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Histoire

de la libération des Mahâsiddhas


extraite du “Cycle des bénédictions
des quatre-vingt-quatre
grands accomplis de l’Inde”

Traduit du tibétain
par le Comité de traduction Padmakara

PADMAKARA
A u début de notre ère, lorsque se répandirent les enseignements du
Bouddha auxquels fut donné le nom de Grand Véhicule, apparurent nombre
de maîtres remarquables qui devinrent célèbres sous le nom sanskrit de
mahâsiddhas, “grands êtres accomplis”, parce qu’ils avaient atteint les
siddhis, ou “accomplissements”. La tradition a surtout retenu le nom de
quatre-vingt-quatre d’entre eux.

Voici l’histoire de leurs vies, appelées “libérations parfaites”, où se


côtoient anecdotes insolites et enseignements profonds que couronne
toujours l’Éveil libre de toute entrave : le Grand Sceau qui inspire à
Ghandika ce chant de réalisation :

Comme le remède et le poison


Participent de la même essence
En produisant deux effets distincts,
Les actes négatifs et leurs antidotes
Ont la même nature et ne diffèrent point.
Ce que réalisant, les sages ne rejettent rien,
Mais les êtres puérils, dans leur ignorance,
Ne le réalisent pas et errent dans le samsâra,
Mûs par les cinq poisons.
Table des matières

Couverture

Titre

Présentation

Table des matières

Copyright

Préface

Quelques remarques sur le texte et la traduction

Remerciements

Histoire de la libération des Mahâsiddhas extraite du “Cycle des


bénédictions des quatre-vingt-quatre grands accomplis de l’Inde”

Histoire de Lûhipa

Histoire de Lîlapa

Histoire de Virûpa

Histoire de Dombipa

Histoire de Shabaripa

Histoire de Saraha
Histoire de Kankaripa

Histoire de Mînapa

Histoire de Goraksha

Histoire de Chaurângi

Histoire de Vînapa

Histoire de Shântipa

Histoire de Tantîpa

Histoire de Chamaripa

Histoire de Khadgapa

Histoire de Nâgârjuna

Histoire de Kahanapa

Histoire de Karnaripa

Histoire de Thagana

Histoire de Nâropa

Histoire de Shâlipa

Histoire de Tilopa

Histoire de Châtrapa

Histoire de Bhadrapa
Histoire de Dukhandipa

Histoire d’Âjoki

Histoire de Kalapa

Histoire de Dhobipa

Histoire de Kankanapa

Histoire de Kambala

Histoire de Dingipa

Histoire de Bhandépa

Histoire de Tantépa

Histoire de Kukkuripa

Histoire de Kuchipa

Histoire de Dhamapa

Histoire de Mahilapa

Histoire d’Achintapa

Histoire de Babhahi

Histoire de Nalinapa

Histoire de Bhusuku

Histoire d’Indrabhûti
Histoire de Mekopa

Histoire de Kotalipa

Histoire de Kamparipa

Histoire de Jâlandhara

Histoire de Râhula

Histoire de Dharmapa

Histoire de Dhokaripa

Histoire de Medhini

Histoire de Pankaja

Histoire de Ghandika

Histoire de Jokipa

Histoire de Chaluki

Histoire de Godhûrapa

Histoire de Luchika

Histoire de Naguna

Histoire de Jayânandi

Histoire de Pacharipa

Histoire de Champaka
Histoire de Bhikshana

Histoire de Dhilipa

Histoire de Kumbharipa

Histoire de Charvaripa

Histoire de Manibhadrâ

Histoire de Mekhala

Histoire de Kanakhala

Histoire de Kilikilipa

Histoire de Kantali

Histoire de Dhaguli

Histoire d’Udîlapa

Histoire de Kapâlî

Histoire de Kîrâvala

Histoire de Sakara

Histoire de Sarvabhaksha

Histoire de Nâgabodhi

Histoire de Dârikapa

Histoire de Sutalipa
Histoire d’Upanaha

Histoire de Kokilipa

Histoire d’Anangapa

Histoire de Lakshmînkara

Histoire de Samudra

Histoire de Vyâlipa

Colophon

Glossaire

Le comité de traduction et les éditions Padmakara


Bouddha Shakyamuni
Padmasambhava
© Éditions Padmakara, Laugeral 24290 Saint-Léon-sur-Vézère, 2003
Tél. 05 53 50 80 51 – Fax 05 53 51 16 06 – www.padmakara.com

Traduit par le Comité de traduction Padmakara – ISBN 978-2-37041-004-7


© Illustration de couverture : “Saraha”, Museum of Fine Arts, Boston
(USA)
© Illustrations de l’intérieur : Archives du monastère de Shechen (Népal)
Toute reproduction interdite

Le format ePub a été préparé par Isako www.isako.com à partir de l’édition


papier du même ouvrage
Préface
Quand le Bouddha eut quitté ce monde, ses disciples et les disciples de
ses disciples se réunirent à trois reprises pour établir le corpus de ses
enseignements. Ainsi naquit la Triple Corbeille du Véhicule des Anciens. Le
Grand Véhicule n’apparut qu’au début de notre ère – jusque-là ses
enseignements étaient restés secrets du fait de leur profondeur – et avec le
Grand Véhicule apparurent de grands êtres accomplis comme Saraha qui,
sous le nom de Râhulabhadra, fut le maître de Nâgârjuna entre le IIe et le IVe
siècle. Du même acabit que Saraha se manifestèrent alors nombre d’autres
adeptes qui devinrent connus sous le nom sanskrit de mahâsiddhas, ou
« grands accomplis », parce qu’ils avaient atteint la siddhi – ou
accomplissement – suprême, c’est-à-dire l’Eveil parfait.
On raconte que, longtemps après la disparition de ces grands êtres, la
mère de Kunji, un roi de l’Inde occidentale, tomba gravement malade. La
voyant sur le point de mourir, Kunji lui demanda quels actes vertueux elle
désirait qu’il exécute en son nom après sa mort. Elle répondit que son
unique souhait était qu’il invite des mahâsiddhas, leur fasse des offrandes et
leur demande de prier pour elle. Le roi promit de lui obéir, mais se
demanda ensuite comment honorer sa promesse, les sages en question
ayant quitté depuis longtemps ce monde. Il se mit à prier et deux dakinis de
sagesse appelées Kokilâ et Dharmadhevî apparurent, lui offrant de l’aider.
Quand il eut préparé un lieu digne de les recevoir ainsi qu’un siège pour
chacun, les deux dakinis invitèrent les mahâsiddhas et quatre-vingt-quatre
d’entre eux apparurent l’un après l’autre, Lûhi en premier. A cette occasion
chacun relata son histoire et exprima sa réalisation spirituelle dans des
chants appelés dohâ. Les histoires des quatre-vingt-quatre mahâsiddhas
sont des rnam thar, littéralement “libérations parfaites”, des récits
montrant comment un être s’est libéré et encourageant le lecteur à suivre la
même voie.
Ni biographies ni documents historiques, ces textes traduits par le
comité Padmakara sont des éléments d’une tradition vivante dont le but est
de montrer comment se libérer de la souffrance et de la confusion. On les
lit encore de nos jours lors des initiations des quatre-vingt-quatre
mahâsiddhas pour inspirer les participants tout en leur présentant de
manière succincte l’essence d’une voie spirituelle possible. Ils figurent aussi
dans plusieurs autres recueils d’enseignements parfois aussi récents que le
Trésor d’instructions cruciales (gdams ngag mdzod), un recueil compilé par
Jamgön Kongtrul Lodrö Thayé (1813-1900) et Jamyang Khyentsé Wangpo,
ou dans les œuvres complètes de Jétroung Thrinlé Jampa Joungné (1856-
1922), maître de Kangyour Rinpoché (1897-1975) et de Dudjom Rinpoché
(1904-1987), deux grands lamas contemporains qui propagèrent eux-
mêmes les enseignements des mahâsiddhas.
Le projet de traduction de ce texte a vu le jour lorsque Kyabjé Thrulshik
Rinpoché, un grand maître de la lignée de l’école ancienne, conféra ces
initiations en 1999 et en 2000 en Dordogne. Notre espoir était de partager
quelques bribes des bienfaits qui découlent de ce genre de transmission et
de montrer comment il est possible de transformer toute situation en
expérience libératrice. S’il aborde ces histoires sous cet angle, le lecteur,
bouddhiste ou non, peut se sentir concerné. Et si une histoire l’inspire plus
qu’une autre, il peut même choisir de recevoir la sâdhanâ qui s’y rapporte
pour en faire une expérience intérieure.
Dès que nous voulons accomplir une tâche d’envergure, parvenir à l’Eveil
par exemple, cela nous semble, en général, fort compliqué et nous croyons
qu’un grand nombre de préparatifs s’imposent nécessairement. Mais en fait
tout se ramène à l’instant présent, à la pensée de l’instant. Décider, ici et
maintenant, de donner une direction positive à son esprit, de le faire réagir
sainement : tel est le message qui semble revenir du début à la fin du livre.
La plupart de ces récits mettent en scène des êtres à qui, un jour, on suggère
une autre attitude possible face à l’injustice, la douleur, la frustration, le
dégoût ou les contradictions dans lesquelles s’enferme leur esprit. A un
moment dans la vie de ces êtres, l’occasion d’opérer un renversement total
se présente. Ils répondent alors “oui” et ne se posent plus de questions. Une
foule d’événements extérieurs, parfois très dérangeants ou cruels, viennent
perturber nos existences. Mais l’effet qu’ils produisent sur nous dépend pour
une grande part de notre attitude intérieure. Idéalement, si nous parvenons
à rire de nos mésaventures, nous pouvons même les transformer en
situations plaisantes. Si au contraire nous nous lamentons, à un événement
fâcheux par nature nous ajoutons un malheur de notre propre cru. C’est
dans ce sens que le Bouddha disait que tout repose sur l’aspiration. On voit
ici, extrêmement condensé, le travail que la plupart des êtres qui s’engagent
sur une voie spirituelle opèrent péniblement au cours de longues années.
Quand je reçois l’initiation et la transmission de ces enseignements, ma
réaction immédiate est de me dire : « Comme j’aimerais pouvoir
simplement faire volte-face de la sorte ! » Cela semble si facile. La plupart
du temps nous attendons le dernier moment, et bien souvent il est trop tard.
Ces histoires suggèrent également que lorsqu’on opère un tel
renversement d’attitude, la suite n’est pas toujours aussi compliquée qu’on
pourrait le croire. Chamari continue à coudre ses chaussures, Thagana à
mentir, Joki à rester couché, Vînâ à jouer de son instrument.
L’histoire de Vyâlipa, le dernier des mahâsiddhas, se distingue des
autres. Vyâlipa n’atteint qu’un accomplissement “ordinaire”, celui de longue
vie, et peut donner l’impression que son rôle est de montrer la voie qu’il ne
faut pas suivre. Mais il apparaît dans le recueil des chants de réalisation des
mahâsiddhas, lesquels forment un ouvrage à part1, que sa véritable pratique
était intérieure, et que le niveau de réalisation qu’il atteignit n’était en rien
inférieur à celui des autres sages.
Puissent ces histoires, malgré le caractère irréel qu’elles peuvent revêtir
aux yeux de certains, encourager ceux qui ont pris la voie de la libération à
redoubler d’ardeur et ceux qui ne l’ont pas encore prise à s’y engager
résolument.
Jigmé Khyentsé

1 – Ces chants ont été traduits en français et publiés en 1992 par les
éditions Ewam.
Quelques remarques
sur le texte et la traduction

Ce texte original, composé d’abord en sanskrit par Abhayadatta puis


traduit en tibétain par Meundroup Shérab, est extrait du sgrub thabs kun
btus, recueil de sâdhanâs1 de toutes les écoles du bouddhisme tibétain
compilé par Loter Wangpo (1847-1914) sous l’inspiration du grand
Jamyang Khyentsé Wangpo (1820-1892), vol. 14 (shrîh), p. 1-124, de
l’édition Indo-Tibetan Buddhist Literature Publisher & Dzongsar Institute
for Advanced Studies of Buddhist Philosophy & Research, Bir, Kangra,
Inde, non daté mais reproduisant l’édition xylographique de Dergué, 1902.

Notons qu’il existe déjà une traduction française de ces histoires, publiée
par Ngor Ewam Phende Ling. C’est pourquoi, lorsqu’on nous a demandé
d’entreprendre la présente traduction, notre première pensée a été que ce
n’était pas nécessaire. Mais en consultant l’original nous nous sommes
aperçus que le texte était si dense qu’il permettait d’autres lectures et qu’il
était possible d’apporter une contribution supplémentaire, aussi modeste
fût-elle, à son interprétation.
Certains récits donnent l’impression d’être incomplets, d’autres se
réduisent à quelques lignes, comme si des parties s’étaient égarées ou
altérées au fil des copies. Des détails utiles à la compréhension du récit
semblent faire défaut, alors que des faits dont l’intérêt semble minime se
trouvent dûment rapportés. Mais on aura compris en lisant les pages qui
précèdent que cela ne nuit point à la fonction essentielle de ces histoires.

Quelques passages, dont l’intérêt est en général purement narratif, nous


ont posé des problèmes de compréhension, même après consultation de
lamas ayant reçu la transmission du texte. Deux difficultés irrésolues ont été
signalées en note (voir l’histoire de Dârika).
Entre autres problèmes de traduction figure le terme “ville” (tib : grong
khyer). Tel qu’il est employé dans ce livre, il semble désigner plusieurs
sortes de lieux, parfois une région (comportant elle-même plusieurs villes),
parfois une ville au sens où nous l’entendons, parfois encore un groupement
humain plus restreint. Quelques royaumes de l’Inde ancienne étant
constitués, selon le texte, de plusieurs millions de ces “villes”, nous avons
choisi de traduire ce terme par “foyer”, suivant la suggestion de l’un des
lamas qui nous a aidés. Selon une autre interprétation, les villes dont on
parlait en Inde dans la littérature bouddhiste ancienne comprenaient aussi
les lieux où vivent les êtres non-humains dont la présence est invisible au
plus grand nombre.

Enfin, certains passages de ce texte sont difficiles du fait même qu’ils


traitent des enseignements les plus profonds du Bouddha. Ils ne font pas ici
l’objet de notes parce que, selon la tradition, on ne les explique en détail que
dans le cadre d’une relation de maître à disciple.

Remerciements

Nous exprimons toute notre gratitude à Kyabjé Thrulshik Rinpoché et


aux lamas de la lignée pour leur aide pendant la traduction de ce livre.

Le Comité de traduction Padmakara se composait, pour cet ouvrage, de


Christian Bruyat et Patrick Carré.
Les quatre-vingt-quatre Mahâsiddhas (collection de Kyabjé Kangyour
Rinpoché).
1 – Sâdhanâ – tib : sgrubs thabs – « méthode d’accomplissement »
destinée à permettre au pratiquant de s’assimiler à un maître ou une “déité”
qui n’est que la forme extérieure, accessible à nos sens et à nos concepts, de
l’Eveil.
Histoire de la libération des Mahâsiddhas
extraite du “Cycle des bénédictions
des quatre-vingt-quatre
grands accomplis
de l’Inde”

Hommage aux maîtres sublimes !

Bouddhas des trois temps, maîtres de la lignée qui avez rejoint les
champs de l’espace,
Et vous, maîtres présents parmi nous qui avez atteint
l’accomplissement suprême, ô gloire de l’impavidité,
Clair et pur par le corps, la parole et l’esprit, je me prosterne
humblement devant les lotus de vos pieds :
Je vais à présent écrire la véritable histoire des quatre-vingt-quatre
mahâsiddhas en commençant par le seigneur Lûhi.
Achala
Histoire de Lûhipa
Lûhipa le “Mangeur de Rebuts” doit son nom au fait qu’il se nourrissait d’entrailles de poisson.

S UR L’ÎLE DE CEYLAN RÉGNAIT UN ROI RICHE COMME VAISHRAVANA qui


avait un palais tout en or et en argent, en perles et en pierreries. Or ce
roi avait trois fils. Quelque temps avant sa mort, les astrologues
consultèrent le ciel pour savoir lequel des trois princes hériterait du
royaume. Les astres répondirent que les qualités du puîné étaient telles que,
s’il accédait au trône, le gouvernement serait stable et le peuple heureux. Le
roi confia donc le pouvoir à son puîné et celui-ci fut intronisé par ses deux
frères en présence de toute la population du royaume.

Or le nouveau roi ne voulait point régner. Il allait prendre la fuite quand


ses frères et leurs gens le rattrapèrent pour l’entraver de chaînes en or. Le
prince alors soudoya ses gardes en leur offrant de l’or et de l’argent. La nuit
venue, il se drapa dans une cape rapiécée et, après avoir grassement payé en
or ceux qui l’escortaient, il partit pour l’île de Râmeshvara dont le roi
Râmâla était le souverain. Troquant les soies du trône contre la peau d’une
antilope tachetée, il renonça au palais royal pour ne plus dormir que dans la
cendre. Comme il avait belle apparence, il plut et on ne tarda pas à lui
porter de quoi boire et manger, si bien qu’il ne manquait de rien.
Il se rendit ensuite au Trône de Diamant où les dâkinîs firent de lui leur
disciple et lui prodiguèrent des enseignements. De là il rejoignit Pâtaliputra,
la capitale où, se nourrissant de ce que chacun voulait bien lui offrir, il alla
dormir dans les charniers.

Un jour de marché, il entra dans une taverne dont la patronne était une
dâkinî de ce monde. A peine eut-elle vu le prince qu’elle s’exclama :
– En voici un qui aurait parfaitement nettoyé ses chakras si ce concept de
caste gros comme une lentille ne lui souillait plus le cœur !
Elle lui tendit une écuelle en terre où elle avait versé des restes pourris et
se mit en colère quand il la repoussa :
– Si tu ne te débarrasses pas des concepts de bon et de mauvais en
matière de nourriture, à quel Dharma oses-tu prétendre ?
Le prince vit alors que tous les concepts et les attributs font obstacle à
l’Eveil et il y renonça. C’est ainsi qu’il s’exerça pendant douze années en se
nourrissant exclusivement des déchets de poisson que les pêcheurs du Gange
jetaient sur le rivage. Les femmes des pêcheurs, qui le voyaient se nourrir
ainsi, l’appelèrent “Mangeur de Rebuts”, et sous ce nom il atteignit les
accomplissements tandis que son renom se répandait par tous les horizons.

On trouvera plus bas un autre épisode de son histoire, à propos de


Dârikapa et Tengipa.
Histoire de Lîlapa

C E ROI DU SUD DE L’INDE SIÉGEAIT SUR LE TRÔNE DE LIONS quand un


étranger se présenta à lui : c’était un yogi dûment entraîné.
– Quelle affliction, fit le roi, que d’errer par tous ces royaumes !
– Je ne souffre pas, moi. C’est toi qui souffres.
– Comment donc ?
– Tu as peur de perdre le pouvoir et de ne plus être aimé de ton peuple :
voilà ta souffrance. Moi, je peux sauter dans les flammes sans me brûler et
avaler du poison impunément. Les souffrances du vieillissement et de la
mort ne me concernent plus, car je détiens des instructions sur l’élixir
d’immortalité.
Le roi eut foi dans le yogi.
– Je ne puis vraiment comme vous, dit-il, arpenter les royaumes, mais
s’il m’était possible de méditer ici, assis sur mon trône au cœur de la
capitale, je n’hésiterais pas à vous demander vos instructions.
Le maître accepta. Il initia le roi à Hevajra, lui transmit les instructions
et le fit méditer en se concentrant sur un point. Dès lors, le roi médita : sur
les coussins de soie du trône de lions, confortablement calé contre les
oreillers rembourrés, il médita dans l’abondance des musiques, parmi les
ministres et les reines. On finit par l’appeler Lîlapa, “Seigneur qui se Joue”,
au sens de “jouisseur” autant que de “gracieux”.

Voici les instructions qu’il avait reçues : méditer en se concentrant, sans


jamais s’en distraire, sur la bague qui ornait sa main droite. Parvenu à une
imperturbable concentration, il lui fut révélé qu’il devait alors méditer sur
les déités de Hevajra à l’intérieur de la bague. Et quand cette méditation fut
à son tour inébranlable, il médita dans l’union des phases de création et de
perfection jusqu’à la réalisation qui jaillit spontanément : l’accomplissement
du Grand Sceau qu’accompagnent les connaissances directes et maintes
autres qualités.

Le concours des instructions du maître, de la diligence du disciple et du


karma antérieur permet de se libérer sans renoncer aux objets du désir, si
bien que le roi put œuvrer au bien des autres au-delà de toute mesure et le
nom de Lîlapa se répandit par tous les horizons. Pour finir, le maître
rejoignit les champs de l’espace.
Histoire de Virûpa
Originaire de Tripura, pays du roi d’Orient Devapâla, le maître vivait dans le sud de l’Inde,
dans le grand monastère de Somapurî lequel, ne comptant pas moins de mille moines, était un
grand centre bouddhiste.

B IEN QUE PLEINEMENT ORDONNÉ, VIRÛPA REÇUT L’INITIATION DE


Vajravârahî, la Laie Adamantine, dont il récita le mantra pendant
douze années consécutives, vingt millions de fois, sans parvenir, même en
rêve, au moindre signe d’accomplissement. Découragé, il jeta son chapelet
dans les latrines et fit ce qu’il lui plaisait. Mais le soir venu, à l’heure de la
pûjâ, il se souvint qu’il n’avait plus de chapelet. Au même instant, une dâkinî
apparut, qui lui posa un chapelet dans le creux de la main avec ces mots :
– Fils de bonne famille, ne perds pas courage ! Je vais te bénir et tu
pourras pratiquer sans plus jamais succomber aux concepts et autres
attributs des choses.
Rester dans l’essence originelle de l’esprit,
C’est cela qu’on appelle Laie Adamantine.
Il faut être bien puéril et fort ignorant
Pour chercher ailleurs ce qu’on porte au fond de soi.
L’homme qui comprend l’essence de l’esprit
Connaît la plus sublime satisfaction
Sans que le souille aucun concept.

Virûpa reprit donc la pratique pendant douze autres années, et cette fois
il parvint à l’accomplissement suprême du Grand Sceau. Son serviteur alla
lui acheter de la viande et du vin. Par la suite le maître abattit tous les
pigeons du monastère et les croqua jusqu’au dernier. Quand il n’en resta
plus un, les autres moines s’inquiétèrent :
– Qui a bien pu manger les bénéficiaires de nos offrandes ?
Chacun, alors, de se récrier :
– Ah non, ce n’est certainement pas moi !
Inspectant les cellules l’une après l’autre, ils se penchèrent à la fenêtre de
Virûpa pour découvrir qu’il se repaissait non seulement de pigeons, mais
aussi de vin.
On sonna le gong ; on décida d’expulser l’infâme : le voici qui dépose sa
robe et son bol à aumônes aux pieds d’une statue, se prosterne et rejoint la
grand-porte. Or près du monastère s’étendait un vaste lac. Un moine lui
ayant demandé quelle route il comptait prendre, Virûpa répondit :
– C’est vous qui m’avez chassé. Moi, je n’ai pas de destination
particulière.
Alors il traversa le lac en marchant sur les feuilles de lotus posées sur
l’eau sans que les fleurs s’enfoncent et sans cesser de chanter la louange des
bouddhas. Pris de regrets, les moines de Somapurî se précipitèrent à ses
pieds pour lui rendre hommage.
– Mais pourquoi avoir tué les pigeons ?
– Je ne les ai pas tués.
Le serviteur rapporta les fragments d’ailes que, d’un claquement de
doigts, le maître transforma en pigeons plus grands et plus beaux
qu’auparavant : tous virent les oiseaux s’envoler dans le ciel.
Virûpa renonça alors aux signes de la vie monastique pour adopter la
conduite des yogis. Il se rendit au bord du Gange et réclama à boire et à
manger à la déesse du fleuve. Elle refusa ; il s’emporta. Fendant
littéralement les flots, il passa à sec sur l’autre rive.
Arrivé dans le bourg de Kanasata, il acheta du vin à une marchande qui
lui en servit une coupe avec une assiette de riz dont il entreprit de se
repaître. Alors, dès cet instant et pendant deux jours et demi, le soleil
suspendit sa course dans le ciel, au point que, stupéfait, le roi local envoya
chercher par tout le pays celui qui était à l’origine d’un tel prodige. La
déesse du soleil lui apparut en rêve pour lui apprendre qu’un yogi l’avait
mise en gage chez une marchande de vin. Le roi et son conseil estimèrent la
dette : elle se chiffrait en millions. Chaque consommation dûment réglée,
Virûpa disparut.
Il se rendit ensuite en terre non bouddhiste, dans le pays appelé Indra, où
il y avait une statue du Grand Seigneur haute de quatre-vingt-une coudées,
devant laquelle on le pria de se prosterner.
– C’est moi l’aîné, dit le yogi, et je ne sache pas que l’aîné se soit jamais
prosterné devant ses petits frères.
– Alors nous te tuerons ! s’écrièrent le roi et ceux qui l’entouraient.
Le maître voulut se faire comprendre :
– Je ne me prosternerai pas devant cette statue, sinon je commettrais un
acte nuisible.
– Que les effets de cet acte retombent sur moi ! cria le roi.
Le maître joignit les mains et la statue du Grand Dieu se fendit en deux
par le haut. Une voix tomba du ciel qui disait :
– O maître, je respecterai mon serment !
– Jure-le !
– Je le jure.
La statue retrouva alors sa forme initiale et tendit à Virûpa les offrandes
qu’on lui avait faites. Celles-ci comblèrent les besoins d’autres pratiquants
bouddhistes, et l’on raconte qu’il en reste encore de nos jours.
Le maître se rendit ensuite en Devîkota, dans l’est de l’Inde, un pays où
tous les êtres humains s’étaient transformés en goules zoocéphales. Selon
la coutume, une goule vint se poster sur la grand-route pour ensorceler les
voyageurs, mais le maître, arrivé plus tôt, était allé dormir dans un temple.
Un jeune brahmane qui passa plus tard fut envoûté. En ville il trouva de quoi
manger mais nulle part où dormir. Des bouddhistes de rencontre lui
expliquèrent que dans le pays tout le monde était devenu goule, qu’il n’y
avait plus d’êtres humains et que tous étaient sources d’obstacles. Puis ils lui
montrèrent un temple où le jeune brahmane alla se réfugier.
Or c’est dans le même temple que Virûpa s’était endormi. Il bénit le
jeune homme et prononça des formules avant de prendre congé. Pendant ce
temps, les goules assemblées s’inquiétaient pour les offrandes.
– Nous avons toutes les viandes possibles, disaient-elles, mais pas de
chair humaine !
L’une d’elle déclara qu’elle avait attrapé deux hommes.
– Amène-les !
La voilà qui s’échine sur le jeune brahmane : il est tellement béni qu’elle
ne parvient pas à se saisir de lui. Les unes après les autres, elles échouent,
quand elles avisent Virûpa assis sur une grosse bûche. Homme et bûche,
elles emportent le tout dans les cuisines où le maître commence par boire
leur vin jusqu’à la dernière goutte. Les goules ricanaient à l’idée de le tuer,
mais celui-ci à son tour y alla de douze rires terribles qui toutes les
terrassèrent. Plus tard, il les lia par serment :
– Désormais, dit-il, vous ne nuirez plus aux êtres qui prennent refuge ni à
ceux qui ont foi en moi. Vous ne ferez pas de mal non plus à ceux qui ne
prennent point refuge ni ne cultivent l’esprit d’éveil, en ne leur volant pas
plus qu’une gorgée de sang ! S’il vous arrivait de désobéir à ce serment, que
votre tête tombe, tranchée par cette roue ! Et que cet ogre du septentrion
vienne s’abreuver de votre sang !
Dans le ciel de ces lieux se profilent encore la silhouette du monstre et la
forme de l’arme.
Le maître inclut les goules dans l’entourage de certains gardiens du
Dharma au titre de protectrices liées par serment, puis ses pas
l’emmenèrent ailleurs.
A l’occasion d’une autre visite en Devîkota, il rencontra chemin faisant
Mahâdeva et la déesse Umâ qui pour lui créèrent une cité magique peuplée
de quatre cent cinquante mille habitants. Ils se rendirent chez les Trente-
Trois Dieux et dans les autres sphères célestes pour en rapporter les
nourritures les plus exquises : ainsi le grand dieu Shiva et son épouse firent-
ils offrande au seigneur Virûpa.
Le maître chanta en langue versifiée :

A Somapurî, le grand monastère,


J’ai observé la règle des moines pleinement ordonnés.
Quelque lien karmique passé permit à un corps d’apparition
De m’initier, me bénir et m’instruire parfaitement.
Douze années de pratiques conceptuelles me laissèrent,
Même en rêve, sans le moindre signe d’accomplissement.
Las, je jetai mon chapelet en jurant,
Mais une dâkinî parut qui me bénit de sa parole
Et de ma nature la puissance se déploya.
Ayant dûment réalisé le caractère du samsâra,
Je pus enfin m’adonner à une pratique libre de concepts.
Me jugeant dans l’erreur, les moines de la communauté
Qui se réclamaient de la Grande Assemblée décidèrent de m’expulser.
Pour détruire les concepts de chacun,
J’ai marché sur l’eau en me concentrant,
J’ai renversé le cours du Gange, j’en ai fendu les flots,
J’ai mis le soleil en gage et joui des objets du désir,
J’ai brisé la statue et l’orgueil d’un dieu extérieur,
J’ai soumis les goules du Devîkota ;
Déployant ses pouvoirs, le Grand Dieu a créé
Une cité magique pour me rendre hommage.
S’il ne s’était rien passé de tout cela, comment
Aurais-je intéressé au Dharma les êtres convaincus de la réalité des
choses ?

Sept cents ans passèrent, puis le maître partit pour les champs de
l’espace.
Histoire
de Dombipa
Originaire du Magadha, maître Dombi appartenait à la caste des guerriers. Il atteignit les
accomplissements en pratiquant le tantra de Hevajra.

I NITIÉ PAR SON MAÎTRE KRISHNACHARYA1 , IL AVAIT REÇU DE LUI LES


instructions et en pratiquait le sens en aimant son peuple comme son
enfant unique à tel point que, ignorant qu’il avait effectivement passé le
seuil du Dharma mais devant la bienveillance dont il couvrait chacun, tous
s’accordaient à penser qu’il ressemblait fort à un adepte des enseignements
du Bouddha.

Ce jour-là, le roi dit au ministre :


– Notre peuple est victime des brigands et d’autres terreurs ; et ils sont
plus d’un, ceux qui, manquant de mérites personnels, se trouvent démunis
de tout. Nous devons leur offrir protection contre la misère et la peur, et
pour cela je veux que l’on fonde une énorme cloche qu’on suspendra à un
grand arbre. Dès que l’on surprendra un acte de violence ou un excès de
pauvreté, j’exige que l’on sonne cette cloche, et en nulle autre circonstance !
Le ministre s’exécuta et bientôt la misère et la peur cessèrent au
Magadha.
Un jour arriva dans la capitale un ménestrel de basse caste qui joua de la
musique et chanta pour le roi. L’homme avait une fille de douze ans que les
soucis du monde n’avaient pas souillée : plaisant minois et teint parfait, à sa
bouleversante beauté elle joignait tous les charmes d’une padminî, une
femme aux qualités du Lotus.
S’adressant au chanteur de vile caste, le souverain lui demanda la main de
sa fille.
– Vous qui êtes le roi du Magadha, vous régnez sur huit cent mille foyers
et vos richesses font de vous un grand souverain sans souci. Mais nous
autres, de caste inférieure, nous sommes l’objet du mépris de tous et tout le
monde nous repousse. L’ordre que vous venez de me donner n’a rien de
raisonnable.
Le roi ne voulut point en démordre : offrant à ses parents le poids de la
jeune fille en or, il l’emmena. Pendant douze ans, personne ne se douta
qu’elle était sa mudrâ, ou compagne mystique, puis la nouvelle que le roi
avait pris femme dans une caste inférieure se répandit par tout le Magadha.
Le roi confia le gouvernement à son fils et pratiqua dans la forêt avec la
jeune paria pendant douze autres années.

Le prince et ses conseillers ne prenaient guère soin du royaume dont les


mérites déclinèrent un peu plus. Le peuple tint conseil et tous convinrent
qu’il fallait retrouver le roi pour le prier de remonter sur le trône. On
envoya des hommes à sa recherche. Ils finirent par le trouver assis au pied
d’un arbre tandis que la jeune femme, partie chercher de l’eau, marchait sur
les feuilles de lotus qui agrémentaient le lac, sans jamais enfoncer. Elle
puisa de l’eau à une quinzaine de coudées de profondeur et revint l’apporter
au roi. Emerveillés, les hommes repartirent pour la capitale rendre compte
de ce qu’ils avaient vu. Alors le peuple tout entier dépêcha au roi un
émissaire chargé de l’inviter à revenir.
Chevauchant une tigresse gravide qu’il cravachait à l’aide d’un crotale, le
roi et sa compagne sortirent de la forêt pour le plus grand émerveillement
de tous.
– Ô vous qui savez régner, criait chacun, veuillez à nouveau régner sur
nous !
– Je suis de caste vile, répondit le roi : comment pourrais-je régner ?
Toutefois, les concepts de bonne et de mauvaise caste ne résistent pas à la
mort : vous devriez donc nous brûler. Dès que j’aurai repris naissance,
j’accèderai à votre requête.
Tous dressèrent alors un haut bûcher de santal blanc qui ne mit pas
moins d’une semaine à se consumer. Sur les cendres apparut un massif de
lotus et sur une grande fleur épanouie tous purent voir le roi et sa
compagne, scintillants comme des gouttes de rosée, qui avaient
spontanément revêtu l’aspect de Hevajra et Nairâtmyâ. Le peuple du
Magadha eut alors foi dans son souverain que l’on connut désormais sous le
nom de Dombipa.
Celui-ci s’adressa aux ministres et au peuple :
– Je remonterai sur le trône à la seule condition que vous tous, vous
fassiez comme moi.
– Comment le pourrions-nous ? s’exclamèrent-ils décontenancés.
– A régner l’on récolte bien moins d’avantages que de désagréments. Pour
ma part, je règnerai sur le royaume du Dharma.
Ayant dit, il rejoignit les champs de l’espace pour œuvrer au bien des
êtres.

1 – Autre nom de Kahanapa.


Histoire
de Shabaripa
Dans les monts Mantravikrama vivait un chasseur du nom de Shabaripa. Il avait pour activité,
ou karma, de tuer les bêtes par milliers afin de s’en nourrir et constamment il torturait les êtres
animés pour subsister, si bien qu’il ne vivait que d’actes nuisibles.

C E QUE VOYANT, LE SUBLIME SEIGNEUR AVALOKITA TOURNA VERS lui sa


compassion et pour l’aider prit l’apparence d’un chasseur à son image
avant de l’approcher.
– Qui es-tu ? demanda Shabaripa.
– Je suis chasseur, moi aussi.
– D’où viens-tu ?
– De loin.
– Combien de bêtes peux-tu abattre d’une seule flèche ?
– Trois cents, dit le bodhisattva.
– Dans ce cas, montre-moi comment il faut faire !

Le lendemain, l’apparition d’Avalokita emmena Shabaripa dans une


plaine immense pour lui montrer un troupeau de cinq cents bêtes qu’il
venait de créer par magie. A la vue du troupeau Shabaripa demanda :
– Combien de ces bêtes peux-tu abattre d’une seule flèche ?
– Cinq cents !
– N’en tue que cent et épargne les quatre cents autres.
D’une seule flèche, l’être sublime abattit cent bêtes, puis il chargea
Shabaripa d’aller en chercher une. L’orgueil du chasseur vola en éclats.
De retour chez lui, il demanda à l’apparition de lui apprendre comment
on pouvait tirer avec une telle puissance.
– Pour cela, il ne faudra pas manger de viande pendant un mois.
Dès lors, Shabaripa ne fit plus de mal aux animaux. Une semaine plus
tard, l’apparition l’approcha de nouveau et lui demanda de quoi lui et les
siens se nourrissaient désormais.
– De fruits, dit Shabaripa.
– A présent, reprit l’apparition d’Avalokita, vous devriez méditer sur
l’amour et la compassion pour les êtres animés.
Le mois suivant, il était de retour.
– Cette fois, s’exclama Shabaripa, vous allez m’expliquer comment vous
chassez !
L’apparition dessina un mandala et répandit des fleurs avant de prier
Shabaripa et son épouse de bien regarder et de lui dire ce qu’ils voyaient.
Dans le mandala ils virent les huit grands enfers et eux-mêmes en train d’y
cuire. Effrayés au plus haut point, ils tremblaient de tous leurs membres,
incapables d’articuler la moindre syllabe. L’apparition répéta la question
maintes et maintes fois :
– Qu’est-ce que vous voyez ?
– Les enfers, balbutia Shabaripa, c’est donc comme ça...
– Tu n’as pas peur d’y renaître ?
– Que si ! Y a-t-il moyen d’y échapper ?
– S’il y en avait un, pourrais-tu l’appliquer ?
– Oui !
L’apparition entreprit alors d’instruire le chasseur et son épouse.
– L’acte de tuer a pour effet de pleine maturité de vous faire naître dans
les enfers ; pour effet analogue à sa cause de vous donner l’envie de tuer ;
pour effet conditionnant d’abréger vos jours ; et pour effet de prolifération
une aura repoussante1.
» Qui renonce à prendre la vie des autres atteindra l’Eveil. Son attitude
aura pour effet analogue à sa cause de ne pas aimer supprimer la vie ; pour
effet conditionnant de vivre longtemps ; et pour effet de prolifération une
apparence toujours plus radieuse.
Ainsi le maître leur expliqua-t-il les inconvénients des dix actes nuisibles
et les bienfaits de leurs contraires, les dix actes vertueux. Shabaripa se
trouva soudain las du samsâra en éprouvant une foi inébranlable et sans
partage dans le Dharma. Le sublime seigneur Avalokita lui donna des
instructions pratiques et partit pour le mont Dantin.
Shabaripa médita pendant douze ans sur la grande compassion dégagée
de tout concept et parvint à l’accomplissement suprême du Grand Sceau.
Par grande compassion, il quitta son absorption dans l’essence du réel pour
se rendre auprès d’Avalokita, lequel ne tarit point d’éloges à son égard.
– Fils de noble famille, dit l’être sublime, le nirvâna partiel n’a rien de
suprême ; ce n’est qu’un feu de paille éteint. Reste dans le samsâra pour
œuvrer au bien d’un nombre incalculable d’êtres !
Shabaripa rentra dans son pays où il s’établit.
Outre “Seigneur Shabaripa”, le maître est connu sous deux autres noms :
comme il s’habillait de plumes de paon, on l’appela le “Diapré”, et comme
il ne quittait jamais les montagnes, il devint le “Protecteur des Solitudes
Montagnardes”.
A ceux qui en ont la bonne fortune, il continue de prodiguer ses bontés à
l’aide de signes et de chants mystiques ; il restera dans le même corps sur
notre terre jusqu’à la venue de Maitreya.

