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SOMMAIRE

Couverture

Introduction

1 - Code génétique

2 - Le format A4

3 - Année zéro

4 - Le couper ou pas ?

5 - Le come-back de Barents

6 - Le flacon de Becquerel

7 - La loi de Benford

8 - Le bestiaire des sciences

9 - Le truc du bilboquet

10 - La bulle du capitaine Haddock

11 - Histoire de calendriers

12 - La grosse cellule

13 - Les centres
14 - La tête de Charpak

15 - Le chat de Schrödinger

16 - Le cœlacanthe

17 - Le spectre de Crookes

18 - L’île aux Cochons

19 - Cuite chinoise

20 - Les amours de Marie

21 - La datalogie

22 - Découvertes à tiroir

23 - Doute

24 - Les édulcorants

25 - Les ékranoplanes

26 - Étalons

27 - La conjecture de Fermat

28 - Filet d’eau

29 - Coordonnées ludiques

30 - Pénicilline

31 - Seuls

32 - Mais où est donc passé Franklin ?

33 - Il est rond, mon galet !


34 - Le gyroptère

35 - Haines scientifiques

36 - Les heures baladeuses

37 - Hormones

38 - Dans l’espace, on ne vous entendra pas crier « merde ! »

39 - Illusions

40 - Le mystère des zapettes

41 - L’île intermittente

42 - Le beau rêve de Kekulé

43 - La photo de Napoléon

44 - Un pari à 5 euros

45 - Le Colomb baladeur

46 - Les bestioles de Leeuwenhoek

47 - Les parasites de Jansky

48 - Lindbergh, le photogénique second

49 - Les chevilles de Linné

50 - Les prodiges de la numérologie

51 - Gestes machinaux

52 - La disparition d’Ettore Majorana

53 - Micro-ondes, maxi coup de chance


54 - La seconde baladeuse

55 - Nauru

56 - La banane de Newton

57 - Le prix Nobel des maths

58 - Les nombres remarquables

59 - La boussole d’Œrsted

60 - Vortex

61 - Onze heures onze

62 - L’ornithorynque

63 - La malédiction d’Ötzi

64 - Palindromes

65 - La papaïne

66 - Tempête dans un chaos

67 - Un petit pas

68 - L’homme de Piltdown

69 - Jouons avec les plantes

70 - Pression atmosphérique

71 - Vestige bizarre

72 - Rongeurs salvateurs

73 - Une découverte attachante


74 - Surface tendue

75 - Plus basse

76 - Théories oubliées

77 - Abus toponymiques

78 - L’eau antigravitationnelle

79 - Le cas Voronoff

80 - Le manuscrit de Voynich

Crédits iconographiques

Index

Résumé
Introduction

Ce recueil est le résultat d’un désordre : celui de mes lectures. Je lis tout et
n’importe quoi, en tous domaines, en tous genres. Tout m’intéresse,
j’imagine trouver des pépites intéressantes derrière chaque rideau qui
frémit. Cette curiosité mal canalisée m’a conduit à accumuler au cours des
années un stock de petites histoires étonnantes, en marge de livres ou revues
scientifiques, à-côtés anecdotiques ou contingents glanés au détour de récits
ou d’articles qui parlaient d’autre chose, et qui prenaient une dimension
d’incroyables péripéties si on les isolait et s’y arrêtait quelques instants.
J’avais commencé à les raconter un peu, sur ARTE, à la faveur d’une
défunte émission scientifique, mais finalement, ce sont les Belges qui sont
venus me chercher, sous les traits de Patrice Goldberg, producteur et
animateur de Matière grise, l’émission scientifique de la Radio Télévision
Belge Francophone. Si les Belges aiment la rigueur rationnelle, ils aiment
aussi la bonne humeur, et la bande dessinée, et donc, depuis une petite
dizaine d’années, je raconte ces histoires inouïes, ou reproduis ces
expériences désopilantes, à la fin de Matière grise dans une petite séquence
appelée fort judicieusement La Minute de Léandri. Les voici pour la
première fois rassemblées en livre, en compagnie de quelques autres
passées par Fluide Glacial, et dont je n’allais pas vous priver.
Les plus observateurs d’entre vous ne seront pas sans remarquer qu’en
dépit du titre de ce livre, il n’y a pas 101 chapitres mais 80 et des
poussières. Avec mon éditeur, on s’en est rendu compte nous aussi, mais on
a préféré garder « 101 » dans le titre parce que ça fait plus expression
consacrée. Et puis ce n’est pas vraiment inexact au fond, parce qu’il y a des
histoires à tiroir, des histoires dans les histoires, quoi, donc ça doit tourner
autour de 100 en tout et vous n’allez pas commencer à chicaner…
Bruno Léandri

Et merci à Gotlib pour le dessin de la page 118.


