
hetuḥ prakṛtir ucyate│
puruṣaḥ sukha-duḥkhānāṁ
bhoktṛtve hetur ucyate║

375
« Pour ce qui concerne le principe actif (agency) de la cause et de l‟effet, on dit que le facteur incitatif
est la nature; et pour ce qui est d‟expérimenter le plaisir et la peine, on dit que c‟est l‟esprit. »

Pour aller au fond de l‟énoncé de cette stance, nous devons l'examiner d'un point de vue très concret.
La ligne de démarcation entre le réel et le perceptuel dont il est question ici est très ténue. De nouveau
il est question de prakṛti (nature) et puruṣa (esprit) comme étant deux aspects de la réalité, dans le but
d‟expliquer de façon empirique ou pratique où se rencontrent l‟esprit et la matière pour aboutir aux
types de personnes qui seront cités à la stance 21.

Les valeurs qui relèvent de l‟esprit sont nécessairement distinctes de celles qui relèvent de la matière.
Nier la nécessité de cette différence serait vain. Il faut que la pierre frappe la mangue pour la faire
tomber de l‟arbre. Avec une formule magique, seule tombera une mangue magique. Dans ce proverbe,
ainsi que dans beaucoup d‟autres exemples de proverbes populaires, la distinction entre le réel et le
perceptuel a prévalue parce que c‟est la sagesse du bon sens.

Nous avons déjà étudié les conséquences philosophiques de cette sagesse, et ici le seul but qu‟a
l‟auteur en se référant à la nature et à l‟esprit, est de révéler la subtile ligne de démarcation qui les
sépare.

(Page 558) Le premier composé kārya-kāraṇa-kartṛtve (pour ce qui concerne le principe


actif (agency) de la cause et de l‟effet) peut se lire différemment kārya-kāraṇa-kartṛtve (pour ce qui
concerne le principe actif de l‟effet et des instruments). Dans ce dernier cas, karaṇa (les instruments)
sont des facteurs qui produisent l‟effet que l‟on appelle le corps (c.-à-d. dans le Sāṁkhya: les cinq
organes de sensations, les cinq organes d‟action, l‟esprit, l‟intelligence et l‟égoïsme). Ces deux
interprétations ont été examinées d‟un œil critique par Śaṅkara. Sans entrer dans les détails techniques
qui entrent en jeu, nous pouvons voir comment l‟auteur a magnifiquement conçu cette stance pour
servir l‟objectif principal qui est de séparer la nature et l‟esprit en deux contreparties pratiques au sein
d‟une théorie empiriquement valide sur le fondement de laquelle on pourra discuter des types et des
aptitudes personnelles. Donc, ici, nous n‟avons pas besoin d‟entrer dans la profondeur philosophique
de ce qu‟implique cette théorie. On abordera le problème de plus près à la stance suivante où il sera
expressément question de réincarnation dans des matrices « bonnes et mauvaises ».

Nous constatons qu‟ici il est donné un statut presqu‟égal à chacun des deux hetu-s (facteurs incitatifs),
le facteur qui donne l‟impulsion à la nature et celui qui donne l‟impulsion à l‟esprit. Le facteur
motivant la nature est derrière toutes les causes et tous les effets que nous voyons dans ce monde
mécaniste. De la même façon, pour ce que nous connaissons comme étant le plaisir et la peine dans la
vie de tous les jours, le facteur incitatif appartient à celui qui peut ressentir ce plaisir et cette peine, ici
on l‟appelle puruṣa (esprit). Ainsi, la mince ligne de démarcation que cette stance cherche à définir
explicitement se situe entre l‟esprit conscient qui est capable de sentir, et la matière inerte qui relève
du domaine de la causalité et qui n‟induit pas nécessairement une conscience sélective ou esthétique.

Par conséquent nous devrions faire une distinction entre hetuḥ (facteur motivant) et kāraṇa (la cause)
qui est associée au kārya (l‟effet). Hetuḥ (le facteur incitatif) est compris de façon plus unitive que la
cause-et-l‟effet qui dépendent l‟un de l‟autre pour avoir une signification en tant que contreparties
d‟une situation mécaniste. En outre, la cause et l‟effet peuvent appartenir au domaine de vikṛti (effets
néfastes), alors que prakṛti (nature) étant un hetuḥ (facteur motivant) de portée plus générale, elle
inclut à la fois les effets bénéfiques et les effets négatifs.

[21] puruṣaḥ prakṛti-stho hi


bhuṅkte prakṛti-jān guṇān│
kāraṇaṁ guṇa-saṅgo 'sya
sad-asad-yoni-janmasu ║

(Page 559) «L‟esprit qui réside dans la nature évalue les modalités issues de la nature; cette
association avec les modalités est la cause des naissances dans des matrices bonnes ou mauvaises. »

376
Cette stance tente d‟expliquer le processus qui est impliqué dans la réincarnation et qui contribue à
l‟inégalité de statut entre les différents types d‟hommes. Ce n‟est pas un sujet qui concerne
directement la spiritualité au meilleur sens du terme. Mais, étant une expression de l‟injustice,
l‟inégalité dans ce monde touche à la sociologie et à la morale et, comme elle l‟a fait en Inde au nom
de la caste, elle peut exercer une influence considérable sur la politique; (cette question de caste est
un) problème majeur qu‟un auteur comme Vyāsa peut difficilement passer sous silence parce qu‟il
représente la plus grande contribution qui soit à la réévaluation dialectique d‟un mode de vie
supérieur, individuel ou collectif.

Dans la théorisation sous-entendue ici, Vyāsa n‟est pas différent d‟un Plotin lorsqu'il décrit en images
la façon dont l'âme entre dans la matière. Les théories de Bergson sur l‟esprit et la matière suivent les
mêmes lignes. Même dans la Gῑtā, on doit considérer cette allusion aux naissances dans des bonnes ou
de mauvaises matrices côte à côte avec le XV,8, et le XVI, 19. On peut desceller une légère
contradiction lorsque l‟on considère ce qu‟implique cette stance en même temps que ce qu‟implique
la stance 31 de ce chapitre où il est dit que le Soi n‟est pas affecté bien qu‟il loge dans le corps, et qu‟il
n‟est pas souillé par le corps bien qu‟il soit en contact avec le corps.

Au V, 10, on trouve cette même idée selon laquelle il est possible d‟empêcher que l‟âme soit souillée,
cette idée y est représentée par une feuille de lotus qui n‟est pas affectée par l‟eau. La manière avec
laquelle l‟esprit peut goûter ou apprécier les qualités qui appartiennent à la nature est donc un
paradoxe qu'il vaut mieux laisser inexpliqué. Néanmoins, si l‟on se souvient qu‟ici le puruṣa (esprit)
pourrait être un saṃsāri (un homme de ce monde), comme l‟admet Śaṅkara lui-même dans son
commentaire de la stance 20, et si l‟on considère, comme nous l‟avons remarqué, la nécessité
pragmatique qu‟il y a ici d‟expliquer ce que sont les différents types d‟hommes, alors le contact
existant entre matière et esprit tel qu‟il est induit dans cette stance devient compréhensible, même si un
certain mystère lui reste encore attaché. Peut-être est-ce l‟intention de l‟auteur que ce soit un mystère,
de même que saṃsāra (la répétition cyclique des existences) est un mystère, ou que de façon identique
à l‟osmose des plantes, l‟esprit absorbe ce qui lui parait appréciable et laisse les scories dans le sol.

Tout ce qu‟il nous faut retenir pour les besoins de la théorie exposée ici, c‟est quelque chose qui
ressemble à la loi des contraires qui s‟attirent l‟un l‟autre, comme dans un aimant, le concept de
puruṣa (esprit) étant réduit ici à l‟état de l‟un de ces facteurs ambivalents. Contrairement à l‟état de
kṣetrajῆa (connaisseur du champ) qui selon Śaṅkara correspond à Īśvara (Dieu), et qui pourrait être
absorbé dans la sagesse, on pourrait considérer le puruṣa (esprit) comme un saṃsāri (homme de ce
monde) qui est encore de ce côté relativiste de la vie.

(Page 560) La référence à sad asad yoniḥ (bonnes et mauvaises matrices) appelle quelques remarques.
Le XVII, 26, nous explique que le mot sat (vrai, existant) suppose également la bonté et l‟existence.
Par conséquent, les bonnes ou mauvaises matrices doivent faire référence aux niveaux de perfection ou
de bonté que peut atteindre un égo individuel ou soi individuel, quels que soient les niveaux relatifs
dans lesquels se situent les différences de degré.

Lorsqu‟au VI, 41-42 il était question du yogabhraṣṭo (personne qui a échoué à pratiquer le yoga), il
s‟agissait d‟un autre aspect de cette même théorie. On nous déclarait alors qu‟une personne qui s‟est
détournée de la voie du yoga renaîtrait dans une famille dont les membres sont purs et avisés. La
référence aux pāpayonaḥ (matrices du péché) au IX, 32, nous donne une autre indication sur ce que
l‟auteur pourrait avoir à l‟esprit lorsqu‟il parle des mauvaises matrices. Entre ces deux limites formées
d‟une part par une famille pure et éclairée et d‟autre part par des personnes telles que les prolétaires
(śūdras) et autres, qui sont en proie à la nécessité, nous devons nous forger une idée des différents
degrés à l‟intérieur desquels une âme particulière peut faire son choix. Śaṅkara suggère que les bonnes
matrices sont celles des devas (divinités) et les mauvaises matrices celles des animaux inférieurs, ce
qui impliquerait un éventail encore plus large où il serait possible de faire un choix totalement
extérieur au contexte humain.

377
En restant dans les limites de ce à quoi fait allusion la Gῑtā proprement dite dans les extraits cités ci-
dessus, nous pouvons conjecturer sans risque que ce que l‟auteur a en tête ce sont les gradations des
quatre varṇas (couleurs, divisions selon l‟aptitude) d‟un côté, et le genre de naissance que peut obtenir
un yogi de l‟autre. Dans le domaine des valeurs, la différence doit être fondée sur une sorte d‟équilibre
entre les tendances opposées de l‟attraction et de la répulsion. Un esprit intellectuellement paresseux
ou inerte s‟implique plus profondément dans le monde de la nécessité comme le ferait, pour emprunter
un exemple au Yoga Vāśiṣṭha, un éléphant dans un marécage.

Un individu intellectuellement alerte échappera naturellement aux griffes de la nécessité et sortira du


monde relativiste Ŕ à un certain degré au moins. Un groupe intermédiaire pourrait être composé
d‟hommes qui, par leur vivacité d‟esprit ou leur activité, peuvent pour ainsi dire flotter en semi-
immersion. Prakṛti (nature) et puruṣa (esprit) sont deux tendances ou forces opposées, et l‟expression
individuelle de la vie est une sorte d‟équilibre stable auquel on parvient par l‟action simultanée que ces
forces opposées ont sur lui. A la stance 26, nous voyons que ce principe est donné en termes très
généraux, mais nous constatons que le kṣetra (champ) et le kṣetrajῆa (connaisseur du champ) y ont été
substitués à la nature et à l‟esprit. (Page 561) Il n‟y a pas de mal à cela, parce que le connaisseur du
champ n‟est pas nécessairement destiné ici à avoir un statut supérieur qui correspondrait à celui de la
sagesse absolue. On accepte ici un certain degré de dualisme dans le but d‟expliquer l‟inégalité telle
qu‟on l‟observe dans le monde. A partir du XVIII, 41 et suivantes, nous aurons l‟occasion d‟entrer de
façon plus détaillée dans ce que cela implique.

[22] upadraṣṭānumantā ca
bhartā bhoktā maheśvaraḥ│
paramātmeti cāpy ukto
dehe 'smin puruṣaḥ paraḥ║

« Celui qui supervise, et Celui qui permet, Celui qui supporte, Celui qui expérience, le Souverain
Maître, qu‟on appelle aussi le Soi suprême, C‟est l‟Esprit suprême qui est dans le corps. »

La façon dont la nature et l‟esprit sont en contact était demeurée floue dans la stance précédente, et ici
on cherche à la clarifier davantage pour en lever le mystère. A l‟intérieur des limites du corps,
l‟Absolu dans ses implications les plus pures souffre de certains conditionnements et de certaines
limitations. L‟exemple favori de la philosophie indienne d‟un cristal incolore et transparent que l‟on
place sur de la soie rouge, ce dernier étant désigné par le terme technique d‟upādhi (facteur
conditionnant), explique ce contact dans une certaine mesure. La chimie nous fournit l‟exemple des
agents catalytiques qui ne souffrent aucun changement en eux-mêmes, alors qu‟ils sont nécessaires à la
mise en œuvre de changements dans les autres substances chimiques avec lesquelles ils sont en
contact. Au cas où ces deux exemples ne seraient pas encore suffisants pour clarifier le mystère,
particulièrement dans le domaine de la contemplation, d‟autres fonctions ou qualités du Soi suprême
contenues dans les limites du corps nous sont données ici comme étant des modes de comportement ou
des types de personnalité qui lui sont propres.

Le mot upadraṣṭā (superviseur) fait penser au rôle d‟un maître d‟œuvre. Il ne travaille pas
personnellement, mais il est nécessaire qu‟il soit directement présent sur le terrain pour que le travail
puisse continuer. Śaṅkara suggère de le comparer au grand prêtre qui, lors d‟un rituel védique,
supervise l‟ordre dans lequel les divers actes rituels doivent se succéder.

Anumantā (celui qui consent) peut être envisagé comme un principe sélectif et éliminatoire. Selon un
principe inné dérivé de l‟Absolu, certaines actions sont approuvées et d‟autres sont désapprouvées.

(Page 562) De prime abord, il se peut que le mot bhartā (celui sui supporte, qui porte le poids) ne
fasse pas nécessairement penser à un support qui viendrait du dessous, mais du dessus, comme c‟est le
cas avec une lampe suspendue. Les aspects bruts et actifs des sens, de l‟esprit, etc., forment un agrégat
en eux-mêmes et pour qu‟ils aient une fonction intelligente et consciente, ils dépendent de l‟esprit qui

378
est en contact avec eux, même si ce contact est indirect. Ils sont comme l‟image d‟une flamme reflétée
dans un miroir qui serait placé en dessous, son reflet donnerait l‟impression que la flamme brûlerait en
s‟élançant vers le bas, alors qu‟en réalité elle brûle en s‟élançant vers le haut. Ce reflet dépend de la
vraie flamme, et on peut dire qu‟il est supporté par cette flamme qui représente la pure sagesse, même
si, pour ce qui concerne le corps, il n‟y a aucun mal à appeler cette même sagesse „celui qui supporte‟.

De la même façon le terme bhoktā (celui qui expérience) est justifié, même si, au sens stricte, on ne
peut considérer la sagesse absolue comme une personne qui apprécie les choses. Dans le cadre de ce
qui concerne le corps, il est permis de faire référence à l‟esprit comme étant une personne qui jouit des
choses dans la mesure où un corps mort ne peut pas apprécier quoique ce soit, et donc tout ce qu‟il y a
de plaisir ou d‟expérimentation du côté perceptuel doit nécessairement relever de l‟Absolu, au moins
en théorie.

Au XVIII, 61, on utilise l‟expression maheśvaraḥ (grand Seigneur) à peu près au même sens qu‟ici.
Alors qu‟ici il se limite au corps, là-bas il sera plus précisément localisé dans le cœur de l‟homme.
Dans le cadre du corps, il y a au XV, 14 un autre nom pour cette même personne issue du principe
absolu, on l‟appelle vaiśvānaraḥ (principe universel de l‟homme dans son essence), il en est plus
particulièrement question en relation avec l‟important principe vital du « feu » digestif. Ici, on
l‟appelle maheśvaraḥ (grand Seigneur) à cause de son universalité, même si ici on en limite le sens à
l‟espèce humaine.

Le mot paramātmā (Âme suprême, grand Soi) élimine toute coloration cosmologique ou théologique
contenue dans le qualificatif précédent en le ramenant à la psychologie.

[23] ya evaṁ vetti puruṣaṁ


prakṛtiṁ ca gunaiḥ saha│
sarvathā vartamāno 'pi
na sa bhūyo 'bhijāyate

« Celui qui connait l‟esprit et la nature de cette façon, conjointement aux modalités intrinsèques,
même s‟il peut advenir qu‟il suive toutes sortes de vie, il ne renait pas. »

(Page 563) Cette stance contient une affirmation fondamentale. S‟attendre à ce que le fait d‟avoir
davantage de connaissance sur la différence qu‟il y a entre l‟esprit et la nature produise un effet dont
la portée va aussi loin qu‟il annihile tout asservissement à karma (l‟action), comme Śaṅkara l‟affirme
fermement, peut être considéré comme une généralisation un peu trop facile. Mais à la lumière du IV,
37 et de la Muṇḍaka Upaniṣad II, ii, 8, cette déclaration est assez cohérente avec l‟enseignement de la
Gῑtā. Même si nous devons la prendre au sens réaliste, cette affirmation s‟accorde avec les stances IV,
36, et IX, 30Ŕ31.

Il se peut que le secret du pur Absolu ne soit connu que d‟un philosophe exceptionnel, mais on peut
dire que même un homme ordinaire capable par l‟intuition d‟apprécier le délicat principe différentiel
donné au raisonnement dialectique plutôt qu‟à la sagesse proprement dite, peut détenir le secret de
cette valeur rare et neutre que l‟enseignement de la Gῑtā garde à l‟esprit du début jusqu‟à la fin. Cette
valeur n‟est pas attribuée à la seule buddhi (raison) en particulier, mais à la personne qui a une
intuition dialectique et qu‟en tant que tel on appelle un yogi. Ce point est mis en évidence au VI, 46
de la Gῑtā.

L‟expression sarvathā vartamāno 'pi (même s‟il peut advenir qu‟il suive toutes sortes de vie) nous
indique en réalité que la Gῑtā ne reconnait aucun mode de vie orthodoxe. Un homme peut très bien être
un débaucher, un joueur ou un publicain, mais s‟il est sage il sera sauvé. Cette stance discrédite
totalement la thèse selon laquelle seul un mode de vie conforme à l‟orthodoxie védique pourrait
conduire au but dont il est question dans la Gῑtā.

[24] dhyānenātmani paśyanti

379
kecid ātmānam ātmanā│
anye sāṅkhyena yogena
karma-yogena cāpare║

« Par la méditation certains perçoivent le Soi dans le Soi par le Soi; d‟autres par le Sāṁkhya-Yoga
(raisonnement unitif) et d‟autres par le karma-yoga (action unitivement comprise). »

Ici, il est fait référence à trois sortes de réalisations de Soi. Depuis le chapitre II sur la philosophie du
Sāṁkhya (rationalisme), et le III sur le karma (action) nous avons donné suffisamment d‟explications
sur ce que voulaient signifier le Sāṁkhya-Yoga (raisonnement unitif) et le karma-yoga (action
unitivement comprise), ils sont employés dans ce même sens ici. Ces noms composés ne doivent pas
être confondus avec le simple Sāṁkhya (rationalisme) ni le simple karma (action).

(Page 564) Le yoga implique une certaine méthode d‟égalisation ou de neutralisation des
contreparties, méthode que nous nous sommes efforcés d‟expliquer. C'est comme lorsque deux
facteurs sont annulés l'un par l'autre, et que nous arrivons à quelque chose d'unitif. Que ces valeurs
soient susceptibles d‟appartenir au domaine de l‟action nécessaire ou à celui de la vie rationnelle, ou à
celui de la réalisation de Soi, la valeur unitive qui résulte du fait que les contreparties s‟annulent est la
même. Par conséquent, ce qui est déclaré ici c‟est que certaines personnes atteignent la valeur suprême
du Soi Absolu en annihilant (cancelling) l‟aspect subjectif du Soi par son aspect objectif. En d‟autres
termes, comme à la stance 17, il existe une sagesse exhaustive qui représente ces deux aspects à la
fois.

Pour citer une stance tirée du contexte de la philosophie du Sāṁkhya (rationalisme) qui implique ce
principe d‟égalisation, nous pouvons nous reporter au II, 48, et pour le contexte du karma (action) il y
a la célèbre stance IV, 18.

Śaṅkara fait de nouveau appel à son raisonnement favori basé sur la signification indirecte, ou sens
figuré, pour ce qui concerne le fait de concéder au karma (action) le statut d‟un yoga conduisant à la
réalisation de Soi. Ses polémiques ont toujours étaient dirigées contre le ritualisme, mais si on le
comprend à la lumière du yoga tel qu‟il est ci-dessus expliqué, et qu‟on le comprenne en termes de
valeur indépendante d‟une quelconque supériorité philosophique, alors cet affront porté à la réalisation
à travers le karma (action) n‟est pas nécessaire, même s‟il est justifié dans la mesure où karma (action)
est très inférieur au buddhiyoga (compréhension unitive à travers la raison) comme l‟admet la Gῑtā au
II, 49.

[25] anye tv evam ajānantaḥ


śrutvānyebhya upāsate│
te 'pi cātitaranty eva
mṛtyuṁ śruti-parāyaṇāḥ║

« Mais d‟autres, ignorant de cette façon de rendre un culte, l‟ayant entendu dire par d‟autres; eux aussi
dépassent la mort, en se basant sur ce qu‟ils ont entendu dire. »

Cette stance recouvre tous les divers aspirants qui ignoraient le secret du yoga. Le yoga étant une
contrepartie de la philosophie du Sāṁkhya (rationalisme), il implique une certaine compréhension
philosophique des tattvas (principes). Il y a un vaste corps informe de gens extérieurs au monde des
yogis qui ont d‟instinct une idée de l‟Absolu, soit parce qu‟ils en ont entendu parler, soit parce qu‟ils
l‟ont acquise par d‟autre moyens indirects. Même s‟il se peut qu‟ils n‟atteignent pas la sagesse, ils
peuvent eux aussi obtenir une liberté d‟un genre non-relativiste grâce au fait de réaliser qu‟il y a au-
delà de la mort des valeurs différentes des valeurs mondaines, valeurs qui appartiennent en même
temps à l‟ici-bas et à l‟au-delà. (Page 565) Cette stance tend également à abolir toute orthodoxie ou
tous droits de brevets concernant l‟enseignement secret de la Gῑtā.

[26] yāvat saṁjāyate kiñcit

380
sattvaṁ sthāvara-jaṅgamam│
kṣetra-kṣetrajña-saṁyogāt
tad viddhi bharatarṣabha║

« Quelque soit ce qui est produit, l‟immobile ou le mobile, saches, O Meilleur des Bhāratas (Arjuna),
que cela provient de l‟union du champ et du connaisseur du champ. »

Ici nous constatons qu‟il est de nouveau question du champ et du connaisseur du champ, termes par
lesquels ce chapitre avait commencé. La discussion suit les lignes de la philosophie unitive, mais
confrontée à des problèmes de portée empirique et pragmatique, les termes nature et esprit avaient été
privilégiés; maintenant, après que la méthodologie yogique impliquée ait été dument expliquée aux
stances 23 et 24, ils sont retranscrits dans leur expression originale de champ et connaisseur du champ.

Dans l‟union du champ et du connaisseur du champ, Śaṅkara voit la base de mithyājῆāna (fausse
connaissance, connaissance erronée). Selon lui la vraie connaissance serait unilatérale, il favorise le
kṣetrajῆa (connaisseur du champ). D‟après lui, assembler le champ et le connaisseur du champ mène à
adhyāsa (imputation erronée) de l‟un à l‟autre. Le fait que Śaṅkara préfère les valeurs de la sagesse
aux valeurs ordinaires est assez légitime, mais il n‟a pas besoin pour autant d‟invalider la vérité de
l‟affirmation contenue dans cette stance. Comme nous l‟avons déjà souligné à la stance 24, la
compréhension yogique diffère de la simple compréhension logique. Etant encore un logicien par
excellence, Śaṅkara se refuse à voir l‟élément de valeur qu‟induit l‟union du champ et du connaisseur
du champ, alors même que tous deux se voient attribuer le même caractère éternel. La stance suivante
nous éclaire davantage sur la façon dont tous les êtres ont le même statut en tant que valeurs. La stance
18 du chapitre V nous a déclaré cette même égalité. Si tous les êtres sont identiques, une telle égalité
ne peut dépendre de la réalité représentée par chaque objet. Nous les voyons différemment, nous
traitons avec eux de façon différente, mais le principe de valeur contenu en chacun d‟eux est le même.
Ce dont il est question dans ce chapitre-ci, c‟est de la nature de l‟équilibre qui résulte (de l‟interaction)
entre les éléments opposés. (Page 566) C‟est le principe différentiel entre les deux contreparties qui est
à la base de la valeur que l‟on appelle l‟Absolu, il est présent dans chaque objet; l‟entité supérieure est
livrée à la spéculation philosophique, on en parle à la stance 12 et elle représente le contenu positif de
la sagesse. On peut la considérer comme une haute valeur de type positif, mais dans le monde il y a
d‟innombrables autres valeurs auxquelles le sage est relié en tant que yogi ou dialecticien, et chacune
d‟elles représentant en elle-même une valeur absolue, elles représentent la même chose pour lui.

[27] sammaṁ sarveṣu bhūteṣu


tiṣṭhantaṁ parameśvaram│
vinaśyatsv avinaśyantaṁ
yaḥ paśyati sa paśyati║

« Celui qui voit que le Seigneur suprême habite de façon égale dans tous les êtres, et qui voit qu‟au
sein de ce qui est périssable, (Il réside en étant) ce qui ne périt pas, celui-là voit. »

Tel qu‟il est utilisé ici le mot samam (égal) n‟implique pas que le principe supérieur du Suprême soit
simplement distribué chez toutes les entités selon une égalité horizontale, ces entités incluant des
objets animés et inanimés comme cela a été dit dans la stance précédente. Selon ce qui a été suggéré
pour ce qui est des deux facteurs opposés, le champ et le connaisseur du champ, le mot samam (égal)
indique un équilibre entre ces deux forces contraires, l‟une tendant vers l‟esprit, l‟autre tendant vers la
nature.

Ici, en tant que valeurs les entités ont le même statut, chacune dans sa propre catégorie. Etant le non-
périssable dans le périssable, c‟est l‟Absolu lui-même qui donne à toutes les entités un statut définitif
et égal. En valeur, l‟inégalité de statut n‟est pas concevable lorsque l‟on comprend que la valeur
impliquée dans toutes les entités est celle de l‟Absolu. Chaque catégorie d‟entités peut avoir une
valeur normative relevant du cadre de référence qui lui est propre, mais au-delà de tous ces cadres de

381
référence il y a la valeur absolue qui est également induite en tous. La subtilité qui est induite ici
justifie l‟expression « celui qui voit…… celui-là voit. »

Ici, Śaṅkara fait preuve d‟une tendance Sāṁkhya (rationaliste) qui le fait élever le statut de l‟Absolu
au dessus de toutes ses expressions vivantes pour lui faire atteindre quelque chose de transcendantal
qui correspond à un puruṣa (esprit). La pleine portée du mot samam (égal) lui échappe, et il ne
reconnait pas clairement le paradoxe qui est sous-entendu dans l‟énoncé « le non-périssable au sein du
périssable », expression où les opposés s‟annulent l‟un l‟autre en une neutralité aboutissant à une
valeur susceptible d‟être à la fois immanente et transcendante. (Page 567) Ceci est dû au fait que dans
son argumentation il utilise la raison plutôt que la dialectique.

[28] samaṁ paśyan hi sarvatra


samavasthitam īśvaram│
na hinasty ātmanātmānaṁ
tato yāti parāṁ gatiṁ║

« Car lui qui voit que le Seigneur siège de la même façon en tous lieux, celui-là ne détruit pas le Soi
par le Soi; et alors il atteint le but suprême. »

Cette stance et la stance suivante donnent plus de détails sur le secret dont il était question à la stance
27. La dualité entre nature et esprit est implicite dans les deux stances, mais à la stance 30 nous
retournerons vers une vision qui sera plus unitive et qui sera formulée de façon à ce que les quatre
dernières stances puissent en révéler toute la gloire. Le double aspect auquel il était devenu nécessaire
de faire appel au nom de la méthodologie dialectique est complètement écarté dans ces quatre
dernières stances.

Dans cette stance-ci les contreparties sont le Seigneur d‟un côté et le Soi de l‟autre. Ces deux termes
sont réellement interchangeables. Lorsque le concept d‟un Īśvara (Seigneur) remplit cette condition
qui est de résider d‟égale façon dans toutes les entités, qu‟elles soient animées ou inanimées, au sens
qui a été précisé dans les deux stances précédentes, c‟est qu‟il doit correspondre à l‟Absolu
proprement dit. D‟où il s‟en suit que c‟est à juste titre que nous pouvons considérer le Soi et l‟Absolu
comme étant des termes interchangeables. Brahman (l‟Absolu) est un synonyme du Soi et
d‟ānanda (félicité ou suprême valeur).

Lorsque le Seigneur compris dans ce sens-là est mis sur un pied d‟égalité avec le Soi, il n‟y a plus
aucune opposition. Au VI, 6, on a déjà expliqué ce principe qui fait que le Soi en tant que Seigneur
peut se fondre unitivement dans le concept de Soi en tant qu‟âme ou esprit intérieur, sans que cela
implique qu‟il y ait un quelconque conflit entre eux.

Le verbe hinasti (détruit) renvoie à l‟autre éventualité qui est mentionnée au VI, 6, et qui se produit
lorsque les deux Sois auxquels on fait référence ici pour permettre la discussion, sont traités de façon
non-unitive ou non-contemplative, contrairement à ce qui est requis pour suivre un mode de vie
yogique. Celui qui peut facilement les traiter unitivement atteint le but suprême.

(Page 568) [29] prakṛtyaiva ca karmāṇi


kriyamāṇāni sarvaśaḥ│
yaḥ paśyati tathātmānam
akartāraṁ sa paśyati║

« Celui qui voit que seule la nature accomplit toute action, et que de même le Soi est inactif, celui-là
voit (vraiment). »

Fondamentalement l‟esprit de cette stance ne diffère pas de celui du IV, 18. L‟action nécessaire est
automatique ou elle pourrait être accomplie en laissant l‟action se développer naturellement sans que

382
la volonté de la personne concernée interfère dans son cours naturel. Ainsi, la personne n‟étant qu‟un
témoin neutre, on peut laisser la nature élaborer elle-même ses tendances.

La réciproque de cette proposition serait constituer par la parfaite inactivité du côté perceptuel de la
personnalité. Penser que, par l‟intermédiaire de la nature, ce côté perceptuel est impliqué d‟une
quelconque façon dans l‟accomplissement réel des actes, constitue un cas typique d‟adhyāsa
(attribution à tort) de l‟influence de l‟esprit sur l‟action. On peut éviter bon nombre d‟inquiétudes si on
fait clairement la distinction entre le réel et le perceptuel dans notre vie quotidienne, ou dans la vie que
l‟on considère comme étant proprement spirituelle. Atteignant ainsi la paix, on peut dire que cette
personne perçoit le secret de la voie du yoga recommandée dans la Gῑtā.

[30] yadā bhūta-pṛthag-bhāvam


eka-stham anupaśyati│
tata eva ca vistāraṁ
brahma sampadyate tadā║

« Lorsqu‟il perçoit l‟existence séparée des êtres établis dans l‟unité, et également leur expansion qui
provient de cette unité, alors il devient l‟Absolu. »

Avec cette référence au délicat principe dialectique de l‟un et du multiple, comme chez Parménide, la
discussion regagne ici une vision de l‟Absolu plus globale et plus unitive. Il y est également fait
référence au fait que le centre et la périphérie soit englobés unitivement comme c‟est le cas avec le un
et le multiple. Devenir l‟Absolu, au lieu de voir l‟Absolu, marque un niveau plus élevé de la
progression spirituelle du sage. (Page 569) Comme nous l‟avons expliqué stance 23, cela ne détone
pas avec l‟enseignement des Upaniṣads ni avec ce qui a été dit ailleurs dans la Gῑtā.

[31] anāditvān nirguṇatvāt


paramātmāyam avyayaḥ│
śarira-stho 'pi kaunteya
na karoti na lipyate║

« N‟ayant pas de commencement, il n‟a pas d‟attributs (guṇas), ce suprême Soi ne souffre d‟aucun
déclin bien qu‟il habite dans le corps, O Fils de Kuntῑ (Arjuna), il n‟agit pas, et n‟est pas non plus
souillé. »

Cette stance est la première d‟une série de quatre stances au cours de laquelle le statut de l‟Absolu est
restauré dans sa pureté pleine et intacte, et dans sa gloire, de façon à éliminer tous les stigmates qui
pourraient s‟attacher au concept d‟Absolu; l‟Absolu ayant été soumis à un traitement dualiste
antérieurement dans ce chapitre.

Le mot anāditvam (fait de ne pas avoir de commencement) fait référence à l‟aspect nature de l‟Absolu,
et nirguṇatvam (fait de ne pas avoir d‟attributs), l‟état dans lequel les trois modalités sont absentes, fait
référence à l‟aspect spirituel. Tous deux assemblés et compris unitivement nous donnent une valeur
neutre, valeur qui est inactive bien qu‟elle demeure à l‟intérieur du corps vivant. Nous avons déjà
expliqué ces paradoxes.

[32] yathā sarva-gataṁ saukṣmyād


ākāśaṁ nopaliyate│
sarvatrāvasthito dehe
tathātmā nopalipyate║

« De même que le délicat principe d‟espace (ākāśa) n‟est pas souillé en raison de sa subtilité, de même
le Soi qui demeure partout dans le corps n‟est pas souillé. »

383
Les fonctions spécifiques qui à l‟intérieur du corps pourraient être considérées comme sacrées ou
profanes ne sont pas considérées comme telles par le pur esprit qui demeure uniformément réparti dans
toutes les parties du corps. L‟expérimentation du corps ressentie par l‟esprit n‟est pas spécifique, et
elle est globale par nature. Dans sa globalité et parce qu‟un tel contenu laisse une impression générale
d‟une nature subtile, la sensation est simplement celle de l‟interaction de deux pôles. Pour utiliser
l‟analogie de Śaṅkara, le feu peut chauffer un pot. La chaleur appartient au pot, alors que le feu est
indépendant des qualités spécifiques qui appartiennent au pot.

(Page 570) [33] yathā prakāśayaty ekaḥ


kṛtsnaṁ lokam imaṁ raviḥ│
kṣetraṁ kṣetrī tathā kṛtsnaṁ
prakāśayati bhārata║

« De même que ce soleil à lui seul illumine tout l‟univers, de même, O Bhārata (Arjuna), le Seigneur
du champ illumine tout le champ. »

Cette illustration gagne un degré d‟universalité et de subtilité. Il est bien connu que le soleil éclaire
indifféremment les bons et les mauvais lieux, ce qui ne fait que révéler la distance à laquelle il se
trouve et la suprématie qu‟il a en tant que valeur glorieuse. On peut même supposer que par le fait
d‟être illuminés, le champ proprement dit et son existence visible dépendent du soleil unitif, ce qui
inclurait ainsi sans différentiation le kṣetra (champ) et le kṣetrajῆa (connaisseur du champ), fondus en
une seule valeur suprême.

Ici les entités individuelles, ou unités, qui pourraient constituer le champ comme c‟était le cas à la
stance 3, sont laissées de côté parce que « le multiple » est traité comme la contrepartie dialectique de
« l‟unique », et qu‟il est traité dans sa globalité pour être absorbé unitivement dans cette valeur que le
connaisseur du champ représente analogiquement au soleil.

[34] kṣetra-kṣetrajñayor evam


antaraṁ jñāna-cakṣusā│
bhūta-prakṛti-mokṣaṁ ca
ye vidur yānti te param║

« Ceux qui, grâce à l‟œil de la sagesse, perçoivent la différence entre le champ et le connaisseur du
champ (et son incidence sur) les éléments - la nature Ŕl‟émancipation, ceux-là vont au Suprême. »

Dans ce chapitre le principal sujet sur lequel l‟auteur voulait attirer notre attention, c‟était la
distinction entre kṣetra (champ) et kṣetrajῆa (connaisseur du champ). En résumant la discussion,
l‟auteur reprend presque les mots que contenait la stance 2 où il était déclaré que la connaissance
proprement dite consistait seulement à parvenir à comprendre la distinction impliquée entre ces deux
facteurs. Se tenir de façon neutre entre les deux, les reliant dans l‟unité, voilà ce qu‟est cet
énigmatique trait d‟union (antaram), ce trait d‟union est un grand mystère et pour le voir il est
nécessaire d‟avoir le jñāna-cakṣusaḥ (œil de la sagesse).

(Page 571) Dans cette stance il nous est en outre indiqué sousforme de conclusion, qu‟incidemment
nous avons couvert les autres questions accessoires qui concernaient premièrement les éléments dont
nous savons qu‟ils sont les premiers constituants du champ; et deuxièmement la façon dont la
discussion s‟est orientée sur les modalités actives, bonnes et mauvaises, impliquées dans la nature,
ainsi que dans le domaine du champ et de ses aspects dynamiques; et finalement, dans la dernière
partie il était question de la façon dont une personne qui comprend correctement le sujet de ce chapitre
atteindrait l‟Absolu, ou parviendrait au but, etc., toutes choses qui relèvent du thème de la mokṣa
(libération). Par conséquent l‟auteur, tout en attirant particulièrement l‟attention sur le champ et le
connaisseur du champ, veut aussi nous rendre attentifs à la discussion qui a accessoirement porté sur
ces sujets.

384
Dans la dernière partie qui portait sur mokṣa (la libération), et dans la partie qui portait sur jῆeyam (ce
qu‟il faut connaître), les deux éléments, le champ et le connaisseur du champ, étaient traités
unitivement. Mais lorsqu‟il était question de faire face aux problèmes de la nature, pour permettre la
discussion ils étaient traités comme s‟ils étaient des contreparties distinctes, sans pour autant malgré
tout que cela endommage l‟unité qui est la leur par essence.

Le mot composé bhūta-prakṛti-mokṣa (éléments-nature-libération) confère une importance égale aux


trois parties, tout en les mentionnant brièvement dans cette stance. Certains commentateurs ne
considèrent pas ce composé comme un samāhāra-dvandva (composé collectif-duel) mais comme un
paῆcami-tat-puruṣa (composé dont les membres ne perdent pas leur interdépendance) ce qui confère
au mot le sens de « libération des êtres par rapport à la nature ». L‟objet de cette stance conclusive
étant de rappeler les thèmes couverts par ce chapitre en en faisant un résumé final, nous préférons
considérer ce composé comme une forme de samāhāra-dvandva.

ity śrῑmad bhagavadgῑtāsupaniṣatsu brahmavidyāyām


yogaśastre śrῑkṛṣṇārjuna samvāde
kṣetrakṣetrajῆavibhāgayogo nāma trayodaśo ‘dhyāyaḥ ||

«Ainsi s‟achève dans les Upaniṣads des chants de Dieu, dans la Science de la Sagesse de l‟Absolu,
dans le Dialogue entre Śrῑ Kṛṣṇa et Arjuna, le treizième chapitre intitulé „la Compréhension Unitive
de la distinction entre le réel et le perceptuel‟. »

385
CHAPITRE XIV

LA VOIE UNITIVE DE LA TRANSCENDANCE DES TROIS MODALITES DE LA NATURE

Guṇatrayavibhāga Yoga

(Page 572) Les trois guṇas, ou modalités de la nature, qui font l‟objet de ce chapitre appartiennent à la
nature telle qu‟elle est exprimée dans la personnalité ou le Soi. Nous avons déjà vu au chapitre
précédent qu‟il y a deux Sois éternels et que tous deux sont de statut égal, et il a été énoncé comme loi
que c‟était de l‟union entre ces deux aspects que toutes les créatures venaient à l‟existence (XIII, 26).
En outre il a été précisé dans ce dernier chapitre (XII, 21) que c‟était l‟attachement aux modalités de la
nature qui était la cause des naissances dans de « bonnes ou mauvaises matrices ». Les grandes lignes
de la théorie qui va être discutée dans ce chapitre-ci ont donc été données dans le chapitre précédent.
Ce qui suit dans ce présent chapitre est un éclaircissement supplémentaire de cette théorie des
modalités de la nature, et l‟on peut dire que c‟est une des importantes contributions de la Gῑtā.
Dans le chapitre précédent nous avions remarqué que les deux aspects du Soi qui avaient été postulés à
des fins de discussion avaient un statut égal et éternel. De plus, la stance 32 nous indiquait que le Soi
qui résidait dans le corps n‟était pas affecté par le corps. Au chapitre précédent la discussion se
déroulait donc au nom du Soi supérieur.
Dans ce chapitre cette même discussion se poursuit d‟une façon légèrement asymétrique. On constate
que la parfaite symétrie et l‟égalité de statut du kṣetra (champ) et du kṣetrajῆa (connaisseur du
champ), qui représentent respectivement le corps et l‟esprit, est quelque peu violée par le fait de
centrer la discussion sur le Soi inférieur qui appartient au kṣetra (champ ou corps). Ce Soi inférieur ou
physique relève du domaine de la nature et de la nécessité plutôt que de l‟esprit libre et contingent. En
tant que tel il est sujet aux modalités de la nature telles qu‟elles sont induites dans la présente théorie.
Ces modalités ont toutes pour effet de lier ou de conditionner le Soi. (Page 573) Le Soi qui est soumis
à l‟asservissement à la nature n‟est pas le Soi supérieur, mais un Soi qui ne fait que « résider dans le
corps » ou qui est « possesseur du corps », un Soi qui est assujetti à la naissance, à la mort, à la
vieillesse et à la peine. Les trois modalités ne font référence qu‟à ce Soi inférieur et, de plus, un
homme qui correspond à la description donnée aux stances 22 à 25 de la fin de ce chapitre, transcende
les trois modalités, se libère de leur contrainte, et gagne un statut spirituel à part entière. Ce qui est
requis expressément à la stance 19 pour passer du domaine du Soi inférieur sous l‟influence des
modalités, au Soi supérieur, libre et éternel, est très simple. Il lui suffit de voir qu‟il n‟y a rien d‟autre
que les modalités de la nature qui le maintiennent attaché. Par conséquent la connaissance a pour effet
de le libérer instantanément. La dernière partie de ce chapitre expliquera plus en détails comment une
simple connaissance de ce genre pourrait lui faire gagner une si précieuse libération, il y sera précisé
que cette connaissance consiste en une certaine attitude de neutralité ou d‟équilibre entre les opposés.
Le Soi inférieur auquel la primauté est donnée dans ce chapitre, et dont la stance 27 nous indique
même qu‟il est « à la base de l‟Absolu », interagit avec le Soi supérieur, ou Soi intelligent, et la
sagesse qui englobe les deux Sois établit un équilibre entre eux. C‟est le yoga, ou la discipline unitive,
dont il est question ici. Comme nous le verrons, la primauté qui est donnée au Soi inférieur à des fins
de discussion dans ce chapitre, sera rapidement corrigée dans le chapitre suivant où les deux Sois
seront réévalués en fonction d‟un Soi suprême appelé le puruṣottama.

En évaluant l‟importance de ce chapitre, nous devons nous rappeler que son sujet porte sur le domaine
de la nécessité ou de l‟action. En dernière analyse, la nécessité a implicite en elle un minimum
irréductible, ce minimum est lui-même éternel et par conséquent il doit être dument pris en compte
dans le contexte de l‟Absolu. L‟Absolu, qui est simplement conçu en termes de concept, n‟a pas le
pouvoir de libérer une personne de l‟asservissement à la nature. C‟est la simple neutralité entre les
aspects duels de l‟Absolu proprement dit qui aide la personne qui cherche à se libérer par la sagesse.

386
śrῑ bhagavān uvāca│
[1] paraṁ bhūyaḥ pravakṣyāmi
jñānānāṁ jñānam uttamam│
yaj jñātvā munayaḥ sarve
parāṁ siddhim ito gatāḥ║

(Page 574) « Kṛṣṇa dit:


Je dois de nouveau parler de cette sagesse sublime, la meilleure de toutes les sagesses, dont la
connaissance a fait passer tous les sages-ermites (muṇis) d‟ici-bas à la perfection transcendantale. »

On ne trouve pas le mot guhyam (secret) dans la discussion portant sur la sorte de jῆānam (sagesse) à
laquelle il est fait spécifiquement référence dans les premières lignes de ce chapitre. D‟un autre côté,
le caractère supérieur et la qualité particulière de l‟aspect de la connaissance qui doit être traité ici est
affirmé avec une véhémence frappante.

Comment un aspect si important de la sagesse a-t-il été négligé jusqu‟ici, alors que nous avons déjà
parcouru treize chapitres, ne peut s‟expliquer que par le fait que nous pénétrons maintenant dans le
domaine de ce qu‟au IX, 11, on a appelé vijῆāna (aspect spécifique ou spécialisé de la sagesse). Dans
les quatre derniers chapitres la spécificité de la sagesse a atteint un niveau de maturité qui permet à
l‟auteur de s‟attaquer dans ce chapitre-ci aux modalités d‟expression de la nature dans le monde réel
des valeurs humaines, modalités qui ne sont pas nécessairement spirituelles au meilleur sens du terme,
ni dans son sens ordinaire, mais qui néanmoins desservent notre attention parce qu‟elles appartiennent
au principe de la nécessité, principe qui est lui aussi éternel.

La référence aux muṇis (sages ermites, personnes qui ont fait vœux de silence) fait allusion à un type
de spiritualité dont visiblement le mode de comportement diffère des autres qui s‟intègrent davantage
à la vie sociale. Le muṇi est encore un contemplatif et, en sus de la sagesse théorique qu‟il pourrait
avoir en tant que sage clairvoyant, il donne de l‟importance à un certain type de comportement.

Le siddhi (accomplissement) fait référence à la perfection qui appartient au modèle du sage-ermite.

Le mot itaḥ (à partir d‟ici) nous indique que l‟on approche le sujet en partant de ce côté-ci, c‟est-à-dire
en partant du côté de la nécessité de l‟ici-bas, côté à partir duquel on peut considérer que ces sages se
sont élevés pour accéder aux valeurs transcendantales impliquées dans la sagesse.

[2] idaṁ jñānam upāśritya


mama sādharmyam āgatāḥ│
sarge 'pi nopajāyante
pralayate na vyathanti ca║

« S‟étant appuyés sur cette sagesse, et s‟étant conformés aux caractéristiques (expresses) qui sont les
Miennes, ils ne renaissent plus au jour de la création, et ne sont pas non plus affectés au moment de la
dissolution. »

(Page 575) Sarga (émanation) et pralaya (réabsorption ou refonte) font référence aux deux aspects
phénoménaux de la vie dont nous avons l‟expérience de ce côté-ci de la vie, c‟est-à-dire lorsque nous
considérons que ce monde est réel et que nous ne le traitons pas comme une illusion. C‟est un monde
de temps, et l‟intervalle qu‟il y a entre ces deux évènements extrêmes est souvent cité dans les
légendes indiennes comme étant constitué de nombreux millions d‟années.

387
Le sage dont il est question ici, lorsqu‟il est passé à la sagesse transcendantale, n‟est plus affecté par
les aspects phénoménaux de l‟univers parce que, comme le déclare cette même stance, quelque soit
l‟expression personnelle que le sage puisse avoir dans quelque contexte relativiste que ce soit, s‟il y a
une fonction, elle est devenue conforme à la fonction de l‟Absolu lui-même. Quant à savoir si, comme
le dit Śaṅkara, grâce à cette sorte d‟adéquation le sage a atteint une parfaite union avec l‟Absolu, ceci
est une question que la Gῑta ne soulève pas et à laquelle elle ne répond pas non plus. De toute évidence
c‟est parce que dans l‟optique de ce chapitre cette question n‟est pas nécessaire. Si dans ses
commentaires Śaṅkara respectait plus scrupuleusement l‟intention que l‟auteur garde à l‟esprit dans
chacun des chapitres, il aurait admis qu‟à ce stade de la discussion il n‟était pas vraiment nécessaire
pour Vyāsa de dire si l‟adéquation avec l‟Absolu dont il est question ici sous-entendait la perfection ou
ne la sous-entendait pas. Qu‟il a effectivement atteint l‟Absolu, cela va sans dire pour la simple et
bonne raison qu‟il est déjà un muṇi (sage ermite), et que maintenant au bout de treize chapitres, il
n‟apprend que les aspects les plus supérieurs de la sagesse qui doivent encore lui être enseignés.

En outre, cette stance ne fait l‟éloge que du seul type de sage dont il est question ici, lui promettant
une perfection poussée aux limites les plus hautes qu‟il lui soit possible d‟atteindre, sans pour autant
qu‟au cas échant, aucune limite particulière ne soit fixer à cette perfection, s'il en reste au-delà du
contexte du présent chapitre. C‟est à juste titre qu‟une telle question est laissée en suspens, même si la
dernière stance de ce chapitre nous donne aussi quelques indications sur la perfection qui se trouve au-
delà du sujet couvert par le présent chapitre. L‟immortalité qui ne décroit jamais, le mode de
comportement éternel et la voie solitaire du bonheur ultime, sont des éléments qu‟il lui reste encore à
couvrir.

Par conséquent, on peut considérer que le terme sādharmya (identité des attributs spécifiques) signifie
simplement que le sage, en se conformant à un mode de vie qui relève de l‟aspect inférieur - ou aspect
nécessaire - de l‟Absolu, acquiert une position de départ dans l‟aspect transcendantal supérieur de
l‟Absolu, ce statut le libère dans le temps de l‟asservissement aux évènements phénoménaux et
cosmologiques tels que l‟émanation et la dissolution. Qu‟il nous faille considérer ces deux stades de
perfection comme étant distincts nous est suggéré par la Gītā aux VI, 3, et XV, 11.

(Page 576) Dans la philosophie Sāṁkhya (rationalisme), comme nous l‟avons déjà remarqué,
l‟émanation et la rétraction sont souvent désignées par les termes śaṅkara (évolution) et pratiśaṅkara
(dévolution) qui occurrent en mouvement de directions opposées dans la matrice de l‟avyakta (racine
non-manifestée de la nature ou matière).

[3] mama yonir mahad-brahma


tasmin garbhaṁ dadhāmy aham│
sambhavaḥ sarva-bhūtānāṁ
tato bhavati bhārata ║

« Ma matrice est le grand Brahmā (déité suprême); en elle Je place le germe; de là est issue la
naissance de tous les êtres, O Bhārata (Arjuna). »

Dans les Upaniṣads on parle d‟un Absolu supérieur et d‟un Absolu inférieur. A la stance 15 de l‟Īśa
Upaniśad nous avons la phrase suivante: «Ta forme la plus belle Ŕ c‟est celle que je vois de Toi …
Lui qui est au-delà, cette Personne au-delà Ŕ Moi-même je le suis. » Il y a des termes tels que
hiraṇyagarbha (le germe d‟or ou embryon d‟or), parabrahma (aspect suprême de l‟Absolu), śiva
(principe masculin de l‟Absolu), et śakti (principe féminin de l‟Absolu) dont l‟interaction rend visible
le monde phénoménal qui provient de la matrice du non-manifesté. Ainsi donc, dans le contexte de la
spiritualité indienne, l‟idée centrale de cette stance nous est familière à plus d‟un titre.