1 – Tib. skyes bu byed pa’i ’bras bu – Il y a différentes interprétations de


ce terme qui désigne l’un des quatre aspects de l’effet des actes. Dans Le
Chemin de la Grande Perfection de Patrul Rinpoché, où le terme est traduit
par “effet proliférant”, il s’agit de “la multiplication des actes négatifs que
nous avons accomplis” (2ème éd. p. 112), mais ici il est plutôt question de
l’apparence physique et, dans l’histoire de Thagana, de l’endroit où l’on
renaît. Faute de terme couvrant ces différents sens, nous avons gardé
l’expression choisie pour rendre l’explication de Patrul Rinpoché.
Histoire de Saraha
Originaire de Rolî, qui appartenait à la cité de Râjñî dans le sud de l’Inde, Saraha était
brahmane par son père et dâka par sa mère, une dâkinî.

B IEN QUE BRAHMANE, LE MAÎTRE AVAIT FOI DANS LES ENSEIGNEMENTS


Bouddha et croyait à la vérité des Secrets Mantras dont il avait reçu
les enseignements auprès de maîtres sans nombre. Observant les vœux des
du

deux traditions, le jour il s’adonnait au brahmanisme et la nuit au


bouddhisme. Ses confrères brahmanes découvrirent qu’il buvait aussi du vin
et voulurent le bannir. Ils se réunirent et interpellèrent le roi Ratnapâla.
– Est-il concevable, si vous êtes notre roi, de tolérer ces pratiques
perverses dans le royaume ? Ce Saraha est en charge de quinze mille foyers
dans le canton de Rolî mais en buvant il déshonore sa caste : bannissez-le !
– Je n’ai guère envie de bannir un homme qui commande à quinze mille
foyers, dit le roi.

Puis il se rendit chez Saraha.


– Vous êtes brahmane, dit-il. Il n’est donc pas bon que vous buviez.
– Je ne bois pas, dit Saraha. Je peux d’ailleurs le jurer. Convoquez donc
les brahmanes et le peuple tout entier !
Quand tous furent là, Saraha reprit la parole :
– Si j’ai bu, que j’aie la main brûlée ! Si je n’ai pas bu, qu’elle reste
intacte !
Ayant dit, il plongea la main dans l’huile bouillante et la ressortit intacte.
– Est-il bien vrai que cet homme ait jamais bu ? s’exclama le roi.
Les brahmanes jurèrent tous que c’était bien vrai, mais Saraha répéta ce
qu’il venait de dire et avala du cuivre en fusion sans se brûler aucunement.
Les autres pourtant insistaient.
– Dans ce cas, dit Saraha, allons dans l’eau ! Celui qui se noiera a bu et
celui qui ne se noiera pas n’a pas bu.
Accompagné d’un autre brahmane, il entra dans l’eau. Saraha ne se noya
point, au contraire de son collègue qui disparut sous l’eau.
– Vous voyez bien que je n’ai pas bu !
Suivit l’épreuve de la balance :
– Le plus lourd n’a pas bu, le plus léger a bu.
Saraha, qui était le plus lourd, s’écria une autre fois :
– Je n’ai pas bu !
On plaça trois lingots de fer pesant chacun le poids d’un homme sur
l’autre plateau de la balance, mais Saraha resta le plus lourd ; six lingots n’y
changèrent rien.
– Laissez, dit enfin le roi, laissez donc boire ceux qui font preuve de telles
prouesses !
Imité par tous les brahmanes, le souverain se prosterna aux pieds de
Saraha en lui demandant ses instructions. C’est alors que Saraha entonna
pour le roi, la reine et l’ensemble du peuple les chants de réalisation qui
formèrent les célèbres “Trois Cycles de Dohas”. Les brahmanes
renoncèrent à leur religion pour s’engager dans la révélation du Bouddha, et
c’est ainsi que le roi et son entourage parvinrent aux siddhis.

Saraha partit alors pour une autre contrée, emmenant avec lui une jeune
fille de seize ans, dont il fit sa femme. Il s’installa dans un lieu désert pour
pratiquer et envoya sa compagne mendier leur pitance.
Un jour, il lui réclama des radis, et elle lui prépara des radis au yaourt de
bufflesse. Quand elle vint le servir, elle le trouva absorbé en méditation. Il
ne mangea point et elle se retira. Ce qui dura douze ans, pendant lesquels le
yogi ne quitta pas son recueillement. Lorsqu’il en sortit, il réclama les radis.
– Voilà douze ans, dit la fille, que vous n’êtes pas sorti de votre
recueillement. De quels radis parlez-vous ? On est au printemps
maintenant ; ce n’est plus la saison des radis !
– Eh bien, dit Saraha, je vais aller pratiquer dans les montagnes.
– La solitude physique n’est pas la vraie solitude. La solitude suprême,
c’est un esprit libre de concepts et de croyance aux attributs. Vous êtes
resté profondément absorbé pendant douze années et vous n’avez pas trouvé
moyen de vous débarrasser d’un concept aussi insignifiant que les radis : à
quoi bon vous enfuir dans les montagnes ?

Saraha pensa que la jeune femme avait raison et renonça aux attributs et
autres concepts pour ne plus pratiquer que la simplicité originelle, si bien
qu’il atteignit l’accomplissement suprême du Grand Sceau. Il œuvra alors au
bien d’un nombre incalculable d’êtres puis, en compagnie de son épouse, il
partit pour les champs de l’espace.
Histoire
de Kankaripa
Originaire de Maghahûra, Kankaripa appartenait à la caste des shûdras. Il était laïc et avait
pris femme dans sa caste.

I L MENAIT UNE VIE TOUTE PROFANE EN JOUISSANT DES OBJETS DU DÉSIR sans
jamais penser aux vertus qui jalonnent la voie de la libération. Bref, il ne
s’intéressait qu’aux choses de ce monde quand son épouse, sujette à la loi de
tous les composés, passa de vie à trépas. Il l’emporta dans un charnier et,
incapable de s’en détacher, il restait à pleurer à côté de la dépouille.
Survint alors un yogi dûment réalisé qui lui demanda ce qu’il faisait là.
– Yogi, dit l’homme, ne voyez-vous pas dans quel état je suis ? Je suis
aveugle parce qu’on m’a arraché les yeux ; la lumière de ma bonne fortune
vient de s’éteindre : mon épouse n’est plus. Qui dans ce monde pourrait être
plus misérable que moi ?
– Ce qui est né finit par mourir ; ceux qui se sont unis finissent par se
séparer : tous les composés sont impermanents et tous ceux qui tournent
dans le samsâra n’ont d’autre choix que de souffrir. Alors dis-moi : n’en as-
tu pas assez de pâtir dans ce cercle vicieux ? A quoi bon veiller un cadavre
inanimé comme la terre et les pierres ? Pratique donc le Dharma et tu ne
souffriras plus !
– Si vous connaissez une méthode pour échapper aux souffrances de la
naissance et de la mort dans le samsâra, enseignez-la-moi, yogi, je vous en
supplie !
– J’en connais une : les instructions de mon maître.
– Transmettez-les-moi !
Le yogi initia l’homme et lui donna des instructions sur la goutte
quintessencielle de l’inexistence du soi.
– Comment méditerai-je ?
– Renonce au concept de ta femme défunte. Médite sur la femme
“inexistence du soi" dans la non-dualité de la félicité et de la vacuité.
Ainsi le yogi fit-il méditer Kankaripa.

Pendant six ans, celui-ci s’exerça à dissoudre son concept d’épouse


ordinaire dans la félicité et la vacuité, et son esprit se trouva pur de toute
souillure : il put alors éprouver la claire lumière de grande félicité de la
réalisation.

De même qu’on dissipe les hallucinations provoquées par la datura en


éliminant le poison, un simple laïc parvint à dissiper les hallucinants
poisons de l’ignorance pour contempler la vérité sans la moindre distorsion.
Quand il eut atteint l’accomplissement, le nom de “Yogi Kankaripa” se
répandit par tous les horizons. Il enseigna le Dharma à une foule d’êtres de
Mâghahûra puis, sans quitter son corps, il partit pour les champs de
l’espace.
Histoire de Mînapa
Originaire de l’est indien, Mînapa appartenait à la caste des pêcheurs ; avec le grand dieu
Shiva pour maître, il atteignit les accomplissements de ce monde.

S UR LES BORDS DE LA MER D’ITA QUI BAIGNE LE KAMARUPA, LES PÊCHEURS


attrapaient du poisson qu’ils vendaient tous les jours au marché. L’un
d’eux, ce jour-là, attacha l’hameçon au fil de laine et de coton, y piqua un
appât de viande et le lança à l’eau. Un gros poisson mordit ; le pêcheur tira,
le poisson aussi, entraînant l’homme par le fond où il l’avala. Du fait de ses
actes antérieurs, le pêcheur resta en vie dans le ventre du poisson.
Au même moment, la déesse Umâ réclamait un enseignement au grand
seigneur son époux.
– Je ne prodigue pas mes enseignements à n’importe qui, dit celui-ci. Ils
sont bien trop secrets. Bâtissons une demeure sur la mer où je pourrai
enseigner.
La demeure bâtie, le dieu entreprit d’y instruire la déesse. C’est
précisément alors que le gros poisson vint se reposer sous la bâtisse.
L’homme qu’il portait dans son ventre put entendre les enseignements. La
déesse finit par s’assoupir, et quand son époux lui demandait si elle avait
compris, le pêcheur répondait pour elle. L’enseignement terminé, elle se
réveilla en priant le dieu de poursuivre.
– J’ai fini, dit celui-ci.
Elle avoua :
– Je vous ai entendu jusqu’à un certain point, puis le sommeil m’a
emportée.
– Mais alors, qui m’a répondu ?
– Ce n’était pas moi.
Usant de ses pouvoirs, le grand seigneur Shiva vit alors que sous la
demeure il y avait un gros poisson et que dans le ventre de ce poisson il se
trouvait un inconnu qui avait entendu ses enseignements. “Cet homme,
pensa-t-il, est devenu mon disciple par la force des choses. Nous voilà unis
par le lien sacré !” Il initia donc le pêcheur et celui-ci resta douze ans dans
le ventre du poisson, à pratiquer.
Un jour, un pêcheur de Shrîtaparî attrapa un gros poisson et le tira hors
de l’eau. “Vu le poids de l’animal, pensa le pêcheur, il doit cacher quelque
chose dans son ventre, de l’or, de l’argent – que sais-je !” Il lui ouvrit alors
le ventre pour y trouver un homme.
– Qui es-tu ?
– Je suis pêcheur, moi aussi. Le roi Untel régnait quand ce gros poisson
m’a tiré dans l’eau et m’a avalé.
On compta les années : douze ans avaient passé depuis que le roi Untel
ne régnait plus. On s’émerveilla. On appela l’homme “Yogi au Poisson” et
tous vinrent l’honorer d’offrandes. Il dansa, mais ses pas ne laissaient pas
de trace dans la terre, alors que sur les rochers ils imprimaient des creux
comme dans la boue : tous de s’émerveiller plus encore.

Le maître chanta cette stance :


Ces parfaites qualités ont jailli
De liens karmiques anciens
Et de mon intérêt présent pour le Dharma :
Merveille que le joyau de notre esprit !
Ayant dit, il se mit au service des autres et les aida pendant cinq cents
ans. On connaît le maître sous les noms de Mînapa, Vajrapâda (Pieds de
Diamant) et Achinta (Impensé). Il commença donc par atteindre les
accomplissements de ce monde, puis il avança progressivement sur les
terres et les voies jusqu’au jour où il partit, sans quitter son corps, pour les
champs de l’espace.
Histoire
de Goraksha
Devapâla, qui régnait dans l’est de l’Inde, avait un fils.

Q UAND CELUI-CI EUT DOUZE ANS, LA REINE SA MÈRE TOMBA gravement


malade ; sentant la mort toute proche, elle appela son fils pour lui dire
ses dernières volontés :
– Le bonheur et la souffrance des êtres animés, dit-elle, dépendent
entièrement de leurs actes vertueux et nuisibles : ne commets donc jamais
le mal, mon fils, même au risque de ta vie !

Ce qu’ayant dit, elle rendit l’âme. Le peuple alors supplia le roi de


reprendre femme dans un autre pays. Le roi obtempéra mais, au bout de
quelques jours, il se retira dans la forêt pour dissiper sa peine. Sur ces
entrefaites la nouvelle reine aperçut le prince du haut du palais et elle s’éprit
de lui. Elle lui envoya un messager chargé de l’inviter à la rejoindre, mais le
prince refusa. Humiliée, elle pensa que le jeune homme la méprisait et,
bientôt convaincue de n’avoir pire ennemi que lui, elle se jura que tous les
moyens seraient bons pour le supprimer.

Elle pria ceux qui l’entouraient d’aller tuer le prince, mais chacun
répondit que c’était impossible car le prince était pour le roi le trésor le plus
précieux. Elle imagina alors un subterfuge : elle se lacéra tout le corps
jusqu’au sang et se jeta sur son lit, les vêtements déchirés.
De retour de la forêt, le roi la trouva dans cet état et lui demanda quel
malheur lui était arrivé.
– Votre fils a abusé de moi !
– Si c’est le cas, dit le roi, il mérite la mort.
Il ordonna à deux bourreaux d’emmener le prince dans la forêt pour lui
couper les bras et les jambes, mais les bourreaux pensèrent qu’il vaudrait
mieux tuer l’un de leurs enfants que le prince.
– Nous ne pouvons pas vous tuer, lui confièrent-ils. Nous tuerons l’un de
nos fils à votre place.
– Ce ne serait pas juste, dit le prince. C’est moi que vous devez tuer. Sur
son lit de mort, ma mère m’a demandé de ne jamais commettre le moindre
mal, même au risque de ma vie. Exécutez les ordres du souverain !
Les bourreaux allongèrent le prince au pied d’un arbre solitaire, lui
coupèrent les bras et les jambes et s’en retournèrent.
Or le grand yogi Achinta, qui justement passait par là, vit le prince
mutilé, l’initia et lui donna des instructions. A une demi-lieue de l’arbre
quelques hommes paissaient leurs vaches ; le yogi les aborda.
– Là-bas, dit-il, sous les vautours qui tournoient se dresse un arbre
solitaire au pied duquel il y a un homme aux membres coupés. Qui d’entre
vous aurait le courage d’aller le voir ?
– Moi, dit un jeune garçon de la caste des vendeurs d’encens. Je veux bien
faire votre travail, yogi, si vous, vous faites le mien.
Il confia donc ses vaches au yogi et entra dans la forêt en se guidant sur
les vautours. Au pied d’un arbre solitaire il vit l’homme et revint le dire au
yogi Achinta.
– Comment te nourris-tu ? lui demanda celui-ci.
– Le propriétaire des vaches me nourrit copieusement le soir : je
pourrais partager avec le mutilé.
– Parfait ! dit Achinta. Prends donc soin de cet homme ! Il s’appelle
Chaurângi.
Le jeune garçon construisit une hutte de feuilles autour de l’arbre, donna
à manger au prince et nettoya ses plaies avec ses mains : cela dura douze
ans.
Un jour il découvrit que le prince s’était levé et se tenait debout sur deux
jambes. Au comble de l’émerveillement il interrogea l’homme qui lui
répondit par cette stance :

Habile en méthodes, mon maître sublime


M’a présenté la dimension absolue et le pur éveil.
J’ai réalisé que les choses avaient la même essence :
Grande merveille que l’irréalité du bonheur et de la souffrance !

– Comme tu le vois : j’ai à nouveau des bras et des jambes. Veux-tu que je
te donne des instructions ? conclut-il en s’élevant dans les airs.
– Je ne veux pas d’instructions. Mon maître m’a demandé de vous servir
et c’est ce que j’ai fait.
Le jeune homme s’en retourna garder les vaches jusqu’au jour où le yogi
Achinta revint. Il lui raconta tout ce qui était arrivé et cela réjouit fort le
yogi. Achinta donna initiations et instructions au gardien de vaches avant de
partir pour une autre contrée. Le vacher médita et atteignit
l’accomplissement suprême du Grand Sceau. Réapparut alors le maître qui
lui dit simplement :
– Ne deviens bouddha qu’après avoir libéré cent fois cent mille êtres !
Dès lors, le vacher initia tous ceux qu’il rencontrait, jusqu’à ce jour où le
grand dieu Shiva lui-même le pria de ne plus initier n’importe qui.
– Initie seulement ceux qui t’en font la requête, car il ne convient pas
d’initier ceux qui manquent de foi ou de sagesse.

Le vacher se rangea à cet avis. Comme il libérait des foules et continuait


de garder les vaches, c’est sous le nom de Goraksha, ou “Vacher”, que sa
renommée se répandit par tous les horizons. De nos jours encore il initie
ceux qui en ont le karma ; et ceux dont le karma est pur entendent aux jours
propices le crépitement de son damaru – les autres ne l’entendent ni même
ne le conçoivent.
Histoire
de Chaurângi
Le seigneur Chaurângi n’est autre que le prince mutilé des quatre membres qui vivait au pied
d’un arbre solitaire et dont nous venons de parler.

L ORSQUE ACHINTA L’EUT INITIÉ, IL LUI APPRIT À RETENIR SON souffle


comme en un vase et lui donna d’autres instructions pratiques en lui
prédisant que, à l’heure de l’accomplissement, il retrouverait un corps
parfait. Chaurângi médita donc pendant douze ans, lorsqu’arrivèrent en
nombre des marchands du roi chargés d’or, d’argent, de cristal et de maintes
autres matières précieuses. Par crainte des voleurs, ils voyageaient de nuit
dans cette région. Lorsqu’ils arrivèrent près de l’arbre de Chaurângi, celui-ci
entendit les bruits de leurs pas et demanda :
– Qui va là ?
Soupçonnant un voleur, les marchands répondirent :
– Nous sommes charbonniers.
– Qu’il en soit ainsi ! fit le prince mutilé.
Arrivés à destination, les marchands découvrirent que leur or, de même
que tous leurs trésors, s’étaient transformés en charbon.
– Qu’a-t-il bien pu se passer ? s’étonnèrent-ils.
L’un d’eux, qui réfléchissait un peu mieux, lança :
– Pendant que nous voyagions hier soir, quelqu’un nous a demandé qui
nous étions : je suis sûr qu’il s’agit d’un de ces êtres qui savent transformer
les mots en réalités. Allons voir ce qu’il en est !
Ils retournèrent sur les lieux et trouvèrent un homme aux membres
mutilés qui gisait au pied d’un arbre solitaire. Ils lui racontèrent leur
histoire et le prièrent de lever ses paroles de vérité.
– S’agirait-il de moi ? fit le prince. Si c’est le cas, que vos trésors
retrouvent leur apparence première !
Les marchands repartirent pour constater qu’ils avaient effectivement
recouvré leurs trésors. Au comble de l’émerveillement, ils retournèrent
auprès du prince avec des offrandes et lui dirent ce qu’ils avaient vu.
L’homme se souvint alors de la prophétie de son maître et s’exclama :
– Puisqu’il en est ainsi, que mon corps redevienne ce qu’il était !
C’est ce qui se passa.
Il atteignit alors tous les accomplissements et montra des prodiges, mais
garda secrètes ses instructions qu’il ne transmit qu’à son arbre, lequel est
immortel et de nos jours verdit encore.

Voilà pour l’histoire de Maître Chaurângi, “Homme-tronc”, qui découvrit


l’immortalité.
Histoire de Vînapa
Le maître porte ce nom parce qu’il jouait de la vînâ. Originaire de Ghahura, il appartenait à
la caste des kshatriyas ; son maître s’appelait Buddha ; il atteignit les accomplissements en
pratiquant le tantra de Hevajra.

O R DONC, LE ROI DE GHAHURA N’AVAIT QU’UN FILS, UN ENFANT que ses


royaux parents et le peuple tour entier adoraient. On l’avait confié à
non moins de huit nourrices et il passait le plus clair de son temps avec le
groupe de musiciens qu’on lui avait offert en cadeau. Il prit une telle
habitude de cette compagnie que, à part jouer de la vînâ en se laissant
complètement absorber dans le son de l’instrument, rien de ce qu’on peut
faire dans le monde ne l’intéressait. Le roi, la reine, les ministres et le
peuple finirent par jaser.
– Le prince a été éduqué pour succéder à son père sur le trône : à quoi
bon cette passion pour la vînâ s’il néglige les affaires du royaume ?

Ces propos allaient bon train quand un yogi dûment entraîné, du nom de
Buddha, se présenta qui voulait rencontrer le prince. Celui-ci eut foi en
l’homme : il se prosterna à ses pieds, le circumambula et lui confia tout ce
qu’il avait sur le cœur sans aucun détour. Le yogi resta quelque temps auprès
du prince jusqu’au moment où il jugea bon de le convertir.
– Prince, dit-il, ne pratiques-tu pas le Dharma ?
– Je le pratiquerais volontiers, mais je ne peux pas renoncer à la
musique : je pratiquerai le Dharma s’il existe un moyen de le faire sans
abandonner ma vînâ !
– Si tu es prêt à pratiquer avec foi et diligence, je détiens une méthode et
des instructions qui te permettront de pratiquer le Dharma sans abandonner
ta vînâ.
– Je vous en fais la requête !
Le yogi transmit alors au prince l’initiation qui amène à maturité l’esprit
qui n’était pas mûr, et il lui donna les instructions de méditation suivantes :
– Oublie l’idée que tu écoutes le son de ta vînâ. Médite dans l’unité de ce
que tu penses être ton esprit et de ce que tu penses être le son de ton
instrument.

Le prince médita neuf ans : toute impureté quitta son esprit ; il connut
une expérience semblable à la lumière d’une lampe et atteignit la réalisation
du Grand Sceau. Il acquit les connaissances directes et maintes autres
qualités positives, et son renom se répandit par tous les horizons. C’est
ainsi que sous le nom de “Yogi à la Vînâ”, il prodigua d’innombrables
enseignements à tous les habitants de la cité de Ghahura. Enfin, ayant
décrit sa réalisation spirituelle, il partit pour les champs de l’espace sans
quitter son corps.
Histoire
de Shântipa
Alors que Devapâla régnait sur le Magadha, l’université de Vikramashîla comptait dans ses
rangs un immense maître, expert dans les cinq sciences, en la personne de Ratnâkarashânti, un
moine d’origine brahmanique dont les qualités d’homme vertueux et d’érudit étaient célèbres en
tous lieux.

A LA MÊME ÉPOQUE, LE ROI KAPPINA RÉGNAIT SUR L’ÎLE DE CEYLAN. Ses


mérites personnels étaient tels que rien jamais ne lui manquait en matière
d’objets du désir. Les enseignements du Bouddha ne s’étaient pas encore
propagés dans l’île, mais tous ceux qui arrivaient d’Inde en vantaient au roi
les qualités ; il n’avait encore jamais rencontré d’individu qui enseignât le
Dharma quand il entendit parler d’un grand maître et érudit du Magadha
appelé Shântipa. Alors tous les Cinghalais, à commencer par le roi,
envoyèrent au maître des messagers chargés de présents pour l’inviter à
Ceylan.
Les messagers finirent par atteindre Vikramashîla et, dès le lendemain
de leur arrivée, se rendirent auprès du maître. Ils se prosternèrent à ses
pieds avant de lui offrir de l’or, de l’argent, des perles, de la soie et d’autres
cadeaux. Après quoi ils lui firent cette requête :

Requête du roi de Ceylan et de ses sujets :


Nés dans une île des régions périphériques,
Nous sommes plongés dans les ténèbres de l’ignorance.
Les flammes du désir nous consument,
Les pointes de la haine nous tourmentent.

La boue des opinions fallacieuses a voilé la lumière de notre sagesse et nous


avons perdu le chemin de la libération selon le Grand Véhicule. Maître, ayez
grande compassion de nous : il faut absolument que vous honoriez notre île de
votre présence pour le bien de tous ceux qui l’habitent.

Le maître chercha la réponse dans sa méditation et promit aux


émissaires qu’il viendrait.
Accompagné de deux mille élèves et disciples, ainsi que d’éléphants et de
chevaux chargés de toute la littérature bouddhiste, maître Shânti se mit en
route. Ils traversèrent successivement Nâlanda, Odantapurî, Râjagriha, le
Trône de Diamant et nombre d’autres cités de l’Inde avant d’atteindre la
mer. Ils dépêchèrent des messagers puis le maître et tous ceux qui
l’entouraient embarquèrent pour Ceylan.
– Le maître est arrivé ! crièrent les messagers.
La joie qu’à cette nouvelle le roi, les ministres et le peuple ressentirent
peut se comparer à la félicité suprême qu’éprouve l’être qui accède à la
première terre des bodhisattvas. Chacun cessa toute activité profane pour
ne plus contempler que la mer et le Dharma qui vers eux voguait. Quand, au
bout d’une semaine, les parasols, les éléphants et les mille emblèmes du
Dharma parurent à l’horizon, la joie fut à son comble de nouveau. Chacun
avait balayé les chemins et les routes qui allaient de chez lui à la mer ; le sol
fut tapissé de soieries sur lesquelles, entouré de son immense suite, le
maître s’avança. Alors le roi et son entourage lui firent d’exubérantes
offrandes de fleurs, d’encens et d’autres présents de choix, avant de
l’emmener dans une résidence digne de lui plaire.

Pendant trois ans, le maître enseigna un grand nombre de textes des


Trois Corbeilles. Après quoi il décida de rentrer en Inde avec ses disciples.
Pour son départ, le roi Kappina et tous les Cinghalais lui firent
d’innombrables offrandes où l’on comptait des éléphants et des chevaux, de
l’or et de l’argent, de la nacre et des perles.
Il y avait deux itinéraires possibles pour rejoindre les régions centrales :
on choisit le plus long, qui passait par la ville de Râmeshvarî, ainsi nommée
parce que le prince Râma y avait fait bâtir un temple pour le grand seigneur
Shiva alors qu’il allait à Ceylan chercher son épouse Sîtâ. Or, de la mer à
Râmeshvarî il fallait compter sept jours de marche sans rencontrer âme qui
vive : le maître demanda qu’on emporte des vivres pour une semaine. Mais
le quatrième jour, ils tombèrent sur Kotalipa, le bienheureux “Homme à la
Houe”, dont l’histoire sera contée plus loin.
Lorsqu’ils furent de retour à Vikramashîla, le maître était déjà très âgé ;
non seulement aveugle, il ne pouvait plus prendre soin de lui-même. Ses
disciples le nourrirent alors de lait de bufflesse caillé additionné de sucre,
et c’est ainsi qu’il ne prit plus de nourritures lourdes pour ne se sustenter
que d’aliments légers. Quand il atteignit l’âge de cent ans, il était resté
douze ans dans un état de méditation accompagné de concepts, alors que
son disciple Kotalipa, qui avait passé les mêmes douze années dans un état
de méditation dégagé de tout concept, atteignit l’accomplissement suprême
du Grand Sceau et demeura absorbé dans l’immuable simplicité du réel.

Maître et disciple ressortirent donc de leur méditation et, tandis que l’un
recevait les hommages de ses élèves, l’autre était consacré par toutes les
dâkinîs et par Indra, entre autres dieux d’importance, qui l’inondaient
d’ambroisie par l’orifice de Brahmâ.
– Cet être est Vajrasattva en personne ! chantaient les dieux et les
dâkinîs.
Kotalipa bénit les dieux et tous leurs désirs furent comblés.
– Tant que je n’avais pas reçu les instructions de mon maître, dit-il, je
creusais une montagne extérieure. Quand je les ai reçues, j’ai creusé la
montagne de l’esprit et atteint les accomplissements.
Indra et d’autres dieux l’invitèrent alors chez les Trente-Trois Dieux et
dans d’autres sphères divines, mais Kotalipa déclina leur invitation.
– Je rends hommage à mon maître spirituel, déclara-t-il, dont la bonté
excède la bonté du Bouddha puisque “le maître est bouddha, le maître est
dharma, le maître est la communauté”. En cela il est trois fois sublime et en
lui je prends refuge : ô être sublime, j’implore vos bénédictions !
Son œil de sagesse lui montra qu’il y avait six mois de marche entre
l’endroit où il se trouvait et Vikramashîla où il voulait se rendre, mais en un
seul instant il se retrouva à Vikramashîla où son corps de sagesse se
prosterna devant le maître et le circumambula avec respect sans que
Shântipa ni ceux qui l’entouraient le remarquent. Alors Kotalipa reprit le
corps qu’on lui connaissait, fruit de ses actes antérieurs, et recommença à
se prosterner devant le maître et à le circumambuler un nombre incalculable
de fois.

Comme il plaçait les pieds de Shântipa sur sa tête, celui-ci lui demanda
qui il était.
– L’un de vos élèves, maître.
– J’ai d’innombrables disciples ; je ne te reconnais pas.
– Je suis Kotalipa.
Maître et disciple se reconnurent alors et échangèrent maints propos
amènes.
– Quelles qualités positives as-tu acquises ? demanda le maître au
disciple.
– J’ai pratiqué vos instructions, maître, et j’ai atteint le Grand Sceau, le
suprême corps absolu.
– Moi, dit le maître, j’ai préféré la théorie à la pratique et je n’ai pas
encore trouvé la réalité absolue. Toi, tu as placé l’accent sur la pratique plus
que sur la théorie et tu l’as trouvée. J’ai même oublié les instructions que je
t’avais données. Donne-moi ces instructions et montre-moi toutes tes
qualités !

Ils se retirèrent dans une solitude et Kotalipa montra mille et une


qualités du corps absolu à son maître en lui retransmettant les instructions
qu’il avait reçues de lui. C’est ainsi que le maître pratiqua lesdites
instructions pendant douze ans au terme desquels il atteignit
l’accomplissement suprême du Grand Sceau. Œuvrant alors au bien des
êtres, il partit pour les champs de l’espace.
Histoire de Tantîpa
Dans la cité de Sindhunagara vivait un tisserand qui avait beaucoup de fils et qui, par son
travail, était devenu insondablement riche.

I L MARIA SES FILS À DES FILLES DE LEUR CASTE ET DANS LA RÉGION la lignée du
tisserand se propagea au-delà de tout nombre. Quand son épouse mourut,
il n’avait pas moins de quatre-vingt-neuf ans : c’était un vieillard tout
décrépit, incapable de prendre soin de lui-même, dont les belles-filles
s’occupaient tour à tour. Ses manières de vieil homme provoquaient leur
mépris, si bien qu’un jour elles tinrent conseil :
– Notre vieux beau-père dégoûte tous ceux qui le voient : il nous fait donc
accumuler des actes nuisibles. Nous devrions construire une hutte dans le
jardin et l’y installer. Nous lui porterons à manger à tour de rôle.
Toutes convinrent et il fut fait comme elles avaient dit.
Survint alors maître Jâlandhara qui venait d’arriver à Sindhunagara. Il se
présenta chez le fils aîné du tisserand pour lui demander à manger.
– Attendez un instant, dit le fils aîné tandis que, à l’intérieur, son épouse
préparait différents mets.
– Fais-le entrer maintenant, dit-elle une fois prête.
Le maître entra et mangea. Comme il allait repartir, l’épouse du fils aîné
le retint.
– Ne partez pas, maître ! Vous pouvez dormir ici.
– Je ne dors pas chez les gens, dit Jâlandhara.
– Alors dormez dans le jardin !
Elle l’emmena dans le jardin et son mari apporta une lampe, de l’huile et
tout ce qu’il fallait. Quand Jâlandhara fut installé, le vieux tisserand, qui
avait entendu des voix et d’autres bruits, demanda qui était là.
– Je suis un invité, dit Jâlandhara, un pratiquant du Dharma. Et vous, qui
êtes-vous ?
– Moi, je suis le père de tous ces tisserands. Cette maison et toutes ces
richesses m’appartenaient quand j’étais jeune, mais aujourd’hui mes fils et
mes brus me méprisent et redoutent qu’on me voie. C’est pour cela qu’ils
m’ont caché dans le jardin. Tout est vain dans le samsâra !
– Tous les composés, répondit Jâlandhari, sont impermanents. Tout ce
qui vient au monde souffre. Tous les phénomènes sont dépourvus de soi. Le
nirvâna est paisible et bienheureux. N’aurais-tu pas besoin des provisions de
route d’un enseignement pour le moment de ta mort ?
– Que si ! s’exclama le vieux tisserand.

Alors Jâlandhara l’initia dans le mandala de Hevajra, lui donna des


instructions et le fit méditer. Puis ses pas l’emportèrent ailleurs. Le vieux
tisserand se concentra sur les instructions qu’il avait reçues et n’en souffla
mot à quiconque. Pendant douze ans il pratiqua en silence et acquit maintes
qualités à l’insu de tous.
Un jour, le fils aîné oublia de porter à manger à son père parce qu’il
venait d’achever un tissu de soie particulièrement fin et la tâche de
l’enrouler l’occupait tout entier. Il faisait nuit quand son épouse s’en rendit
compte et, sans rien dire, alla elle-même porter à manger à son beau-père.
Elle entra dans la hutte et vit, dans une vive lumière, le vieillard entouré
d’une quinzaine de jeunes filles parmi des montagnes de riches victuailles,
et tous étaient vêtus de tissus, parés de maints joyaux qui n’existent pas dans
le monde humain.
Elle cria à son mari de venir voir son vieux père. Croyant que celui-ci
venait de mourir, le fils aîné se mit à pleurer. Les autres accoururent et se
précipitèrent dans le jardin. Emerveillés par ce qu’ils voyaient, ils revinrent
le raconter au fils aîné et aux autres qui déclarèrent qu’il s’agissait
probablement d’esprits.
Le lendemain, tout le monde était au courant et tous les habitants de
Sindhunagara se rendirent auprès du tisserand. Comme ils se prosternaient,
il sortit de la hutte sous l’aspect d’un adolescent de seize ans rayonnant
d’innombrables lumières dont personne ne supportait l’éclat. On aurait dit
un miroir immaculé et tout, autour de lui, semblait fait de lumière.
Le renom de Tantipa se répandit alors par tous les horizons. Il œuvra au
bien d’un nombre incalculable d’êtres et, en compagnie d’un nombre
incalculable d’habitants de Sindhunagara, il finit par rejoindre les champs
de l’espace sans quitter son corps.

Cette histoire montre que la foi dans un maître et la dévotion pour lui
combinées à la pratique de ses instructions permettent même à un vieillard
d’atteindre l’accomplissement suprême du Grand Sceau avant de mourir.
Histoire
de Chamaripa
Voici l’histoire de maître Chamaripa le cordonnier.

D ANS LA CITÉ DE VISHNUNAGARA, QUI SE TROUVE DANS L’EST indien et où


fleurissait chacune des dix-huit castes d’artisans, vivait un homme de
la caste des cordonniers qui passait son temps à fabriquer des chaussures
neuves et à réparer les vieilles chaussures.
Un jour, il reçut la visite d’un moine bouddhiste. Chamaripa laissa son
travail pour se prosterner à ses pieds en libérant son cœur :
– Je suis las du samsâra et j’aimerais pratiquer un enseignement, mais
comme je n’ai pas rencontré d’ami de bien, je n’ai pas encore passé le seuil
du Dharma : pourriez-vous m’enseigner une pratique utile pour ma vie
actuelle et mes vies suivantes ?
– Si tu peux pratiquer, dit le moine, j’essaierai de te donner ce que tu
demandes.
– Accepteriez-vous de prendre votre repas dans la maison d’un homme
de vile caste ?
– Je reviendrai manger chez toi ce soir, promit le moine.
Le cordonnier annonça à sa femme et à toute la maisonnée qu’un moine
allait venir.
Celui-ci arriva avec la nuit. Le cordonnier lui offrit un coussin, lui lava les
pieds et lui apporta une montagne d’aliments de choix. Sa femme et ses
filles lui offrirent tout ce qu’elles possédaient, le massèrent et le servirent.
Le moine apprécia : il leur accorda initiations et instructions.

Les émotions négatives et les concepts forment le cuir


Que vous tremperez dans un bain d’amour et de compassion.
Les instructions pratiques du maître seront l’aiguille,
Et le fil, le renoncement aux huit soucis du monde.
Cousez le tout à la perfection et vous ferez
La chaussure du fruit spontané,
La plus merveilleuse des chaussures : le corps absolu
Qu’ignorent ceux qui ont des vues fausses.

En d’autres termes, votre fil à coudre sera le fait de ne pas rechercher ce


que vous aimez en repoussant ce qui vous déplaît. Vous aurez pour cuir
l’ensemble de vos concepts et de votre croyance aux attributs des choses.
Trempez ce cuir dans le bain de la compassion. Cousez-le avec l’aiguille des
instructions du maître et de vos expériences de méditation. Ainsi œuvrerez-
vous à l’émergence spontanée de la chaussure du corps absolu.
Telles étaient les instructions de méditation que le moine transmit au
cordonnier, à sa femme et à ses filles.
– Quels signes apparaissent quand on médite de la sorte ? demanda le
cordonnier.
– On commence par se lasser du samsâra puis, peu à peu, les éléments
qui composent le corps et l’esprit se dissolvent dans leur essence réelle.
Ayant dit, le moine disparut.