La philosophie Sāṁkhya (rationalisme) contient ces mêmes éléments qui portent les noms
de prakṛti (nature) et puruṣa (esprit), mais elle a implicitement une dualité qui la fait légèrement
différer de ce qui est décrit dans cette stance-ci. Dans le système Sāṁkhya (rationalisme), c‟est

388
prakṛti (nature) qui est elle-même la cause de toutes choses crées, mais ici on dit que c‟est le principe
commun à tous deux, nature et à esprit, qui est le facteur fécondant produisant tous les êtres.

D‟après le XVI, 8, il est clair que la Gītā désapprouve vivement un tel dualisme. Cette stance-ci,
contient implicitement une image androgyne destinée à exprimer la non-dualité de la nature et de
l‟esprit.

[4] sarva-yoniṣu kaunteya


mūrtayaḥ sambhavanti yāḥ│
tāsāṁ brahma mahad yonir
ahaṁ bīja-pradaḥ pitā║

(Page 577) «Quelque soient les formes matérielles produites dans toutes les matrices maternelles, O
Fils de Kuntī (Arjuna), le grand Brahmā (déité suprême) est leur matrice commune et Je suis le père
qui dispense la semence. »

Ici, il est important de constater qu‟il y a une certaine nuance dans la figure de rhétorique utilisée. La
multiplicité des matrices est ici écartée en faveur d‟une matrice commune à tous, et il ne semble pas
qu‟il soit nécessaire d‟avoir des matrices distinctes pour faire naître cette multiplicité d‟êtres.

La réciproque de cette même déclaration qui serait que toutes les variétés d‟êtres appartiennent à une
seule grande matrice, celle de l‟Absolu, est peut-être plus appropriée à la discussion qui va suivre;
cette discussion est problématique en ce qu‟elle fait une distinction entre Pierre et Paul au lieu de voir
le principe unitif qui les unit. En dépit de ce besoin, nous trouvons ici la matrice unique et les
nombreuses matrices, les aspects père et mère de l‟Absolu dans la nature, qui tendent tous à se
rapprocher les uns des autres lorsque l‟on traite le sujet de ces deux stances 3 et 4.

[5] sattvaṁ rajas tama iti


guṇāḥ prakṛti-sambhavāḥ│
nibadhnanti mahā-bāho
dehe dehinam avyayam ║

« La pure-claire (sattva), l‟affective-active (rajas), et l‟inerte-sombre (tamas); ces trois modalités


(guṇas) nées de la nature-nécessité sont contraignantes pour l‟impérissable qui est dans le corps, O toi
Qui a des Bras Puissants (Arjuna). »

Tout le présent chapitre est dévolu à cette théorie si mal comprise qu‟est la théorie des trois guṇas
(modalités de la nature), et dans la plus grande partie du reste de la Gῑtā on en étudiera les applications
dans les divers domaines de la vie morale, sociale religieuse et philosophique. Dans l‟esprit populaire
on a étroitement associé ces trois modalités aux quatre varnas (couleurs, divisions de la société) ce qui
a vicié la pensée populaire indienne durant des siècles. Les conséquences désastreuses de cette
association paraissent évidentes à tout esprit contemporain. Néanmoins, dans la Gῑtā ces trois
modalités ne s‟appliquent pas qu‟au seul sujet des types psychologiques et des questions d‟orientation
professionnelle, mais aussi aux écoles de pensée philosophique, aux disciplines contemplatives et au
comportement en général. Même le régime alimentaire n‟est pas omis.

(Page 578) Réduire cette théorie à du fétichisme et s‟y attacher trop facilement comme si c‟était un
principe de base à chaque fois qu‟il s‟agit de discuter de la supériorité ou de l‟infériorité de la caste
raciale ou religieuse, est un fléau qui a produit de nombreuses formes d‟injustices et d‟inégalités dans
le domaine de la société, dans le domaine de l‟économique et même dans le domaine de l‟éducation;
sur le plan de la liberté naturelle et de l‟expression personnelle, cette réduction a asphyxié, submergé
et fait suffoquer de grands groupes de gens. Des hommes comme le Mahatma Gandhi ont été
fallacieusement envoûtés par cette théorie mal interprétée et mal comprise.

389
Par conséquent, en abordant le sujet des trois modalités de la nature nous devons être suffisamment
conscients de tout ce qu‟il implique, et nous devrions éviter de céder à la facilité avec laquelle l‟esprit
populaire l‟a traité. La grande erreur qui a été commise depuis l‟époque de Manu a été de considérer
que cette théorie supporte une théorie des castes particulière alors qu‟en fait elle est destinée en
général à expliquer les délicats problèmes de nécessité dans la vie de l‟homme, problèmes qui y sont
profondément ancrés.

En premier lieu, au sein de l‟espèce humaine proprement dite, les trois modalités de la nature ne
suggèrent aucune différenciation qui aboutirait à de quelconques sous-espèces ou races, comme de
nombreuses personnes semblent le supposer étant donné qu‟elles utilisent constamment le mot jāti
(rang, espèce) en relation avec le varna souvent assimilé aux questions de « caste ».
Physiologiquement ou même scientifiquement, les modalités de la nature impliquées dans les guṇas
ne sont pas telles qu‟elles permettent à quiconque de séparer les gens en quelques groupes hermétiques
que ce soit. Telle qu‟elle est présentée dans la Gῑtā, cette théorie n‟envisage même pas les
regroupements héréditaires, les regroupements en tribus ni les regroupements en clans.

Si, pour arriver à n‟importe laquelle de ces classifications, nous prenons en compte des traits de
personnalité, nous constatons qu‟au cours de la vie ordinaire les modalités dont il est question ici
alternent et changent chez une même personne au cours de sa croissance ou de son développement en
tant qu‟individu, et même d‟un moment à l‟autre dans son comportement quotidien. En outre, si nous
prenons le cas de la propre qualité de kṣatriya (statut de guerrier) d‟Arjuna nous constatons qu‟il n‟est
vrai et valide qu‟à l‟occasion où se présente une guerre juste ou absolutiste. Au mieux, pour Arjuna,
tuer ne serait juste que durant quelques heures.

L‟inertie, le mouvement et la stabilité sont suggérées par les trois modalités, et peuvent être considérés
comme étant à la base de tamas (inerte-sombre), rajas (affectif-actif) et sattva (pur-clair)
respectivement. On pourrait aussi dire qu‟elles s‟expriment dans l‟apathie, la vivacité d‟esprit, et
l‟intelligence stable; ou qu‟elles correspondent à une aptitude à la paresse, une aptitude à l‟excitation
ou une aptitude à la contemplation. Nous pourrions également parler de trois degrés basés sur
l‟harmonie, ou sur l‟intuition intuitive philosophique, ou de nouveau en termes d‟affectivité. En fait,
après avoir expliqué et défini aussi complètement qu‟il était possible l‟origine de ces modalités de la
nature et leur domaine d‟application qui se limite au Soi inférieur, c‟est ce que la Gῑtā a tenté de faire
au chapitre XVIII.

(Page 579) La théorie telle qu‟elle est envisagée ici participe de l‟une des plus grandes contributions
positives de Vyāsa à la philosophie. Il expose ici la raison d‟être de nombreuses sections de la vie
spirituelle qui, au nom de la croyance commune, particulièrement en Inde, serait demeurée enveloppée
d‟une mystérieuse confusion propice à toute sorte de superstitions. A l‟aide de cette théorie Vyāsa a
réussi à mettre en ordre et à organiser la vie spirituelle.

On devrait considérer les trois guṇas (modalités de la nature) de façon dynamique et non pas de façon
statique; on devrait considérer qu‟ils forment un principe à trois brins, régulateur et nécessaire, qui
interfère avec le flux du devenir, et qui par-dessus tout relève encore du côté relatif de la vie, et
seulement de ce côté-là, sans qu‟il n‟ait rien à voir avec la spiritualité dûment comprise. Ils sont
normatifs, et à titre expérimental leur caractère n‟est pas figé. Par-dessus tout ils ne doivent être
interprétés qu‟en conjonction avec les contreparties objectives correspondant à chacun d‟eux, car sans
ces contreparties ils seraient absurdes en eux-mêmes.

C‟est dans ce seul sens qu‟il faut comprendre le II, 45, où il est demandé à Arjuna de transcender les
trois modalités de la nature et non pas de les développer. Dans ce chapitre-ci nous pouvons également
voir à la stance 25 que l‟on recommande l‟exemple du guṇātῑtaḥ (personne qui a transcendé les trois
modalités de la nature).

Nous avons déjà attiré l‟attention sur le fait que le Soi est lié à la nécessité comme le verbe
nibadhnanti (lient) le sous-entend. Par ailleurs, même s‟il le fait avec un lien constitué d‟un fil d‟or,

390
tout ce qui tend à attacher le Soi ne peut être considéré comme étant vraiment spirituel, parce que toute
spiritualité implique un lâcher prise ou une liberté.

Même une personne qui se conforme à la plus haute et à la plus pure des trois modalités, le sattva
guṇa, ne peut prétendre au mieux qu‟à une forme de sainteté exaltée, et non pas à la vraie spiritualité
qui est une autre chose. La première qualification d‟une personne spirituelle est l‟anahaṁkāra
(absence d‟égo), attribut qui appartient en propre au kṣetrajῆa (le côté perceptuel de la vie, le
« connaisseur du champ ») [voir XIII, 7], alors que le simple égoïsme appartient à la contrepartie
opposée, le kṣetra (le réel, le relatif, le « champ ») [comme cela est spécifié au XIII, 5].

Une personne un tant soit peu consciente de sa propre sainteté est viciée par l‟ahaṁkāra (égo) ce qui
révèle que son sens du Soi appartient au réel plutôt qu‟au perceptuel. (Page 580) On doit donc
comprendre que ce champ auquel appartient les trois guṇas (modalités de la nature) est de caractère
relativiste, et que par conséquent toutes les modalités, y compris sattva (pure-claire), ont tendance à
attacher plutôt qu‟à détacher. Un brāhmin sāttvique rétrograderait automatiquement au niveau d‟un
intouchable s‟il devait être souillé ne serait-ce que par le plus supérieur des égoïsmes issus des guṇas
(modalités).

[6] tatra sattvaṁ nirmalatvāt


prakāśakam anāmayam│
sukha-saṅgena badhnāti
jñāna-saṅgena cānagha║

« Parmi elles, la modalité pure-claire (sattva) amenant la brillance et exprimant un bien-être normal de
par sa pureté, attache en conditionnant au plaisir et à la connaissance, O toi Le-Sans-Péché (Arjuna). »

Cette stance a pour but de nous indiquer en termes plus précis ce que signifie sattva (la modalité pure-
claire). L‟expression sukha-saṅgena badhnāti (attache en conditionnant au plaisir) sous-entend un
élément de paradoxe dans la mesure où ce qui est vraiment plaisant n‟a pas besoin d‟être considéré
comme quelque chose qui attache. Ici, le facteur conditionnant du bonheur ne doit donc pas être
identifié au bonheur inconditionné qui lui ne peut être qu‟un attribut du Soi Absolu. Le statut du
bonheur est ici compromis et on le laisse aussi flou que l‟est nécessairement le concept d‟Absolu
proprement dit.

Le terme anāmayam (bien-être normal) suggère que l‟esprit conditionné par sattva (modalité pure-
claire) n‟a pas été dérangé dans l‟équilibre qui est normal à la nature. La plante qui est héliotropique
cherche naturellement la lumière, et de façon naturelle, si elle n‟est pas perturbée, elle se tient droite.
La clarté et la pureté induites par sattva (la modalité pure-claire) sont donc des qualités normales et
naturelles à la psyché soumise en toute neutralité aux lois de la nature. Comme le dirait Rousseau, il y
a de la bonté dans la nature proprement dite. La félicité et jῆāna (la connaissance) pointent toutes deux
en direction de la lumière.

[7] rajo rāgātmakaṁ viddhi


tṛṣṇā-saṅga-samudbhayam│
tan nibadhnāti kaunteya
karma-saṅgena dehinam║

(Page 581) « Saches que la modalité affective-active (rajas) attache par nature, elle est conditionnée
par la soif de vivre et la tendance à l‟attachement; elle enchaîne rapidement l‟être incarné, O Fils de
Kuntῑ (Arjuna), par l‟association à l‟action. »

Les facteurs conditionnant eut égard à rajas (modalité affective-active) ne sont pas limitatifs par
nature, ils appartiennent à la vie en général et sont plus subjectifs qu‟objectifs. Il y a une pulsion vitale
qui est la force motrice de toute activité, elle est la première caractéristique de ce qui est avant tout
impliqué dans cette modalité de la nature que l‟on appelle rajas.

391
Comme le mot rajas le sous-entend, la caractéristique principale de cette modalité est rāga
(attachement à diverses valeurs objectives de la vie). Les deux éléments internes qui conditionnent
cette pulsion vitale sont appelés ici tṛṣṇā (soif de vivre, ou volonté de vivre en général) et āsaṅga
(tendance à l‟attachement). Il y a une soif pour la vie en général et il y a également une tendance qui
fait que la vie tend vers les valeurs agréables de la vie quotidienne et qu‟elle se laisse attirer par elles.

[8] tamas tv ajñāna-jaṁ viddhi


mohanaṁ sarva-dehinām│
pramādālasya-nidrābhis
tan nibadhnāti bhārata║

« Mais la modalité inerte-sombre (tamas) saches-le, provient de l‟ignorance, elle trompe tous les êtres
incarnés; elle enchaîne, O Bhārata (Arjuna), par l‟illusion, la lassitude et la somnolence. »

La référence à l‟expression sarvadehinām (tous les êtres incarnés) nous indique que tamas (la modalité
inerte-sombre) n‟induit aucune vertu particulière et qu‟en quelque sorte elle forme la base amorphe de
la vie matérielle proprement dite. Cette modalité de la nature peut représenter de la même façon les
animaux et les hommes. Même un brāhmin sāttvique restera enchaîné à cette inertie naturelle s‟il ne
fait pas un effort pour lutter contre elle. Ceci est sous-entendu dans le mot dvija (deux fois né) que l‟on
emploie pour le désigner.

Une vache effrayée par un tissu rouge est négativement conditionnée par une connaissance erronée
due à un manque de vigilance de son intelligence. Les hommes souffrent d‟hallucinations et leurs
esprits sombrent dans des états négatifs. L‟imagination s‟active aux dépends de l‟intelligence. L‟état
hypnotique anormal ou état de somnolence est commun chez de tels êtres. (Page 582) Cette modalité
qui se rapproche du terre-à-terre, ou de la matière inerte, implique une inertie fondamentale qui est
stable et commune à tous les êtres. Dans la littérature cette dernière qualité est représentée par des
personnages tels que Caliban et Falstaff ou Bhῑma, ou Kumbhakarṇa.

[9] sattvaṁ sukhe sañjayati


rajaḥ karmaṇi bhārata│
jñānam āvṛtya tu tamaḥ
pramāde sañjayaty uta║

« La modalité pure-claire (sattva) conduit au plaisir, et la modalité affective-active (rajas) conduit à


l‟action, O Bhārata (Arjuna), alors que la modalité inerte-sombre (tamas), voilant la sagesse, conduit à
l‟illusion. »

Ici, à des fins de diagnostic, on reprend brièvement chacune des modalités en fonction de la façon dont
elle s‟exprime, plutôt qu‟en fonction de son origine. On y explique plus en détails la confusion ou
l‟illusion causée par la modalité que l‟on appelle tamas. Confondre une valeur avec une autre, ou se
laisser généralement désorienter par les apparences et ne pas être guidé par la réalité des faits à
laquelle seule peut conduire une connaissance appropriée Ŕ voici quels sont les symptômes par
lesquels on peut reconnaître cette modalité.

Le terme āvṛtya (couvrant, voilant) suggère ce que l‟on connaît par ailleurs dans le Védānta sous le
nom d’āvaraṇa śakti (puissance à recouvrir), terme qu‟il convient de distinguer de vikṣepa śakti
(puissance à projeter en dispersant), tous deux décrits par Śaṅkara. On peut considérer que pramāda
(illusion, folie) Ŕ et non pas insouciance comme cela est souvent traduit Ŕ inclue les hallucinations,
parce que lorsque la sagesse est voilée, les apparences deviennent trompeuses.

[10] rajas tamaś cābhibhūya


sattvaṁ bhavati bhārata│
rajaḥ sattvaṁ tamaś caiva
tamaḥ sattvaṁ rajas tathā║

392
« Or, la modalité pure-claire (sattva) domine, surpassant en puissance l‟affective-active (rajas) et
l‟inerte-sombre (tamas); et l‟affective-active (rajas) surpasse en puissance la pure-claire (sattva) et
l‟inerte-sombre (tamas); de la même façon l‟inerte-sombre (tamas) surpasse la pure-claire (sattva) et
l‟affective-active (rajas), O Bhārata (Arjuna). »

(Page 583) Cette stance décrit comment les modalités entrent en jeu une par une, l‟une éclipsant ou
dominant les deux autres qui restent en sommeil ou régressent provisoirement, et comment la nécessité
conditionne la nature et limite sa portée par l‟un ou l‟autre de ces trois facteurs.

Ce n‟est pas facile de visualiser comment ce processus prend place très concrètement, ni comment on
peut vraiment le voir. A notre époque nous avons en biologie et en psychologie des termes comme le
synergisme et l‟ambivalence. En théologie nous avons aussi les deux principes d‟antinomie, et il y a
des termes comme dichotomie qu‟utilisent certains philosophes. En électricité et en magnétisme nous
avons les charges positives et négatives qui se sont de plus en plus perfectionnées lorsqu‟on les a
désignées en physique atomique par les noms de proton et de neutron. Nous ne nous proposons pas de
faire une étude comparative de la théorie des modalités de la nature telle qu‟elle est présentée ici,
parce que cela présupposerait un cadre de référence commun qu‟il serait difficile de fournir. Par
conséquent, dans l‟immédiat nous allons nous en tenir strictement au texte et nous contenter de la
propre version de l‟auteur.

Lorsqu‟il déclare que rajas et sattva régressent quand tamas domine, nous devons en déduire qu‟il y a
entre eux une interdépendance systémique. Cela suggère le principe d‟ambivalence. Les psychologues
savent avec quelle force les émotions peuvent contrecarrer l‟intelligence et vice versa. L‟émotivité et
l‟intelligence sont donc deux modalités qui correspondent à tamas et à sattva, et nous pouvons
facilement reconnaître qu‟elles sont réciproques et ambivalentes.

Si l‟on prend le cas de rajas, il fait reculer à l‟arrière-plan à la fois la capacité de l‟intelligence et celle
de l‟illusion. L‟actualité d‟une situation occupe entièrement le flot de la conscience, de la même façon
que dans un village indien les vaches courent après les voitures qui passent. Le champ de la
conscience ne contient rien d‟autre que cette situation précise où le sujet est relié à l‟objet. Pour un
chasseur qui chasse un lapin, seul lui-même et le lapin entrent en jeu. C‟est ainsi que la chasse devient
une passion. Voilà quelles sont les grandes lignes de ce qu‟implique cette stance.

Comment une telle rotation circulaire des modalités opère-t-elle dans l‟esprit de l‟homme, et comment
cet esprit-même qui relève du contexte de la réalité pourrait établir un autre genre de relation bipolaire
avec l‟un des deux puruṣas (esprits) dont il est question au chapitre suivant, voilà des sujets d‟une
spéculation philosophique d‟un genre très subtile. L‟auteur énonce cela très longuement au XV, 10 et
11. Une personne doit être à la fois un yogi et un sage pour être capable de visualiser clairement au
sein d‟une situation quels sont les facteurs qui sont déterminants et ceux qui ne le sont pas.

(Page 584) Tout ce que nous voulons souligner ici c‟est qu‟il faut distinguer deux ensembles de
polarités; l‟une qui se limite au cadre du kṣetra (champ ou réalité) comme dans ce chapitre, et l‟autre
dans le contexte plus large du puruṣottama (esprit suprême), terme qui lui-même englobe deux
puruṣas (esprits) distincts. Nous devons garder à l‟esprit ces deux grandes distinctions pour ne pas
confondre les valeurs qui relèvent de la polarité limitée que nous avons ici, avec celles qui sont plus
générales et plus purement spirituelles dont nous discuterons dans la chapitre suivant.

Nous ne devons pas traiter ces modalités de façon trop concrète. Nous devons les considérer de façon
à ce que nous puissions adapter la compréhension que nous en avons dans le plus large contexte de la
science de l‟Absolu auquel elles appartiennent. Même lorsque nous confrontons des problèmes qui
semblent concrets à la lumière de la théorie que nous présentons ici, particulièrement au chapitre
XVIII, nous devons nous souvenir qu‟il faut aborder le sujet comme un sujet qui relève de la science
de l‟Absolu. Cela sera grandement facilité si nous gardons à l‟esprit que le sujet dont il est question

393
d‟un bout à l‟autre de la Gῑtā porte sur les diverses valeurs contemplatives telles qu‟elles appartiennent
à toutes les divisions de la vie, et non pas un quelconque concept figé de la réalité.

[11] sarva-dvāreṣu dehe 'smin


prakāśa upajāyate│
jñānaṁ yadā tadā vidyād
vivṛddhaṁ sattvam ity uta║

« Lorsque la lumière qu‟est la sagesse s‟écoule de toutes les portes du corps, alors on peut en déduire
que la modalité pure-claire (sattva) prédomine. »

Les portes du corps dont il est question ici sont les indriyas (organes des sens) qui mettent le corps en
contact vivant avec les objets de perception correspondants. La conscience se compose à la fois du
sujet et de l'objet et, de même qu‟on peut la comparer à la lumière, ici on nous déclare que lorsque
l‟esprit bien portant, qui relève de la nature et qui appartient à la nécessité, s‟exprime normalement il y
a une plénitude de conscience au regard des divers sens que l‟on peut considérer comme étant les
portes ou les fenêtres de l‟âme.

Il ne faut pas prendre la référence à l‟écoulement de la lumière dans un sens trop littéral, mais on doit
la considérer dans le sens que nous avons indiqué ci-dessus. Elle signifie seulement que la vie se
déroule dans de bonnes conditions. On peut dire qu‟un chat en bonne santé qui se roule dans la neige
sous les rayons du soleil profite de quelque chose qui s‟apparente à l‟état de yogi correspondant à son
espèce.

(Page 585) Dans le contexte spécifiquement humain, le bien-être sāttvik (pur-clair), bien qu‟il
s‟applique au corps, peut se refléter sur l‟esprit et faire briller l‟intelligence, que ce soit dans le
domaine des études ou de l‟intuition philosophique, ou eut égard à une clarté de vision yogique
comparable à la turīya (« quatrième » état mystique au-delà de l‟éveil, du rêve et du sommeil), qui
n‟est ni à l‟intérieur ni à l‟extérieur des limites corporelles.

[12] lobhaḥ pravṛttir ārambhaḥ


karmaṇām aśamaḥ spṛhā│
rajasy etāni jāyante
vivṛddhe bharatarṣabha║

« Quand la modalité affective-active (rajas) domine, alors s‟accroît la cupidité, l‟activité, le fait
d‟initier des actions, l‟impatience et la convoitise, O Meilleur des Bhāratas (Arjuna). »

En observant l‟énumération des symptômes d‟un homme chez qui rajas (modalité affective-active)
domine, nous trouvons des qualités qui impliquent une relation avec un objet extérieur ou une valeur
extérieure. Dans ce cas-ci on peut dire que l‟intérêt de la personne se dirige horizontalement vers des
choses qui, comme les biens et les possessions, relèvent de ce monde. Un kṣatriya (guerrier) dont on
dit qu‟il a typiquement les caractéristiques décrites au XVIII, 43, apparait très différent si on le
compare au type de guerrier ordinaire. Il faut garder à l‟esprit la réévaluation de la Gītā pour ne pas le
considérer comme quelqu‟un qui ne fait que représenter les qualités rājasik (affectives-actives), mais
plutôt comme quelqu‟un qui a sublimé ces qualités grâce aux disciplines contemplatives
recommandées dans la Gītā. De la même façon, un brāhmin est presque promu au grade
de samnyāsin (renonçant) au XVIII, 42, et comme à l‟inverse de cette promotion, le statut d‟un śūdra
(prolétaire) par le fait de représenter tamas (la modalité inerte-sombre) fait de celui-ci un simple
travailleur, ou un simple serviteur, prisonnier de la nécessité et réduit à l‟état d‟esclave sans aucune
liberté. Ces cas se démarquent du schéma conventionnel des quatre castes mentionné par Manu. Elles
représentent le schéma réévalué spécifique à la Gītā qui traite des castes, non pas dans un cadre social
ou politique, mais comme un système propre à un livre sur la contemplation.

394
L‟image de cette stance est d‟une valeur trop inférieure pour se conformer au modèle d‟un
vrai kṣatriya (guerrier) de la Gītā. Dans le cas présent la description de rajas n‟est donnée qu‟à titre de
diagnostic, mais le rajas induit dans l‟attitude d‟un bon kṣatriya (guerrier) sera revu et réévalué au
chapitre XVIII.

(Page 586) [13] aprakāśo 'pravṛttiś ca


pramādo moha eva ca│
tamasy etāni jāyante
vivṛddhe kuru-nandana║

«Quand domine la modalité inerte-sombre (tamas), alors surviennent le manque de clarté, le manque
d‟initiative, l‟illusion et l‟engouement, O Joie des Kurus (Arjuna). »

Ici encore on peut constater que les qualités qui permettent de diagnostiquer une
personne tāmasik (inerte-sombre) ne se conforment même pas au pré-requis minimum pour être un
bon serviteur, car celui-ci doit pouvoir prendre un tant soit peu d‟initiative dans son travail. Comment
les femmes et les vaiṣyas (marchands-fermiers) peuvent également s‟intégrer dans le triple schéma
des guṇas (modalités de la nature), voilà qui soulève d‟autres problèmes qui tendent à rendre la théorie
plus floue lorsqu‟il s‟agit de l‟appliquer aux quatre castes telles qu‟on les comprend de façon
contemplative. Mais nous aurons l‟opportunité de discuter de ces aspects plus en profondeur au
chapitre XVIII, là où la théorie y sera appliquée aux cas objectifs et où elle sera plus détaillée.

[14] yadā sattve pravṛddhe tu


pralayaṁ yāti deha-bhṛt│
tadottama-vidāṁ lokān
amalān pratipadyate║

[15] rajasi pralayaṁ gatvā


karma-saṅgiṣu jāyate│
tathā pralīnas tamasi
mūḍha-yoniṣu jāyate║

« Si le porteur de corps va vers la dissolution lorsque la modalité pure-claire (sattva) prédomine, alors
il atteint les mondes purs de ceux qui comprennent les meilleures (valeurs). »

« S‟il rencontre la dissolution lorsque la modalité affective-active (rajas) domine, il nait parmi ceux
qui sont attachés à l‟action; et de même s‟il se dissout (en état de) modalité inerte-sombre (tamas), il
nait parmi les gens stupides. »

(Page 587) En faisant référence à la mort et aux états post-mortem que l‟on peut atteindre, ces deux
stances suivent le même raisonnement que celui que l‟on trouve au VIII, 10. De même que l‟on juge
un arbre par ses fruits, de même on doit déterminer ces trois modalités et leurs valeurs par les
contreparties qui leur correspondent, la mort à proprement parler étant le principe qui les équilibre.

Pour ce qui concerne les personnes rājasik (affectives-actives) et tāmasik (inertes-sombres), les
mondes dans lesquels elles doivent renaître semblent être la terre qui nous est familière, mais dans le
cas de l‟homme chez qui sattva (la modalité pure-claire) prédomine on ne voit pas très bien si les
valeurs supérieures auxquelles il parvient dans ces mondes purs relèvent de l‟immanent ou du
transcendant. Quels qu‟ils soient, ces mondes ne peuvent être différents de celui auquel parvient le
yogabraṣṭa (celui qui a échoué au yoga) du VI, 41. En l‟occurrence, on ne doit pas nécessairement
croire que cette affirmation implique une quelconque possibilité de renaître dans ces castes
héréditaires dont on ne peut sortir, castes qu‟en réalité on voit dans tous les pays, et qui sont
susceptibles de suivre une tradition prétendant être sāttvik (pure-claire) ou brāhmin. Ces groupes

395
sociaux que l‟on peut voir peuvent avoir, ou ne pas avoir, beaucoup en commun avec les mondes purs
de la stance 14, ou avec l‟environnement éclairé suggéré au VI, 41.

Remarquez que dans l‟état de mort tāmasik (inerte-sombre), ce n‟est pas un monde de valeurs
transcendantal, mais l‟environnement physique proprement dit qui constitue la contrepartie ou qui en
est l‟aboutissement.

[16] karmaṇaḥ sukṛtasyāhuḥ


sāttvikaṁ nirmalaṁ phalam│
rajasas tu phalaṁ duḥkham
ajñānaṁ tamasaḥ phalam║

« On dit que le fruit d‟une bonne action est pur-clair (sāttvik); alors que le fruit de la modalité
affective-active (rajas) est la peine; et l‟ignorance le fruit de la modalité inerte-sombre (tamas). »

Cette stance réitère la même vérité que celle qui était énoncée aux stances 14 et 15, mais en
rapprochant davantage les contreparties comme par exemple avec l‟action et le résultat qui en découle.
Ici les modalités se réfèrent à karma (action) et non pas aux attitudes personnelles globales au moment
de la mort. L‟action est une expression positive de la vie plutôt qu‟une attitude, et elle produit ici-bas
ou dans l‟au-delà un résultat qui lui correspond. (Page 588) Ici, au lieu de partir de l‟effet pour
remonter à la cause, on trace l‟effet à partir de la cause. Ce qui nous montre que l‟équation des
contreparties en question peut aller dans les deux sens.

[17] sattvāt sañjāyate jñānaṁ


rajaso lobha eva ca│
pramāda-mohau tamaso
bhavato 'jñānam eva ca ║

« De la modalité pure-claire (sattva) nait la sagesse; de même que l‟avidité nait de la modalité
affective-active (rajas); alors que l‟illusion et l‟engouement naissent tous deux, ainsi que l‟ignorance,
de la modalité inerte-sombre (tamas). »

On poursuit ici cette même opération qui consiste à mettre en équation les trois modalités avec leurs
contreparties, avec une légère variante par rapport aux autres. Cause et effet sont davantage traités en
unité.

[18] ūrdhvaṁ gacchanti sattva-sthā


madhye tiṣṭhanti rājasāḥ│
jaghanya-guṇa-vṛtti-sthā
adho gacchanti tāmasāḥ║

«Ceux qui demeurent dans la modalité pure-claire (sāttvik) vont vers le haut; les affectifs-actifs
(rājasik) résident au milieu, et les inertes-sombres (tāmasik), qui demeurent dans les fonctions de la
plus basse modalité de la nature, vont vers le bas. »

Cette stance réitère cette même vérité en termes de valeurs supérieures et de valeurs inférieures.
L‟ambivalence que représentaient les trois modalités de la nature, et qui était quelque peu voilée par le
fait que ces modalités aient été jugées dans l‟optique de poser ou d‟exprimer un diagnostic, se révèle
maintenant avec sa propre symétrie d‟opposition.

Il y a des valeurs situées à un niveau intermédiaire à partir desquelles nous pourrions tracer des flèches
qui représentent une série de valeurs sāttvik (pures-claires) dont on pourrait dire qu‟elles s‟élèvent sur
l‟échelle des valeurs; et réciproquement il y a une échelle de valeurs qui se dirigent vers le bas,
jusqu‟aux valeurs les plus inférieures que connaisse l‟homme, et auxquelles on fait référence ici par
l‟expression jaghanya-guṇa-vṛtti-sthā (qui demeurent dans les fonctions de la plus basse modalité de

396
la nature). Il va sans dire que les valeurs intermédiaires appartiennent à la modalité rājasik (affective-
active).

(Page 589) [19] nānyaṁ guṇebhyaḥ kartāraṁ


yadā draṣṭānupaśyati│
guṇebhyaś ca paraṁ vetti
mad-bhāvaṁ so 'dhigacchati║

« Lorsque l‟homme éveillé ne voit pas d‟autre agent que les modalités de la nature, et qu‟il connait ce
qu‟il y a derrière ces modalités, il atteint Mon état d‟être. »

Le reste du chapitre compense la digression unilatérale induite par la discussion sur les trois modalités.
Les deux stances suivantes complètent le sujet en faisant de nouveau référence aux aspects immanent
et transcendant de l‟Absolu.

Les trois modalités dont on a parlé jusqu‟ici recouvraient toutes les valeurs dont on pouvait dire
qu‟elles se trouvaient dans la zone de portée du corps. On doit les considérer en même temps que ces
valeurs supérieures qui relèvent de l‟aspect transcendantal de l‟Absolu et que l‟on désigne ici par le
terme guṇebhyaḥ param (situées derrière ces modalités). Ces deux aspects doivent être traités
unitivement, comme c‟est toujours le cas dans le contexte du yoga, pour que l‟on puisse atteindre la
perfection.

[20] guṇān etān atītya trīn


dehī deha-samudbhavān│
janma-mṛtyu-jarā duḥkhair
vimukto 'nṛtam aśnute║

« L‟être incarné ayant transcendé ces trois modalités de la nature issues du corps, est libéré des
souffrances liées à la naissance, à la mort et à la vieillesse, et il jouit de l‟immortalité. »

Afin que le lecteur ne l‟oublie pas, cette stance souligne encore, en termes non-philosophiques et
populaires, que les modalités de la nature sont toutes deha-samudbhavāḥ (issues du corps). En les
transcendant on devient libre des maux liés au corps et on atteint ainsi l‟immortalité.

Le statut qui est donné aux modalités de la nature dans la Maitri Upaniṣad (III) ressemble à celui de la
Gῑtā où il est réévalué à la lumière de la sagesse, contrairement à la représentation qu‟en font la
Manusmṛti XII, 24-40, les Yājῆavalkhya Dharma Sūtras II, 137-139 et le Mahā-bhārata XII, 194: 25-
31. La nécessité sociale est le moule en fonction duquel on peut dire que se coulent les subtiles
modalités qui dépendent des tan-mātras (aspects conceptuels des sens), formant ainsi les divers types
qui apparaissent « dans le monde des hommes » (au sens utilisé au XV, 2). (Page 590) En premier lieu
ces moules sont au nombre de quatre, et ils représentent les quatre koṣas (enveloppes) qui, à leur tour,
produisent quatorze autres types (comme indiqué dans la Sāṁkhya Kārikā 53), qui encore une fois
selon ce que nous indique la Maitri Upaniṣad, produisent à leur tour quatre-vingt quatre variétés,
nombre qui d‟après Deussen est juste choisi au hasard pour signifier qu‟il y en a « vraiment
beaucoup ».

arjuna uvāca│
[21] kair liṅgais trīn guṇān etān
atīto bhavati prabho│
kim ācāraḥ kathaṁ caitāṁs
trīn guṇān ativartate║

« Arjuna dit
A quelles marques, O Maître, peut-on (reconnaître) celui qui a transcendé ces trois modalités de la
nature? Quelle (est sa) conduite et comment transcende-t-il ces trois modalités de la nature ? »

397
Arjuna pose une question sur le sujet-même qui a déjà été en partie abordé, afin d‟entrer dans une
discussion plus profondément philosophique sur ce qu‟implique la théorie des trois modalités de la
nature lorsqu‟on lui donne la place qui lui revient dans le contexte plus large qui est celui de la
sagesse.

śrῑ bhagavān uvāca│


[22] prakāśaṁ ca pravṛttiṁ
moham eva ca pāṇḍava│
na dveṣṭi sampravṛttāni
na nivṛttāni kāṅkṣati║

« Kṛṣṇa dit :
La lumière et l‟activité et l‟illusion, lorsqu‟elles sont présentes, O Pāṇḍava (Arjuna), il n‟en est pas
mécontent ni ne les désire lorsqu‟elles sont absentes. »

A travers les paroles de Kṛṣṇa l‟auteur trouve une nouvelle opportunité de faire ressortir en tant que
valeurs individuelles les principales caractéristiques des trois modalités; il les conçoit ici de façon plus
théorique et plus philosophique.

(Page 591) Lumière, énergie et illusion sont les facteurs qui conditionnent le bhūtātman (Soi
existentiel ou Soi élémentaire). Le yogi dont il est question ici a transcendé les guṇas (modalités de la
nature) et il est capable de composer avec cet aspect de son propre Soi qui est sous l‟emprise de ces
modalités, en même temps qu‟avec cet autre aspect de son propre Soi qui est supérieur et indépendant
de ces modalités, le caractère de ce dernier n‟étant que perceptuel. Par le fait de mettre ces deux
aspects sur un pied d‟égalité, cette stance suggère qu‟un yogi transcende les modalités. Il reste
indifférent au fonctionnement de ces modalités et à tous les conditionnements ou tous les genres
nécessaires qu‟elles peuvent induire.

[23] udāsīnavad āsīno


guṇair yo na vicālyate│
guṇā vartanta ity evaṁ
yo 'vatiṣṭhati neṅgate║

[24] sama-duḥkha-sukhaḥ svasthaḥ


sama-loṣṭāśma-kāñcanaḥ│
tulya-priyāpriyo dhīras
tulya-nindātma-saṁstutiḥ║

[25] mānāpamānayos tulyas


tulyo mitrāri-pakṣayoḥ│
sarvārambha-parityāgī
guṇātītaḥ sa ucyate║

« Celui qui, positionné comme s‟il était neutre, n‟est pas perturbé par les modalités de la nature; qui
pense que les modalités de la nature opèrent en rotation, qui se tient en retrait et reste imperturbable;

Le même dans la peine et le plaisir, en repos en lui-même, pour qui une meute de terre, une pierre et
de l‟or sont identiques; ferme dans son attitude, semblable avec ce qu‟il aime et ce qu‟il n‟aime pas;
qui considère de la même façon le fait d‟être blâmé ou glorifié;

Le même dans l‟honneur et la disgrâce; qui ne prend pas partie entre ses amis ou ses ennemis, qui
renonce à initier tout travail Ŕ on dit de lui qu‟il a transcendé les modalités de la nature (guṇas). »

398
(Page 592) Cette séquence de trois stances décrit l‟attitude neutre et dégagée de quelqu‟un qui se suffit
à lui-même et qui a transcendé les modalités. A la stance 23 il se positionne comme le spectateur
neutre qui, face à cet aspect de son propre Soi conditionné par les trois modalités, se trouve dans la
position de réfléchir sur lui-même avec détachement. En d‟autres termes, il est capable de se critiquer
lui-même comme s‟il était extérieur à lui-même, bien qu‟il soit également capable de percevoir les
modalités qui conditionnent sa propre nature.

Ce qui ressort implicitement de la stance 24 c‟est l‟attitude de quelqu‟un qui se suffit à lui-même, qui
refuse de se laisser attirer ou rebuter par les valeurs quotidiennes, qu‟elles soient bonnes, mauvaises ou
indifférentes, et qui refuse de prendre en considération le fait de vouloir aimer ou être aimé, ou de
vouloir être glorifié.

A la stance 25, la désaffiliation par rapport à la société et par rapport au monde de l‟action est totale
pour ce qui concerne la personne dont il est question ici. Le type de personne qui serait concerné par
cette neutralité serait un rājasik (affective-active) sublimé, car pour lui les valeurs telles que l‟honneur,
l‟hostilité, etc., qui sont mentionnées ici seraient opportunes au sens où le sous-entend le II, 34. Dans
cette stance-ci nous avons quelqu‟un qui reste neutre alors que plusieurs partis sont concernés, il n‟en
craint ni n‟en favorise aucun, et il n‟initie jamais une action de lui-même.

Prises ensembles ces trois stances constituent ce que l‟on peut considérer comme étant la pleine
définition d‟une personne qui a transcendé les trois guṇas (modalités). Lorsqu‟on les lit en respectant
l‟esprit du reste du chapitre, ces stances nous montrent qu‟on ne doit pas respecter les guṇas
(modalités) en eux-mêmes, mais que nous devons seulement les reconnaître afin de pouvoir les
transcender. Si Arjuna doit prendre sérieusement en considération cette part de l‟enseignement de la
Gῑtā, alors comment lui est-il possible de prendre une quelconque initiative au combat ? Voilà qui
serait une question pertinente, et la réponse en est simple. Il n‟a jamais été demandé à Arjuna de
prendre une initiative. On lui demande seulement de ne pas laisser tomber l‟initiative qui a déjà été
prise.

[26] māṁ ca yo 'vyabhicāreṇa


bhakti-yogena sevate│
sa guṇān samatītyaitān
brahma-bhūyāya kalpate ║

« Il Me sert aussi avec un yoga de la dévotion, ne s‟écartant jamais de la juste voie, transcendant ces
modalités de la nature, il est considéré comme étant apte à devenir l‟Absolu. »

Cette stance nous fait quitter la discussion sur les modalités pour nous faire entendre de nouveau la
note familière de la bhakti (dévotion) relevant des Bhāgavatas de la religion de Vāsudeva. (Page 593)
La relation strictement bipolaire qu‟il convient d‟établir avec Kṛṣṇa représentant l‟Absolu, est un
enseignement qui parcourt la Gῑtā comme une sorte de refrain.

Le verbe kalpate (est considéré comme étant apte) suggère que le dévot qui a transcendé les modalités
est pleinement qualifié à suivre la voie de l‟Absolu, voire même à devenir l‟Absolu. Cette stance sert à
souligner le fait qu‟il n‟ya pas de différence essentielle entre la voie qui consiste à transcender les
modalités des stances précédentes et la voie de la bhakti (dévotion) au sens que lui donne la Gῑtā.

[27] brahmaṇo hi pratiṣṭhāham


amṛtasyāvyayasya ca│
śāśvatasya ca dharmasya
sukhasyaikāntikasya ca║

« Car Je suis le fondement de l‟Absolu et l‟intarissable nectar d‟immortalité, la voie éternelle de la


bonne conduite et de l‟ultime et solitaire bonheur. »

399
Ce qu‟impliquent les divers attributs que Kṛṣṇa emploie ici pour se décrire lui-même a été un casse-
tête pour les érudits et les commentateurs. Śaṅkara lui-même donnent deux alternatives Ŕ dans la
première Kṛṣṇa représenterait ici l’Īśvara-śakti (le pouvoir du seigneur) qui peut accorder au dévot le
pardon et la grâce - et dans la seconde, Kṛṣṇa représente l‟Absolu inconditionné où réside l‟Absolu
conditionné. Rāmānuja met en équation ici le aham (Je) avec l‟âme libérée, alors que Madhva le met
en équation avec māyā (principe de négation).

Il n‟est pas surprenant que cette stance ait donné lieu à tant d‟opinions divergentes. Comme à
beaucoup d‟autres endroits de la Gῑtā, cette stance dissimule un paradoxe, et pour déterminer si son
interprétation est plutôt en faveur d‟un parabrahma (Absolu transcendant) ou d‟un aparabrahma
(Absolu immanent) nous devons totalement nous fier à la nature du chapitre dont elle est la
conclusion.

Le principal thème de ce chapitre a été l‟aspect existentiel ou ontologique de l‟Absolu, et gardant


constamment à l‟esprit cet aspect, Kṛṣṇa se décrit lui-même en premier lieu comme étant la base
fondamentale de l‟Absolu transcendant. On peut considérer que le mot pratiṣṭhā (base, fondation) est
équivalent au piédestal qui supporterait ici la statue de l‟Absolu transcendant. Ici, Kṛṣṇa se décrit lui-
même comme étant la base ontologique de l‟Absolu et explique qu‟en étant la base il ne perd pas son
statut de représentant des valeurs supérieures telles qu‟amṛta (nectar d‟immortalité) ou avyaya
(principe intarissable).

(Page 594) Il est également la base de toutes les valeurs éthiques éternelles dont le mot dharma
(conduite juste) donne la connotation, et même du bonheur pur et simple.

Le terme ekāntika (qui appartient à la voie solitaire) nous fait penser aux Bhāgavatas, certains érudits
ont considéré que la Gῑtā relevait de leur domaine. La solitude qui est familière au concept de kaivalya
(être pur et seul en lui-même) se retrouve également dans l‟expression favorite de Plotin: « l‟envolée
du seul vers l‟Unique »). Ici Kṛṣṇa dit qu‟il est la base du type de dévotion qui s‟assimile au vol
solitaire d‟un dévot vers l‟objet de son adoration, cet objet d‟adoration étant Kṛṣṇa lui-même. Ainsi
donc, il est la fondation de cette dévotion qui n‟a qu‟un seul but et qui aboutit au suprême bonheur qui
va de pair avec elle.

La multiplicité des qualificatifs attribués à l‟Absolu et cet implicite paradoxe ouvrent naturellement la
voie à ce mystérieux arbre dont il sera question à la première stance du chapitre suivant, un arbre avec
des racines en haut et des branches en bas. On peut considérer que l‟Absolu repose sur un socle qui est
en-dessous de lui, comme c‟est le cas dans cette stance-ci, ou comme le dit la stance suivante à
l‟ouverture d‟un nouveau chapitre, qu‟il a des racines dans sa partie supérieure. La multiplicité des
qualificatifs que nous avons ici ouvre donc la voie non seulement pour ce qui va directement suivre
dans le prochain chapitre, mais aussi pour ce qui va suivre dans les chapitres restants, chapitres dont
on peut dire que le dernier culmine avec le concept du dharma (juste conduite) mentionné dans cette
stance-ci.

ity śrῑmad bhagavadgῑtāsupaniṣatsu brahmavidyāyām


yogaśastre śrῑkṛṣṇārjuna samvāde
guṇatrayavibhāgayogo nāma caturdaśo ‘dhyāyaḥ ||

«Ainsi s‟achève dans les Upaniṣads des chants de Dieu, dans la Science de la Sagesse de l‟Absolu,
dans le Dialogue entre Śrῑ Kṛṣṇa et Arjuna, le quatorzième chapitre intitulé „La Voie Unitive de la
Transcendance des Trois Modalités de la Nature‟. »

400
CHAPITRE XV

L'APPROCHE UNITIVE DE LA PERSONNE SUPREME

Puruṣottama-Yoga

La vision qui avait été révélée à la demande expresse d‟Arjuna au chapitre XI n‟était pas destinée à
être de celles que l‟on livre à l‟intuition philosophique. Le contenu essentiel de la vision doit
maintenant être révisé et reformulé dans une version philosophique plus achevée.

Après que le chapitre précédent nous ait décrit ce qui caractérise l‟aparabrahma (l‟Absolu immanent),
il s‟agit maintenant de corriger tout ce qui reste de partial après ce traitement qui s‟était avéré
nécessaire à ce moment-là. Les chapitres suivants traitent des valeurs de la vie très objectives qui
concernent les domaines de l‟éthique, de la religion et autres, et avant de les aborder il est également
nécessaire de réviser le concept d‟Absolu en général.

En essayant de répondre à ces exigences, il parait nécessaire à l‟auteur de présenter une conception
complète de l‟Absolu, conception qui inclurait à la fois les aspects immanents et les aspects
transcendants de l‟Absolu. Ce faisant, néanmoins, comme nous l‟avons déjà vu dans la dernière stance
du précédent chapitre, il est inévitable qu‟il y ait des paradoxes, et cette approche qui se fait en partant
de deux côtés différents ne fait que rehausser le mystère de l‟Absolu.

A juste titre les stances 10 et 11 stipulent que la compréhension n‟est donnée qu‟à ces rares personnes
qui possèdent l‟œil de la sagesse, et que même les yogis ne peuvent l‟obtenir par de simples efforts, ils
doivent avoir cette intelligence qui perfectionne le yoga.

Kṛṣṇa a recours à l‟image favorite de l‟arbre cosmique, et il convient de remarquer qu‟ici il parle de
lui-même sans avoir été interrogé. Il n‟y a dans ce chapitre aucun dialogue qui viendrait en perturber
l‟éloquence. Partant pour ainsi dire du ciel pour atteindre la terre, l‟arbre lui-même est destiné à être un
mystère. Il est important de garder à l‟esprit que ce mystérieux arbre doit être découpé en morceaux
avec un certain acharnement, et avec rigueur, comme cela est indiqué à la stance 3. L‟arbre équivaut
au monde des Vedas, et dans le contexte de l‟orthodoxie populaire la pensée de l‟abattre et de le
découper serait un sacrilège.

(Page 596) L‟aversion de la Gῑtā envers le Védisme d‟une part ainsi qu‟envers le matérialisme
esthétique d‟autre part, est évidente en de nombreux autres endroits que nous avons déjà cités. Dans ce
chapitre l‟auteur fait en sorte que Kṛṣṇa aborde d‟emblée le très important sujet qui porte sur le fait de
se débarrasser de toutes les espèces d‟approches de l‟absolu qui seraient sur le plan relativiste, y
compris même celles qu‟impliquent les Vedas. Cela ne signifie cependant pas que la Gῑtā est
hétérodoxe. Ceci devrait semblait assez clair à la lecture du XVI, 24, où on en revient à une forme
d‟orthodoxie révisée, et où il est précisément demandé à Arjuna de ne pas négliger les śātras
(écritures).

L‟ensemble du chapitre XVII est de nouveau consacré à ce qui relève des valeurs religieuses, et il
réussit à formuler un nouveau mode de vie, ou un mode de vie révisé, dont on peut dire qu‟il n‟est ni
orthodoxe ni hétérodoxe, mais qu‟il s‟accorde avec le fait reconnu par le principal thème de ce
chapitre qui élève l‟esprit suprême à la fois bien au-dessus du niveau relatif et bien au-dessus du
niveau non-relatif.

śrῑ bhagavān uvāca│


[1] ūrdhva-mūlam adhaḥ-śākham
aśvatthaṁ prāhur avyayam│
chandāṁsi yasya parṇāni

401
yas taṁ veda sa veda-vit║

«Kṛṣṇa dit :
Ils parlent d‟un (aśvattha) figuier (sacré) inépuisable dont les racines sont au-dessus et les branches en
dessous, et dont les feuilles sont des poèmes sacrés; celui qui le connait est un connaisseur du Veda. »

Pris dans son ensemble, l‟arbre cosmique avec des racines au-dessus et des branches en dessous,
branches sur lesquelles poussent des feuilles qui représentent les hymnes védiques, correspond à ce
qu‟une personne connaissant bien les Vedas est susceptible d‟appréhender de la spiritualité. Par
conséquent, dans ce chapitre, l‟arbre représente la position du pūrva-pakṣin (ancien critique), position
qui doit être remplacée par la version finalisée de la spiritualité telle qu‟elle est donnée par Kṛṣṇa.

Le terme vedavit (celui qui connait le Veda) est indirectement mis en équation avec le connaisseur de
l‟aśvattha (figuier sacré ou ficus religiosa) dont il est question ici. L‟arbre a été le symbole de la
réalité vue sous l‟angle du temps ou de la relativité, et dans diverses Upaniṣads il a été utilisé de façon
allégorique pour expliquer de subtiles vérités du monde relativiste, parmi ces Upaniṣads la Katha
Upaniṣad (VI, I) est la principale référence. Dans la Maitri Upaniṣad (VI, 4) et la Śvetāśvatara
Upaniṣad (III, 9 et VI, 6), on retrouve cette image avec de légères variantes.

(Page 597) Ce type d‟arbre n‟est pas non plus inconnu des Purāṇas (légendes) indiennes, et il est aussi
familier des légendes religieuses de l‟Europe préchrétienne. La caractéristique la plus importante de
cet arbre, c‟est que ses racines sont en haut. Cela suggère que toutes les valeurs spirituelles tirent leur
force et leur nourriture de quelque chose qui est érigé de façon hypostatique au-dessus de la réalité de
la vie. En d‟autres termes, on peut dire que Dieu est à la source de toutes ces valeurs et qu‟il n‟est pas
sur terre, mais au ciel. Mises à part des religions rationalistes comme le bouddhisme, c‟est le cas dans
toutes les religions.

Les dieux védiques sont tous des dieux de la nature qui vivent dans un monde appelé svarga, on dit
que le svarga se situe lui aussi au-dessus. On doit donc comprendre que cet arbre représente les
embranchements aux multiples formes des valeurs spirituelles que l‟on trouve dans le monde des
hommes, toutes tirant leur subsistance d‟une source cachée que l‟on peut considérer comme étant au-
dessus.

[2] adhaś cordhvaṁ prasṛtās tasya śākhā


guṇa-pravṛddhā viṣaya-pravālāḥ│
adhaś ca mūlāny anusantatāni
karmānubandhīni manuṣya-loke║

« Ses branches s‟étendent en bas et en haut, nourries par (les ramilles que sont) les modalités de la nature
(guṇas), les valeurs sensorielles sont ses bourgeons, et vers le bas aussi il y a des racines ramifiées qui
enchaînent à l‟action dans le monde des hommes. »

L‟arbre, que l‟on décrit ici de façon plus élaborée, est parfois sommairement appelé l‟arbre
du saṃsāra (existence relative de nature cyclique), mais dans la mesure où ce texte prend largement la
peine de citer chaque partie de l‟arbre dans le détail et de le relier aux aspects du saṃsāra (existence
relative et cyclique), cela justifierait que nous nous attardions un peu sur cette stance.

1. Il est dit que les branches poussent vers le haut et vers le bas; les branches poussant vers le haut
étant des valeurs qui relèvent du domaine du sacré ou des formes de religion ostentatoires, et les
branches poussant vers le bas étant des valeurs qui ont tendance à être plus terrestres ou du moins
basées sur les réalités tangibles de la vie.

2. Il est dit que les branches sont nourries par les modalités de la nature, les guṇas; les branches qui
poussent vers le haut pourraient donc correspondre aux tendances de la nature pures-claires ou sāttvik,
alors que les tendances inertes-sombres ou tāmasik nourriraient les branches plus terrestres, et l‟on

402
pourrait considérer que les tendances affectives-actives ou rājasik nourrissent ces branches qui ne sont
pas spécifiquement désignées ici mais qui irradient horizontalement dans la masse, comme dans le
monde des actions et des agents.

3. (Page 598) Les bourgeons ou les germes correspondent aux intérêts sans cesse croissants de
l‟homme qui tend la main vers des objets qui lui procurent du plaisir. Etant donnée la manière dont
est conçue l‟image qui est donnée ici, les aspects subjectifs et les aspects objectifs des éléments quels
qu‟ils soient ne sont pas nettement différenciés. Par conséquent le germe représente à la fois les sens et
les objets des sens qui aboutissent aux plaisirs, aux intérêts ou aux valeurs.

4.. A côté des racines principales qui poussent vers le haut, il y a aussi des racines qui poussent vers le
bas. Ces racines ont des ramifications et on peut supposer qu‟elles maintiennent les personnes
intéressées aux rituels ou autres formes actives de spiritualité enchevêtrées et prisonnières des intérêts
chaotiques et conflictuels qui sont les leurs et qui appartiennent à chaque tradition familiale, tribale
ou celle de leur groupe. On peut dire que les multiples racines enchevêtrées qui s‟étalent, représentent
toutes les obligations, les tabous, les lois et les autres aspects nécessaires en lien avec les intérêts de la
vie spirituelle ou même quotidienne.

Ici les racines correspondent à la nécessité, car la nécessité ne tire pas son origine d‟en haut. Elle
appartient à la terre et par conséquent de telles racines se situent en dessous. Comme nous le savons
pour l‟avoir lu à d‟autres endroits de la Gῑtā, la nécessité proprement dit n‟a pas de commencement, et
on représente ces racines qui tendent vers le bas comme des racines qui atteignent des aspects subtiles
de la réalité non-manifestée située sous la terre ou au-delà de la terre, de la même façon que les
principales racines se dirigent vers le Suprême transcendantal qui lui aussi est non-manifesté. En outre,
on peut dire que les racines qui se propagent vers le bas font référence à des valeurs rétrospectives
telles que par exemple le respect instinctif que l‟on a pour les traditions ancestrales.

[3] na rūpam asyeha tathopalabhyate


nānto na cādir na ca sampratiṣṭhā│
aśvattham enaṁ suvirūḍha-mūlam
asaṅga-śastreṇa dṛḍheṇa chittvā║

[4] tataḥ padaṁ tat parimārgitavyaṁ


yasmin gatā na nivartanti bhūyaḥ│
tam eva cādyaṁ puruṣaṁ prapadye
yataḥ pravṛttiḥ prasṛtā purāṇi║

« Ici on ne saisit bien (au sens que l‟on vient de donner), ni sa fin, ni son début, si sa fondation. Ayant
brisé ce figuier sacré aux racines fortement ancrées avec le glaive d‟un détachement inébranlable,

« C‟est alors (seulement) qu‟il faut chercher cette voie dont on ne revient pas lorsqu‟on la suit, (et on
pense): je cherche refuge dans cet Homme Primordial de qui, depuis l‟antiquité, la manifestation
active (relativiste) est issue. »

(Page 599) Ces stances nous expliquent davantage la nature de cet arbre. Il ne faut pas le considérer
comme quelque chose de concret qui serait fixé à jamais. Cet arbre s‟assimile à une vision
philosophique globale qui fait référence au monde des intérêts relativistes qu‟il y a dans toutes valeurs
et à tous niveaux, et cette vision les considère aussi sous tous leurs aspects.

Même cette vision n‟est pas donnée à l‟homme ordinaire qui vit dans ce monde, particulièrement
lorsqu‟elle se réfère à son origine et à son terme. Le mot sampratiṣṭhā (fondation) nous indique
comment, dans ce monde d‟action, cette vision reste valable au sens réaliste et pragmatique.

La stance 3 poursuit en déclarant qu‟il faut couper et abattre sans pitié toutes ces valeurs, y compris
certaines qui sont très chères au contexte de la religion védique, du moins telle qu‟on la concevait

403
jusqu‟au moment de la Gῑtā. Les racines sont définies comme étant suvirūdha (fermement fixées) et,
étant donné que certaines racines vont vers le bas et que la principale racine vient d‟en haut, on peut
légitimement penser que lorsqu‟il nous est recommandé de couper ces racines, cela inclut les deux
ensembles de racines.

D‟un côté l‟homme est attaché à des valeurs qui relèvent du pur domaine du sacré et, à l‟autre
extrémité il y a un enchevêtrement de multiples éléments mineurs de valeurs ancestrales, tribales, de
castes ou d‟autres valeurs instinctives ou traditionnelles qui enchaînent l‟esprit d‟un homme tout
autant que les plus purs concepts religieux dont les racines sont au-dessus. Ces deux ensembles de
racines doivent être tranchés par l‟asaṅga-śastram (glaive de la non-association, du non-attachement).
Cette arme doit être puissante ce qui suggère que le non-attachement doit être décisif et déterminé, il
ne doit pas être du genre à manquer d‟enthousiasme.

Lorsque toutes ces conditions ont été remplies, alors seulement, selon la stance 4, la personne est prête
à suivre cette autre voie nommée padam tat (cette voie-là).

La différence entre cette précédente voie relativiste et la présente voie n‟est indiquée que par une seule
expression, et celle-ci sert à montrer toute la différence qu‟il y a entre elles. Cette différence réside
dans le fait que, alors que l‟esprit serait prisonnier d‟un processus cyclique qui le ramènerait sans cesse
à une naissance humaine dans le cadre de la première voie, comme indiqué au IX, 20 et 21, dans le cas
de cette dernière voie il n‟est pas du tout question de retour.

(Page 600) na nivartanti bhūyaḥ (sans aucun retour) est une expression idiomatique que l‟on rencontre
fréquemment dans les Upaniṣads et dans les écrits qui leurs sont associés. Elle marque une distinction
entre la voie de l‟Absolu et la voie de l‟existence cyclique relative que l‟on nomme saṁsāra. Faire la
distinction entre ces deux voies est d‟importance cruciale pour comprendre l‟importance des
Upaniṣads et de la littérature contemplative supérieure en général; la Gῑtā en fait partie, elle relève
incontestablement de cette catégorie.

Le ādyam puruṣaḥ (l‟Homme Primordial) de la stance 4 semble introduire un élément d‟imagerie


religio-mythique qui dénote avec la pureté de la voie et avec l‟image que suggèrent ces deux stances.
Mais si l‟on se souvient que ce chapitre est destiné à faire l‟éloge de l‟Esprit Suprême qui transcende
les deux autres puruṣas (esprits) dont il sera question ultérieurement à la stance 16, nous pouvons voir
que la référence qui est faite ici permet de prendre en considération les deux aspects et d‟aligner la
discussion sur le sujet de ce chapitre. En outre la stance 18 nous indique que cet Esprit Suprême n‟est
pas inconnu des Vedas eux-mêmes (bien que les Vedas soient essentiellement dualistes ou relativistes)
car dans les références aux Vedas ont sous-entend un dieu monothéiste que l‟on appelle souvent
ekadeva (le Plus haut des Dieux).

Dans ses aspects visibles, la vision de la création est comparable à un courant. Dans l‟image favorite
du Védānta qui est celle d‟un mirage, il parait normal de parler de l‟eau ou d‟un courant émergeant de
l‟illusion. La pravṛttiḥ prasṛtā (ruissellement, manifestation) que représente ici le visible a derrière
elle un principe actif qui lui est propre et que dans la mythologie on appelle l‟Homme Primordial.

L‟activité qu‟initie l‟Homme Primordial, c‟est l‟existence cyclique de la vie relative. Lorsque l‟on
médite sur le puruṣottaman (Esprit Suprême) de ce chapitre en considérant qu‟il est ce Un qui est
derrière l‟existence relative, et non pas qu‟il en fait partie intégrante, on ne peut considérer que cette
façon de rendre un culte sorte du cadre d‟une voie absolutiste telle que celle qui est représentée ici. La
référence à la mythologie ne compromet pas le caractère absolutiste de la perspective que l‟on
recommande.

[5] nirmāna-mohā jita-saṅga-doṣā


adhyātma-nityā vinivṛtta-kāmāḥ│
dvandvair vimuktāḥ sukha-duḥkha-saṁjñair
gacchanty amūḍhāḥ padam avyayaṁ tat║

404
« Ceux qui sont libres d‟orgueil et d‟illusion, qui ont surmonté ce fléau qu‟est l‟attachement, qui sont
toujours fidèles à cette (valeur) qui relève du Soi, dont les passions sont refreinées, qui se situent au-
delà des éléments opposés de la dualité telle que celle que l‟on éprouve entre le plaisir et la peine, et
qui ne sont pas insensés, ceux-là marchent sur la voie de la vie qui ne connait pas d‟altération. »

(Page 601) Cette stance-ci nous livre d‟autres attributs de l‟homme qui se conforme au mode de vie
absolutiste recommandé dans la stance précédente. Ces exigences devraient être considérées comme
minimales plutôt que maximales. La référence concernant le fait d‟être sans mānaḥ (fierté) et de ne pas
être dans le mohaḥ (l‟erreur), par exemple, touche la même couche perceptuelle de la personnalité que
celle révélée au XIII, 7, où amānitvam (absence d‟orgueil social) est mentionné en tête des éléments.

Le terme adhyātma-nityā [fidèle à la (valeur) qui relève du Soi] fait référence à un élément plus
subjectif que l‟anahaṁkāra (absence d‟égo) du XIII, 8. Comme l‟ātma (le Soi) est identique à
l‟Absolu, on peut dire que les personnes dont il est question ici relèvent de la voie absolutiste plutôt
que de la voie relativiste.

Le dvandva ((composé formé de) deux facteurs opposés) diffère de la dualité telle qu‟on la comprend en
philosophie et fait référence à des exemples tels que ceux cités au XIII, 6, comme désir-aversion,
plaisir-peine etc. Comme paire de facteurs en double opposition on peut aussi citer chaud-froid. La
voie unitive de l‟absolutiste se distingue par le fait que celui-ci traite ces paires avec indifférence parce
qu‟il considère qu‟elles appartiennent au nécessaire contexte de l‟existence.

Le terme amūdhāḥ (non-stupide) marque la limite inférieure des minimaux requis pour marcher sur la
voie de la sagesse. Etre suffisamment intelligent est un minimum pour s‟adonner à la contemplation.

Lorsqu‟il s‟applique à l‟état d‟Absolu ou à la voie de l‟Absolu, le qualificatif avyayam (qui ne connait
pas de déclin, éternel), indique lui aussi l‟élément minimal requis pour différencier l‟Absolu du relatif.

Plus tard, à la stance 16, nous verrons que les deux puruṣaḥ (esprits) sont différenciés sur cette même
base.

[6] na tad bhāsayate sūryo


na śaśāṅko na pāvakaḥ│
yad gatvā na nivartante
tad dhāma paramaṁ mama║

« Le soleil n‟éclaire pas Cela, ni la lune, ni le feu; C‟est ma demeure suprême, et lorsqu‟ils l‟ont
atteint, ils n‟en reviennent jamais. »

S‟ensuit ici une description de l‟Absolu suprême qui rappelle beaucoup celles que l‟on retrouve en
termes presque similaires dans la Katha Upaniṣad V, 15; la Muṇḍaka Upaniṣad II, ii, 10; la
Śvetāśvatara Upaniṣad VI, 14 et la Maitri Upaniṣad VI, 24. (Page 602) Ici on insiste particulièrement
sur le caractère non-phénoménal ou super-phénoménal de l‟Absolu. Cependant le terme paramam
(suprême) donne une tendance transcendantale à la description, mais cette orientation sera rapidement
contrebalancée à la stance suivante. Plus tard, les stances 12 et 13 feront aussi référence en termes plus
concrets aux aspects transcendantaux et ontologiques de l‟Absolu, les rapprochant ainsi de la réalité ou
de l‟existence phénoménale. Le sommet du figuier sacré pourrait correspondre à ce qui est implicite
ici, alors que le bas de ce même arbre pourrait correspondre à ce qui va suivre dans la stance suivante.

[7] mamaivāṁśo jīva-loke


jīva-bhūtaḥ sanātanaḥ│
manaḥ ṣaṣṭhānīndriyāṇi
prakṛti-sthāṇi karṣati║

405
« Ne serait-ce qu‟un fragment qualitatif de Ma (personne) qui est éternel, étant devenu la vie dans le
monde de la vie, attire (à lui-même) les sens Ŕ dont le mental est le sixième- qui demeurent dans la
nature. »

Le suprême Absolu de la stance précédente descend, pour ainsi dire, là où opère la nature et là il attire
à lui-même le mental et les sens, sans pour autant qu‟il perde personnellement son propre statut de
valeur, comme l‟indique clairement le mot sanātana (éternel). L‟emphase que donne le mot eva
(même) souligne ce fait afin que le lecteur ne puisse le manquer.

On peut dire que le loka (monde) qui est constitué de jῑva-s (êtres vivants) appartient à la fois au
monde supérieur du vivant en tant que principe abstrait, et à la vie telle qu‟elle s‟exprime à travers la
nature.

Il est dit ici qu‟en premier lieu l‟Absolu devient, ou en d‟autres termes descend sur, ce monde de la
vie dichotomique, et ce qu‟il y fait nous est indiqué par le verbe karṣati (attire). Ce qu‟il attire est aussi
clairement spécifié. En premier lieu il attire de la nature les qualités mentales qui appartiennent à la
nature, et ensuite les cinq autres, qui sont les sens, dont le mental proprement dit est le sixième et le
plus central des facteurs. Comme indiqué par l‟expression prakṛti-sthāṇi (demeurant dans la nature),
tous ces éléments appartiennent à la nature.

On dit ici que la vie, qui est une expression de l‟Absolu qui lui appartient, et qui est homogène avec
lui, constitue une partie de l‟Absolu, même si au sens strict on ne peut pas concevoir que l‟Absolu ait
une partie, de la même façon qu‟une qualité ne peut avoir aucune partie. Comme l‟étincelle d‟un feu
est qualitativement identique au feu, de même il n‟est question d‟aucun véritable changement. (Page
603) Śaṅkara donne l‟exemple de la lumière du soleil que l‟on voit par réverbération, elle est identique
à la lumière du soleil que l‟on perçoit, mais ici dans cette stance il n y a rien qui corresponde à une
réverbération et à cet égard son exemple n‟est pas recevable.

L‟Absolu, tout en conservant sa qualité d‟Absolu, devient ici jῑva (la vie) qui attire ses contreparties
naturelles. N‟étant qu‟une expression partielle de l‟Absolu, l‟âme individuelle ne peut appartenir qu‟au
kṣetra (champ) ou côté des réalités qui relèvent de la nature. Nous sommes plutôt de l‟avis de Rāmānuja
lorsqu‟il place les sens et le mental du côté de la nature, et lorsqu‟il dit que l‟âme est une unité réelle et
qualitative de Dieu, l‟Absolu.

De nombreux écrivains ont eu tendance à transférer l‟étincelle ou portion d‟Absolu qui appartient à jῑva
(vie) à la nature inférieure de l‟Absolu, mais d‟après le VII, 5, il apparait clairement que la vie relève de
l‟aspect transcendantal et non pas de l‟aspect inférieur. Si on comprend bien ce qu‟implique le XIII, 26,
il n‟y a pas de mal à considérer les choses sous l‟angle du premier cas. Même à la lumière du contenu du
présent chapitre, aux deux stances suivantes qui mentionnent clairement quelles sont les contreparties de
l‟attraction, nous pouvons voir que l‟élément attracteur, prenant possession du mental et des sens, relève
du côté d‟Īśvara (Dieu) qui correspond au kṣetrajῆa (connaisseur du champ) ou perceptuel, plutôt que
du kṣetra (champ) ou réel.

Comment un Brahman (l‟Absolu) neutre pourrait-il attirer les sens ou être attiré par eux, c‟est un
problème des plus délicats, comme le reconnait l‟auteur aux stances 10 et 11. Ce problème correspond à
ce qu‟implique la théorie similaire et toute aussi délicate qu‟est la théorie de l‟occasionalisme cartésien.

[8] śarīraṁ yad avāpnoti


yac cāpy utkrāmatīśvaraḥ│
gṛhītvaitāni saṁyāti
vāyur gandhān ivāśayāt ║

« Lorsque le Seigneur prend un corps et lorsqu‟Il le quitte, Il les prend (le mental et les sens) et les
emporte comme le vent qui extirpe les odeurs de leurs retraites. »

406
Les stances 8 et 9 contiennent une théorie qui porte sur l‟un des traits les plus déroutants de la quête
philosophique: comment interagissent la nature et le mental, et interagissent-ils sous la simple forme
d‟un parallélisme psycho-physique. Ce sont des questions qui ont été problématiques à la fois pour les
philosophes et les psychologues, et la psychologie expérimentale moderne ne s‟est pas davantage
rapprochée de la solution. (Page 604) D‟éminents scientifiques comme Schrödinger ont fait des
avancées audacieuses dans le domaine de la biologie. L‟hérédité elle-même n‟est que vaguement
comprise et l‟on localise la transmission des qualités spécifiques d‟un parent à sa descendance dans les
chromosomes ou globules polaires. Certains sont allés plus loin et ont désigné des intermédiaires plus
subtils dans la transmission des caractéristiques parentales.

En Inde même on a théorisé sur la réincarnation de bien des manières. Certains parlent d‟un corps subtil
ou corps astral qui est capable de flotter dans l‟atmosphère. D‟autres s‟appuient sur des facteurs liés à la
mémoire. Mais aucun de ces intermédiaires n‟est aussi pointu et aussi simple que ce qui est présenté
dans ces stances 8 et 9 qui pénètrent aussi loin dans la matière que peut le faire une intelligence
normale.

A la stance 8 le principal point qu‟il faut remarquer c‟est qu‟il est fait référence d‟un part aux retraites
subtiles où certains éléments peuvent être en sommeil, et d‟autre part à quelque chose qui se répand
comme le vent qui peut transporter ces éléments extrêmement subtils selon la forme cinétique qui leur
est propre. Des éclaircissements plus poussés sur la façon dont cela se fait nous sont livrés avec habileté
en nous donnant l‟analogie d‟une fleur et de son parfum.

N‟étant que la partie d‟un simple végétal la fleur ne peut diffuser par elle-même la subtile qualité du
parfum qui sommeille en elle. Aucune rose ne peut être elle-même la personne qui apprécie son propre
parfum. Donc, la joie de la fragrance implique qu‟il y ait un agent extérieur à la fleur. Les rayons du
soleil et le vent qui jouent sur la fleur font s‟exprimer le principe de l‟odeur endormie en une valeur que
l‟on appelle la senteur, et cette odeur peut être appréciée.

Par conséquent cette stance implique qu‟il y a une interaction subtile entre les contreparties, et celle-ci prend
place à l‟endroit précis où le kṣetra (champ), ou réel, rencontre le kṣetrajῆa (connaisseur du champ), ou
perceptuel.

Alors qu‟ici on peut facilement imaginer comment le Seigneur peut extirper de leurs excellentes retraites les
éléments odorants perceptuels lorsqu‟il s‟en va vers un autre corps, il est un peu difficile de concevoir
comment, lorsqu‟il prend un corps, il amène les qualités sensorielles à se reporter du côté de la nature. Dans
cette stance ceci est laissé à l‟imagination du lecteur contemplatif. Quand nous savons que cette déclaration
n‟implique que l‟aspect perceptuel de la valeur-odeur, il n‟est pas trop difficile de remplir ce vide par nous-
mêmes.

[9] śrotaṁ cakṣuḥ sparśanaṁ ca


rasanaṁ ghrāṇam eva ca│
adhiṣṭhāya manaś cāyaṁ
viṣayān upasevate║

(Page 605) « Dominant l‟ouïe, la vue et le toucher, le goût et l‟odorat, et aussi le mental, celui-ci fait usage
des valeurs reliées aux sens. »

Le doute sur lequel nous étions restés après la stance 8 s‟éclaircit quelque peu dans cette stance-ci où le
processus inverse nous est décrit. Comme le suggère clairement le verbe adhiṣṭhāya (présidant sur), c‟est en
tant que principe directeur que ayam (celui-ci), c‟est-à-dire le Seigneur, s‟approche de sa propre contrepartie
dans la nature. Cette relation paraîtra encore plus claire si on lit cette stance en même temps que XIII, 22.

Mais même si nous admettons que le principe directeur kṣetrajῆa (connaisseur du champ), ou perceptuel, est
mis en contact étroit avec le mental et les cinq sens, nous devons imaginer qu‟il y a au moins une mince
couche qui l‟en sépare et l‟empêche de se mélanger au kṣetra (champ), ou côté de la réalité. Le XIII, 34 a

407
souligné que, pour comprendre la nature de la séparation entre le perceptuel et le réel, l‟œil de la sagesse
proprement dite était nécessaire, et le XIII, 2, a souligné que la nature de cette séparation constituait le cœur-
même de la sagesse. Les deux stances qui suivent celle-ci soulignent cette même difficulté.

A côté de son statut de simple directeur des sens, lorsque le Seigneur va jusqu‟à faire usage des sens, comme
le signifie le verbe upasevate (s‟approprie), cela sous-entend qu‟entre le Seigneur ou kṣetrajῆa (connaisseur du
champ), ou principe perceptuel, et les sens en tant que tels, la relation est quelque peu indirecte. Comment le
contact entre ces deux compartiments s‟établit-il, voilà qui demeure plus que jamais un mystère. Le plus pur
concept d‟Absolu ne connait aucun dualité, et l‟on peut dire que c‟est à travers la médiation de ce principe le
plus subtil que s établit cette interaction.

[10] utkrāmantaṁ sthitaṁ vāpi


bhuñjānaṁ vā guṇānvitam│
vimūḍhā nānupaśyanti
paśyanti jñāna-cakṣuṣaḥ║

« Qu‟il quitte le corps, qu‟il y demeure, ou qu‟il y vive, conditionnés (comme ils le sont) par les modalités de
la nature, les esprits troublés ne peuvent (le) voir; celui qui a l‟œil de la sagesse peut (le) voir. »

(Page 606) Dans cette stance-ci il est de nouveau fait références aux trois guṇas (modalités de la nature) qui
ont été traitées dans le chapitre précédent. Quand le principe directeur perceptuel qui relève du kṣetrajῆa
(connaisseur du champ) s‟approprie les valeurs sensorielles comme cela est indiqué à la dernière stance, outre
le fait qu‟il soit conditionné par les valeurs spécifiques de chacun des sens en propre, il est aussi conditionné
par les modalités de la nature qui impliquent un plus ou moins grand attachement aux valeurs des sens,
attachement qui varie selon laquelle des trois modalités domine.

Lorsque c‟est rajas (modalité affective active) qui domine, la valeur sensuelle est amplifiée; lorsque c‟est
sattva (modalité pure-claire) qui domine, les valeurs sensorielles sont à l‟arrière-plan de la conscience; et
lorsque c‟est tamas (modalité inerte-sombre) qui domine, chaque valeur sensorielle a tendance à être amplifiée
au-delà de toutes les limites que pourraient imposer la réalité.

Ce type de contact varie aussi en genre et en intensité, selon que le Seigneur soit en train de partir, qu‟il
demeure ou qu‟il profite de la vie. Lorsque l‟on doit prendre en compte le fait que toutes ces variantes - dues
aux guṇas (modalités de la nature) - jouent un rôle au moment du départ ou aux différents stades de la vie,
qu‟elles opèrent simultanément et qu‟elles dépendent de chacun des sens et de chacune des valeurs mentales,
alors il devient difficile, même pour un philosophe, de se faire une représentation vivante du mode opératoire.
Cela requiert l‟œil de la sagesse qui confère la vision pénétrante et intuitive du sage que seuls possèdent de
rares individus.

[11] yatanto yoginaś cainaṁ


paśyanty ātmany avasthitam│
yatanto 'py akṛtātmāno
nainaṁ paśyanty acetasaḥ║

« En faisant des efforts les yogis perçoivent Celui qui est établi dans le Soi; mais malgré leurs efforts, ces
yogis ne Le voient pas, leur Soi est imparfait et ils manquent de sagesse. »

Pénétrer la manière subtile avec laquelle interagissent la nature et l‟esprit n‟est pas à la portée d‟une façon de
voir normale et habituelle, même pour les yogis. A force d‟efforts les vrais yogis peuvent y parvenir, mais les
yogis qui manquent d‟intelligence, et qui par conséquent sont des produits de la discipline du yoga inachevés
ou imparfaits, ne peuvent atteindre cette intuition.

En d‟autres termes, cette stance suggère qu‟il y a un élément de sagesse en complément de la perfection
donnée par le yoga. Dans la mesure où il constitue une discipline qui relève du kṣetra (champ ou réel), le yoga

408
doit être rejoint par sa contrepartie complémentaire, et la sagesse doit entrer dans la composition de cette
contrepartie pour que les touches finales de perfection puissent être attribuées aux meilleurs des yogis.

(Page 607) L‟effort dont il est question ici porte sur cet élément de la plus haute sagesse qui normalement n‟est
pas à la portée d‟un yogi en tant que tel. La sagesse et le yoga doivent marcher main dans la main pour
parvenir à l‟intuition que l‟on recherche ici. Comme le suggère Śaṅkara, la fierté d‟un yogi l‟empêche
d‟acquérir cette façon de voir. Tant qu‟il a de l‟orgueil il n‟a pas la sagesse qui prendrait en compte à la fois
les facteurs réels et les facteurs perceptuels. Comme le déclare le XIII, 7, la première des conditions que doit
remplir le vrai sage pour avoir de l‟intuition, c‟est de ne pas avoir de fierté.

[12] yad āditya-gataṁ tejo


jagad bhāsayate 'khilam│
yac candramasi yac cāgnau
tat tejo viddi māmakam║

« Cette brillance qui atteint le soleil et illumine tout l‟univers, cette brillance que l‟on retrouve dans la lune et
aussi dans le feu, saches que c‟est la mienne. »

Les stances qui vont de celle-ci jusqu‟à la stance 15 forment une section dont l‟objectif est de réunir les deux
aspects de l‟esprit dont on discute dans ce chapitre en une seule vision unifiée.

En faisant référence au soleil, à la lune et au feu d‟une part, et d‟autre part à des aspects plus ontologiques de
la réalité comme par exemple le sol ou la terre, les stances 12 et 13 nous livrent deux aspects de la réalité. S‟il
nous faut considérer que ces réalités représentent des valeurs, alors nous pouvons concevoir une ligne qui
relierait les deux ensembles.

La stance 14 déclare que le feu de la vie qui digère la nourriture est une sorte de valeur médiane entre ces deux
extrémités, car il est à la fois physiologique dans sa fonction et cosmologique dans ce qu‟on en déduit. La
stance 15 localise le point de rencontre de toutes ces valeurs dans le cœur de l‟homme, et elle l‟interprète en
termes de conscience, y compris avec ses aspects prospectifs et ses aspects rétrospectifs.

Ainsi, ces stances incluent la gamme complète des valeurs possibles, qu‟elles soient cosmologiques,
ontologiques ou psychologiques, et toutes ces valeurs donnent une vision globale.

Le terme māmakam (la mienne) de la stance 12 suggère qu‟il ne faut pas comprendre la lumière des astres au
sens concret de la lumière que l‟on a en physique, mais plutôt comme le principe-valeur qui sous-tend la
luminosité.

(Page 608) L‟expression āditya-gatam (qui est allée au, ou qui a atteint le soleil) suggèrerait qu‟ici l‟Absolu
se situe au centre de l‟univers et qu‟il envoie de la lumière aux astres qui sont à la périphérie. A partir de ce
chapitre, la centralisation de l‟Absolu prend progressivement place dans le cœur des hommes, on voit cette
centralisation à la stance 15 et même de façon encore plus structurelle au XVIII, 61.

[13] gām āviśya ca bhūtāni


dhārayāmy aham ojasā│
puṣṇāmi cauṣadhīḥ sarvāḥ
somo bhūtvā rasātmakaḥ║

« Pénétrant la terre, je soutiens toutes les existences élémentaires en les vitalisant par (Mon) principe
de chaleur, et Je deviens le soma (la reine des herbes des Vedas) similaire à la sève (ou goût); Je
nourris aussi toutes les herbes. »

Le soma (une plante citée dans les Vedas) recouvre de nombreuses valeurs ontologiques, telles que
son jus, une boisson qui donne la vie aux dieux. Il peut correspondre à la « lune d‟eau » de
Shakespeare, ce qui suggère un certain principe de vitalité ou érotisme. Le soma est aussi le principe

409
présidant le monde des plantes en général. Etant donnée la puissance qu‟on lui attribue, on peut
considérer que c‟est une herbe rare, maître de toutes les plantes médicinales. Ici, il est aussi précisé
que sa nature essentielle est d‟être considérée comme étant identique au rasa (goût). Il recouvre donc
des valeurs qui relèvent de la nature inférieure de l‟Absolu, comme mentionné au VIII, 4, et comme
cela a déjà été expliqué au VII, 8 et 9.

La référence à auṣadhīḥ (herbes médicinales) considérée en même temps que sarvāḥ (toutes) peut
désigner toutes les plantes susceptibles d‟avoir potentiellement la capacité d‟être utiles à l‟homme, ce
qui n‟exclut pas les récoltes vivrières comme le blé et le riz.

Le mot ojas (principe de chaleur qui vitalise) - dont l‟une des significations qui est « chaleur vitale » le
rend conforme au feu de la vie que l‟on trouve à la stance suivante - ne doit pas être interprété comme
n‟étant qu‟une force brute ou une vitalité, mais comme un principe subtile qui traverse et renforce
toute vie. Le sol supporte la vie, et la vie elle-même implique des valeurs que représentent tous les
autres éléments supérieurs à la terre.

[14] ahaṁ vaiśvānaro bhūtvā


prāṇimāṁ deham āśritaḥ│
prāṇāpāna-samāyuktaḥ
pacāmy annaṁ catur-vidham║

(Page 609) « Etant devenu le feu de la vie et m‟étant joint au corps des êtres vivants, M‟unissant aux
énergies vitales qui entrent et à celles qui sortent, Je cuisine (digère) les quatre sortes d‟éléments. »

L‟analogie avec le feu se poursuit encore dans cette stance. Cette fois c‟est le véritable feu qui digère
la nourriture. Comme semble le suggérer le terme vaiśvānara (homme universel), on le trouve chez
tous les hommes. On parle de ce feu localisé dans l‟estomac dans la Bṛhadāraṇyaka Upaniṣad V, 9;
la Maitri Upaniṣad II, 6, VI, 17, etc. Le fait qu‟il soit fait référence ici à prāṇinaḥ (qui respire, qui vit)
élargit le champ d‟application du feu digestif à tous les êtres, et non pas aux seuls humains.

Śaṅkara suppose que ce qui est consommé par le feu est le soma, le jus tiré de la plante du même nom.
Ici, les quatre sortes d‟aliment ne peuvent être le jus du soma, puisqu‟il semblerait que ce dernier ne
soit qu‟un liquide, les catégories d‟aliments doivent tout autant se baser sur la solidité et les autres
qualités.

Ce que suggère également cette stance, c‟est que le prāṇa (énergies vitales) entre dans le processus de
digestion et qu‟il y a un équilibre entre les énergies vitales qui entrent et celles qui sortent.

[15] sarvasya cāham hṛdi sanniviṣṭho


mattaḥ smṛtir jñānam apohanaṁ ca│
vedaiś ca sarvair aham eva vedyo
vedānta-kṛd veda-vid eva cāham║

« Et Je suis situé au cœur de tous; la mémoire et la sagesse (positive) ainsi que son processus négatif
proviennent de Moi; dans tous les Vedas, Je suis ce qui doit être connu; Je suis en effet le Créateur du
Vedānta et également le Connaisseur du Veda. »

En situant l‟Absolu dans le cœur de tous, cette stance finalise la méthode qui permet de se référer à
l‟Absolu de façon unitive. Il ne s‟agit pas de l‟organe physiologique que l‟on appelle cœur, mais il
s‟agit de ce qui représente le centre de la conscience. On peut considérer que la mémoire rayonne
rétrospectivement et que les autres rayonnements sont dirigés vers une connaissance de genre positif
que l‟on appelle ici jῆāna (connaissance positive) et vers son processus négatif que l‟on appelle
ici apohanam (voie négative de la sagesse qui ôte les doutes). Ce dernier terme est bien connu dans le

410
Védānta, on l‟appelle la méthode du neti-neti (pas ceci, pas ceci!), ou encore apavāda (méthode par
élimination).

(Page 610) Si jῆāna (sagesse positive) sous-entend qu‟il y a un mouvement ascendant, alors
apohana (processus négatif de la sagesse) impliquerait un mouvement inverse. Ici, si l‟Absolu
suprême est ramené en arrière pour faire référence au Soi ordinaire, alors on pourrait appeler ce
processus négatif de connaissance apohana.

Comme le déclare le II, 45, l‟Absolu impliqué dans les Vedas entre dans le domaine des
trois guṇas (modalités de la nature). Vu sous l‟angle relativiste, l‟Absolu est sous-entendu dans
l‟expression vedaiḥ…vedyaḥ (qui doit être connu à travers les Vedas).

Les adjectifs ont été transposés de façon inhabituelle entre les deux termes vedāntakṛd (qui fait le
Védānta) et vedavid (qui connait les Vedas). Le Veda étant un karma kāṇḍa (portion de texte qui porte
sur le travail), il aurait été plus justifié de lui adjoindre le mot kṛd (qui fait) car il se compose de rituels
et d‟obligations. Le Vedānta est davantage concerné par une critique sur la sagesse au niveau le plus
élevé, sans qu‟il y soit question d‟action. Mais ici, c‟est à lui qu‟est apposé le mot kṛd (qui fait), ce qui
est un peu perturbant. Peut-être l‟auteur a-t-il l‟intention de faire référence au Veda en gommant
l‟aspect obligatoire qui lui est propre, le mettant alors sur un pied d‟égalité avec le Vedānta qui, tel
qu‟il est présenté dans la Gītā, n‟est pas sans avoir dans la pratique un stress qui lui est propre.

Il y a dans les Vedas certaines indications qui ne font pas référence à l‟action, et de la même manière il
y a dans le Vedānta des aspects qui impliquent une pratique. Tous ces attributs tendent à conférer à
l‟Absolu une position centrale et neutre entre les deux puruṣas (esprits) de la stance suivante, et cela a
pour but de nous montrer un Absolu qui les transcende tous deux, comme nous le verrons à la stance
17.

[16] dvāv imau puruṣau loke


kṣaraś cākṣara eva ca│
kṣaraḥ sarvāṇi bhūtāni
kūjastho 'kṣara ucyate║

« Il y a deux personnes dans ce monde, „Celle qui Change‟, et „Celle qui ne Change pas‟ ; „Celle qui
Change‟ inclue tous les êtres, et celle qui est fondée sur le mystère s‟appelle „Celle qui ne Change
pas‟. »

Après qu‟il ait été tant de fois fait référence aux aspects duels de l‟Absolu, on pourrait croire qu‟il n‟est guère
nécessaire de rajouter d‟autres exemples, pourtant ici il est question de deux puruṣaḥ (esprits). Une
réévaluation est implicite dans cette stance. En premier lieu, tous deux sont appelés puruṣaḥ (esprit,
personne), ce qui confère un statut égal à l‟un et à l‟autre, ce qui n‟est pas le cas avec le puruṣaḥ (esprit)
opposé à la prakṛti (nature) de la philosophie Sāṁkhya (rationalisme), où ils sont de polarités contraires. (Page
611) La dualité qu'il était nécessaire de conserver pour développer méthodiquement le concept finalisé de
l'Absolu - comme nous l‟avons vu dans certains des chapitres précédents où l‟on faisait une distinction entre la
nature supérieure et la nature inférieure de l‟Absolu et entre le kṣetrajῆa (connaisseur du champ, le perceptuel)
et le kṣetra (le champ, le réel) conjointement au puruṣaḥ (esprit) et à la prakṛti (nature, matière) - est
maintenant totalement rejetée en faveur du concept totalement unifié qui va finalement ressortir dans les deux
stances suivantes.

Comme nous l‟avons dit, l‟idée d‟un Absolu supérieur et d‟un Absolu inférieur nous est familière, comme
sous-entendu au XIV, 3, où le mahad brahma (grand Absolu) est appelé la matrice de tous les êtres. Il y avait
une subtile dualité, comme celle que l‟on a entre les sexes, et maintenant on la supprime pour aboutir aux deux
puruṣaḥ (esprits, personnes) qui sont tous deux masculins. Ici ce sont des valeurs qui ont un statut identique,
elle ne diffère que dans la mesure où l‟une est « changeante », alors que l‟autre est « immuable ».

411
Le terme kūtaṣṭaḥ (qui se tient au sommet d‟un rocher ou qui est voilé de mystère) qualifie l‟aspect akṣara
(immuable) de l‟Absolu, alors que ce qui est variable s‟applique à tous les êtres. Comment ces deux aspects
peuvent-ils être les contreparties de l‟unique Suprême Personne de la stance 18, ceci est un paradoxe ou un
mystère, identique à la relation qu‟il y a entre le vaste et le petit, le un et le multiple, l‟infini et le fini, etc., du
paradoxe de Zénon l‟Eléate. La seule certitude que nous pouvons tirer de cette stance, c‟est qu‟il y a un aspect
de l‟Absolu qui est soumis au processus du devenir, et un autre aspect, plus pur, plus mystérieux, qui n‟est pas
soumis à un tel flux, à un tel changement ou à un tel devenir. Quelque soit l‟aspect ou la catégorie à laquelle
l‟Absolu peut faire référence, ces deux aspects ont un statut égal.

Remarque : Etant donné qu‟à ce stade nous avons dépassé la dualité entre puruṣaḥ (esprit) et prakṛti (nature),
dorénavant nous traduirons le mot puruṣaḥ par « Personne » et non pas par « esprit », ce qui nous permettra de
faire ressortir l‟égalité de statut attribué à ces deux puruṣas, ou à ces deux aspects de l‟Absolu, le supérieur et
l‟inférieur.

[17] uttamaḥ puruṣas tv anyaḥ


paramātmety udāhṛtaḥ│
yo loka-trayam āviśya
bibharty avyaya īśvaraḥ║

(Page 612) « Cette Personne Primordiale, cependant, est l‟autre personne, appelée le Soi Suprême, le Seigneur
éternel qui, tout en pénétrant les trois mondes, les soutient. »

Nous avons déjà suffisamment mis l‟accent dans ce chapitre sur le fait que l‟Absolu ne relève pas du même
ordre que le relatif, et la stance 3 insistait sur le fait qu‟il fallait abattre le figuier, bien qu‟il soit sacré et
précieux dans le contexte religieux, avant de pouvoir emprunter l‟autre chemin. Ici le mot anyaḥ (autre) met
l‟accent sur cette même différence. Concevoir les deux puruṣas (personnes) de la stance précédente nous
emmène aussi loin que le peut notre raison relativiste; mais par-delà la dualité il y a une valeur qui recouvre de
manière effective les valeurs qui y étaient représentées par ces deux personnes, et qui les englobe.

Cette Personne Suprême est mise sur un pied d‟égalité avec paramātman (Le Soi Primordial). Lorsqu‟on le
conçoit ainsi, en tant que Seigneur omniprésent et Support de l‟univers, ce concept-ci ne souffre pas au niveau
théologique.

Les lokatrayam (trois mondes) font référence aux niveaux de valeurs que l‟on connait sur terre, dans les
mondes intermédiaires et au ciel. Cela implique que toutes les valeurs font partie de la gamme de ce Principe
Suprême.

[18] yasmāt kṣaram atīto 'ham


akṣarād api cottamaḥ│
ato 'smi loke vede ca
prahitaḥ puruṣottamaḥ║

« Etant donné que Je transcende le Changement et que Je suis même supérieur à Ce qui ne Change Pas, là, on
me célèbre dans le monde et dans les Vedas comme la Personne Primordiale (puruṣottama). »

Ici, on souligne le fait qu‟à la fois le concept de puruṣottama (la Personne omniprésente) appartient à l‟usage
populaire et que de surcroît il est reconnu par le Veda proprement dit. Cette idée n‟est pas une invention
originale de Vyāsa qui se fonderait sur une quelconque philosophie qui lui serait propre, mais c‟est une idée
qui a recueilli une approbation tacite dans le monde, et même au sein des Vedas qui ont essentiellement une
conception relativiste de la divinité.

[19] yo mām evam asammūḍho


jānāti puruṣottamam│
sa sarva-vid bhajati māṁ

412
sarva-bhāvena bhārata║

(Page 613) «Lui qui ne se laisse pas induire en erreur et Me connaît ainsi, Moi la Personne Omniprésente,
celui-là sait tout, il M‟adore sous tous Mes aspects, O Bhārata (Arjuna). »

Dans la mesure où le terme sarvavid (qui connaît tout) s‟applique à la personne qui connaît la Personne
Omniprésente spécifiquement décrite ici, il est employé à bon droit dans la mesure où tous les aspects
possibles de l‟Absolu ont été inclus dans ce concept. De manière similaire, l‟expression sarvabhāvena (sous
tous les aspects) met en valeur le côté objectif de cette même description. On dit que tous deux, les aspects
subjectifs et les aspects objectifs de l‟Absolu sont compris ici dans la description de l‟Absolu que contient ce
chapitre.

[20] iti guhyatamaṁ śāstram


idam uktaṁ manyānagha│
etad buddhvā buddhimān syāt
kṛta-kṛtyaś ca bhārata ║

« Ainsi, Je t‟ai enseigné cette doctrine qui est la plus secrète qui soit, O Toi Qui Es Sans Péché (Arjuna); celui
qui la comprend devient un sage, et son œuvre est accomplie, O Bhārata (Arjuna). »

Cette dernière stance considère que cet enseignement-ci est le plus secret. La Gῑtā proprement dite doit être
considérée comme un śāstra (traité scientifique et philosophique), et selon cette stance c‟est particulièrement
le cas pour ce chapitre parce que la discussion y est d‟importance hautement philosophique et que l‟on peut
dire qu‟en matière de philosophie il contient la doctrine finale de la Gῑtā, les valeurs éthiques, religieuses et
autres étant discutées dans d‟autres chapitres.

Non seulement Kṛṣṇa demande à Arjuna d‟être éclairé, mais aussi d‟avoir le sentiment que son œuvre est
accomplie, comme le suggère l‟expression kṛta-kṛtya (personne dont l‟œuvre est accomplie). En d‟autres
termes, en comprenant toute l‟importance de ce chapitre au sens prévu par l‟auteur, il n‟est plus besoin ni de
suivre les injonctions des Vedas, ni d‟imposer à son cerveau de pousser les investigations philosophiques. Ici,
les sujets portant sur les devoirs obligatoires et la recherche théorique arrivent tous deux à leur terme.

(Page 614) ity śrῑmad bhagavadgῑtāsupaniṣatsu brahmavidyāyām


yogaśastre śrῑkṛṣṇārjuna samvāde
puruṣottamayogo nāma paῆcadaśo ‘dhyāyaḥ ||

«Ainsi s‟achève dans les Upaniṣads des chants de Dieu, dans la Science de la Sagesse de l‟Absolu, dans le
Dialogue entre Śrῑ Kṛṣṇa et Arjuna, le quinzième chapitre intitulé „L‟Approche Unitive de la Personne
Suprême‟. »

413
CHAPITRE XVI

LA VOIE UNITIVE DE LA DISCRIMINATION ENTRE LES VALEURS


SUPERIEURES ET INFERIEURES

Daivāsura-Sampad-Vibhāga-Yoga

(Page 615) Chaque personne a besoin pour guider sa conduite de savoir faire la distinction entre ce qui
est bon et ce qui est mauvais, en d‟autres termes il doit savoir différencier les valeurs qui se rapportent
à la vie.
Ce chapitre énonce et décrit les valeurs en les divisant et les séparant selon qu‟elles appartiennent au
monde des devas (divinités) ou à celui des asuras (démons), d‟où l‟on doit déduire qu‟il n‟est question
que des valeurs supérieures et des valeurs inférieures. Il a déjà été question de ces valeurs aux IX, 12
et 13.
Ne serait-ce qu‟en observant rapidement les éléments qui constituent ces deux ensembles de valeurs,
nous pouvons voir qu‟elles ne se conforment pas aux vertus sociales conventionnelles, même si celles-
ci ne sont pas totalement omises; la véracité par exemple n‟est qu‟indirectement mentionnée à la
stance 7.
Si nous devions passer cette liste en revue en gardant à l‟esprit les valeurs religieuses, alors nous
constaterions que le fait de faire l‟aumône et le fait d‟offrir des sacrifices, actes qui seraient dignes
d‟éloges dans un contexte religieux orthodoxe, sont rétrogradés dans la catégorie des éléments
démoniaques à la stance 15. A la stance 1 cependant, le fait de faire l‟aumône se voit accorder une
place assez importante puisque dānam (le don) est considéré comme étant le quatrième élément parmi
les valeurs divines. On y mentionne également le sacrifice. Ce n‟est donc pas injustifié de supposer
que les valeurs ne sont pas envisagées selon les critères orthodoxes ou hétérodoxes habituels.
Les valeurs sont classées selon un principe qui n‟est ni strictement éthique, ni strictement religieux,
mais qui est érigé indépendamment du cadre de référence épistémologique de la Gῑtā proprement dite.
En comparant ces éléments avec les aspects supérieurs et les aspects inférieurs de l‟Absolu qui ont été
énumérés dans divers chapitres précédents, nous pouvons facilement voir comment ces valeurs
supérieures dérivent des attributs supérieurs de l‟Absolu lui-même. Considérées dans leur ensemble
elles représentent un mode de vie absolutiste et le premier de ces éléments, qui est l‟absence de
crainte, révèle assez bien ce que signifie ce mode absolutiste. (Page 616) Nous aurons plus à dire
quand nous rencontrerons les dits éléments dans les autres stances du chapitre.
Pour le moment il nous suffit de reconnaître que ces vertus, ou ces valeurs, dont la plupart sont de
nature individuelle ou personnelle, relèvent de l‟ordre du mystique ou du contemplatif. On ne peut les
considérer comme des vertus sociales ni comme relevant d‟une moralité dérivée de l‟opinion publique.
Ce monde de l‟opinion publique, où les vertus sont de caractère pharisaïque, est exclu du monde de la
contemplation. Les valeurs purement contemplatives tirent leur source du monde supérieur du
puruṣottama (Personne Suprême), l‟Absolu du chapitre précédent, Absolu qui pour le mystique ou le
contemplatif représente la Valeur des valeurs.
Ces valeurs non pas de différence telle que celle qu‟il y a entre un courant religieux et un autre, elles
n‟entrent pas dans la catégorie des obligations, des tabous ou des interdits, (pour celles-ci, voire
Bergson, Les Deux Sources de la Morale et de la Religion qui traite de ce sujet).
Nous constatons qu‟ici le ton se durcit quelque peu, il devient plus cru. Aux stances 19 et 20, nous
sommes face à un dieu qui ressemble à un Jéhovah en colère qui ne sera pas satisfait avant d‟avoir

414
rendu une stricte justice. La nature du dieu qui préside sur ce chapitre sombre incontestablement du
côté du karma (action) ou de la nécessité.
Sous sa forme la plus impérieuse, la nécessité proprement dite est un principe qu‟un philosophe
capable de pénétrer la réalité en tant que telle ne peut négliger ou écarter à la légère. Dans la mesure
où la nécessité est elle-même cruelle et dure, la tonalité de ce chapitre est tenue d‟évoluer dans le
même sens. Il ne faudrait pas considérer pour autant que le caractère essentiel de l‟Absolu tel qu‟il est
dépeint dans l‟ensemble de la Gῑtā est compromis, ni qu‟il a été changé pour le pire.
Le chapitre conclut en demandant à Arjuna de s‟appuyer sur les śāstras (textes scientifiques écrits
reconnus). La Gῑtā ne recommande pas l‟hétérodoxie, mais elle a sa propre version de ce qu‟il
convient de considérer comme faisant autorité ou comme étant canonique. Ce thème sera abordé de
façon plus détaillée dans les deux derniers chapitres, et plus particulièrement au chapitre XVII, où il
sera répondu à la question précise d‟Arjuna concernant une personne qui n‟adhèrerait pas aux śāstras
(canons scientifiques).
śrῑ bhagavān uvāca│
[1] abhayaṁ sattva-saṁśuddhir
jñāna-yoga-vyavasthitiḥ│
dānaṁ damaś ca yajñaś ca
svādhyāyas tapa ārjavam║

(Page 617) [2] ahiṁsā satyam akrodhas


tyāgaḥ śāntir apaiśunam│
dayā bhūteṣv aloluptvaṁ
mārdavaṁ hrīr acāpalam║

[3] tejaḥ kṣamā dhṛtiḥ śaucam


adroho nātimānitā│
bhavanti sampadaṁ daivīm
abhijātasya bhārata║

« Kṛṣṇa dit:
Absence de crainte, le fait de laisser transparaître la vérité, juste affiliation à la sagesse unitive, attitude
encline à partager généreusement, contrôle de Soi et sacrifice, lecture privée de livres sacrés, discipline
et droiture,

Non-violence, véracité, absence de colère, renoncement, sérénité, intégrité personnelle, compassion


envers les créatures, absence d‟intérêt pour les valeurs sensorielles, douceur, modestie, absence
d‟inconstance,
Vivacité d‟esprit, indulgence, force d‟âme, propreté, attitude non-malveillante, absence d‟un désir
excessif de respectabilité: voici quelles sont les valeurs divines (supérieures) de quiconque est né pour
elles. »
Ces stances énumèrent certaines des vertus ou valeurs personnelles qui caractérisent un homme
appartenant à la catégorie des hommes bons, au sens où l‟entend la Gῑtā.
Plutôt que de se conformer aux exigences d‟un système social quelconque, le tout premier qualificatif
abhayam (absence de crainte) est une marque frappante d‟indépendance et de confiance en soi. Un
philosophe devient dénué de crainte au sens qui est donné dans le reste de la Gῑtā lorsqu‟il voit avec
équanimité et neutralité, comme cela est indiqué au VI, 29, 30, et 32, et au XIV, 23. Pour lui il ne reste
rien d‟extérieur à lui-même dont il doit avoir peur, et la mort, dans la mesure où celle-ci n‟implique
aucun changement réel au niveau de son être, ne parvient pas non plus à l‟effrayer.