Le cordonnier quitta sa maison pour se retirer dans la solitude. Il médita


et les signes se succédèrent comme indiqué par le maître. Voici ce que
l’homme réalisa : d’abord, grâce aux exemples tirés de son métier, il réalisa
l’essence des six émotions négatives principales, dont l’ignorance ; ensuite,
il passa les chaussures des instructions de son maître et recouvrit toute la
surface de l’ignorance1. En douze années de pratique il se purifia de
l’ignorance et de toutes les autres souillures jusqu’à l’accomplissement du
Grand Sceau.
Pendant ces douze années, il médita jour et nuit en fondant ensemble ses
représentations de cordonnier et les instructions pratiques de son maître, si
bien que son travail fut pris en charge par des artisans célestes comme
Vishvakarma et nul, dans tout Vishnunagara, ne sut que le cordonnier
médirait ni qu’il avait acquis force qualités extraordinaires.

Un jour, cependant, il reçut la visite inopinée d’un confrère qui le


découvrit assis en méditation tandis que Vishvakarma travaillait pour lui. Le
visiteur s’émerveilla et la nouvelle se répandit comme une traînée de poudre
jusqu’à ce que tous voient le spectacle de leurs propres yeux. On se
rassembla devant l’ermitage du maître pour lui demander ses instructions :
il expliqua, entre autres, les bienfaits qui résultent de se mettre au service
d’un maître spirituel, puis il prodigua de multiples enseignements à tous les
êtres animés de Vishnunagara. Sous le nom de “Yogi Cordonnier” il devint
célèbre en tous lieux et œuvra au bien des êtres par-delà toute mesure. Pour
finir, il rejoignit les champs de l’espace sans quitter son corps.
1 – “Recouvrir toute la surface de l’ignorance” à l’aide de chaussures veut
dire qu’au lieu de couvrir le monde entier de cuir (connaître tout le monde
extérieur) pour pouvoir marcher sans souffrir (n’être plus dans l’ignorance),
il suffit de couvrir ses pieds (connaître son propre esprit).
Histoire
de Khadgapa
Khadga signifie "épée". Originaire du Magadha, maître Khadgapa appartenait à la caste des
shûdras ; son maître était le yogi Chârpatri ; il atteignit l’accomplissement ordinaire de l’épée.

O R DONC, IL Y AVAIT AU MAGADHA UN PAYSAN QUI RENONÇA au métier de


ses pères pour se consacrer au travail des voleurs. Jour et nuit notre
homme n’avait qu’une seule et même idée : voler. Un jour il entra en ville
dans l’espoir de commettre un larcin, mais il revint bredouille et s’arrêta
dans un charnier où il tomba sur le yogi Chârpatri.
– Que faites-vous là ? lui demanda-t-il.
– Effrayé par le cercle des naissances et des morts, je médite.
– Quel est le fruit de la méditation ? s’enquit le voleur.
– Le bonheur des destinées supérieures et du bien définitif. Ne pratiques-
tu pas le Dharma ?
– Ça ne me déplairait pas, mais je n’ai pas le temps de méditer dans les
charniers. En revanche, je passe le plus clair de mon temps à cambrioler les
rois, les ministres, les maîtres de maison et les autres riches. Il m’arrive
bien de gagner quelque chose mais il me faut, par la suite, me battre contre
ceux que j’ai volés : donnez-moi le pouvoir de ne plus être arrêté par
personne !
Le yogi initia le voleur et lui donna les instructions suivantes :
– Dans la cité de Magadha, au lieu dit Gorasamakara, se dresse un stoûpa
dans lequel est une chapelle. Il y a là une statue du sublime Avalokita pleine
de bénédictions que tu devras circumambuler jour et nuit pendant trois
semaines sans jamais t’asseoir, ne serait-ce que pour manger. Si tu vois
alors un serpent qui sort de dessous de la statue, n’aie pas peur ! Attrape-le
par la tête et tu auras le pouvoir que tu m’as demandé.

Le yogi dit alors au voleur de se mettre à l’œuvre. Celui-ci appliqua


fidèlement les instructions du yogi, et vingt et un jours exactement avaient
passé quand un gros serpent noir sortit du dessous de la statue d’Avalokita.
L’homme le saisit par la tête et le serpent se transforma en épée : dans son
poing le voleur serrait une épée de sagesse rayonnant de lumières.
Immédiatement l’envie de voler, cette impureté, s’effaça de son esprit : il
avait acquis, d’entre les huit accomplissements ordinaires,
l’accomplissement de l’épée. Et c’est sous le nom de “Yogi à l’Epée” qu’il
devint célèbre.

Quand il se fut purifié de toutes les souillures de l’illusion liées au corps,


à la parole et à l’esprit, il enseigna le Dharma à tous les êtres du Magadha
pendant vingt et un jours ; pour finir, il leur conta l’histoire de sa
réalisation et partit dans son corps pour les champs de l’espace.
Histoire
de Nâgârjuna
Originaire de Kahora dans la région de Kâñchi, dans l’est indien, Nâgârjuna appartenait à la
caste des brahmanes et atteignit les accomplissements de la déesse Târâ.

O R DONC, LA CITÉ DE KAHORA NE COMPTAIT PAS MOINS DE quinze mille


foyers et tous ses habitants étaient victimes d’agressions et d’autres
violences. Les brahmanes réunis décidèrent que, puisqu’on leur voulait du
mal à Kahora, ils quitteraient les lieux plutôt que de se battre. Ce qu’ayant
appris, le maître leur dépêcha un messager qui les dissuada de partir.
– Ne partez pas ! Ailleurs, vous souffrirez aussi. Tenez, vous pouvez
prendre tous mes biens.
Une fois ses biens distribués, le maître quitta Kahora et se rendit à
Nâlanda, de l’autre côté du Frais Bocage, où il devint moine, étudia les cinq
sciences et atteignit le sommet du savoir. Puis il se lassa de l’étude, se
consacra à la pratique et eut la vision de Târâ. Il renonça alors à la vie qu’il
menait avec les cent moines de la glorieuse université de Nâlanda et partit
pour un autre pays, dans une ville où il vécut d’aumônes.
De retour chez lui, il se prit à penser : “Ce n’est pas ainsi que
j’accomplirai le bien des êtres, mais plutôt en acquérant des qualités”. Il se
rendit alors à Râjagriha pour y réciter les mantras des Douze Mères-
Elémentaires du Père-Elémentaire-en-Chef.
Le premier jour, la terre trembla ; le deuxième, l’eau déborda ; le
troisième, des flammes jaillirent ; le quatrième, le vent se leva ; le
cinquième, il plut des armes ; le sixième, il plut des vajras ; et le septième,
toutes les mères-élémentaires se rassemblèrent pour créer des obstacles au
maître qui méditait. Or celui-ci restait inébranlable dans sa concentration,
et aucun obstacle ne l’affecta. Alors les ogresses l’approchèrent pour le
servir.
– Nous te donnerons tout ce que tu veux, disaient-elles.
– Nourrissez-moi, dit le maître. C’est tout ce qu’il me faut.
Chaque jour elles lui apportèrent quatre poignées de riz et cinq légumes.
Le maître pratiqua pendant douze ans. Quand il eut subjugué cent huit
mères-élémentaires, il décida d’aider les autres êtres. Arrivé aux monts
Gandhashîla, il pensa qu’en les transformant en or il ferait le bien d’autrui.
Il transforma donc la montagne en fer, puis en cuivre, quand le sublime
Mañjushrî s’interposa :
– Si tu continues, les êtres entreront tous en conflit les uns contre les
autres : quelle accumulation d’actes nocifs !

Nâgârjuna en resta là de son projet et l’on peut encore percevoir le brun


cuivré dont il teignit les montagnes. Il se rendit dans le sud, au mont de
Gloire, le Shrîparvata. La route était barrée par un grand fleuve. Il
demanda à des vachers où il pouvait traverser, mais le passage qu’ils lui
indiquèrent était un endroit dangereux et d’accès difficile, tout en
escarpements grouillant de crocodiles. Survint un autre vacher qui mit le
maître en garde :
– Ce passage n’est pas sûr. Venez plutôt par ici !
Il fit monter Nâgârjuna sur ses épaules. Au milieu du courant, le maître
fit apparaître des monstres et d’autres effrayantes créatures.
– Tant que je serai en vie, dit le vacher, vous n’aurez rien à craindre !
Le maître dompta les apparitions. Une fois sur l’autre rive, il demanda au
vacher :
– Je suis Nâgârjuna : est-ce que tu me reconnais ?
– J’ai entendu parler de vous, mais je ne vous connais pas.
– Pour te payer de m’avoir fait traverser, je te donnerai ce que tu veux.
– Donnez-moi les moyens de devenir roi !
Le maître aspergea d’eau le tronc d’un arbre sâla qui aussitôt se
transforma en éléphant paré pour être monté par un roi.
– Il me faut aussi une armée, dit le vacher.
– Quand l’éléphant barrira, ton armée apparaîtra.
L’éléphant barrit et l’armée apparut. Le roi prit le nom de Sâlabandha et
sa reine le nom de Sindhi. Son royaume apparut également : c’était
l’éminemment sublime cité de Bhahitana. Le vacher devenu roi se trouvait
désormais à la tête de huit millions quatre cent mille foyers qui tous lui
versaient des impôts.
Arrivé enfin au mont de Gloire dans le sud, le maître y séjourna
longtemps pour pratiquer la méditation. Se souvenant de son maître, le roi
Sâlabandha vint lui rendre visite au mont de Gloire. Il se prosterna aux
pieds du maître et le circumambula.
– A régner, dit le roi, on récolte bien moins d’avantages que d’ennuis. Je
n’en veux plus ! J’aimerais plutôt rester en votre présence, maître.
– Ne renonce pas à ton royaume, dit Nâgârjuna. Gouverne-le plutôt en
considérant la Guirlande de joyaux comme ton maître en personne. Je vais
te donner un élixir contre le risque de mourir prématurément.
– Si je peux rester auprès de vous, maître, j’accepte et le royaume et
l’élixir. Sinon, ni l’un ni l’autre.
Ne prétendant plus repartir, le roi resta auprès de Nâgârjuna qui lui donna
des enseignements. De retour dans son pays, il pratiqua l’art d’extraire la
quintessence des choses. Pendant les cent années de son règne, les
habitants de Bhahitana connurent la prospérité ; même les oiseaux et les
bêtes sauvages vivaient heureux.
Durant ce temps, le maître n’avait cessé de propager les enseignements
du Bouddha, non sans provoquer la jalousie du démon Sunandeshvara. Au
terme de ces cent années, le démon créa une infinité de signes plus néfastes
les uns que les autres dans le but de faire obstacle aux œuvres du maître : le
soleil et la lune s’éteignirent en laissant la place aux ténèbres les plus
complètes ; tous les fruits se mirent à tomber des arbres ; les pluies de
mousson se firent capricieuses. Hommes et bêtes connurent la famine ; les
épidémies et les guerres ne cessaient de se propager ; vergers et forêts
séchèrent sur pied.
A la vue de tous ces signes, le roi Sâlabandha pensa qu’ils n’indiquaient
qu’une seule et même chose : que l’on cherchait à nuire à son maître.
Confiant le royaume à son fils Sindhikumâra, il se rendit au mont de Gloire
avec une poignée de gens.
Son maître lui demanda :
– Qu’est-ce qui t’amène ici, mon fils ?
Le roi répondit en vers :

Notre lot de bonheur serait-il épuisé,


Ou est-ce le déclin du Dharma des Vainqueurs ?
Des noires régions serait-ce la victoire,
Ou bien la blanche lune du Grand Compatissant
A-t-elle été voilée par le nuage des démons ?
Notre sublime maître, pareil au diamant,
Serait redevenu un simple composé ?
J’ai vu les signes du mal et je suis venu :
Maître, bénissez-nous par grande compassion !

– Tout ce qui est né finit par mourir, dit Nâgârjuna ; tous les composés se
décomposent ; tout ce qu’on a accumulé s’épuise : l’impermanence est la
limite de tous les phénomènes composés. A quoi bon t’attrister ? Emporte
l’élixir et rentre chez toi !
– Si je peux prendre l’élixir auprès de vous, maître, je le prendrai ; mais
si vous n’êtes plus là, je n’en veux pas.
Ayant dit, le roi resta.
Comme le sublime maître donnait aux autres tout ce qu’il possédait, le
dieu Brahmâ prit l’apparence d’un brahmane et vint lui réclamer sa tête. Le
maître la lui promit. Ne pouvant supporter l’idée que son maître allait
quitter la vie, le roi Sâlabhanda se précipita aux pieds de Nâgârjuna : il les
toucha de son front et passa de vie à trépas. Tous ceux qui étaient là
blâmèrent le brahmane.
Le maître lui avait certes offert sa tête mais personne ne parvenait à la
lui couper. Il la coupa donc lui-même à l’aide d’une herbe kusha et la tendit
au dieu Brahmâ. Alors, tous les arbres se desséchèrent et le mérite de la
race humaine déclina. Huit des mères-élémentaires que le maître avait
subjuguées se chargèrent de garder sa noble dépouille et de nos jours elles
le font encore.

Nâgabodhi, l’héritier du maître, était assis quand son corps se mit à


rayonner comme la pleine lune, d’une lumière qu’on peut encore voir
aujourd’hui. On dit que le corps de Nâgârjuna reprendra vie pour œuvrer au
bien des êtres à l’époque où le bouddha Maitreya enseignera.
Histoire
de Kahanapa
Maître Kahanapa, en sanskrit Krishnâchârya, était originaire de Somapurî. Il eut pour maître
Jâlandhari. Il appartenait à la caste des scribes. C’était un moine du monastère de Somapurî
construit par le roi Devapâla.

J ÂLANDHARI LUI TRANSMIT LES POUVOIRS DE HEVAJRA ET LES instructions de


méditation qu’il pratiqua pendant douze ans, jusqu’au jour où la terre
trembla et il eut la vision de Hevajra et des déités de son mandala. La joie le
ravissait quand une dâkinî intervint :
– Fils de bonne famille, ces signes n’ont rien d’extraordinaire : reste sans
orgueil car tu n’as pas encore réalisé le ça-seulement de la vérité.
Kahanapa sauta sur un rocher et ses pieds s’enfoncèrent dans la pierre :
l’orgueil lui fit croire qu’il avait atteint tous les accomplissements. Mais la
dâkinî l’arrêta de nouveau. Il sortit les pieds de la roche pour aussitôt
s’élever à une coudée au-dessus du sol : l’orgueil qu’il en retira fut traité
comme auparavant. Sept parasols et sept damarus apparurent dans l’espace.
Quand les tambourins se mirent d’eux-mêmes à crépiter, Kahanapa ne
douta plus.
– J’ai atteint les accomplissements, dit-il à ses disciples. Allons faire le
bien des êtres à Lankapurî, sur l’île de Ceylan peuplée de cannibales !
Il se mit en route avec trois mille disciples. Quand ils atteignirent la mer,
laissant derrière lui toute la compagnie, Kahanapa continua de marcher
droit devant lui sur les flots. Il se dit alors : “J’ai des pouvoirs que mon
maître lui-même n’a pas.” Cette pensée d’orgueil le priva de ses pouvoirs
sur-le-champ et il sombra dans l’eau. Les vagues finirent par le rejeter sur
le rivage. Il leva les yeux au ciel où il vit son maître Jâlandhari qui lui
demandait :
– Où vas-tu, Kahanapa ? Qu’est-ce qui ne va pas ?
– J’étais en route pour Lankapurî, l’île des Cannibales où je voulais
œuvrer au bien des êtres, dit Kahanapa, mais en marchant sur l’eau m’est
venu l’orgueil de croire que mes pouvoirs étaient plus puissants que les
vôtres, maître. C’est alors qu’ils m’ont lâché, et j’ai sombré dans les flots.
– Ton projet est à présent inutile, dit Jâlandhari. Va plutôt dans mon
pays, Sâlaputra, dont le roi, Dharmapâla, pratique le Dharma. J’ai là-bas un
élève, un tisserand. Tu devrais aller le voir et faire tout ce qu’il te dira.
Bien décidé à obéir, Kahanapa se concentra sur chacune des instructions
de son maître et retrouva tous ses anciens pouvoirs : il marcha sans toucher
le sol, les ombrelles et les damarus réapparurent dans l’espace autour de lui,
ses pieds s’enfoncèrent dans la roche. Accompagné des trois mille disciples,
il partit pour le pays de Sâlaputra. Une fois sur place, il se mit tout seul en
quête du tisserand. En chemin, il vit un grand nombre de gens pratiquant ce
métier, mais chacun était forcé de renouer lui-même les fils de l’étoffe qu’il
tissait, et Kahanapa pensa que l’homme qu’il cherchait devait être quelqu’un
d’autre.
A la sortie de la ville, il vit un tisserand qui ne devait pas renouer lui-
même ces fils car, à bien y regarder, ils le faisaient eux-mêmes.
“C’est lui !” pensa Kahanapa, et il se prosterna à ses pieds, le
circumambula jusqu’à ce que le tisserand lui lance :
– Obéiras-tu à tout ce que je te dirai ?
– J’obéirai, dit Kahanapa.
Les deux hommes se rendirent dans un charnier. Le tisserand s’arrêta
devant un cadavre.
– Pourrais-tu manger de ça ? Oui ? Prouve-le !
Kahanapa sortit son couteau. Il allait se couper une tranche de chair
humaine quand le tisserand l’arrêta :
– Attends !
Mais Kahanapa se transforma en loup et dévora le cadavre.
– Je vois, fit le tisserand : tu dois d’abord te transformer en bête féroce.
Il fit alors trois petits étrons dont il tendit le premier à Kahanapa :
– Tiens, mange !
Kahanapa refusa :
– On me mépriserait si je faisais ça.
Le tisserand avala l’étron. Les dieux du ciel emportèrent le second et les
nâgas souterrains le troisième. Sur ce, les deux hommes rentrèrent en ville.
Le tisserand acheta à manger et à boire pour cinq panas.
– Maintenant, dit-il à Kahanapa, invite tous tes disciples. Nous allons
célébrer un festin d’offrandes.
Kahanapa pensa qu’il n’y avait pas là de quoi même rassasier un seul
homme, alors trois mille... Et pourtant, quand tout le monde fut là, le yogi
tisserand bénit les jarres et les plats qui se remplirent de laddu, de riz et
d’autres aliments savoureux : pendant sept jours on célébra le festin sans
que les provisions s’épuisent.
– Nous ne viendrons jamais à bout de toutes ces victuailles : il y en a un
océan ! s’exclamèrent Kahanapa et ses disciples.
Comme ils abandonnaient les restes et s’apprêtaient à partir, le tisserand
les arrêta en chantant :
Les pauvres êtres puérils
Ne font que se détruire eux-mêmes.
Sans connaissance et sans moyens,
Les pauvres yogis font de même :
A rien ne sert d’aller ailleurs.
Des parasols, des damarus qui volent :
Quel minuscule accomplissement !
Vous n’avez toujours pas réalisé
L’essence du réel : pratiquez !
Outrepassant le conseil, Kahanapa partit pour le pays de Badhokora. Il
arriva aux abords d’une ville de l’est située à une centaine de yojanas du
monastère de Somapurî. Sous un arbre chargé de fruits likhi se tenait une
jeune fille à qui il demanda un fruit. La jeune fille refusa. D’un regard,
Kahanapa fit tomber les fruits de l’arbre ; d’un regard, la jeune fille les fit
tous remonter dans l’arbre. Kahanapa se mit en colère et jeta un sort à la
jeune fille qui s’effondra en saignant de la tête aux pieds.
Tous vinrent tancer le yogi :
– Les bouddhistes ont plus de compassion que les autres et les yogis ne
tuent pas.
Ayant repris son calme, Kahanapa eut compassion de la jeune fille et
neutralisa le sort qu’il lui avait jeté mais, ce faisant, il perdit toute
protection pour lui-même. A son tour, la jeune fille lui jeta un sort et
Kahanapa se mit à vomir du sang et à saigner par tous les orifices. Au plus
mal, il implora les secours d’une dâkinî appelée Vandé :
– Il y a dans le sud, au mont de Gloire, un remède contre mon mal. Va le
chercher et rapporte-le-moi !
Vandé fut au mont de Gloire dans le sud en un jour, alors que le voyage
durait ordinairement six mois. Elle trouva le remède et, de retour au bout
d’une semaine, tomba sur la jeune fille qui, pour l’heure, avait pris l’aspect
d’une vieille éplorée sur le bord de la route.
– Pourquoi pleures-tu ?
– Pourquoi ne pleurerais-je pas ? Je pleure parce que le yogi Kahanapa
n’est plus.
Vandé pensa que le remède qu’elle portait n’était plus nécessaire. Elle le
jeta et la vieille le ramassa. Une fois chez lui, la dâkinî découvrit que
Kahanapa n’était pas mort. Il lui réclama le remède, mais elle lui conta sa
mésaventure et lui avoua qu’elle ne l’avait plus.
Pendant la semaine qui suivit, Kahanapa donna des enseignements à ses
disciples, dont les instructions sur la pratique de la Laie Décapitée.
Abandonnant ce corps, produit de la maturité des effets karmiques, il partit
pour les champs de l’espace.

Hors d’elle-même, la dâkinî Vandé partit à la recherche de la jeune fille


qui avait provoqué la mort du yogi. Mais ni en haut chez les dieux, ni en bas
chez les nâgas, ni entre les deux chez les hommes elle ne la trouva. Jusqu’au
jour où elle la découvrit cachée dans un arbre shambhila. Elle s’empara de
la jeune fille et lui jeta un sort qui la tua. On aura compris par là que
l’orgueil et la jalousie font obstacle à l’Eveil.
Histoire
de Karnaripa
Karnaripa, alias Âryadeva, naquit par métamorphose, l’un des quatre modes de naissance.

I L ENTRA À L’UNIVERSITÉ MONASTIQUE DE SHRÎ NÂLANDA, REÇUT LES vœux


monastiques, devint l’abbé de tous les moines et eut cent mille élèves. De
nombreux maîtres il reçut des instructions de pratique sans parvenir à la
réalisation. Dès qu’il apprit que maître Nâgârjuna se trouvait dans le sud du
pays, il se mit en route, avec une foi et une dévotion peu communes, pour le
rencontrer.
Il vit le sublime Mañjushrî au bord de l’océan sous l’aspect d’un pêcheur
qu’il honora de prosternations, puis il lui offrit un mandala en lui faisant
cette requête :
– Je suis venu voir maître Nâgârjuna qui se trouve ici, dans le sud du
pays. Pourriez-vous me mener jusqu’à lui ?
– Le maître vit là-bas, dans cette épaisse forêt, où il s’applique à extraire
la quintessence des choses.
Karnaripa se rendit dans la forêt. Il vit que le maître avait réuni les
ingrédients de l’élixir et s’apprêtait à œuvrer. Il se prosterna devant lui et le
supplia de l’accepter à sa suite. Le maître accepta et l’initia au mandala de
Guhyasamâja ; il lui donna des instructions et Karnaripa resta auprès de lui
pour méditer.
Par la suite, maître et disciple allèrent ensemble mendier leur pitance
dans une ville située non loin de là. Karnaripa reçut les nourritures les plus
savoureuses – ce qui n’était pas le cas pour Nâgârjuna.
– Ces nourritures n’ont rien de savoureux, dit ce dernier à son disciple,
puisque tu les a reçues d’une femme qui te désirait. Il ne convient pas que
tu acceptes ce genre de bonnes choses. Désormais, ne prends plus ce qui
peut tenir sur une feuille d’arbre mais seulement sur la pointe d’une aiguille.
Obéissant, Karnaripa ne mendia qu’un seul grain de riz dont il se nourrit.
Le lendemain, les femmes préparèrent des galettes qu’elles garnirent de
mille douceurs. Le moine les emporta toutes sur la pointe de son aiguille et
les offrit à son maître avant de se servir.
– Comment t’y es-tu pris ? demanda Nâgârjuna.
– Comme vous me l’avez demandé, maître.
– Dans ce cas, tu n’iras plus en ville. Tu resteras dans la forêt.

Karnaripa resta donc dans la forêt, mais la déesse d’un arbre entra dans
la maison chargée de mets exquis et lui montra son apparence. Elle se
prosterna devant lui et lui parla. Karnaripa alla porter cette aumône à son
maître.
– Où as-tu encore trouvé cela ? demanda Nâgârjuna.
– C’est une dryade qui me l’a apporté.
Le sublime maître voulut en avoir le cœur net. Il alla près de l’arbre mais
ne vit pas de déesse. Ou plutôt, il ne vit d’elle qu’un bras, jusqu’à l’épaule.
– Tu te montres tout entière à mon disciple mais pas à moi : qu’est-ce
que cela veut dire ?
Une voix sortit de l’arbre :
– Toi, tu ne t’es pas encore libéré de certaines émotions négatives. Ton
élève, lui, m’a vue parce qu’il s’est libéré de toutes ses émotions.
Maître et disciple se consultèrent et convinrent qu’il fallait absorber
l’élixir. Le maître l’offrit à Karnaripa et il en but lui-même. Karnaripa
oignit d’élixir un arbre sec qui se couvrit de feuilles. Maître Nâgârjuna
sourit :
– Si tu utilises mon élixir sur les arbres, rends-le-moi !
– Comme vous voudrez.
Ce disant, Karnaripa urina dans une jarre d’eau et brassa le tout avec un
bâton, produisant de l’élixir qu’il alla offrir à son maître.
– Il y en a beaucoup, dit Nâgârjuna en renversant la jarre sur un arbre
mort qui reverdit.
Il voulait s’assurer que son disciple avait réellement atteint la réalisation.
Comprenant que c’était le cas, il s’écria :
– Ne reste pas dans le samsâra !
Il n’en fallait pas plus à Karnaripa pour prendre son envol, quand parut
une femme qui le suivait depuis un certain temps pour l’honorer et le
servir.
– Que cherches-tu en me suivant depuis si longtemps ? lui demanda
Karnaripa.
– Je vous suis, dit la femme, simplement parce que j’aime vos yeux.
Offrez-moi l’un de vos yeux !
Karnaripa s’arracha l’œil droit et l’offrit à la femme. Dès lors, on le
connut en tous lieux sous le nom d’Aryadeva le Borgne. En intégrant les
instructions pratiques de son maître Nâgârjuna il avait purifié son esprit de
toute souillure et s’était entièrement libéré. A peine, alors, entendit-il la
voix de son maître qu’il s’éleva dans les airs à une hauteur de sept palmiers
d’où il enseigna le Dharma à un grand nombre d’êtres qu’il mena tous à
maturité parfaite.

Il s’éleva ensuite toujours plus dans les airs, la tête en bas, les mains
jointes et les pieds tournés vers le haut par respect pour son maître qui se
trouvait sous lui : il lui rendit hommage dans une pluie de fleurs que les
dieux du ciel faisaient tomber, puis il disparut.
Histoire
de Thagana
Thagana signifie “qui ment constamment”. Originaire de l’est indien, il appartenait à la caste
des shûdras et vivait de viles besognes.

U N JOUR QUE, PERCHÉ DANS UN ARBRE, IL RÉFLÉCHISSAIT AUX


qu’il pourrait bien dire, survint un moine bouddhiste dûment
accompli qui lui demanda ce qu’il faisait là-haut.
mensonges

– Je n’oserais vous le dire, être sublime !


– Dis-le-moi sans mentir, fit le moine, car l’acte de mentir a de multiples
effets : d’abord, un effet de pleine maturité qui te fera renaître dans les
enfers ; ensuite, un effet actif analogue à sa cause qui te donnera toujours
envie de mentir et fera que personne jamais ne te croira ; un effet
conditionnant qui te forcera à avoir la langue labourée comme la terre ; un
effet passif analogue à sa cause qui te donnera mauvaise haleine et fera que
tes paroles n’inspireront nulle confiance ; et enfin, un effet de prolifération
qui te fera renaître dans une région où les champs sont saumâtres et les
céréales dépourvues de vertu nutritive.
A ces mots, Thagana, qui n’avait jamais entendu parler de l’effet de pleine
maturité du mensonge, prit peur et dit la vérité :
– Etre sublime, je m’appelle Thagana et je mens constamment. Je ne dis
jamais la vérité, ne serait-ce que la centième partie d’une pointe de cheveu.
Et même maintenant, je suis en train de me demander quel mensonge je
pourrais bien dire et à qui.
– Tu ne pratiques pas le Dharma ?
– Je l’étudierais volontiers, être sublime ! Mais cette habitude de mentir,
je l’ai depuis toujours et je ne peux plus m’en passer.
– Eh bien moi, dit le moine, je connais des instructions qui permettent
de mentir sans en subir les conséquences.
– Pourriez-vous me les confier ? demanda, ravi, le menteur.
Le moine alors l’instruisit en tenant compte de sa nature, de ses
aspirations et de ses tendances profondes. Il lui expliqua que, si l’on pouvait
chasser l’eau du creux de l’oreille en y injectant de l’eau, il était de même
possible de méditer sur le mensonge pour remédier au mensonge. Il
commença par amener l’esprit de Thagana à parfaite maturité en lui
conférant une initiation, puis il lui donna les instructions suivantes :
– Tous les objets de la connaissance sont dès l’origine mensongers. Ce
que tu vois, ce que tu entends et tout ce que tu perçois par les cinq sens et
l’esprit, tout cela est mensonger. Médite sur le fait que tout n’est que
mensonge !

On dit que “celui-là ment” lorsqu’on ne sait pas


Que le monde entier est mensonge.
La connaissance et son objet sont des mensonges.
Les six consciences et leurs six objets : des mensonges.
Où le vrai pourrait-il être ?
On souffre dans le samsâra parce qu’on croit
A la réalité de tous ces faux semblants.
Les êtres puérils, ne comprenant hélas pas
Que le mensonge est mensonge, Le prennent pour vrai :
Voici qu’ils tournent et retournent, godets
D’une noria, perdus dans le samsâra.
Médite comme il faut sur le fait
Que tout est mensonge –
Les formes, les sons et tout le reste –
Jusqu’au fait même de s’attacher à cette idée !

Thagana médita donc pendant sept ans jusqu’à réaliser le caractère


mensonger du monde et des êtres, et cette réalisation lui permit de se
libérer de tout attachement.
Son maître apparut alors pour lui dire :
– Rien n’existe réellement, pas même au titre de mensonge. Rien ne naît,
rien ne cesse : médite que tout est vide d’essence propre !
Thagana réalisa les paroles de son maître. Il atteignit l’accomplissement
en usant de ses pensées comme d’une voie et le renom du “Maître
Menteur” se répandit par tous les horizons. Aux êtres fortunés il enseigna la
méthode qui de l’oreille chasse l’eau avec de l’eau et, sans quitter son corps,
il partit pour les champs de l’espace.
Histoire de Nâropa
Maître Nâropa appartenait à la caste des marchands de vin mais, abandonnant sa caste, il se
rendit dans l’est, à Sâlaputra, où il vendit du petit bois qu’il ramassait lui-même.

U N JOUR, IL ENTENDIT DIRE QU’À VISHNUNAGARA VIVAIT UN grand sage du


nom de Tilopa. Il troqua une charge de bois contre une peau d’antilope
tachetée, s’accoutra en yogi et partit à la recherche de maître Tilopa. Arrivé
à Vishnunagara, il apprit que le maître avait quitté les lieux. Nâropa le
chercha partout dans le pays, mais en vain. Enfin, au terme d’une longue
quête, il le rencontra sur la route.

Nâropa se prosterna devant l’homme et le circumambula. Comme il lui


demandait s’il allait bien, l’homme répondit avec emportement :
– Je ne suis pas ton maître et tu n’es pas mon disciple !
Puis il roua Nâropa de coups, mais celui-ci continua de croire en lui. Il
alla mendier de quoi manger dans un pot de terre et revint l’offrir à son
maître. Celui-ci mangea, s’emporta et fondit à nouveau sur Nâropa. La foi
de ce dernier s’en trouva renforcée : il mangea les restes et circumambula
son maître. Le soir, il revint dormir auprès de lui et le lendemain matin il
repartit mendier. Cela dura douze ans, pendant lesquels Nâropa servit
Tilopa sans jamais se lasser. Et pendant tout ce temps, Tilopa ne s’adressa
jamais autrement à son disciple que sur le ton de la colère.
Un jour, il alla mendier dans une maison où l’on fêtait un mariage. On lui
donna beaucoup à manger. Il n’y avait pas moins de quatre-vingt-quatre
plats de légumes dont l’un était particulièrement délicieux. Nâropa rapporta
ce plat pour l’offrir à son maître. Tilopa se régala.
– Fils, dit-il, où as-tu trouvé quelque chose d’aussi bon ? Qui t’a donné
cela ?
Comparable à la joie suprême que le bodhisattva éprouve sur la première
terre, le ravissement emporta Nâropa. “Voilà douze ans, pensa-t-il, que je
vis auprès de mon maître sans qu’il m’aie jamais demandé seulement qui
j’étais. Mais voici qu’aujourd’hui il m’a appelé fils !”
– Fils, reprit Tilopa, va encore me chercher de ce délicieux légume !
Nâropa retourna quatre fois réclamer de ce plat et tout le monde se fit un
plaisir de répondre à sa demande. La cinquième fois, il eut un doute : “Cette
fois j’ai honte, mais si je n’y vais pas, je déplairai à mon maître.” Il retourna
donc dans la même maison, mais il trouva tout le monde occupé à
travailler : il en profita pour emporter le plat de légumes et la marmite, et il
offrit le tout à son maître. Ravi, celui-ci surnomma son disciple “Fils
Diligent”. Il le bénit, l’initia et lui donna les instructions pratiques de la
Laie Adamantine.
Nâropa médita pendant six mois et atteignit les accomplissements. C’est
alors que son nom se répandit par tous les horizons. De partout les gens
accouraient pour lui faire des offrandes. De son cœur émanait une lumière
que chacun pouvait voir jusqu’à une distance d’un mois de marche.
Nâropa œuvra au bien d’innombrables êtres qu’il pouvait aider, puis il
partit pour les champs de l’espace sans quitter son corps.
Histoire de Shâlipa
Shâli signifie “loup”. Originaire de Bilhapura, maître Shâlipa appartenait à la caste des
shûdras qui vivent d’humbles besognes.

O R NON LOIN DE LA VILLE DE BILHAPURA SE TROUVAIT UN GRAND charnier


auprès duquel Shâlipa avait sa maison. La nuit, il était terrifié par le
hurlement des loups qui se rassemblaient autour des cadavres, et la peur des
loups hantait chaque instant de sa vie.
Un jour passa un moine qui mendiait. Shâlipa se prosterna à ses pieds, se
confia à lui sans détours et lui servit à manger et à boire. En retour, le
moine lui expliqua les bienfaits de la générosité.
– Etre sublime, dit Shâlipa, votre enseignement sur les bienfaits de la
générosité ne manque pas de m’émerveiller, mais si vous en connaissez un
autre qui me permettrait de ne plus avoir peur, puis-je me permettre de vous
le demander ?
– De quoi as-tu peur, demanda le moine, sinon de ce qui mène aux
souffrances du samsâra ?
– La peur du samsâra, tout le monde l’a. Moi, je voudrais quelque chose
de plus modeste. Du fait que j’habite près de ce charnier je suis jour et nuit,
sans un instant de répit, terrifié par le hurlement des loups. S’il existe une
méthode pour m’en guérir, je la pratiquerai.
– Je détiens une formule et des instructions contre cette peur, dit le
moine, mais auparavant je dois t’initier.
Shâlipa offrit de l’or, de l’argent et tout ce qu’il fallait pour l’initiation,
puis le moine l’initia. Quant aux instructions qu’il lui donna, elles
permettent de se libérer de la peur par la peur.
– Ne crains ni ennemi ni personne ! Si le hurlement des loups te terrifie,
médite jour et nuit sur le fait que les sons et les bruits de ce monde sont
inséparables du hurlement des loups. Fais-toi une cabane au milieu du
charnier et restes-y !

Shâlipa suivit ces instructions et médita. Il réalisa que tous les sons
étaient inséparables de la vacuité et le hurlement des loups ne le terrifia
plus. Sa peur se libéra d’elle-même tandis qu’il éprouvait la grande félicité
parfaitement intrépide. Au bout de neuf ans son corps et son esprit se
trouvèrent purs de toute tache, et il atteignit l’accomplissement du Grand
Sceau. Les épaules couvertes d’un cadavre de loup, ses activités devinrent
celles du “Maître aux Loups” qui dispensa maintes instructions sur
l’inséparabilité des apparences et de la vacuité à ceux qui avaient un lien
avec lui. Pour finir, il partit dans son corps pour les champs de l’espace.
Histoire de Tilopa
Dans le pays de Vishnunagara vivait un grand sage qu’on appelait “Maître Tilopa”.

O BJET DES OFFRANDES DU ROI, IL RECEVAIT CHAQUE JOUR CINQ cents pièces
d’or, et c’est à d’innombrables disciples qu’il enseignait le Dharma. Un
jour il songea : “A quoi bon une existence aussi vaine que la mienne ?”
Maintes fois il tenta de s’enfuir et chaque fois on l’en empêcha, jusqu’au
jour où il jeta la robe, se vêtit de haillons et envoya au palais une lettre qui
disait : “Cette fois je ne reviendrai plus : n’essayez pas de me faire changer
d’avis !” A la faveur de la nuit il s’enfuit et alla vivre dans le charnier de la
ville de Kâñchi. Se nourrissant d’aumônes, il pratiquait. C’est alors qu’il fit
la connaissance de Nâropa qui le servit et pourvut à ses besoins en
mendiant pour lui.
Quand il eut ainsi vécu et pratiqué pendant dix ans, Tilopa se trouva pur
de toute souillure et atteignit l’accomplissement du Grand Sceau. Il se
rendit dans les contrées divines où les dieux eux-mêmes le nourrirent. Il
était maître des accomplissements du corps, de la parole et de l’esprit, et
son renom se répandit par tous les horizons. Se consacrant au bien des
autres, il amena d’innombrables êtres sur la voie de l’Eveil. Pour finir, il
partit dans son corps pour les champs de l’espace.
Histoire
de Châtrapa
Le terme châtrapa désigne un personnage qui, chargé d’un texte, mendie.