415
A la stance 1, le terme sattva-saṁśuddhiḥ (transparent à la vérité) fait référence au puruṣa (Personne)
que l‟on considère comme kṣara (changeant) tel qu‟il est décrit dans le dernier chapitre, cet aspect de
l‟Absolu qui relève du domaine de la nécessité de la vie, et qui est soumis aux lois de la nature
changeante. La modalité que l‟on appelle sattva (pure-claire) aide l‟intelligence à parvenir à des
jugements vrais. (Page 618) Lorsque cette modalité de la nature agit d‟une façon parfaitement
transparente, cela nous indique alors ce que signifie ce terme.
Un homme bon est aussi quelqu‟un qui a une affiliation correcte à la sagesse que l‟on appelle ici jῆāna
yoga (compréhension unitive), au sens que nous connaissons dans la Gῑtā. Ceci implique une loyauté
constante envers les valeurs de la sagesse.
Dānam (don) signifie seulement le fait d‟être prêt à partager les biens de la vie avec les autres, il ne
s‟agit pas de la charité ostentatoire ou de la distribution d‟aumônes cités sur la liste de la stance 15. Le
fait de donner est ici dépourvu d‟égo.
Une fois encore, le contrôle de Soi contraste avec l‟attitude qui est dépeinte à la stance 15 où un
homme dit: « je vais faire un sacrifice ». Dama (contrôle de Soi) appartient au nivṛtti mārga (voie
négative) et il est inclus dans les six conditions préalables que l‟on attend d‟une personne en quête de
sagesse; les autres exigences sont sama (équanimité), uparati (désintéressement pour ce qui n‟est pas
la contemplation), titikṣa (supporter sans se plaindre les difficultés de la vie contemplative), śraddha
(faire confiance à l‟enseignement et au Guru) et samādhāna (méditation qui garde constamment le
souvenir) Ŕ telles sont les significations que leur donne Śaṅkara dans la Viveka Cūdāmaṇi (stances 19-
30).
Le mot yajῆa (sacrifice) ne doit pas se limiter aux sacrifices védiques. Le culte lui-même est une
forme de sacrifice, au sens où il a été employé dans d‟autres passages de la Gῑtā (IV, 25-30).
Svādhyāya (lecture privée de livres sacrés) s‟accorde également aux autres vertus données ici en ce
que cette lecture n‟est pas ostentatoire, qu‟elle est autonome et indépendante, comme doivent l‟être
toutes les autres vertus contemplatives.
A la lumière du XVII, 5, 6, 18, nous devons comprendre que le tapas (austérité) dont il est question ici
fait strictement partie de la voie méditative, et qu‟il fait exactement référence à la discipline. Ārjavam
(rectitude) ou sincère franchise est aussi une qualité qui se rapporte à soi-même et non pas à la société.
La plupart des qualités de la stance 2 sont contemplatives et négatives ou neutres, et elles ne requièrent
pas d‟explication, sauf peut-être apaiśnam (intégrité personnelle) qui signifie que l‟on laisse les autres
seuls, que l‟on n‟interfère pas, et aloluptvam (absence d‟intérêt pour les valeurs sensorielles). Ces
deux qualités se réfèrent à l‟autosuffisance d‟une personne.
A la stance 3 nous avons des vertus plus communes, et dans la mesure où elles sont toutes d‟ordre
existentiel il n‟est pas nécessaire d‟élaborer une quelconque interprétation philosophique. Si nous
prenons l‟exemple de śaucam (pureté), ici il s‟agit davantage de la propreté physique que de la
transparence d‟esprit mentionnée à la stance 1. Encore une fois, dhṛtiḥ (force d‟âme) indique une
qualité stable qui rappelle les principes élémentaires du XIII, 5, qui entrent nécessairement dans ce qui
constitue de l‟Absolu.
(Page 619) Etant le dernier des termes inclus dans cette liste de qualités supérieures ou « divines », na
atimānitā (absence d‟un désir excessif de respectabilité) en marque la limite inférieure. Les personnes
bonnes et sensibles ont tendance à accorder trop d‟importance à leur respectabilité et à leur statut. On
pourrait autoriser un homme pieux à avoir un certain degré d‟estime de soi, mais une hypersensibilité
en la matière le disqualifierait, comme le suggère le préfixe ati (excessif).
Certaines personnes ont tendance à penser que la référence qui est faite à la naissance est une
acceptation tacite de l‟hérédité, même si une fois que l‟on a attentivement analysé le texte on ne puisse

416
rien y déceler qui justifie un point de vue aussi arrêté. Mais étant donné que de nombreux traducteurs
ont interprété la signification du texte de façon à ce qu‟il implique une distinction fondée sur la
naissance, nous sommes tentés de faire les remarques suivantes.
On ne peut guère nier le fait qu‟il y ait dans ce monde des bonnes et des mauvaises personnes. Parler
d‟elles comme si elles appartenaient à différents groupes définis par les particularités de leur naissance
ne signifie pas pour autant que l‟humanité est sommairement répartie entre les moutons et les chèvres
selon un certain statut qui dépendrait de leur naissance. L‟auteur avance une théorie complète et très
détaillée, et c‟est à la lumière de celle-ci qu‟il convient de comprendre ces divisions. A aucun moment
il n‟est suggéré dans la Gῑtā que la naissance est basée sur l‟hérédité. Nous devrions comprendre que
ces distinctions relèvent de types psychologiques fondés sur la capacité à apprécier les valeurs
supérieures ou les valeurs inférieures de la vie, et que ces types psychologiques ne suivent pas toujours
les lignes de l‟hérédité. En fait, la loi de Mendel sur l‟hérédité prouve exactement le contraire. Nous
savons également que dans la vie ordinaire des fils ayant les mêmes parents peuvent représenter des
types respectifs qui relèvent de pôles distincts.
[4] dambho darpo 'bhimānaś ca
krodhaḥ pāruṣyam eva ca│
ajñānaṁ cābhijātasya
pārtha sampadam āsurīm║

« Prétention, arrogance et un sens de la vanité, la colère et aussi la dureté et l‟ignorance: voici qu‟elles
sont les valeurs démoniaques (inférieures) de quiconque est né pour elles. »
Les éléments qui entrent dans la catégorie des valeurs āsurik (démoniaques) font apparaître un lien de
parenté avec rajas (modalité de la nature affective-active) et avec tamas (modalité inerte-sombre)
plutôt qu‟avec sattva (modalité claire-pure). Mis à part ajῆāna (ignorance) ils se caractérisent tous par
un accroissement d‟égo. (Page 620) Par conséquent, dans la Gītā, l‟égoïsme est le principal ennemi du
contemplatif, que l‟égo s‟exprime à travers tamas, rajas, ou même sattva.

La valeur personnelle d‟honneur implicite dans le mot abhimāna (sens élevé du respect de soi) qui est
ici regroupé avec les mauvaises qualités est mentionné par Kṛṣṇa lui-même comme étant quelque
chose qu‟il faut prendre au sérieux, cf. le II, 34 où il dit au que « le déshonneur est pire que la mort ».
Si l‟on considère le statut qui est donné à Arjuna à la stance 5 où il est dit qu‟il est né en ayant des
dons divins, l‟opposition implicite devient quelque peu flagrante. Mais là, Kṛṣṇa ne faisait que
présenter des valeurs positives à Arjuna à un moment où il été plongé dans la négation et le regret.
Cette déclaration servait donc peut-être à le fustiger en quelque sorte, en le piquant avec des mots
acérés qui puissent l‟inciter à une attitude plus positive, comme une forme de traitement contre son
état de régression psychologique. La philosophie du chapitre II était hautement théorique et ses
abstractions étaient très vagues, c‟est pourquoi la référence à l‟honneur donnait un équilibrage correct
à ce système de valeur abstrait.

La dernière de la liste des caractéristiques démoniaques est l‟ignorance pure et simple, celle qui
appartient à une personne tāmasik (inerte-sombre).

Une fois encore le terme abhijātasya (né pour) laisse entendre que certaines personnes sont dotés de
ces qualités d‟ordre inférieur par leur naissance même. Nous avons expliqué comment de telles
naissances ne correspondent pas au modèle selon lequel fonctionne l‟hérédité. Les hommes et les
femmes correspondent à différentes modalités de la nature ou à différents types conçus à la lumière
des explications qui ont été données au chapitre XIV. Arjuna est un kṣatriya (guerrier) et au II, 31,
Kṛṣṇa s‟adresse à lui presque comme s‟il n‟était que guerrier. A la stance 5 de ce chapitre-ci, Arjuna
est définitivement admis dans le groupe des personnes qui possèdent des dons supérieurs ou « divins »
tels que ceux qui ont été énumérés auparavant. Selon la section des devoirs que doivent
nécessairement remplir les kṣatriyas et qui nous est livrée au XVIII, 43, nous constatons qu‟en dépit

417
d‟une différence frappante entre les qualités qui y sont mentionnées et celles de la Manusmṛti (code
des règles de Manu le législateur) qui inclue les sacrifices, l‟apprentissage des Vedas, etc., il y a aussi
une différence encore plus notable entre les dons supérieurs du présent chapitre et les activités
nécessaires se conformant au type nommé kṣatriya (guerrier) du chapitre XVIII. Dans les derniers
chapitres de la Gῑtā les valeurs rigides du domaine de l‟action nécessaire gagnent de l‟importance,
alors qu‟ici les guṇas (modalités de la nature) et les dons concernent un état d‟esprit plus flexible.
(Page 621) En mentionnant ces caractéristiques innées, la Gῑtā recommande de faire concorder chaque
type d‟esprit avec le moule de la nécessité qui lui correspond dans la situation où il se trouve dans la
réalité. Mélanger mentalement les caractéristiques fluides de l‟esprit avec les éléments de nécessité de
ce difficile monde externe nous donnerait des idées erronées sur la théorie subtile qui est avancée ici et
au XVIII, 18 et suivantes. A la lecture du IV, 13, il est clair que c‟est bel et bien cette mise en
adéquation des contreparties que l‟auteur a en tête.
Les Pāṇḍavas eux-mêmes, bien qu‟ils soient frères, représentaient des types très différents, et parmi
eux seul Arjuna est promu par Kṛṣṇa à la stance suivante à l‟honneur d‟appartenir à l‟ordre de ceux qui
ont ces dons supérieurs qui les rendent aptes à être libérés. On doit comprendre la psychologie par
types que l‟on trouve dans ce chapitre et au chapitre XIV avec toutes ses implications dynamiques et
avec tout ce qu‟elle implique en termes de système, et on ne doit pas l‟interpréter de façon statique ou
mécanique pour la faire correspondre à un quelconque cadre de référence, qu‟il soit de clan, de tribu
ou de caste.
[5] daivī sampad vimokṣāya
nibandhāyāsurī matā│
mā śucaḥ sampadaṁ daivīm
abhijāto 'si pāṇḍava║

« Les valeurs divines (supérieures) sont réputées être pour la libération, et les démoniaques
(inférieures) pour l‟asservissement à la nécessité: n‟aies pas de regrets, O Pāṇḍava (Arjuna): tu es né
pour les valeurs divines (supérieures). »
Asservissement et libération forment le point le plus bas et le point le plus haut entre les limites
desquels doit s‟accomplir tout progrès spirituel. La progression spirituelle de tout individu doit
dépendre de son appréciation des valeurs spirituelles ou de son affiliation à ces valeurs spirituelles,
valeurs qui sont telles que celles énumérées dans ce chapitre. Ici, on fait une distinction sommaire
entre les deux ensembles de valeurs qui ont été décrits en disant que les unes aident à la libération et
les autres tendent vers la nécessité et l‟asservissement. Arjuna reçoit l‟assurance de ne pas graviter
vers l‟asservissement, parce qu‟il appartient à un type contemplatif qui est capable d‟apprécier ces
valeurs négatives, individualistes, non-sociales et personnelles qui ont été placées dans la catégorie des
valeurs « divines ».
[6] dvau bhūta-sargau loke 'smin
daiva āsura eva ca│
daivo vistaraśaḥ prokta
āsuraṁ pārtha ma śṛṇu║

(Page 622) «Il y a deux (catégories de) créatures dans ce monde, celle des divines et celle des
démoniaques; les divines ont été abondamment décrites; écoutes (maintenant) ce que Je vais te dire sur
les démoniaques, O Pārtha (Arjuna). »
Dans cette stance les valeurs qui ont été démarquées dans les stances précédentes s‟appliquent à
l‟ensemble du monde des êtres vivants, sans qu‟il soit particulièrement fait référence aux types
humains. Le but est ici d‟examiner les répercussions de ces deux types sur ce qui constitue

418
l‟environnement de l‟homme et la vie en général, plutôt que d‟examiner ce qui ne se réfère qu‟au
subjectif mental humain.
Les mauvais humains sont une nuisance pour la société, comme le déclare la stance 9 ci-après, et ils
entraînent d‟autres personnes dans la détresse. Une description des mauvaises personnes assez bien
détaillée se poursuit sur tout le reste du chapitre. Il semble suggérer avec véhémence que le monde a
besoin d‟éliminer le mal résultant des mauvaises natures et que Dieu lui-même n‟est pas indifférent à
cette nécessité, comme nous l‟indique les stances 19 et 20. Là son rôle ressemble à celui d‟un geôlier
ou d‟un policier, ou du moins d‟un magistrat, la seule différence étant que la sanction se donne sous la
forme d‟une déchéance sur l‟échelle des valeurs contemplatives. Les coupables sont de plus en plus
prisonniers de la nécessité.
[7] pravṛttiṁ ca nivṛttiṁ ca
janā na vidur āsurāḥ│
na śaucaṁ nāpi cācāro
na satyaṁ teṣu vidyate║

« Les hommes démoniaques ne connaissent pas la voie de l‟action positive (correcte) ni la voie du retrait
négatif (impropre); en eux on ne trouve pas de propreté, ils ne se conduisent pas de façon appropriée, et
ils ne disent pas la vérité. »
Ceux qui sont décrits comme appartenant à l‟ordre inférieur ne sont pas intelligents et ne possèdent
non plus aucune des vertus qui vont rendre un homme vraiment supérieur aux autres. Le minimum
requis pour qu‟un homme puisse se distinguer des autres, c‟est qu‟il soit capable de faire la différence
entre pravṛtti (la voie positive (correcte) de l‟action) et nivṛtti (la voie négative (impropre) du retrait).
Dans la vie de tous les jours il devrait être suffisamment propre et se conduire également de façon
appropriée. L‟homme d‟une nature inférieure ne possède aucune de ses qualifications. Enfin, il
manque de sincérité.
(Page 623) Ce que cette stance sous-entend, c‟est que pour suivre le mode de vie qui convient il
faudrait être capable dans la vie de trouver un équilibre entre le jeu qui va vers l‟avant et celui de la
prudence négative. Tous deux, l‟esprit d'État et l‟esprit sportif, ainsi même que l‟esprit de chevalerie,
impliquent de trouver le bon équilibre entre les éléments nécessaires et les éléments contingents d‟une
situation donnée, alors que les personnes dépourvues de sagesse dont il est question à la stance 4
manquent précisément de cette capacité intérieure, exactement de la même façon que dans leur vie à
l‟extérieur elles n‟ont pas un comportement approprié et qu‟elles manquent de propreté.
[8] asatyam apratiṣṭhaṁ te
jagad āhur anīśvaram│
aparaspara-sambhūtaṁ
kim anyat kāma-haitukam║

«Ils disent que le monde n‟a pas de véritable existence, qu‟il n‟a pas de fondement, qu‟il n‟a pas de
principe directeur, qu‟il ne résulte pas de facteurs réciproques (situés par-delà la vision immédiate,
comme s‟ils demandaient) qu‟y a-t-il d‟autre que ce qui est causé par la concupiscence? »
Pour comprendre cette stance nous devons d‟abord nous référer au II, 42, où le mot anyat (quelque
chose d‟autre, autre) a presque le même sens que celui qu‟on veut lui donner ici. Là, l‟adepte du
Védisme est condamné parce qu‟il est quelqu‟un qui croit qu‟il n‟y a rien d‟autre que le monde
immédiat des plaisirs mondains ou célestes. En d‟autres termes il souffre d‟un manque de vision sur ce
qui concerne le puruṣottama (la Personne Absolue Suprême). Et puis aussi, il est encore dit au XVIII,
16, qu‟une personne qui isole son égo pour le sortir du plus large schéma de la réalité dans lequel l‟égo

419
n‟est qu‟un maillon de la quintuple chaîne de la nécessité, comme le déclarent le XVIII, 13 et 14, est
un homme dont l‟intelligence est pervertie.
En assemblant ce qui est considéré comme erroné dans ces deux références, et en l‟associant aussi
avec l‟essentiel des stances 13 et 14 qui vont suivre, nous pourrions dire à juste titre que
l‟enseignement de la Gῑtā est contre ce genre de point de vue borné et incohérent. Il y a ce que l‟on
appelle ce côté de la vie au sein duquel nous sommes reliés à des évènements plaisants en tant
qu‟individus isolés, et il y a aussi un contexte plus large à la fois dans le temps et dans l‟espace auquel
nous appartenons également. Dans la vie avoir un intérêt à court-terme serait une erreur parce que
celui-ci n‟a pas une vue suffisamment globale de la réalité.
(Page 624) Ce qui est plus grave, c‟est que ce qu‟on appelle anyat (l‟autre) est négligé. Il existe des
valeurs cachées qui transcendent même ce que le ciel peut offrir. Les valeurs absolutistes relèvent de
cet ordre, ordre dans lequel les plaisirs passent à l‟arrière-plan, ordre qui ne peut être apprécié que par
la renonciation ou le détachement.
Sous prétexte d‟être rationnels ou pragmatiques, de nombreuses personnes ne peuvent voir que les
valeurs qui sont à portée de main sous leur nez, des valeurs que l‟on atteint facilement et dont les
résultats s‟obtiennent rapidement, comme cela est mentionné au IV, 12. On peut appeler ces personnes
des matérialistes ou des sensuels, et parmi elles il y a aussi celles qui ne peuvent voir au-delà des
plaisirs célestes. Dans cette stance, toutes sont condamnées. Celles qui ont ce genre d‟intérêts bornés
et qui donnent une place importante à la satisfaction des désirs ont un type particulier de philosophie
matérialiste qui ressemble à celle qui, selon l‟opinion publique, est représentée par les épicuriens de la
Grèce antique et les cārvākas de l‟Inde ancienne. (On appelle parfois les fidèles cārvākas
Lokayatikas, c‟.à-d, matérialistes mondains). Même le matérialisme scientifique moderne a tendance à
se conformer au schéma de pensée des personnes décrites ici.
Elles ont toutes en commun d‟avoir un intérêt de courte durée dans une perspective à court terme, et
elles ne voient aucune cause profonde, que ce soit dans l‟éternellement nécessaire, ou dans
l‟éternellement contingent mentionnés au XIII, 19.
Comme nous pouvons aisément le reconnaître la référence à pratiṣṭham (base) relève du côté de la
nécessité; au XVIII, 14, elle a un synonyme qui lui correspond: adhiṣṭhānam (base). D‟autre part,
Īśvara (Seigneur) renvoie à une valeur qui est d‟ordre transcendantal. Refuser de reconnaître ces deux
extrêmes qui se situent par-delà la vision instantanée d‟un matérialiste serait une erreur. C‟est
pourquoi le mot anyat (autre) fait référence en même temps aux deux facettes de l‟erreur que commet
la personne qui ne peut ni reconnaître le fondement profondément ancré de la nécessité, ni le Seigneur
transcendant qui est hors de portée des plaisirs.
Le monde n‟est pas un produit des facteurs d‟action-réaction de l‟instant présent. Il résulte de facteurs
qui sont soit profondément ancrés, soit situés bien au-delà et qui, grâce à leur réciprocité, engendrent
le monde phénoménal. Le XIII, 26, supporte cette théorie. Des éléments cachés interagissent sans que
l‟on puisse les voir instantanément. Même si un matérialiste est assez intelligent pour être capable de
voir les deux contreparties, il ne peut les voir que dans la mesure où elles se situent dans le monde des
désirs. Il refuse de croire qu‟il y ait une quelconque force cachée au-delà de ce qu‟il perçoit, et par
conséquent il réfute l‟idée-même qu‟il puisse y avoir des facteurs plus profonds ou des facteurs
transcendants.
(Page 625) L‟expression aparaspara-sambhūtam (ne résultant pas de facteurs réciproques) fait
référence à ce que les matérialistes ne peuvent voir, ce qui est situé au-delà de leur vision de l‟instant.
Au mieux le matérialiste perçoit qu‟il y a une réciprocité entre des contreparties de l‟instant, comme
par exemple celle des sexes dont l‟union aboutit à la progéniture. Sa vision ne va pas au-delà. On peut
également considérer que le matérialisme dialectique moderne tombe dans cette catégorie, dans la
mesure où il n‟admet pas qu‟un principe quelconque préside sur la matière.

420
[9] etāṁ dṛṣṭim avaṣṭabhya
naṣṭātmāno 'lpa-buddhayaḥ│
prabhavanty ugra-karmāṇaḥ
kṣayāya jagato 'hitāḥ ║

« S'en tenant volontairement à ce point de vue, ces âmes perdues, ces hommes de peu d‟intelligence
se livrent à des actes violents, et s‟avèrent maléfiques, ils causent le déclin du monde. »
Cette stance est la première d‟une section où l‟on passe de l‟intérêt que l‟on porte à la personne elle-
même au danger potentiel qu‟un homme mauvais est pour le monde. La nature positive de la
discussion a atteint un stade où les réalités objectives de la vie liée à la nécessité sont pleinement
traitées pour autant qu‟elles sont directement reliées aux problèmes de la spiritualité ou même au fait
de comprendre tout ce qu‟implique le concept d‟Absolu dans sa façon de supporter les problèmes
réels et pratiques.
[10] kāmam āśritya duṣpūraṁ
dambha-māna-madānvitaḥ│
mohād gṛhītvāsad-grāhān
pravartante 'śuci-vratāḥ║

«S‟accrochant à d‟insatiables désirs, ainsi qu‟à la vanité, l‟arrogance et la folie, s‟emparant avec
fanatisme de fausses valeurs, ils agissent avec une détermination impure. »
Cette stance laisse entendre que l‟addiction volontaire et persistante au mal peut s‟imposer avec
presqu‟autant de force que la loyauté envers les valeurs supérieures chez un homme bon. Une
personne qui a des idées erronées peut être tout autant sûre d‟elle-même ou convaincue de ses opinions
qu‟une personne dont les idées sont justes.
Ce chapitre fait référence aux valeurs en ce qu‟elles sont divines ou supérieures, et démoniaques ou
inférieures, dans le but de mettre en évidence ces deux facteurs par contraste plutôt que par
comparaison, afin que la forte ambivalence qui s‟exprime dans le monde des valeurs puisse clairement
s‟imposer à l‟esprit du lecteur. (Page 626) La part la plus importante de l‟humanité n‟appartient pas à
ces types extrêmes, mais ceux-ci sont intentionnellement accentués pour que cette théorie soit
clairement exposée. En ce sens il ne serait que justice de se souvenir ici qu‟on ne peut diviser
l‟humanité en mettant d‟un côté les bons et de l‟autre les mauvais.
[11] cintām aparimeyāṁ ca
pralayāntām upāśritāḥ│
kāmopabhoga-paramā
etāvad iti niścitāḥ║

[12] āśā-pāśa-śatair baddhāḥ


kāma-krodha-parāyaṇāḥ│
īhante kāma-bhogārtham
anyāyenārtha-sañcayān║

« Absorbés par les soins infinis (qu‟ils y consacrent) jusqu‟à l‟apocalypse; eux pour qui désir et plaisir
sont le but suprême, totalement convaincus que telle est la voie à suivre,
Liés par une centaine de cordes (qui sont faites) de leurs attentes, adonnés à la convoitise et à la colère,
ils s'efforcent injustement de thésauriser des richesses pour leur plaisir sensuel. »

421
Ces stances n‟expriment aucune autre idée que celle qui a déjà été expliquée à de nombreuses reprises,
mise à part l‟expression kāmopabhoga-paramāḥ (ceux pour qui désir et plaisir sont le but suprême).
Pour la première fois un statut supérieur est accordé à une valeur qui relève de l‟instant présent, et qui
entre dans la catégorie des plaisirs et des joies quotidiennes. Le terme recouvre toutes les valeurs
d‟ordre non-contemplatif, parce que les valeurs contemplatives impliquent inévitablement le
détachement des valeurs sensorielles.
A la stance 12, le terme anyāyena (par des moyens injustes) fait référence à l‟injustice qui, dans le
domaine de la contemplation, ne peut que signifier qu‟il y a violation du principe d‟égalité vis-à-vis de
tous.
[13] idam adya mayā labdham
imaṁ prāpsye manoratham│
idam astīdam api me
bhaviṣyati punar dhanam ║

[14] asau mayā hataḥ śartrur


haniṣye cāparān api│
īśvaro 'ahaṁ bhogī
siddho 'haṁ balavān sukhī ║

[15] āḍhyo 'bhijanavān asmi


ko 'nyo 'sti sadṛśo mayā│
yakṣye dāsyāmi modiṣya
ity ajñāna-vimohitāḥ║

[16] aneka-citta-vibhrāntā
moha-jāla-samāvṛtāḥ│
prasaktāḥ kāma-bhogeṣu
patanti narake 'śucau║

« C‟est ce que j‟ai gagné aujourd‟hui; j‟obtiendrai cet objet (particulier) que je désire; cette richesse
est la mienne, et cette richesse sera aussi la mienne;

Cet ennemi, c‟est moi qui l‟ai tué; et j‟en tuerai aussi d‟autres; je suis le maître; je suis celui qui en
profite; j‟ai atteint mes ambitions; je suis puissant et heureux;

Je suis riche et bien-né; qui d‟autre est comme moi? J‟accomplirai des sacrifices; j‟accorderai mes
largesses; j‟aurai des plaisirs; - ainsi induits en erreur par l‟ignorance,

Rendus fous par leurs nombreuses pensées, pris au piège de valeurs qui les perturbent, attachés aux
plaisirs des sens, ils sombrent dans un enfer impur. »

La description de ces stances dresse le portrait d‟un homme imbu de lui-même qui ne pense qu‟à la
joie de l‟instant présent. Sa vie est constituée de petites parcelles de bonheur éparses dont l‟exemple
type est le: « c‟est ce que j‟ai gagné aujourd‟hui, » que l‟on a en première ligne. Le « je suis riche » de
la stance 15 est une autre déclaration typique, elle relève de l‟égoïsme qui, comme nous l‟avons dit, et
le pire ennemi du contemplatif. Même le fait de se vanter de ses pratiques religieuses est condamné à
la stance 15, parce qu‟il conduit à l‟asservissement.

A la stance 16 nous avons indirectement une description de ce en quoi est constitué l‟enfer en matière
de contemplation. Ceci correspond aux ramifications des racines du figuier sacré qui est décrit au XV,
2, et qui enchaîne les êtres humains dépendants de valeurs relativistes.

422
(Page 628) [17] ātma-sambhāvitaḥ stabdhā
dhana-māna-madānvitaḥ|
yajante nāma-yajñais te
dambhenāvidhi-pūvakam ||

« Infatués d‟eux-mêmes, rigides, remplis de l‟orgueil et de la folie des richesses, ils accomplissent des
sacrifices avec ostentation, mais ceux-ci n‟ont de sacrifice (que) le nom parce qu‟ils ne sont pas
conformes aux règles fixées par les écritures. »

Les nāma-yajñāḥ (sacrifices nominaux) dont il est question ici sont ceux qui sont pratiqués avec l‟état
d‟esprit de ces pharisiens de la Bible qui priaient en public pour acquérir un statut dans la société mais
qui n‟avaient pas de motivations vraiment spirituelles (voire aussi XVII, 12). Cette emphase mise sur
les écritures est exactement dans la tonalité de la fin de ce chapitre. L‟apparente orthodoxie de ce
chapitre est contrebalancée par les modes hétérodoxes qui seront également reconnus dans le chapitre
suivant.

[18] ahaṅkāraṁ balaṁ darpaṁ


kāmaṁ krodhaṁ ca saṁśritāḥ|
mām ātma-para-deheṣu
pradviṣanto 'bhyasūyakāḥ||

« Ayant recours à l‟égoïsme, à la force, à la luxure et à la colère, ces personnes jalouses Me haïssent,
Moi qui suis présent dans leur corps et dans le corps des autres. »

La Personne Suprême, ou Absolu proprement dit, est incluse dans la torture dont il est question dans
cette stance, comme nous le verrons au XVII, 6. Il faut considérer ici que la Personne Suprême est
celle qui est décrite au chapitre XV, et qui désigne plus particulièrement le Soi Inaltérable. Il va sans
dire que le corps, ou ce qui est altérable, y est aussi inclus. La torture dont il est question lorsqu‟il
s‟agit de la Personne Suprême peut au mieux faire référence à un sens global de la souffrance, plutôt
qu‟à quelques éléments de souffrance en particulier.

[19] tān ahaṁ dviṣataḥ krūrān


saṁsāreṣu narādhamān|
kṣipāmy ajasram aśubhān
āsurīṣv eva yoniṣu||

[20] āsurīṁ yonim āpannā


mūḍhā janmani janmani|
mām aprāpyaiva kaunteya
tato yānty adhamāṁ gatim||

(Page 629 « Ces hommes haineux et cruels, les pires qui soient, Je les jette sans relâche, même dans
les matrices dégradées des démons;

Tombant dans une matrice démoniaque, errant dans l‟erreur de naissance en naissance, ne
M‟atteignant pas, O Fils de Kuntῑ (Arjuna), ils vont vers la condition la plus vile. »

Le châtiment dont il s‟agit ici, c‟est d‟être dégradé à une naissance inférieure. Il faut comprendre qu‟il
s‟agit d‟une infériorité des valeurs contemplatives comme nous l‟avons déjà suffisamment expliqué.
L‟idée primitive d‟un enfer apocalyptique n‟est pas ce qui est envisagé ici. L‟abominable châtiment est
constitué de la seule ignorance elle-même.

[21] tri-vidhaṁ narakasyedaṁ


dvāraṁ nāśanam ātmanaḥ│

423
kāmaḥ krodhas tathā lobhas
tasmād etat trayaṁ tyajet║

« Cette porte infernale qui détruit le Soi est triple; (elle se compose) de la volupté, de la colère et de
l‟avarice; c‟est pourquoi il faut éviter ces trois (vices). »

On nous indique ici que les vices les plus viles qu‟il convient d‟éviter pour échapper à une totale
déchéance sur l‟échelle des valeurs spirituelles, sont essentiellement trois. Ces mêmes éléments, les
plus néfastes qui soient, seront de nouveau mentionnés au XVIII, 53. Le fait de les éviter marquerait
l‟échelon inférieur de l‟échelle des valeurs contemplatives. Entre cette stance-ci et le XVIII, 53, la
Gῑtā aborde les aspects grossiers de la nécessité dans la vie.

[22] etair vimuktaḥ kaunteya


tamo -dvārais tribhir naraḥ│
ācaraty ātmanaḥ śreyas
tato yāti parāṁ gatim║

« Un homme qui a quitté ces trois portes des ténèbres, O Fils de Kuntῑ (Arjuna), accomplit ce qui le
mène sur la voie de son progrès, et ensuite il atteint la voie suprême. »

(Page 630) Cette stance, qui se situe à la fin du chapitre, a pour objet de nous indiquer qu‟avec cette
référence à la triple porte infernale de la stance 21 toute la série des valeurs supérieures et purement
contemplatives ont été totalement passées en revue, que ce soit dans ce chapitre ou dans d‟autres. On
se souvient que dans les trois premières stances qui commençaient avec la valeur appelée abhayam
(absence de crainte), toutes les valeurs positives ou valeur contemplatives supérieures on été
énumérées. La plus grande partie de ce chapitre a été consacrée à une discussion sur les valeurs
inférieures, négatives ou démoniaques, section qui s‟est terminée avec la référence à la triple porte
infernale de la stance 21. En passant en revue les éléments énumérés dans les quatre premières stances
de ce chapitre, on remarquera que ce sont à la fois des valeurs éthiques et contemplatives. La triple
porte infernale (volupté, haine et avarice) fait référence à des valeurs négatives qu‟il faut éviter. On
peut toutes les appeler des vices, mais lorsque l‟on constate que l‟ignorance est inclue dans les vices
nous devons comprendre qu‟elles font plutôt référence à des obstacles à la contemplation plutôt qu‟à
des défauts au sens social du terme. Etre débarrassé de la volupté, de la haine et de l‟avarice est une
chose très importante pour le progrès spirituel dont il question dans la Gῑtā. C‟est pourquoi, en dernier
ressort, dans les deux stances qui vont suivre, la Gῑtā choisit de faire généralement confiance aux
śāstras. Cette stance-ci doit être considérée comme une marque de ponctuation entre la section qui
énumère les valeurs inférieures ou néfastes qui compromettent la contemplation, et le remède suggéré
pour éviter de sombrer dans le mal.

[23] yaḥ śāstra-vidhim utsṛjya


vartate kāma-kārataḥ|
na sa siddhim avāpnoti
na sukham na parāṁ gatim||

[24] tasmāc chāstraṁ pramāṇaṁ te


kāryākārya-vyavasthitau |
jñātvā śāstra-vidhānoktaṁ
karma kartum ihārhasi||

« Celui qui s‟est soustrait aux préceptes des écritures et agit sous l‟impulsion des désirs, celui-là ne
peut atteindre la perfection, ni le bonheur, ni la voie suprême.

424
« Par conséquent, l'Ecriture est l'autorité sur laquelle (tu dois t'appuyer) pour décider ce qui devrait et ne
devrait pas être fait. En comprenant ce qui est indiqué pour te guider dans les Écritures, c'est juste, tu
dois travailler ici. »

(Page 631) L‟absence de crainte est en tête de liste des valeurs supérieures et, comme nous pouvons le
remarquer à la stance 4, l‟ignorance se révèle être à la queue des valeurs inférieures énumérées. Ce
chapitre passe en revue la gamme des valeurs éthiques et contemplatives en accordant davantage de
place aux valeurs inférieures. C‟est la triple porte de l‟enfer dont il est question à la stance 21 qui
marque la limite. Ici, les dernières stances donnent à Arjuna une dernière injonction qui est celle qui
consiste à suivre les écrits canoniques que l‟on appelle les śāstras pour y trouver toutes les directives
sur les sujets qui sortent du cadre des valeurs contemplatives. Cela importe peu que nous déterminions
si ce sont les Vedas ou les Dharma Śāstras (préceptes écrits codifiés) ou même les Upaniṣads que vise
cette référence aux ṣāstras (traités scientifiques canoniques). Toutes les écritures, que ce soit en Inde
ou à l‟étranger, tendent à éloigner les gens des facteurs similaires aux trois éléments de la stance 21,
volupté, haine et avarice. En fait, sans cette qualification fondamentale, aucune écriture ne mériterait
ne serait-ce que dans porter le nom.

Tout homme est susceptible de suivre une religion ou une autre, surtout s‟il a l‟esprit religieux. Même
les gens qui n‟ont pas de religion consultent des textes qui font autorité pour eux. Même les athées
jurent sur les noms de quelques écrivains qui ont leurs faveurs. Dans la mesure où de tels écrits
contribuent à ce que ces personnes tournent le dos aux trois vices en question, et qu‟ils aident une
personne à décider de ce qu‟elle doit ou ne doit pas faire (comme à la stance 24), on peut accepter ce
genre de directives quelque soit le cadre régional, religieux ou traditionnel auquel elles appartiennent.
C‟est dans ce sens plus large et plus général que nous devons comprendre en quoi ces deux stances
recommandent de se conformer aux écritures.

Le chapitre a commencé en mentionnant comme première valeur l‟absence de crainte, et il s‟achève


avec les trois ténébreux vices qu‟il faut éviter. La dernière stance concerne le niveau inférieur d‟une
vie de contemplation, et recommande à l‟homme ordinaire de se fier à quelque écrit qui fasse autorité
pour l‟empêcher de tomber dans l‟erreur, ou éviter que spirituellement il ne s‟avilisse davantage
encore.

Cette recommandation qui semble conservatrice sera atténuée au chapitre suivant par un mode de vie
qui est plus exigeant et qui implique une affiliation sans faille à ce que l‟on peut ranger dans la
catégorie des valeurs religieuses qui ne relèvent pas de la simple éthique. Ce chapitre nous prépare au
chapitre suivant où nous avancerons d‟un pas dans le domaine des nécessités de la vie, chapitre qu‟en
théorie l‟on peut appeler chapitre sur la religion contemplative, de la même façon que celui-ci peut en
théorie s‟appeler chapitre sur la morale contemplative.

(Page 632) ity śrῑmad bhagavadgῑtāsupaniṣatsu brahmavidyāyām


yogaśastre śrῑkṛṣṇārjuna samvāde
daivāsurasampadvibhāgayogo nāma sodaśo ‘dhyāyaḥ ||

«Ainsi s‟achève dans les Upaniṣads des chants de Dieu, dans la Science de la Sagesse de l‟Absolu,
dans le Dialogue entre Śrῑ Kṛṣṇa et Arjuna, le seizième chapitre intitulé „La Voie Unitive de La
Discrimination entre les Valeurs Supérieures et Inferieures‟. »

425
CHAPITRE XVII
L'IDENTIFICATION UNITIVE DES TROIS MODELES DE FOI
Śraddhātrayavibhāgayoga

(Page 633) Tout d‟abord il convient de remarquer que l‟approche de ce chapitre sur les modèles de foi
est différente de celle du chapitre précédent qui portait sur les capacités naturelles. Ici, nous retournons
à la théorie des trois modalités de la nature dont il a été discuté au chapitre XIV.
Les modalités y avaient été abordées de façon théorique, et ensuite, au chapitre XV, il avait été
question des deux puruṣas (esprits, personnes) et les modalités n‟étaient traitées qu‟indirectement et
partiellement, c‟est-à-dire seulement dans la mesure où elles concernaient l‟aspect changeant de
l‟Absolu. Nous avons déjà remarqué la relation d‟égalité qu‟il y a entre les deux puruṣas (esprits,
personnes) et la relation asymétrique qu‟il y a entre le kṣetra (champ ou réel) et le kṣetrajῆa
(connaisseur du champ ou perceptuel) du chapitre XIII, tout du moins dans la mesure où ces derniers
se rapportaient respectivement à la prakṛti (nature) et au puruṣa (esprit).
Le fait de donner un statut égal et symétrique aux deux puruṣas, ou personnes, au chapitre XV a
changé leur apparence et leur caractère. Au lieu d‟être des entités philosophiques ils sont devenus des
éléments de valeur. Ces facteurs-valeurs sont le fondement du chapitre XVI où on a fait contraster les
capacités naturelles divines avec les démoniaques, et les capacités naturelles élevées avec les viles.
Nous avons déjà noté qu‟au chapitre XVI, dans le but de bien marquer le contraste, l‟image qui était
faite de chacun des types concernés dépeignait des cas situés aux limites extrêmes, en laissant de côté
toute référence aux cas intermédiaires où entraient en jeu les deux sortes de capacités naturelles.
D‟autre part nous avons noté que dans la seconde partie du chapitre XVI, au lieu de traiter des
capacités naturelles subjectives, on discutait de leurs répercussions sur le monde des hommes et plus
particulièrement lorsqu‟il s‟agissait de capacités naturelles de type démoniaque. Tout naturellement ce
chapitre-ci reprend la discussion en partant de ce point et centre le sujet sur ce qu‟on nomme śraddhā
(la foi).
La foi n‟est pas un sujet totalement subjectif. La foi d‟une personne s‟exprime par sa vie et ses intérêts
et par ce que l‟on pourrait appeler son mode de comportement. Il peut même y avoir une conformité
entre des modes de comportement fondés sur des croyances appartenant à des groupes qui se
conduisent selon un schéma unique qu‟ils partagent en commun. (Page 634) On appelle
communément ces groupes des groupes religieux. Les rites adoptés par les membres de ces groupes les
démarquent des autres.
En Inde ce genre de rites religieux se conforme à trois différents types, trois types auxquels la Gῑtā fait
allusion à divers endroits. Ce sont les rites des sacrifices, les distributions de dons, et l‟austérité ou les
pénitences. Pour chacune d‟entre elles il y a une discipline homologuée dans les écritures qui lui
correspondent.

Ici, Arjuna pose une question qui concerne expressément les personnes qui sortent du cadre de
l‟orthodoxie, ce qui dans le monde entier désigne la plus grande quantité de gens. S‟accordant avec le
caractère totalement catholique et non-exclusif de l‟enseignement de la Gῑtā, tel que le révèle des
stances comme la IV, II, Kṛṣṇa énonce ici une sorte de règle générale par laquelle on pourrait juger
qu‟une foi est bonne, mauvaise ou indifférente, sans faire appel aux détails techniques liés aux
écritures. Cette sorte d‟évaluation simplifiée des normes spirituelles de la foi est la mise en pratique du
corolaire des trois modalités de la nature qui ont été si soigneusement développées au chapitre XIV.

426
Après avoir laissé de côté le sujet des trois modalités de la nature dans les deux chapitres précédents,
le fait d‟y retourner maintenant est d‟autant plus compréhensible si l‟on considère que, à partir de ce
chapitre et jusqu‟à la stance 53 du chapitre suivant qui sera aussi le dernier, l‟auteur se propose de
traiter les expressions concrètes de la spiritualité dans un groupe ou chez un individu de façon à
pouvoir, degré par degré, en revenir à l‟action que doit nécessairement accomplir Arjuna avec
précision, comme cela doit être lorsqu‟il s‟agit du dur contexte d‟une situation de guerre, contexte
dont le mécanisme est fixé.

L‟accusation que va finalement porter Kṛṣṇa contre Arjuna au XVIII, 59, c‟est que l‟égoïsme d‟Arjuna
serait préjudiciable à sa sagesse. Nous avons donc deux facteurs: l‟égo d‟Arjuna d‟une part, et l‟action
nécessaire qu‟il est poussé à accomplir par la coalition de circonstances naturelles d‟autre part.
L‟action est extérieure, et l‟égo d‟Arjuna relève de l‟ordre d‟une philosophie intérieure. Tout le
problème de la Gῑtā consiste à faire en sorte que ces deux facteurs s‟assemblent unitivement sans pour
autant que cela aboutisse dans la vie à des absurdités.

En vue d‟atteindre ce point culminant de la discussion, l‟accent est mis degré par degré sur les aspects
extérieurs de l‟égo ou du Soi dans ses diverses modalités, ses conditionnements ou ses dispositions.
(Page 635) Maintenant, dans ce chapitre-ci, nous en arrivons aux dispositions vis-à-vis des facteurs
que l‟on nomme la foi.

Même l‟attirance que ressent un homme pour un certain type d‟aliment peut révéler son schéma
d‟intérêt dans la vie. Dans leur pratique de nombreuses religions accordent une grande importance aux
aliments qui sont tabous ou considérés comme sacrés, et aux autres considérés comme tolérés. Les
hindous ne toucheront pas au bœuf et les musulmans et les juifs bannissent le porc. Le fait d‟inclure ce
sujet qui peut sembler trivial dans la liste des croyances qui sont bonnes, mauvaises ou indifférentes,
doit être destiné à des fins de diagnostic.

En faisant finalement référence au mahā-vākyam (Grande Expression), Aum-tat-sat (Parole Absolue Ŕ


Ceci Ŕ est réel), l‟auteur se montre capable de trouver une formule suprême qui relie toutes les formes
d‟expression spirituelle, ou de foi, où qu‟elles puissent exister. Ceci s‟accorde au schéma de
réévaluation des Upaniṣads. On ne peut pas considérer que cette expression exclut quelque foi que ce
soit, pas même le Védisme à l‟égard duquel la Gῑtā a dû montrer du mépris à de nombreuses reprises.
Notez que les Vedas sont inclus dans le sujet de cette spiritualité réévaluée à la stance 23 de ce
chapitre.

[1] arjuna uvāca|


ye śāstra-vidhim utsṛjya
yajante śraddhayānvitāḥ|
teṣāṁ niṣṭhā tu kā kṛṣṇa
sattvam āho rajas tamaḥ||

« Arjuna dit:
Quel est le statut en termes de foi, O Kṛṣṇa, de ceux qui, ignorant les injonctions des écritures, offrent
des sacrifices avec foi, est-ce le statut pur-clair (sattva), affectif-actif (rajas) ou inerte-sombre
(tamas)? »

La catholicité de l‟enseignement de la Gῑtā est incontestablement évidente au IV, 11 où elle déclare


que tous les hommes sans exception suivent les traces de l‟Absolu que représente Kṛṣṇa. Etant donné
cette déclaration nous ne pouvons légitimement pas concevoir que l‟enseignement de la Gῑtā se
restreigne de quelque façon que ce soit à un seul ensemble d‟écritures orthodoxes, écritutes sans
lesquelles le salut ou la vocation serait refusé à toute personne. Opposer un tel refus serait une atteinte
à l‟appel universel de la Gῑtā. Après l‟insistance portée sur les écritures à la fin du chapitre précédent,
insistance qui semblait suggérer que les prescriptions des écritures enchaînaient toute personne
aspirant à la libération, il est naturel qu‟Arjuna pose cette question dans l‟introduction de ce chapitre.

427
(Page 636) Quant à savoir si les prescriptions des écritures dont il s‟agit ici recouvrent les aspects
upaniṣadiques et philosophiques, cela a déjà été déterminé au VII, 20, et de façon plus précise encore
au IX, 23, où il est déclaré que ceux qui rendent un culte à d‟autres dieux et vont même jusqu‟à le faire
sans se conformer aux exigences des écritures, ne sont pas exclus de la voie de l‟Absolu telle qu‟elle
est envisagée dans ces chapitres philosophiques.

Ici, cependant, il ne s‟agit plus de trancher sur une question philosophique. Les Vedas, du moins dans
la partie constituée par les brāhmanas, sont constellés de tabous et d‟obligations liés à ce qui est
permis ou ce qui ne l‟est pas dans les sacrifices, les déclamations, etc. Les Vedas appartiennent au
contexte de la Pūrva Mῑmāṃsa (Examen Philosophique Critique des Rituels), et il est de notoriété
publique qu‟ils diffèrent du Védānta qui lui se fonde sur l’artha-vāda (critique et exégèse libres et
philosophiques) alors que les Vedas se fondent sur le viddhi niṣeda (injonctions et interdictions). Par
conséquent, le fait de faire référence ici au śāstra viddhi (obligations écrites) ne peut venir du Védānta.

Le puruṣa (esprit, personne) qui est affecté par les trois guṇas (modalités de la nature), c‟est le puruṣa
variable, celui qui est décrit au chapitre XV. La question d‟Arjuna porte sur ses modalités. D‟où l‟on
peut légitimement en déduire que le śastra dont il est question ici est constitué des Vedas. La question
d‟Arjuna s‟applique donc à un domaine très limité et très relativiste, et on devrait aussi s‟attendre à ce
que la réponse soit limitée aux pratiques religieuses du monde réel, et non pas à ce qu‟elle concerne la
spiritualité en général.

śrῑbhagavān uvāca|
[2] tri-vidhā bhavati śraddhā
dehināṁ sā svabhāva-jā|
sāttvikī rājasī caiva
tāmasi ceti tāṁ śṛṇu||

« Kṛṣṇa dit :
La foi de l‟être incarné est de trois sorte, selon la nature des influences naturelles dont il est issu; la
pure-claire (sattva), l‟affective-active (rajas) et l‟inerte-sombre (tamas). Ecoutes ce que J‟ai à te dire à
ce sujet: »

Ici la nature primordiale de la question d‟Arjuna devient évidente, et c‟est en cela que cette stance
justifie le titre du chapitre.

(Page 637) [3] sattvānurūpā sarvasya


śraddhā bhavati bhārata|
śraddhāmayo 'yaṁ puruṣo
yo yac chraddhaḥ sa eva saḥ||

« Il s‟avère que la foi de chacun est formée selon sa propre vraie nature, O Bhārata (Arjuna); l‟homme
est fait de sa foi; selon la foi qui le constitue, c‟est cela même qu‟il est. »

Dans cette stance-ci, les contreparties dialectiques dont nous avons si souvent parlé sont clairement
mises en relief. La foi est mise en équation avec la nature interne, ou vraie nature d‟un homme. La foi
vue du côté objectif est la contrepartie de sa vraie nature qui est subjective.