O RIGINAIRE DE SINDHUNAGARA, MAÎTRE CHÂTRAPA PASSAIT EN effet son


temps à mendier, un livre sanskrit à la main. Un jour, il rencontra un
yogi dûment accompli qui lui demanda ce qu’il faisait.
– Je mendie pour vivre.
– N’as-tu pas besoin d’une voie pour ta prochaine vie ?
– Comment devrais-je envisager cette voie ?
Le yogi l’initia à Hevajra et lui donna les instructions suivantes :

Confesse tes actes nuisibles et répare-les tous.


Médite jour et nuit sur la félicité.
Contemple dans ton corps ce qu’autrefois tu fis ;
Ta prochaine existence dépend de ton esprit.
En méditant longtemps ce que tu viens d’entendre,
Tu deviendras bouddha au cours de cette vie.
Peu à peu surgiront les signes de succès.

Châtrapa ne comprit pas le sens de ces paroles et pria le maître de


l’éclairer.
– Les “actes nuisibles”, dit le yogi, désignent l’ignorance d’où la méprise
surgit dans toute sa diversité. La vue consiste à réaliser que le monde et les
êtres sont le Grand Sceau, et elle purifie les actes négatifs. “Médite jour et
nuit sur la félicité” : si tu médites continûment sur la compassion, la félicité
du réel finira par t’envahir ; et si tu ne succombes à aucun attachement
quant à tes vies passées, futures et présente, tu atteindras le niveau ultime
de l’action spontanée. “Ta prochaine existence”, en tout ce qu’elle
présentera de bonheur et de souffrance, est le produit de ton esprit dans la
mesure où tu seras libre, ou non, de tout attachement. “Méditer longtemps
sur ce que tu viens d’entendre”, c’est t’armer de courage pour regarder ton
esprit sans la moindre distraction. En méditant continûment de la sorte, ton
esprit renversera sa méprise et tu atteindras de ton vivant le fruit de la
bouddhéité.

Châtrapa médita à Sindhunagara selon les instructions que le maître lui


avait données. Six ans avaient passé quand il atteignit l’accomplissement du
Grand Sceau. Le renom du “Yogi Porteur de Texte” se répandit alors par
tous les horizons. Sept autres années passèrent lorsque, en compagnie de
cinq cents personnes, le maître partît pour les champs de l’espace.
Histoire
de Bhadrapa
Dans un pays appelé Manidhara vivait un riche brahmane dont les gens et les biens défiaient
tout recensement au point d’en être constamment distrait.

U N JOUR QUE TOUS ÉTAIENT AU BAIN ET QU’IL SE TROUVAIT


dûment accompli survint pour mendier sa nourriture.
– Etre impur ! fit le brahmane, tu vas souiller ma demeure et tout le
seul, un yogi

monde me le reprochera : va-t-en !


– Qu’entends-tu par “impur” ? demanda le yogi.
– Tu ne prends pas de bains, tu ne t’habilles pas, tu te sers d’un crâne en
guise de bol et tu te nourris d’aliments souillés : tu es vraiment de caste
vile. Passe vite ton chemin !
– L’impureté, dit le yogi, n’a rien à voir avec tout cela ! L’impureté, c’est
un corps, une parole et un esprit souillés par les actes non vertueux. Le bain
du corps ne dégage pas l’esprit de ses impuretés. Seul le bain des
instructions du maître est apte à purifier l’esprit de ce qui le souille.
Il poursuivit en vers :
Les êtres les meilleurs ne sont ni kshatriyas
Ni brahmanes : leur caste, c’est le Grand Véhicule.
Laver le corps, la parole et l’esprit des actes nuisibles
Qui les souillent avec l’eau des instructions d’un maître
Authentique, voilà la pureté suprême :
L’eau naturelle n’a pas cette vertu.
Le non-attachement : voilà le bol et l’aliment suprêmes ;
Les trois aliments blancs n’ont pas cette vertu.

Le yogi poursuivit sur ce ton et le brahmane eut foi en lui :


– Fais-moi l’aumône de ces instructions !
– Certes, dit le yogi, mais offre-moi d’abord à manger !
– Si j’écoute ici le Dharma, dans ma demeure, plus personne n’aura
confiance en moi. Nous ferions mieux d’aller chez toi. Où habites-tu ?
– Au charnier, dit le yogi. Apporte du vin et de la viande de porc !
– Nous autres brahmanes, nous n’avons même pas le droit de prononcer
les mots “vin” et “viande de porc” : comment pourrions-nous porter ces
choses ?
– Si tu veux les instructions, apporte du vin et du porc !
– Je n’ose pas le faire en plein jour. Je le ferai la nuit.
Le brahmane se déguisa et alla au marché acheter du porc et du vin qu’il
porta au charnier pour les offrir au yogi. Celui-ci mangea et but en
partageant avec le brahmane. Après quoi il le bénit en l’initiant et le pria de
faire l’offrande d’un mandala.
Pour briser son orgueil de caste, il le fit balayer par terre – ce qui était un
symbole de la vue ; il le fit ensuite badigeonner les murs – ce qui était un
symbole de l’action, le symbole de la méditation revenant à la couleur même
de l’enduit.
– La réunion de ces trois choses, conclut le yogi, symbolise le fruit.

Le brahmane saisit le sens de ces symboles. Il comprit que le monde et


les êtres sont le jeu de la méprise, abandonna tout concept de caste et se
livra à la méditation. En six ans il parvint à l’accomplissement du Grand
Sceau et le renom du “Yogi Bhadrapa” se répandit par tous les horizons. Il
œuvra au bien des êtres et, pour finir, en compagnie de cinq cents disciples,
il partit dans son corps pour les champs de l’espace.
Histoire
de Dukhandipa
Dukhandipa, dont le nom signifie “qui ramène deux à l’unité”, vivait à Gandhapura.

C ’ÉTAIT UN PAUVRE HOMME DE LA CASTE DES RAMASSEURS d’ordures qui


passait le plus clair de son temps à récupérer toutes les guenilles qu’il
pouvait trouver pour les coudre soigneusement et en faire des vêtements.
Un jour, un yogi dûment accompli qui passait par là lui demanda :
– Pourquoi t’infliges-tu ces souffrances inutiles ? Ne vaudrait-il pas
mieux pratiquer le Dharma ?
– Qui me l’enseignerait ? demanda Dukhandipa.
– Moi, dit le yogi.
Il l’initia à Chakrasamvara et lui donna les instructions relatives à l’union
des phases de création et de perfection. Dukhandipa entreprit de méditer
mais, l’esprit obsédé de couture, il perdit courage.
– Yogi, dit-il, mes pensées me distraient : je n’ai plus envie de méditer.

Le yogi lui donna alors les instructions suivantes, qui emportent les
pensées sur la voie :

Les choses se trouvent en pleine ainsité :


Il n’est ni couture ni rien à coudre.
Il n’est de même ni déité ni mantra :
Ces trois concepts sont la dimension absolue.

Dukhandipa médita dans cette ligne : ses pensées de couture, les déités
et les mantras se dispersèrent dans l’essence du réel, il réalisa l’union des
phases de création et de perfection, et en douze ans il parvint à
l’accomplissement du Grand Sceau. Ayant œuvré au bien d’êtres sans
nombre, il partit pour les champs de l’espace.
Histoire d’Âjoki
Âjoki signifie “paresseux”. Or donc, il y avait à Pataliputra une famille dont l’un des fils,
parfaitement obèse, restait toujours endormi, qu’il fût couché, assis, debout, voire qu’il
marchât.

A QUOI BON UN FILS PAREIL ? SE DEMANDÈRENT PARENTS ET proches avec


mépris avant de l’abandonner dans un charnier. Le jeune homme était
allongé dans le charnier quand survint un yogi qui fut pris de pitié à sa vue.
Il alla mendier en ville et lui rapporta à manger et à boire. Comme le jeune
homme ne se levait même pas pour se servir, le yogi s’exclama :
– Si tu ne te lèves même pas pour te nourrir, de quoi es-tu capable dans
ce monde ?
– De rien, dit Âjoki, et c’est pour cela que mes parents m’ont abandonné.
– Dans ce cas, fit le yogi, serais-tu capable, tout en restant allongé, de
pratiquer le Dharma ?
– Oui, mais qui me l’enseignerait ?
– Moi, dit le yogi.
Il l’initia à Hevajra et lui donna des instructions relatives à la phase de
perfection moins profonde.
– Médite sur ceci : que le milliard d’univers se trouve tout entier dans
une sphérule de la taille d’un grain de moutarde blanche posé sur le bout de
ton nez, la porte supérieure.
– Quels signes de succès devraient m’apparaître ? demanda Âjoki.
– Tu le verras en méditant.
Âjoki entreprit de méditer selon les instructions du yogi. L’image du
grain de moutarde et son contenu d’un milliard d’univers finirent par se
dissoudre dans la vacuité et Âjoki réalisa le grand sceau de la vacuité. Neuf
années de pratique le menèrent à l’accomplissement du Grand Sceau. Il fit
alors le bien de nombreux êtres et partit dans son corps pour les champs de
l’espace.
Histoire de Kalapa
Kalapa signifie“fou”. Originaire de Râjapurî, Kalapa eut pour maître un yogi dûment
accompli.

P OUR AVOIR, DANS SES VIES ANTÉRIEURES, CULTIVÉ LA PATIENCE, il était


extraordinairement beau. Les habitants de Râjapurî ne se lassaient pas
de le suivre pour le contempler, mais cela finit par l’importuner et il alla
vivre dans un charnier.
Survint un yogi dûment accompli qui lui demanda ce qu’il faisait là.
– Ici au moins, répondit Kalapa, on me laisse tranquille.
– Dis-moi, tu n’aurais pas besoin du Dharma ?
– Si, mais qui me l’enseignerait ?
– Si tu en as besoin, dit le yogi, moi, je te l’enseignerai.
Il l’initia à Chakrasamvara et le fit méditer sur les phases de création et
de perfection. Réalisant l’union des deux phases, Kalapa dissipa ses
concepts de moi et d’autrui. Il se mit à agir spontanément et sans
contrainte. Les gens de Râjapurî le traitèrent de fou. Il leur répondit :

Ce que l’on prend pour soi et ce qui apparaît comme autre


Engendrent tous deux la souffrance.
Pour le sage qui comprend cette vérité,
Les déités purement conceptuelles
S’évanouissent dans la lettre A1
Comme l’arc-en-ciel dans l’espace.
Naissance, existence, cessation : voilà
Qui ne me concerne plus, car je suis fou.
Quel bonheur que l’action spontanée non duelle !
Quel bonheur que la réalisation qui ne cesse de rayonner !
Quel bonheur que la méditation où les six consciences ne cessent point !
Quel bonheur que le fruit qui n’exige aucun effort !

Ayant dit, Kalapa s’éleva dans les airs à une hauteur de sept palmiers et
manifesta toute une variété de prodiges. On le connut dès lors sous le nom
de “Maître Fou”. Pour finir, il partit pour les champs de l’espace.

1 – La lettre A symbolise la vacuité.


Histoire
de Dhobipa

M EMBRES DE LA CASTE DES BLANCHISSEURS, MAÎTRE DHOBIPA et son père


vivaient du métier de constamment laver le linge des habitants de
Saliputra, lorsqu’un jour un yogi dûment accompli vint à passer par là,
mendiant sa nourriture. Ils lui firent l’aumône et lui demandèrent s’il n’avait
rien à laver.
– Pourriez-vous me blanchir ceci ? demanda le yogi en exhibant un
morceau de charbon.
– Le charbon est naturellement noir, répondit le fils. On ne le rendra
jamais blanc en le lavant.
– Je n’ai de même jamais vu, dit le yogi, que l’on puisse se purifier en
lavant l’extérieur sans éliminer la souillure intérieure des trois poisons. Il
n’est pas nécessaire de passer chaque instant de sa vie à laver le linge. Si je
connaissais des instructions qui permettent de tout laver d’un seul coup,
n’en voudrais-tu pas ? demanda le yogi au fils du blanchisseur.
– Que si ! répondit ce dernier.

Le yogi l’initia alors à Chakrasamvara et, avant de lui donner des


instructions, il le bénit en recourant aux mantras, aux déités et au
recueillement profond.
Dhobipa médita pendant douze ans : les souillures de son corps se
purifièrent avec la déité ; les souillures de sa parole se purifièrent avec le
mantra ; et les souillures de son esprit se purifièrent avec le recueillement
profond. Voici les instructions qu’il avait reçues :

L’eau des flamboyantes déités


Lave les souillures du corps ;
L’eau des voyelles et des consonnes
Lave les souillures de la parole ;
L’union des dâkas et des dâkinîs
Extirpe les souillures de l’esprit.

C’est ainsi qu’en se méditant comme la déité, pour le corps, en récitant le


mantra, pour la parole, et en s’exerçant aux phases de création et de
perfection, pour l’esprit, et tout cela sans jamais y manquer, maître
Dhobipa parvint à se purifier de toutes les souillures du corps, de la parole
et de l’esprit. Ainsi parvint-il à l’accomplissement du Grand Sceau.

Tous purent alors voir que le linge sale qu’on lui confiait se lavait de lui-
même, et ils comprirent que l’homme avait acquis des qualités
extraordinaires. Le nom de “Blanchisseur” se répandit alors par tous les
horizons. Après avoir abondamment œuvré au bien des êtres, il partit dans
son corps, âgé de cent ans, pour les champs de l’espace.
Histoire
de Kankanapa
Il était une fois, dans le pays de Vishnunagara, un roi dont le royaume était parfait et qui
jouissait continuellement de tous les plaisirs.

C E JOUR-LÀ, UN YOGI DÛMENT ACCOMPLI SE PRÉSENTA À LUI, demandant


l’aumône. Le roi lui offrit abondance de nourritures et de boissons.
– O roi, dit le yogi, ton règne n’a pas de sens. Tout ce qui fait l’existence
est douloureux. La naissance, le vieillissement, la maladie et la mort
tournent sans cesse comme les godets d’une noria et les autres souffrances
n’ont pas de fin. Le bonheur des destinées supérieures se change en son
contraire et les souverains cosmiques eux-mêmes finissent par retomber
dans les destinées inférieures. O roi, ne t’attache pas à la rosée des plaisirs
sensoriels : ils ne peuvent que te tromper. Pratique plutôt le Dharma !
– S’il existe une méthode pour pratiquer le Dharma sans renoncer aux
plaisirs des sens, dit le roi, je la pratiquerai ! Je serais bien en peine de me
vêtir de vêtements rapiécés et de me nourrir d’aumônes !
– C’est là pourtant la meilleure façon de se vêtir et de manger, dit le
yogi : tu devrais t’y mettre, toi aussi !
– Les vêtements rapiécés me dégoûtent et manger des restes dans une
calotte crânienne me donne envie de vomir : je ne le pourrai jamais !
– Ton orgueil et ton règne finiront par t’apporter les souffrances des
destinées inférieures ! Moi, je me vêts de haillons rapiécés, je me nourris
de restes et pour tout bol je n’ai qu’une calotte crânienne, mais j’en tire une
félicité que rien ne pollue. Un abîme sépare nos deux royaumes !
Néanmoins je connais une méthode qui permet de pratiquer le Dharma sans
renoncer aux plaisirs des sens.
– J’aimerais l’appliquer, dit le roi. Enseignez-moi cette méthode !
Le yogi l’instruisit :
– Ô roi, dit-il, renonce à ton orgueil et à l’attachement que tu portes aux
bracelets qui scintillent sur tes bras ! Fonds en une seule et même chose
l’éclat de tes bijoux et ton esprit libre de l’attachement : voilà comment tu
devras méditer.

Regarde les lumières que lancent tes bracelets :


Elles sont comparables au bonheur de ton esprit.
Mille causes extérieures
En font jouer les couleurs
Mais il reste naturellement immuable.
La variété des apparences
Est de même source de mille pensées,
Mais ton esprit ressemble à ces bijoux qui flamboient.
Le roi médita en se concentrant sur le bracelet de son poignet droit et les
plaisirs sensoriels eux-mêmes lui donnèrent accès à l’essence de son esprit :
il ne lui fallut que six mois pour atteindre l’accomplissement. Les courtisans
qui l’observaient par une porte dérobée le découvrirent un jour entouré de
jeunes déesses sans nombre. Ils lui demandèrent ses instructions. Il
chanta :

Le roi, c’est la réalisation de l’essence de l’esprit ;


Son royaume, la grande félicité.
Leur union forme les suprêmes jouissances :
Voilà ce qu’il faut faire pour être roi.

Cinq cents ans passèrent et le roi, suivi de la cour et de toutes les


communautés de Vishnunagara, prit son envol pour les champs de l’espace.
C’est ainsi qu’il devint célèbre sous le nom “d’Homme au Bracelet”.
Histoire
de Kambala
Il était une fois dans le pays de Kankarâma un roi qui, régnant sur huit millions quatre cent
mille foyers, n’avait que deux fils.

O R VOICI QU’IL MOURUT ET SON FILS AÎNÉ, QUI ÉTAIT DE BONNE


constitution, lui succéda sur le trône à l’approbation de tous. Les
mérites du nouveau souverain étaient tels que tous ses sujets s’enrichirent
au point de ne plus manger que dans de la vaisselle d’or. Pendant les cinq ou
six premiers mois de son règne, le jeune roi ne vit pas une seule fois sa
mère. Il finit par demander autour de lui pourquoi elle était partie et
pourquoi elle ne revenait point. On lui répondit qu’elle pleurait la mort de
son époux. Un mois plus tard, elle reparut. Elle pleurait.
– Pourquoi pleurez-vous ? s’enquit le roi son fils.
– Parce qu’il ne me plaît pas que tu règnes assis sur un trône de
pierreries.
– Si cela vous déplaît, mère, mon cadet peut prendre ma place et moi
j’entrerai dans les ordres. Qu’en pensez-vous ?
– Ce serait une bonne chose, dit la mère.
Le royaume passa donc aux mains du deuxième prince tandis que l’autre
entrait dans les ordres et s’installait dans un monastère en compagnie de
trois cents moines.
Sa mère lui rendit visite. Elle pleurait encore. Son fils se prosterna à ses
pieds et lui demanda pourquoi elle pleurait.
– Parce qu’il ne me plaît pas que tu sois entré dans les ordres en restant
aussi entouré et affairé qu’un roi.
– Que dois-je faire alors ?
– Renonce à toutes ces activités et retire-toi dans la solitude !
Le fils aîné quitta le monastère et alla s’asseoir au pied d’un arbre dans
un lieu solitaire. Or, du fait de ses mérites passés, il ne manquait jamais de
nourriture ni de rien. Une fois encore sa mère apparut, et comme toujours
elle pleurait. Il se prosterna à ses pieds et de nouveau lui demanda ce qu’il
fallait faire.
– A quoi bon ces commodités inutiles pour un moine ?
Il jeta alors sa robe, son bol à aumônes et tout son équipement de moine
pour s’accoutrer en yogi et partir à l’étranger. Or sa mère était en fait une
dâkinî : elle lui apparut pendant qu’il cheminait, l’initia à Chakrasamvara et
lui enseigna le Dharma. Il ne dormit plus que dans la cendre des charniers ;
il pratiqua pendant douze ans jusqu’au jour où, parvenu à l’accomplissement
du Grand Sceau, il s’envola dans les airs. Accompagnée de maintes dâkinîs,
sa mère vint le rejoindre dans le ciel.
– Qu’y a-t-il de merveilleux, fit-elle, à se promener dans le ciel si ce n’est
pas pour faire le bien des êtres animés ? Au lieu de te prendre pour un
oiseau, vole donc au secours des autres !
Le fils se rendit alors à Mâlapura, au pays d’Oddiyâna qui se trouve à
l’ouest, une cité qui ne comptait pas moins de deux cent cinquante mille
foyers. Dans la vallée de Karavîra il y avait une solitude, dite “du Rocher de
Panava”, où était la grotte de la “Cime des Palmiers” : Kambala s’établit
dans la grotte et pratiqua.
Chacune informant l’autre, toutes les goules zoocéphales de la région
furent alertées de sa présence. Padmadevî, leur reine, et sa suite
s’empressèrent de lui créer des obstacles. Le maître se drapa dans un châle
noir et partit mendier en ville. En chemin il tomba sur les goules qui
l’invitèrent à manger chez elles.
– Je ne mange pas chez les gens, dit le maître. Je leur demande l’aumône.
Leur confiant son châle, il passa son chemin. Les goules se consultèrent :
– Les objets ont des pouvoirs : mangeons son châle !
Elles en mangèrent une partie et brûlèrent le reste.
De retour, le maître réclama son châle. Elles lui en offrirent un autre.
– C’est mon châle que je veux ! s’exclama-t-il.
Elles voulurent le dédommager en or et en argent, mais le maître alla se
plaindre au roi :
– Si tu es le roi, dit-il, pourquoi ne nous protèges-tu pas contre les
brigands ?
– Qui les brigands ont-ils attaqué ?
– Tes goules ont emporté mon châle !
Le roi convoqua les goules.
– Rendez son châle à ce yogi !
– Nous ne l’avons pas, dirent-elles.

Le maître s’en retourna pratiquer dans la grotte de la Cime des Palmiers.


Comme il offrait des bali aux Dix Courroucés, les goules s’employèrent à
tarir la source de la grotte. Le maître invoqua la déesse de la terre et l’eau se
remit à jaillir.
Les goules se rassemblèrent pour appeler à la rescousse leurs consœurs
des quatre continents et du mont Meru : maître Kambala les transforma
toutes en moutons et les laissa livrées à leur sort. Stupéfaits, le roi et
d’autres le supplièrent. Le maître alors tondit le crâne des moutons qui
redevinrent des femmes ; elles étaient chauves et pleuraient.
Le maître se tenait encore là quand les dieux du monde du Désir
tentèrent de le tuer en l’écrasant sous un pan de montagne. Il leva la main
dans le geste du “doigt pointé” et l’immense rocher resta figé dans l’espace
où de nos jours il est encore.
– Quel est votre problème ? demanda le roi aux goules. Aussi nombreuses
que vous êtes, vous ne parvenez pas à avoir raison d’un seul homme ! Allez
donc implorer sa patience et soumettez-vous à lui !
Les goules refusèrent.
Le maître les attacha les unes aux autres en formant une longue chaîne.
– Ou bien, dit-il, je vous remets au Seigneur des Morts, le Roi du
Dharma, ou bien, si vous ne suivez pas mes enseignements et ne respectez
pas vos vœux, je vous transforme en chevaux et vous emmène avec moi !
Effrayées par les pouvoirs du maître, les goules prirent refuge en lui et
lui jurèrent obéissance. Elles restituèrent tous les morceaux du châle
qu’elles avaient avalé. Le maître rassembla les restes et reconstitua un châle
légèrement plus court que l’original. S’en couvrant, il quitta les lieux.

Il est célèbre sous le nom de “Homme au Châle”, mais on le connaît


aussi sous le nom de Shrîprabhata. Ayant œuvré au bien des êtres pendant
un nombre d’années incalculable, il partit dans son corps pour les champs de
l’espace.
Histoire de Dingipa
Issu de la caste des brahmanes, Dingipa était ministre du roi Indrapâla de Saliputra.

L AS DU SAMSÂRA, LE ROI EMMENA SON MINISTRE DANS LE


l’être accompli Lûhipa. Ils frappèrent à sa porte.
– Qui est-ce ? demanda le maître.
charnier où vivait

– Le roi et son ministre.


– Entrez donc !

Maître Lûhipa les initia à Chakrasamvara, en échange de quoi ils lui


firent l’offrande de leurs corps, puis les trois hommes partirent pour le pays
d’Odesha, où ils vécurent d’aumônes. C’est alors que le roi fut vendu
comme le raconte l’histoire de la libération de Dârikapa. Maître Lûhipa et
le ministre brahmane arrivèrent à Jainatapura, dont le roi était bouddhiste,
une semaine plus tard. Ils se rendirent chez les marchandes de vin,
trouvèrent la porte de celle qui les dirigeait et Lûhipa demanda si “la
patronne n’achèterait pas un homme”.
– Oui, répondit une voix de l’intérieur. A quel prix ?
– Trois cents pièces d’or, dit Lûhipa.
Elle paya et prit possession du brahmane.
– Il reste bien entendu, ajouta le maître avant de quitter les lieux, que
vous le laisserez dormir seul et que vous lui rendrez sa liberté quand vous
serez rentrée dans votre argent.

Le brahmane s’acquitta particulièrement bien de sa tâche ; l’appréciant, la


patronne et toutes les filles l’appelaient “grand frère”. Un jour, cependant,
son travail achevé, le brahmane se rendit au jardin sans attendre son repas
du soir. La nuit tombée, la patronne se rappela qu’on n’avait pas donné à
manger au grand frère et elle lui fit porter un repas : on découvrit alors que
le brahmane était en fait servi par une quinzaine de jeunes filles et que lui-
même, il baignait dans la lumière qui émanait de son propre corps.
Informée, la patronne fut prise de regrets.
– J’ai mal agi, dit-elle au maître, en faisant de vous notre serviteur
pendant douze ans : soyez donc pendant douze ans l’objet de mes
offrandes ! C’est moi-même qui vous servirai.
Le maître refusa mais enseigna le Dharma et donna des instructions
pratiques aux marchandes de vin et à tous les habitants de Jainatapura.
Entouré de sept cents personnes, il partit ensuite pour les champs de
l’espace.
Son travail consistait à piler le riz, tel est le sens du mot dingipa, qui
devint son nom.

Voici donc les vers du pileur de riz :


Dingipa, récitant des Vedas,
Pratique la concentration du pileur de riz.
Il pile soigneusement les grains dans le mortier
Et les remet en tas à l’aide d’un balai.
Son pilon, ce sont les instructions du maître.
Sans accomplir aucune autre tâche,
Il pile d’abord les grains de riz noirs,
Pilant ainsi le mal avec le bien.
Du marteau adamantin de l’Eveil,
Il bat le soleil et la lune1 dans le mortier
De l’essence vide du réel, pilant ainsi
Sans distinction l’acceptation et le rejet.
Il baratte les concepts avec le son hoûng :
Jaillit le beurre de la grande félicité
Dont il éprouve la saveur non duellement.

“Maître Dingipa” fut vendu à une marchande de vin pour détruire la


haute idée qu’il se faisait de son état de brahmane et briser ainsi son orgueil
de caste.

1 – Le soleil et la lune symbolisent respectivement les méthodes habiles


de la compassion et de la transcendante connaissance de la vacuité.
Histoire
de Bhandépa
Habitant de Shrâvasti, Bhandépa, dont le nom signifie “dévôt du dieu des richesses”, était
d’origine divine et eut pour maître Krishnâchârya.

A LORS QU’IL SE TROUVAIT DANS LES RÉGIONS CÉLESTES, IL VIT passer un


sublime arhat en habits de moine, rayonnant de splendeur, chargé d’un
bol à aumônes et d’un bourdon. Emerveillé, il interrogea Vishvakarma :
– Qui donc était, fils de seigneur, cet être merveilleux qui se déplaçait
dans l’espace ?
– Un sublime arhat dégagé des émotions négatives, répondit le divin
artisan.
Voulant absolument être comme cet homme, Bhandépa revint sur terre et
pria maître Krishnâchârya de lui enseigner le Dharma. Celui-ci l’initia à
Guhyasamâja et lui donna des instructions sur la pratique des quatre
sentiments illimités à titre de protection. La compassion correspondait à la
vue, la joie à la méditation, l’amour à l’action et l’impartialité au fruit :
ainsi Bhandépa médita-t-il jusqu’à se purifier de tous les poisons de la
méprise et de la distorsion en gagnant le fruit du Mahâmudra. Dès lors, le
renom du “Yogi Bhandépa” se répandit par tous les horizons.
Vishvakarma lui demanda ce qu’il faisait. Bandhépa répondit par ces
vers :

La vue dégagée de tout concept,


La méditation jamais interrompue,
L’action digne d’un père ou d’une mère
Et le fruit comparable à l’espace :
Voilà quatre choses que je vois clairement
Comme n’en faisant qu’une.
Pas d’accomplissement pour ceux
Qui croient à la réalité des choses !

Etna !
Que les sages toujours s’en remettent
A un très-admirable maître !

Pendant quatre cents ans, Bhandépa œuvra inconcevablement au bien des


êtres de Shrâvasti et des cinq autres grandes cités. Puis, sans quitter son
corps, il partit pour les champs de l’espace en compagnie de quatre cents
disciples.
Histoire
de Tantépa
Tantépa, dont le nom signifie “joueur de dés”, appartenait à la caste des shûdras de
Kaushambi.

I L JOUAIT CONSTAMMENT AUX DÉS ET FINIT PAR PERDRE TOUT CE qu’il


possédait. Mais l’habitude était là, qui le forçait à jouer, et comme il ne
pouvait honorer ses dettes, il se faisait rosser par tout le monde. Las de ce
manège, il se réfugia dans un charnier où un yogi passa, qui lui demanda ce
qu’il faisait.
– Par amour du jeu j’ai perdu tous mes biens. Je me suis réfugié ici parce
que je souffre dans mon corps et mon esprit.
– Tu ne pratiques pas le Dharma ? lui demanda le yogi.
– Je ne peux pas renoncer aux dés ! Je pratiquerais volontiers si je
pouvais continuer de jouer.
– C’est possible, dit le yogi.
Il l’initia et lui donna les instructions suivantes :
– Médite ainsi : les trois mondes sont totalement vides comme ta bourse
quand tu t’es ruiné aux dés. Médite alors sur l’essence de ton esprit : elle est
aussi vide que les trois mondes.

De même que le jeu épuise les richesses,


Epuise, avec les dés du pur éveil,
Toutes les pensées des trois mondes !
De même que ta situation te torture,
Torture tes pensées en corps absolu !
De même que tu dors dans un charnier désert,
Dors dans l’espace de la grande félicité !

Tantépa médita selon ces instructions et toutes ses pensées des trois
mondes s’abîmèrent dans l’essence du réel. Le pur éveil qui connaît cette
réalisation se révéla lui-même dépourvu d’existence réelle et le yogi parvint
à l’accomplissement du Grand Sceau. Il s’exclama alors :

Comment s’engager sur la voie de la libération


Si l’on n’est pas, d’abord, dégoûté du samsâra ?
Comment l’accomplissement suprême serait-il possible
Sans suivre un maître spirituel avec foi ?

Tantépa s’éleva alors dans les airs et partit dans son corps pour les
sphères de l’espace.
Histoire
de Kukkuripa
Il y avait à Kapilashatru un brahmane qui, ayant foi dans les tantras du Bouddha, adopta le
mode de vie des yogis et finit par errer de lieu en lieu.

U N JOUR QU’IL SE RENDAIT À LUMBINÎ, IL VIT UNE PETITE CHIENNE affamée ;


pris d’affection, il l’emporta en ville avec lui. Une fois là, il regarda
autour de lui et avisa une grotte vide où il déposa le chiot et s’installa lui-
même pour pratiquer en vivant d’aumônes.
Douze ans passèrent. Le yogi parvint aux connaissances directes et aux
autres accomplissements mondains. A l’invitation des Trente-Trois Dieux,
il se rendit dans leur ciel en laissant la petite chienne dans la grotte. Livrée
à elle-même, celle-ci trouva de quoi boire et manger en creusant la terre.
Or, tandis que les dieux l’honoraient de vastes offrandes, le yogi pensa à la
petite bête. Il allait revenir ici-bas quand les dieux s’interposèrent :
– Il n’est pas bon, dirent-ils, que, en dépit des qualités que vous avez
acquises, vous ne puissiez vous empêcher de penser à un chien : restez donc
parmi nous !
Ils eurent beau insister, le yogi finit par leur fausser compagnie pour
regagner sa grotte. Comme il caressait la petite chienne, celle-ci se
transforma en dâkinî qui lui dit :
Bravo, tu es de la famille, bravo !
Tu es venu recevoir l’accomplissement suprême
Sans avoir succombé aux obstacles.
Tes précédents accomplissements sont des leurres
Dignes des adeptes nourris de vues fausses ;
Sujets au changement, ils n’ont rien de merveilleux :
Ta mère va te donner le suprême accomplissement
De la plus haute félicité que rien ne souille.

Elle lui montra alors les symboles de l’union des méthodes habiles et de
la connaissance transcendante : dans l’esprit du brahmane surgit
l’immuable vue dégagée de toute distorsion. Il parvint à l’accomplissement
suprême et, dès lors, le renom du “Maître à la Chienne” se répandit à
Lumbinî et partout alentour. Ayant abondamment œuvré au bien des êtres,
il partit dans son corps pour les champs de l’espace, suivi de toute la
population de Kapilashatru.
Histoire de Kuchipa
Maître Kuchipa, dont le nom signifie “goitreux”, était originaire de Kahari ; il appartenait à la
caste des shûdras et gagnait sa vie en travaillant aux champs.

U N JOUR, SES ACTES ANTÉRIEURS LUI VALURENT D’AVOIR UN GOITRE qui ne


cessa de grossir jusqu’à ce que la douleur le forçât à se cacher des
autres dans un lieu désert.
Mais voici que le sublime Nâgârjuna vint à passer par là, suscitant la foi de
Kuchipa qui lui adressa les mains jointes cette supplique :

Ema ! D’où venez-vous, être sublime ?


Mes actes négatifs me torturent
En m’imposant d’insupportables souffrances :
Accordez-moi une méthode pour m’en libérer !
– Je connais la méthode qui te permettrait de t’en libérer, dit l’être
sublime, mais toi, pourrais-tu la pratiquer assidûment ? Si tu le pouvais, tu
éradiquerais complètement ta souffrance pour trouver la félicité.
– Comment, être sublime, oserais-je ne pas m’y livrer en toute assiduité ?
Nâgârjuna l’initia donc à Guhyasamâja et lui donna des instructions sur
les phases de création et de perfection pour emporter sa souffrance sur la
voie :
– Pour méditer en phase de création, tu imagineras que ton goitre ne
cesse de grossir.
Kuchipa médita de la sorte : son goitre grossit encore en lui procurant un
redoublement de douleurs. Son maître reparut et lui demanda s’il allait
bien.
– Je souffre atrocement !
– Pour méditer en phase de perfection, imagine que ton énorme goitre
contient toutes choses.
Kuchipa médita, son goitre disparut et il retrouva la santé. Son maître
reparut alors et lui demanda s’il allait bien.
– Parfaitement bien.
L’être sublime l’instruisit plus avant :

D’être et non-être proviennent bonheur et souffrance :


Quel bonheur et quelle souffrance pour l’homme
Libre de ces deux concepts extrêmes ?
Les choses sont, chacune, vides d’essence.

Kuchipa réalisa dûment le sens de ces paroles et atteignit


l’accomplissement du Grand Sceau libre de tout concept. Dès lors il œuvra
pendant sept cents ans au bien des êtres de Kahari et d’ailleurs, devenant
célèbre sous le nom de “Goitreux”, avant de partir en compagnie de sept
cents disciples pour les champs de l’espace.
Histoire
de Dhamapa

M AÎTRE DHAMAPA, DONT LE NOM ÉVOQUE ICI LA “SAGESSE PAR l’écoute”,


était un brahmane de Vikramasura qui passait le plus clair de son
temps à étudier avec ardeur, mais ne possédait toujours pas la sagesse issue
de la réflexion ni la sagesse issue de la méditation.
Un yogi qui passait par là un jour lui demanda :
– As-tu l’esprit plein des innombrables enseignements que tu as écoutés ?
– Etre sublime, dit Dhamapa, j’ai écouté beaucoup d’enseignements mais
je les ai aussitôt oubliés : donnez-moi, je vous prie, des instructions pour ne
plus rien oublier !
– Soit !
Le yogi le bénit en l’initiant et l’instruisit sur la saveur une du multiple.
De même que l’orfèvre façonne mille grains
De précieuse poussière en un seul objet,
Fonds tous les enseignements que tu as entendus
Dans l’essence de ton esprit, la dimension absolue.

A ces mots, Dhamapa réalisa que les multiples enseignements qu’il avait
écoutés avaient tous la même saveur dans l’essence de son esprit. Il parvint
à l’accomplissement du Grand Sceau et, sous le nom de “Sage par l’écoute”,
établit maints êtres qu’il pouvait aider sur la voie de la libération. Après
quoi il partit dans son corps pour les champs de l’espace.
Histoire
de Mahilapa
Mahilapa le “Vantard” appartenait à la caste des shûdras du Magadha.

D OUÉ D’UNE REMARQUABLE FORCE PHYSIQUE, IL CROYAIT qu’aucun homme


ni aucun animal ne pourrait jamais le vaincre, et cet orgueil occupait
le plus clair de son temps, lorsqu’un yogi de passage s’arrêta pour le
regarder.
– A quoi penses-tu ? demanda le yogi.
– A rien, dit Mahilapa.
– Mais alors, cette idée qu’il n’est rien ni personne que tu ne puisses
vaincre, si ce n’est pas une pensée, qu’est-ce que c’est ?
Cette réflexion emporta la foi de Mahilapa qui se prosterna aux pieds du
yogi en lui rendant hommage, tandis que ce dernier disait :
– Purifiée soit la souillure de l’orgueil !
– Accordez-moi un enseignement !
– Soit !
Le yogi bénit Mahilapa en l’initiant et lui dit :

Lorsqu’on sait que les apparences sont l’esprit,


L’esprit est vide, sans naissance ni cessation.
De cela ne point se distraire est méditation.
L’avoir parfaitement intégré constituera le fruit.
– Je ne comprends pas, dit Mahilapa.
Le yogi reprit :

Tu es l’essence même de l’homme fort


Et il n’est rien que tu ne puisses soumettre.
Alors, les apparences, les énergies et les consciences,
Saisis-les dans l’espace du ciel !