Lorsque Kṛṣṇa déclare ici qu‟un homme est constitué par sa foi, ces contreparties sont mises en
équation. La citation de Shakespeare selon laquelle le plus souvent l‟habit annonce l‟homme énonce ce
même type de vérité sous une forme dialectique quelque peu identique. On connait un arbre par ses
fruits; sa véritable nature dépend de sa contrepartie, le fruit.

Nous avons dit que la foi se réfère à une expression extérieure des tendances qui se traduit par un
modèle de comportement ouvertement visible. La nature visible des valeurs qui font l‟objet de la

428
discussion dans ce chapitre et dans la plus grande partie du chapitre suivant, est d‟ores et déjà
manifeste ici dans la valeur que l‟on appelle la foi.

L‟expression sattvānurūpā (formée selon sa propre vraie nature) contient le terme sattva (vrai,
existant) mais celui-ci est employé ici dans un sens qui est propre à ce contexte et non pas simplement
en tant que l‟une des modalités de la nature. Un homme s‟accroche à une forme de foi qui lui est chère
parce qu‟elle correspond aux aspects délicats et essentiels de sa propre nature. On peut appeler celle-ci
sa vraie nature, par opposition à la nature qu‟il prétend avoir ou qu‟il porte artificiellement. Ici le mot
sattva a une certaine affinité avec le mot satya (vérité). On peut dire que ce dont il s‟agit ici c‟est de
cet aspect de l‟égo qui est transparent à la vérité.

[4] yajante sāttvikā devān


yakṣa-rakṣāṁśi rājasāḥ|
pretān bhūta-gaṇāṁś cānye
yajante tāmasā janāḥ||

« Les hommes purs-clairs (sāttvik) rendent un culte aux divinités; les actifs-passionnés (rājasik)
rendent un culte aux dieux de la consommation et de la fortune (yakṣas) et aux dieux de la férocité et
de la violence (rākṣasas); les autres, les inertes-sombres (tāmasik), rendent un culte aux esprits des
morts (pretās) et aux foules d‟êtres élémentaires. »

(Page 638) En premier lieu, pour nous donner une orientation générale, cette stance fait le diagnostic
des divers cultes qui participent à la foi. Lorsqu‟il est dit que les hommes sāttvika (de la modalité
pure-claire) rendent un culte aux devas (divinités), la réciproque est encore plus vraie. On peut déduire
du fait qu‟ils rendent un culte aux divinités qu‟ils appartiennent au type des purs. Ils se conforment
aux types pur-clairs qui suivent les modalités de la nature données au chapitre XIV. Chacune des
stances qui suivent nous propose des énoncés avec leur réciproque pour nous aider à poser un
diagnostic. Cela ne signifie pas pour autant que, considérant ce diagnostic comme étant une injonction,
tel ou tel dévot deviendra pur par le simple fait de rendre volontairement un culte aux dieux. Cette
absurdité serait encore plus flagrante si on l‟appliquait à la nourriture.

Les personnes qui ont tendance à penser en termes de tabous et d‟interdits sont très enclines à parler de
nourriture, et Śaṅkara lui-même tend à interpréter cette stance dans ce sens. Un homme qui par nature
aime les aliments fortement épicés, pourrait alors légitimement prétendre devenir une personne de type
sāttvika (pur-clair), uniquement par le simple fait de changer artificiellement de diète et de passer à
l‟alimentation fade et huileuse que l‟on appelle sāttvika (pure-claire) à la stance 8.

Les indications données dans ce chapitre ne doivent être utilisées que pour nous aider à poser un
diagnostic, même s‟il convient d‟ajouter qu‟il n‟est pas besoin de considérer comme futile le fait
d‟essayer de se conformer aux standards les plus exigeants de ce chapitre. Mais s‟en tenir à des
éléments isolés serait du fétichisme ou de l‟idolâtrie, chose qui ne peut qu‟être considérée comme
tāmasik (inerte-sombre) à ce que déclare la stance 22 de ce chapitre-ci.

Ceux qui rendent un culte aux devas (divinités) ressemblent à ces dévots védiques dont on peut dire
qu‟ils suivent le devayāna (la voie divine). A l‟autre extrême il y a ceux que l‟on peut appeler par
contraste les pitṛyānis (dévots des ancêtres). Il se peut qu‟en pensant à leurs ancêtres leur état d‟esprit
soit empreint de la négativité ou des regrets qui vont de pair avec leur esprit rétrospectif. C‟est ce
qu‟indique le mot pretā (esprits des morts). Ce qui est indiqué ici correspond à ce qui a déjà été
indiqué au IX, 25. Entre ces deux extrêmes les natures rājasik (affectives-actives) et le culte
des rākṣasas (féroces démons) forment des contreparties naturelles qui représentent des valeurs actives
et passionnées, la première étant subjective et la seconde objective. Elles s‟attirent ou se repoussent
l‟une l‟autre.

(Page 639) Nous voyons que, tel qu‟il est utilisé dans ce chapitre, ce diagnostic non seulement nous
aide à déterminer objectivement le type de foi, mais aussi le type de personne qui correspond à cette

429
foi. Ainsi ces stances posent un double diagnostic. Entrer dans tous les détails de ce quelles impliquent
serait trop lourd.

[5] aśāstra-vihitaṁ ghoraṁ


tapyante ya tapo janāḥ|
dambhāhaṅkāra-saṁyuktāḥ
kāma-rāga-balānvitāḥ||

[6] karṣayantaḥ śarīra-sthaṁ


bhūta-grāmam acetasaḥ|
māṁ caivavāntaḥ śarīra-sthaṁ
tān viddhy āsura-niścayān||

« Ces hommes qui pratiquent de terribles austérités non enjointes par les écritures, livrés à
l‟hypocrisie, l‟égoïsme, la volupté, la passion et le pouvoir,

Torturant tous les organes du corps et Me (torturant) Moi qui siège dans le corps; saches que leurs
déterminations sont maléfiques. »

Etant donné le ton rude qui est utilisé ici, ces stances condamnent le fait de se livrer à un genre de
tapas (austérité, discipline de Soi) acharné. La torture de soi, le fait de s‟immoler soi-même, le fait de
dormir sur des clous, le fait de jeûner et autres formes d‟austérités populaires semblables dont abonde
l‟histoire de l‟Inde, n‟avaient souvent aucune validité philosophique ni psychologique. Ici on
condamne ces formes de spiritualité irrationnelles et fallacieuses qui manquent de toute raison d’être.

Etant donné que la propre question d‟Arjuna faisait référence à ceux qui ignorent les injonctions des
écritures, il n‟était pas vraiment nécessaire de mentionner une fois de plus ce sujet ni de condamner
dans un style aussi direct les expressions spirituelles de ce genre. Ce dont Kṛṣṇa se plaint ici c‟est que
dans la mesure où Dieu vit dans le corps de ces hommes, c‟est Dieu lui-même qui est torturé. Seul le
puruṣa (personne, esprit) relativiste peut être concerné par cette torture, et ensuite cela n‟est possible
qu‟à travers les guṇas (modalités de la nature), car il est indiqué au IV, 14 que l'esprit n'est pas touché
par une éventuelle souillure venant de la nature. Cependant le VII, 12 sous-entend qu‟il existe un lien
indirect avec ces modalités de la nature, car il y est déclaré que l‟esprit n‟est pas dans les guṇas
(modalités de la nature) mais que les guṇas sont dans l‟esprit. Comment quelque chose qui n‟est pas
extérieure peut-elle cependant nuire à l‟esprit, c‟est problématique, mais nous avons remarqué au
chapitre XV qu‟il demeurait encore un certain mystère sur l‟interaction psycho-physique qui, comme
nous l‟avons dit, dépend d‟une forme d‟occasionalisme. (Page 640) On peut donc admettre qu‟en
théorie l‟esprit proprement dit souffre des tortures infligées par de fausses austérités, parce que, plus
on discute du problème de façon objective, plus l‟Absolu dont il est question dans la discussion doit
aussi par nécessité être conçu avec une objectivité qui lui corresponde. Comme nous l‟avons dit, tel est
le schéma selon lequel ces chapitres ont été écrits.

En outre, ce type d‟austérité ne serait qu‟un faux-semblant, parce qu‟elle ne relève ni de la propre
nature de la personne, ni des indications données par les écritures. C‟est ce genre d‟absurdité auquel le
III, 35 fait référence sous le nom de para-dharma (modèle de comportement étranger), il y sera de
nouveau fait référence au XVIII, 47 et 48, et nous l‟étudierons plus en détails au chapitre suivant.

Remarquez que cette stance inclut les trois éléments maléfiques du XVI, 21, auxquels on ajoute
l‟égoïsme et le pouvoir en relation avec ces types. Ici, les penchants égoïstes qui ont été cités dans
différents chapitres ont tendance à converger de façon plus objective. Balam (pouvoir ou puissance)
nous fait penser à la manière forte, bien qu‟ici il ne s‟agisse que d‟austérité, et non de politique. On
peut considérer que les tortures de l‟inquisition entrent dans la catégorie de ce genre de pouvoir
imposé au nom de la foi, même si le contexte diffère quelque peu pour ce qui relève de l‟histoire.

430
Note: certains ont considéré que le composé kāma-rāga-balānvitāḥ (volupté, passion et pouvoir)
devait se lire comme un tṛtῑya-tat-puruṣa (c‟est-à-dire en considérant que les deux premiers membres
du composé ont un statut indépendant), mais nous nous accordons avec Śaṅkara pour donner un statut
indépendant au mot balam (pouvoir) de la même façon que les mots kāma (volupté) et rāga (passion).

Le terme karṣayantaḥ (épuisant) rend compte du fait de perturber plutôt que d‟une torture directe, et il
s‟applique essentiellement à bhūta-grāmam (tous les organes du corps). Nous avons retenu cette
distinction autant que faire ce peu dans notre traduction, conformément à nos commentaires. La façon
avec laquelle s‟exprime l‟auteur ne laisse strictement aucune possibilité de diverger par rapport à sa
théorie antérieure sur la relation psycho-physique.

[7] āhāras tv api sarvasya


tri-vidho bhavati priyaḥ|
yajñas tapas tathā dānaṁ
teṣāṁ bhedam imaṁ śṛṇu||

(Page 641) « Même les aliments que chacun aime sont de trois sortes; ainsi que les sacrifices, les
austérités et les libéralités. Ecoutes-en les différences: »

A chaque tempérament correspond un aliment. De même que l‟on peut dire la personnalité d‟une
personne par les gens qu‟elle fréquente, ou par sa façon de se vêtir, de même il est possible de
distinguer des différences de tempérament sur la base du genre d‟aliment que chacun préfère.

Ici, les mots priyaḥ (cher) ou iṣṭā (aimé) à la stance 9, font référence à cette préférence qui permet
d‟affirmer que tel ou tel tempérament lui corresponde.

[8] ayuḥ sattva-balārogya-


sukha-prīti-vivardhanāḥ|
rasyāḥ snigdāḥ sthirā hṛdyā
āhārāḥ sāttvika-priyāḥ||

« Les aliments qui favorisent la vie, la vitalité, la force, la santé, la joie et la bonne humeur et qui sont
(en eux-mêmes) savoureux, riches, substantiels et plaisants, sont chers au type pur-clair (sāttvik). »

La sorte d‟aliment que préfèrent les types pur-clairs est celui qui prolonge la vie ou la vitalité,
lorsqu‟on le considère du point de vue de ses effets. En lui-même l‟aiment en question est savoureux,
riche, substantiel et attirant. On ne peut trouver ces qualités d‟aliment que lorsqu‟ une personne a une
attitude correcte envers les aliments en général. Un gourmand qui ne pense qu‟à s‟empiffrer n‟apprécie
pas vraiment les aliments au sens donné par le dernier qualificatif. Seule une personne raffinée à
l‟esprit clair est capable d‟apprécier un bon dîner comme il se doit d‟être apprécié, de choisir les
aliments qui ont de bons effets, et de les apprécier comme il convient. Certains ont commis l‟erreur de
traduire snigdāḥ (riches) comme s‟il signifiait insipides et sans saveur. Une telle signification ne
pourrait désigner qu‟un engouement pour la diététique.

[9] kaṭv-amla-lavaṇāty-uṣṇa-
tīkṣṇa-rūkṣa-vidāhinaḥ|
āhārā rājasasyeṣṭā
duḥkha-śokāmaya-pradāḥ|

« Les aliments dont le goût est fort, aigre, salé, trop épicé, piquant, qui sont durs et brûlés, sont aimés
par les actif-passionnés (rājasik) et ils engendrent douleur, insatisfaction et indisposition. »

431
(Page 642) Les gens actifs aiment des aliments qu‟ils choisissent non pas en fonction de leurs effets
positifs, mais essentiellement en fonction d‟un plaisir gustatif ordinaire. Comme cela est mentionné
ici, ils peuvent apporter souffrance, insatisfaction et indisposition.

Pour en venir aux aliments eux-mêmes, katu (au goût fort), qui est la première des qualifications
mentionnées ici et que l‟on traduit souvent à tort par « amer », se réfère plutôt à la saveur piquante
d‟ingrédients comme les chilis, l‟ail et le gingembre. Les autres aliments se situent à des degrés divers
de cette même catégorie, tous étant stimulants au palais. Celui qui les mange ne prend pas en compte
les conséquences néfastes qu‟ils ont pour lui. C‟est le caractère distinctif du type rājasik (actif-
passionné).

[10] yāta-yāmaṁ gata-rasaṁ


pūti paryuṣitaṁ ca yat|
ucchiṣṭam api cāmedhyaṁ
bhojanaṁ tāmasa-priyam||

« Les restes, les aliments qui ont perdu leur goût, qui sont putréfiés, rassis, qui sont rejetés et qui sont
impropres à la consommation, sont des aliments bienvenus pour le type inerte-sombre (tāmasik). »

Ici, la personne qui mange n‟a pas le choix. Les aliments sont conditionnés par la nécessité, et il serait
donc erroné de prendre le terme priyaḥ (cher) dans un sens trop littéral. Tous les éléments se
distinguent par le fait d‟être bhojanam (article d‟alimentation générale, aliments d‟une sorte ou d‟un
autre). Le terme amedhyam (impropre à la consommation) fait allusion à tous ces aliments qui doivent
être mangés sous la seule contrainte de la nécessité, bien qu‟ils n‟aient aucune vertu en eux-mêmes en
terme de goût etc. ni en terme des effets bénéfiques désirés. A la limite ils pourraient même être
empoisonnés. On voit bien que les chiens errants ne peuvent pas choisir ce qu‟ils mangent, et il en est
de même pour les hommes errants. Considérer qu‟ils se conforment délibérément à un type ou un autre
serait une parodie de vérité. Après un long conditionnement il peut être possible de trouver des
personnes qui préfèrent les aliments rassis ou putrides alors qu‟elles peuvent avoir un meilleur choix.

[11] aphalākāṅkṣibhir yajño


vidhi-dṛṣṭo ya ijyate|
yaṣṭavyam eveti manaḥ
samādhāya sa sāttvikaḥ||

(Page 643) « Ce sacrifice qui est offert par ceux qui ne désirent en tirer aucun profit, qui gardent à
l‟esprit les indications des écritures, et qui sont tranquillisés par le fait (de se dire en eux-mêmes) que
le sacrifice est nécessaire, (ce sacrifice) est pur-clair (sāttvik). »

Cette stance et les deux suivantes citent trois sortes de sacrifices. Ce qui distingue essentiellement les
bons et les mauvais sacrifices c‟est le fait que le bon sacrifice ne se fait pas avec l‟expectative
d‟obtenir des résultats immédiats, alors que le mauvais est à coup sûr motivé par l‟appât du gain.

La catégorie tāmasik (inerte-sombre) est en elle-même dépourvue de valeur car elle ne se fonde sur
aucune indication reconnue par les écritures, et aussi parce qu‟il n‟y a aucun élément bénéfique tel que
le fait de distribuer de la nourriture ou de réciter des textes exaltant la spiritualité. De tels sacrifices
doivent être comptés parmi ceux qui n‟ont aucun sens ni aucune valeur. Les personnes qui offrent de
tels sacrifices sont incapables de penser de façon rationnelle, ce sont des aveugles qui se laissent
guider par d‟autres aveugles et qui les imitent.

Il se peut que les trois conditions mentionnées ici ne soient pas toutes transgressées dans un cas
particulier. Lorsqu‟une condition est ainsi transgressée, le sacrifice doit être considéré comme étant
entièrement absurde, non seulement parce qu‟il n‟a aucun effet sur le plan de la spiritualité, mais parce
qu‟il est inutile au sens le plus ordinaire du terme.

432
A la stance 11 nous devons imaginer quelqu‟un qui, parce qu‟il est rationaliste ou philosophe, a
tendance à n‟accorder que peu d‟importance aux sacrifices rituels. En ce qui le concerne, il peut très
bien se passer de sacrifice, mais il y a recours lorsque, après y avoir réfléchi comme cela est sous-
entendu par le terme samādhāya (étant parvenu à se décider), il se dit en lui-même que le sacrifice est
nécessaire et sera bénéfique, même si ce n‟est pas pour lui directement, mais parce que cela
engendrerait une atmosphère générale dans sa vie, ou parce que cela donnerait un bon exemple à ceux
qui pourraient être accoutumés à se comporter de façon absurde. Les divers arguments qui peuvent
traverser l‟esprit de cet homme sont implicites au II, 20 à 29. En bref, il ressent le besoin d‟un tel
sacrifice à la fois sur la base du type de philosophie qui lui est propre et parce que cela lui parait être
une nécessité ordinaire. Bien que la philosophie de cet homme puisse ne pas atteindre des hauteurs
transcendantales, elle constitue une contrepartie à l‟action nécessaire qu‟il est capable d‟appréhender.
A la lumière du II, 17, on peut admettre cette interprétation. (Page 644) Ici le mot yaṣṭavyam (doit
sacrifier) correspond au dātavyam (doit donner) de la stance 20. Tous deux ont un caractère moral et
impératif.

[12] abhisandhāya tu phalaṁ


dambhātham api caiva yat|
ijyate bharata-śreṣṭha
taṁ yajñaṁ viddhi rājasam||

« Mais celui qui est offert en vue d‟obtenir une récompense, ou pour se montrer de manière
ostentatoire, saches, O Meilleur des Bhāratas (Arjuna) que ce sacrifice est actif-passionné (rājasik). »

Les usuriers prêtent de l‟argent avec l‟espoir d‟en obtenir davantage en retour. Le bon Samaritain,
quant à lui, n‟a pas de telles pensées. L‟usurier se rapproche du type rājasik (actif-passionné) que nous
avons ici. De plus, son sacrifice se fait de manière ostentatoire.

[13] vidhi-hīnaṁ asṛṣṭānnaṁ


mantra-hīnam adakṣiṇam|
śraddhā-virahitaṁ yajñaṁ
tāmasaṁ paricakṣate||

« Le sacrifice qui n‟est pas conforme aux règles fixées par les écritures, durant lequel on ne distribue
pas de nourriture, (qui se fait) sans chants sacrés, sans rémunération à l‟intention du Guru, et (qui se fait)
sans foi, est considéré comme étant de type inerte-sombre (tāmasik). »

Dans le commentaire de la stance 11 nous avons déjà expliqué comment le type tāmasik (inerte-
sombre) pouvait être totalement ou partiellement absurde. Dans le commentaire qu‟il fait de cette
stance Śaṅkara déclare que le don dont il est question ici est destiné aux prêtres et que la distribution
de nourriture devrait être pour les brāhmins. Il est clair qu‟il pense à un sacrifice de non-brāhmin dans
le contexte orthodoxe ordinaire en Inde, contexte sur lequel, comme nous l‟avons dit, il ferme les
yeux. Si nous considérons que l‟enseignement de la Gῑtā appartient au monde en général, les
remarques de Śaṅkara semblent quelque peu avoir un esprit de paroisse, et semblent être démodées.

[14] deva-dvija-guru-prājña-
pūjanaṁ śaucam ārjavam|
brahma-caryam ahiṁsā ca
śarīraṁ tapa ucyate||

(Page 645) «Le culte que l‟on rend aux dieux, à ceux qui sont initiés à la sagesse (dvijas), aux maîtres
spirituels (gurus) et aux sages (en général), la propreté, la droiture, les chastes manières d‟un novice en
sagesse, et la non-violence, (voilà ce) qu‟on appelle l‟austérité du corps. »

[15] anudvega-karaṁ vākyaṁ


satyaṁ priya-hitaṁ ca yat|

433
svādhyāyābhyasanaṁ caiva
vāṅmayaṁ tapa ucyate||

«Un discours modéré, véridique, agréable et bénéfique, et l‟étude personnelle contemplative, sont
nommés l‟austérité de la parole. »

[16] manaḥ-prasādaḥ saumyatvaṁ


maunam ātma-vinigrahaḥ|
bhāva-saṁśuddhir ity etat
tapo mānasam ucyate||

«Un esprit heureux, la gentillesse, le silence, la maîtrise de soi, et une imagination d‟une transparence
créative sont nommés l‟austérité du mental. »

[17] śraddhayā parayā taptaṁ


tapas tat tri-vidhaṁ naraiḥ|
aphalākāṅkṣibhir yuktaiḥ
sāttvikaṁ paricakṣate||

« L‟austérité basée sur ces trois austérités, pratiquée avec une foi transcendante par des hommes
unitivement équilibrés, sans désirer de bénéfice, est nommée pure-claire (sāttvik). »

[18] satkāra-māna-pūjārtham
tapo dambhena caiva yat|
kriyate tad iha proktaṁ
rājasaṁ calam adhruvam||

«Cette austérité que l‟on pratique pour imposer le respect, pour l‟honneur, pour être vénéré, et dans le
but de se faire voir, on l‟appelle active-passionnée (rājasik); elle est instable et incertaine. »

(Page 646) [19] mūḍha-grāheṇātmanaḥ yat


pīḍayā kriyate tapaḥ|
parasyotsādanārthaṁ va
tat tāmasam udāhṛtam||

«Cette austérité qui se pratique sous l‟influence d‟un stupide entêtement, en se torturant délibérément
soi-même ou au détriment d‟autrui, on l‟appelle inerte-sombre (tāmasik). »

Les stances de 14 à 19 forment une partie qui traite du tapas (austérité). Les trois premières stances de
cette section décrivaient l‟autodiscipline du corps, de la parole et du mental. Dans les trois stances qui
suivent, le corps, la parole et le mental sont considérés ensemble et rapportés aux types de modalité
auxquels ils appartiennent. Nous avons déjà mentionné le principe directeur qui guide toutes ces
stances quand nous avons parlé des sacrifices, et il n‟est donc pas nécessaire de les commenter
davantage.

[20] dātavyam iti yad dānaṁ


dīyate 'nupakāriṇe|
deśe kāle ca pātre ca
tad dānaṁ sāttvikaṁ smṛtam||

«Ce don qui devait (clairement) être fait, et que l‟on donne à quelqu‟un de qui on ne peut rien attendre
en retour, au (bon) endroit, au moment (approprié), et à une personne qui le mérite, ce don est pur-clair
(sāttvik). »

434
Les trois stances suivantes traitent des dons qui relèvent des trois types de foi. Pour ce qui est du type
pur de la stance 20, nous constatons comme précédemment qu‟il sous-entend qu‟il y a eu auparavant
une réflexion pertinente et qu‟il a fallu faire un choix judicieux. Il n‟est pas le fruit du hasard, et on y
arrive par la raison. Sa nécessité doit s‟imposer suffisamment clairement aux yeux de la personne qui
le dispense. Ensuite, il faut se demander si la personne qui va recevoir ce don en bénéficiera ou si au
contraire il lui serait préjudiciable. Puis il s‟agit de prendre en considération le lieu et le temps. Un don
accordé au fils prodigue au moment où il développait sa prodigalité n‟aurait pas eu le même effet que
s‟il lui est accordé plus tard au moment où il s‟en détourne. Enfin, dans l‟expression anupakāriṇe
(celui de qui on ne peut rien attendre en retour) nous avons une allusion au bon Samaritain.

[21] yat tu pratyupakārāthaṁ


phalam uddiśya vā punaḥ|
dīyate ca parikliṣṭaṁ
tad dānaṁ rājasaṁ smṛtam||

(Page 647) « Et ce don qui est donné en espérant en tirer un bénéfice en retour, ou en espérant en tirer
un profit, (et qui est accordé) à contrecœur, on le tient pour être actif-passionné (rājasik). »

Le terme parikliṣṭam (à contrecœur) laisse entendre que celui qui donne n‟est pas très décidé et aussi
qu‟il aimerait encore garder ce qu‟il donne pour lui-même. Cette indécision est caractéristique du type
actif-passionné.

[22] adeśa-kāle yad dānam


apātrebhyaś ca dīyate|
asatkṛtam avajñātaṁ
tat tāmasam udāhṛtam|

« Ce don que l‟on donne au mauvais endroit et au mauvais moment, avec dédain et condescendance, à
des personnes impropres à le recevoir, offre l‟exemple de l‟inerte-sombre (tāmasik). »

Ici nous avons une description des dons que l‟on fait trop facilement et pour lesquels aucune étude de
cas n‟a été faite, et des dons que l‟on accorde avec dédain et ostentation, en ignorant si le lieu est
propice ou si l‟occasion est la bonne. La plupart des actes de charité faits en public entrent dans cette
catégorie, comme par exemple en Inde lorsque des gens riches donnent des aumônes aux mendiants
assemblés, mendiants que l‟on voit se quereller et se battre entre eux avant de pouvoir recevoir une
pitance.

[23] oṁ-tat-sad iti nirdeśo


brahmaṇas tri-viddhaḥ smṛtaḥ|
brāmaṇās tena vedāś ca
yajñāś ca vihitāḥ purā||

« Aum-Tat-Sat -- a été connu dans le passé comme désignant l'Absolu. Depuis longtemps, les
Écritures (appelées) Brāhmaṇās et Vedas, ainsi que les sacrifices, sont édifiés sur cette formule. »

Trois types de foi correspondant aux trois sortes de personnes qui y adhèrent ont été mentionnés mais
cependant nous ne discernons toujours pas clairement si la Gῑtā est orthodoxe ou hétérodoxe. Arjuna a
posé sa question dans le but précis d‟obtenir une réponse décisive sur ce point. Jusqu‟à présent, la
seule réponse apparemment précise ou solide qui nous ait été donnée réside dans les stances 5 et 6 où
un homme de nature āsurik (démoniaque) est carrément condamné pour aspirer à pratiquer l‟austérité.
(Page 648) Ce type d‟homme ressemble à un Śūdra-Muni (prolétaire-sage) tel que Ṣambuka qui a été
tué par Rāma, ou au Rāvana du Rāmāyana dont on avait aussi remarqué les pratiques inconsidérées
d‟austérités. Les Upaniṣads contiennent cette spiritualité qui a réévalué ces formes primitives de
spiritualité populaire, et à la lumière de cette spiritualité on pourrait replacer cette forte condamnation
dans son contexte historique et la comprendre.

435
Cette partie qui est la dernière de ce chapitre vise à faire une grande synthèse des valeurs-foi qui sont
induites à la fois dans le Veda et le Vedānta. Dans le chapitre suivant l‟auteur n‟a pas l‟intention de se
limiter aux valeurs qui relèvent exclusivement du domaine de la relativité, domaine dans lequel les
trois modalités de la nature insufflent les colorations spécifiques qui sont les leurs. Abandonnant donc
le cadre de référence utilisé jusqu‟à présent, l‟auteur a maintenant recours dans cette stance-ci à un
schéma de corrélation de valeurs qui ferait le pont et s‟étendrait au-delà des valeurs relativistes et
védiques, à la fois vers le bas dans le domaine de la nécessité et vers le haut dans le domaine de la
contingence.

Le mahā-vākya (Grande Déclaration, formule de philosophie contemplative) Aum tat sat (Parole
Absolue, Logos Ŕ Cela Ŕ ce qui est Réel, Bon, Existant), énonciation que respectent à la fois les
védistes et les védāntins, est une formule choisie pour que grâce à elle on puisse faire correspondre les
valeurs qui l‟entourent le plus facilement et le plus simplement possible.

Les valeurs liées à la sagesse qui sont d‟ordre transcendantal et de nature idéaliste sont reliées à la
syllabe Aum (Logos ou Verbe (Word)). Dans le mot tat (Cela) les valeurs pratiques ontologiques de la
vie de tous les jours sont inclues de façon à entrer dans la catégorie de l‟éternel. Sat (le Réel, Bon ou
Existant) fait référence aux aspects existentiels, nécessaires et immanents de la réalité. A partir de cette
valeur représentée par Aum (la syllabe) jusqu‟à la valeur représentée par Sat (le Réel, l‟Existant) nous
pouvons imaginer une échelle de valeurs qui commencent par celles qui remontent au passé le plus
reculé jusqu‟à celles qui appartiennent au plus lointain futur où se trouve le but de la destinée
humaine. L‟éternité est donc comprise dans l‟amplitude de ces trois mots, et tous les degrés de valeurs
peuvent s„ajuster sur cette échelle qui s‟étend de la terre jusqu‟au ciel, à la manière de l‟échelle de la
vision de Jacob.

Les Brāhmaṇās représentent des préceptes védiques élaborés provenant du culte védique. Les
sacrifices à proprement parler, qui sont des formes de culte habituelles aux Vedas, sont constitués
d‟actes rituels. Les trois valeurs, Brāhmaṇās, Vedas et sacrifices, elles-mêmes représentent en quelque
sorte trois échelons de cette échelle de valeurs en or. La portée de ce chapitre étant limitée aux valeurs
se situant dans le thème de la foi, de la religion ou du type religieux, ces trois niveaux de valeur de
contexte védique sont pour le moment présentés de prime abord à la stance 23.

(Page 649) Sans tenir compte de ces trois niveaux, comme cela est stipulé ici, on pourrait relier toutes
les valeurs ritualistes aux syllabes qui leur correspondent dans la formule sacrée qui nous est donnée
dans cette stance. En même temps c‟est un mahā-vākya (formule ou Grande Déclaration) du Vedānta,
et en tant que tel il jouit d‟un statut sacré aux yeux des orthodoxes, statut qui est au moins au même
niveau que celui de la Gāyatri védique (stances sacrées que récitent les brāhmins au cours de leurs
dévotions du matin et du soir), ce qui marque peut-être le plus haut niveau qu‟une formule sacrée
puisse atteindre dans le cadre relativiste de la vie spirituelle védique.

En ayant recours à la formule contemplative Aum tat sat, l‟auteur a réussit a élevé les valeurs de la
spiritualité et à les faire presque sortir des limitations qu‟elles avaient du fait de ces modalités de la
nature qui relèvent de l‟aspect fluctuant de l‟Absolu; il a ainsi préparé la voie à une discussion en
bonne et due forme sur des valeurs spirituelles débarrassées de cet échafaudage particulier.

[24] tasmād om ity udāhṛtya


yajña-dāna-tapaḥ-kriyāḥ|
pravartante vidhānoktāḥ
satataṁ brahma-vādinām||

« C‟est pourquoi, pour ceux qui représentent les doctrines sacrées de l‟Absolu, les sacrifices, les actes
charitables, les austérités et les actions prescrites par les injonctions des écritures commencent toujours
en prononçant Aum (Syllabe Absolue). »

436
La référence aux brahmavādināḥ (ceux qui représentent la doctrine de l‟Absolu) montre que l‟Absolu
proprement dit pourrait être la valeur ultime pour les religieux des Vedas, mais aussi, et plus
précisément, pour les Védāntins.

Comme cela est écrit dans les écritures, dans la mesure où il représente la connaissance ou la sagesse
de l‟Absolu qui lui-même est une valeur suprême, Aum (le Verbe, Logos, Absolu) est le premier mot
qu‟il faut prononcer, même pour les rituels nécessaires qui entrent dans le cadre des Vedas. Ainsi il
forme un lien de valeur commune à tous deux: au Veda et au Vedānta. Seuls ceux qui connaissent
l‟Absolu utilisent Aum de la manière indiquée ici. Il se peut très bien que les autres n‟en réalisent pas
la signification.

[25] tad ity anabhisandhāya


phalaṁ yajña-tapaḥ-kriyāḥ|
dāna-kriyāś ca vividhāḥ
kriyante mokṣa-kākṣibhiḥ||

(Page 650) «Avec tat (Cela) qui exclue toutes les valeurs ayant un gain pour objectif, ceux qui aspirent
à la libération accomplissent des actes de sacrifice et d‟austérité, de même que des actes charitables,
sous diverses formes. »

L‟expression mokṣakāṅkṣibhiḥ (ceux qui aspirent à la libération) désigne ceux qui se situent un degré
en dessous de ceux dont on parle dans la stance précédente et qui comprennent la doctrine de l‟Absolu
en termes de sagesse.

La libération sous-entend une reconnaissance de la nécessité. Ici on considère que, dans la mesure où
il fait référence à une valeur telle que la libération, le tat (Cela) exclue toutes les valeurs de niveau
inférieur, comme par exemple la volupté etc… dont il a déjà été question, et qui sont reliées à la
modalité de la nature active-passionnée (rajas guṇa). Quand les valeurs inférieures ont été ainsi
exclues, la valeur de tat est la même que la valeur du Aum de la stance précédente.

[26] tad ity anabhisandhāya


phalaṁ yajña-tapaḥ-kriyāḥ|
dāna-kriyāś ca vividhāḥ
kriyante mokṣa-kāṅkṣibhiḥ||

«Ce (terme) sat (le Réel) est employé au sens d‟existence et de bonté, et réciproquement, O Pārtha
(Arjuna), on applique généralement le mot sat à toutes les actions dignes d‟éloges.»

Cette stance fait une équation entre le concept d‟existence et le concept de valeur. La valeur peut
relever de quelque chose qui est bon, qu‟il s‟agisse d‟entités abstraites ou concrètes, ou les valeurs
peuvent être induites dans des actions qui sont bénéfiques et qui s‟accordent à la vérité ou qui sont
conformes à la valeur d‟Absolu de Aum (le Mot) lui-même. En termes de valeur, la connotation de ces
trois syllabes tend à s‟uniformiser.

[27] yajῆe tapasi dāne ca


sthitiḥ sad iti cocyate│
karma caiva tad-arthīyaṁ
sad ity evābhidhīyate║

(Page 651) « Une observance régulière du sacrifice, de l‟austérité et du don (offrandes) est aussi
considérée comme sat (bon et existant), de la même manière, l‟action qui est envisagée dans cette
optique est considérée comme sat. »

437
La constance, ou affiliation continue à ce qui constitue la valeur foi du sacrifice, de l‟austérité et de la
libéralité, qui sont les trois éléments dont traite ce chapitre, est elle-même une valeur spirituelle.
L‟homme qui est ainsi ferme et loyal envers les valeurs extérieures, représente en lui-même une haute
valeur. Réciproquement, si nous devons nous pencher maintenant sur le côté objectif de la situation
qui est induite dans un acte de foi, dans la mesure où tous ces actes font référence à la valeur de
l‟Absolu à travers la connotation que donne le mot tat (Cela), le statut des actes brutes proprement dits
peuvent en théorie être mis en équation avec l‟Absolu lui-même, et ainsi devenir à la fois existant et
bon, comme cela est indiqué dans la stance précédente.

Ainsi, les quatre échelons de l‟échelle des valeurs, - l‟échelon inférieur faisant référence à l‟action, le
suivant faisant référence à la fois à l‟existence et à la bonté, celui qui suit étant l‟aspiration
dépassionnée pour la libération, et le quatrième, le plus haut, qui, étant le mot Aum, est constitué de la
pure valeur-sagesse de l‟Absolu -, sont envisagés comme une série de valeurs échelonnées, chacune
d‟entre elles jouissant d‟un statut égal en termes de verticalité.

La forme la plus brute de cet aspect nécessaire extérieur de la spiritualité se voit dans le contexte de la
guerre, cadre à partir duquel a émergé la discussion de la Gῑtā et auquel elle retourne au XVIII, 59 et
60. Le chapitre suivant doit traiter en même temps de la question de savoir comment on peut renoncer
à l‟action ou, si on l‟accepte comme étant un facteur inévitable ou nécessaire de la vie, comment le
yogi l‟harmonise-t-il avec les hautes valeurs de la sagesse d‟un côté et les éléments profondément
ancrés de la nécessité de l‟autre, qui eux aussi sont éternels.

En partant d‟une discussion ontologique des valeurs, nous passons dans le chapitre suivant à une
discussion théologique centrée sur le mot-clef qu‟est l‟action. Finalement, seule l‟action nécessaire
nous conduit sur la scène de la guerre, intégrant correctement la philosophie dans le contexte de
l‟inévitabilité dans la vie.

[28] aśraddhayā hutaṁ dattaṁ


tapas taptaṁ kṛtaṁ ca yat|
asad ity ucyate pārtha
na ca tat pretya no iha||

« Quelque soit ce qui est sacrifié, donné ou fait, et quelque soit l‟austérité que l‟on traverse, sans foi
cela est considéré comme asat (non-existant, pas bon), O Pārtha (Arjuna) ; cela n‟a pas de valeur ici ni
dans l‟au-delà. »

(Page 652) Dans cette stance śraddhā (foi) peut être dépendante ou indépendante des directives que
l‟on trouve dans les écritures. De plus, elle peut appartenir simultanément au Védisme ou à la voie
suprême des Upaniṣads. C‟est un facteur qui fait adhérer l‟individu à tout ce qui est valable dans la vie
spirituelle. Si on n‟instaure pas une relation du genre de celle qui est sous-entendue dans le mot foi,
toutes les pratiques extérieures ou les déclarations faites au nom de la spiritualité sont absurdes ou
dénuées de sens. Elles n‟ont pas leur place dans le schéma réel de l‟existence et elles n‟ont aucune
valeur sur des échelles de valeurs proprement interprétées, quelles qu‟elles soient. Cette stance nous
dit que qu‟une telle fallacieuse façade de śraddhā (foi) ne peut pas faire sens.

ity śrῑmad bhagavadgῑtāsupaniṣatsu brahmavidyāyām


yogaśastre śrῑkṛṣṇārjuna samvāde|
śraddhātrayavibhāgayogo nāma saptadaśo ‘dhyāyaḥ ||

«Ainsi s‟achève dans les Upaniṣads des chants de Dieu, dans la Science de la Sagesse de l‟Absolu,
dans le Dialogue entre Śrῑ Kṛṣṇa et Arjuna, le dix-septième chapitre intitulé „L‟Identification Unitive
des Trois Modèles de Foi‟. »

438
CHAPITRE XVIII

LA VOIE UNITIVE AU SEIN DES MODELES DE COMPORTEMENT


Samnyāyoga

(Page 653) Cet important chapitre, le chapitre final, a pour tâche de regrouper les derniers détails qui
n‟ont pas été traités dans les divers chapitres, et en particulier au chapitre II sur le Karma-Yoga
(l‟Action Transcendée Unitivement).

Au II, 49, il était décrété que le karma (action) était de niveau très inférieur, et le statut de
l‟intelligence était incontestablement glorifié. De ce fait, on vantait la supériorité de l‟intelligence,
comme par exemple au IV, 33. L‟accent a été mis au III, 17, sur le fait qu‟un homme de spiritualité
avait la possibilité de se libérer de l‟action. Et il était stipulé au XI, 33, que même dans le contexte de
la guerre, Arjuna ne devait prendre aucune initiative fondée sur un raisonnement quelconque. Il n‟était
qu‟un élément ponctuel ou accessoire par rapport à l‟ensemble de la situation. Et même dés le début,
au II, 12, on trouve une large généralisation philosophique qui, si on l‟accepte, aboutit au fait
qu‟aucune action n‟est nécessaire.

Néanmoins, si la construction de ce chapitre doit montrer une quelconque unité, ce doit être dans le
fait qu‟il est centré sur l‟action nécessaire. Les divers types d‟actions et d‟acteurs qui n‟ont pas été
abordés dans les chapitres précédents font l‟objet de ce chapitre. En fait nous constatons qu‟ici l‟action
elle-même est glorifiée, et qu‟elle est considérée comme étant une valeur digne d‟être inclue dans la
contemplation.

L‟action doit être envisagée en unité avec le contexte de la sagesse. En d‟autres termes, les valeurs de
la sagesse doivent pénétrer, réguler et modifier l‟action nécessaire de façon à ce que le mental de
l‟acteur puisse se sublimer. Ces valeurs peuvent ainsi l‟aider et l‟accompagner dans sa progression
spirituelle en partant des niveaux les plus inférieurs dans lesquels il est emprisonné par la confusion et
la nécessité, jusqu‟aux clairs sommets de cette sagesse qui est à la fois pure et pragmatique. Il n‟est
pas nécessaire de considérer que le point culminant de la sagesse proprement dite sorte du champ de la
pensée du fait qu‟il s‟agisse d‟une activité dont l‟acteur est capable. En d‟autres termes, la pensée-
même pourrait être inclue parmi les valeurs les plus élevées qui relèvent du contexte de l‟action et qui
sont indissociables de l‟acteur.

(Page 654) Dans les tout derniers chapitres nous avons remarqué comment des aspects de la vie de
plus en plus positifs, de plus en plus objectifs et de plus en plus ouverts, avaient été traités
successivement comme des contreparties de l‟aspect contemplatif impliqué dans la Gῑtā. Au chapitre
XVII la discussion portait sur la foi considérée comme une valeur extérieure à laquelle des personnes
individuelles pouvaient être attachées. Dans ce chapitre-ci, nous avançons d‟un pas sur cette même
voie de l‟objectivité et de l‟ouverture de la valeur en question, en l‟occurrence ici, de l‟action comme
contrepartie de l‟acteur. L‟action ne fait pas référence à des éléments d‟activités mais à une action qui
s‟accorde avec certains schémas de comportement.

Par conséquent, ce qui donne une unité au présent chapitre, c‟est ce concept d‟action conçu
globalement comme étant constitué de types ou de schémas de comportement de la part de l‟acteur
qui, à son tour, est dans la Gῑtā la personne qui aspire à la contemplation. L‟action conçue de cette
façon inclut des éléments tels que la pensée, le point de vue et la philosophie elle-même. Les idées
qu‟un homme a de la vie peuvent réguler son comportement, alors que le mode de comportement qu‟il
adopte consciemment peut avoir des répercussions sur sa pensée. De cette façon l‟action, ou karma, au
sens modifié ou au sens large devient une contrepartie de l‟acteur. On peut énoncer cette même vérité
pour ce qui est de la connaissance. On pourrait mettre la personne qui sait (the knower) à la place de
l‟acteur, et entre ce qui peut être connu et la personne qui sait, il peut y avoir une interaction de
relations qui aboutirait à la valeur absolutiste suprême appelée connaissance ou sagesse. Il faut porter

439
une grande attention aux considérations subtilement méthodologiques et épistémologiques qui entrent
ici dans la discussion.

La stance 20 de ce chapitre fait référence à la connaissance sāttvik ou pure. Et de nouveau à la stance


25 il est fait référence à la raison sāttvik ou pure, elle y est considérée comme étant une forme de
fonctionnement de la pensée. Ce que fait ce type de pensée, c‟est de faire la distinction entre des
valeurs ambivalentes telles que par exemple l‟asservissement et la libération. En partant de ces
exemples il serait clair que l‟action au sens où on l‟entend dans ce chapitre a un sens très large, très
généralisé et très global. Comme nous l‟indique la première ligne de la stance 18, la connaissance
résulte de l‟interaction entre le connaisseur (knower) et le connaissable. Cependant, la seconde ligne de
cette même stance nous indique que l‟action et l‟acteur sont des contreparties qui font entrer en jeu les
facultés mentales. On voit qu‟à la stance 19, stance qui vient immédiatement après, les deux
ensembles à triple facteurs sont réarrangés d‟une façon légèrement différente. A ce stade, l‟action et
l‟acteur sont les contreparties, et la connaissance prend la place de la valeur qui émerge entre elles.
Arjuna étant un contemplatif qui aspire à la sagesse sur le champ de bataille, on peut également
considérer que le combattant, la bataille et la victoire absolue, constituent les trois facteurs dont il est
question dans ce chapitre, selon le même schéma que les deux ensembles triples mentionnés aux
stances 18 et 19.

(Page 655) Une lecture attentive des stances 18 et 19 nous éclaire sur ce qui à première vue semble
être une interposition abusive de facteurs réels entre des facteurs qui relèvent du perceptuel.
L‟ensemble triple de la stance 19 qui est constitué de la connaissance, de l‟action et de l‟acteur, est
dérivée des deux ensembles distincts de la stance précédente, le premier d‟entre eux étant d‟ordre
perceptuel (kṣetrajῆa) alors que le second est de l‟ordre du réel (kṣetra). Si nous remarquons que
d‟ores et déjà dans le chapitre précédent (XVII), le réel et le perceptuel ont été tous deux peu à peu
rapprochés et qu‟ils ont été de plus en plus unifiés alors nous pouvons facilement admettre que dans le
chapitre qui suit, le dernier de la Gītā, l‟auteur exprime son intention de faire une synthèse aussi
complète que possible, afin que les impératifs de la connaissance théorique et les réalités du champ de
bataille puissent s‟intégrer dans la vision d‟un concept réévalué de l‟Absolu.

Il y a d‟autres incompatibilités dans la structure interne de ce chapitre, mais si on les examine plus
attentivement elles aussi deviennent justifiées. Nous constatons que le chapitre commence en émettant
un doute très précisément sur la différence entre samnyāsa (renonciation) et tyāga (fait d‟abandonner
la recherche du bénéfice dans la vie active). La renonciation est un modèle de comportement qui
appartient au contexte contemplatif d‟une spiritualité fondée sur une conception rationaliste et anti-
ritualiste. Tyāga (lâché prise) est une version révisée de cette même renonciation en accord avec ce qui
est recommandé dans la Gῑtā (V, 4), et selon cette version révisée il s‟agit seulement d‟éviter que
l‟action soit accomplie dans le but d‟y trouver un bénéfice, les actions en tant que telles étant
considérées comme permises et même nécessaires dans la vie ordinaire. La stance 11 stipule
clairement qu‟un être vivant ne peut éviter une certaine forme d‟action.

A la lumière de cette révision de l‟épistémologie et de la méthodologie de la Gῑtā, outre le samnyāsa


(renonciation) qui est considéré comme une sorte d‟action globale ou unitive relevant d‟un mode de
comportement contemplatif, il y a pour le contemplatif divers autres modes de comportement qu‟il est
tout aussi important qu‟il comprenne. L‟épistémologie est discutée en détails entre les stances 13 et
19. Quand cela sera fait, le chapitre passera en revue diverses formes de comportement contemplatif
dans les catégories du sacrifice, du don, de l‟austérité, pour ce qui concerne la connaissance, l‟action
et l‟acteur. Courage et bonheur sont des vertus, ou des valeurs, dérivées du contexte de l‟action qui
seront aussi discutées avant d‟aborder les types d‟acteurs tels que le brāhmin, le kṣatriya, le vaiśya et
le śudra (types qui en aucun cas n‟ont le sens qui leur est donné par exemple dans le Code de Manu).

(Page 656) Auparavant nous avions signalé que la dernière moitié de la Gῑtā était destinée à étudier la
personnalité d‟Arjuna dans la réalité du champ de bataille, non pas comme une simple abstraction
philosophique, mais avec toutes les spécificités qui sont les siennes en réalité, de la même manière que
l‟on pourrait distinguer un Pierre d‟un Paul. Cette tâche s‟est progressivement effectuée depuis le

440
début du chapitre XIV. Là, nous avions une discussion sur ce sur quoi devait nécessairement se baser
une vie d‟Absolutiste en relation avec la nature et ses trois modalités. Après qu‟ait été effectuée une
synthèse sur la Personne Suprême au chapitre XV, les valeurs positives et négatives ont été clarifiées
jusqu‟à la fin du chapitre XVI. Le chapitre XVII a révisé de façon synthétique les types de foi comme
contreparties du loyal aspirant à la sagesse, et il les a réévalués. Avec cette discussion sur le courage et
le bonheur en tant que valeurs contreparties d‟un contemplatif actif, la Gῑtā maintenant se rapproche
enfin de la situation réelle. A la stance 58 Kṛṣṇa menace Arjuna de destruction spirituelle. Il doit agir
ou mourir. Tel est le caractère obligatoire induit dans la situation. Kṛṣṇa ne lui prêche une philosophie
de l‟obligation et de la nécessité que jusqu‟à la stance 62, stance où il est autorisé à agir comme il le
désire. Après cette stance le style redevient celui de la contemplation et garde cette tonalité, tonalité
qui est celle dans laquelle l‟ensemble de la Gītā a été conçu. A la stance 66, il est demandé à Arjuna
d‟abandonner toutes ses obligations en termes sans équivoque. Sans que l‟apodictique réalisme de la
perspective ne diverge d‟un iota, la Gītā en arrive au point culminant qu‟est la dernière stance, stance
78, où il est fait référence à des valeurs telles que la justice et le fair-play, valeurs qui relèvent du
domaine de la contemplation.

Comme le karma (action) est inévitable par nature, personne, à ce que dit ce chapitre, ne peut être
considéré comme un vrai samnyāsin (renonçant total). Dans l‟ensemble, la possibilité qu‟il y ait une
exception à cette règle selon laquelle tous les êtres sont engagés dans un acte ou un autre ne remporte
pas l‟approbation, bien que dans d‟autres chapitres cette possibilité ait été suffisamment reconnue. Par
exemple, les III, 17, IV, 20, et V, 8 nous indiquent qu‟il est possible de se tenir à l‟écart de l‟action. Ce
n‟est qu‟à la stance 49 de ce chapitre-ci qu‟il est fait allusion au samnyāsin (renonçant) pour dire qu‟il
est simplement un idéal possible à atteindre.

C‟est pourquoi, pour ce qui est de ce chapitre, ce ne serait pas faux de dire qu‟en général il a tendance
à discréditer samnyāsa (renonciation) en faveur de tyāga (lâcher prise). A la stance 6 de ce chapitre
Kṛṣṇa déclare catégoriquement qu‟il se rallie fermement à cette opinion. Selon cette même stance,
l‟acteur doit abandonner le karma-phala (fruit ou produit de l‟action) en traitant les fins et les moyens
de façon unitive.

(Page 657) De nouveau, la stance 12 fait très subtilement contraster le samnyāsin (renonçant) et le
tyāgῑ (celui qui lâche prise). Avant de pouvoir saisir la pure méthode que recommande la Gῑtā pour
transcender l‟action, nous devons nous débarrasser des nombreuses connotations implicites, ou des
significations désuètes, qui tout naturellement s‟attacheraient entre les termes samnyāsin (renonçant)
et tyāgῑ (celui qui renonce à se laisser motiver par les bénéfices). La théorie qui permet de transcender
unitivement l‟action sera déclarée plus tard aux stances 14, 15 et 16.

La différence entre Sāṁkhya (philosophie rationaliste) et Yoga (philosophie unitive) a déjà été
complètement démolie au V, 5. En premier lieu le Sāṁkhya est une école rationaliste hétérodoxe qui
se base sur les vingt-cinq tattvas (principes) interprétés de façon dualiste; mais malgré que le Sāṁkhya
soit un dualisme hétérodoxe, la stance 13 ci-après nous montre que la Gῑtā admet y adhérer
étroitement. Dans ce chapitre, la réévaluation des types de comportement, ou types d‟action, passe par
des valeurs subtilement nuancées en lien avec l‟alimentation à une extrémité, et au bien-être à l‟autre
extrémité. Ce n‟est donc pas très surprenant que le XVIII, 63 décrive ce chapitre comme étant « plus
secret que tout ce qui est secret » et que la dernière stance répète encore : « plus secret que tout ».

Telle qu‟on la comprend d‟ordinaire, la spiritualité a tendance à être une sorte d‟échappatoire, et
souvent elle ne parvient pas à fournir une réponse exacte aux faits grossiers et brutaux qui entrent en
jeu dans une situation donnée. Quand ce genre de vie dédiée à la sagesse doit être vécue au plein sens
du terme, pour éviter que cette attitude de fuite entache la conduite d‟un sage, le facteur que l‟on
appelle la nécessité, et qui inévitablement fait partie de la sagesse, doit être mis sur le même plan que
le facteur contingent. Comme le mentionne Arjuna au XI, 1, il ne suffit pas que sa confusion
intellectuelle ait disparue, mais comme il le dit lui-même de nouveau à la stance 73 située à la fin de ce
chapitre-ci, il est nécessaire qu‟il ait regagné l‟équilibre normal de sa personnalité ou, qu‟en ayant
élargi sa mémoire, il retrouve sa propre identité. D‟ici la fin de la Gῑtā, non seulement nous avons un

441
sage Arjuna, mais surtout nous avons un sage Arjuna qui s‟est pleinement retrouvé lui-même grâce à
la sagesse pure et à la sagesse pratique.

En enlevant ce qui est sous-entendu dans la première déclaration d‟Arjuna de ce qui est sous-entendu
dans la seconde, nous pouvons avoir une idée approximative de ce que l‟auteur a en tête ici. C‟est
quelque chose qu‟Arjuna doit voir clairement au cours de la discussion qui se déroule entre le chapitre
11 et la fin de la Gῑtā, ici, dans ce dernier chapitre. Avant qu‟il puisse consentir à obéir à Kṛṣṇa,
comme il dit vouloir le faire au XVIII, 73, Arjuna doit devenir pleinement conscient de toutes les
conséquences qui sont inévitables dans la situation dans laquelle il se trouve, et en même temps il doit
comprendre correctement sa propre nature avec toutes les modalités qui lui sont spécifiques et les
facteurs qui la déterminent.

(Page 658) Un homme réel dans une situation réelle n‟est pas simplement une entité relevant de la
philosophie, mais c‟est une entité qui est appelée à agir ou à vivre sa vie sans essayer de vivre dans un
vacuum, ce qui serait à la fois absurde et impossible. Ce sont là quelques-unes des subtilités de ce
dernier chapitre, les « secrets » de la stance 63.

Mais au nom de la subtilité, « le plus secret de tous » à la stance 64 apaise même cette tension et nous
fait respirer de nouveau la calme atmosphère d‟un traité sur la vie contemplative en lien avec l‟Absolu.

Atteignant ainsi son apogée dans le cadre d‟un poème épique, la Gītā fait allusion aux quatre castes, et
semble apporter son soutien à cette quadruple division. Avant de clore ces remarques que nous faisons
en introduction, nous aurions tort d‟omettre de souligner que la référence à ce sujet de société mérite
un examen minutieux pour l‟intégrer correctement au contexte de la contemplation, et pour
comprendre que les aspects liés aux castes qui sont effectivement mentionnés ici, ou que l‟on
considère communément comme étant sous-entendus ici, mais que l‟on ne peut pas intégrer ainsi,
devraient être relégués à l‟arrière-plan historique, à la sociologie ou à la politique à proprement parler,
afin qu‟ils puissent être discutés plus à propos une fois sortis du champ d‟application de cette œuvre
qui porte sur la contemplation.

La Gītā est une image contemplative peinte sur une toile historico-épique. On ne doit pas prendre pour
un véritable enseignement contemplatif ce qui revient en propre à cette trame historique. Il convient de
donner à cet enseignement la place qui lui revient et de reconnaître l‟importance qui est la sienne, si
l‟on veut que la Gītā puisse être considérée à sa juste valeur en tant que traité sur la contemplation et le
yoga.

arjuna uvāca|
[1] samnyāsasya mahā-bāho
tattvam icchāmi veditum|
tyāgasya ca hṛṣīkeśa
pṛthak keśiniṣūdana||

«Arjuna dit :
Je désire savoir, O Toi Au-bras-puissant (Kṛṣṇa), la vérité sur la renonciation (samnyāsa) et aussi sur
le détachement (tyāga), O Hṛṣīkeśa (Kṛṣṇa), pour chacun en particulier, O Keśiniṣūdana (Kṛṣṇa). »

(Page 659) śrībhagavān uvāca│


[2] kāmyānāṁ karmaṇāṁ nyāsaṁ
samnyāsaṁ kavayo viduḥ|
sarva-karma-phala-tyāgaṁ
prāhus tyāgaṁ vicakṣaṇāḥ||

442
«Kṛṣṇa dit :
Les bardes d‟antan entendent par renonciation (samnyāsa) le fait de renoncer à l‟action motivée par le
désir; ceux qui sont perspicaces déclarent que le détachement (tyāga) c‟est le fait de se détacher du
bénéfice de toutes les actions.»

Ces deux stances ne nécessitent aucun commentaire.

[3] tyājyaṁ doṣavad ity eke


karma prāhur manīṣiṇaḥ|
yajñā-dāna-tapaḥ-karma
na tyājyam iti cāpare||

« „Il faut renoncer à l‟action parce que c‟est un fléau‟ déclarent certains rationalistes; d‟autres disent
qu‟ „on ne devrait pas abandonner l‟acte de sacrifice, le don et l‟austérité‟. »

Les deux catégories dont il est ici question représentent les Sāṁkhyas (philosophes rationalistes)
hétérodoxes qui, comme Kapila, leur renommé fondateur, étaient réputés pour être contre le rituel
védique, et ceux qui comme Jaimini dans sa Pūrva Mīmāṃsā Darśaṇa (investigation dans la Section
Antérieure ou Ritualiste des Vedas comme vision philosophique) livraient une forme de ritualisme
védique minutieusement examinée.

[4] niścayam śṛṇu me tatra


tyāge bharata-sattama|
tyāgo hi puruṣa-vyāghra
tri-vidhaḥ samprakkīrtitaḥ||

[5] yajña-dāna-tapaḥ-karma
na tyājyaṁ kāryam eva tat|
yajño dānaṁ tapaś caiva
pāvanāni manīṣiṇām||

[6] etāny api tu karmāṇi


saṅgaṁ tyaktvā phalāni ca|
kartavyānīti ma pārtha
niścitaṁ matam uttamam||

(Page 660) « Ecoute maintenant, O Meilleur des Bhāratas (Arjuna), ce qu‟en conclusion je décrète sur
le détachement (tyāga), il est bien connu en effet que ce détachement, O le Meilleur des Hommes
(Arjuna), est de trois sortes:

On ne doit pas abandonner l‟acte de sacrifice, le don et l‟austérité; en effet, on doit les pratiquer tous
les trois; sacrifice, don et austérité sont les purificateurs des hommes rationnels;

Mais même ces actes doivent être pratiqués en en excluant l‟attachement et le désir d‟en tirer un
bénéfice; ceci, O Pārtha (Arjuna), est la plus aboutie et la meilleure de mes convictions. »

Il faut lire ces trois stances ensemble parce que le terme niścayam (conclusion aboutie/certitude) de la
stance 4 fait référence à la stance 5, et que la stance 6 sert de conclusion à l‟ensemble de la
déclaration. La référence aux trois sortes de tyāga (détachements) à la stance 4 peut désigner trois
catégories conçues sur le modèle des guṇas (modalités de la nature) comme cela sera stipulé aux
stances 8 et 9, ou, comme le suggère Rāmānuja, elles peuvent se rapporter (1) au détachement par
rapport au résultat, (2) au détachement par rapport à l‟action en elle-même (agency) et (3) au fait de ne
pas du tout penser au principe actif (agency), mais de l‟attribuer à l‟Absolu.

443
[7] niyatasya tu sannyāsaḥ
karmaṇo nopapadyate|
mohāt tasya parityāgas
tāmasaḥ parikīrtitaḥ||

«En vérité, la question de la renonciation à l‟action nécessaire et inévitable ne se pose pas; cette
renonciation, si elle se fait par erreur on dit qu‟elle est inerte-sombre (tāmasik). »

Ici le mot samnyāsa (renonciation) est utilisé dans son sens classique d‟origine, sans la réévaluation à
laquelle il a été soumis jusqu‟à présent dans la Gῑtā. On peut considérer que quelqu‟un qui renonce
mécaniquement à toute action et qui espère ainsi échapper à la réalité, est quelqu‟un qui n‟est pas
pleinement conscient des réalités. En cela il est borné et berné. Ce genre de samnyāsa (renonciation)
qui correspond au schéma commun et populaire est le premier mentionné, et il est condamné. D‟autres
cas, plus acceptables, viendront plus tard.

(Page 661) On peut inclure dans le sens du terme niyata (prescrite, enjointe) divers degrés d‟actions
nécessaire. La respiration, par exemple, est une action naturelle et nécessaire à laquelle il ne peut être
question de renoncer. Si le renoncement se réfère à une injonction provenant des écritures, ceux qui
appartiennent à des groupes sociaux orthodoxes peuvent très bien la considérer comme nécessaire,
alors que d‟autres pourraient la considérer comme étant artificielle et inutile. Même parmi les
samnyāsins (renonçants), on peut en trouver qui ressemblent à des bhikkus (mendiants) bouddhistes ou
à des śvetāmbaras (ascètes vêtus de blanc) jaïns, ou à d‟autres sortes de munis (ermites ayant fait vœu
de silence). Leur renoncement ne devient vicié que dans la mesure où il est souillé par la motivation
que la seconde ligne qualifie de trompeuse. Dans la mesure où le renoncement est normal et naturel, il
n‟est pas concerné par cette stance. Réciproquement, dans la mesure où dans une situation donnée on
juge que des rituels sont nécessaires, ceux-ci deviennent justifiés ou autorisés.

[8] duḥkham ity eva yat karma


kāya-kleśa-bhayāt tyajet|
sa kṛtvā rājasaṁ tyāgaṁ
naiva tyāga-phalaṁ labhet||

« Celui qui, par peur d‟un inconfort physique, abandonne l‟action parce qu‟il la juge pénible, (et)
l‟abandonne (ainsi) volontairement (avec rajas), celui-là n‟obtient pas le fruit (légitime) de ce
détachement.»

Dans cette stance deux expressions sont intrigantes; premièrement rājasaṁ tyāgam (détachement
volontaire et passionné) et deuxièmement, tyāga-phalam (bénéfice du détachement). Aucune de ses
expressions ne pourraient s‟appliquer au cas du samnyāsa (renoncement) pur et simple, coupable
d‟aucune valeur orthodoxe.

La stance 12 de ce chapitre reconnaîtra le fait qu‟il en est ainsi. Il conviendrait d‟interpréter le sens de
la seconde expression à la lumière de III, 4 et XVIII, 49. Le fait de simplement s‟abstenir de
commettre des actions ne constituerait qu‟une inaction qui ne ferait référence en contrepartie à aucune
action naturelle ou nécessairement inévitable. Il faut transcender ce genre d‟action inévitable par une
discipline qui implique qu‟il y ait des stades intermédiaires. Lorsqu‟on omet volontairement de passer
par ces stades intermédiaires, ou que, par égoïsme, paresse, etc., l‟on fasse preuve d‟un entêtement
déplacé, alors on ne peut obtenir un résultat qui soit parvenu à sa pleine maturité, résultat dont il est
question dans cette seconde expression (« le résultat du détachement »), ni la plus respectable
perfection de la stance 49 que l‟on appelle naiṣkarmyasiddhi (perfection où l‟homme n‟a rien à faire).
Le III, 4, cite dans un même temps l‟avers et le revers de cette même vérité concernant respectivement
le tyāgi (celui qui pratique le détachement) et le samnyāsin (le renonçant) afin d‟en révéler la
différence en les contrastant. (Page 662) Ni le simple renoncement compris de façon mécanique, ni le

444
simple détachement sorti du système naturel qui est le sien, ne pourraient être considérés comme étant
favorables au progrès spirituel.

[9] kāryam ity eva yat karma


niyataṁ kriyate 'rjuna|
saṅgaṁ tyaktvā phalaṁ caiva
sa tyāgaḥ sāttviko mataḥ||

«Lorsque l‟on accomplit une action nécessaire, O Arjuna, en reconnaissant son caractère impératif, en
abandonnant l‟attachement (qu‟on lui porte), et en se détachant du bénéfice, on considère que ce
détachement est pur (sāttvik). »

Dans cet ensemble formé par les stances 7 à 9 nous constatons que les guṇas (modalités de la nature)
sont cités en ordre inverse. Comme le centre d‟intérêt est passé du côté de la nécessité, c‟est le degré
de nécessité qui est reconnu en chacun des éléments qui détermine sa supériorité. Dans la mesure où
l‟on reconnait dans ce chapitre qu‟une action est nécessaire, cette action monte en grade sur l‟échelle
des valeurs.

En insistant sur le fait qu‟il faut éviter le saṅgam (l‟attachement) et le phalam (fruit, bénéfice ou
résultat), on enjoint même à l‟acteur d‟être dépourvu d‟aspiration au salut en tant que bénéfice
spirituel, dans la mesure où c‟est un facteur tiers qui revêt la forme d‟une attraction contraire
susceptible d‟interférer avec la relation strictement bipolaire qu‟il y a entre l‟aspirant à la
contemplation et l‟Absolu qui est son âme.

[10] na dveṣṭy akuśalaṁ karma


kuśale nānuṣajjate|
tyāgī sattva-samāviṣṭo
medhāvī chinna-saṁśayaḥ||

«Imprégné de pureté (sattva), pourvu d‟une grande intelligence, et venu à bout de ses doutes, celui
qui pratique le détachement n‟a pas de haine pour l‟action désagréable, et n‟a pas non plus
d‟attachement pour celle qui est agréable. »

En vue de préparer la section qui va suivre et dont le point culminant sera la stance 16 où nous verrons
l‟égoïsme condamné, cette stance-ci fait l‟éloge de la neutralité de ce pure mode de vie que peut
préserver celui qui pratique le détachement..

(Page 663) [11] na hi deha-bhṛtā śakyaṁ


tyaktuṁ karmāny aśeṣataḥ|
yas tu karma-phal-tyāgī
sa tyāgīty abhidhīyate||

«Il n‟est pas non plus possible en effet pour l‟être incarné de se détacher totalement de l‟action; on
considère que celui qui se détache du bénéfice de l‟action est vraiment une personne qui pratique le
détachement. »

Cette stance suggère que dans la mesure où l‟action enchaîne tout le monde d‟une façon ou d‟une
autre, le mieux qu‟une personne puisse faire c‟est d‟éliminer les objectifs qui ont un rapport avec des
gains personnels, un profit ou un bénéfice en général, que l‟on appelle ici «fruit de l‟action».
Cependant, ici, on ne doit pas inclure dans « fruit de l‟action » la valeur qui est la plus haute dans le
domaine de la sagesse, et que la stance 8 appelle « fruit du détachement ». Le bénéfice d‟un juste
détachement doit être l‟Absolu lui-même.

445
Les bénéfices qui, stricto sensu, entreraient directement dans la catégorie du « fruit de l‟action » ici et
au II, 47, seraient ces menus bénéfices quotidiens qui ne relèvent pas de ce qui réunit la valeur la plus
haute et l‟acteur lui-même. Comme cela sera mentionné dans la stance suivante, ces éléments d‟intérêt
tiers peuvent avoir entre eux une gamme de valeurs variable, bonnes, mauvaises ou indifférentes. Le
vrai samnyāsin (renonçant), qui est aussi dans la Gῑtā un yogi et un bon tyāgῑ (personne qui pratique le
détachement), est quelqu‟un qui établit une relation bipolaire entre lui-même et les valeurs les plus
supérieures possibles, ces valeurs doivent être compatibles avec sa propre nature et sa propre capacité
à comprendre objectivement la sagesse absolue.

Pour le parfait samnyāsin (renonçant) qui se conforme au modèle prôné ultérieurement à la stance 49,
en qui même la distinction entre l‟acteur (les moyens) et l‟action (les fins) a été abolie, qui comprend
unitivement les fins et les moyens, et dont la vie personnelle s‟ajuste par un long perfectionnement, la
question du bénéfice de l‟action au sens donné dans cette stance ne se pose même pas.

[12] aniṣṭam iṣṭaṁ miśraṁ ca


tri-vidhaṁ karmaṇaḥ phalam|
bhavaty atyāgināṁ pretya
na tu samnyāsināṁ kvacit||

«Les bénéfices agréables, désagréables et mitigés, s'accumulent dans la progression spirituelle de


„celui qui ne pratique pas le détachement‟ (atyāgῑ) dans l‟au-delà, mais aucun nulle part pour les
renonçants (samnyāsis). »

(Page 664) Le bénéfice qu‟obtient l‟atyāgi (celui qui ne pratique pas le détachement) est juxtaposé
avec ce qui ne se produit jamais chez le samnyāsin (renonçant). A une extrémité nous devons imaginer
un homme ordinaire qui pourrait être un matérialiste et à l‟autre extrémité un homme qui a renoncé à
l‟action parce que sa raison est plus évoluée. Ce dernier a atteint une perfection qui ne nécessite plus
aucune action. Ces deux personnes se ressemblent pour ce qui est de leur indifférence aux actions
prescrites par les écritures et aux actions que celles-ci rendent obligatoires.

Par conséquent il nous faut en déduire que les résultats bons, mauvais ou indifférents produits par
l‟action sont naturels ou normaux pour tous, excepté pour celui qui a correctement transcendé l‟action,
c‟est-à-dire le vrai samnyāsin (renonçant). Le groupe intermédiaire de gens que l‟on appelle tyāgῑs
(ceux qui pratiquent le détachement), dans la mesure où ils ne se comportent pas comme l‟homme
naturel ni comme l‟homme idéal, doivent suivre les injonctions des écritures pour autant qu‟ils ont le
sentiment que celles-ci les concernent.

Indirectement cette stance nous aide à trouver un juste milieu entre un samnyāsin (renonçant) et un
atyāgῑ (personne qui ne pratique pas le détachement); c‟est entre eux deux que se situe la personne qui
pratique le détachement, personne qui, selon son propre point de vue ou par la force des circonstances,
a besoin d‟être guidée par les écritures. Il est contraint de partir de l‟idée qu‟il se fait du niveau où se
trouve une valeur enjointe par une écriture qui lui plait ou qu‟il adopte comme étant la sienne, pour
aller vers l‟idée d‟une valeur qu‟il sera peut-être capable d‟apprécier ultérieurement lorsque son
intelligence aura évolué ou qu‟elle se sera perfectionnée. Nous avons ici une progression systémique
qui part d‟une valeur spirituellement inférieure pour aboutir à une valeur spirituellement supérieure.

En soustrayant le samnyāsin (renonçant) de l‟homme naturel, nous obtenons une idée précise de ce
qu‟implique le mot tyāgῑ (personne qui pratique le détachement). Un samnyāsin (renonçant)
volontariste qui rejette l‟action de façon négative se trouve ainsi réduit à une absurdité, et le but de
cette stance et de faire ressortir cela en utilisant l‟habile méthode de comparaison induite dans ce qui
nous apparait comme une mise en opposition. L‟abhāva (négation) des philosophes du Nyāya est
employé ici avec une habileté qui les surpasse.

446
[13] pañcaitāni mahā-bāho
kāraṇāni nibodha me|
sāṁkhye kṛtānte proktāni
siddhaye sarva-karmaṇām||

[14] adhiṣṭhānaṁ tathā kartā


karaṇaṁ ca pṛthag-vidham|
vividhāś ca pṛthak ceṣṭā
daivaṁ caivātra pañcamam||

(Page 665) [15] śarīra-vāṅmanobhir yat


karma prārabhate naraḥ|
nyāyyaṁ vā viparītaṁ vā
pañcaite tasya hetavaḥ||

« O Toi Qui a les Bras Puissants (Arjuna), laisse Moi t‟enseigner les cinq causes par lesquelles
s‟accomplissent toutes les actions, telles qu‟elles sont mentionnées par le Sāṁkhya à la fin de l‟âge
que l‟on nomme Kṛta:

La base et l‟acteur, et surtout les divers instruments (mentaux), les mouvements nombreux et variés
(activités), et cinquièmement le facteur divin;

Quelque soit l‟action qu‟entreprenne un homme avec son corps, son langage ou son mental, qu‟elle
soit justifiable ou qu‟au contraire elle ne le soit pas, ces cinq facteurs sont ses causes. »

Cette stance-ci fait référence au système Sāṁkhya (rationalisme) qui considère qu‟il y a vingt-cinq
tattvas (principes), ceux-ci sont réduits ici au nombre de cinq. Le système Sāṁkhya donne la primauté
à vingt-quatre facteurs empiriques, et puruṣa (esprit) qui est le vingt-cinquième correspond ici à ce
qu‟on appelle daivam (le facteur divin). C‟est un mot qui est étranger au Sāṁkhya à proprement parlé,
mais que l‟on attribue à cette branche du Sāṁkhya que l‟on appelle Śeṣvara (théistique).

A une extrémité de ces cinq facteurs nous avons ce principe de divinité qui correspond au puruṣa
(esprit) et à l‟autre extrémité nous avons ce qui est appelé ici adhiṣṭhānam (base) [voire Sāṁkhya
Kārika 17 et Gῑtā III, 40].

Pour ce qui nous intéresse ici il n‟est pas nécessaire de déterminer en détails les correspondances
exactes qu‟il y a entre les cinq facteurs que nous avons dans cette stance et les vingt-cinq de l‟école de
Kāpila. Ici la Gῑtā cherche seulement à nous faire comprendre que l‟acteur, le deuxième élément en
partant de la base, ne doit pas être traité comme une entité dissociée et isolée dont l‟existence serait
indépendante et détachée des quatre autres et traitée comme un ātma (soi) séparé ou âme qui aurait une
individualité en propre. C‟est ce que nous déclare la stance 16. Car, si l‟on confère un statut
indépendant à l‟âme en tant qu‟acteur, elle devient alors un agent libre qui prend librement des
décisions sans tenir compte des forces impératives qui agissent sur l‟individu dans le courant de sa vie
réel telle qu‟on la comprend rationnellement. Accorder ce statut reviendrait à totalement négliger la
nécessité comme force vitale, même si philosophiquement un tel statut pourrait se justifier comme
c‟est le cas dans les textes purement contemplatifs.

(Page 666) Dans ce chapitre la Gῑtā a un but bien précis, c‟est celui de concilier la réalité avec la
sagesse suprême. C‟est en ce sens que l‟on peut comprendre la préférence donnée à la méthodologie
Sāṁkhya. Comme on peut le voir aux II, 39 ; III, 3 et 4 ; V, 5 et XIII, 24, cette prédilection pour la
méthodologie du Sāṁkhya s‟est toujours trouvée confirmée. A des fins méthodologiques et
épistémologiques l‟énumération des divers aspects de l‟Absolu s‟appuie largement sur le Sāṁkhya,
comme c‟est le cas au VII, 4, et lorsqu‟il est fait plus spécifiquement référence aux traits de caractères
que les êtres vivants tiennent de l‟Absolu au X, 4 et 5, et plus largement lorsque les valeurs
d‟exception sont énumérées au chapitre X. Le cadre Sāṁkhya n‟a jamais été rejeté. Non seulement la

447
Gῑtā lui emprunte fréquemment des termes qu‟elle adapte (comme par exemple les guṇas ou modalités
de la nature) mais la méthode implicitement sous-jacente est elle aussi très semblable à celle du
Sāṁkhya.

Pour ce qui est de kṛtānta (la fin du premier âge, ou âge d‟or, que l‟on appelle Kṛta) on pourrait tout
aussi bien le traduire par « fin de l‟action », mais le premier sens nous parait plus acceptable dans la
mesure où la Gῑtā fait réfèrance à l‟histoire comme par exemple lorsqu‟elle parle de Manu au IV, 1,
etc.. Ici, c‟est de l‟époque de Kapila, le représentant du Sāṁkhya, dont il est question. Le fait que l‟on
cite les actions qui sont recevables et celles qui ne le sont pas sert à montrer que l‟acteur n‟a aucun
choix, quel qu‟il soit. Il est pris dans une nécessité absolue.

[16] atraivaṁ sati kartāram


ātmānaṁ kevalaṁ tu yaḥ|
paśyaty akṛta-buddhitvān
na sa paśyati durmatiḥ||

« Donc, dans ces conditions, l‟homme dont l‟esprit est corrompu et dont l‟intelligence n‟a pas atteint
sa plénitude, se considère comme étant l‟agent unique de ses actes; en effet, il n‟a pas une bonne
perception. »

Cette stance-ci insiste davantage encore sur l‟élément d‟absolue nécessité dont il était question à la
strance précédente. La personne qui ne peut comprendre la force impérieuse dans laquelle l‟individu se
trouve piégé est appelé ici un durmatiḥ (faible d‟esprit).

Le mot ātma (soi) ne peut être pris dans le sens du Soi unique, contrairement à ce que suppose
fréquemment Śaṅkara et les autres qui considèrent qu‟il en est une variante. Le fait que nous soyons
ici dans le contexte de la nécessité implique la nature, et les lois de celle-ci sont figées et immuables.
Philosophiquement il est vrai que toutes les actions pourraient être attribuées au Soi unique en tant que
représentant de l‟Absolu. Si tel avait été ce que l‟auteur avait à l‟esprit il n‟aurait pas été nécessaire de
faire référence à la philosophie du Sāṁkhya.

(Page 667) l‟expression akṛta-buddhitvāt (parce que son intelligence n‟a pas été perfectionnée) nous
indique que la personne dont il est question ici n‟a pas reçu l‟entrainement préliminaire d‟un védāntin
perfectionné selon les méthodes qui relèvent des écoles rationalistes telles que celles du Nyāya et du
Sāṁkhya.

[17] yasya nāhaṅkṛto bhāvo


buddhir yasya na lipyate|
hatvāpi sa imāṁl lokān
na hanti na nibhadhyate||

«Celui qui n‟a pas l‟orgueil de lui-même et dont l‟intelligence n‟est pas obscurcie, même s‟il tue ces
gens, il ne tue pas et n‟est pas non plus lié (par cet acte). »

Cette stance contient la même doctrine que le II, 38. Dans la Gῑtā on peut concevoir que même si l‟on
tue, en théorie on ne fait rien. C‟est en cela que réside l‟attitude du Sāṁkhya avec un esprit de
vengeance. Le II, 19, insiste encore davantage sur cette doctrine, et le V, 8 et 9 sous-entend cette
même théorie basée sur l‟absence de principe actif dans l‟action.

Qu‟on l‟approche du côté de la transcendance ou du côté de l‟immanence, la neutralité dont il est


question ici chez la personne qui agit est la même. Ici, c‟est en partant du côté de l‟immanence ou de
la nécessité que l‟on atteint cette neutralité.

448
[18] jñānaṁ jñeyaṁ parijñātā
tri-vidhā karma-codanā|
karaṇaṁ karma karteti
tri-vidhaḥ karma saṅgrahaḥ||

«La connaissance, l‟objet du savoir et le connaissant (sont) les trois facteurs qui suscitent l‟action;
l‟instrument (mental), l‟action et l‟acteur forment la triple base de l‟action. »

Ici, les valeurs contemplatives en tant que telles sont traitées de la même façon que les valeurs qui
concernent l‟action. Si on les examine attentivement, ces deux ensembles paraissent apparentés. Tous
deux induisent une disparité qui relève dans le même temps de deux aspects différents. Au chapitre
XIII nous avons déjà suffisamment expliqué ce qui les différencie. Cependant, le cloisonnement de ces
deux aspects l‟un par rapport à l‟autre, et leur manque de perméabilité entre eux y étaient quelque peu
modifiés, la Personne Suprême exerçant sa suprématie sur tout (chapitre XV) ayant rendu possible
quelques interactions entre eux.

(Page 668) Manifestement au XV, 10, l‟interaction psycho-physique était un sujet qui restait voilé de
mystère. Les valeurs spirituelles qui relèvent du domaine de la contemplation ne peuvent être
épinglées comme des éléments découpés et séchés qui relèveraient du domaine de l‟empirisme. Dans
ce chapitre qui, comme nous l‟avons dit, donne une place centrale à l‟action nécessaire, la sagesse est
objectivée et à la stance suivante elle est considérée comme un facteur positif que la personne qui
connait est capable d‟inclure dans la palette de sa pensée active. Si nous admettons que la pensée est
une forme d‟action, exactement de la même façon que le rêve est l‟action du psychisme subconscient,
ce ne serait pas une violation de principe que d‟inclure la connaissance proprement dite parmi les
valeurs relevant du domaine de l‟activité.

Dans cette stance-ci les deux ensembles sont cités séparément pour n‟être traités unitivement que dans
la stance suivante. On peut aussi considérer que le voile de mystère qui était là au sujet de l‟interaction
psycho-physique est ici maintenu entre ces deux ensembles que l‟on appelle karmacodanā (l‟ensemble
qui donne l‟impulsion à l‟action) et karmasaṁgraha (l‟ensemble qui forme la base de l‟action).

Au sens strict ce dernier appartient au domaine du réel où l‟on peut dire que seule l‟action existe sur le
plan horizontal. On peut considérer que le premier ensemble appartient au plan vertical, celui du
perceptuel. Au IV, 17 nous avions vu que le cours de l‟activité était gahanā (profond ou mystérieux).
Par conséquent, l‟auteur a déjà identifié le mystère dont il est question ici et qui concerne la juste
action qui doit être recommandée à Arjuna. Il est difficile de visualiser la relation qu‟il y a entre
l‟action et la contemplation et nous devons, au moins pour permettre la présente discussion, la
concevoir à la manière de l‟auteur; celui-ci la prend pour acquise à la stance suivante où il intègre la
connaissance, l‟action et l‟acteur dans une nouvelle série qu‟il conçoit unitivement à sa façon.
Néanmoins il y a une ressemblance frappante entre les trois catégories qui sont les siennes et les
catégories très élaborées mentionnées comme tattvas (vrais principes) dans la philosophie Sāṁkhya.
En tout cas ici, ceux-ci sont réduits et simplifiés sous une forme qui peut même être acceptée par
l‟orthodoxie védique.

[19] jñānaṁ karma ca kartā ca


tridhaiva guṇa-bhedataḥ|
procyate guṇa-saṅkhyāne
yathāvac chṛṇu tāny api||

(Page 669) «Selon l‟énumération qu‟on en fait en fonction des modalités, on considère que même la
connaissance l‟action et la personne agissant sont de trois sortes; écoute (ce qu‟elles sont)
réellement. »

Dans cette stance, après être parvenu à faire entrer dans une formule à trois branches les trois facteurs
qui entrent en jeu dans une situation où est impliquée l‟action (sujet de ce chapitre), l‟auteur, à sa

449
façon comme nous l‟avons dit, cherche à classer dans d‟autres subdivisions les valeurs d‟action qui
relèvent de ces trois facteurs. Ces subdivisions sont examinées à la lumière de la théorie des guṇas
(modalités de la nature) comme des conditionnements que se partagent chacune de ces trois valeurs.
Ainsi nous obtenons de nombreuses subdivisions où les valeurs sont réparties selon leur niveau ou leur
degré, chacune étant conçue sur la base de trois facteurs.

Cela revient à présenter trois sortes de conditionnements appliqués à chacun des trois constituants de
l‟action, ce qui fait donc neuf subdivisions. L‟acteur gagne de l‟importance au fur et à mesure que l‟on
avance dans l‟énumération, et des valeurs d‟actions telles que la sagesse, la raison ou la discrétion, la
fermeté et le bonheur, dans la mesure où elles appartiennent essentiellement à l‟acteur, seront décrites
par comparaison l‟une après l‟autre en référence aux trois modalités de la nature.

Dans ce chapitre, à la stance 34, afin de faire en sorte qu‟Arjuna affronte la bataille avec cette sorte de
raison-discrétion qui appartient à la sagesse, Kṛṣṇa va tacitement lui recommander la valeur d‟action
personnelle que l‟on nomme fermeté et qui est conditionnée par la modalité affective-passionnée
(rājasa-guṇa), de la même manière qu‟il la lui a déjà recommandée au II, 31.

Le fait de reconnaître ces faits va nous aider à suivre le fil conducteur de la pensée de l‟auteur au sein
des complications qu‟amène le traitement simultané des subtils conditionnements mentaux et des
valeurs d‟action.

[20] sarva-bhūteṣu yenaikaṁ


bhāvam avyayam īkṣate|
avibhaktaṁ vibhakteṣu
taj jñānaṁ viddhi sāttvikam||

« Cette connaissance par laquelle on voit dans tous les êtres l‟Etre unique et inaltérable, indivisé dans
les être séparés, cette connaissance, saches-le, est pure (sāttvik). »

Cette stance et les suivantes font référence à la connaissance dont il est question à la stance 19 où elle
est considérée comme étant conditionnée par les trois modalités de la nature. (Page 670) Lorsque la
connaissance est conditionnée par la modalité pure ou sāttvik, nous avons un penseur que l‟on peut
considérer comme étant un philosophe d‟ordre supérieur. Non seulement il est capable de généraliser
et de voir l‟unité, mais il peut pénétrer par la pensée jusqu‟à la racine de paradoxes tels que celui de
l‟unique et du multiple.

[21] pṛthaktvena tu yaj jnānaṁ


nānā-bhāvān-pṛthag-vidhān|
vetti sarveṣu bhūteṣu
taj jñanaṁ viddhi rājasam||

«Cette connaissance qui voit une multiplicité d‟êtres dans des genres différents parce que des
distinctions les séparent, saches que cette connaissance est affective-pragmatique (rājasik). »

Ici, c‟est d‟une approche de la vie empirique et réaliste dont il est question, une approche qui s‟accorde
à une vision rationaliste incapable de voir plus loin que les particularités ni de s‟élever à un monde
d‟universaux quels qu‟ils soient.

[22] yat tu kṛtsnavad ekasmin


kārye saktam ahaitukam|
atattvārthavad alpaṁ ca
tat tāmasam udāhṛtam||

450
«Mais cette connaissance qui s‟attache à un seul effet comme s‟il était tout à lui seul, connaissance
dénuée de raison, dénuée de sens, qui n‟est fondée sur aucun principe et qui est insignifiante, cette
connaissance est appelée inerte-sombre (tāmasik). »

La connaissance qui s‟attache aveuglément et avec une sympathie exagérée à des valeurs particulières
tout en excluant les aspects universels induits dans le particulier, reflète un état d‟esprit paresseux que
l‟on appelle ici sombre ou tāmasik.

[23] niyataṁ saṅga-rahitam


arāga-dveṣataḥ kṛtam|
aphala-prepsunā karma
yat tat sāttvikam ucyate||

[24] yat tu kāmepsunā karma


sāhaṁkareṇa vā punaḥ|
kriyate bahulāyāsaṁ
tad rājasam udāhṛtam||

[25] anubandhaṁ kṣayaṁ hiṁsām


anapekṣya ca pauruṣam|
mahād ārabhyate karma
yat tat tāmasam ucyate||

(Page 671) «Une action qui est impérative, qui est accomplie avec détachement, sans attirance ni
indifférence, par une personne qui n‟est pas intéressée par les bénéfices qui s‟ensuivent, cette action
est considérée comme pure (sāttvik).

Mais l‟action qui est accomplie avec de grands efforts par une personne qui cherche à assouvir ses
désirs, ou qui une fois de plus est possédée par l‟égoïsme, cette action est considérée comme affective-
passionnée (rājasik).

L‟action qui est entreprise sous l‟impulsion de la confusion (des valeurs), sans tenir compte des
conséquences, ou du dommage crée ou du préjudice causé, ou des limitations liées aux capacités
humaines, cette action est considérée comme sombre (tāmasik). »

Ces trois stances classent en trois catégories l‟action considérée en elle-même comme une valeur.
Notez qu‟avant l‟action les modalités de la pensée ont été couvertes par les trois dernières stances. On
donne ainsi la priorité à la pensée parce que c‟est elle qui en est l‟impulsion. Avec son statut réévalué
la connaissance est commune aux deux ensembles mentionnés aux stances 18 et 19.

A la stance 23 l‟action est naturelle et libre d‟attachement. A la stance 24 elle est laborieuse et se fait
avec attachement. A la stance 25, l‟acteur ne voit pas clairement ses possibilités ni sa portée. Ces trois
stances représentent respectivement le stade de la lucidité, de l‟intelligence pragmatique et de la
confusion désespérée que l‟on trouve chez les acteurs dans chacun des trois cas.

[26] mukta-saṅgo 'nahaṁvādī


dhṛty-utsāha-samanvitaḥ|
siddhy-asiddhyor nirvikāraḥ
kartā sāttvika ucyate||

[27] rāgī karma-phala-prepsur


lubdho hiṁsātmako 'śuciḥ|
harṣa-śokānvitaḥ kartā
rājasaḥ parikīrtitaḥ||

451
[28] ayuktaḥ prākṛtaḥ stabdhaḥ
śaṭho naiṣkṛtiko 'lasaḥ|
viṣādī dīrgha-sūtrī ca
kartā tāmasa ucyate||

(Page 672) « L‟acteur, libre d‟attachement, qui évite de se référer à lui-même à la première personne,
doté d‟une (grande) détermination, animé d‟un (grand) zèle et insensible au succès ou à l'échec, est
considéré comme pur (sāttvik).

L‟acteur, qui est passionné, poussé par son désir de bénéfice, avide, dont le caractère est violent, qui
est inadapté (asuci), qui a (des sautes d‟humeurs) qui passent de l‟exaltation à la dépression, est
considéré comme affective-passionné (rājasik).

L‟acteur (qui est un) asocial, qui est primitif, obstiné, trompeur, malveillant, paresseux, déprimé, qui
tergiverse sans cesse, est considéré comme sombre (tāmasik). »

Dans cet ensemble constitué par les trois stances suivantes nous quittons l‟action pour passer à la
personne de l‟acteur. La base de la classification nous est assez familière. Ici, c‟est l‟acteur qui dans sa
personne même représente la valeur en question, alors que dans les cas précédents les valeurs n‟étaient
que des facultés. Ainsi, au fur et à mesure que nous avançons, le sujet et l‟objet tendent à se
rapprocher.

Quand au XVI, 5, Arjuna est incité à combattre, en vertu du fait qu‟il fait partie de la catégorie de ceux
qui ont de grandes et de divines facultés, on pourrait ici le considérer non pas comme un simple
kṣatriya (guerrier) comme dans la stance 34 ci-après, mais comme un acteur pur, ce qui l‟élèverait au-
dessus de ce type particulier.

[29] buddher bhedaṁ dhṛteś caiva


guṇatas tri-vidhaṁ śṛṇu|
procyamānam aśeṣeṇa
pṛthaktvena dhanañjaya||

«Ecoute maintenant les trois différentes sortes de raison et de détermination (firmness) qui
correspondent aux modalités de la nature, O Conquérant des Richesses (Arjuna); Je vais les énoncer
toutes une par une. »

Il y a trois autres valeurs que l‟on peut supposer dérivées du principe de nécessité de l‟action qui
relève de l‟acteur. On peut constater que ces valeurs ont une place sur le champ de bataille, on les
appelle ici (1) jugement ou raison, (2) courage ou endurance (firmness), (3) bonheur (cette dernière sera
mentionnée à la stance 36). Un guerrier chevronné est heureux, il reste à son poste et utilise son
jugement au mieux de ses intérêts. Le II, 2, faisait état du bonheur d‟un guerrier. Nous savons que le
bonheur qui équivaut à la félicité relève du yogi. (Page 673) Il est décrit avec éloquence dans la
définition qui est faite d‟un yogi au VI, 20, et il est directement considéré comme étant l‟essence du
yoga au VI, 21.

Même si nous considérons que la stabilité (firmness) est une des qualités personnelles de l‟acteur, nous
constatons au XVIII, 33 que dans le pur domaine contemplatif du yoga, en oubliant tout ce qui
concerne le champ de bataille, il est possible de penser en termes de stabilité (firmness). De nouveau, si
nous examinons la signification du mot buddhi (raison), nous voyons qu‟il peut très bien ne désigner
que le jugement comme étant une des valeurs qu‟il faut avoir sur le champ de bataille, ou sinon on
peut l‟interpréter dans un sens plus large qui est celui du contexte philosophique. Nous constatons que
les mots buddhi (raison) et buddhi-yoga (raisonnement unitif) au II, 49, et X, 10, etc., ont une place
prépondérante dans l‟enseignement de la Gῑtā.

452
La philosophie Sāṁkhya (rationalisme) est elle-même basée sur le raisonnement, et nous avons déjà
remarqué qu‟à bien des égards l‟enseignement de la Gῑtā s‟appuie sur le Sāṁkhya. Alors que nous
cherchons à comprendre de façon quelque peu précise la signification des trois valeurs qui vont être
incessamment décrites, nous sommes obligés de garder en même temps à l‟esprit le plus large contexte
de ce chapitre et son contexte plus restreint qui est celui de la guerre, au moins jusqu‟à ce que nous
dépassions la stance 63, car entre la stance 63 et la stance 64 qui la suit on voit que l‟auteur lui-même
veut faire une nette distinction, celle-ci s‟exprime par les deux sortes, ou deux niveaux, de secrets
mentionnés.

Ici, en traitant ces valeurs selon les modalités de la nature de la même manière qu‟auparavant, nous
voyons que certaines affirmations concernent le cas particulier de la guerre alors que d‟autres,
généralement les premières citées, relèvent du plus large contexte de la philosophie, ceci dans chaque
cas et pour chacune des modalités. Par conséquent, en lisant chacune de ces stances, nous devons être
attentifs à bien différentier ces références.

[30] pravṛttiṁ ca nivṛttiṁ ca


kāryākārye bhayābhaye|
bandhaṁ mokṣaṁ ca yā vetti
buddhiḥ sā pārtha sāttvikī||

« Cette raison par laquelle on connait la voie positive de l‟action et la voie négative de l‟inaction, ce
qui doit être fait et ce qui ne doit pas être fait, ce qui doit être craint et ce qui ne doit pas être craint,
(les actions) qui enchaînent et celles qui libèrent, O Pārtha (Arjuna), cette raison est pure (sāttvik). »

(Page 674) En philosophie on connait bien les termes de pravṛtti (voie positive de l‟action) et de
nivṛtti (voie négative de l‟inaction). Sur le champ de bataille la raison ne se résumant qu‟au seul
jugement, on doit considérer que ces termes nous indiquent ce qui correspond à l‟avancée ou à la
retraite.

Le couple de termes bandha (asservissement) et mokṣa (libération) peut faire référence respectivement
à la nécessité et à la contingence dans le contexte de la philosophie, ou, dans le contexte limité de la
guerre, il peut faire référence au fait de savoir à quel point on est piégé ou jusqu‟à quel point on a
l‟avantage de pouvoir choisir.

[31] yayā dharmam adharmaṁ ca


kāryaṁ cākāryam eva ca|
ayathāvat prajānāti
buddhiḥ sā pārtha rājasī||

« Cette raison qui considère ce qui est bien et ce qui est mal, ce qui est permis et ce qui est interdit,
dans un sens incompatible avec la réalité, cette raison, O Pārtha (Arjuna), est affective-passionnée
(rājasik). »

Ce sont les valeurs sociales plutôt que les valeurs personnelles qui entrent en jeu dans le
comportement affectif-passionné (rājasik). Lorsqu'il s'agit de décider si une certaine action est bonne
ou mauvaise, cette personne confond les valeurs purement morales ou religieuses et celles qui ne
découlent que des conventions sociales; elle choisit ces dernières. C‟est sans doute ce que sous-entend
l‟expression ayathāvat (non pas pour leur valeur intrinsèque). Si nous traduisions ce terme par « de
façon erronée » il n‟y aurait pas de différence entre le raisonnement de cet acteur rājasik et celui de
l‟acteur des ténèbres ou tāmasik.

[32] adharmaṁ dharmam iti yā


manyate tamasāvṛtā|
sarvārthān viparītāṁś ca
buddhiḥ sā pārtha tāmasī||

453
«Cette raison enveloppée de ténèbres, qui considère ce qui est mal comme étant bien, et inverse toutes
les valeurs, O Pārtha (Arjuna), cette raison est sombre (tāmasik). »

Dans le cas du type sombre ou tāmasik, le jugement erroné porté sur les valeurs devient plus nettement
perverti. Non seulement ce type de personne est incapable de faire la différence entre le bien et le mal,
mais en plus, à cause de sa mauvaise compréhension des choses, il insiste sur le fait que le mal est
juste.

(Page 675) [33] dhṛtyā yayā dhārayate


manaḥ prāṇendriya-kriyāḥ|
yogenāvyabhicāriṇyā
dhṛtiḥ sā pārtha sāttvikī ||

[34] yayā tu dharma-kāmārthān


dhṛtyā dhārayate 'juna|
prasaṅgena phalākāṅkṣī
dhṛtiḥ sā pārtha rājasī||

[35] yayā svapnaṁ bhayaṁ śokaṁ


vṣiādaṁ madam eva ca|
na vimuñcati durmedhā
dhṛtiḥ sā pārtha tāmasī||

« La persévérance (firmness) avec laquelle on empêche les activités du mental, les fonctions vitales et
les sens de dévier (du vrai chemin) par le Yoga, est pure (sāttvik), O Pārtha (Arjuna). »

« Mais la persévérance (firmness) avec laquelle une personne s‟accroche à ses devoirs, ses plaisirs et
ses richesses, désireuse de les faire tous fructifier lorsque l‟occasion se présente, cette persévérance, O
Pārtha (Arjuna), est affective-passionnée (rājasik). »

« La persévérance (firmness) qui se révèle impuissante à sortir l‟idiot de son sommeil, à le délivrer de
sa peur, de ses chagrins, de son découragement et de son libertinage, cette persévérance, O Pārtha
(Arjuna), est sombre (tāmasik). »

Comment la persévérance (firmness) doit-elle être interprétée dans le domaine du yoga, c‟est une
question qui a déjà été suffisamment expliquée et qui parait assez évidente à la stance 33 ci-dessus. Là
où cette valeur est le mieux expliquée, c‟est lorsqu‟elle concerne la modalité affective-passionnée dont
on parle à la stance 34, plus particulièrement lorsqu‟elle fait référence au dharma (devoir).
S‟accrocher fermement à ses devoirs n‟est pas l‟expression de la persévérance la plus élevée ni la plus
pure. Elle est reléguée à la catégorie intermédiaire. Ainsi, même ici où l‟élément de nécessité est
centralisé et intense, l‟auteur donne la primauté à la persévérance contemplative, au-delà même de la
nécessité de s‟en tenir fermement à son devoir (chose qui est demandée à Arjuna, comme l‟on s‟en
souvient).

(Page 676) Lorsque l‟on dit d‟un roi que c‟est « un défenseur de la foi », c‟est qu‟il se conforme à
cette sous-catégorie de valeur. Quant à savoir si Arjuna en tant que personne reconnue pour appartenir
à l‟ordre des personnes dotées de dons supérieurs voire même divins, lorsqu‟il consent finalement à
obéir à Kṛṣṇa à la stance 73 de ce chapitre, le fait en accord avec ce qu‟implique la stance 33, ou avec
ce qu‟implique la stance 34, ou peut-être en accord avec ce qu‟impliquent ces deux stances, voilà une
question qui reste ouverte.

La persévérance d‟une personne sombre et stupide (tāmasik) est de nature négative. Le sommeil, la
crainte etc., don il est question ici ne peuvent sous-entendre l‟existence d‟une persévérance positive.

454
Lorsqu‟elle est faite de perversité on appelle la stupidité dont il est question ici de la persévérance,
mais cette appellation est inappropriée dans ce contexte.

[36] sukhaṁ tv idānīṁ tri-vidhaṁ


śṛṇu me bharatarṣbha|
abhyāsād ramate yatra
duḥkhāntaṁ ca nigacchati||

[37] yat tad agre viṣam iva


pariṇāme 'mṛtopamam|
tat sukhaṁ sāttvikam proktam
ātma-buddhi-prasāda-jamā||

[38] viṣayendriya-saṁyogād
yat tad agre 'mṛtopamam|
pariṇāme viṣam iva
tat sukhaṁ rājasam smṛtam||

[39] yad agre cānubandhe ca


sukhaṁ mohanam ātmanaḥ|
nidrālasya-pramādotthaṁ
tat tāmasam udāhṛtam||

«Et maintenant écoute-Moi te dire, O Meilleur des Bhāratas (Arjuna), les trois sortes de bonheur dont
la pratique le réjouit, et lui font atteindre la fin de ses tourments;
Ce bonheur qui a d‟abord un goût amer mais qui à la fin peut ressembler au nectar, né d‟une lucide
compréhension de soi on l‟appelle pur (sāttvik);
Ce bonheur né du contact des sens avec leur objets, qui d‟abord ressemble à du nectar mais qui à la fin
a le goût de l‟amertume, on l‟appelle affectif-passionné (rājasik);
(Page 677) Ce bonheur, qui au début ainsi que dans ses répercussions sème le trouble en soi-même, né
de la somnolence, de la lassitude et de l‟apathie, on l‟appelle sombre (tāmasik). »
Le dernier élément appartenant aux valeurs d‟action est sukham (bonheur). Dans le domaine du yoga
le fait de se désaffilier de la souffrance marque le point inférieur, et le fait d‟atteindre le bonheur
ultime marque le point le plus supérieur que l‟on puisse atteindre, comme cela nous est indiqué au VI,
21, 22 et 23 qui donne la définition du yoga. On peut considérer à la lumière de cette définition que le
sens de la stance 36 doit concerner ces conditions requises pour le yoga.
La joie du guerrier n‟est pas exclue du bonheur tel qu‟on le comprend ici. Au II, 32, la chance qu‟une
personne a de devoir livrer une juste bataille était considéré comme une porte ouverte sur le ciel. On
doit penser à cette sorte de joie lorsqu‟il est pleinement question d‟absolutisme, et dans ce cas il n‟y a
aucune différence entre le plaisir, le bonheur et la félicité. Aux trois autres niveaux qui relèvent des
modalités de la nature, on pourrait les différencier en considérant qu‟ils représentent le bonheur
suprême, le bonheur relatif ou éphémère et la satisfaction négative.