Mahilapa ne vit rien de difficile dans ces instructions qui permettent


d’emporter les contradictions sur la voie, et il se mit à la tâche. Ne trouvant
aucun objet à saisir, sa conscience saisissante se désintégra. Il réalisa que le
sujet et l’objet sont comparables à l’espace du ciel et parvint à
l’accomplissement.

Alors, pendant trois cents ans, il transmit à d’innombrables êtres du


Magadha et d’ailleurs les “instructions de l’homme fort sur l’irréalité de
l’état naturel”, puis, en compagnie de deux cent cinquante et un disciples, il
partit dans son corps pour les champs de l’espace.
Histoire
d’Achintapa
Achintapa, dont le nom signifie “sans pensée”, appartenait à la caste des marchands de bois de
Dhanarûpa.

P AUVRE ET DÉMUNI DE TOUT, IL BRÛLAIT JOUR ET NUIT DE DEVENIR riche, à


tel point qu’il n’avait pas d’autre pensée ordinaire et restait seul en un
lieu isolé, tourmenté par son désir. C’est alors qu’intervint Kambala, le Yogi
au Châle, qui lui demanda :
– Voilà que tu as isolé ton corps et ta parole : qu’en est-il de ton esprit ?
– Je ne pense à rien d’autre, yogi, qu’aux richesses de ce monde. J’y
pense, certes, mais je ne m’enrichis jamais.
– Je connais des instructions pour attirer les richesses, mais je me
demande si tu pourrais les pratiquer.
– Je n’ai pas le choix, dit Achintapa, il faut que je le puisse : accordez-
les-moi !
Kambala l’initia à Chakrasamvara et lui donna ces instructions de phase
de création moins profonde :

Le désir ne produit pas plus de richesses


Qu’une femme stérile n’a d’enfants.
Renonce à tes pensées de désir
Et imagine que ton esprit est une étoile
Qui brille dans le ciel de ton corps :
Le Dieu des Richesses n’est nul autre.
Quand tu l’auras réalisé,
Tous tes désirs seront comblés.

Achintapa médita selon ces instructions : ses pensées de richesse se


perdirent dans l’étoile ; l’étoile disparut dans l’espace et toute pensée
s’abolit.
Le maître parut et l’interrogea.
– Il n’y a plus rien, dit Achintapa ; je n’ai plus de pensées.
Alors le maître :

As-tu réellement vu
La nature de l’espace ?
Elle n’a ni forme ni couleur ni rien :
Comment s’y attacher ? Comment méditer dessus ?

Achintapa réalisa le sens de ces paroles et parvint à l’accomplissement du


Grand Sceau. Célèbre sous le nom de “Maître Sans Pensée”, il œuvra
pendant trois cents ans au bien des êtres en les instruisant sur l’état naturel,
puis, en compagnie de disciples sans nombre, il partit dans son corps pour
les champs de l’espace.
Histoire
de Babhahi
Le nom de ce maître signifie “qui sépare l’eau du lait”. C’était un kshatriya du pays de
Dhañjura qui s’enivrait de tous les plaisirs de sa princière condition.

I L REÇUT UN JOUR LA VISITE D’UN YOGI DÛMENT ACCOMPLI QUI mendiait sa


pitance. Il le couvrit d’une abondance de victuailles et, pris de foi en lui,
lui demanda un enseignement.
Le yogi commença ainsi :

La racine de toutes les pratiques, c’est le lien sacré.


La racine de tous les accomplissements, le maître.
Puis il le bénit en l’initiant et lui donna les instructions suivantes sur les
canaux subtils, les énergies et les essences :

Le corps de l’autre est porteur d’une méthode extraordinaire :


Dans le mandala en forme de bhaga
Est un immense océan de rakta :
Mêles-y le lait de l’esprit d’Eveil et réextrais ce dernier
Pour le porter dans les roues et le répandre partout
En toi : ta félicité ne connaîtra pas de fin.
Quand la félicité aura vaincu la félicité,
Tu méditeras sur la vacuité dont elle n’est point distincte.

Babhahi mit ces paroles en pratique et, se purifiant pendant douze ans
des souillures qui disparaissent sur la voie de la vision, il parvint à
l’accomplissement. Ayant abondamment œuvré au bien de ceux qu’il pouvait
aider, il partit dans son corps pour les champs de l’espace.
Histoire
de Nalinapa
Nalinapa, dont le nom signifie “racine de lotus”, appartenait à la caste des kshatriyas de
Saliputra mais, pauvre à l’extrême, il vivait de la vente des racines de lotus qu’il ramassait
dans les étangs.

U N JOUR, IL RENCONTRA UN YOGI QUI L’EMMENA AVEC LUI ET LUI expliqua


les défauts du samsâra et les qualités du nirvâna. Nalinapa renonça au
samsâra et demanda à son maître une méthode de libération. Celui-ci
accepta, l’initia à Guhyasamâja et lui donna ces instructions sur les
méthodes permettant d’user de son propre corps :

Imagine qu’au sommet de ton crâne


La grande félicité est la blanche syllabe ham.
A ton nombril, bam, syllabe de la manifestation,
S’embrase en faisant goutter le ham.
La joie, la joie sans joie, la joie suprême
Et la joie coémergente se succèdent alors.
Libéré des maux du samsâra, tu trouves
La grande félicité de la libération.

Nalinapa médita de la sorte et, de même que le lotus naît dans la boue
sans que la boue le souille, il médita sur les quatre joies dans les quatre
roues sans se laisser contaminer par les concepts ni par les maux du
samsâra. Il lui fallut neuf ans pour atteindre la réalisation et se purifier de
toutes ses souillures. Il parvint à l’accomplissement du Grand Sceau et
œuvra au bien des êtres de Saliputra. Enfin, à l’âge de quatre cents ans, il
partit dans son corps pour les champs de l’espace en compagnie de quatre
cent cinquante disciples.
Histoire
de Bhusuku
Bhusuku, alias Shântideva, était un homme bon. Il vivait à Nâlanda et appartenait à la caste
des kshatriyas.

A YANT RENONCÉ AU MONDE, IL PRIT LES VŒUX DE MOINE. C’ÉTAIT à


l’époque où Devapâla régnait sur Nâlanda et pourvoyait aux besoins
des sept cents moines de l’institut en répondant à chacun de leurs désirs.
L’abbé des moines de la Grande Assemblée, l’une des quatre écoles du
bouddhisme monastique, n’avait pas moins de trois cents élèves qui tous, à
force de diligence, étaient parvenus à la maîtrise des cinq sciences
traditionnelles, n’était ce moine de la caste des guerriers qui passait tout
son temps à dormir. Et comme, pourvu d’un appétit d’ogre, le paresseux
avalait cinq mesures de riz tous les matins, le roi le traita de bhusuku, ainsi
que l’on désigne ceux qui ne font que manger, dormir et marcher.
A Nâlanda, la tradition voulait que les soûtras et les grands textes fussent
récités continuellement, tâche à laquelle chaque moine participait à tour de
rôle. Tous raillaient Bhusuku ; l’abbé lui-même vint lui dire :
– Tu ne participes pas à la récitation, tu ne fais rien : va-t-en !
– Je n’ai jamais manqué à la discipline, dit Bhusuku ; il ne serait pas juste
de m’expulser. Je n’ai simplement pas la bonne fortune de pouvoir étudier
les sciences.
Il resta à l’institut.
Quand vint son tour de réciter, ses confrères le prévinrent :
– Demain, c’est ton tour : tu dois réciter !
Il promit qu’il s’exécuterait.
– Demain, disaient les moines en éclatant de rire, on va voir réciter
Bhusuku !
L’abbé tenta de l’empêcher :
– Quand les autres étudiaient, toi, tu ne faisais que manger et dormir. Tu
ne réciteras pas devant l’assemblée des savants de Nâlanda.
Bhusuku ne voulut rien entendre.
– Je réciterai.
– Si tu n’y parviens pas, on t’expulsera pour de bon. Tu ferais vraiment
mieux de changer d’avis.
– Cela me regarde, répliqua Bhusuku.
L’abbé lui apprit alors le mantra arapachana du sublime Mañjushrî.
– Cette nuit, dit-il, ne dors pas et récite ce mantra.
Il lui donna des instructions pratiques sur la récitation de cette formule.
Cette nuit-là, pour ne pas s’endormir, Bhusuku s’attacha une corde au cou,
et il récita le mantra.
Le sublime Mañjushrî lui apparut.
– Bhusuku, dit-il, que fais-tu ?
– Demain, c’est à moi de réciter, alors j’invoque le sublime Mañjushrî.
– Est-ce que tu me reconnais ?
– Je crains que non.
– Je suis Mañjushrî.
– Dans ce cas, veuillez m’accorder l’accomplissement de la connaissance
parfaite !
– Je te donnerai le moyen de l’obtenir : demain, récite !
A ces mots, l’être sublime disparut.
Le lendemain, quand ce fut l’heure de la récitation, dans la grande salle
des moines tout le monde, et le roi en premier, s’interpellait en jurant que
le spectacle en vaudrait la peine. Chargé de fleurs et d’autres offrandes,
chacun était venu se payer une bonne tranche de rire.
Bhusuku prit son repas et s’installa sur le trône du temple. Il émanait de
lui comme une splendeur qui sema le trouble dans les esprits : on tira un
rideau entre lui et l’assemblée.
– Que voulez-vous entendre ? dit-il alors : un texte qui existe déjà ou bien
de l’inédit ?
Les pandits se regardèrent. Le roi et toute l’assemblée éclatèrent de rire.
– Tu manges, dit le roi, comme jamais on n’avait vu manger ici. Tu dors
et marches comme personne auparavant. Donne-nous donc un
enseignement inédit !
Bhusuku récita alors les dix chapitres de La Marche vers l’Eveil1, puis il
s’envola. Les cinq cents pandits de Nâlanda, le roi et toute l’assemblée
furent envahis par la foi. Ils lancèrent tant de fleurs qu’ils en avaient
jusqu’aux genoux.
– Cet homme n’est pas un bhusuku mais un sage !
Tous ensemble, ils lui donnèrent le nom de Shântideva, “Dieu de Paix”,
parce qu’il avait apaisé la superbe du roi et des pandits. Ceux qui avaient
assisté à cet enseignement extraordinaire prièrent le maître d’en composer
un commentaire : ce qu’il fit par la suite. Ils lui demandèrent aussi d’être
leur abbé, mais il refusa.
Abandonnant sa robe, son bol et tous ses effets de moine aux Trois
Joyaux et au monastère, il s’enfuit à l’insu de l’abbé et des autres. De loin
en loin, il se retrouva à Dhokiri, une cité de deux cent cinquante mille
habitants. Il portait une épée de bois à manche doré.
– Prenez-moi comme homme d’épée ! dit-il au roi.
– Soit ! fit le roi.
Dès lors, pour dix pièces d’or par jour, Shântideva fut homme d’épée
sans jamais se départir du sens essentiel.
Un jour d’automne où tous les hommes d’épée honoraient la déesse Umâ,
Bhusuku ne fit pas autrement qu’eux, mais quand il fallut nettoyer les
armes, l’un de ses compagnons s’aperçut que son épée était en bois. Le roi
en fut immédiatement informé.
– Montre-moi ton arme ! dit-il.
– Mieux vaut ne pas la montrer. Cela vous mettrait en danger.
– Peu importe ! Montre-moi ton arme !
– Alors voilez-vous les yeux ! dit Bhusuku en dégainant.
L’épée lança des lumières d’un éclat insupportable. Ceux qui ne s’étaient
pas voilé les yeux furent proprement aveuglés. Ils supplièrent l’homme de
les pardonner et celui-ci leur rendit la vue en leur mouillant les yeux avec
un peu de salive. Au comble de l’émerveillement, ils lui offrirent de le
vénérer mais il déclina leur offre.
Il alla vivre dans la montagne, où il fit apparaître des animaux et chacun
put voir qu’il les tuait pour s’en nourrir. Dûment averti, le roi se rendit sur
place avec ses conseillers.
– Vous avez converti le roi et les savants de Nâlanda pour les établir dans
le Dharma ; ici, vous avez rendu la vue à des aveugles. Ceux qui sont doués
de vos pouvoirs auraient-ils pour tradition de torturer les animaux ?
– Je n’ai pas tué ces animaux, dit Shântideva. Ils sont vivants.
Il ouvrit la porte de sa cabane : toute les bêtes s’y trouvaient, deux fois
plus grosses qu’avant. Elles sortirent et se dispersèrent dans les montagnes
et les vallées. Le roi et les autres eurent alors foi en lui. Comme tous ces
animaux s’étaient évanouis on ne sait où, le roi et tous ceux qui en avaient la
bonne fortune réalisèrent que les choses fonctionnent comme dans les rêves
ou les illusions magiques, et qu’elles n’existent jamais réellement. Ainsi se
retrouvèrent-ils sur la voie de l’Eveil.
Shântideva chanta :

Les animaux que j’ai tués


Ne venaient de nulle part ;
Ils n’ont existé nulle part
Et nulle part ne sont partis.
Jamais rien n’existe réellement :
Comment tueur et tués seraient-ils réels ?
Hélas, les êtres me font peine !
Voilà ce que Bhusuku avait à dire.
Sur ce, il convertit le roi et toute la population.
Ainsi, en pratiquant avec foi et vénération, un bhusuku parvint en une
seule nuit à l’accomplissement du Grand Sceau. Il réalisa alors l’unité du
corps, de la parole et de l’esprit, et toutes les qualités se manifestèrent
instantanément.
Pour finir, cent ans ayant passé, il partit dans son corps pour les champs
de l’espace.

1 – La Marche vers l’Eveil, en sanscrit Bodhicaryâvatâra (Litt. : l’entrée


dans la pratique des bodhisattvas), est l’œuvre la plus célèbre de Shantideva,
alias Bhusuku.
Histoire
d’Indrabhûti
Le pays d’Oddiyâna comptait cinq cent mille foyers. Deux rois le gouvernaient : Indrabhûti
régnait sur les deux cent cinquante mille foyers de Sambhola et Jalendra sur les deux cent
cinquante mille de Lankapurî.

L E ROI INDRABHÛTI DE SAMBHOLA AVAIT UNE PETITE SŒUR, Lakshmînkarâ,


âgée de sept ans, dont le roi Jalendra de Lankapurî demanda la main
pour son fils. Indrabhûti consulta ses ministres et il fut décidé que la
princesse serait accordée à Jalendra puisqu’il était l’égal d’Indrabhûti,
hormis le fait qu’il ne pratiquait point le Dharma. Le roi déclara aux
émissaires de Jalendra qu’il y avait une différence entre pratiquer le
Dharma et ne pas le pratiquer, mais qu’il consentait à ce mariage. Sur quoi
les messagers s’en retournèrent à Lankapurî.
L’année suivante, le fils de Jalendra s’en vint à Sambhola. Il fit la
connaissance de Lakshmînkarâ et, quand il fallut repartir, Indrabhûti lui
offrit des chevaux, des éléphants, de l’or, de l’argent et nombre d’autres
présents. De retour chez lui, son père lui demanda des nouvelles de son
épouse.
– Je ne l’ai pas amenée parce que c’est encore une fillette.
– Bien, dit Jalendra.
Or donc, le roi Indrabhûti ne manquait pas de royales compagnes qui
toutes avaient grande foi dans le Dharma. Ces dames et la jeune princesse
s’adonnaient assidûment à la pratique des initiations et des instructions
qu’elles avaient reçues du Maître au Châle, Kambala. Comment la princesse
Lakshmînkarâ fut accordée à l’âge de seize ans au roi Jalendra, comment
elle renonça au samsâra pour se consacrer à la pratique, comment, ayant
atteint les accomplissements, elle accéda aux terres des bodhisattvas,
comment elle prit un balayeur pour disciple et comment, enfin, elle partit
pour les champs de l’espace : on trouvera tout cela dans sa biographie.
Par la suite, Jalendra dépêcha un messager à Indrabhûti chargé d’une
missive où il lui donnait des nouvelles de sa petite sœur. “Ma sœur a trouvé
l’accomplissement, pensa Indrabhûti, et c’est une bonne chose. Mais moi, je
n’ai pas encore trouvé la paix”. Il se dit que sa petite sœur avait donné un
véritable sens à sa vie. “Le règne, pensait-il, présente peu d’avantages et
beaucoup d’inconvénients. Je devrais y renoncer et pratiquer !” Il confia
alors le royaume à son fils, se retira dans un palais pour pratiquer et, douze
ans plus tard, atteignit l’accomplissement du Grand Sceau.
A la cour, cependant, nul n’en savait rien. Mais un jour, le fils du roi, ses
proches et le peuple décidèrent d’aller prendre de ses nouvelles. Ils allaient
entrer quand une voix tomba des cieux :
– N’ouvrez pas ! Je suis ici.
Ils levèrent les yeux et virent le roi Indrabhûti qui trônait dans l’espace.
Ravis comme s’ils accédaient à la terre de Joie Suprême, ils eurent foi en lui
et se prosternèrent. Ils se rassemblèrent alors et, sept jours durant,
Indrabhûti qui trônait toujours dans les airs leur prodigua d’innombrables
enseignements vastes et profonds. Après quoi, suivi de sept cents disciples,
il partit dans son corps pour les champs de l’espace.
Histoire
de Mekopa

I L ÉTAIT UNE FOIS AU BENGALE UN INDIVIDU DE LA CASTE DES marchands de


petits plats qui offrait toujours à manger au même yogi. Un jour, celui-ci
lui demanda pourquoi.
– Je dois faire des provisions de route pour ma prochaine existence.
– En es-tu vraiment capable ?
– Que oui !
Le yogi le bénit en l’initiant et lui présenta l’essence de son esprit dans
les instructions suivantes :
Ton esprit ressemble au joyau magique :
En émanent le samsâra ou le nirvâna
Selon que tu en réalises l’essence ou non.
Regarde donc l’immuable essence de ton esprit !
Comment les concepts dualistes peuvent-ils en émerger ?
Il n’existe pas réellement – et dans cet état
Rien non plus n’existe réellement : la méprise
Du désir enchaîne ceux qui ne l’ont point réalisé.

Le marchand de petits plats comprit que les apparences étaient son esprit
et que, dans son état naturel, cet esprit n’allait ni ne venait. Il s’établit alors
dans l’immuable essence de l’esprit et, en six mois, ses pensées erronées
s’éteignirent et il réalisa l’esprit en soi présent depuis toujours. Il se mit
alors à errer comme les fauves dans les charniers. Agissant parfois comme
un fou, il traversait les villages et les villes les yeux exorbités en distribuant
des regards effrayants à la ronde, si bien qu’on le surnomma “Maître aux
Terribles Regards”, et son renom se répandit par tous les horizons. Il aida
un grand nombre de ceux qu’il pouvait aider en leur enseignant le Dharma
profond, puis il décrivit sa réalisation et partit dans son corps pour les
champs de l’espace.
Histoire
de Kotalipa

A QUATRE JOURS DE MARCHE DE RAMESHVARA, UN NOMMÉ Kotalipa,


“l’Homme à la Houe”, défrichait une montagne où il comptait s’établir.
C’est alors que maître Shântipa, qui rentrait au Magadha d’un voyage à
Ceylan dont le roi l’avait invité, le rencontra.
– Que fais-tu ? demanda le maître.
Après quelques politesses, Kotalipa déclara qu’il défrichait.
– Et alors ? fit maître Shântipa.
– Là où je vivais, dit Kotalipa, de mauvais rois ont tout détruit, laissant la
population dans le malheur et la souffrance. N’ayant plus de pays, je suis
venu ici. Je vais défricher la montagne et m’y établir.
– Si je connaissais des formules et des instructions pour faire ce travail,
dit maître Shântipa, n’en voudrais-tu pas ?
– Ô combien ! lança Kotalipa.
Alors le maître chanta :

En t’épuisant physiquement
A faire un tel travail,
Tu crées un très mauvais karma
Et pervertis les six transcendances.
Pour toi, défricher le sol, c’est la générosité ;
Sans nuire aux autres, la discipline ;
En supportant la douleur, la patience ;
Sans lésiner sur l’effort, la diligence ;
Sans distraction, la concentration ;
Et ce savoir, la connaissance.

Renonce à ces six perversions


Et adopte les six transcendances véritables :
La générosité en respectant ton maître ;
La discipline en gardant ton esprit ;
La patience eu égard à l’essence de l’esprit ;
La diligence en méditant sur cette essence ;
La concentration en ne t’en distrayant pas ;
Et la connaissance en la reconnaissant.
Habitue-toi constamment à ces choses !

Kotalipa pria le maître de résumer sa pensée.


– Respecte ton maître ! Toutes nos souffrances viennent de notre esprit :
familiarise-toi donc avec cet esprit en soi présent depuis toujours. Cet
esprit, immuable et sans commencement, est comparable à la montagne, et
le pur éveil, clair et indéfectible, à toi, Homme à la Houe : allez, pioche ! La
diligence a deux aspects qui correspondent à tes bras : pioche sans te
séparer d’eux !
Il poursuivit en vers :
Bonheurs et souffrances naissent tous de l’esprit :
A l’aide de mes instructions, défriche la montagne de l’esprit !
Déficherais-tu cette montagne de terre que tu ne réaliserais point
La grande félicité en toi présente depuis toujours.

Kotalipa médita sur ces instructions et parvint à l’accomplissement en


douze ans. Il œuvra alors immensément au bien des êtres et dans son corps
partit pour les champs de l’espace.
Histoire
de Kamparipa

K AMPARIPA, DONT LE NOM SIGNIFIE “FORGERON”, APPARTENAIT À LA caste


des forgerons de Saliputra et, vivant du travail de sa caste, il passait
son temps à la forge. Mais voici qu’un jour un yogi vint le voir et lui
demanda ce qu’il faisait.
– Je fais le travail de ma caste : je forge.
– Tu es heureux de ce travail ?
– Comment pourrais-je l’être ? Je me brûle aux braises et aux étincelles
toute la journée, mais je veux bien souffrir si c’est pour nourrir les miens.
Le yogi lui demanda à manger. “Nous sommes des gens de peu de
mérites, ma femme et moi, pensa le forgeron. C’est grand-merveille que ce
saint homme accepte quelque chose de la main d’un inférieur de notre
espèce.” Cette pensée lui mit la joie au cœur, ainsi qu’à son épouse.
Le yogi leur demanda alors s’ils ne pratiqueraient pas le Dharma.
– Qui donnerait des instructions à des gens de vile caste comme nous ?
– Si le Dharma vous inspire la foi et si vous pouvez le pratiquer, je vous
les donnerai.
Le forgeron et sa femme se réjouirent. Ils se prosternèrent devant le yogi,
lui firent des offrandes et requirent ses instructions. Celui-ci les bénit en
les initiant et leur apprit à visualiser les trois canaux subtils.
– Voici comment vous intérioriserez le soufflet, le charbon, le feu et le
fer rouge : des canaux de droite et de gauche faites vos soufflets ; du canal
central faites votre lit de braises. La conscience sera le forgeron, la sagesse
le feu, les pensées le charbon et les trois poisons le fer : battez-le et votre
art n’aura d’autre fruit que le corps absolu de non duelle félicité.

Intériorisez ces œuvres extérieures


Auxquelles vous vous êtes habitués :
Les canaux de droite et de gauche
Seront vos deux soufflets.
Sur le lit de braises du canal médian
Le forgeron de la conscience
Embrase le charbon des pensées
Avec le feu de la sagesse du pur éveil
En fondant le fer des trois poisons.
Œuvrez ainsi au fruit, le corps absolu immaculé !

Le forgeron médita donc sur le modèle de son art et en six ans parvint à
l’accomplissement du Grand Sceau sans que nul ne s’en doutât. Mais les
habitants de Saliputra proclamèrent, émerveillés, que leur forgeron avait
acquis toutes les qualités lorsque de son enclume ils virent jaillir mille et un
objets qu’il avait façonnés sans le moindre effort. Le renom du “Maître
Forgeron” se répandit par tous les horizons.

Ayant abondamment œuvré au bien des êtres, le maître décrivit sa


réalisation et partit dans son corps pour les champs de l’espace.
Histoire
de Jâlandhara
Jâlandhara, dont Le nom signifie “armé d’un filet”, appartenait à la caste des brahmanes de la
cité de Thodtha 1 .

L AS DES CHOSES DU SAMSARA, IL S’ÉTAIT RETIRÉ DANS UN CHARNIER au pied


d’un arbre et jouissait de la solitude, quand une voix de dâkinî tomba
du ciel qui lui disait :
– Noble fils, c’est au sens véritable des choses que tu devrais consacrer
ton attention !
Ravi, le brahmane pria et pria encore, jusqu’à ce qu’une dâkinî de sagesse
lui apparût. Elle l’initia à Hevajra et lui donna ces instructions essentielles
sur la phase de perfection :
– Ramène toutes choses extérieures et intérieures, l’univers et les êtres en
trois mondes, à ton corps, ta parole et ton esprit. Ramène le concept de ces
trois choses aux trois canaux subtils et les canaux latéraux au canal central.
Expulse toutes tes pensées par l’orifice de Brahmâ, au sommet de ton
crâne, et médite sur l’inséparabilité des apparences et de la vacuité.

Ramène toutes choses extérieures et intérieures


A ton corps, ta parole et ton esprit,
Puis aux canaux latéraux et au canal médian,
Et enfin à l’ouverture de Brahmâ.
La grande félicité suprême, qui est vacuité,
Emerge du yoga authentique.
Demeure, je t’en prie, dans l’union
De la félicité et de la vacuité !

Jâlandhara médita pendant sept ans et atteignit l’accomplissement du


Grand Sceau. Il décrivit alors sa réalisation, œuvra au bien d’un nombre
d’êtres incalculable et, en compagnie de trois cents personnes, partit pour
les champs de l’espace.

1 – Dans l’impossibilité de retrouver le nom sanskrit ou prakrit de cette


ville, nous l’avons gardé tel qu’il se présente en tibétain dans notre édition.
Histoire de Râhula
Râhula, dont le nom signifie “qui attrape Râhu 1 ”, appartenait à la caste des shûdras du pays
de Kâmarûpa.

L ORSQUE, VIEUX, IL FUT INCAPABLE DE PRENDRE SOIN DE LUI-MÊME, ses


enfants et ses proches en vinrent à l’injurier en le couvrant de tout leur
mépris. Malheureux, le vieil homme alla se réfugier dans un charnier en
pensant à sa vie future.
Survint un yogi qui lui demanda ce qu’il faisait là. Il lui répondit :
Le Râhu de l’âge a éclipsé
La lune de ma jeunesse
Et mes enfants me couvrent de mépris :
Je suis ici parce que je veux mourir.
Le yogi répliqua :
A présent que ton karma est mûr,
Trois fleuves cessent de couler
A la faveur du seul fleuve de la mort2 :
Ne pratiquerais-tu pas le Dharma, pour ne pas te trouver dépourvu au
moment de la mort ?
– Bien sûr, mais qui enseignerait le Dharma à un vieillard démuni
comme moi ?
Le yogi répondit par cette autre stance :

Dans son immuable état naturel, l’esprit ne vieillit pas ;


La foi et les autres qualités forment un trésor inépuisable.
Si tu peux pratiquer le Dharma avec respect,
Je veux bien prendre sur moi de te guider.

Le yogi bénit alors le vieil homme en l’initiant et lui donna des


instructions sur la goutte essentielle :
– Imagine que, au-dessus de ta tête, la lettre A se transforme en disque de
lune. Médite alors que toutes tes pensées liées au monde et aux êtres se
trouvent dans cette lune.

Le Râhu de la non duelle réalisation


Abolit la pensée dualiste.
De l’essence même de la profonde goutte
De la grande félicité au sommet de la tête
S’écoule l’union de la félicité et de la vacuité
En dissolvant les agrégats et les autres ennemis.
Alors jailliront les qualités des bouddhas –
Ema ! et rien n’arrêtera cette grande merveille !
Le vieil homme médita conformément à ces instructions jusqu’au jour où
la lune du dualisme se trouva complètement dévorée par le Râhu non duel.
De l’ouverture de Brahmâ au sommet de son crâne s’écoula l’ambroisie non
duelle qui se répandit partout dans son corps : il avait l’apparence d’un
garçon de seize ans lorsqu’il parvint à l’accomplissement du Grand Sceau.
Alors il convertit un grand nombre d’êtres du Kâmarûpa et d’ailleurs puis,
pour finir, il décrivit sa réalisation et partit dans son corps pour les champs
de l’espace.

1 – Râhu est le demi-dieu (asura) responsable des éclipses. On dit


qu’alors il dévore la lune.
2 – L’homme est emporté par quatre grands fleuves de souffrance : la
naissance, le vieillissement, la maladie et la mort.
Histoire
de Dharmapa
Dharmapa, “l’homme du Dharma”, était un pandit de Bodhinagara qui, plutôt qu’à la
pratique, avait consacré sa vie à l’enseignement.

A VEC L’ÂGE IL PERDIT LA VUE ET SE MIT A LANGUIR DE RENCONTRER un


maître spirituel. Une nuit, il rêva d’une dâkinî qui se présenta comme
son maître. Il lui adressa alors ses prières et elle se manifesta à lui
tangiblement au point de l’initier et de lui donner les instructions
suivantes :
– Médite que toutes choses forment le bol d’une lampe, que toutes les
pensées s’y trouvent comme de l’huile, que ta conscience est la mèche et
que tu l’allumes avec le feu de la sagesse.
Dans la lampe de toutes choses
Verse l’huile de tes pensées ;
Allume la mèche du pur éveil
Et tu verras l’essence de l’esprit, ce joyau magique.

Dharma se mit alors à la pratique de ces instructions cruciales sur l’art


de transformer la pensée ordinaire en sagesse, et en cinq ans ses pensées
ordinaires furent effectivement sagesse, de même que le poison devient
médicament lorsqu’on lui applique certaines formules. Chacun put alors
voir avec émerveillement qu’il avait rajeuni jusqu’à ressembler à un enfant
de huit ans. Il chanta :

Comment le concours des causes et des circonstances


Pourrait-il ne pas produire d’effet ?
Que l’homme à l’intelligence claire s’adonne
A ces instructions avec assiduité !

Il œuvra dès lors au bien des êtres en recourant à la lecture et pour finir
décrivit sa réalisation avant de partir pour les champs de l’espace.
Histoire
de Dhokaripa
Dhokaripa, dont le nom signifie “porteur de jarre”, appartenait à la caste des shûdras de
Saliputra.

O N POUVAIT LE VOIR MENDIER CONSTAMMENT CHARGÉ D’UNE jarre dans


laquelle il versait ce qu’on lui donnait. Un jour, cependant, où il
n’avait rien trouvé à mettre dans sa jarre, il s’assit au pied d’un arbre et un
yogi qui passait par là lui demanda laumône.
– Je n’ai rien à t’offrir aujourd’hui, déclara Dhokaripa.
– N’aurais-tu pas besoin du Dharma ?
– Certes, mais je n’ai pas rencontré d’ami de bien.
– Pourrais-tu pratiquer ?
– Bien sûr !
Le yogi l’initia à Hevajra et lui donna des instructions sur les phases de
création et de perfection :

Ecoute, Dhokaripa !
Dans la jarre de la dimension absolue
Place les ingrédients du pur éveil
Et médite sur leur inséparabilité.

Dhokaripa médita et il ne lui fallut que trois ans pour, ayant réalisé le
sens de ces instructions, atteindre les accomplissements. Comme par la
suite il mendiait encore chargé de sa jarre, on lui demanda ce que celle-ci
contenait et il répondit :

Chargé de la jarre de la grande vacuité,


Il mendie le fruit de La grande félicité.
Dhokari a tout ce qu’il désire :
Les êtres fortunés ne le sauraient-ils pas ?

Il fit alors abondamment le bien des êtres et lorsqu’il eut décrit sa


réalisation, il devint célèbre sous le nom de “Porteur de Jarre” et partit dans
son corps pour les champs de l’espace.
Histoire
de Medhini
Medhini le “paysan” appartenait à la caste des shûdras de Saliputra.

U N JOUR QU’IL TRAVAILLAIT AUX CHAMPS, IL S’ÉTAIT ASSIS


quand un yogi survint et lui demanda ce qu’il faisait.
– Je me suis assis parce que j’étais fatigué de travailler la terre.
pour se reposer

– Tu n’en as pas assez de ces souffrances ? fit le yogi. Pratique le


Dharma !
– Qui me l’enseignera ?
– Si tu peux pratiquer, je te l’enseignerai.
– Je le peux.
Le yogi l’initia et lui donna des instructions sur les phases de création et
de perfection avant de le faire méditer.
Medhini, cependant, distrait par toutes sortes de pensées sur les travaux
qu’il avait tellement l’habitude de faire aux champs, n’eut bientôt plus envie
de méditer. Il le dit à son maître et celui-ci lui donna des instructions en
accord avec l’objet de ses pensées :
– Médite en imaginant que ta conscience est la charrue, tes sensations
agréables et désagréables les bœufs, et ton corps le champ où nuit et jour
naissent les fruits de la félicité du Réel.

Que tes pensées soient la charrue tirée


Par les bœufs du plaisir et de la douleur.
Dans la terre de ton corps né du karma
Plante la graine de l’élément1 comme il se doit
Pour sans cesse cueillir les fruits de la grande félicité :
Que ces travaux des champs occupent tous tes efforts !

Medhini médita sur ces instructions et en douze ans les pensées qui le
liaient au samsâra s’éteignirent toutes. Il atteignit alors les
accomplissements et s’éleva dans les airs à une hauteur de sept palmiers
d’où il décrivit sa réalisation. Ensuite, il œuvra immensément au bien des
êtres de Saliputra et partit dans son corps pour les champs de l’espace.

1 – “L’élément” (khams, dhâtu) peut désigner le potentiel d’Eveil mais


aussi l’essence masculine.
Histoire
de Pankaja
Pankaja appartenait à la caste des brahmanes et obtint l’accomplissement d’Avalokita.

I L ÉTAIT NÉ DANS UN LIEU DÉSERT, COMME UN PÉTALE SUR UN LOTUS. Non loin
de là, au bord d’un étang couvert de ces fleurs, il y avait une statue
d’Avalokita. Or Pankaja, qui avait beaucoup de dévotion pour le grand dieu
Shiva, pensait que cette statue le représentait et pendant douze années
l’honora et lui offrit des fleurs. La coutume locale voulait qu’on offrît
d’abord les fleurs à trois reprises, puis qu’on les plaçât sur sa propre tête. Ce
jour-là, maître Nâgârjuna vint offrir des fleurs au dieu, mais c’est la statue
qui s’en empara pour les placer elle-même au sommet de sa tête.
Pankaja s’indigna : “Voilà douze ans que je lui offre des fleurs, pensa-t-
il, et le dieu ne me les a jamais prises. Cet individu ne l’honore qu’une seule
fois et la statue lui prend ses fleurs !”
La statue parla :
– Tu ne penses pas comme il faut, Pankaja. Je n’ai pas mal agi.
L’homme fut pris de regrets. Il se précipita aux pieds de maître
Nâgârjuna pour les placer sur sa tête en le suppliant de le prendre pour
disciple. Le maître alors l’initia et l’instruisit sur l’union de la vue et de
l’action.

La félicité de l’attachement compatissant


Ne fait qu’un avec sa primordiale irréalité :
Regarde correctement cette non-différence
Et tu connaîtras la sagesse des états sublimes.

Pankaja comprit et pratiqua. En sept jours il atteignit les


accomplissements. Veillant sur les êtres avec compassion, il les aida
abondamment en les instruisant sur l’action. Pour finir, il partit dans son
corps pour les champs de l’espace.
Histoire
de Ghandika
Ghandika était moine de la glorieuse université de Nâlanda où il avait reçu l’ordination
majeure dont il respectait pleinement les vœux.