455
[40] na tad asti pṛthivyāṁ vā
divi deveṣu vā punaḥ|
sattvaṁ prakṛti-jair muktaṁ
yad ebhiḥ syāt tribhir guṇaiḥ||

«Il n‟existe aucune entité, que ce soit sur terre ou même au ciel parmi les divinités (védiques), qui
puisse être libérée de ces trois modalités de la nature. »
Avant d‟entrer dans la section suivante qui s‟étendra de la stance 41 à la stance 49, cette stance-ci peut
être vue comme une marque de ponctuation servant à conclure la discussion générale qui portait sur le
thème des valeurs dans le domaine de l‟action considérée en lien avec les modalités. Cette stance
énonce également le principe général sur lequel se base cette division si mal interprétée de la société
en quatre classes; celles-ci seront citées aux stances 41 et 42.
L‟auteur devra encore se rapprocher des valeurs de la nécessité qui relèvent du contexte de l‟action en
traitant plus directement qu‟il l‟a fait jusqu‟à présent de la question de la personne de l‟acteur à
proprement parler. Sous son aspect le plus concret, l‟acteur est une sorte de personne qui a un corps
que l‟on peut considérer comme réel, et qui a une vocation, ou qui exerce un métier. Ainsi, en tant que
personne vivante, il combine les deux aspects qui se rencontrent dans sa personnalité. Ceux-ci
proviennent en quelque sorte de deux côtés opposés de la réalité.
(Page 678) Ces aspects sont, d‟une part, son caractère subjectif, ou tempérament personnel, et ses
aptitudes qui dépendent largement de la modalité qui pénètre sa vie pour influer sur son
comportement, que ce soit dans le bon sens ou dans le mauvais; et d‟autre part, la contrepartie de ce
facteur subjectif qui provient du monde cru et brut de la réalité proprement dite, que l‟on peut
considérer comme étant extérieure et indépendante de sa personne. Ici, la matière rencontre l‟esprit.
Il s‟agit de trouver un équilibre entre ces deux contreparties, ou tendances, conçues dans le réel;
équilibre qui a pour résultat ce qu‟on appelle une action juste ou sensée, ou du moins une action qui
n‟est pas absurde. Tous les sat karma (vraies ou bonnes actions) au sens où on les entend à la fin du
chapitre XVII, sont inclues sous cet intitulé général qu‟est l‟action.
Nous avons déjà remarqué que dans sa réévaluation du Sāṁkhya l‟auteur de la Gῑtā réconcilie
l‟orthodoxie et l‟hétérodoxie, le Yoga et le Védisme, l‟offrande et l‟austérité grâce à la subtile
conception qu‟il a du Sāṁkhya. En toute justice, en étant ainsi ouvert à la réévaluation il ne peut
omettre de mentionner les trois niveaux de varṇyas (aspirants à la perception dans le contexte
védique), ne serait-ce qu‟en passant. En premier lieu il convient de distinguer ces varṇyas des jātis
(espèces) héréditaires et des kulas (clans) qui brillent par leur absence, du moins parmi les références
données par Kṛṣṇa dont les paroles comptent pour beaucoup puisqu‟il représente le Guru de la Gῑtā.
Dans son égarement, au I, 43, Arjuna par compte y fait allusion, mais il faut replacer cette référence
dans le contexte d‟un pūrva pakṣa (opinion antérieure) et il convient de ne pas considérer qu‟elle fait
partie de l‟enseignement de la Gῑtā.
La première fois que le sujet des divisions sociales non basées sur l‟hérédité est abordé, c‟est au IV,
13, où il est clairement mentionné que l‟Absolu proprement dit est le principe sur lequel se base la
théorie des varṇyas. En outre il est dit que cette division est fondée scientifiquement sur le principe qui
consiste à faire correspondre le caractère ou le talent d‟une personne avec le type de vocation qui lui
correspond parmi ceux qui sont disponibles pour lui dans le monde réel. En les considérant dans cette
optique, les trois groupes principaux, ainsi que le quatrième constitué par les śūdras (serviteurs)
mentionnés dans la stance suivante, peuvent être compris rationnellement par tout le monde, y compris
par l‟homme moderne de l‟Est ou de l‟Ouest, à peu près comme suit.
Dans le monde des hommes il y a toujours quatre vocations principales. Platon les identifie comme
étant le philosophe, le soldat, le commerçant et le serviteur. Si nous devons considérer le monde dans
lequel entre un homme gradué d‟Oxford ou d‟Harvard, ou le monde dans lequel l‟homme de la rue,
qui n‟a pas été à l‟université, doit s‟adapter par nécessité, nous pouvons considérer que ces quatre

456
divisions se composent (1) des ordres sacrés, (2) des forces armées, (3) des hommes d‟affaires, et (4)
des salariés. (Page 679) On pourrait même adapter ces termes à la société russe actuelle, et nous
aurions alors: les prêtres, les soldats, les commissaires et les prolétaires. Ces quatre divisions ont existé
et existent encore dans toutes les sociétés, que ce soit explicitement ou implicitement, avec quelques
légères modifications selon les lieux et les époques. En changeant l‟aspect de la structure sociale à
différentes époques de l‟histoire les forces politiques et économiques ont eu des impacts sur ces
questions, mais ces divisions générales ont toujours été là.
C‟est en ce sens qu‟au IV, 13, le principe absolu proprement dit est considéré comme étant derrière ces
quatre divisions. Mais même alors nous devons constater qu‟à la seconde ligne de cette stance il y a
une clause de sauvegarde selon laquelle le nécessaire est neutralisé par l‟aspect contingent de ce même
principe Absolu.
Ainsi, même si dans l‟organisation de la société qui est tributaire des aspects nécessaires de la vie, les
quatre divisions sont valides, quand des aspects contingents la pénètrent, sa rigidité en est émoussée et
nous avons une société d‟individus libres dont l‟échelonnage sur une échelle allant de l‟inférieur au
supérieur est aboli en faveur d‟une égalité de statuts, comme cela est clairement spécifié au IX, 32 où
même les śūdras (serviteurs) peuvent aspirer à la sagesse suprême, sans parler de ceux dont on dit
qu‟ils sont nés dans „des matrices de basses castes‟.
Tout le sujet de la partie que nous allons aborder se réduit à la question du choix de la vocation en
fonction du caractère profond. Les origines profondes du tempérament intérieur basé sur des modalités
que l‟on considère comme étant des forces contraignantes au XIV, 5, ont déjà été expliquées avec
suffisamment de détails à l‟aide d‟exemples choisis pour chacune des sub-divisions possibles.
Maintenant, la séparation qu‟il y a entre l‟acteur et l‟action a été tellement réduite que, mis à part pour
les individus qui sont des inadaptés, nous pouvons considérer que la personnalité intime d‟un type
particulier de personne correspond à sa vocation personnelle. Nous ne commettrions pas d‟erreur en
considérant que ce sont des types de vocation déterminés par, d‟une part, la nécessité réelle et, d‟autre
part, l‟adéquation de caractère. La vie, si elle doit se dérouler normalement comme il le faudrait,
nécessite non seulement que l‟on accorde ces deux aspects, mais aussi qu‟on les juxtapose et qu‟on les
fusionne l‟un à l‟autre de façon à produire un bon type de vocation pour la personne. On ne peut pas
considérer qu‟une personne dont la vocation est inadaptée soit fidèle à elle-même. Au mieux c‟est un
monstre, une horreur ou une absurdité.
Ces types n‟ont rien en commun avec les tribus, les castes ou les prolifiques groupes distincts qui
fleurissent dans toutes sociétés, qui sont fondés sur des exclusions sentimentales, et qui n‟ont rien à
voir avec le caractère ou la nécessité tels qu‟ils devraient être compris pour qu‟ils soient harmonisés en
leur sein. (Page 680) Dans le meilleur des cas ces groupes sociaux qui ne se basent pas sur le principe
des types de vocation, comme c‟est le cas des nombreuses castes en Inde, ont le statut d‟une forme
d‟absurdité ou de nuisance. En Inde, on a eu tendance à parler de ces types de groupes d‟hommes en
les réunissant implicitement en classes héréditaires supérieures d‟une part et classes héréditaires
inférieures d‟autre part. Lorsque les Aryens ont pénétré en Inde, les peuples pré-Aryens ne leurs été
pas culturellement inférieurs, mais pour des raisons de stratégie guerrière, ils ont dû être considérés
comme des gens exclus du champ de l‟orthodoxie aryenne et traités comme des serfs ou des esclaves.
Cette tendance n‟est pas spécifique aux Aryens. Dans l‟histoire récente, Hitler aussi a proclamé la
supériorité aryenne. Les Aryens étaient essentiellement des ritualistes, et toute valeur extérieure au
sacrifice du feu était légalement méprisée et ils s‟en défiaient. Ils ne pouvaient tolérer qu‟un śūdra
(historiquement esclave de l‟envahisseur) s‟arroge lui-même un quelconque statut au sein de leur
formation sociale fermée.
Cependant, comme la religion védique s‟est étendue en entrant en contact avec les ṛṣis (ascètes
clairvoyants) qui vivaient dans les forêts indiennes et qui représentaient un mode de sagesse plus
ancien et plus négatif, elle est devenue ouverte et dynamique et non plus statique et fermée. Des ré-
évaluateurs comme Vyāsa, par l‟entremise des paroles du Kṛṣṇa de la Gῑtā, ouvrirent en grand les

457
portes de la sagesse upaniṣadique, et acceptèrent même que les śūdras (serviteurs ou esclaves) aient le
droit de suivre la voie de la sagesse (comme au IX, 32).
Pour se rapprocher davantage du thème des quatre divisions proprement dites, telles qu‟elles seront
citées dans la section qui va suivre, nous en trouvons le fondement dans les manu smṛtis (Lois de
Manu) où il est écrit :
« Mais en vue de protéger cet univers, Lui, le plus resplendissant des êtres, assigna des (devoirs et) des
occupations distinctes à ceux qui jaillissaient de ses bras, de ses cuisses et de ses pieds.
« Aux brāhmins Il confia l‟enseignement et l‟étude (des Vedas), le sacrifice pour leur propre compte et
celui des autres, la tâche de faire (des aumônes) et de les recevoir. (88).
« Au kṣatriya Il ordonna de protéger le peuple, de faire des dons, d‟offrir des sacrifices, d‟étudier (le
Veda) et de s‟abstenir de s‟attacher aux plaisirs des sens.
« Au vaiśya Il ordonna de garder le bétail, de faire des dons, d‟étudier (le Veda), de faire du
commerce, de prêter de l‟argent et de cultiver la terre. (90).
(Page 681) « Au śūdra le Seigneur ne prescrivit qu‟une occupation, celle de servir humblement ces
trois (autres) castes. (I, 87-91). »
- The Laws of Manu : trad. G.Bühler, S.B.E. Oxford, 1886.

L‟importance de la modification et de la réévaluation que la Gῑtā a effectuée sur la base originale que
nous avons ici parait flagrante à quiconque lit l‟extrait ci-dessus parallèlement aux qualifications des
différentes divisions mentionnées dans la Gῑtā.
En constatant qu‟à la stance 41 c‟est le mot karmāṇi (actions) qui est utilisé, nous voyons que c‟est
l‟action nécessaire qui est à la base de ces divisions-ci. Le Karma (action) appartient au monde réel de
la nécessité et par conséquent il correspond au moule plutôt qu‟au liquide, alors que le liquide
correspond aux dispositions naturelles de la personnalité de l‟acteur. Celles-ci se coulent dans le
moule pour s‟adapter à la nécessité d‟une situation. Dans chaque cas le mot karma (action) est répété.
Mais si l‟on examine certains des composants de l‟action, comme par exemple la sérénité et le contrôle
de soi, particulièrement aux stances 41 et 42 où ces qualités concernent le brāhmin et le kṣatriya, on
s‟aperçoit qu‟elles sont de caractère négatif ou contemplatif, et qu‟on ne peut pas du tout les
considérer comme étant des actions à proprement parler.
Dans la mesure où ce sont des qualifications attachées à la vocation du kṣatriya, l‟endurance (firmness)
et le fait de ne pas s‟enfuir du poste auquel on a été appointé sur le champ de bataille, ne peuvent être
considérés comme étant des occupations actives. Pour ce qui est des vaiśyas et des śūdras qui sont,
pour ainsi dire, mis dans le même panier au sein d‟une seule stance (44), il n‟est guère juste de dire
qu‟ils choisissent l‟agriculture ou la servitude par affinité de caractère.
Pour être un entrepreneur il faut avoir un capital, et sans capital on se retrouve à la place du prolétaire
par nécessité. Dans ces cas-là mettre consciemment en adéquation le tempérament et l'occupation
n‟est plus possible. Un chien errant va manger un gâteau tout aussi bien que des restes jetés sans qu‟il
lui soit possible de choisir entre eux. Dire qu‟il ne mérite pas de gâteau serait une réflexion injuste
portée sur sa personne. S„ils en ont l‟opportunité, les aristocrates chiens d‟appartement peuvent
cultiver un goût raffiné. On peut admettre qu‟un chien de chasse aime la chasse ou la préfère
consciemment. Par conséquent, même ici, on doit interpréter ces regroupements réévalués avec une
certaine souplesse et de l‟imagination.
Du reste, de nos jours, les professions disponibles se sont multipliées outre mesure. Le personnel au
sol sur un terrain d‟aviation doit avoir des capacités spécifiques bien différentes de celles d‟un pilote.
Un avocat criminaliste a besoin d‟une sagacité différente de celle d‟un professeur de droit théorique.
(Page 682) Par conséquent, l‟éventail de la variété des professions disponibles dans chaque service est
devenue si complexe de nos jours, que le fait même de faire référence aux quatre divisions à la

458
manière de la Gῑtā sonne archaïque à nos oreilles modernes. Le Dr. Alexis Carrel déplore dans son
livre l’Homme cet Inconnu :
« Au lieu de reconnaître la nécessaire diversité des êtres vivants, la civilisation industrielle les a
compressés en quatre classes: le riche, le prolétaire, le paysan et le petit bourgeois. L‟employé,
l‟enseignant, le policier, le prêtre, l‟employé médical, le scientifique, le professeur d‟université et le
commerçant qui constituent la classe moyenne ont plus ou moins le même niveau de vie. Ces
catégories de personnes si différentes dans leur statut sont regroupées en une seule classe non pas en
fonction de leur personnalité, mais en fonction de leur situation financière. »
Il faut présumer que L‟auteur de la Gῑtā fait référence à ces quatre divisions afin de faire une
concession en faveur de l‟orthodoxie védique, car il ne voudrait pas que celle-ci se sente offensée par
une négligence de sa part. Ceci parait d‟autant plus évident si l‟on considère qu‟après cette section,
aux stances 51 à 53, nous avons une sous-section supplémentaire qui décrit le mode de vie non-
professionnelle d‟un homme de spiritualité à tendance rationnelle, mode de vie qui s‟accorde
davantage au modèle d‟enseignement de la Gῑtā.
Après la stance 53 même les critères de ce chapitre, qui sont conçus de façon à s‟accorder à la
situation d‟une guerre réelle, sont transcendés. Après la stance 64, nous voyons que toutes les
considérations asymétriques qui sont spécifiques à ce chapitre et qui sont générées par la structure de
l‟œuvre, sont rejetées, car la Gῑtā, avec un langage pleinement contemplatif, arrive au point culminant
de son enseignement.
On peut excuser la longueur de ce commentaire si on tient compte du fait que la théorie des castes, ou
ce qu‟on appelle varṇāśramadharma (devoirs incombant aux différents stades des castes), a souillé
l‟égalité, la justice et le fairplay dans la vie des indiens durant de nombreuses décennies. Même dans
l‟esprit de personnes comme le Mahatma Gandhi, c‟est un sujet qui est très déroutant sur les plans de
la théorie et de la pratique. Cette question a aussi vicié la politique lorsque des jugements de justice
équitables ont été rendus dans des cours de justice où l‟on cite encore Manu. Deux exemples tirés de
Manu suffiront à nous démontrer cette injustice, injustice que l‟on trouve également à la stance 78 de
la Gῑtā.
(Page 683) « Un śūdra, même s‟il le peut, ne doit pas amasser de richesses car un śūdra qui s‟enrichit
fait tort aux brāhmins. » (X, 129)
« Un brāhmin peut saisir les biens de (son) śūdra (esclave) en toute confiance, car, cet (esclave) ne
pouvant avoir aucune propriété, son maître peut saisir ses possessions. » (VIII, 417).
Les masses indiennes ont profondément pris conscience de cette injustice qui a corrompu la vie de
l‟Inde. Plusieurs réformistes hindous et plusieurs mouvements religieux ont protesté à son encontre,
mais leur prise de position était timide et ils s‟excusaient de leur opinion.
C‟est au crédit du Guru Nārāyaṇa (1855-1928) que l‟on doit d‟avoir parlé sans équivoque et d‟avoir
déclaré: « Pour les hommes, c‟est leur humanité qui est leur caste » (manuṣāṇam manuṣtvam jātiḥ) et
aussi: « Brāhmins, etc., ne sont pas (des caste) de ce type » (na brāhmanadhiḥ asya evam). Son
opinion s‟accorde avec celle de la Gῑtā en ce qu‟elle ouvre librement la porte de la connaissance
spirituelle suprême à tous les êtres humains, que cette connaissance soit védique ou non-védique,
reconnaissant ainsi qu‟il n‟y a qu‟une seule jāti, caste ou espèce.
Ce sera aussi une consolation pour le monde moderne d‟apprendre grâce à ce commentaire que la Gῑtā
ne supporte aucune forme de spiritualité restrictive, mais que c‟est un livre sur la contemplation
valable pour le monde entier. Le moindre petit vestige qui pourrait encore subsister doit être dépassé et
on doit expliquer qu‟il est dû au fait que la Gῑtā a elle-même été composée dans l‟antiquité.
Pour en revenir à la stance 40, la référence à la terre et au ciel, aussi étendue soit-elle, n‟inclut pas le
cosmos entier, cosmos dont le puruṣottama (Homme Primordial) est le principe Absolu. Les entités
dont il est question ici appartiennent au monde relatif qui s‟inscrit dans le cadre védique des valeurs
couvertes par le plus inférieur des deux puruṣas (esprits, personnes) du XV, 16.

459
[41] brāhmaṇa-kṣatriya-viśāṁ
śūdrāṇāṁ ca parantapa|
karmāṇi pravibhaktāni
svabhāva-prabhavair guṇaiḥ||

«Pour les brāhmins (contemplatifs calmes), les kṣatriyas (contemplatifs actifs), les vaiśyas
(entrepreneurs) et les śūdras (prolétaires) aussi, O Vainqueur des Ennemis (Arjuna), on assigne des
professions distinctes en accord avec les modalités nées de leur propre nature. »
(Page 684) Śaṅkara pense que l‟on doit faire une distinction entre le groupe formé par les trois
premières castes mentionnées et la dernière étant donné que celle-ci n‟a aucun droit d‟accès aux études
védiques. C‟est un des petits exemples qui montrent comment, comme nous l‟avons indiqué ailleurs,
Śaṅkara est tacitement de connivence avec le système de caste transmise par hérédité, de même qu‟il
l‟est avec Manu. Peut-être qu‟à son époque attendre de sa part qu‟il ne le soit pas cela aurait été trop
lui demander de crainte que l‟orthodoxie qui déjà lui retirait sa confiance en l‟accusant d‟être un
pracchanna bauddha (bouddhiste déguisé), dusse le renier totalement.
On peut considérer le fait que dans cette stance le śūdra (serviteur, prolétaire) soit mentionné à part à
la lumière du fait que le vaiśya (commerçant-fermier, entrepreneur) inclut le śūdra dans une certaine
mesure, puisque tous deux ont des occupations qui sortent du champ des valeurs contemplatives,
comme le révèlera la stance 44 où ils seront examinés plus minutieusement. Mentionner ce dernier sur
un pied d‟égalité avec les autres aurait laissait sous-entendre qu‟il y avait un groupe correspondant à
une quatrième modalité, comme une sorte de sous-division mixée. En outre, au IX, 32, on constate que
les vaiśyas, les śūdras et les femmes sont déjà regroupés sous l‟intitulé générique du groupe de ceux
dont l‟origine est « pécheresse » ou « non-contemplative ».
Le brāhmin représente la modalité pure (sattva), le kṣatriya (guerrier) la modalité active-passionnée
(rajas) et les trois autres cités au IX, 32, pourraient tous être considérés indifféremment comme des
exemples relevant de la troisième catégorie qui recouvre la modalité sombre (tamas) et les autres
valeurs non-contemplatives.
Nous avons vu que le mot karmāṇi (actions) est incompatible avec des valeurs telles que la sérénité,
mentionnée à la stance 42, excepté si on le prend dans un sens très large.
Śaṅkara propose trois théories alternatives concernant svabhāva (la nature propre). Si ces trois
variantes ne nous prouvent rien de plus, cela nous montre du moins que nous avançons sur un terrain
très délicat et très controversé lorsque nous traitons de ces facteurs. Aucune division claire et nette des
occupations ne semble possible pour s‟accorder aux personnalités, et si l‟on admet une telle
possibilité, on devrait le faire comme une concession à ces qualités spirituelles sous-entendues dans la
religion védique, religion que l‟auteur ne souhaite pas dénigrer par omission.
[42] śamo damas tapaḥ śaucaṁ
kṣāntir ārjavam eva ca|
jñānaṁ vijñānam āstikyaṁ
brahma-karma svabhāva-jam||

«Calme, contrôle de soi, austérité, pureté, indulgence et intégrité, (pure) sagesse, sagesse appliquée,
foi: voilà (qu‟elles sont les qualités qui composent) l‟activité du brāhmin, elles proviennent de sa
propre nature. »
(Page 685) Les éléments qui sont cités comme constituants de l‟obligation ou du travail qui relève de
la vocation d‟un brāhmin, et qui sont conformes à sa nature propre, sonnent tous familièrement à nos
oreilles. Aucun d‟eux n‟a le caractère impératif qui pourrait justifier qu‟il soit inclus en tant que
devoir; on ne pourrait pas non plus justifier qu‟ils soient considérés comme des activités.
Dans les chapitres précédents de la Gῑtā, livre (de conseils) non-obligatoires sur la sagesse, nous avons
constaté au cours de la discussion libre et contemplative sur les valeurs spirituelles que ces valeurs, ou

460
des valeurs similaires, avaient été fréquemment mentionnées. Si nous nous souvenons que le chapitre
X n‟a aucun lien avec la nécessité ni avec l‟obligation, on ne peut douter du caractère pur et
contemplatif des éléments listés au X, 4. Au XI, 1, Arjuna fait référence au chapitre X comme étant un
chapitre qui traite de l‟adhyātma (ce qui relève du Soi). Cela va une fois de plus dans le même sens.
En outre, en comparant les éléments cités ici avec des actes aussi ordinaires que les offrandes de
sacrifices et l‟enseignement des Vedas que Manu désigne comme étant des devoirs qui reviennent au
brāhmin (voir citation sous la stance 40), la réévaluation de la racine et de la ramification de la base
des quatre groupements dans la Gῑtā tels qu‟ils dérivent de Manu, doit paraître évidente, même au
lecteur superficiel.
Contrairement au brāhmin de Manu, le brāhmin de cette stance est un brāhmin qui est sublimé ou
glorifié à la lumière de la contemplation, sans que le sublime modèle de sa vie spirituelle ne soit
entaché d‟aucun résidu d‟obligation. Alors qu‟il serait bien que ceux qui prétendent avec véhémence
par un égoïsme religieux exacerbé que le brāhmanisme les concerne aspirent à ces qualités
véritablement spirituelles dans le but d‟une saine émulation, s‟en revendiquer comme une prérogative
appartenant à un groupe social fermé et figé ne peut qu‟être considéré comme une vanité
anachronique. Le vrai brāhmin de la Gῑtā se rapproche du type contemplatif plutôt que du type
ritualiste et ressemble ainsi à la fois au tyāgi (celui qui pratique le détachement) et au samnyāsin
(renonçant).
[43] śauryaṁ tejo dhṛtir dākṣyaṁ
yuddhe cāpy apalāyanam|
dānam īśvara-bhāvaś ca
kṣātraṁ karma svabhāva-jam||

« La vaillance, l'éclat, la fermeté, l'habileté, mais aussi le fait de ne jamais fuir, la générosité et la
dignité des hommes sont des attributs du (modèle) d'activité du kṣatriya, ils proviennent de sa propre
nature. »

(Page 686) Parmi les qualités appartenant au kṣatriya (guerrier) on peut isoler īśvarabhāva (noble ou
digne contenance) et dānam (générosité) parce qu‟elles brillent par leur absence sur la liste de Manu.
A leur place nous constatons que Manu mentionne les sacrifices, l‟étude des Vedas et la protection
politique aux personnes. De nouveau nous avons ici une image sublimée, cette fois il s‟agit de celle du
guerrier que, excepté pour ce qui est de la qualité que l‟on appelle habileté ou dextérité, l‟on ne peut
considérer comme représentant activement la modalité active-passionnée (rajas) avec laquelle il est dit
que sa profession doit concorder. La qualité que l‟on appelle dākṣyam (habileté) est de celle dont on ne
peut imaginer qu‟elle puisse avoir un caractère impératif.
Apparemment, la Gītā ne considère pas la possibilité que l‟on puisse envisager un brāhmin de type
politique d‟une part, ni que l‟on puisse exclure un kṣatriya (guerrier) qui serait un contemplatif non
belliqueux et non politique des groupements qu‟elle reconnait. Les rāja-ṛṣiḥ (rois philosophes) du IV,
2 et du IX, 33, que la Gītā a érigé comme modèles ou qu‟elle a considéré comme étant un genre, sont à
la fois des contemplatifs et des hommes d‟action, et ne pourraient être inclus stricto sensu dans aucune
des quatre divisions considérées par Manu. La référence aux femmes qui pourraient se conformer aux
schémas de conduites contemplatifs brille par son absence, bien que le X, 34, nous indique qu‟il est
possible que les femmes soient dotées d‟une grande spiritualité.
[44] kṛṣi-goraskṣya-vāṇijyaṁ
vaiśya-karma svabhāva-jam|
paricaryātmakaṁ karma
śūdrasyāpi svabhāva-jam||

« Labourer, garder les troupeaux et faire du commerce sont les (attributs de) la profession de vaiśya,
ils proviennent de sa propre nature; de même, les travaux qui par nature entrent dans la catégorie des
emplois subalternes reviennent au śūdra, ils proviennent de sa propre nature. »

461
En comparant cette stance à ce que dit Manu, nous voyons qu‟avec lui les vaiśyas (commerçants-
fermiers) devaient en outre offrir des sacrifices et apprendre les Vedas, deux choses qui de nouveau
brillent ici par leur absence. Dans cette stance-ci ils sont presque dégradés au niveau du pauvre śūdra
(serviteur) dont le seul devoir selon Manu et la Gῑtā est de servir son maître.
(Page 687) Tout śūdra (serviteur), il faut le reconnaître, aimerait bien être promu au rang de vaiśya
(commerçant-fermier) si seulement il avait le capital nécessaire. Spirituellement il semblerait qu‟il n‟y
ait pas de différence entre eux, à moins que le śūdra (serviteur) ne désigne une personne anormale ou
une personne mal conditionnée. L‟histoire récente a démontré qu‟en Inde de nombreuses tribus
aborigènes ou tribus montagnardes font de bons soldats. Des missionnaires ont prouvé que les castes
« inférieures » offrent un bon matériel humain qui, une fois dégrossi et bien présenté, peut rivaliser
avec les meilleurs brāhmins et les meilleurs kṣatriyas. En outre, beaucoup des qualités supérieures que
l‟on attribue aux deux premiers groupes sont susceptibles d‟être transmises par l‟éducation, même si
on ne les trouve pas à l‟état naturel.
[45] sve sve karmaṇy abhirataḥ
saṁsiddhiṁ labhate naraḥ|
svakarma-nirataḥ siddhiṁ
yathā vindati tacchṛṇu||

«En se dédiant à la fonction qui est la sienne, l‟homme atteint la perfection (dans le domaine de la
pratique du yoga); écoutes, que Je te dise comment, en étant dédié à la fonction qui lui est propre, il
atteint la perfection. »
On peut considérer que les quatre stances suivantes forment une section en rapport avec cette même
question des fonctions et des devoirs. Elle contient la théorie de la Gῑtā, dont il est souvent dit qu‟elle
constitue une importante contribution, et à laquelle on fait parfois référence en l‟intitulant doctrine du
svadharma (devoir personnel). Le II, 35 y a déjà fait référence d‟une manière plus appropriée, et toute
la théorie qui est élaborée ici a déjà été énoncée de façon plus brève et plus frappante. Au II, 31 et 33,
il est question de ce même terme svadharma (devoir personnel), non pas comme une théorie, mais
comme une nécessité impérieuse dans les circonstances réelles qu‟Arjuna se devait de reconnaître.
Comme nous l‟avons déjà signalé, à la fin de ce chapitre nous en terminons de nouveau avec la réalité.
Ici, la théorie du svadharma (devoir personnel) est traité à la fois avec ce qu‟elle implique dans le
même temps sur le plan pratique et sur le plan de la contemplation.
On ne peut considérer la siddhi (réalisation) comme une perfection spirituelle, dans la mesure où,
selon la stance 50, il y a encore un long chemin à parcourir après le plein épanouissement de cette
perfection au sens donné à la stance 49, avant qu‟une personne soit apte à devenir l‟Absolu au sens
indiqué à la stance 53. Dans le domaine de l‟action, ou même dans le domaine de la pratique du yoga,
la perfection que l‟on appelle d‟ordinaire une siddhi (réalisation) n‟est qu‟un tremplin vers la
perfection contemplative finale au plein sens du terme qui lui est conféré dans l‟enseignement de la
Gῑtā, enseignement qu‟il reste encore à exposer de façon claire.
(Page 688) Notez la légère différence qu‟il y a entre cette stance qui fait référence au svakarma
(l‟activité qui correspond à une personne) et le svadharma (devoir personnel) du III, 35, légère nuance
qui sera reprise ultérieurement à la stance 47. Le simple karma (action) peut être une nécessité sans
conséquences morales, alors que le concept de dharma (devoir) implique en lui-même une conscience
morale. Le devoir c‟est quelque chose qu‟un homme pense devoir faire pour être en accord avec ses
convictions. Il y a un certain choix. Mais dans le simple karma (action), la marge de choix qui est
laissée à l‟acteur est très étroite.
[46] yataḥ pravṛttir bhūtānāṁ
yena sarvam idaṁ tatam|
svakarmaṇā tam abhyrcya
siddhiṁ vindati mānavaḥ||

462
«Lui dont toutes les existences émanent, Lui qui imprègne tout ceci, en Le vénérant en accomplissant
la fonction qui est la sienne, l‟homme acquière la perfection. »
Cette stance énonce un principe primordial, un principe dont nous avons constaté qu‟il traversait tout
l‟enseignement de la Gῑtā. C‟est celui qui, pour une personne, consiste à établir une bipolarité
adéquate avec tout idéal élevé auquel elle est capable de postuler du côté du transcendantal.
Ici, les contreparties sont (1) l‟acteur réel qui exerce son propre métier ici-bas, élément dont la
présence est indispensable et (2) le principe transcendant ci-dessus décrit comme étant à l‟origine de
toute activité produisant l‟ensemble des êtres, et qui imprègne toutes choses ici-bas. Ces qualifications
sont clairement très simplifiées, comme si elles étaient écrites dans un style théologique populaire,
parce que, si nous prenons le cas d‟un śūdra, il ne serait pas capable de penser à l‟Absolu avec tous
les attributs par lesquels, selon des écrits plus philosophiques, on pourrait Le représenter.
Il n‟est pas nécessaire non plus, pour que la condition de la bipolarité soit correctement remplie dans le
contexte de la contemplation, que le concept de l‟Absolu soit d‟ordre hautement philosophique. Tant
que les contreparties sont inclues dans la gamme de la nature humaine ou de l‟intelligence humaine,
elles satisfont aux conditions requises et auront tendance à aller vers la perfection si on les rassemble
unitivement au moyen de la vénération.
(Page 689) De même qu‟un dévot hindou offrirait une fleur à son idole favorite, ici on recommande à
l‟homme qui pratique une certaine profession de considérer sa vocation comme une offrande au
principe transcendantal qui représenterait l‟Absolu, du moins selon lui. La technique du yoga est
fondée sur ce genre de bipolarité et cette immersion unitive des contreparties au sein d‟une valeur
centrale, comme nous avons eu l‟occasion de le faire remarquer en lien à de nombreuses autres
stances. Cette théorie a été appelée ekāntika bhakti (affiliation isolée ou solitaire à l‟Absolu). La stance
55 ci-après fait état d‟un stade intermédiaire qui appartient à ce mode de progression spirituelle, et la
stance 57 confirmera ce stade encore plus clairement en introduisant de concert dans le yoga la bhakti
(dévotion) et la raison.
[47] śreyān sva-dharmo viguṇaḥ
para-dharmāt svanuṣṭhitāt|
svabhāva-niyataṁ karma
kurvan nāpnoti kilbiṣam||

«Mieux vaut (s‟acquitter de) son propre devoir (même s‟il est) inférieur, que du devoir d‟un autre (même
s‟il est) bien rempli. Celui qui s‟acquitte du devoir que lui enjoint la nature ne commet aucun péché. »
Si on lit cette stance avec l‟esprit rationnel habituel on n‟y trouvera aucun sens à cause des
contradictions qu‟implique le mot viguṇaḥ (sans qualité, inférieur), par rapport au devoir ou au travail
bien exécuté qui devrait revenir à une autre personne. Cette même théorie est établie avec encore plus
de vigueur au III, 35. Pour ce qui est de la vie quotidienne des ouvriers, si le menuisier peut bien
exécuter l‟emploi de menuisier, et en obtenir un meilleur salaire, personne ne peut mettre en doute le
fait que ce soit un avantage pour lui dans un sens purement économique et purement mécaniste. Mais
si cette stance suggérait que le menuisier devrait toujours rester menuisier et que ni lui ni ses fils ne
devraient jamais aspirer à une profession plus lucrative, cette stance deviendrait absurde, par contre si
nous nous souvenons que, dans la vie de l‟homme et de l‟animal, l‟hérédité sépare les caractéristiques
dominantes et récessives, pour autant que cette hérédité renvoie à l‟adaptabilité physique à différente
sortes de travail, l‟absurdité qu‟il y aurait à suivre des fonctions héréditaires deviendrait elle-aussi
évidente.
Il est aussi vrai que dans la nature certains animaux sont plus adaptés à certaines activités que
d‟autres. Un éléphant ne peut pas grimper à un arbre, un écureuil ne peut pas transporter des rondins
de bois, et un poisson ne peut vivre hors de l‟eau. (Page 690) De nombreuses expressions comme par
exemple, un mouton déguisé en loup, un choucas avec des plumes de paon, peindre le lys, faire don
d‟objets volés, font référence à cette même anomalie que le paradharma (le devoir d‟un autre). Chez
l‟espèce humaine, grâce à l‟entraînement et l‟éducation, la stricte rigidité avec laquelle les fonctions

463
correspondent aux types d‟individus est susceptible de mieux s‟ajuster et de mieux s‟adapter.
L‟éducation supplémente la nature dans une large mesure, et des hommes et des femmes entraînées
peuvent s‟adapter à un large éventail d‟occupations qui appartiendraient normalement à différents
types dans le monde animal en général.
Un jeune homme sensible qui a l‟âme d‟un poète ou d‟un artiste pourrait très bien se sentir mal adapté
dans une école militaire, et il pourrait même devenir anormal si on l‟obligeait à se soumettre à ses
rigueurs. On peut considérer que les quatre groupes de personnes auxquels on vient de faire référence
dans ce chapitre sont des catégories largement représentatives, mais même là il convient d‟ajouter des
cas intermédiaires et de tenir compte du fait que la capacité d‟adaptation des individus peut fluctuer à
l‟intérieures de limites que la raison nous fait clairement concevoir.
Dans la Gῑtā il n‟est pas facile de considérer qu‟il soit pertinent de se référer au danger du paradharma
(le devoir d‟un autre homme) à moins que nous supposions qu‟Arjuna lui-même en est un cas
d‟espèce. Ultérieurement à la stance 59 il sera question du possible égoïsme d‟Arjuna. Mais son
égoïsme n‟a été mis en évidence nulle part dans la Gῑtā. D‟autre part, lorsqu‟au II, 5, il dit qu‟il
vaudrait mieux pour lui être un mendiant que de se battre, on voit qu‟il a trop d‟humilité.
Cependant l‟humble attitude d‟Arjuna contient peut-être un élément de paradharma (devoir d‟un
autre) dans la mesure où il n‟est pas le genre d‟homme susceptible de devenir un reclus ou un
samnyāsin (renonçant) comme ses paroles le sous-entendent. Pour un guerrier au tempérament actif,
devenir un ermite calme et solitaire du jour au lendemain n‟est pas compatible. Ce qui nous amène aux
références semblables que l‟on trouve au XVII, 5 et 6, où des hommes pratiquent de mauvaises
austérités. Leur nature āsurique (démoniaque) n‟a pas été sublimée en une nature qui leur permettrait
de s‟ajuster à l‟esprit des écritures. Dans le cas qui nous concerne ici nous pouvons reconnaître qu‟il
s‟agit du cas de la Gῑtā où une personne se rapproche le plus de quelqu‟un qui a manqué sa vocation.
Cependant, afin d‟aller à la racine de la théorie du paradharma (le devoir d‟un autre) nous devons la
replacer dans le contexte auquel elle appartient qui est celui de la contemplation, la plus importante
des principales questions examinées par la Gῑtā. Quand nous lisons au II, 63 que la personne qui a
perdu son intelligence périt, ce n‟est pas au sens physique ou mécanique qu‟il faut le comprendre.
(Page 691) De nouveau à la stance 58 de ce chapitre-ci Arjuna est menacé d‟une destruction similaire
s‟il ne parvient pas à penser à l‟Absolu et qu‟il n‟écoute pas. Ces calamités ne peuvent avoir de sens
que dans un cadre purement contemplatif. Le mal qui consisterait à manquer une vocation ou se
méprendre sur une profession n‟est donc pas si grave que la lecture de cette stance-ci pourrait le laisser
penser. Dans cette section l‟accent vient tout juste d‟être mis sur le fait qu‟une relation strictement
bipolaire doit être instaurée entre l‟acteur et son idéal de contemplation. C‟est à la lumière de ce
principe clairement énoncé que nous devons comprendre de quelle manière le devoir propre à une
personne vaut mieux que le devoir bien accompli qui revient à quelqu‟un d‟autre. L‟auteur s‟attend à
ce que nous le voyons avec l‟œil de la contemplation et non pas comme une vérité logique. Comme
nous l‟avons déjà remarqué, lorsque l‟on aborde le sujet de la contemplation de tels paradoxes ne sont
pas inconnus.
„Le devoir incombant à un autre homme‟ est une expression qui en elle-même implique que ce devoir
n‟est pas organiquement relié à l‟acteur. Elle sous-entend soit une prétention égotique à quelque chose
qu‟il ne mérite pas, soit une humilité déplacée avec une attitude de regret ou d‟apitoiement sur soi-
même qui peut n‟être que temporaire comme c‟est le cas pour Arjuna; c‟est cette attitude
d‟apitoiement qui fait que Kṛṣṇa le réprimande au II, 2 et 3. Que ce soit par ambition ou par humilité,
remplir le devoir d‟un autre est un facteur tiers ou un facteur d‟interférence qui gâte la condition de
bipolarité sur laquelle repose toute la progression spirituelle. C‟est uniquement dans ce sens que l‟on
peut comprendre cette référence au svadharma (devoir personnel). Comprendre ce terme d‟une autre
façon serait de la politique, et cela ne relèverait pas du tout de la spiritualité, parce qu‟empêcher un
homme d‟entrer en compétition pour obtenir un meilleur emploi, alors qu‟il pourrait faire le travail
aussi bien qu‟une autre personne, ce serait prêter le flanc en théorie à l‟accusation de supporter
l‟esclavage ou de violer le principe d‟égalité des chances qui est bien accepté à notre époque actuelle.
En fait, c‟est exactement de cette façon que des textes contemplatifs comme la Gītā ont été

464
délibérément ou inconsciemment mal interprétés par des groupes intéressés. Dans une société
compétitive où il est tout à fait normal que des groupes rivaux se battent, ceci n‟est pas surprenant.
Mais ces interprétations intéressées n‟ont rien en commun avec l‟enseignement de la Gītā qui n‟est
certainement pas un texte sur la domination économique.
Pour ce qui est de kilbiṣam (péché) qui signifie la même chose que le pāpam (péché) du II, 33 et 38,
lorsqu‟une action devient absolument nécessaire, l‟absolutisme même de sa nécessité en est la
justification. S‟accorder avec sa propre nature revient à considérer qu‟une ligne d‟action est
absolument nécessaire, bien que, pour prendre un cas extrême, si l‟on devait commettre un meurtre
contre une personne pour de telles raisons cela ne serait pas accepté comme une excuse devant une
cour de justice. (Page 692) Dans le contexte de la contemplation absolutiste, ceci est une ligne valide,
et il faudrait la garder à l‟esprit parce que c‟est une clef qui ouvre la voie à la contemplation.
Des objecteurs de conscience contre la guerre ont la liberté de penser que la guerre n‟est pas
absolument nécessaire pour ce qui les concerne. S‟ils en sont convaincus, et si une telle attitude a de
bonnes chances d‟être testée sous quelque forme de gouvernement évolué que ce soit, c‟est une bonne
chose. Mais la Gītā ne pouvait pas anticiper une telle éventualité à l‟époque reculée qui était la sienne.
Nous ne disons pas cela ici dans le seul but de justifier ou de rejeter l‟objection de conscience contre la
guerre, mais seulement à des fins d‟éclaircissement. Il est également vrai que si un général refuse de se
battre, il sera automatiquement remplacé, et cela ne permettra pas de faire évoluer la situation. Le fléau
de la guerre sera là de toute façon. Nous reparlerons de ce sujet aux stances 59 et 60.
[48] saha-jaṁ karma kaunteya
sa-doṣam api na tyajet|
sarvārambhā hi doṣeṇa
dhūmenāgnir ivāvṛtāḥ||

« Le devoir qu‟une personne a naturellement reçu par sa naissance, O Fils de Kuntῑ (Arjuna), ne doit
pas être abandonné même s‟il est emprunt de défauts; toutes les entreprises sont enveloppées de
défauts, comme le feu est enveloppé par la fumée. »
Cette même image a déjà été utilisée au III, 38. Selon le II, 49, on attribue à l‟action une position très
inférieure. Mais bien qu‟inférieure elle est toujours prise en considération parce que, comme le déclare
le XIII, 19, la nécessité est aussi éternelle que la contingence elle-même.
Qu‟un travail ait des défauts ne le disqualifie donc pas pour autant. Le fait qu‟il corresponde bien à
l‟acteur et qu‟il relève de sa propre nature, du moins dans la vie contemplative, est plus important que
sa supériorité en tant que telle, du moins d‟un point de vue mécanique. Une fois encore, comme nous
l‟avons expliqué dans la stance précédente, il faudrait comprendre cette apparente contradiction. Pour
ce qui est de l‟emploi du mot saha-jaṁ (naturel ou congénital) nous avons déjà expliqué qu‟il ne suit
pas nécessairement le lignage de l‟hérédité. Dans la vie il faut tolérer ou permettre l‟action comme un
mal nécessaire.
[49] asakta-buddhiḥ sarvatra
jitātmā vigata-spṛhaḥ|
naiṣkarmya-siddhiṁ paramāṁ
samnyāsenādhigacchati||

(Page 693) « Celui dont la raison n‟est pas dépendante (unattached) des situations, dont le Soi a été
conquis, duquel le désir s‟en est allé, par la renonciation (samnyāsa) il atteint l‟ultime perfection de
l‟action transcendante. »

Voilà qui conclut une section avant d‟en commencer une autre, où l‟on poursuivra sur le même thème
de la spiritualité tout en l‟orientant davantage sur la contemplation. Cette stance marque la fin d‟une
longue discussion sur des valeurs spirituelles qui appartiennent encore au monde de l‟action relative et
nécessaire. Etape par étape nous y avons étudié l‟action et l‟acteur selon toutes les possibles variations
des valeurs qui relèvent du domaine de l‟action.

465
C‟est à la stance 12 de ce chapitre que nous avions constaté qu‟un problème se posait, mais l‟énigme
n‟est toujours pas résolue. Lorsque le atyāgi (personne qui ne pratique pas le détachement) était mis en
opposition avec le samnyāsin (renonçant) et non pas avec sa contrepartie le tyāgi (personne qui
pratique le détachement), il y avait là un vide laissé à l‟imagination. A la stance 8 qui le précédait,
celui-ci avait déjà été partiellement expliqué. Déjà auparavant, aux stances 5 et 6, il était
catégoriquement stipulé que qu‟il ne fallait pas tourner le dos au sacrifice, aux offrandes et à
l‟austérité, mais qu‟il fallait les pratiquer en laissant de côté l‟attachement aux résultats. On pourrait
déduire de ces stances que la Gῑtā est plus favorable au détachement qu‟à un total samnyāsa
(renonciation aux activités).

Maintenant que l‟auteur a eu tout le loisir d‟expliquer les diverses sortes de valeurs qui relèvent encore
du monde relativiste de l‟activité et de la vie spirituelle, il est néanmoins prêt à admettre ne serait-ce
que la possibilité de totalement transcender l‟action, non pas à la manière aveugle et mécanique d‟un
rationaliste hétérodoxe affilié au modèle du Sāṁkhya, mais selon le mode organique qui est normal au
yogi tout autant qu‟à la personne qui comprend ce qu‟implique la philosophie du Sāṁkhya. Ainsi,
cette stance nous donne à voir un concept finalisé et réévalué de la renonciation propre à la Gῑtā.

naiṣkarmya-siddhiṁ (la perfection de l‟action transcendante) ne résulte pas du simple fait de nier
l‟action. Elle ne correspondrait alors qu‟à l‟akarma (non action), et ne mériterait pas le titre de
« suprême » que l‟on attribue ici au parfait yogi. Un yogi si perfectionné serait, en théorie, conforme
au modèle d‟un samnyāsin (renonçant). Il est davantage qu‟un tyāgi (personne qui pratique le
détachement) qui est seulement capable de supprimer l‟intérêt qu‟elle a pour les bénéfices de l‟action
et non pas l‟intérêt qu‟elle porte à l‟action-même. (Page 694) Samnyāsa (renonciation) est alors
finalement reconnu comme une voie possible de la spiritualité, même si au début du chapitre il
semblerait qu‟il ait été discrédité en faveur de tyāga (détachement).

[50] siddhiṁ prāpto yathā brahma


tathāpnoti nibodha me|
samāsenaiva kaunteya
niṣṭhā jñānasya yā parā||

«Celui qui a atteint la perfection de cette façon obtient ainsi l‟Absolu, cette suprême réalisation de la
sagesse, laisse-Moi te l‟enseigner brièvement, O Fils de Kuntῑ (Arjuna). »

Cette stance commence une nouvelle section où l‟action est laissée de côté, ce qui aboutit à la
perfection dont il était question à la dernière stance. Le but de l‟aspirant n‟est plus la perfection. C‟est
quelque chose qui est d‟ordre plus contemplatif et grâce à quoi il est prêt à devenir l‟Absolu, comme
cela sera indiqué ci-après à la stance 53.

[51] buddhya viśuddhayā yukto


dhṛtyātmānaṁ niyamya ca|
śabdādīn viṣyaṁs tyaktvā
rāga-dveṣau vyudasya ca||

[52] vivikta-sevī laghv-āśi


yata-vāk-kāya-mānasaḥ|
dhyāna-yoga-paro nityam
vairāgyaṁ samupāśritaḥ||

[53] ahaṁkāraṁ balaṁ darpaṁ


kāmaṁ krodhaṁ parigraham|
vimucya nirmamaḥ śānto
brahma-bhūyāya kalpate||

466
«Doté d‟une raison purifiée, maîtrisant son Soi avec fermeté, se détachant du son et des autres
sensations, ayant chassé l‟amour et la haine;

Vivant dans la solitude, suivant un régime frugal, contrôlant sa parole, son corps et son mental, étant
constamment en contemplation méditative, ayant recours à la sérénité;

(Page 695) et se détachant de l‟égoïsme, du pouvoir, de l‟arrogance, du désir, de la colère, de la


possessivité, libéré du sentiment de posséder, il est digne de devenir l‟Absolu. »

Ces trois stances nous livrent une longue énumération d‟éléments qui constituent le mode négatif ou
contemplatif de la spiritualité. On ne peut l‟appeler une pratique spirituelle, mais il s‟agit plutôt d‟une
méthode par élimination, comme le neti neti (pas ceci, pas ceci), un retrait du Soi dans la paix qui est
en lui-même (in one’s Self).

Nous pouvons observer qu‟il y a une suite qui progresse selon une épistémologie contemplative
parcourant les divers éléments. La purification de la raison est le premier attribut, puis nous passons à
des éléments tels que le fait de faire taire les sens et le rejet des passions, pour finalement arriver au
besoin de solitude, à la frugalité dans la diète etc. Nous aboutissons à un élément qui induit cette vraie
contemplation que l‟on considère ici comme étant constituée du couple dhyāna (méditation) et yoga
(compréhension unitive), tous deux faisant référence au plus sublime concept d‟Absolu.

En passant aux éléments de la stance 53, nous remarquons qu‟ils suivent ceux que mentionne le XVI,
18. Il y a une incompatibilité frappante des ces éléments-ci avec les éléments de contemplation si
subtils que sont la méditation et le yoga des stances précédentes. Ces attributs sont d‟une espèce plus
brute et ne sont pas directement reliés à la contemplation. La sagesse est souvent comparer à une
douce mère. L‟auteur doit vouloir faire référence au fait d‟éviter la violence, l‟arrogance, etc., afin de
citer des éléments qui pourraient s‟inscrire dans le droit fil de la discussion précédant le changement
de tonalité des stances qui suivent le XVI, 18, où celle-ci avait pris le ton d‟un Jéhovah qui était en
colère et qui infligeait des punitions. En partant du XVI, 18 et jusqu‟à cette stance-ci, l‟auteur avait
clairement l‟intention de couvrir les aspects de la vie spirituelle qui sont les plus rudes et
nécessairement les plus crus.