M AÎTRE EN CHACUNE DES CINQ SCIENCES TRADITIONNELLES, il jouissait


d’une renommée universelle et visitait tous les pays pour y œuvrer au
bien des êtres. A l’époque régnait le roi Devapâla que ses mérites avaient
pourvu d’un royaume regorgeant d’inestimables richesses, et comptant un
million huit cent mille foyers. Avec les neuf cent mille foyers du Kâmarûpa
et les quatre cent mille du Bengale qu’il gouvernait aussi, Devapâla régnait
en tout sur trois millions cent mille foyers.
Un jour, maître Ghandika se rendit à Saliputra, la capitale de Devapâla.
Il y fit sa tournée d’aumône et alla s’asseoir sous un arbre.
Pour sa part, le roi honorait un nombre incalculable de maîtres, mais
cette nuit-là, il demanda conseil à son épouse :
– Tous les composés sont impermanents ; tous les êtres du samsâra
souffrent ; rien, dans ce cercle vicieux, n’a d’essence. Ne crois-tu pas alors,
puisque je suis roi maintenant et veux l’être encore dans ma prochaine
existence, que nous devrions tous deux honorer une foule de maîtres pour
acquérir les mérites qui nous tiendront lieu de provisions de route pour nos
vies prochaines ?
– Vous avez déjà honoré d’offrandes un nombre de maîtres incalculable,
dit la reine, mais je sais que, en ce moment, un maître bien plus sublime
que les autres, un grand détenteur de la discipline monastique, s’est installé
aux confins de la ville. Il vit au pied d’un arbre, se nourrit d’aumônes et ses
robes, de même que ses effets de moine, sont bien piètres. Vous devriez lui
faire l’offrande des quatre-vingt-quatre espèces de légumes, des quatorze
aliments qui se mâchent, du vin de vigne, des quatre autres breuvages, et de
l’éclat des joyaux plutôt que de la lumière d’une lampe : vous devriez lui
offrir tout ce qui, dans votre royaume, comble les sens.
Le roi Devapâla approuva. Le lendemain, il manda au maître une
importante délégation pour l’inviter, mais le maître refusa. Alors, entouré
d’une foule de courtisans, le roi se rendit en personne auprès du maître. Il
se prosterna devant lui et longuement lui demanda de le suivre au palais.
– Pourquoi vous être déplacé ? lui demanda le maître.
– Je suis venu vous inviter pour vous rendre hommage, parce que j’ai foi
en vous.
– Le fief d’un roi est toujours associé aux actes nuisibles, dit le maître. Je
ne n’irai pas dans votre palais.
– Vous n’êtes pas forcé d’y rester à jamais : venez un an seulement...
Le maître refusa. Le roi parla alors de six mois, trois mois, un seul mois,
deux petites semaines, rien qu’un jour, et chaque fois le maître répondit :
– Non, je ne viendrai pas parce que, quoi que tu fasses, tu ne commets
que des actes nuisibles.
Le roi insista pendant quatorze jours, mais en vain. Il se mit alors en
colère et la cour l’imita. Le cœur embrasé de haine, Devapâla s’écria :
– J’offre la moitié du royaume et une charge d’or à celle qui lui fera
rompre son vœu de chasteté, à cet adepte de la vertu !
Des hérauts furent envoyés par tout le pays pour proclamer la décision.
Or il y avait dans le royaume une courtisane, la reine des fourbes, qui s’en
vint dire au roi qu’elle savait comment procéder.
– Alors fais tout ce qui t’est possible pour réussir ! lui dit le roi.
La courtisane avait une fille que les choses du monde n’avaient pas
encore souillée. Elle avait un beau visage, une démarche souple, une voix
mélodieuse et des tétons fermes sur une chair généreuse. A sa vue, le soleil
ne voulait plus avancer, et sa mère, la courtisane, pensa que la petite serait
de taille à ramener le maître dans le samsâra en lui faisant rompre son vœu
de chasteté.
Elle se rendit auprès du saint homme, se prosterna devant lui, le
circumambula et s’en retourna chez elle. Elle répéta ce manège dix jours de
suite avant de lui adresser la parole.
– C’est moi qui pourvoirai à vos besoins pendant les trois mois de la
retraite d’été.
Le maître refusa son offre mais elle la réitéra un mois durant et il finit
par accepter. La courtisane se réjouit et fêta copieusement la nouvelle. Elle
chantait :

Quatre-vingts ruses de femmes


Augmentent cent fois la flamme.
– Si je le voulais, pensa-t-elle à voix haute, je pourrais séduire les quatre
continents du monde : à plus forte raison ce religieux !
Celui-ci, pourtant, précisa :
– Que tous ceux qui m’apporteront à manger soient des hommes ! Ne
m’envoie pas de femmes !
– Il en sera ainsi, répondit la courtisane.
Pendant une demi-lune, ce furent des hommes qui apportèrent au maître
du riz et de l’eau sucrée. Puis la courtisane couvrit sa fille de bijoux et
l’envoya en compagnie de cinq cents servantes porter au maître les boissons
et les mets les plus exquis.
Une fois sur place, la jeune beauté renvoya les servantes et entra seule
chez le maître en se rappelant les ruses que sa mère lui avait apprises.
Pensant qu’il s’agissait de l’homme qui lui apportait à manger, le maître
entra à son tour et trouva la jeune fille.
– Où sont les hommes ? demanda-t-il.
– Il n’y en avait aucun de libre, alors c’est moi qui suis venue.
Un long moment passa avant que le maître prie la jeune fille de partir.
– Il y a des nuages des cinq couleurs qui se rassemblent dans le ciel, dit-
elle : il va pleuvoir. Je m’en irai quand la pluie aura cessé.
Le temps passa et la nuit tomba.
– Je n’ai personne pour m’accompagner, dit-elle. Les voleurs me tueront
s’ils voient mes bijoux et comment je suis vêtue.
Le moine pensa qu’elle avait probablement raison : elle resta pour
dormir. Au cours de la nuit, elle poussa un cri de terreur et alla se blottir
contre lui. La promiscuité aidant, leurs corps se mêlèrent et ils s’unirent :
en éprouvant les quatre joies, le moine parcourut toute la voie. Le
lendemain, la jeune fille ne rentra pas chez sa mère mais resta auprès de
lui, et c’est à deux personnes que l’on apporta à boire et à manger.
Un an passa et la jeune fille accoucha d’un garçon.
Pendant ce temps, le roi ne cessait de questionner la courtisane, mais
celle-ci lui retournait les réponses les plus vagues. Trois ans passèrent
encore et la courtisane parla enfin clairement au roi :
– Ô grand roi, vous pouvez vous réjouir, car vos ordres ont été exécutés
avec succès !
– Alors préviens ta fille que dans trois jours j’irai voir le moine.
Suivi de tous les habitants de Saliputra, le roi se rendit auprès du moine.
Celui-ci était justement en train de demander à sa compagne si elle voulait
rester ou aller vivre ailleurs.
– Tout le monde va nous blâmer pour notre mauvaise conduite, dit-elle.
Nous ferions mieux de partir.
Chargés de l’enfant et d’une calebasse de vin, la mère et le moine
quittèrent les lieux. En route ils tombèrent sur le roi qui descendit de son
éléphant et s’approcha du moine.
– Que caches-tu sous ta robe ? Qu’est cette fille pour toi ?
– Sous ma robe j’ai un petit enfant et une calebasse. Quant à cette fille,
c’est ma femme.
– Lorsque je t’ai invité, dit le roi, tu as répondu que tu n’allais pas chez
les pécheurs. Comment se fait-il qu’aujourd’hui tu aies une femme et un
enfant ? Le pécheur, c’est toi !
– Ne me critiquez pas : je n’ai rien fait de mal !
Le roi répéta ce qu’il venait de dire. Le moine laissa tomber la calebasse
et l’enfant. Effrayée, la déesse du sol fendit la terre en faisant jaillir une
source. Dans l’eau, l’enfant et la calebasse se transformèrent en vajra et en
clochette, tandis que le moine devenait Chakrasamvara et sa compagne
Vajravârahî la Laie Adamantine. Et voici qu’ils s’unissaient dans les airs,
brandissant vajra et clochette au-dessus du roi et de la foule qui, les yeux au
ciel et d’une seule voix, criaient leur prière :
– Ô maître, nous prenons refuge en vous !
Mais le maître ne sortit point de sa concentration de courroux
adamantin. L’eau jaillissant de la terre entrouverte menaçait de noyer tous
ceux qui étaient là, quand soudain apparut le sublime Avalokita. Du pied il
bloqua la source : le roi et les autres purent enfin souffler.
Ils recommencèrent à supplier le maître qui lança le son hoûng et l’eau
disparut. Le roi et la foule priaient encore le maître de les pardonner quand
une image du sublime Avalokita apparut spontanément sur un rocher, et
l’on rapporte que, aujourd’hui encore, cette statue repose sur un demi-
mètre d’eau.
Le maître donna alors les instructions suivantes au roi et à ceux qui
l’entouraient :

Comme le remède et le poison


Participent de la même essence
En produisant deux effets distincts,
Les actes négatifs et leurs antidotes
Ont même nature et ne diffèrent point.
Ce que réalisant, les sages ne rejettent rien,
Mais les êtres puérils, dans leur ignorance,
Ne le réalisent pas et errent dans le samsâra,
Mûs par les cinq poisons.

Dès lors, le roi et tous les autres cessèrent de porter sur le maître des
jugements faux et irrespectueux. Ils furent gagnés par la même foi en lui et
d’innombrables êtres se retrouvèrent sur la voie de la libération. Désormais
le moine était le “Maître à la Clochette”, et c’est sous ce nom que sa
célébrité gagna tous les horizons.
Dans ses vies antérieures, la jeune fille avait déjà empêché le maître de
respecter ses vœux à six reprises, mais cette fois le maître était parvenu à
dissiper toutes ses pensées dualistes dans l’essence du Réel : son esprit était
parfaitement mûr pour emporter ce dernier obstacle sur la voie. Il déclara
que son fils était Vajrapâni et que sa compagne s’était, pour l’avoir servi
auparavant, purifiée dans cette vie de toutes ses souillures.

Doué de toutes ces qualités et sans quitter son corps, le Maître à la


Clochette partit avec son épouse pour les champs de l’espace.
Histoire de Jokipa
Jokipa vivait à Odantapurî. De la caste la plus vile des chandalas, il eut pour maître Shabari.
C’était un être diligent qui manquait d’intelligence.

U N JOUR, POURTANT, MAÎTRE SHABARIPA L’APPROCHA. IL L’INITIA à


Hevajra, l’instruisit sur les phases de création et de perfection et le fit
méditer. Ne comprenant rien de tout cela, Jokipa dit à son maître :
– Je n’arrive pas à méditer. Faites-moi plutôt pratiquer le bien avec mon
corps et ma parole !
Shabaripa lui apprit la récitation du Heruka de Diamant et l’envoya
pratiquer dans les vingt-quatre hauts lieux.

Jokipa alors s’exécuta. En douze ans il était pur et atteignit


l’accomplissement du Mahâmudra, le Grand Sceau. Il décrivit sa réalisation
et, pendant cinq années, œuvra de maintes manières au bien des êtres,
après quoi il partit dans son corps pour les champs de l’espace.
Histoire
de Chaluki
Chaluki vivait à Mangalapura. De la caste des shûdras, il eut pour maître Maitrî.

C ’ÉTAIT UN GRAND DORMEUR QUI SUCCOMBAIT SANS CESSE À l’envie de


dormir en se montrant incapable de poursuivre le moindre effort. Un
jour, toutefois, il se lassa des défauts du samsâra et alla s’asseoir au pied
d’un arbre.
Un yogi passa qui lui demanda ce qu’il faisait.
– J’envisage de pratiquer le Dharma qui libère du samsâra, mais je n’ai
pas encore rencontré de maître qui veuille me l’enseigner. Mon problème,
c’est que, léthargique par nature, je dors beaucoup et suis incapable du
moindre effort. Vous devriez me donner des enseignements mais, sans
méthode pour moins dormir, cela ne servira à rien.
– Si je t’initie, dit le yogi, qui était Maitrî, tu dormiras moins et pourras
te libérer du samsâra.
Il l’initia donc à Chakrasamvara et lui donna ces instructions de phase de
création moins profonde sur les canaux et les énergies :
– Ramène l’ensemble du monde et des êtres à ton corps, ta parole et ton
esprit. Introduis le canal gauche et le canal droit dans le canal médian.
Imagine que ton corps et ton canal médian forment un lac où folâtre le
cygne de ta conscience. Tu dormiras moins et l’énergie s’introduira dans
ton canal central : spontanément tu connaîtras l’absence de pensée.
Chaluki médita selon ces instructions et, en neuf ans, il parvint à
l’accomplissement du Grand Sceau. Il chanta :

J’ai ramené l’ensemble de l’univers et des êtres à mon corps, ma parole et


mon esprit.
J’ai ramené le sujet, l’objet et Le sans-pensée à mes trois canaux subtils.
J’ai ramené les canaux droit et gauche au canal médian que j’ai imaginé
comme un grand lac
Dont la quintessence a sustenté le cygne de ma conscience.

Ayant décrit sa réalisation, il partit dans son corps pour les champs de
l’espace.
Histoire
de Godhûrapa

G ODHURAPA, “L’OISELEUR”, APPARTENAIT À LA CASTE DES oiseleurs de


Dishunagara et constamment il attrapait au filet ces animaux. Un
jour, un yogi l’aborda qui lui demanda :
– Que fais-tu, noble fils ?
– Etre sublime, les méfaits de mes vies passées m’ont fait renaître dans la
caste des oiseleurs. Je passe mon temps à tuer des oiseaux pour gagner ma
vie et cela finit par me lasser.
Le yogi répondit :

Tu travailles tant et plus et cette vie te fait souffrir,


Mais tes souffrances futures seront pires encore.
Pourquoi ne pratiques-tu pas le suprême Dharma
Qui apporte le bonheur éternel ?

– Maître, si vous vous prenez de compassion pour un être aussi malfaisant


que moi en m’accordant vos instructions, comment pourrais-je ne pas
pratiquer ?
Le yogi le bénit alors en l’initiant et l’instruisit sur l’art de se concentrer
sur un seul objet conformément à ce qui occupait son esprit d’oiseleur.
– Imagine que tous les bruits du monde sont des chants d’oiseaux et que
ces chants ne font qu’un avec l’objet de tes pensées.

Lorsque tu entendras le coucou


Qui jusqu’alors te captivait,
Médite que tous les sons ne font qu’un
Et que le son et la croyance au son
Ont pour essence le réel omniprésent.

Méditant de la sorte, l’oiseleur réalisa l’inséparabilité du son et de la


vacuité. Les impuretés de son esprit se purifièrent en neuf années et il
parvint à l’accomplissement du Grand Sceau. Il décrivit sa réalisation et
resta cent ans dans notre monde, œuvrant immensément au bien des êtres.
Suivi de trois cents disciples, il partit alors pour les champs de l’espace.
Histoire
de Luchika
Luchika, “l’homme assis qui se relève brusquement”, appartenait à la caste des brahmanes du
Bengale, à l’est de l’Inde.

L AS DE VOIR MOURIR TANT DE GENS, IL CONÇUT DU DÉGOÛT pour le samsâra


et se retira dans un lieu désert où il comptait pratiquer le Dharma.
Cependant, il n’avait pas reçu d’instructions et se demandait quand il
pourrait rencontrer un maître, lorsque survint un yogi. Ravi, le brahmane se
prosterna devant lui.
– Que cherches-tu, demanda le yogi, à te prosterner devant moi ?
– Dégoûté du samsâra, je songeais à pratiquer, mais je n’ai pas rencontré
de maître pour m’instruire. Aujourd’hui, je vous ai rencontré, maître :
accordez-moi vos instructions !
Le yogi l’initia à Chakrasamvara et lui donna des instructions sur les
phases de création et de perfection.
Méditant avec assiduité, le brahmane mit douze ans à unir les deux
phases. Il parvint alors à l’accomplissement et on le connut sous le nom de
Luchika. Il chanta :
Samsâra ou nirvâna :
Je ne vois pas de différence.
Telle est la libération, la grande félicité :
Qui la méprise progressera péniblement.

Ayant dit, il partit dans son corps pour les champs de l’espace. Du haut
des cieux, il décrivit sa réalisation, puis il disparut.
Histoire
de Naguna
Naguna, dont le nom signifie “sans qualités”, appartenait à la caste des shûdras de
Pûrvadesha.

L ORSQU’IL VINT AU MONDE, SA FAMILLE ORGANISA UNE GRANDE FÊTE, mais


lorsqu’il fallut l’éduquer, il se révéla d’une telle paresse qu’il dormait la
plupart du temps et ne s’intéressait à aucune des activités de ce monde.
Tous s’accordaient pour déclarer qu’il n’y avait rien à espérer d’un fainéant
de cette espèce, et que si c’était un arbre fruitier qui était apparu à sa place,
il aurait au moins donné de quoi manger. Las de ces critiques, Naguna se
retira dans un lieu solitaire.
Un yogi tomba un jour sur lui et lui conseilla d’aller mendier en ville.
– Je ne peux même pas me lever, dit Naguna, incapable de se détacher du
sol.
Pris de compassion, le yogi lui offrit à manger.
– Quelles sont tes qualités ? lui demanda-t-il.
– Je n’en ai aucune, être sublime, et c’est bien pourquoi je m’appelle
Naguna.
Tandis que l’homme se restaurait allongé par terre, le yogi poursuivit :
– Tu n’as pas peur de la mort ?
– Si, mais je ne peux rien y faire !
– Si tu peux pratiquer, je te donnerai une méthode pour échapper à la
mort.
– Je pourrai la pratiquer si je reste couché.
Le yogi l’initia et lui donna les instructions suivantes sur l’union des
apparences et de la vacuité :

Le sujet et l’objet n’ont aucune réalité


Mais les êtres ordinaires n’en ont point conscience
Et la souffrance les torture tous, les malheureux !
La souffrance non plus n’a jamais existé.
Quand tu auras fait surgir en toi la claire lumière
Où sont inséparables apparence et vacuité,
Parcours les villages et les villes
En te comportant comme un fou !

Naguna pratiqua tout en vivant d’aumônes. Il réalisa l’union des


apparences et de la vacuité dans la claire lumière et atteignit
l’accomplissement. Il se rendit alors en tous lieux et chacun se demandait
qui il était. Lui, il les regardait tous en pleurant et la pitié qu’il leur inspirait
leur arrachait à eux aussi des larmes. Alors, à ceux qui étaient capables de le
recevoir il montra la voie de l’inséparabilité des apparences et de la vacuité.
Puis, tel un bateau qui sombre dans l’océan, le filet de ses illusions se
déchira et il parvint à l’accomplissement du Grand Sceau avant de partir
dans son corps pour les champs de l’espace.
Histoire
de Jayânandi
Le roi du Bengale avait un ministre brahmane qui était devenu bouddhiste. Secrètement adepte
des Secrets Mantras, ses pratiques lui avaient apporté des bénédictions que personne ne
soupçonnait.

S ES COLLÈGUES MINISTRES NE SUPPORTÈRENT PAS


d’offrandes de gâteaux rituels et le dénoncèrent au roi. Celui-ci
ordonna qu’on jette le brahmane en prison, les fers aux pieds.
QU’IL
autant FÎT

– Détachez ces fers ! protesta le brahmane. Je n’ai, pour mes oblations,


gaspillé aucune richesse.
Le roi ne voulut rien entendre.
A l’heure où le brahmane avait l’habitude de faire ses offrandes, des
corbeaux arrivèrent. Ne trouvant pas le brahmane, ils se rassemblèrent sur
les toits du palais et partirent en guerre contre les êtres humains en leur
becquetant le crâne. Un homme qui connaissait la langue des oiseaux
traduisit ce qu’ils disaient :
– Le roi a jeté en prison un brahmane qui nous est aussi cher que père et
mère !
On transmit la nouvelle au roi, qui déclara :
– Au vu de ce qui se passe, ce brahmane est certainement dans la vérité.
Si nous implorons son pardon, qu’il renvoie les oiseaux !
L’homme qui connaissait la langue des oiseaux leur traduisit ces paroles
et les corbeaux s’en retournèrent. Cela inspira au roi une grande foi dans le
brahmane auquel il fit porter chaque jour vingt charges de riz pour les
gâteaux rituels et autres offrandes.
Dès lors, le brahmane fut célèbre sous le nom de Jayânandi. Il chanta :
La sagesse coémergente, je l’ai correctement
Réalisée grâce à la bonté de mon maître.
Ministre de la grande félicité suprême,
Je n’habite plus le cercle du samsâra.
L’état naturel, ce roi qui naturellement rayonne,
A écrasé l’ennemi, scission du sujet et de l’objet,
Et je n’ai plus d’attachement pour les plaisirs du samsâra.
A la pensée des êtres ordinaires qui n’ont pas compris,
Jayânandi s’écrie : “Quelle tristesse !”

Pendant sept cents ans il œuvra richement au bien des êtres puis il partit
pour les champs de l’espace.
Histoire
de Pacharipa
Pacharipa vendait des petits pains dans la ville de Champaka ; il était si pauvre qu’il n’avait
d’autre vêtement qu’un pagne de coton écru. Il allait chercher ses beignets chez un homme riche
et vivait de les revendre.

C E JOUR-LÀ, IL EN AVAIT FAIT TROP FRIRE ET, N’AYANT PLUS d’acheteur, il


décida de les manger lui-même. Il en avait déjà mangé une bonne
moitié quand un moine se présenta à lui. Il s’agissait en fait d’une
manifestation du sublime seigneur Avalokita. Celui-ci inspira une telle foi à
Pacharipa que ce dernier se prosterna avant de lui offrir tous les beignets
qui restaient.
– D’où viennent ces beignets ? demanda le moine.
Pacharipa lui raconta son histoire.
– Tu es mon bienfaiteur, dit le moine. En tant que bénéficiaire de tes
offrandes, quel enseignement puis-je te donner ?
Pacharipa construisit un mandala et offrit des fleurs à la manifestation
d’Avalokita. Ce dernier le bénit en lui transmettant les pratiques du refuge
et de l’esprit d’éveil, et en lui donnant des instructions sur la récitation du
mantra en six syllabes.
Pacharipa pratiqua ces enseignements avec respect tout en vivant
d’aumônes. Sur ces entrefaites, son fournisseur de beignets se présenta pour
réclamer son dû.
– Je n’ai rien, dit Pacharipa.
L’autre le saisit au collet et le roua de coups.
– Je ne suis pas le seul à les avoir mangés ! s’écria Pacharipa. Mon maître
en a mangé aussi. N’allez-vous rosser que moi ?
Or ces paroles jaillirent non seulement de sa bouche, mais aussi des murs
et de toute part. Stupéfait, l’homme lâcha Pacharipa en lui abandonnant les
beignets. Pacharipa se rendit alors dans un temple où se trouvait une statue
de sa déité tutélaire et il supplia la déité de lui procurer ce qu’il fallait pour
rembourser les beignets. Or voilà que la statue lui tendit cent tolas d’or qu’il
laissa à son fournisseur pour le dédommager. Cet acte eut la vertu de le
purifier de quelques-uns de ses obscurcissements et il conçut enfin que son
maître spirituel n’était autre que le sublime Avalokita. Il se mit alors en
route pour le mont Potala. Chemin faisant, il traversa un bois d’épineux où
il se transperça douloureusement le pied. Ses lamentations montèrent vers
l’être sublime et celui-ci lui apparut en personne.
– Ton maître, dit-il, c’est moi. Désintéresse-toi de toi-même, reviens sur
tes pas et guide ceux que tu dois guider.
Pris de ravissement, Pacharipa s’éleva dans les airs et retourna à
Champaka. A sa vue tous s’émerveillèrent. On lui demanda ses instructions
et il enseigna sur l’inséparabilité des apparences et de la vacuité. Dès lors,
on le connut sous le nom de “Maître Vendeur de Beignets”. Pour finir, il
partit dans son corps pour les champs de l’espace.
Histoire
de Champaka
Dans le pays de Champaka, dont le nom désigne une fleur, vivait un jeune roi dont le royaume
regorgeant de richesses ne le privait d’aucune jouissance.

I L S’ENIVRAIT, AVEC TOUTE L’ARROGANCE DE LA JEUNESSE, DU PLAISIR


régner et jamais ne pensait à ses existences futures. Dans un parc de
de

champakas il s’était fait construire un pavillon de fleurs dont les tapis et les
coussins consistaient tous en fleurs de champaka jaunes dégageant un
parfum exquis.
C’est là qu’il vivait et là qu’un jour un yogi vint lui demander l’aumône.
Le jeune roi lava les pieds de l’homme, lui offrit un siège, lui donna à boire
et à manger, et le yogi lui enseigna le Dharma. Alors le roi et la cour firent
du yogi l’objet de leurs offrandes et celui-ci resta parmi eux.
– Yogi, dit le roi, vous qui avez visité beaucoup de pays, avez-vous jamais
vu des fleurs comme celles-ci, ou encore un roi comme moi ? Le yogi
répondit :
La fleur du champaka dégage un parfum sublime ;
Il n’en est pas de même des odeurs de votre corps.
Ô roi, votre royaume passe de haut tous les autres,
Mais lorsque vous mourrez, vous partirez sans rien.
Le roi réfléchit et l’attachement qu’il portait à son corps le quitta
spontanément. Il réclama d’autres instructions. Le yogi lui enseigna d’abord
les lois de la causalité karmique, puis il l’initia et l’instruisit sur la voie des
phases de création et de perfection. Or, toujours obsédé de fleurs et d’autres
plaisirs, le roi perdit l’envie de méditer. Le yogi lui donna alors les
instructions suivantes sur l’art d’emporter les pensées sur la voie :
Puisque tout est vide dès le départ,
Pose l’abeille de ton esprit
Sur la fleur des instructions de ton maître
Et extrais le miel de l’ambroisie immaculée.
Ces trois choses n’en sont qu’une : médite-le bien
Et tu cueilleras le fruit de la grande félicité.
Voilà les conseils du grand Vajradhara,
Le sixième : médite-les sans hésiter !

Le jeune roi médita pendant douze années : réalisant l’inséparabilité des


instructions de son maître, de l’état naturel de son propre esprit et de ses
expériences, il parvint à l’accomplissement. Dès lors, connu sous le nom de
Champaka, il enseigna le Dharma à la reine et à d’innombrables auditoires.
Pour finir, il partit dans son corps pour les champs de l’espace.
Histoire
de Bhikshana
Bhikshana, dont le nom signifie “vivant d’aumônes”, appartenait à la caste des shûdras de
Saliputra. Ayant perdu tout ce qu’il possédait, il se trouva réduit à mendier dans les villages et
les villes.

U N JOUR QU’EN FAIT D’AUMÔNE IL N’AVAIT RIEN REÇU, malheureux, il


décida de s’en aller vivre dans un lieu désert. C’est là qu’une dâkinî le
trouva et lui demanda ce qu’il pouvait bien faire là. Il lui raconta son
histoire.
– Et si j’avais le moyen de gagner ce que tu désires ? suggéra la dâkinî.
– Puis-je vous le réclamer ?
– En échange de quoi ?
Sans hésiter, l’homme s’arracha toutes les dents, sauf une en haut et une
en bas, et les tendit à la dâkinî en guise d’offrande. Celle-ci comprit alors
que l’intention supérieure de l’homme était dénuée d’hypocrisie et elle
l’initia avant de lui donner des instructions pratiques sur l’union des
méthodes et de la connaissance.
L’homme médita pendant sept ans et vit la vérité. Les qualités
immaculées apparurent dans son esprit et, dès lors, il parcourut les villages
et les villes pour aider ceux qu’il devait aider. Ainsi œuvra-t-il durant
maintes années sous le nom de “Maître Vivant d’Aumônes”, puis il partit
dans son corps pour les champs de l’espace.
Histoire de Dhilipa
Il y avait à Satapurî un homme qui vivait du commerce de l’huile de sésame.

V ENDANT AU MIEUX TOUTE L’HUILE QU’IL PRODUISAIT, IL DEVINT aussi riche


que Vaishravana, le dieu des richesses, et put s’offrir tous les plaisirs
sans que le roi devinât même qu’il jouissait des quatre-vingt-quatre espèces
de légumes, des douze grands mets et des cinq boissons remarquables.
C’est alors que parut le pandit Bhahana. Il décrivit à Dhilipa les défauts
du samsâra et chanta les louanges de la libération. Pris de foi, Dhilipa lui
demanda des enseignements et fit de lui le bénéficiaire de ses offrandes. Un
jour que Dhilipa préparait de l’huile, Bhahana en le voyant lui dit :
– Tu pourrais broyer du grain pendant des ères et des ères que cela ne te
mènerait pas à la libération !
– Dans ce cas, maître, enseignez-moi le moyen d’atteindre la libération !
Bhahana l’initia et lui donna les instructions suivantes sur l’élucidation
spontanée des caractéristiques :
Du sésame de ton corps extrais
L’huile de tes pensées et verse-la
Dans la coupe de l’essence de l’esprit.
Allume la mèche de l’inséparabilité
Des apparences et de la vacuité
Avec la flamme de sagesse du pur éveil.
Tu dissiperas les ténèbres de l’ignorance
Pour demeurer dans l’insurpassable félicité
De la libération, la félicité immaculée.

Dhilipa médita avec respect et en six ans atteignit l’accomplissement


dans l’union des phases de création et de perfection. Il émanait de lui une
lumière qui remplit l’espace dans toutes les directions. Informé par des
témoins, le roi envoya des observateurs qui confirmèrent la nouvelle.
Dhilipa déclara qu’il jouissait d’une félicité immaculée qui ne souffrait
aucune comparaison avec les plaisirs du roi. Et il dit beaucoup d’autres
choses qui inspirèrent à chacun la foi. A chacun il enseigna conformément à
sa nature et ses tendances, puis, maintes années plus tard, il partit pour les
champs de l’espace en compagnie de nombreux disciples.
Histoire
de Kumbharipa
Kumbharipa, dont le nom signifie “potier”, vivait à Jomanashrî.

C ’ÉTAIT UN POTIER QUI PASSAIT SON TEMPS À FABRIQUER DES POTS pour
gagner sa vie, et sa condition le lassait. Un jour, il fit l’aumône à un
yogi qui mendiait et lui dit :
– Je me tue à la tâche pour pas grand-chose : j’en ai assez de ce travail qui
n’en finit pas !
– Ne comprends-tu pas, toi mon bienfaiteur, que les êtres qui tournent
dans le samsâra ne connaissent que la souffrance et jamais le moindre
bonheur ? Il en est ainsi depuis la nuit des temps et cela n’aura jamais de
fin : n’est-ce pas plutôt de cela que tu devrais te lasser ?
Plein de foi, le potier demanda au yogi une méthode de libération. Celui-
ci l’initia et lui donna des instructions sur les phases de création et de
perfection.
Des ingrédients de l’ignorance émerge la glaise
Des émotions négatives et des pensées discriminantes.
La roue de la soif et de l’appropriation façonne les pots
Des six sphères d’existence : cuis-les au feu de la sagesse !
Le potier comprit ces instructions lui présentant l’essence de la pensée
discriminante. Il médita six mois et se trouva purifié des souillures de la
méprise samsârique jusqu’à atteindre l’accomplissement. Pendant qu’il
méditait, sa roue tournait d’elle-même et il en jaillissait tous les pots qu’il
voulait. Les habitants de Jomanashrî, reconnaissant là les qualités d’un être
accompli, l’appelèrent “Maître Potier” : ayant décrit sa réalisation, il partit
dans son corps pour les champs de l’espace.
Histoire
de Charvaripa
Il y avait dans cette ville du Magadha un éleveur inestimablement riche qui possédait un millier
de buffles et un nombre incalculable de chevaux et de moutons.

Q UAND SON VIEUX PÈRE MOURUT, IL ORGANISA UNE IMMENSE réunion – ce


genre de réunion funèbre où l’on invite toute la population en régalant
chacun pendant de nombreux jours. Ce jour-là, ils étaient tous au Gange à
faire leurs ablutions, à l’exception de la femme de l’éleveur qui était restée à
la maison avec leur petit garçon âgé de trois ans, quand maître Charvaripa
se présenta à elle, arrivant d’on ne sait où, pour mendier sa pitance.
La femme, qui n’était guère hypocrite, dit franchement au maître ce
qu’elle avait sur le cœur et celui-ci lui répondit :
– Si ton mari ou quelqu’un d’autre s’emporte contre toi, viens me
retrouver. Je serai là-bas, en train de faire du feu dans la forêt. Si personne
ne se met en colère, reste bien sagement chez toi et offre-moi à manger et à
boire !
Elle l’écouta et il s’en retourna, la laissant heureuse. Mais des gens
arrivaient, qui rentraient du bain. La mère de l’éleveur, voyant que sa belle-
fille n’avait pas fini de préparer le repas, laissa éclater sa colère. La femme
s’enfuit avec l’enfant et retrouva le yogi dans la forêt. Celui-ci la félicita
avant de l’asperger, de même que son fils, d’une eau qu’il avait bénie avec
un certain mantra, les transformant tous les deux en statues de pierre – de
sorte qu’ils n’eurent plus besoin de nourriture ni de quoi que ce soit.
En rentrant chez lui, l’éleveur demanda où sa femme était passée, mais
nul ne put lui répondre. Il interrogea tout le monde et, de fil en aiguille, il
parvint à retrouver sa trace.
Arrivé chez le yogi, il lui raconta son histoire mais celui-ci l’aspergea, le
transformant en statue de pierre à son tour. Charvaripa disposa les parents
et l’enfant sur le même socle. Les membres de la famille et les invités se
présentèrent ensuite l’un après l’autre et chacun connut le même sort : ils
étaient environ trois cents, pareils à des bufflons égarés, qui tous furent
transformés en statues de pierre.
Le fils de l’éleveur et de son épouse était doué de vertus extraordinaires :
ses bourses donnaient le pouvoir de rejoindre les champs de l’espace, son
pénis prodiguait l’élixir qui transmue en or les vils métaux, son anus la
quintessence des choses et ses yeux les huit accomplissements ordinaires, à
commencer par le pouvoir de voler dans les airs. L’existence de ces
merveilles ne tarda pas à se savoir partout et des personnages importants
comme le roi Mahi du Champaka vinrent voir ce qu’il en était. Gagné par la
foi, ce dernier fit construire un temple pour le père, la mère et le fils,
qu’entourait un autre temple destiné aux quelque trois cents autres : on
donna au site le nom de Dhûmapa.
Ceux qui ont de mauvaises pensées ne veulent pas fréquenter ces temples
car les statues de pierre les frappent et leur réservent d’autres mauvais
traitements. Le site est devenu un lieu de pratique et l’on rapporte que de
nos jours encore il est fréquenté par de nombreux yogis, car les
accomplissements s’y acquièrent très vite, même s’il ne s’agit que
d’accomplissements mondains. Les statues y resteront jusqu’à la venue du
vainqueur Maitreya, puis elles iront œuvrer au bien des êtres.
Histoire
de Manibhadrâ
Voici l’histoire de celle qu’on appelait aussi “Yogini Bhahurî”.

I L Y AVAIT À AGACHI UN RICHE MAÎTRE DE MAISON QUI MARIA SA FILLE de


treize ans à un homme de sa caste. Un jour que la jeune femme était
revenue voir ses parents, arriva Kukkuripa, le Maître à la Chienne, qui
mendiait sa pitance.
– Avec une aussi parfaite prestance, dit-elle, pourquoi mendiez-vous
votre nourriture, ainsi vêtu de guenilles rapiécées ? Je suis sûr que vous
trouveriez une femme dans votre caste.
Le maître répondit :
Le cercle vicieux du samsâra m’épouvante
Et j’essaie de réaliser la grande félicité suprême de la libération.
Si je n’y parviens pas lors de cette vie-ci, qui s’y prête si bien,
Comment pourrai-je dans ma vie prochaine retrouver de telles
conditions ?
En cachant le précieux joyau de cette existence favorable
Dans l’impureté de la vie conjugale,
J’échouerai dans mon but en provoquant mille souffrances.
Cela, je l’ai bien compris, et j’ai renoncé à l’idée de prendre femme.

Frappée par la foi, Manibhadrâ fit largement l’aumône au maître et lui


demanda une méthode de libération.
– Je vis dans un charnier, dit le maître. Si tu veux cette méthode, viens
me voir !
Le soir même, Manibhadrâ oublia tout ce qu’elle avait à faire et s’enfuit
de la maison de ses parents pour rejoindre maître Kukkuripa. Voyant qu’elle
était mûre, il l’initia à Chakrasamvara et lui donna des instructions sur
l’union des phases de création et de perfection. Puis, pendant sept jours,
elle resta en ce lieu désert pour pratiquer. Après quoi elle rentra chez ses
parents qui la couvrirent d’injures et de coups.
– Il n’est personne dans les trois mondes, dit Manibhadrâ, qui n’ait été
mon père et ma mère. La hauteur des lignées et des castes n’a jamais libéré
quiconque des tréfonds du samsâra ! Je m’en suis remise à un maître et
j’essaie d’œuvrer à la libération : frappez-moi encore ! J’emporterai vos
coups sur la voie.
A moitié convaincus, les parents de Manibhadrâ se turent. La jeune
femme médita alors sur les instructions de son maître en renonçant à toute
autre activité. Cela dura un an, puis son mari vint la rechercher. Dès lors,
elle s’acquitta parfaitement de toutes les tâches ordinaires en contrôlant ses
gestes et ses paroles, en s’exprimant toujours avec douceur et ainsi de suite.
Elle eut un fils et une fille qui lui ressemblaient en tout point et dont on
faisait l’éloge en les qualifiant “d’enfants de bonne famille”.
Douze années avaient passé depuis sa rencontre avec le maître lorsque,
un jour qu’elle était allée puiser de l’eau et qu’elle rentrait, elle trébucha sur
un morceau de bois et la jarre se cassa. Elle resta sur place et, comme au
bout d’une demi-journée elle n’était toujours pas de retour à la maison, on
partit à sa recherche.
Elle était assise les yeux fixés sur les débris de la jarre sans écouter ce
qu’on lui disait. Tout le monde se demanda si un esprit n’avait pas pris
possession d’elle, mais vers la fin du jour elle ouvrit la bouche :

Depuis l’absence de commencement,


Les êtres brisent la jarre de leur corps :
Comment pourrait-on rentrer chez soi ?
Aujourd’hui ma jarre s’est brisée
Et je ne rentrerai plus chez moi dans
Le samsâra : je vais à la grande félicité !

Ema ! le maître est grande merveille :


Qui aspire à la félicité s’en remette à lui !

A ces mots, Manibhadrâ s’éleva dans les airs et instruisit les habitants
d’Agachi pendant vingt et un jours avant de partir pour les champs de
l’espace.
Histoire
de Mekhala

E N DEVIKOTA VIVAIT UN MAÎTRE DE MAISON BOUDDHISTE QUI avait un fils


et deux filles. Il maria ses filles aux fils d’un capitaine et tout le
monde se mit à jaser sur elles sans qu’elles aient jamais commis le moindre
mal.
– On nous dénigre sans raison, dit la cadette. Nous devrions partir.
– Où que nous allions, répondit l’aînée, ce sera la même chose si nous
manquons de mérites. Restons ici !
C’est alors qu’arriva maître Kahanapa en compagnie de sept cents yogis
et yoginis. Le maître était réputé pour les prodiges dont il s’entourait, tels
ces parasols qui tournaient en l’air au-dessus de lui sans qu’on les tienne, ou
encore ces tambourins volants qui crépitaient sans que nul ne les actionne.
Les deux sœurs pensèrent que, puisque les gens de la région et leurs maris
eux-mêmes disaient du mal d’elles, elles iraient trouver maître Kahanapa et
lui demanderaient des instructions pour les mettre en pratique.
Elles allèrent donc le voir, lui contèrent leur histoire et lui demandèrent
ses instructions. Kahanapa accepta, les initia et leur donna des instructions
sur la pratique de Vârahî qui unissait la vue, la méditation, l’action et le
fruit. Elles pratiquèrent avec assiduité et en douze années parvinrent à
l’accomplissement.
Elles se rendirent auprès du maître, se prosternèrent et lui firent des
offrandes.
– Qui êtes-vous ? leur demanda-t-il avec bonté. Je ne vous connais pas.
Elles lui racontèrent toute l’histoire.
– Dans ce cas, dit Kahanapa, vous me devez quelque chose.
– Nous vous offrirons, maître, tout ce que vous voudrez !
– Offrez-moi donc vos têtes !
– Si vous voulez.
De leurs bouches jaillirent deux épées de sagesse bien affilées qu’elles
empoignèrent en chantant :
Grâce à la bonté de notre maître, nous avons toutes deux
Coupé les constructions mentales du samsâra et du nirvâna
Dans l’union des phases de création et de perfection,
Coupé les constructions mentales de l’adoption et du rejet
Dans l’union de la vue et de l’action,
Coupé les constructions mentales du même et de l’autre
Dans l’union du pur éveil et de l’espace.
Voici notre offrande, symbole de l’absence de construction.
Chacune alors se coupa la tête et l’offrit au maître en dansant.
Kahanapa répondit :
Ema ! Vous, les deux grandes yoginis,
Il est bon que vous ayez atteint les qualités suprêmes.
Le bonheur égoïste est chose vile :
Restez en ce monde pour le bien des êtres !
Ce disant, il leur rendit leurs têtes et les réajusta sur leurs corps sans
qu’apparaisse la moindre cicatrice. L’émerveillement de tous atteignit son
comble et on les appela les “Deux Sœurs à la Tête Coupée”.
Elles se mirent au service de Kahanapa et parvinrent à
l’accomplissement du Grand Sceau. Ayant œuvré au bien des êtres pendant
maintes années, elles décrivirent leur réalisation et, après quelques autres
hauts faits, partirent pour les champs de l’espace.
Histoire
de Kanakhala
Kanakhala n’est autre que la cadette des Deux Sœurs à la Tête Coupée, les disciples du grand
maître accompli Kahanapa, alias Krishnâchârya, dont nous venons de raconter l’histoire.
Histoire
de Kilikilipa
Kilikilipa, le “braillard”, appartenait à la caste des shûdras de Bhiraling. Ses actes passés
avaient produit un individu bavard et bruyant à l’extrême dont les gens de Bhiraling se
lassèrent au point de l’expulser de la ville.

D ÉPITÉ, KILIKILIPA ALLA SE RÉFUGIER DANS UN CHARNIER OÙ IL restait tout


le jour à désespérer. Un yogi passa qui lui demanda ce qu’il faisait là,
et Kilikilipa lui raconta son histoire.
– Ne voudrais-tu pas une méthode pour ne plus être triste et te libérer des
souffrances du samsâra ?
– Ô combien !
Le yogi lui demanda de se prosterner et de faire des offrandes, puis il
l’initia à Guhyasamâja et lui donna les instructions suivantes sur la
libération spontanée des apparences :
Pour ce qui est du son, médite que ta voix et la voix des autres
Ont même essence et ne différent point.
Ensuite, médite que ta voix tombe du ciel
Comme le tonnerre dans une pluie de fleurs.

Kilikilipa médita avec assiduité jusqu’à ce que les bruits de voix furieux
d’autrui et tous les sons se dissipent d’eux-mêmes. Sa propre voix se perdit
dans une pluie de fleurs, l’idée de fleurs se perdit dans l’espace et toutes les
apparences se présentèrent comme le Grand Sceau. Ses perceptions se
libérèrent spontanément et Kilikilipa atteignit les accomplissements. Le
renom du “Maître Braillard” se répandit par tous les horizons et de maintes
façons il aida ceux qu’il devait aider. Ayant décrit sa réalisation, il partit
pour les champs de l’espace en compagnie de trois cents disciples.
Histoire de Kantali
Kantali le “chiffonnier” était balayeur à Manidhara. Ne possédant ni argent ni bien, il rapiéçait
et mendiait.

U N JOUR, IL SE TRANSPERÇA LA MAIN AVEC SON AIGUILLE. LE SANG coula et


la douleur le fit se rouler par terre. La dâkinî Vetâlî prit l’aspect d’une
femme et lui apparut.
– Qu’est-ce qui t’arrive ? lui demanda-t-elle.
Il lui raconta tout par le menu.
– Tu as bien plus souffert dans tes vies passées, dit-elle, et maintes et
maintes fois dans tes vies futures tu connaîtras des souffrances plus
cruelles encore. Il est impossible d’échapper à la souffrance.
– Puis-je vous demander une méthode qui permette de s’en libérer ?
– Seras-tu capable de la pratiquer ?
– Comment ne le serais-je pas ?
Elle l’initia à Hevajra et lui donna des instructions sur les sentiments
illimités, le yoga du maître et les pratiques de la phase de création. Comme
il essayait de méditer, sa conscience n’en avait que pour le rapetassage, et la
dâkinî lui donna les instructions suivantes sur l’art de faire des pensées la
voie elle-même :
L’espace vide est une montagne de chiffons
Que, avec l’aiguille et le fil de l’attention et du pur éveil,
Tu couds ensemble, et ainsi l’aiguille de la compassion
Touchera tous les êtres des trois mondes : médite !

Il médita ainsi et réalisa que tout était vide en éprouvant une grande
compassion pour ceux qui ne l’ont pas réalisé. Ainsi parvint-il à
l’accomplissement du Mahâmudra, le grand sceau de la vacuité inséparable
de la grande compassion. Le renom du “Maître Chiffonnier” se répandit
par tous les horizons ; il fit abondamment le bien des êtres et pour finir
décrivit sa réalisation avant de partir dans ce corps même pour les champs
de l’espace.
Histoire
de Dhaguli
Dhaguli appartenait à la caste des shûdras de Dhokara ; il gagnait sa vie en vendant des
cordes qu’il tressait avec des herbes.

U N JOUR QU’IL TORDAIT UNE CORDE AVEC TROP DE FORCE, UNE grosse
cloque apparut sur sa main, lui procurant une vive douleur. Dhaguli se
terra dans un coin, les larmes aux yeux. C’est alors qu’arriva un yogi qui lui
demanda ce qui n’allait pas. Dhaguli lui raconta son histoire.
– Si tu ne supportes même pas cette douleur, dit le yogi, à te voir pleurer,
qu’est-ce que tu pourras bien faire quand tu renaîtras dans les mondes
inférieurs ?
– Puis-je vous demander, maître, un moyen d’y échapper ?
Le yogi commença par le bénir en l’initiant, puis il lui donna les
instructions suivantes sur l’art d’emporter les pensées sur la voie :
Médite que l’herbe kusha des perceptions habituelles
Et les réalités imaginaires1 qui flottent dans l’espace
Ont, dans leur essence originairement irréelle,
Le pouvoir de se manifester sans interruption.
Douze années durant, l’homme médita diligemment sur ce qu’il venait
d’entendre et atteignit les accomplissements en réalisant que les
désignations infondées, les entités soumises à la production
interdépendante et la réalité complètement existante ont une seule et même
essence dans la dimension absolue. Dès lors, le renom du “Yogi aux Cordes
d’Herbe” se répandit par tous les horizons. Il œuvra pendant sept cents ans
au bien des êtres dans toutes les régions de l’Inde. Puis, ayant décrit sa
réalisation, il partit pour les champs de l’espace en compagnie de cinq cents
disciples.

1 – Dans l’école chittamâtra, ou “de la conscience seule”, tous les


phénomènes entrent dans trois catégories : les phénomènes purement
imaginaires, comme les fleurs dans l’espace ; les phénomènes produits en
dépendance de causes et de conditions ; et les phénomènes absolument
réels, qui ne sont pas le produit de l’imagination ni de causes extérieures à
eux-mêmes, comme la conscience par soi.
Histoire d’Udîlapa
Udîlapa, “l’homme volant”, appartenait à la caste des princes du Devîkota. Sa générosité
passée lui valait d’être immensément riche, et dans ses palais il jouissait de tous les plaisirs des
sens.

C E JOUR-LÀ, DES NUAGES DE CINQ COULEURS SE PRESSÈRENT dans le ciel, où


il vit toutes sortes de silhouettes ressemblant à des animaux. En
regardant mieux, il distingua un cygne qui volait et cela lui donna une
profonde envie de voler, lui aussi.
Toute autre idée lui était sortie de l’esprit quand arriva, demandant
l’aumône, maître Karnaripa.
– Je vais vous faire l’aumône, yogi, mais vous, vous ne connaîtriez pas
une méthode pour voler que vous pourriez me transmettre ?
Le prince fit apporter des nourritures et des boissons exquises ; il se
prosterna devant le yogi et lui offrit de l’argent.
– J’en connais une, dit le yogi.
Il initia le prince aux Quatre Trônes de Diamant et lui donna les
instructions suivantes :
– Les vingt-quatre hauts lieux abritent vingt-quatre remèdes. Rends-toi
dans ces lieux, récite dix mille fois le mantra de chaque dâkinî et rapporte
les vingt-quatre remèdes.
– Quand je les aurai trouvés, dit le prince, comment devrai-je procéder ?
– Tu les placeras d’abord dans un vase en cuivre, ensuite dans un vase en
argent et enfin dans un vase en or : alors tu pourras te déplacer dans les
airs.

Il fallut douze années au prince pour rassembler les vingt-quatre


remèdes, et il eut alors le pouvoir de voler. Le renom de “l’Homme Volant”
se répandit par tous les horizons. Puis, ayant décrit sa réalisation, il partit
pour les champs de l’espace.
Histoire de Kapâlî
Kapâlî, “l’homme à la calotte crânienne”, appartenait à la caste des shûdras de Râjapurî et
vivait de son travail.

I L AVAIT UNE FEMME ET CINQ ENFANTS, MAIS LE KARMA DE SON épouse était
de mourir jeune, et il porta sa dépouille au charnier. Il n’en était pas
ressorti et pleurait encore la défunte qu’on vint lui porter la nouvelle de la
mort soudaine de ses cinq enfants. Il alla chercher leurs dépouilles et resta
là à pleurer de plus belle. C’est alors qu’apparut le yogi Krishnâchârya qui lui
demanda ce qu’il faisait dans ce charnier.
– Yogi, dit l’homme, je viens de perdre ma femme et mes enfants. Ma
douleur est trop grande : je ne puis me détacher de leurs dépouilles.
– Ce qui t’arrive, dit Krishnâchârya, est le lot de tous les êtres qui
peuplent les trois mondes ; tu n’es pas le seul dans ce cas. Ne te lamente
pas ! Cela ne sert à rien. Pratique plutôt le Dharma ! N’as-tu pas peur de
constamment naître et mourir dans ce cercle vicieux ?
– J’en suis effrayé. Si vous connaissiez une méthode pour s’en libérer,
vous devriez me l’enseigner.
Le maître l’initia au mandala de Hevajra et lui donna des instructions sur
les phases de création et de perfection, puis il lui donna une conduite à
suivre. Il lui demanda de confectionner six parures avec les ossements de
ses enfants et de s’en revêtir ; puis de trancher la tête de sa femme pour
faire de sa calotte crânienne une coupe. Il lui enseigna que le crâne était la
phase de création et le vide à l’intérieur du crâne la phase de perfection.
L’homme s’exécuta. Pendant neuf ans il médita jusqu’à atteindre l’union
des deux phases et les accomplissements. Alors il chanta :
Je suis le Yogi à la Calotte Crânienne.
J’ai compris que par nature les choses
Ressemblaient à ce crâne, et désormais
Ma conduite est spontanée.

Ayant dit, il se mit à danser dans le ciel et tous eurent foi dans le “Maître
à la Calotte Crânienne” dont le renom se répandit par tous les horizons. Il
décrivit alors sa réalisation et œuvra au bien des êtres pendant cinq cents
ans avant de partir, en compagnie de six cents disciples, pour les champs de
l’espace.
Histoire
de Kîrâvala
Kîrâvala signifie “qui déteste tout”.

C E ROI DE GRAHARA RÉGNAIT SUR UN ROYAUME D’ABONDANCE digne de


Vaishravana, mais il n’en était point satisfait et s’emparait de tous les
royaumes possibles pour les ajouter à ses richesses. Alors qu’il guerroyait
dans l’une de ces contrées, ceux qui étaient en état de fuir avaient tous fui
mais les autres, comme les femmes et les enfants, restaient là à pleurer et à
perdre connaissance. Ils étaient innombrables et le roi en les voyant
demanda à un ministre ce qui se passait. Celui-ci répondit sans détours et le
roi s’écria, accablé :
– Pauvres gens ! Ramenez leurs maris et leurs pères, et laissez-les vivre
dans leur pays !
Le ministre obéit et quand les hommes furent de retour on fit sonner la
grande cloche annonçant la charité. Le roi leur fit alors d’immenses dons
inépuisables. Il avait compris qu’il devait à présent pratiquer le Dharma.
Arriva un yogi qui mendiait à manger et à boire : on l’honora du mieux
qu’il se pouvait et il instruisit le roi, en commençant par les quatre
sentiments illimités.
– J’aimerais, dit le roi, un enseignement pour devenir bouddha au cours
de cette vie.
Le yogi l’initia alors à Chakrasamvara et le fit méditer sur les phases de
création et de perfection. Or Kîrâvala retomba sous l’emprise des
habitudes : la pensée du royaume et la pensée de la guerre vinrent obscurcir
sa voie. Le yogi lui donna alors les instructions suivantes sur la libération
spontanée des pensées :
Imagine que tous les êtres sont les soldats
D’une armée qui remplit les trois mondes.
L’espace tout entier déborde d’innombrables
Guerriers jaillis de ton esprit, et tous ensemble
Ils écrasent tes ennemis. Médite alors,
Grand roi, que tu trônes à la cime des mondes
Dans le bonheur de ta victoire.

Le roi médita pendant douze ans. Il réalisa la vue et atteignit


l’accomplissement. Quand son palais fut entièrement imprégné de lumières,
la reine et les autres comprirent qu’il avait atteint l’accomplissement et s’en
vinrent lui faire des offrandes.
Il leur dit alors :
Attachez-vous aux êtres avec les quatre illimités :
Tous vos désirs seront comblés
Et vos guerriers à la grande haine
Détruiront tous vos ennemis.

“Maître Kîrâvala” fut alors son nom. Il décrivit sa réalisation et œuvra au


bien des êtres pendant sept cents ans avant de partir, en compagnie de six
cents disciples, pour les champs de l’espace.
Histoire de Sakara
Le roi de Kâñchi s’appelait Indrabhûti. Il régnait sur un million quatre cent mille foyers : c’était
un grand roi, mais il n’avait pas de fils.

I L INVOQUA LES DIEUX DU MONDE ET LES DIEUX QUI ONT DÉPASSÉ le


son épouse conçut enfin. Elle eut alors des pensées vertueuses. Au
monde, et

sixième mois, elle rêva que le soleil et la lune se levaient sur ses épaules,
qu’elle buvait les océans, dévorait le mont Meru et foulait au pied les trois
mondes. Elle raconta son rêve au roi.
– Je ne sais pas ce que cela veut dire, fit le roi. Interrogeons les pandits et
les brahmanes qui reçoivent nos offrandes.
Les sages furent conviés à un festin sacré. Ils reçurent des offrandes et
on les consulta. Ils répondirent qu’un bodhisattva, un souverain du Dharma,
allait naître et que, puisque cela ne plairait pas aux mondains, il naîtrait un
deuxième fils qui, lui, serait une mine de perfections mondaines. Tel était
le sens du rêve de la reine et tous se réjouirent.
Après neuf mois et quelques jours, l’enfant vint au monde à minuit, dans
une fleur de lotus, sur un grand lac produit par le karma et les mérites. Sur
toute la région il se mit à tomber des pluies de bienfaits qui émerveillèrent
la population. On se demanda qui manifestait son pouvoir de la sorte. Il
fallut attendre midi pour savoir que ces merveilles émanaient de celui qu’on
appela dès lors le “Prince Né au Lac”. Ce prince avait le pouvoir de
permettre à tous et à chacun d’avoir des plaisirs et des biens.
Un deuxième fils naquit, puis le roi et la reine moururent et l’aîné hérita
du royaume. Mais il le confia à son jeune frère et prit les vœux
monastiques. Sur la route de Shrîdhana, il rencontra un moine en qui il ne
reconnut pas une manifestation du sublime Avalokita, mais qui lui posa des
questions et auquel il répondit avec franchise.
– Est-ce que tu veux rencontrer le Bouddha en corps de jouissance ?
– Je n’en ai pas les moyens, moine, mais pour sûr je le veux !
– Si tu me prends pour maître et me respectes, je sais ce qu’il faut faire.
Le prince se prosterna et le pria de l’instruire. Alors le moine manifesta
pour lui les déités du mandala de Hevajra ; il l’initia et lui donna des
instructions avant de disparaître d’un coup. Le prince rejoignit Shrîdhana et
se mit à la pratique. Un homme à l’allure de yogi lui demanda ce qu’il faisait
et le prince lui raconta son histoire.
– Dans ce cas, dit l’homme, je serai votre serviteur, et quand vous aurez
atteint les accomplissements, vous me donnerez vos instructions.
Le prince accepta. Il s’installa dans une grotte inoccupée et pratiqua
pendant douze ans, servi par cet homme.
Entre-temps, une terrible famine frappa en répandant la mort. Craignant
que la situation interrompe les progrès de son maître, le serviteur ne parla
de rien et se contenta, pour survivre, des restes de son maître. Un jour qu’il
avait mendié sans succès, il passa devant le palais d’un roi où l’on remplit
son bol de riz. Il avait le ventre trop vide et, de retour à la grotte, il fut pris
d’un éblouissement et s’écroula en renversant le riz.
– Tu as bu ? demanda le maître.
– Où donc aurais-je bu ? J’ai été pris de faiblesse parce que j’avais faim et
je suis tombé.
– Pourquoi ne manges-tu pas ?
– Je ne voulais pas vous le dire pour ne pas interrompre votre pratique,
mais pendant ces douze ans, il y a eu une grande famine qui a fait beaucoup
de morts, et les survivants n’ont pas fini de souffrir.
– Pourquoi ne m’en as-tu rien dit ? s’exclama le maître Né au Lac. J’ai le
moyen d’arrêter la famine. Allons !
Le maître ramassa le riz qui s’était renversé, se rendit au bord de la
rivière et confectionna un gâteau rituel, après quoi il dirigea contre les huit
grands nâgas la puissance de ses mantras, de ses moudrâs et de sa
concentration, et les nâgas eurent l’impression qu’on leur écrasait la
cervelle. Ils accoururent pour savoir ce qu’on attendait d’eux.
Le maître leur dit :
– Il ne pleut plus sur le monde par votre faute et les êtres se meurent.
Faites donc pleuvoir de la nourriture pendant un jour et une nuit ; ensuite,
pour la même durée, faites pleuvoir des céréales ; ensuite, des maisons ;
ensuite, des pierres précieuses ; et enfin, de l’eau !
Les nâgas s’exécutèrent et les êtres furent libérés de leurs souffrances.
Dès lors, la renommée du maître se répandit par tous les horizons. Tous
évoquaient la puissance du Maître Né au Lac et chacun eut foi en lui.
Celui-ci initia Râma, son serviteur, et lui donna des instructions qui le
menèrent aux accomplissements mondains. Ces instructions portaient sur
les phases de création et de perfection de Hevajra, auxquelles le maître
ajouta ceci :
– Ne pars pas pour les champs de l’espace sans œuvrer au bien des êtres !
A présent, va au mont de Gloire et, en suivant mes instructions, tu
atteindras les accomplissements.
Sur ces mots, le maître partit pour les champs de l’espace.
Comme il approchait du mont de Gloire, Râma subjugua la fille du roi.
Ensemble ils érigèrent le “Temple de Râma” et, après avoir accompli
d’autres œuvres, ils partirent finalement pour les champs de l’espace.
Histoire
de Sarvabhaksha
Sarvabhaksha, dont le nom signifie “goinfre”, était un sujet du roi Singhachandra d’Abhira.

C ET INDIVIDU DE LA CASTE DES SHUDRAS AVAIT UN APPÉTIT énorme et


dévorait tout ce qu’il voyait. Un jour qu’il n’avait rien trouvé à se
mettre sous la dent, il se retira dans un coin en rêvant de nourriture. C’est
alors qu’apparut le glorieux Saraha qui lui demanda ce qu’il faisait.
– J’ai trop de feu dans l’estomac : rien ne me rassasie. Aujourd’hui je
souffre encore plus parce que je n’ai absolument rien trouvé à manger.
– Si tu souffres autant d’être simplement privé de nourriture, dit Saraha,
qu’est-ce que tu feras si tu renais dans le monde des esprits faméliques ?
– Où sont-ils, ces esprits faméliques ?
– Regarde-les ! dit le maître en les lui montrant.
– Pourquoi renaît-on comme ça ?
Saraha le lui expliqua.
– Comment fait-on pour échapper à ce genre de naissance ?
Le maître l’initia et lui enseigna la pratique des bhusukus.
Imagine que dans l’espace vide de ton ventre
Ton feu digestif flamboie comme un brasier de fin des temps.
Le monde et les êtres sont nourriture et boisson
Que tu fais disparaître en les dévorant.

L’homme médita avec une telle conviction que le soleil et la lune prirent
peur et se cachèrent dans le mont Meru.
– La lumière a disparu, s’écrièrent les hommes : quel malheur !
Les dâkinîs implorèrent Saraha, le grand brahmane, qui alla voir son
disciple et lui dit simplement :
– A présent que tu as tout mangé, médite qu’il n’y a plus rien !
Ce que l’homme fit avec la même ardeur jusqu’à réaliser l’union des
apparences et de la vacuité. Il atteignit l’accomplissement, le soleil et la
lune sortirent de leur cachette et chacun se réjouit. Il lui avait fallu quinze
ans pour atteindre l’accomplissement lorsqu’il décrivit sa réalisation et se
mit au service des êtres pour six cents ans. Finalement il partit, en
compagnie de mille disciples, pour les champs de l’espace.
Histoire
de Nâgabodhi
Alors que le sublime Nâgârjuna vivait dans l’ermitage de Suvarna, un brahmane arrivé de l’est
indien par étapes, en volant tout ce dont il avait besoin, regarda par la porte du maître.

I L LE VIT SE DÉLECTER D’UN METS PARFAIT DANS UN PLAT D’OR, ET l’envie lui
prit de s’approprier le tout. Or Nâgârjuna, qui connaissait la pensée du
brahmane, jeta le plat dehors. Le brahmane se demanda pourquoi l’homme
agissait ainsi. Il entra et lui dit :
– J’avais l’intention de vous voler cet objet. A présent, ce n’est plus
nécessaire. Pourquoi me l’avez-vous lancé ?
– Je m’appelle Nâgârjuna. Mes richesses sont destinées au bien des
autres. Tu n’as donc pas besoin de me les voler. Reste pour boire et manger,
et quand tu partiras, emporte tout ce que tu veux : je te l’offre.
Le comportement du maître inspira le brahmane : il eut confiance et lui
demanda un enseignement. Le maître l’initia à Guhyasamâja et lui donna
les instructions suivantes sur la libération spontanée de la croyance à la
réalité des choses :
Renonce à toute activité et médite
Que sur ta tête ont poussé des cornes
Imaginaires : des cornes d’émeraude
Etincelantes de lumière.

Le maître répandit mille joyaux tout autour de la maison et le brahmane


entreprit de méditer la joie au cœur. Douze ans passèrent et entre-temps ses
cornes avaient considérablement poussé : il ne pouvait se déplacer sans
qu’elles ne cognent partout en le faisant souffrir.
Nâgârjuna survint alors pour prendre de ses nouvelles. Le brahmane lui
conta ses malheurs et le maître apprécia en lui donnant ces instructions
complémentaires :
De même que les cornes imaginaires
Auxquelles tu t’es habitué
Détruisent tes bonheurs,
L’attachement à la réalité des choses
Plonge tous les êtres dans la souffrance.
Les phénomènes n’existent pas vraiment,
Tels les nuages qui apparaissent dans le ciel.
A quoi et en quoi seraient bénéfiques ou nuisibles
Leur naissance, leur existence et leur cessation ?
De même, qu’est-ce qui pourrait aider
La pure essence de l’esprit ou lui nuire ?
Le sujet et l’objet n’ont jamais existé :
L’un et l’autre sont vides d’essence propre.
A ces mots, le brahmane réalisa l’état naturel, la vacuité. Il y resta posé
uniment pendant six mois et, réalisant l’inséparabilité du samsâra et du
nirvâna, il atteignit l’accomplissement. Connu sous le nom de Nâgabodhi, il
hérita de la tradition du maître qui le pria d’accorder les huit grands
accomplissements mondains aux êtres selon leurs désirs : le pouvoir de
marcher sous terre, le pouvoir de l’épée, le pouvoir de mettre fin et de
secourir, les pilules, le collyre, les trésors, la marche rapide et l’élixir de
longue vie.
– Reste au mont de Gloire jusqu’à la venue du bouddha Maitreya, dit
Nâgârjuna, pour œuvrer au bien de êtres !
On raconte que Nâgabodhi y demeurera vingt mille ans.
Histoire
de Dârikapa
Au pays de Sâliputra vivait le roi Indrapâla.

U N JOUR QU’IL ÉTAIT PARTI CHASSER, LE SOLEIL BRÛLAIT tellement qu’il se


replia sur le marché où il découvrit que tout le monde se prosternait
devant maître Lûhipa.
– Un homme aussi bien fait que toi, dit-il au maître, une personne aussi
belle ne devrait pas se nourrir d’aliments aussi sales que des entrailles de
poissons comme tu le fais. Je te donnerai tout ce que tu veux, à manger et le
reste ; et si tu le souhaites, je t’offre même mon royaume.
– Si tu connais des moyens d’échapper à la vieillesse et à la mort, dit
maître Lûhipa, je les veux bien tous.
– Dans ce cas, dit le roi, je t’offre mon royaume et mes filles, les
princesses.
– Je n’en ai que faire.
– Pourquoi donc ?
– Parce que le règne est source de grands maux bien plus que
d’avantages : j’y ai renoncé moi-même.
Indrapâla éprouva lui aussi du dégoût pour son royaume et dit à son
ministre brahmane :
– Quoi que j’aie fait dans ce monde, j’ai réussi ma vie. Puisque j’ai de quoi
me nourrir et me vêtir, je prends le chemin du Dharma1. N’est-il pas
préférable que je cède à mon fils le royaume ?
Le ministre approuva et Indrapâla confia le royaume à son fils. Roi et
ministre se rendirent alors dans le charnier où maître Lûhipa avait élu
résidence.
Ils frappèrent à la porte de sa cabane et le maître demanda :
– Qui est là ?
– Le roi et le ministre.
– Entrez !
Maître Lûhipa les initia au mandala de Chakrasamvara, en contrepartie
de quoi les deux hommes s’offrirent eux-mêmes. Ils partirent tous trois
pour le pays d’Odesha où ils vécurent d’aumônes. De là ils gagnèrent
Bhirapura, encore appelée Jantipura, une ville de trois cent mille foyers qui
abritait un temple desservi par sept cents jeunes danseuses. Ils se rendirent
chez la première danseuse et demandèrent aux quelque cent gardes qui
surveillaient les portes si leur maîtresse n’achèterait pas un homme. Les
gardes transmirent le message.
– Allons voir si cela en vaut la peine, dit la première danseuse.
A peine sortie de chez elle, elle tomba sur un bel homme dont elle
demanda le prix.
– Cinq cents tolas d’or.
Maître Lûhipa vendit le roi à la danseuse en précisant toutefois quelques
points :
– Il est entendu que, la nuit, il dormira seul. Ne lui permets jamais de
coucher avec quelqu’un d’autre ! Et quand tu seras rentrée dans tes frais,
rends-lui sa liberté !
Le maître et le ministre reprirent la route.
Le roi resta douze ans chez la courtisane pour la servir : il lui lavait les
pieds, la massait, l’oignait et ainsi de suite sans jamais oublier les
instructions de son maître. Comme on lui demandait avant tout travail
d’achever le travail des autres, il était cher au cœur de tous les autres
serviteurs2.
C’est alors que, chargé de quelque cinq cents tolas d’or, le roi Janapa,
encore appelé Kuñji, se présenta chez la courtisane pour jouir des plaisirs
du monde. Indrapâla fit fonction d’entremetteur et chacun de ses services
lui rapporta sept tolas d’or. Un jour, le roi Kuñji mangea trop et fut pris
d’indigestion. Vers minuit, il sortit et s’aperçut qu’une lumière et un parfum
suave émanaient du jardin du temple où il découvrit son entremetteur assis
sur un trône, parmi une quinzaine de jeunes femmes qui le servaient. Le roi
Kuñji s’émerveilla. Il se hâta de porter la nouvelle à la première danseuse et
celle-ci alla constater les dires de son client. Prise de regrets, elle se
prosterna aux pieds de son serviteur et le circumambula en disant :
– Nous sommes des êtres ordinaires. Je me suis méprise en ne
reconnaissant pas vos qualités, et j’ai péché en faisant de vous mon
serviteur. J’implore votre pardon : veuillez accepter que je vous honore
d’offrandes pendant douze autres années !
Le maître-serviteur déclina l’offre.
– Daignez alors nous accepter à votre suite, dirent le roi Kuñji et la
courtisane.
L’homme trônait à présent dans l’espace. Il leur donna les instructions
essentielles appelées “Vider la cité” :
Mon royaume est éminemment sublime
Quand, on regarde les parasols, les éléphants
Et les trônes des rois ordinaires :
Mon parasol, c’est la libération,
Ma monture, le Grand Véhicule,
Et mon trône, le coussin des trois mondes :
Là se délecte Dârikapa, l’Ami des Danseuses.

On le connut alors sous le nom de “Seigneur des Jeunes Femmes” parce


qu’il avait travaillé pour des courtisanes. En compagnie de sept cents
disciples il partit pour les champs de l’espace.

1 – Traduction incertaine.
2 – Traduction incertaine.
Histoire de Sutalipa
Cet individu de la caste des shûdras vivait au Bengale avec sa femme quand, un jour, un
maître yogi vint lui demander l’aumône : il lui servit maints aliments et boissons suaves, puis,
gagné par la foi, fit de lui son maître spirituel.

L E YOGI L’INITIA À HEVAJRA ET LUI DONNA DES INSTRUCTIONS de pratique.


Il lui offrit par ailleurs une peinture de la déité avec ces mots :
– Garde toujours cette peinture avec toi et pratique en mendiant dans les
villes et les villages.
L’homme pratiqua ainsi pendant douze ans et atteignit l’accomplissement
à l’insu de tous. Un jour qu’il mendiait au palais royal, le roi vit que sur la
peinture du mendiant sa propre déité tenait lieu de socle à la déité du
mendiant, et il lui en fit le reproche.
– Adressez vos reproches au peintre, dit le mendiant, pas à moi ! Rien ne
vous empêche de faire peindre votre déité sur la mienne.
“Juste”, pensa le roi, et il convoqua son peintre en déités pour lui
commander cette nouvelle représentation.
– A quoi bon, cependant, représenter votre déité au-dessus de la
mienne ? demanda le mendiant.
– Pourquoi dis-tu cela ?
– Parce que ma déité est le dieu des dieux.
– Prouve-le !
– Dessinez votre déité au-dessus de la mienne : demain elle se retrouvera
en dessous.
– Si pareille chose arrive, jura le roi, je suivrai tes enseignements.
Le soir venu, le mendiant médita en visualisant ce qu’il venait de dire. Le
lendemain on alla voir la peinture : effectivement, la déité du roi s’y
trouvait en dessous de l’autre. Emerveillé, le roi fit du mendiant son maître
spirituel et entra dans le Dharma. Tout son royaume l’imita et l’on célébra
le mendiant sous le nom de “Maître Sutalipa”. Ayant œuvré au bien des
êtres pendant cinq cents ans, le maître décrivit sa réalisation et finalement
partit, en compagnie de six cents disciples, pour les champs de l’espace.
Histoire d’Upanaha
Upanaha, dont le nom signifie “chausseur”, appartenait à la caste des shûdras de
Sindhunagara et vivait du métier de chausseur.

U N JOUR, UN YOGI DU NOM DE PUISSANT VINT LUI DEMANDER l’aumône


avant de se retirer dans un lieu désert. Inspiré par cet homme, le
chausseur eut foi en lui et partit le retrouver dans sa solitude.
– Qu’est-ce que tu viens faire ici ?
– Vous demander le Dharma.
Le yogi lui montra les maux du samsâra et les qualités de la libération.
Dégoûté du samsâra, le chausseur demanda au yogi une méthode pour s’en
libérer. Le yogi le bénit en l’initiant et lui donna les instructions suivantes
sur l’art d’emporter la croyance à la réalité sur la voie :
Porte des chaussures ornementées et imagine
Que l’agréable bruit qu’elles font quand tu marches
Contient en lui tous les autres sons
Qui sont inséparables de la vacuité.

L’homme comprit le sens de ces paroles et médita. En neuf ans il se


purifia des souillures qui disparaissent sur la voie de la vision et atteignit les
accomplissements. Célèbre sous le nom de “Maître Chausseur”, il décrivit
sa réalisation et œuvra au bien des êtres pendant huit cents ans. Après quoi
il partit, en compagnie de huit cents disciples, pour les champs de l’espace.
Histoire
de Kokilipa
Le roi de la cité de Champarna ne supportait pas la canicule dans la capitale.

I L AIMAIT L’OMBRE DES MANGUIERS, L’EAU FRAÎCHE, LE PARFUM exquis et les


chatoyantes couleurs des fleurs et des fruits, et il vivait dans un bois de
manguiers sur des tapis et des coussins de soie. Servi par les princes et la
noblesse, il était entouré d’une nuée de jeunes filles dont certaines le
lavaient, d’autres l’éventaient, tandis que d’autres encore chantaient,
dansaient ou répandaient des fleurs. Bref, le roi gaspillait son existence
humaine par attachement aux plaisirs qui échoient aux rois.
C’est alors qu’apparut un moine authentique que les quelque trois cents
gardes royaux arrêtèrent. Au fait de son arrivée, le roi donna l’ordre de le
laisser entrer. Il lui fit apporter de quoi manger et lui demanda :
– Que vaut-il mieux, suivre ta voie ou bien la mienne ?
Le moine répondit :
Pour les êtres puérils la tienne est la meilleure ;
Pour le sage elle est empoisonnée.

– Qu’entendez-vous par “empoisonnée” ? demanda le roi.


Le moine instruisit copieusement le roi sur les trois poisons et conclut :
– La combinaison de ton royaume et de ces poisons finira par te conduire
dans les destinées inférieures où tu souffriras. C’est comme si tu mangeais
des nourritures exquises mêlées de poison.
Or le roi faisait partie de ces êtres dont la nature de bouddha s’est
éveillée. Il fit alors du moine son maître spirituel et lui demanda ses
instructions. Le moine l’initia à Chakrasamvara et lui montra la voie. Le roi
confia alors le royaume à son fils mais, bien qu’il fût parfaitement capable
d’y renoncer, il lui restait un attachement pour le chant du coucou dans les
manguiers, lequel l’empêchait de méditer. Son maître lui donna alors ces
instructions sur la libération instantanée de toutes les pensées qui peuvent
se présenter :
De même que dans le ciel vide
Le tonnerre convoque les nuages
Dont la pluie fait pousser
Les récoltes et les arbres,
De même, dans ton oreille vide
Le chant du coucou
Suscite consciences et pensées,
Et la pluie empoisonnée des émotions négatives
Arrose le feuillage de l’attachement et de la haine :
Voilà ce qui arrive aux naïfs sans sagesse.
Dans l’essence vide de l’esprit, le tonnerre
De l’inséparabilité du son et de la vacuité
Convoque les nuées de la grande félicité immaculée,
Et la pluie de l’état naturel auto-lumineux
Arrose la moisson des cinq sagesses.
Ema ! Quelle merveille pour les sages !

Méditant sur ces paroles, le roi atteignit l’accomplissement en six mois.


Sous le nom de “Homme au Coucou”, il œuvra généreusement au bien des
êtres, puis il partit dans son corps pour les champs de l’espace.
Histoire
d’Anangapa

I L Y AVAIT EN GHAHURA UN INDIVIDU DE LA CASTE DES SHUDRAS qui, pour


avoir cultivé la patience lors de ses vies antérieures, était doté d’un
physique des plus agréables, mais son regard sur les autres ne faisait que
gonfler son orgueil.
Un jour, un moine vint lui demander l’aumône ; il avait l’air maître de soi
et son allure ne manquait pas de noblesse. Anangapa le pria d’entrer.
– Je pourvoirai à votre existence jour et nuit, déclara-t-il en l’invitant.
Il lui lava les pieds, lui prépara un siège et lui servit des nourritures et
des boissons délicieuses.
– Etre sublime, dit-il, pourquoi vous fatiguez-vous ainsi à mendier votre
nourriture en vous imposant une telle discipline ?
– Parce que je redoute le samsâra et aspire à m’en libérer.
– Quelle est, être sublime, la différence entre mon existence et la vôtre ?
– La différence est grande : dans ton cas, l’orgueil fait obstacle à toutes
les qualités ; dans le mien, la foi est source de vertus sans nombre.
– Qu’entendez-vous, être sublime, par “vertu” ?
– Celui qui pratique le Dharma n’est plus sensible, en cette vie, aux
agissements des hommes et des non-humains et, ultimement, il atteint les
différents corps de la bouddhéité.
Ainsi le moine expliqua-t-il à Anangapa les vertus liées au monde et
celles qui le dépassent.
– Donnez-moi les moyens de réaliser ces qualités !
– Es-tu capable de travailler la terre, de faire du commerce ou n’importe
quoi de ce qui se fait dans le monde ?
– J’en suis totalement incapable.
– Alors es-tu capable de rester assis sur le même coussin pour méditer ?
– Oui, ça, je le peux.
Le moine l’initia alors à Chakrasamvara et lui donna les instructions
suivantes sur la clarté naturelle des six consciences :
Il n’est pas une seule de toutes les apparences
Qui soit indépendante de l’esprit. Laisse donc
Les objets des six consciences là où ils sont,
Sans t’y attacher ni les refuser.