[54] brahma-bhūtaḥ prasannātmā


na śocati na kāṅkṣati|
samaḥ sarveṣu bhūteṣu
mad-bhaktiṁ labhate parām||

« Devenant l‟Absolu, parfaitement serein dans le Soi, jamais il ne s‟afflige ni n‟aspire à quoique ce
soit; d‟humeur égale envers tous les êtres, il atteint envers Moi une dévotion (de caractère) suprême. »

(Page 696) Cette stance commence une section qui s‟achèvera à la stance 63. La section qui vient de se
terminer citait des attitudes contemplatives telles que la sérénité, la maîtrise de soi etc., comme par
exemple à la stance 42. Mais la perfection telle qu‟on la considérait était loin d‟être totalement
finalisée. Comme l‟indique le VI, 3, il y a une ascension dans le yoga puis une descente. Jusqu‟à
présent on pouvait dire que dans les sections que nous avons parcourues le yoga avait touché le point
le plus élevé que l‟on puisse atteindre avec le yogārūdha (personne qui s‟est élevée au yoga). Jusqu‟à
la stance 53 les sections de ce chapitre ont abordé, en tenant compte de leurs implications positives et
négatives, les vertus ordinaires pratiquées par un homme vivant en société, et les vertus
contemplatives plus exceptionnelles qui étaient encore considérées dans le contexte de l‟action ou de
la pratique. Nous parvenons maintenant à une section où la perfection est conçue par elle-même d‟une
façon plus neutre ou plus égalisée, à l‟équilibre entre les opposés.

Brahmabhūtaḥ (devenant l‟Absolu) poursuit la même idée que celle contenue dans la stance 53. Avant
que l‟état du yogi puisse se conformer aux conditions requises à la stance 53, il faut reprendre
l‟ascension vers la perfection à travers l‟action telle qu‟elle était sous-entendue à la stance 49, et la

467
soumettre à une discipline plus poussée et plus contemplative. Même là, il était seulement devenu apte
à devenir l‟Absolu. Après être devenu l‟Absolu au sens de la stance 53, état que l‟on pourrait décrire
comme étant simplement le fait de se conformer au schéma de l‟absolutisme, il y a bien évidemment
encore du chemin à parcourir. Le thème de cette section, c‟est cette perfection qui reste encore à
atteindre. L‟extrême subtilité qui est la sienne fait qu‟à la strance 63 l‟auteur fait référence à ce qui est
indiqué ici comme étant « le plus secret de tous les secrets ».

Nous nous souvenons que, particulièrement au début des chapitres, la Gῑtā a souvent fait référence à
différentes catégories de secrets; elle en a parlé soit en utilisant le mot paramam (suprême) ou le mot
guhyam (secret). Au IX, 2, ce dernier terme était utilisé en y adjoignant simplement rāja (royal ou
public). Au X, 1 et 2, (Kṛṣṇa) insistait sur la supériorité de l‟enseignement. Au XI, 1 et de nouveau au
XIV, 1, Arjuna employait les expressions « suprême » et « nature supérieure » eut égard à la sagesse
dont il était question dans ces chapitres, alors que l‟on peut considérer qu‟avec le XV, 10 et 11, le
mystère à atteint son niveau maximum, même si on le trouve de nouveau accentuée au XV, 20. Dans
ce chapitre-ci nous trouvons de nouveau le mot secret, mais il est à la fin et non pas au début comme
dans les autres chapitres. Un examen attentif de la structure nous indique qu‟il y a plusieurs niveaux de
théories secrètes, chacune se voulant plus ésotérique que la précédente, qu‟elles culminent aux stances
63 et 64 où elles se terminent avec le surprenant double superlatif sarvaguhyatamam (la plus secrète
de toutes) par lequel ce mystère arrive à son terme.

(Page 697) Par conséquent, l‟expression « devenant l‟Absolu » qui est utilisée ici, fait seulement
référence à une étape parmi la série d‟étapes que l‟on doit encore parcourir avant la conclusion de la
Gῑtā. De même que les procédés littéraires que nous avions au début de l‟ouvrage avaient différents
niveaux, nous devrions considérer ces expressions comme des marques de ponctuation qui relèvent
des nécessités littéraires, afin que par la suite l‟enseignement contemplatif puisse se fondre avec art et
en douceur, grâce à cette succession d‟étapes, dans le contexte de l‟épopée du Mahābhārata.

Dans cette section-ci la tension baisse encore d‟un cran. A la stance 61, la référence à un dieu fataliste
conserve encore le ton impératif de la nécessité ou de l‟obligation, mais malgré cela nous constatons à
la stance 54 que la technique du yoga qui fait appel à l‟équilibre et à la sérénité n‟est pas tout à fait
abandonnée. Le ton feutré et le mode d‟enseignement équilibré que nous avons maintenant sera
maintenu jusqu‟à la stance 58.

En revenant à la stance 54 proprement dite, nous y trouvons le mot bhakti (dévotion). Etant un facteur
spirituel, il remplace l‟action qui jusqu‟à présent occupait la place centrale.

[55] bhaktyā mām abhijānāti


yāvān yaś cāsmi tattvataḥ|
tato māṁ tattvato jñātvā
viśate tad-anantaram||

« Par la dévotion il parvient à Me connaître, il Me comprend aussi loin que l‟on puisse Me
comprendre et il comprend Mes principes primordiaux; alors, M‟ayant compris philosophiquement, il
entre immédiatement en (Moi). »

La primauté qui était donnée à la dévotion à la stance précédente est tout de suite contrebalancée par
sa propre contrepartie intellectuelle; cette contrepartie est sous-entendue par l‟expression tattvataḥ (en
accord avec les vrais principes). Ici, la connaissance regagne de nouveau la première place.

[56] sarva-karmāṇy api sadā


kurvāṇo mad-vyapāśrayaḥ|
mat-prasādād avāpnoti
śāśvataṁ padam avyayam||

468
«Bien qu‟il continue à effectuer tous les actes (de la vie), il Me considère comme étant son refuge, par
Ma grâce il obtient le statut éternel qui ne décroît jamais. »

(Page 698) De nouveau il est fait référence à l‟action, mais ici elle est considérée avec neutralité, dans
le même esprit qu‟elle l‟est au IV, 18. La seule différence c‟est qu‟ici on inclue la soumission
personnelle.

[57] cetasā sarva-karmāṇi


mayi sannyasya mat-paraḥ|
buddhi-yogam upāśritya
mac-cittaḥ satataṁ bhava||

« Renonçant mentalement à toutes les actions en Moi, Me considérant comme le Suprême, ayant
recours à la compréhension unitive, laisse-Moi emplir totalement ta conscience (relationnelle).»

Ce qui sera déclaré sous une forme plus achevée aux stances 65 et 66 nous ait d‟ores et déjà livré sous
une forme plus modérée ici où il y a encore de l‟action, même si celle-ci est considérée avec une
certaine réserve. Cette stance n‟est pas très différente du XI, 55.

[58] mac-cittaḥ sarva-durgāṇi


mat-prasādāt tariṣyasi|
atha cet tvam ahaṁkārān
na śroṣyasi vināṅkṣyasi||

«(Ainsi) ayant la conscience emplie par Moi, tu surmonteras tous les obstacles par Ma grâce, mais si,
par égoïsme, tu n‟écoutes pas, tu iras à ta perte. »

Comme nous l‟avons déjà expliqué, il est fait ici référence au sérieux désastre qui pourrait s‟abattre
sur le Soi contemplatif d‟Arjuna, et non pas sur lui en tant que corps physique.

L‟auteur se réfère ici à sarvadurgāṇi (tous les obstacles) dans le but d‟y inclure la réelle défiance que
ressent Arjuna sur le champ de bataille de même que ses hésitations et ses doutes dans le domaine de
la plus pure sagesse.

[59] yad ahaṁkāram āśritya


na yotsya iti manyase|
mithyaiṣa vyavasāyas te
prakṛtis tvāṁ niyokṣyati||

«Si, t‟en remettant à ton égoïsme, tu penses « je ne me battrais pas », c‟est une résolution absurde.
La nature t‟y obligera. »

(Page 699) Cette stance et les trois suivantes confèrent un statut très impérieux et un caractère
absolutiste à l‟élément de nécessité dans la vie. Cette idée n‟est pas inconnue à la philosophie
occidentale. L‟impératif catégorique de Kant, fondé sur le raisonnement à priori, est celui qui
s‟approche le plus de ce concept selon lequel la force impérative occupe une position très élevée.

La personnalité de l‟homme est coincée entre son libre-arbitre et la force de la nécessité. Ne pas
reconnaître l‟un ou l‟autre de ces éléments serait fatal. Maintenir le même équilibre entre ces deux
facteurs constitue le yoga, comme le définit le II, 48, samatvam yoga ucyate (l‟équanimité s‟appelle
yoga).

Dans cette stance-ci tout autant que dans la précédente, la référence à l‟égoïsme a une signification
particulière dans la mesure où il se rapporte d‟une part au yoga et d‟autre part à la force supérieure de
l‟absolue nécessité de la stance 61. S‟il s‟agit d‟un égo affirmé, alors la nécessité peut elle aussi

469
s‟affirmer jusqu‟à sa plus extrême limite. Comme nous l‟avons déjà dit, Arjuna était aussi humble
qu‟il était possible de l‟être. La question de l‟arrogance ne se pose pas avec lui. Mais, quand on la
conçoit en termes de contemplation, même l‟humilité est une forme d‟égoïsme, si elle n‟est pas
adaptée au contexte, de la même manière qu‟à la stance 8 le détachement lui-même a été disqualifié
parce qu‟il était considéré comme démoniaque. On peut donc dire que l‟égoïsme d‟Arjuna, s‟il en a,
est de type négatif.

Il faut rassembler d‟autres indications sur l‟égoïsme dont il est question ici en lisant la stance 14 où il
est dit que parmi les cinq facteurs qui entrent dans (la composition de) l‟action nécessaire pour la
rendre impérative, le karta (acteur) n‟est qu‟un des éléments parmi les autres, élément qui est pris - ou
pour ainsi dire coincé - entre les autres facteurs dont certains sont immanents ou nécessaires et
d‟autres transcendants ou contingents. Là-bas, le daivam (divinité) ou facteur providentiel s‟appliquait
au contingent. Ici cependant, à la stance 61, il est dit que la divinité réside dans le cœur de chaque
personne, le nécessaire et le contingent sont rapprochés l‟un de l‟autre et traités unitivement.

Comme dans la formule Aum tat sat (Syllabe Absolue Ŕ Cela Ŕ est Ŕ Réel) que l‟on a analysé à la fin
du chapitre XVII, on peut dire que la position spirituelle que l‟on recommande ici est celle du tat
(Cela) de la stance 25.

A d‟autres endroits, au III, 27 et au XVI, 18, l‟égoïsme a été considéré à la fois directement et
indirectement comme étant l‟ennemi de la contemplation. Au XVI, 21, la triple porte de l‟enfer
implique l‟égo une fois de plus. Comme on le voit au VII, 4 et au XIII, 5, l‟égo a sa place parmi les
forces élémentaires parce que c‟est un facteur qui appartient à l‟Absolu. Une âme isolée ou un individu
correspond à une seule hirondelle dans la situation globale de la nécessité que l‟on appelle printemps.
L‟égoïsme, c‟est l‟hirondelle qui se coupe elle-même de la situation générale et qui prétend avoir un
égo pour elle-même; elle souffre du fait de s‟imaginer qu‟elle a un statut à part qui se serait extirpé de
la situation globale.

(Page 700) Un général à qui son haut commandement a demandé de bombarder une ville n‟est pas
responsable de tout les maux de la guerre, ni même du bombardement, son refus obstiné ou le fait qu‟il
quitte l‟opération ne créée pas non plus de changement substantiel sur la situation de guerre dans son
ensemble. Certaines personnes ont tendance à se démarquer ainsi, elles prétendent être libres,
originales ou progressistes. De la même manière d‟autres se démarquent au nom du conservatisme ou
au nom de formes d‟orthodoxie intransigeantes. L‟étroit conservatisme de l‟orthodoxie s‟exprime
souvent à travers des cas flagrants d‟égoïsme dur et obstiné, même lorsqu‟il agit au nom de valeurs
spirituelles.

Dans l’Upadeśa Sahasrῑ (Mille Enseignements) Śaṅkara cite le cas d‟un étudiant en religion qui
prétendait être un brāhmin. Śaṅkara considère que cette attitude le disqualifie dans son étude sur la
contemplation. De nouveau, dans la Chāndogya Upaniṣad (IV, iv, 1-5), Satyakāma Jābāla, l‟humble
novice en matière de sagesse qui était né hors mariage, est immédiatement admis par le Guru Gautama
parce qu‟en toute innocence il n‟avait pas d‟égo. On peut dire que l‟égoïsme dans ses formes subtiles
et dans ses formes brutes est le seul et unique élément qui constitue l‟ennemi de la contemplation.
Selon la Viveka Cūḍāmaṇi (le Joyau de la Discrimination) de Śaṅkara, avant qu‟une personne
devienne qualifiée pour suivre le chemin de la contemplation, l‟épée de la sagesse doit trancher les
trois têtes de l‟égoïsme qui sont celles des guṇas (modalités de la nature), y compris celle de sattva (la
modalité pure ou claire) dont on peut considérer qu‟elle relève de l‟égoïsme spirituel.

[60] svabhāva-jena kaunteya


nibaddhaḥ svena karmaṇā|
kartuṁ necchasi yan mohāt
kariṣyasi avaśo 'pi tat||

«Ce que sous l‟emprise de ta confusion tu ne désires pas faire, O Fils de Kuntῑ (Arjuna), (exactement
cela) tu le feras malgré toi, parce que tu es lié par tes propres actes, produits de ta nature. »

470
Ici, on étudie plus particulièrement le cas réel d‟Arjuna, et les éléments de la situation qui font
pression sur lui de tous côtés sont mentionnés dans leurs aspects les plus concrets. C‟est dans le but de
préparer l‟esprit du lecteur à voir le caractère impératif de la situation dans laquelle il était réellement
coincé, en tant qu‟Arjuna, Fils de Kuntῑ, et non pas simplement en ce qu‟il représente un Soi ou une
âme, que dans les stances 18 à 45 de ce chapitre la discussion préliminaire sur les quatre divisions de
la société et les fonctions qui leurs correspondent ont été abordées dans les moindres détails.

(Page 701) Nous avons montré en quoi pour l‟essentiel la théorie des castes n‟était pas conçue en
termes de sociologie, et cette stance montre avec clarté pourquoi il était même nécessaire que la Gῑtā
fasse référence à cette question. En tant que théorie, elle n‟a dans la Gῑtā qu‟un statut secondaire qui
sert à déterminer comment la nécessité fait pression sur Arjuna d‟une façon très concrète, au point que
dans le cas exceptionnel qui est le sien on pourrait justifier que le fait de tuer à la guerre ne soit pas un
péché. Cependant, contrairement à ce que croient certaines personnes, la Gῑtā n‟enseigne pas que pour
tout un chacun le fait de tuer dans des circonstances autres que celles dans lesquelles il a été si
précisément mentionné qu‟Arjuna se trouvait ici, aurait une valeur spirituelle, morale ou même que ce
serait juste. Dans son cas il s‟est avéré que son caractère personnel, la disposition dans laquelle il était
et les forces qui le poussaient intérieurement, s‟accordaient avec les éléments qui constituaient la
totalité de cette même situation, ce qui justifiait l‟action que Kṛṣṇa recommandait. Cette situation n‟est
pas différente de celle d‟une naissance à laquelle une sage-femme pourrait donner de l‟aide. Ne pas
accorder de l‟aide serait fatale à la mère en question, de même que serait pire pour un malade de
s‟arrêter de vomir alors qu‟il a commencé à le faire.

Quant à savoir si, une fois la tension de la guerre relâchée et l‟urgence impérieuse de la situation elle-
même arrivée à son terme, Arjuna était demeuré cynique ou belliqueux, c‟est une question qui ne se
pose pas à ce stade. Mais il est assez probable qu‟après cela il soit devenu un contemplatif au véritable
sens du terme. Comme il l‟admettra lui-même à la stance 73, son expérience concrète de la guerre a dû
s‟accompagner de leçons de contemplations qui lui ont donné à réfléchir.

Un jour, au II, 33, ce même Kṛṣṇa avait demandé à Arjuna de penser à son honneur, car celui-ci était
en jeu. Par la suite il a souvent été souligné que l‟on doit transcender toutes les formes d‟égo, y
compris l‟honneur (ex. XV, 5). Attirer l‟attention sur l‟honneur dans ce cas peut être considéré comme
une incohérence flagrante dans l‟enseignement de la Gῑtā, mais en fait, lorsqu‟il y a été fait allusion,
l‟enseignement n‟avait pas encore vraiment commencé. A la stance suivante au II, 34, l‟honneur en
tant que valeur avait été mis sur un pied d‟égalité avec la mort. Attribuer un rang si élevé à la qualité
de l‟honneur considéré comme une forme de chevalerie est en soi un acte de nature contemplative,
c‟est le cas de valeurs comme l‟esprit sportif ou le sens politique que l‟on trouve dans d‟autres
domaines de la vie. En outre, l‟honneur est un élément qui est nécessairement partie prenante dans
l‟état de guerre (au chapitre II). Après avoir considéré toutes les autres valeurs contemplatives comme
elles devaient l‟être, c‟est cette valeur que l‟on considère de nouveau dans cette stance-ci, bien que
nous soyons à l‟autre bout de la discussion, à son point terminal. Cette référence à l‟honneur était donc
justifiée, parce que c‟est une valeur contemplative primaire et que le fait de la mentionner pouvait
fouetter Arjuna et le faire sortir de son état morbide de négation et de dépression pour le ramener à la
normalité. (Page 702) Le fait de retourner à la réalité de ce même état de guerre à la fin de la Gῑtā,
justifie qu‟il soit de nouveau fait référence à l‟honneur.

[61] īśvaraḥ sarva-bhūtānāṁ


hṛd-deśe 'rjuna tiṣṭhati|
bhrāmayan sarva-bhūtāni
yantrārūḍhāni māyayā||

«Le Seigneur réside au cœur de tous les êtres, O Arjuna, par le principe d‟apparence (māyā) Il fait se
mouvoir tous les êtres (comme s‟) ils étaient montés sur une machine. »

471
Ici on conçoit l‟Absolu avec toutes les implications possibles de l‟impératif catégorique dont nous
avons parlé. Le corps est l‟esclave de l‟esprit et il obéit à sa volonté et à ses impulsions dans les
moindres détails. Même dans l‟état de sommeil ou d‟inconscient, les rêves d‟une personne sont régulés
et soumis à ses conditionnements mentaux. On peut dire qu‟une décision qui concerne un acte
nécessaire dans une situation donnée est totalement dépendante de la volonté de l‟Absolu qui réside à
l‟intérieur de l‟homme.

Le fait de faire référence à māyā (principe philosophique qui est derrière l‟apparence) comme étant le
principe impénétrable de l‟irréel qui intervient entre le monde réel et la réalité proprement dite,
exonère cette stance de toute charge qui consisterait à supposer un dieu qui serait une entité mécanique
prête à l‟emploi. Il semble seulement être ainsi du fait de l‟intervention de ce principe négatif.

[62] tam eva śaraṇaṁ gaccha


sarva-bhāvena bhārata|
tat prasādāt parāṁ śāntiṁ
sthānaṁ prāpsyasi śāśvatam||

«Cherche refuge en Lui seul par tous les moyens, O Bhārata (Arjuna); par Sa grâce tu obtiendras la
demeure paisible, suprême, éternelle. »

Afin de préparer la conclusion, cette stance, qui est l‟avant-dernière de la section, élimine l‟image
partielle de l‟Absolu qui était implicite dans la stance précédente.

(Page 703) L‟expression sarvbhāvena (par tous les moyens possibles) signifie par tous les moyens
dont Arjuna est capable, à la lumière de tous les enseignements précédents; elle écarte la voie
unilatérale de la stance précédente.

La référence à un endroit où l‟on demeure en paix pour l‟éternité nous indique que cette stance met un
terme à toutes références à l‟action nécessaire. L‟Absolu lui-même regagne un statut conforme au
puruṣottama (Personne Suprême) du chapitre XV.

Remarquez que dans cette stance, contrairement à l‟habitude ce n‟est pas la première personne qui est
utilisée, mais la troisième. La première personne ne sera de nouveau utilisée qu‟à la stance 66. D‟où
on pourrait légitimement déduire que, sur l‟ensemble de la Gῑtā, le Īśvara (Seigneur) de la stance 61 se
rapproche autant qu‟il est possible, si cela est possible, d‟une conception théiste de Dieu. Cette
troisième personne n‟est employée qu‟à deux autres endroits, au VIII, 10 et 21. Dans la Gῑtā, lorsqu‟à
l‟occasion il faut représenter le concept d‟Absolu en termes objectifs, philosophiques ou théistes, alors
que de façon générale la Gῑtā n‟est pas théiste, à ce moment-là c‟est la troisième personne qui est
employée.

[63] iti te jñānam ākhyātaṁ


guhyād guhyataraṁ mayā|
vimṛśyaitad aśeṣena
yathecchasi tathā kuru||

« C'est ainsi que la sagesse plus secrète que tout ce qui est secret t'a été déclarée par Moi; en
examinant minutieusement tout (de façon critique), en n'omettant rien, fais comme tu veux.»

Cette stance absout complètement la Gῑtā d‟être considérée comme un dharma śāstra (code
d‟obligations et de préceptes religieux). Même si Kṛṣṇa a donné certaines recommandations et certains
conseils, en prenant parfois un ton autoritaire comme lorsqu‟il disait, « incline-toi devant Moi » au IX,
34, et dans un contexte plus impérieux quand il parlait du détachement par rapport aux fruits de
l‟actions au XII, 11, toutes les autres injonctions concernaient des actions urgentes et nécessaires
comme le combat, ce qu‟accessoirement il demande à Arjuna de ne pas oublier.

472
A présent les chaînes de l‟obligation sont complètement rejetées à la seconde ligne de cette stance.
Pour l‟instant le secret est seulement inférieur à l‟ultime secret de la section suivante, et plus
particulièrement de la stance 65, où la théorie sera répétée dans des termes presqu‟identiques à ceux du
IX, 34.

(Page 74) [64] sarva-guhyatamaṁ bhūyaḥ


śṛṇu ma paramaṁ vacaḥ|
iṣṭo 'si ma dṛḍham iti
tato vakṣyāmi te hitam||

« Ecoute de nouveau Ma Parole suprême, la plus secrète de toutes; parce que tu M‟est extrêmement
cher, Je vais te dire ce qui est pour ton bien. »

A peine un rideau s‟est-il levé pour révéler un certain niveau de secret qu‟un autre se lève pour révéler
un secret plus grand encore, ce secret est ici désigné comme étant le plus secret de tous. Ici cette
référence personnelle sert à ramener le caractère du dialogue entre Kṛṣṇa et Arjuna au niveau d‟un
guru-śiṣya samvāda (discussion maître-disciple) en laissant derrière l‟élément très limitatif qu‟est la
nécessité.

[65] man-manā bhava mad-bhakto


mad-yājī māṁ namaskuru|
mām evaiṣyasi satyaṁ te
pratijāne priyo 'si me||

« Unis-toi mentalement à Moi; sois Mon dévot; offre-Moi des sacrifices; prosterne-toi devant Moi; à
Moi seul tu viendras; Je te le promets (en) vérité; tu M'es cher. »

Nous arrivons à cette stance qui conclut la Gῑtā (voir aussi IX, 34), et où la dévotion contemplative qui
a constitué le thème central d‟un bout à l‟autre de l‟œuvre se conforme au schéma du libre envol du un
vers le Un qui est familier aux écrits de Plotin. A un autre emplacement nous avions remarqué que ceci
formait l‟essence de la religion Vāsudeva ou religion Bhāgavata.

La référence aux différentes formes de culte s‟accorde avec celle des trois fils de la discussion que l‟on
tordait ensemble pour obtenir un seul fil qui la parcourait d‟un bout à l‟autre alors que l‟on traitait du
thème de la contemplation. A travers les backgrounds particuliers que les traditions spirituelles
indiennes ont mis en évidence, la prosternation, le sacrifice et la dévotion à l‟Absolu sont tous trois
destinés à établir la même bipolarité entre l‟individu (qui est Arjuna ici) et l‟Absolu (ici Kṛṣṇa). La
relation est plus intime et plus complète parce que Kṛṣṇa s‟exprime comme s‟il s‟agissait d‟un
engagement qu‟il prenait envers un ami ou un disciple cher et bien-aimé.

(Page 705) [66] sarva-dharmān parityajya


mām ekaṁ śaraṇaṁ vraja|
ahaṁ tvāṁ sarva-pāpebhyo
mokṣayiṣyāmi mā śucaḥ||

« Abandonnant tous tes devoirs, viens à Moi, l'Unique, pour trouver refuge. Je t'absoudrai de tout
péché; ne désespère pas! »

Le fait qu‟à la stance 62 l‟on se soit référé à l‟Absolu sous l‟angle de la théologie, et la façon avec
laquelle nous avons fait référence aux trois fils du sacrifice, de la dévotion et du yoga, etc., à la stance
65, pourraient peut-être laisser encore persister l‟idée dans l‟esprit du lecteur que la Gῑtā a quelque
chose à voir avec le théisme, ou que du moins son traitement et sa forme sont celles d‟une tradition
religieuse. Même d‟aussi éminents érudits que le professeur Franklin Edgerton et le Dr. S.
Radhakṛṣṇan s‟en sont tenus à cette fausse idée.

473
Bien qu‟il ait souvent été fait référence au sacrifice et à d‟autres éléments qui relèvent du thème
religieux, il apparait finalement clairement à la lumière de cette stance que même ces éléments doivent
être totalement rejetés, puisqu‟ils appartiennent au domaine purement religieux et que par conséquent
ils enchaînent les dévots.

Śaṅkara s‟est donné beaucoup de peines pour montrer que l‟enseignement de la Gītā porte seulement
sur le jῆāna (la sagesse) et non sur le karma (l‟action) et, particulièrement lorsqu‟il commente cette
stance, il va jusqu‟à faire preuve de beaucoup d‟habileté pour rejeter la combinaison de la sagesse et
de l‟action que certains pensent que la Gītā recommandent. Pour lui le double objectif de la sagesse et
de l‟action permet ce qu‟il appelle jῆāna-karma–samucaya (mélange de sagesse et d‟action) ce qui
reviendrait à une contradiction ou à une absurdité.
En ce qui nous concerne, nous pensons que la meilleure façon de se former une opinion sur ce sujet est
d‟examiner la Gītā elle-même, et non pas de s‟appuyer comme le fait Śaṅkara sur des références à des
ouvrages tels que les Upaniṣads, et d‟avoir recours à de subtiles polémiques.
Le chapitre VIII, 28, affirme clairement que la connaissance telle qu‟elle est enseignée dans la Gītā qui
ne peut en aucune façon se référer à des aspects de religion qui seraient impératifs, transcende ce
qu‟implique les yajῆas (sacrifices) et le tapas (austérité) dans les Vedas. En étudiant la structure de
l‟œuvre nous avons remarqué que les aspects nécessaires de la vie ne sont mis en évidence que dans
les derniers chapitres du livre. La Gītā n‟attribue pas un statut égal aux nécessités de la vie par rapport
à la sagesse. Comme cela est délicatement amené aux stances 18 et 19 de ce chapitre, nous voyons que
la Gītā considère que la sagesse elle-même relève du domaine de l‟action et que c‟est elle qui incite à
agir convenablement. (Page 706) La relation qu‟il y a entre l‟action impérieuse et la pure sagesse est
très subtile et nous avons déjà eu l‟occasion de le souligner dans le commentaire de la stance 12 de ce
chapitre.
Par conséquent, même si l‟on admet que la Gītā enseigne la sagesse et l‟action, il n‟est pas nécessaire
pour autant de tomber dans l‟erreur de croire que le karma (action) n‟est pas considéré comme un
mal, même s‟il est nécessaire. La Gītā ne recommande pas une façon de travailler pour obtenir le salut,
mais elle ne fait que traiter de l‟action et lui donner une place importante dans la mesure où c‟est un
mal nécessaire.
L‟auteur ne s‟est jamais lassé de répéter que l‟action est très inférieure à la sagesse, et cela même dés
le II, 49. Au III, 38, nous avions différentes analogies, celle de la flamme et de la fumée, celle du
miroir et de la poussière, celle du fœtus et du liquide amniotique, et au III, 39, le désir qui conduisait à
l‟action était cité comme étant l‟ennemi de la sagesse. Nous constatons que cet état d‟esprit est
constamment réaffirmé tout au long de la discussion philosophique qui forme la partie principale de
l‟œuvre. Et même, au IV, 36, tous les péchés pouvaient être transcendés par le navire de la sagesse, au
IV, 33, toutes les actions quelles qu‟elles soient aboutissent à la sagesse, et au IV, 37, le feu de la
sagesse consume tout. Presque tous les chapitres commencent avec une référence à la sagesse.
Après toutes ces références il n‟est vraiment plus possible ne serait-ce que de supposer que la Gῑtā soit
un livre religieux. En fait, à la fin de chaque chapitre elle est désignée comme étant un brahma-vidyā
śāstra (texte sur la science de l‟Absolu) sur le yoga, et même le lecteur le plus superficiel doit
clairement voir qu‟elle ressemble aux Upaniṣads - qui ont plus la nature d‟une philosophie
contemplative que celle d‟une religion - et qu‟elle y tire son origine.

Même la Gῑtā-dhyāna, poème populaire du Vaiṣṇavῑya Tantrasāra, déclare que les Upaniṣads sont
les vaches, que Kṛṣṇa est le berger qui les trait, Arjuna le veau, le sage l‟homme qui boit le lait, et que
l‟ambrosiaque Gῑtā est le lait (sarvopaniṣado gāvo dogdhā gopāla nandanaḥ; pārtho vatsaḥ sudhῑr
bhoktā dugdhaṁ gῑtāmṛtaṁ mahat).

474
C‟est cette stance où il est clairement demandé à Arjuna de renoncer à tous ses devoirs qui assène le
coup final à ce qui pouvait encore nous faire croire au caractère religieux de la Gῑtā. Le seul point qui
pourrait encore faire pencher vers ce point de vue, pourrait peut-être se trouver à la stance 61 quand il
est demandé à Arjuna de rendre un culte à Kṛṣṇa ou au principe de Providence.

Au chapitre XI, on voyait assez clairement en considérant la vision de la forme universelle de Kṛṣṇa
que celui-ci ne représentait pas un dieu théiste conventionnel d‟une religion particulière quelle
qu‟elle soit. La religion enchaîne les gens à des modèles de comportements communs, et en l‟absence
d‟un quelconque modèle de ce type Ŕ excepté le modèle suprême que l‟on retrouve symétriquement à
la fin des chapitres IX et XVIII et qui consiste à s‟affilier à la Réalité Absolue, affiliation que l‟on ne
peut considérer comme étant d‟une autre nature que philosophique Ŕ il n‟y a aucune raison de
considérer la Gῑtā comme un texte religieux représentant une forme spéciale de religion.
(Page 707) Dans la mesure où Kṛṣṇa représente l‟Absolu, toute connotation religieuse attachée au mot
bhakti (dévotion) peut s‟attacher tout aussi bien au contexte de la sagesse. Śaṅkara lui-même définit la
bhakti (dévotion) comme étant une méditation constante sur le Soi.
Que les péchés doivent être transcendés par la seule sagesse et non pas par n‟importe quelle espèce de
pratiques religieuses, voilà qui est clairement le principal enseignement de la Gῑtā; cet enseignement
est résumé dans cette stance ainsi qu‟au IX, 30 et 31.
Notez bien que cela s‟applique à tous les péchés.
[67] idaṁ te nātapaskāya
nābhaktāya kadācana|
na cāśuśrūṣave vācyaṁ
na ca māṁ yo 'bhyasūyati||

«Tu ne dois jamais parler de ceci à une personne qui n‟a pas de discipline (spirituelle), ou qui est
dénué de dévotion, ou qui n‟est pas disposé à écouter, ni non plus à quelqu‟un qui Me renie. »
Cette stance contient le même principe que celui de la Bible qui dit que « ceux qui ne sont pas avec
moi sont contre moi, » principe dont le corolaire est que ceux qui ne sont pas contre moi sont avec
moi. Dans l‟enseignement de la sagesse, une adoption mutuelle entre guru et śiṣya (maître et disciple)
a toujours été considéré comme un important desideratum.

La vraie dialectique peut seulement évoluer entre un maître et son disciple, et les personnes qui ne
sont pas disposées à la contemplation sont plus souvent rebutées qu‟attirées par l‟idée d‟entrer dans ce
genre de relation bipolaire. C‟est en ce sens qu‟il faudrait interpréter le mot tapas (austérité, discipline)
et aussi le mot bhakti (dévotion). La qualification minimum d‟un disciple ou d‟une personne qui
cherche la sagesse est sa disponibilité à l‟écoute, on l‟appelle ici suśrūṣa (soif d‟écoute).
[68] ya idaṁ paramaṁ
mad-bhakteṣv abhidhāsyati|
bhaktiṁ mayi parāṁ kṛtvā
mām evaiṣyaty asaṁśayaḥ||

(Page 708) «Celui qui transmet ce suprême secret à Mon dévot, Me rendant (en cela) une suprême
dévotion, sans aucun doute il viendra à Moi. »
Une personne qui est directement affiliée à la sagesse est aussi bonne qu‟une autre qui pourrait n‟y être
qu‟indirectement affiliée par l‟entremise d‟un ami qui a les mêmes dispositions. Dans une queue que

475
les gens forment pour acheter un titre de transport, tous ont le même statut de passagers,
potentiellement ou immédiatement. Cela vaut aussi dans le domaine de la sagesse.

[69] na ca tasmān manuṣyeṣu


kaścin me priya-kṛttamaḥ|
bhavitā na ca me tasmād
anyaḥ priyataro bhuvi||

«Et parmi les hommes il n‟y a non plus aucune autre personne qui accomplisse des actes qui Me soient
plus chers, et il ne doit pas non plus y en avoir une sur terre qui Me soit plus chère. »
Le verbe KṚ (faire) qui est utilisé ici fait référence à l‟action, sujet qui relève normalement de
l‟ensemble du chapitre. Dans ce chapitre, après avoir rendu à l‟action la place qui lui convient, la Gῑtā
passe avec la stance 70 à la vertu de l‟étude qui est une forme d‟action plus modérée. A la sance 71
elle passe à l‟écoute qui est une forme encore moins active, et elle culmine à la stance 72 avec la
destruction de l‟erreur et l‟élimination de l‟ignorance.
C‟est ainsi que d‟ici la fin de cette section, le mode contemplatif est restauré, même dans ce chapitre.
[70] adhyeṣyate ca ya imaṁ
dharmyaṁ saṁvādam āvayoḥ|
jṅāna-yajñena tenāham
iṣṭaḥ syām iti me matiḥ||

« Et celui qui étudiera cet entretien qui est le nôtre et qui mène à ce qui est juste, celui-là (en réalité)
M‟aura vénéré par le sacrifice de la sagesse; telle est Ma pensée. »

(Page 709) En termes de sagesse l‟équivalent de l‟acte rituel s‟appelle ici jῆāna-yajῆa (sacrifice de la
sagesse). Ici, cette stance approuve tacitement la théorie selon laquelle on peut s‟abstenir de faire des
sacrifices tels que ceux qui sont enjoints par les Vedas, et adopter à la place ce que l‟on pourrait
considérer comme une forme de sacrifice sublimée ou plus symbolique, un sacrifice qui relève d‟une
vie dédiée à la sagesse. L‟étude de la Gῑtā en tant que śāstra (livre scriptural) est traitée comme étant
équivalent à ce type d‟engagement.

[71] śraddhāvān anasūyaś ca


śṛṇuyād api yo naraḥ|
so 'pi muktaḥ śubhāl lokān
prāpnuyāt puṇya-karmaṇām||

«Et l‟homme qui tout simplement peut n‟avoir fait qu‟écouter, doté de foi et non médisant, même lui,
(sera) libéré, il atteindra les mondes propices de ceux qui pratiquent des actes méritoires. »

Le terme anasūyaḥ (personne qui n‟est pas médisante) est aussi apparu au IX, 1. Il fait référence au
minimum requis pour établir entre Guru et śiṣya les relations saines qui permettent de discuter des plus
profonds secrets de la sagesse sur le mode du dialogue. Il doit y avoir un certain rapport ou une
certaine compréhension qui prend la forme d‟un subtil contrat spirituel selon lequel les deux personnes
impliquées s‟adoptent l‟une l‟autre; ce rapport doit être libre de médisance, de chicanerie, de
harcèlement, et autres marques de rejet spirituel.

476
Le simple fait d‟écouter passivement la Gῑtā est mis sur un pied d‟égalité avec le mérite des mondes
propices de ceux qui ont pratiqué d‟autres actes religieux tels qu‟on les conçoit au sens ordinaire du
terme.
[72] kaccid etac chrutaṁ pārtha
tvayaikāgreṇa cetasā|
kaccid ajñāna-saṁmohaḥ
praṇaṣṭas te dhanañjaya||

«As-tu écouté cela en gardant l‟esprit concentré, O Pārtha (Arjuna)? O Conquérant des Richesse
(Arjuna), est-ce que l‟erreur liée à ton ignorance a été dissipée ? »
Le seul élément actif impliqué dans cette stance est ekāgrata (concentration) de l‟esprit, ce qui revient
pour l‟essentiel à de l‟attention. Cette stance suggère qu‟une écoute attentive dissipera l‟erreur. (Page
710) c‟est la condition d‟activité minimale requise pour s‟affilier à la contemplation. Le résultat
indiqué est reconnu par Arjuna à la stance suivante.
Arjuna uvāca│
[73] naṣṭo mohaḥ smṛtir tabdhā
tvat prasādān mayācyuta|
sthito 'smi gata-sandehaḥ
kariṣye vacanaṁ tava||

«Arjuna dit :
Mon illusion a disparue et par Ta grâce j‟ai gagné la reconnaissance du Soi, O Acyuta (Kṛṣṇa); je suis
bien affermi et mes doutes s‟en sont allés; je transmettrai Tes paroles. »

La réponse d‟Arjuna que contient cette stance, et qui nous indique qu‟il ne va pas répondre à la
proposition de Kṛṣṇa, ne ressemble guère à un engagement actif, elle se situe à la fin de l‟œuvre,
quand la pièce arrive à sont terme. Quant à savoir si après avoir prononcé ces paroles il a réellement
combattu ou non, c‟est une question qui ne relève pas de l‟enseignement et qui est intentionnellement
laissée de côté. L‟obéissance dont il est question ici peut également concerner ce qui lui avait été
demandé de faire aux stances 51 à 53 ci-dessus, et qui recouvre l‟éventail complet de l‟activité
contemplative, si on peut l‟appeler ainsi.

Saῆjaya uvāca│
[74] ity ahaṁ vāsudevasya
pārthasya ca mahātmanaḥ|
saṁvādam imam aśrauṣam
adbhutaṁ roma-harṣaṇam||
«Saῆjaya dit :
Tel est le merveilleux dialogue entre Vāsudeva (Kṛṣṇa) et la grande âme Pārtha (Arjuna) que j‟ai
entendu, ce dialogue m‟a fait hérisser les poils. »

On peut dire qu‟avec cette stance le rideau impliqué dans le procédé littéraire de la Gῑtā s‟abaisse,
cachant Kṛṣṇa et Arjuna, et restaurant ainsi le décor épique de la scène.

[75] vyāsa-prasādāc chrutavān


etad guhyam ahaṁ param|
yogaṁ yogeśvarāt kṛṣṇāt
sākṣāt kathayataḥ svayam||

477
(Page 711) «Par la grâce de Vyāsa j‟ai entendu ce yoga suprême et secret au plus haut point, tel qu‟il a
été déclaré par Kṛṣṇa lui-même, le Seigneur du yoga; mes oreilles l‟ont entendu en direct. »
Cette stance nous dit que Saῆjaya a réellement été témoin de la scène où ce dialogue a pris place.
Mais se faisant il cite le nom de Vyāsa qui est bien connu pour être l‟auteur de l‟ensemble de l‟œuvre.
Ceci implique qu‟il y a un double procédé littéraire qui, par le fait que les deux procédés s‟annulent
l‟un l‟autre, nous fait voir qu‟en tant qu‟auteur-directeur Vyāsa lui-même apparait face aux spectateurs
devant le rideau. Ou nous pouvons considérer que c‟est pour l‟auteur une façon de signer. Mais
Śaṅkara quant à lui préfère penser que Vyāsa a donné à Saῆjaya le jῆāna-cakṣuḥ (œil de la sagesse)
qui lui a permis de réellement voir la scène. La littérature contemplative autorisant un certain nombre
de mythes, on ne peut sérieusement s‟opposer à cette façon de voir.
[76] rājan saṁsmṛtya saṁsmṛtya
saṁvādam imam adbhutam|
keśavārjunayoḥ puṇyaṁ
hṛṣyāmi ca muhur muhuḥ||

«O Roi, je me rappelle encore et encore ce sublime et saint dialogue entre Keśava (Kṛṣṇa) et Arjuna, et
je m‟en réjouis encore et encore. »
Dans cette stance et la suivante, à quatre reprises l‟accent est mis sur la mémoire ou sur le fait de se
rappeler, et cela nous permet de voir la scène disparaître progressivement dans toute sa beauté, comme
un souvenir que Saῆjaya gardera à jamais en mémoire.
[77] tac ca saṁsmṛtya saṁsmṛtya
rūpam atyadbhutaṁ hareḥ|
vismayo me mahān rājan
hṛṣyāmi ca punaḥ punaḥ||

«Et quand je me rappelle encore et encore de cette forme de Hari, la pus merveilleuse, mon
étonnement est grand, O Roi, et de nouveau je m‟en réjouis encore et encore. »
(Page 712) A la place des deux personnages entre lesquels se tenait le dialogue, notre perspective est
centrée sur l‟Absolu représenté par Hari (Kṛṣṇa ici), qui peut aussi être Viṣṇu pour ceux qui ont
l‟habitude de désigner l‟Absolu par ce nom. Selon Śaṅkara cette référence à la vision de l‟Absolu
désigne celle du chapitre XI où l‟on trouve ce qui dans le texte de la Gῑtā se rapproche le plus de ce
type de vision de l‟Absolu. Néanmoins, il n‟est pas facile d‟intégrer l‟image conventionnelle d‟un
dieu bénéfique dans la vision impressionnante dudit chapitre.
[78] yatra yogeśvaraḥ kṛṣṇo
yatra pārtho dhanur-dharaḥ|
tatra śrīr vijayo bhūtir
dhruvā nīttir matir mama||

«Là où il y a Kṛṣṇa, le Seigneur du Yoga, là où il y a Pārtha (Arjuna) l‟Archer, (il y aura) la prospérité,
la victoire, le progrès et une justice bien établie: voilà ce que je (Saῆjaya) crois. »
Kṛṣṇa et Arjuna apparaissent une fois encore dans cette finale, cette fois en tant qu‟acteurs du
Mahābhārata. La vertu ordinaire, la prospérité, la victoire et la justice sont citées ici pour que la Gῑtā
s‟achève sur une note qui ait la même connotation que l‟épopée avec laquelle elle a commencé.
Même si les valeurs liées à la sagesse ne sont pas directement reliées aux valeurs mentionnées, ici
leurs répercussions indirectes sur la vie humaine ordinaire sont telles, qu‟à travers l‟amour de la
simple vérité, elles sont de nature à promouvoir le bien-être général et intégral des hommes dans les
domaines de la vie quotidienne. Le terme dhruvā (fixé, établi) appliqué ici à la justice est relié par
dérivation à la fois à dharma (ordre moral) et dharitrῑ (la terre ferme).

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On peut considérer qu‟ici Kṛṣṇa a retrouvé son statut de conducteur de char, d‟absolutiste d‟ami et de
parent d‟Arjuna. Quant à Arjuna il brandit son fameux arc Gāṇḍῑva qui avait glissé de ses mains au I,
30, alors qu‟il était sous l‟emprise de la confusion, et qu‟il avait volontairement rejeté comme nous
l‟avons vu au I, 47. Maintenant que les conditions et les relations normales ont été établies et qu‟il n‟a
plus ni regrets ni doutes, les conséquences normales et positives de la prospérité, de la victoire, du
progrès et d‟une justice bien affermie, commencent à prévaloir. Ici, la valeur finale consiste en ce à
quoi il a été plus généralement fait référence sous le terme de lokasaṁgraha (bien-être du monde), là
où le Roi Janaka est considéré comme un modèle, au III, 20 et 25.
(Page 713) ity śrῑmad bhagavadgῑtāsupaniṣatsu brahmavidyāyām
yogaśastre śrῑkṛṣṇārjuna samvāde|
śraddhātrayavibhāgayogo nāma saptadaśo ‘dhyāyaḥ ||

«Ainsi s‟achève dans les Upaniṣads des chants de Dieu, dans la Science de la Sagesse de l‟Absolu,
dans le Dialogue entre Śrῑ Kṛṣṇa et Arjuna, le dix-huitième chapitre intitulé „La Voie Unitive au sein
des Modèles de Comportement‟. »

AINSI S‟ACHEVE L‟UPANIṢAD INTITULEE LA BHAGAVAD GĪTĀ.

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GĪTĀ – DHYĀNAM
(Page 715)
1. Aum pārthāya pratibodhitāṁ bhagavatā nārāyaṇena svayam
vyāsena grathitāṁ purāṇa-muninā madhye mahābhāratam|
advaitā 'mṛtavarṣinīm bhagavatīm aṣṭādaśādhyāyinīm
amba tvām anusamdadhāmi bhagavadgīte bhavadveṣiṇīm||

2. namo 'stu te vyāsa viśāla budhe phullāravindāyata patra netra|


yena tvayā bhārata taila pūrṇaḥ prajvālito jñanamaya pradīpaḥ||

3. prapanna pārijātāya totravetraika pāṇaye|


jñānamudrāya kṛṣṇāya gītāmṛta duhe namaḥ||

4. sarvopaniṣado gāvo dogdhā gopāla nandanaḥ|


pārtho vatsaḥ sudhīr bhoktā dugdhaṁ gītāmṛtaṁ mahat||

5. vasudevasutaṁ devaṁ kaṁsa cāṇūra mardanam|


devakī paramānandaṁ kṛṣṇaṁ vande jagad gurum||

6. bhiṣma droṇa taṭā joyadrathajalā gāndhāra nīlopalā


śalya grāhavatī kṛpeṇa vahanī karṇena velā-kulā|
aśvatthāmā vikarṇa ghoramakarā duryodhanā vartinī
sottīrṇa khalu pāṇḍavai raṇa nadī kaivātakaḥ keśavaḥ||

7. pārāśarya vacaḥ sarojam amalaṁ gītārtha gandhotkaṭam


nānākhyānaka kesaraṁ harikathā sambodhanā bodhitam|
loke sajjana ṣaṭ padair aharahaḥ pepīyamānam mudā
bhūyād bhārata paṅkajam kalimala pradhvaṁsi naḥ śreyase||

8. mūkam karoti vācālam paṅgum laṅghayate girim|


yat kṛpā tam aham vande paramānanda mādhvam||

9. yam brahmā varuṇendra rudra marutaḥ stuvanti divyaiḥ stavaiḥ


vedaiḥ sāṅgpada kramopaniṣdair gāyanti yam sāmagāḥ|
dhyānāvasthita tadgatena manasā paśyanti yam yogino
yasyāntam na viduḥ surāsuragaṇā devāya tasmai namaḥ||

TRADUCTION: MEDITATION SUR LA GĪTĀ

(Page 716) 1. Aum Ŕ Je médite sur Toi, O Mère Bhagavad Gῑtā, Tu es constituée de dix-huit chapitres
qui déversent le nectar de l‟advaita (non-dualisme) qui peut chasser tout devenir (phénoménal), insérée
au milieu du Mahābhārata par Vyāsa, cet antique sage, (qui l‟a transcrit) telle qu‟il a été enseigné à
Arjuna par Nārāyaṇa lui-même, le Bienheureux.

2. Salutation à Toi, O Vyāsa dont l‟intelligence est si étendue, Tu as des yeux qui ressemblent aux
pétales d‟un lotus ouvert, Toi qui a allumé la lampe de sagesse emplie de cette huile qu‟est l‟épopée du
Bhārata.

3. Vénération à Kṛṣṇa représentant en lui-même l‟arbre céleste qui exhausse les vœux (le summum
bonum d‟une cosmologie éternelle) mis à la portée de ceux qui cherchent refuge (en lui), alors que lui,
brandissant son fouet (de conducteur de char) dans une main, et faisant le geste de la sagesse (de
l‟autre), trait le nectar de la Gῑtā.

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4. Toutes les Upaniṣads sont des vaches, leur Berger (Milker) est le bien-aimé des bouviers, le veau
(induisant la sécrétion du lait) est Pārtha (Arjuna), ceux qui le boivent sont des hommes dotés
d‟intelligence; et ce qui est trait n‟est autre que le grand nectar de la Gῑtā!

5. Je vénère Kṛṣṇa, ce Maître universel, fils de Vasudeva, le Divin, Lui qui a vaincu Kaṁsa et Cānūra,
Lui qui a fait le bonheur suprême de Devakῑ!

6. Avec Keśava (Kṛṣṇa) à la barre, les Pāṇḍavas (d‟antan) avaient traversé cette rivière de la bataille
dont les rives étaient bhῑṣma et Droṇa, dont les eaux étaient Jayadratha, les lotus bleus les Gāndhāras,
le crocodile qui y demeurait Śalya, les requins Aśvatthāmā et Vikarṇa, et le tourbillon Duryodhana.

7. Né dans le lac limpide des paroles du fils de Pārāśara, puisse ce lotus qui n‟est autre que l‟épopée du
Mahābhārata elle-même diffusant la fragrance de la signification de la Gῑtā, qui contient de
nombreuses anecdotes accessoires qui sont ses fanons pollinisateurs, qui s‟ouvre à la lumière de la
sagesse parce qu‟il contient l‟histoire de Hari (Viṣṇu ou Kṛṣṇa) propageant l‟enseignement de la
connaissance, (puisse ce lotus) être pour notre bien (éternel) puisqu‟il fait disparaître la souillure
résiduelle de l‟âge de Kali (la période cosmique démoniaque qui dure des milliers d‟années) en se
faisant aspirer jour après jour par les abeilles qui ne sont autres que les hommes bons qui sont sur
terre.

8. (Page717) Adorations à Mādhava (Kṛṣṇa) suprême source de félicité, par la grâce duquel un muet
peut devenir un orateur et un boiteux peut traverser des montagnes.

9. A Lui que Brahmā, Varuna, Indra, Rudra et Marut glorifient sans cesse de leurs hymnes célestes, à
Lui dont les chantres du Sāma (veda) exaltent les mérites avec des chants qui incluent les Vedas et
leurs sous-divisions, mot pour mot et dans l‟ordre, sans omettre aussi les Upaniṣads, à Lui que peuvent
voir les contemplatifs dont le mental est immergé en Lui et qui sont fermement établis dans la
contemplation, à Lui dont les dieux tout autant que leurs esprits rivaux ne peuvent voir la limite
ultime, c‟est à cette Divinité que j‟offre mon adoration!

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