Anangapa médita sur ces instructions pendant six mois et atteignit


l’accomplissement. Célèbre sous le nom d’Anangapa, il œuvra
généreusement au bien des êtres et finalement partit dans son corps pour
les champs de l’espace.
Histoire
de Lakshmînkara
Lakshmînkara était la sœur du roi Indrabhûti qui régnait sur les deux cent cinquante mille
foyers de Sambhola dans le pays d’Uddiyâna.

E LLE ÉTAIT DOUÉE DEPUIS L’ENFANCE DES QUALITÉS D’UN ÊTRE


nature de bouddha s’est éveillée. Elle avait reçu beaucoup
dont la

d’enseignements de grands êtres accomplis comme Kambala et connaissait


aussi maints tantras. Lorsque Jalendra, roi de Lankapurî en Uddiyâna,
demanda Lakshmînkara en mariage pour son fils, Indrabhûti la lui accorda.
Les gens du fiancé vinrent la chercher à Sambhola et, entourée de
connaisseurs du Dharma, chargée d’innombrables richesses, elle se mit en
route pour Lankapurî.
On disait là-bas que, les planètes n’étant pas favorables, il n’était pas
encore temps d’inviter la princesse à entrer dans la capitale. Elle regarda les
gens : c’étaient tous des non-bouddhistes et cette idée l’attrista. Au même
instant, la suite du prince qui rentrait de la chasse chargée de bêtes mortes
passa devant elle.
– Qui sont ces gens ? demanda la princesse. Qu’ont-ils tué ? D’où
viennent-ils ? De quelles familles sont-ils ?
– Nous rentrons de la chasse. Ton royal mari nous a envoyés tuer des
animaux sauvages.
Elle éprouva le dégoût que l’on ressent lorsqu’on vous parle de manger et
que vous avez le ventre déjà trop plein. “Mon frère, ce roi protecteur du
Dharma, m’a cédée à un extrémiste de cet acabit...” A cette pensée, la
princesse perdit connaissance.
Revenue de son évanouissement, elle distribua ses richesses aux gens de
Lankapurî, offrit ses bijoux aux membres de son entourage qu’elle renvoya
tous à Sambhola. Ensuite, elle s’installa dans une grotte en demandant
qu’on ne la dérange pas pendant dix jours. Elle s’oignit tout le corps d’huile
de sésame et de charbon, se coupa les cheveux et resta nue en simulant la
folie sans jamais dévier du sens quintessentiel.
Accablés, le roi et les autres lui envoyèrent des médecins et des
herboristes pour combattre le mal avec des remèdes, mais elle les recevait à
coups de poings et de pieds en bondissant comme une furie. On dépêcha
des courriers à Sambhola : Indrabhûti se réjouit à l’idée que sa petite sœur
avait renoncé au samsâra.
Dès lors, Lakshmînkara pratiqua l’ascèse de la folie, se nourrissant de
restes, couchant dans les charniers et toujours pratiquant le Dharma de la
quintessence. Elle ne mit que sept ans pour atteindre les accomplissements.
Un balayeur du roi entra à son service ; elle lui donna des instructions ; il
atteignit certaines qualités à l’insu de tous.
Sur ces entrefaites, le roi Jalendra partit à la chasse avec ses courtisans.
Surpris par la nuit, ils dormirent où ils se trouvaient. Le lendemain, ils se
trompèrent de chemin et battirent la campagne toute la journée sans
pouvoir regagner le palais. Le soir ils n’avaient nulle part où dormir, sinon
cette grotte où, justement, Lakshmînkara habitait.
Le roi se demanda ce que cette folle faisait là, mais en l’observant il
remarqua qu’il émanait d’elle une lumière et qu’elle était entourée d’une
nuée de jeunes déesses qui lui faisaient des offrandes. Une foi sincère le
gagna. Il passa la nuit dans la grotte et le lendemain s’en retourna. Puis il
revint voir la yogini et se prosterna à ses pieds.
– Pourquoi se prosterner devant une femme comme moi ? lui demanda-t-
elle.
– Vous possédez les qualités ; accordez-moi vos instructions !
Alors elle :
Tous les êtres du samsâra souffrent
Et jamais ne connaissent le moindre bonheur.
Naître, vieillir, être malade, mourir et le reste :
Voilà qui afflige même les meilleurs des êtres,
Les hommes et les dieux.
Les trois mauvaises destinées sont la souffrance même :
On s’y entre-dévore, on a faim, chaud
Ou froid – les dangers sont sans nombre.
Alors, roi, cherche la grande félicité de la libération !

– Tu n’es pas de ceux que je peux aider vraiment, lui dit-elle encore.
Parmi ceux qui te servent, il y a un balayeur qui est mon disciple et a atteint
les accomplissements. C’est lui ton maître spirituel, ton ami de bien.
– J’ai beaucoup de balayeurs : comment le reconnaîtrai-je ?
– Tu le reconnaîtras à ceci : quand il a fini de balayer, il donne à manger
aux animaux.
Le roi observa les balayeurs et trouva son homme. Il l’invita à prendre
place sur un trône, se prosterna à ses pieds et lui demanda ses instructions.
Le balayeur le bénit en l’initiant et lui enseigna les phases de création et de
perfection de Vajravârahî la Laie Adamantine.

La princesse et le balayeur manifestèrent des prodiges à Lankapurî avant de


partir pour les champs de l’espace.
Histoire
de Samudra
Il y avait en Sarvadîra un homme de vile caste qui vivait de la vente des pierres précieuses qu’il
rapportait de l’océan.

C ETTE FOIS, CEPENDANT, IL REVINT BREDOUILLE ET, N’AYANT


vivre, il alla ruminer sa déconvenue dans un charnier.
Arriva le yogi Achinta qui lui demanda ce qu’il faisait. L’homme lui
plus de quoi

raconta son histoire.


– Les êtres du samsâra, dit le yogi, souffrent de misères sans nombre.
Toi-même, tu as connu d’insupportables souffrances dans tes vies passées
et tu ne connaîtras pas un instant de bonheur, à l’avenir, qui soit dépourvu
de souffrance.
– Ô yogi, dit l’homme, donnez-moi à tout prix le moyen d’y échapper !
Le yogi l’initia et lui donna des instructions extérieures sur les quatre
sentiments illimités, et intérieures sur les quatre joies :
Avec la bienveillance, la compassion,
La joie et l’impartialité illimitées,
Egalise les huit soucis mondains.
Laisse descendre par le centre le flot de la félicité
Et médite comme il se doit
Sur les quatre joies dans les quatre roues,
Car elles sont l’inséparabilité même
De la félicité et de la vacuité.
Tu ne connaîtras que félicité immaculée
Sans que se puisse même un seul instant de souffrance.

L’homme comprit le sens de ces paroles et médita. Il atteignit


l’accomplissement en trois ans et on le connut partout sous le nom de
“Maître Océan”. Il décrivit sa réalisation et œuvra au bien des êtres, puis il
partit, en compagnie de huit cents disciples, pour les champs de l’espace.
Histoire de Vyâlipa
Il était une fois en Apatrapâ un riche brahmane du nom de Vyâlipa qui pratiquait la quête de
l’élixir de longue vie.

I L AVAIT ACHETÉ QUANTITÉ DE MERCURE, L’AVAIT NEUTRALISÉ ET Y avait


ajouté les ingrédients nécessaires à l’élixir, mais il en manquait un que le
brahmane ignorait, et les signes d’accomplissement refusaient de paraître.
Dans un accès de colère, le brahmane jeta son grimoire dans les eaux du
Gange.
Ses treize années de pratique l’ayant ruiné, il alla mendier en ville au
temple du Roi Râma. Une courtisane qui faisait ses ablutions dans le fleuve
non loin de là trouva le grimoire et le montra à un homme qui se trouvait
être le brahmane. Reconnaissant son formulaire, Vyâlipa éclata de rire.
– Qu’y a-t-il ? demanda la femme.
Il lui raconta son histoire.
– Il me reste une mesure d’or, dit-elle : vous devriez poursuivre vos
recherches.
– Je suis déjà tombé une fois dans ce piège et voilà où j’en suis arrivé. Je
ne crois pas que cela marchera.
La femme ne lui laissa pas le choix. Il racheta quantité de mercure et
travailla une autre année. Ignorant toujours qu’il lui manquait de l’amlaka
rouge, il ne parvint à aucun signe de réussite.
La courtisane était encore au bain quand une fleur spontanée s’accrocha à
ses doigts. En se secouant la main un peu plus tard, la femme fit tomber
quelques fragments de fleur dans l’élixir : aussitôt des signes se
manifestèrent.
Le brahmane lui demanda ce qu’elle avait fait.
– Serait-ce ces fragments de fleur ? dit-elle. Je n’ai rien ajouté d’autre.
Vyâlipa était comblé.
La courtisane versa une goutte d’élixir dans les aliments du brahmane.
Auparavant, cela ne lui faisait rien ; cette fois, ce fut différent.
– N’as-tu pas atteint l’accomplissement ? lui demanda la femme.
– Pourquoi ?
– Parce que jusque-là tu ne sentais rien et que, aujourd’hui, tu as ressenti
quelque chose.
– Voici les signes de succès ! s’exclama-t-il. La potion tourne vers la
droite, elle se couvre des huit symboles de bon augure...
Il célébra fastueusement sa réussite, puis le brahmane, la courtisane et
une jument burent de l’élixir et tous trois atteignirent l’immortalité. Jaloux
de son secret, Vyâlipa se rendit chez les dieux pour n’avoir à le transmettre
à personne, mais les dieux ne voulurent point de sa présence. Ayant trouvé
refuge dans le royaume de Kilampa, il vit au milieu des marécages un
rocher haut de cent yojanas et large de vingt en haut duquel poussait un
arbre unique : c’est au pied de cet arbre qu’il s’établit.
La transmission des instructions s’interrompit avec lui et devint
introuvable. Jusqu’au jour où le sublime Nâgârjuna, ayant acquis le pouvoir
de se rendre dans les champs de l’espace, alla voir Vyâlipa. Il serrait une
botte dans sa main et cachait l’autre dans son dos quand il se prosterna
devant lui et lui demanda ses instructions sur l’élixir.
– Comment es-tu arrivé jusqu’ici ?
– Grâce à cette botte.
Vyâlipa lui transmit les instructions.
– En paiement, offre-moi cette botte !
Nâgârjuna la lui tendit et revint sur terre grâce à la botte qu’il cachait
dans son dos. Il réalisa l’élixir au mont de Gloire et œuvra au bien des êtres.
Il déclara :
“Qui héberge en lui l’avarice et les autres émotions négatives ne peut
acquérir de vertus. Aucune qualité authentique ne lui est accessible. D’où
l’extrême importance d’avoir reçu les instructions essentielles d’un maître.”
Colophon

C ETTE HISTOIRE DES QUATRE-VINGT-QUATRE MAHÂSIDDHAS, Lûhipa et les


autres êtres accomplis universellement connus, est extraite du recueil
des chants de réalisation d’Abhayashrîdatta, un être merveilleux de sublime
lignage et paré de qualités authentiques qui vit le jour au Magadha.

Grâce aux mérites que j’ai engendrés en enchaînant ces histoires,


puissent les êtres tourmentés par les poisons de l’esprit être acceptés par un
maître spirituel qui les guérira en leur faisant réaliser que poison et remède
ont la même essence !

Cette histoire des quatre-vingt-quatre mahâsiddhas, telle que le grand


maître de Champarna, Abhayadatta, la raconte, a été minutieusement
traduite en tibétain par le moine Meundroup Shérab.
Glossaire

Accomplissement (dngos grub) – Voir siddhi.


Acte vertueux / acte bénéfique (dge ba) – “Acte bon, acte produisant un
effet positif”, “ce qui engendre le bonheur” (Dudjom Rinpoché) – autre
traduction : bien, mérite.
Ainsité (de bzhin nyid, tathatâ) – Autre nom de la dimension absolue
dégagée de toutes les fabrications conceptuelles, même les plus subtiles.
Autres traductions : ainséité, siccéité, talité.
Ami de bien (dge ba’i bshes gnyen) – Ami montrant la voie de ce qui est
bien ou bénéfique, à soi comme à autrui ; synonyme de maître spirituel.
Arapachana – Nom du mantra principal de Mañjushrî : om arapachana
dhîh.
Arhat (dgra bcom pa) – litt. : “destructeur des ennemis”, celui qui a vaincu
les quatre démons : des émotions négatives, des agrégats, de la mort et du
monde du désir.
Avalokita (spyan ras gzigs) – Bodhisattva incarnant la compassion de tous
les bouddhas, protecteur particulier du Tibet.
Bali (gtor ma) – Gâteau rituel d’offrande.
Bhaga – Terme sanskrit désignant la “meilleure part”. Dans les tantras, l’un
des noms du “ciel secret” ou du “lotus” de l’épouse mystique.
Bhusuku – Acronyme de celui ou celle dont la vie peut se ramener à trois
activités fort simples : manger (bhu), dormir (su) et marcher (ku). Bien
définitif (nges legs) – L’état de bonheur ultime, de libération,
d’omniscience.
Brahmâ (tshangs pa) – Dieu du monde de la Forme, c’est le céleste
souverain de notre monde appelé “Endurance” (Sahâ).
Canaux, énergies et essences (rtsa, rlung, thig le) – Les trois composants
du corps subtil dont les canaux forment la structure, les énergies l’élément
mobile ou actif, et où les essences sont le support de l’esprit.
Chakrasamvara (’khor lo bde mchog) – Tantra “féminin” du Yoga
insurpassable ; déité principale de ce tantra.
Champs de l’espace (mkha’ spyod) – Mondes, sphères ou plans d’existence
qui dépassent le champ de nos perceptions ordinaires, où demeurent les
dâkas et les dâkinis.
Connaissance directe (mngon shes) – Intuition correcte aussi bien du
visible que de l’invisible, qu’il s’agisse d’un objet ou d’un événement éloigné
dans l’espace ou le temps, ou de ce qui est extrêmement caché à nos sens et
à notre compréhension ordinaire.
Corps absolu (chos kyi sku, dharmakâya) – Nature ultime du Bouddha,
union indissoluble de la spacieuse vacuité et de la sagesse spontanée.
Corps d’apparition (sprul sku, nirmânakâya) – Forme sous laquelle se
manifeste un bouddha ou un bodhisattva pour guider les êtres selon les
perceptions de ces derniers.
Corps de jouissance (longs spyod rdzogs pa’i sku, sambhogakâya) – Corps
formel parfait du Bouddha se manifestant spontanément à partir du corps
absolu et uniquement perçu par les bodhisattvas des trois terres les plus
élevées. Le corps de jouissance forme la base du corps d’apparition.
Dâka (dpa’ bo) – Equivalent du bodhisattva dans le Vajrayâna, c’est un être
qui, grâce aux méthodes profondes, maîtrise les déités, les mantras et la
sagesse de la grande félicité.
Dâkinî (mkha’ ’gro) – Féminin de dâka.
Damaru – Petit tambour à deux faces dont chacune est constituée d’une
calotte crânienne sur laquelle une peau est tendue.
Destinées supérieures (mngon mtho, mtho ris) – Les trois lieux de
renaissances supérieures du samsâra : le monde des dieux, celui des demi-
dieux et celui des êtres humains.
Dharma (chos, dam pa’i chos) – Terme aux sens multiples désignant le plus
souvent, dans un contexte bouddhiste, l’enseignement du Bouddha.
Dimension absolue (dbyings, chos kyi dbyings, dharmadhâtu) – Synonyme
de vacuité (voir ce mot). Pureté parfaite de toutes choses. Autres
traductions : espace absolu, Elément des choses
Dix Courroucés (khro bo bcu) – Dix grands yidams (voir ce terme)
d’aspect terrible.
Esprit d’Eveil (byang chub kyi sems, bodhicitta) – Vœu d’atteindre la
bouddhéité pour le bien de tous les êtres, et pratiques subséquentes.
Esprit famélique – Voir preta.
Etat naturel (gnas lugs) – Mode d’être absolu : l’essence fondamentale de
toutes choses.
Extérieur (phyi pa) – Extérieur au bouddhisme, non-bouddhiste.
Frais Bocage (bsil ba’i tshal, Shîtavana) – Grand charnier de la province du
Magadha, au sud-est de l’actuelle Bodhgaya.
Goule zoocéphale (phra men) – Etre féminin à corps humain et tête
animale.
Grand Sceau (phya rgya chen po, mahâmudra) – Le sceau de la nature
absolue, la vacuité, qui marque toutes choses ; enseignements et pratiques
conduisant à la réalisation de cette vérité.
Grand Seigneur (dbang phyugs chen po) – Le dieu hindou Maheshvara ou
Shiva.
Guirlande de joyaux (rin chen phreng ba) – La Ratnâvalî, traité de
Nâgârjuna.
Guhyasamâja (gsang ba ’dus pa) – Tantra “masculin” du Yoga
insurpassable ; déité principale de ce tantra.
Hevajra (dgyes pa rdo rje) – Tantra “neutre” du Yoga insurpassable ; déité
principale de ce tantra.
Huit grands accomplissements mondains (thun mong gi dngos grub chen
po brgyad) – Voir siddhi.
Huit soucis du monde, ou huit préoccupations mondaines (’jig rten chos
brgyad) – Le plaisir et la douleur, le gain et la perte, la louange et le blâme,
la célébrité et la disgrâce.
Indra (brgya byirî) – Souverain du monde éthéré des Trente-Trois Dieux.
L’un des dieux principaux de la deuxième sphère du monde du Désir.
Joie Suprême (rab dga’, pramuditâ) – Nom de la première des dix terres,
ou niveaux sublimes des bodhisattvas. Sur la première terre, le bodhisattva
réalise véritablement la vacuité et en ressent une immense joie. Sur les neuf
autres terres il ne fera qu’approfondir cette réalisation et la développer à
l’infini.
Kshatriya (rje rigs) – L’une des quatre castes de l’Inde ancienne : les nobles
et les guerriers.
Kusha – Herbe sacrée dotée de multiples vertus médicales, religieuses et
autres.
Laddu – Célèbre confiserie indienne où l’on trouve du lait, du miel, du
sucre, de la mélasse, de l’huile de sésame, du beurre, du fromage et de la
pâte. Laie Adamantine (rdo rje phag mo, vajravârahî) – Epouse de la déité
Chakrasamvara.
Laie Décapitée (phag mo dbu bcad ma) – L’un des aspects de la Laie
Adamantine.
Lien sacré (dam tshig, samaya) – Vœu ou promesse qui lie le maître aux
disciples et les disciples entre eux.
Mahâmudra – voir Grand Sceau.
Maitreya (byams pa) – Litt. : “bienveillant”, le bouddha prochain,
cinquième des mille bouddhas de notre ère cosmique appelée Bonne Ere.
Mandala (dkyil ’khor) – Figure symbolisant le monde, le corps et l’esprit, de
même que la déité et son entourage.
Mañjushrî (’jam dpal dbyangs) – Bodhisattva incarnant la sagesse de tous
les bouddhas.
Mantra (gsang sngags) – Le terme sanskrit peut s’analyser en “protection
(tra) de l’esprit (man)” ; le tibétain signifie “formule secrète”.
Manifestation de l’Eveil suprême sous forme sonore, le mantra est une
formule, généralement en sanskrit, dont la récitation a la vertu de protéger
l’esprit du pratiquant contre la perception ordinaire et d’invoquer la déité et
son mandala.
Mantra en six syllabes (yi ge drug pa) – Nom généralement réservé au
mantra principal d’Avalokita : om mani padme hoûng.
Mère-Elémentaire (’byung mo, bhûtâ) – Démone sans forme précise
incarnant les forces élémentaires de la matière.
Monde du Désir (’dod khams) – L’un des trois mondes ou sphères
d’existence du samsâra dont les habitants sont soumis aux désirs grossiers
des sens.
Mont Meru (ri rab lhun po, sumeru) – Axe d’un monde sur lequel s’étagent
des paradis et à la cime duquel se dresse le palais d’Indra, le roi des dieux.
Moyens/méthodes (habiles) (thabs) – Activité altruiste, spontanée, issue
de la sagesse et liée à la compassion ; tout ce qui a trait à la compassion et
aux méthodes, par rapport à la pure connaissance ou sagesse.
Mudrâ (phyag rgya) – Litt. : “empreinte”, signifie aussi geste, sceau,
symbole, déité et épouse mystique ou yogini.
Nâga (klu) – Etre mi-humain mi-serpent qui vit dans l’eau ou sous la terre.
Nairâtmyâ (bdag med ma) – Epouse de la déité Hevajra, dont le nom
signifie “dépourvue de moi”.
Nature de bouddha (de bzhin gshegs pa’i snying po, tathâgatagarbha) –
Potentiel d’Eveil parfait dont tout être animé est porteur.
Orifice de Brahmâ (tshangs pa’i bu ga) – Autre nom de la fontanelle.
Phase de création (bskyed rim) – L’une des deux étapes principales de la
pratique du Vajrayâna au cours de laquelle le yogi transforme sa perception
du monde au moyen de visualisations et de récitations de mantras. Phase
de perfection (rdzogs rim) – Deuxième étape de la pratique du Vajrayâna,
elle comporte deux aspects : d’une part la méditation “avec
caractéristiques” sur les canaux, les énergies et les essences subtiles du
corps, et d’autre part la méditation “sans caractéristiques”, l’expérience de
la vacuité. Potala – Nom d’une montagne sacrée du sud de l’Inde et de la
terre pure d’Avalokita.
Preta (yi dvags) – Le monde des “esprits faméliques, affamés ou avides” est
l’une des trois destinées inférieures du samsâra, un monde dominé par la
faim et la soif, l’insatisfaction toujours recommencée et toutes les horreurs
hallucinatoires qu’alimente l’avarice.
Pur éveil (rig pa) – Etat primordial de l’esprit, frais, lumineux, non-duel,
sans limite ni obstruction. Autres traductions : conscience éveillée,
conscience pure, conscience intrinsèque, état naturel.
Quatre joies (dga’ ba bzhi) – Quatre étapes de la grande félicité.
Rakta – Terme sanskrit désignant le sang en tant qu’il symbolise l’amour et
la compassion.
Réel (chos nyid) – Litt. : “la chose elle-même”, ce qui est naturellement,
sans invention de l’esprit.
Refuge (skyabs gnas, skyabs yul) – Les Trois Joyaux, à savoir le Bouddha, le
Dharma ou ses enseignements, et le Sangha ou la communauté.
Sagesse coémergente (lhan skyes ye shes, sahajajñâna) – Grande félicité de
l’état naturel.
Sâla – Arbre sal, arbre à teck, tectona.
Samsâra (’khor ba) – Litt. : “tourner en rond, cercle”, terme désignant les
existences ou les différents lieux dans lesquels renaissent les êtres en
fonction de leurs actes, tant qu’ils ne comprennent pas la réalité ultime. Le
samsâra apparaît comme étant constitué de six mondes : des dieux, des
demi-dieux, des êtres humains, des animaux, des esprits faméliques ou
pretas et des enfers.
Secrets Mantras (gsang sngags) – Le véhicule de diamant ou Vajrayâna, le
“bouddhisme tantrique”.
Sentiments illimités (tshad med bzhi) – Ils sont quatre : l’amour-
bienveillance, la compassion, la joie et l’impartialité.
Shûdra (dmangs rigs) – L’une des quatre castes de l’Inde ancienne, la plus
basse.
Siddhi (dngos grub) – “Accomplissement” : fruit de la pratique accomplie
des Secrets Mantras . Il y a huit grands accomplissements mondains ou
ordinaires auxquels on donne traditionnellement le nom de “pouvoir de
voler dans les airs”, “pouvoir de marcher sous terre”, “pouvoir de l’épée”,
“pouvoir de mettre fin et de secourir”, “pilules”, “collyre”, “trésors”,
“marche leste” et “élixir de longue vie”. L’accomplissement extraordinaire
ou suprême n’est autre que l’Eveil parfait.
Six consciences (rnam shes tshogs drug) – Les consciences visuelle,
auditive, olfactive, gustative et tactile, que couronne la conscience mentale.
Six émotions négatives principales (rtsa ba’i nyon mongs pa drug, rtsa
nyon drug) – Six des cinquante et un facteurs mentaux, à savoir l’ignorance,
le désir-attachement, la colère, l’orgueil, le doute et les opinions.
Târâ (sgrol ma) – Litt. : “celle qui libère ou fait traverser (l’océan du
samsâra)”, bodhisattva féminin incarnant l’activité compatissante de tous
les bouddhas.
Trente-Trois Dieux (sum cu rtsa gsum, trayastrimsha) – Sphère divine où
règnent Indra et ses trente-deux ministres.
Trois Corbeilles (sde snod gsun) – Les trois grandes catégories
d’enseignements donnés par le Bouddha : Vinaya, Abhidharma et Soûtras.
Trois mondes (khams gsum) – Le monde du Désir, le monde de la Forme et
le monde du Sans-Forme.
Trois poisons (dug gsum) – Les trois émotions négatives de base : le désir-
attachement, la colère et l’ignorance.
Trône de Diamant (rdo rje gdan, vajrâsana) – Lieu sacré de l’Inde où le
Bouddha atteignit l’Eveil.
Trône de lions (seng khri) – Trône à la base duquel figurent des lions
sculptés ou dessinés, symboles de puissance.
Vacuité (stong pa nyid, shûnyatâ) – L’état naturel de toutes choses, le fait
que rien n’existe par soi, mais seulement en dépendance d’autre chose.
Vaishravana (rnam thos sras) – L’un des Quatre Grands Rois. On raconte
qu’il vit sur la face nord du mont Meru, possède d’innombrables trésors et
commande aux gnomes en charge des richesses souterraines.
Vajradhara (rdo rje ’chang) – L’absolu seigneur de toutes les familles de
bouddhas. Forme que Shâkyamuni peut revêtir lorsqu’il enseigne les Secrets
Mantras.
Vajrapâni (phyag na rdo rje) – Bodhisattva incarnant la force et l’esprit de
tous les bouddhas.
Voie de (la) vision (mthong lam, darsbanamârga) – Niveau mystique
sublime où le bodhisattva “voit la vérité” ou connaît réellement la vacuité
et accède à la première des dix terres, Joie Suprême (voir ce terme).
Yidam – yi dam, divinité servant de support de méditation et représentant
le bouddha, l’Eveil, sous un aspect masculin ou féminin, paisible ou
courroucé, selon les besoins.
Yoga du maître (bla ma’i rnal ’byor, guruyoga) – Pratique du Vajrayâna où,
ayant reçu de son maître “visualisé” les quatre initiations, le disciple se
repose dans le constat clair et profond que son esprit et celui de son maître
participent de la même essence.
Yojana (dpag tshad) – Mesure de longueur variable, de l’ordre du kilomètre,
du mille, de la lieue, du stade, etc.
Mahâkâla à Quatre Bras
LE COMITÉ DE TRADUCTION
ET LES ÉDITIONS PADMAKARA
Les Éditions et le Comité de traduction Padmakara, association à but non
lucratif créée en 1987, se proposent de conserver et de révéler au public
occidental les grands textes de la littérature tibétaine classique ou
contemporaine, et plus particulièrement les écrits véhiculant la sagesse
bouddhiste. Le comité de traduction, placé sous l’égide de Tsétrul Péma
Wangyal Rinpoché et de Jigmé Khyentsé Rinpoché, deux maîtres tibétains,
inspirés par la tradition non sectaire et connaissant la culture et les langues
occidentales, est composé de traducteurs et de relecteurs de différentes
nationalités. Il s’efforce de restituer, dans le plus grand nombre de langues
possible, la saveur et la profondeur des textes issus des quatre grandes
écoles du bouddhisme tibétain.

Traductions françaises

Le Chemin de la Grande Perfection, Patrul Rinpoché, Padmakara, 1987 ; 2e


édition, 1997.
Bodhicitta, l’esprit d’éveil, Péma Wangyal, Padmakara, 1988.
Dilgo Khyentsé Rinpoché, Padmakara, 1990.
Au Seuil de l’Éveil, Dilgo Khyentsé, Padmakara, 1991 ; 2e édition, 1998.
La Marche vers l’Éveil (Bodhicaryâvatâra), Shântideva, Padmakara, 1992.
Comme un éclair déchire la nuit, Dalaï-Lama, Albin Michel, 1992.
Audace et Compassion, Dilgo Khyentsé, Padmakara, 1993.
Comprendre la vacuité, Khentchen Kunzang Palden et Minyak et Kunzang
Seunam, Padmakara, 1993.
La Vie de Yéshé Tsogyal, souveraine du Tibet, Gyalwa Tchangtchoub et
Namkhai Nyingpo, Padmakara, 1995.
Le goût unique du bonheur et de la souffrance, Djigmé Tenpai Nyima,
Padmakara, 1995.
La Fontaine de grâce, Dilgo Khyentsé, Padmakara, 1995.
Le Trésor du cœur des êtres éveillés, Dilgo Khyentsé, Seuil, 1995.
Diamants de Sagesse, Péma Wangyal, Padmakara, 1996.
L’Esprit du Tibet, Matthieu Ricard, livre d’art, Seuil, 1996 ; édition de
poche, « Points sagesses », Seuil, 2001.
Le Précieux Ornement de la Libération, Gampopa Seunam Rinchen,
Padmakara, 1999.
Les Contes de Jataka, volumes I, II, III, IV, Padmakara, 1998-2000.
Les Cent Conseils de Padampa Sangyé, Dilgo Khyentsé, Padmakara, 2000.
La Liane magique ou les hauts faits du Bodhisattva, Kshemendra,
Padmakara, 2001.
Petites Instructions Essentielles, Dudjom Rinpoché, Padmakara, 2002.
Mahasiddhas, La vie de 84 sages de l’Inde, Abhayadatta, Padmakara, 2003.
Le Soleil de la Confiance, La vie du Bouddha, Taranatha, Padmakara, 2003.
Les larmes du Bodhisattva, enseignements bouddhistes sur la consommation
de chair animale, Shabkar, Padmakara, 2006
Lettre à un ami, commentée par Kangur Rimpoché, Nagarjuna, Padmakara
2007
Bodhicaryavatara, La marche vers l’Eveil. Nouvelle traduction, Shantideva,
Padmakara 2007
Perles d’ambroisie, Kunsang Palden, Padmakara 2007 (coffret de trois
volumes)
Au Cœur de la Compassion, Commentaire des Trente-sept stances sur la
pratique des bodhisattvas de Thogmé Zangpo, Dilgo Khyentsé Rinpoché,
Padmakara 2008
Les Stances fondamentales de la Voie médiane Mûlamadhyamakakârikâ,
Nagarjuna, Padmakara 2008
Le Lotus Blanc, Explication détaillée de la Prière en Sept Vers de Guru
Rinpoché, Mipham Namgyal, Padmakara 2009.
Le Trésor de précieuses qualités, Jigmé Lingpa et Kangyour Rinpoché,
Padmakara 2009
L’Essence de la sagesse primordiale avec le commentaire de Kontrul Lotreu
Thayé, Padmasambhava, Tome I Padmakara 2011, Tome II
Padmakara 2012.
Une Lampe sur le chemin de la libération, Dudjom Rinpoché, Padmakara
2011

Traductions anglaises

The Excellent Path to Enlightenment, Dilgo Khyentse, Padmakara, 1987 ;


rééd. Snow Lion Publications, 1996.
The Wish-Fulfilling Jewel, Dilgo Khyentse, Shambhala 1988 – 1995.
Dilgo Khyentse Rinpoche, Padmakara, 1990.
Enlightened Courage, Dilgo Khyentse, Padmakara, 1992 ; édition nord-
américaine, Snow Lion Publications, 1994.
The Heart Treasure of the Enlightened Ones, Dilgo Khyentse, Shambhala
1992.
A Flash of Lightning in the Dark of Night, the Dalai Lama, Shambhala,
1993.
Wisdom : Two Buddhist Commentaries, Khenchen Kunzang Palden and
Minyak Kunzang Sönam, Padmakara 1993, 2e édition, Padmakara
1999.
The Words of my Perfect Teacher, Patrul Rinpoche, International Sacred
Literature Trust – Harper Collins, 1994 ; 2e édition ISLT, Sage Altamira
/ Shambhala, 1998.
The Life of Shabkar : Autobiography of a Tibetan Yogin, State University of
New York Press, 1994.
Journey to Enlightenment, Matthieu Ricard, Aperture, 1996
The Way of the Bodhisattva (Bodhicaryavatara), Shantideva, Shambhala
1997.
Lady of the Lotus-Born, Gyalwa Changchub and Namkhai Nyingpo,
Shambhala, 1999.
Treasury of Precious Qualities, A commentary on the Root Text of Jigme
Lingpa by Kangyur Rinpoche, Shambhala, 2001.
Counsels from my Heart, Dudjom Rinpoche, Shambhala, 2001.
Introduction to the Middle Way, Chandrakirti’s Madhyamakavatara with
commentary by Jamgön Mipham, Shambhala, 2002.
Food of Bodhisattvas, Shabkar Tsokdruk Rangdrol, Shambhala, 2004.
A Guide to The Words of My Perfect Teacher, Khenpo Ngawang Pezang,
Shambhala, 2004.
The Hundred Verses of Advice Padampa Sangye with commentary by Dilgo
Khyentse Shambhala, 2004
The Adornment of the Middle Way, Shantaraksita’s Madhyamalankara with
Commentary by Jamgön Mipham Shantaraksita with commentary by
Jamgön Mipham Shambhala, 2005
Letter to a Friend Nagarjuna Snow Lion 2005
Zurchungpa’s Testament : Shechen Gyaltshab’s annotated edition of
Zurchungpa’s Eighty Pieces of Advice, with commentary by Dilgo Khyentse
Shechen Gyaltshab with commentary by Dilgo Khyentse Snow Lion,
2006
Heart of Compassion Dilgo Khyentse Rinpoche Shambhala, 2007
The Nectar of Manjushri’s Speech a detailled Commentary on Shantideva’s
Way of the Bodhisattva Kunsang Pelden Shambhala 2007
White Lotus, An Explanation of the Seven-Line Prayer to Guru
Padmasambhava, Jamgön Mipham ; Shambhala, 2007
Treasury of Precious Qualities, A commentary on the Root Text of Jigme
Lingpa by Kangyur Rinpoche, revised edition, Shambhala 2010.
A Torch Lightning the Way to Freedom, Dudjom Rinpoche, Shambhala
2011

Traductions allemandes

Das Herzjuwel der Erleuchteten, Dilgo Khyentse, Theseus Verlag, 1994


Der Friede beginnt in dir, Dalai Lama, O.W. Barth Verlag, 1994,
Die geheimen Dakini-Lehren, Padmasambhava, O.W. Barth Verlag 1995,
In die Herzen ein Feuer, Dalai Lama, O.W. Barth Verlag, 1995,
Die sieben tibetischen Geistesübungen, Dilgo Khyentse,
O.W. Barth Verlag, 1996,
Mit dem Herzen denken, Dalai Lama, O.W. Barth Verlag, 1997,
Das Licht Tibets, Leben und Welt des spirituellen Meisters Dilgo Khyentse
Rinpoche, Matthieu Ricard, Zweitausendeins Verlag, 1998
Die Worte meines vollendeten Lehrers, Patrul Rinpoche, Arbor Verlag, 2001
Tibetische Lieder, Shabkar, O.W. Barth Verlag, 2002
Erleuchtete Weisheit, Die einhundert Ratschläge des Padampa Sangye, Dilgo
Khyentse, Theseus Verlag, 2003.

Traductions espagnoles

Compasión Intrépida, Dilgo Khyentse, Ediciones Dharma, 1994


Las Palabras de mi Maestro Perfecto, Patrul Rimpoché, Padmakara, 2003
Un mismo savor en la felicidad o el sufrimiento, Yigme Tempe Ñima
Ediciones Dharma 2007
Consejos esenciales, Dudyom Rinpoché Ediciones Dharma 2007
La pracitca del Bodisatva, Shantideva, Ediciones Dharma 2008
La Esencia de la Compasión, Dilgo Khyentse Rimpoché, Ediciones
Dharma 2011
Traductions portugaises

O Caminho para a lluminção, Shantideva, Livros e Leituras 1998


Compaixão e lluminação, Dilgo Khyentse, Livros e Leituras 1999
Diamantes de Sabadoria, Pema Wangyal, Ancora Editoria, 2002
A via do Bodhisattva, Shantideva, Ésquilo 2007
O Caminho da Grande Perfeição Patrul Rinpoche Ésquilo 2007
As palavras do meu professor perfeito, Patrul Rinpoche, Makara editora,
2011 (Brésil)
O Camino do bodhisava, Shantideva, Makara editora, 2013 (Brésil)

Traductions néerlandaises

Oprechte moed, Dilgo Khyentse, Uitgeverij Karnak, 1995


Het Hartjuweel van de Verlichte Meesters, Dilgo Khyentse, Asoka, 1999
Diamanten van Wijsheid, Pema Wangyal, Asoka, 2003
Woorden van mijn Volmaakte Leraar, Asoka, 2003
Een Leiraad bij de Woorden van Mijn Volmaakte Leraar, Khenpo
Ngawang Pelzang, Us Thús Publicaties, 2012

Pour en savoir plus sur le Comité de traduction et les Editions Padmakara,


veuillez consulter les sites Internet :
www.padmakara.org ou www.songtsen.org

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