1
Code génétique

Dans le monde entier, les généticiens ont pris pour habitude d’utiliser les
initiales A, G, T, et C pour noter les quatre bases de l’ADN : adénine,
guanine, thymine et cytosine. Ainsi, la succession de ces quatre bases
constituant le code génétique de tout organisme vivant s’écrit toujours sous
la forme d’une liste de ces quatre lettres. Par exemple, au hasard :

AGGTACCGCTTAACTGCAAAC
Ce bout de code génétique peut coder aussi bien la couleur d’un pétale de
rose, l’aspect d’un piquant d’oursin, la longueur d’un poil de narine, ou rien
du tout.
Paradoxalement, à côté de l’infinité des combinaisons possibles de ces
quatre lettres, qui peuvent coder toutes les formes du vivant, on ne peut
faire qu’un nombre limité de mots. En français, par exemple, on ne peut
former que les mots :

GAG
TAG
TACT
TATA
GAGA
CACA
GATA
et l’onomatopée TACATAC.
Les Anglais ont aussi CAT et ACT, et c’est à peu près tout.
Alors, dans les laboratoires de biologie, pour passer le temps durant les
fastidieuses manipulations, les chercheurs – enfin, certains – s’amusent à
trouver des phrases phonétiques qu’on peut composer avec les quatre bases
de l’ADN, le jeu étant de construire la plus longue possible. Par exemple,
voici l’histoire de Théa et de son enfant Gérard, dont le diminutif est, bien
sûr, Gégé :

CTCTT. GG, ACAG, ATT TA. TACAT : CTAC ! GG A CC.


Traduction :
« C’était cet été. Gégé, assez âgé, a tété Théa. Théa s’est hâtée : c’était
assez ! Gégé a cessé. »
Grands gosses.
2
Le format A4

Au bureau comme en cours, on utilise tous les jours la même banale


feuille de papier du format le plus courant, sans savoir qu’elle renferme un
petit prodige. Le prodige, il est dans ses dimensions : 21 cm en largeur,
29,7 cm en hauteur. Ce format est appelé A4 dans tous les pays du monde.
Si on fait le rapport de la hauteur et de la largeur, c’est-à-dire si on divise
l’une par l’autre, 29,7 par 21, on obtient 1,414.
Maintenant, si je plie le papier en deux dans la largeur, ses dimensions
deviennent 14,85 par 21. On appelle ce format A5. Voici le prodige : si je
divise encore la hauteur par la largeur, j’obtiens 1,414, le même rapport. Je
recommence. Je plie, je mesure, 14,85 par 10,5, le rapport donne encore
1,414. Et ainsi de suite, à chaque fois que je plie le papier en deux dans sa
largeur, le rapport de ses côtés donne toujours le même nombre, ce nombre
étant égal à racine de 2.
Maintenant, je fais le contraire.
Si je double la surface de notre papier A4 par la largeur, j’obtiens un
nouveau format appelé A3 : 42 par 29,7. La division des deux ? 1,414.
Si je double la largeur A3, j’obtiens du A2, et ainsi de suite, du A1 et du
A0. On s’arrête là, les formats de papier ne vont pas plus loin.
Regardons ce dernier format de près : comme prévu, le rapport de ses
dimensions, 118,8 par 84, donne encore 1,414, mais, plus surprenant, sa
surface mesure 1 m2. Enfin, soyons précis : exactement 0,99792 m2. Les
formats usuels du papier partent donc d’une feuille de 1 m2 en suivant
toujours les mêmes proportions sans aucune perte. Ce petit prodige
d’harmonie aurait été trouvé, dit-on, par Léonard de Vinci… Mais au fait, le
système métrique n’existait pas, du temps de Léonard… Voilà encore un
problème qui va remplir beaucoup de feuilles A4.
3
Année zéro

D’éminents savants et de doctes historiens se sont un jour posé une


question du genre de celles qu’on se pose quand on a du temps à perdre : a-
t-il existé une année zéro ?
Tout le monde le sait, les temps historiques et préhistoriques sont calculés
à partir de l’année de la naissance du Christ, au moins en Occident. Pour
situer une date, on dit « avant » ou « après » Jésus-Christ. Pourtant, en
numération, quand on passe de – 1 à + 1 on est bien forcé de passer par
zéro. Or, un siècle ne va pas de 0 à 100 mais de 1 à 100. Aussi, quand
l’Église choisit de prendre la naissance du Christ comme origine du
décompte du temps, elle décida que non, il n’y avait pas eu d’année zéro. À
la naissance du Christ, on est donc passé directement de l’an 1 avant J.-C. à
l’an 1 après J.-C., autrement dit, du 31 décembre – 1 au 1er janvier + 1. Mais
comme le Christ est né à Noël, c’est-à-dire le 25 décembre de l’an 1 avant
lui-même, les six jours qui ont suivi présentent un paradoxe temporel qui
fait mentir tous les calendriers. En effet, aucun calendrier ne peut, par
exemple, prétendre qu’il a existé un 29 décembre de l’an 1 avant Jésus-
Christ, puisque ce jour-là, Jésus-Christ était déjà né depuis quatre jours !
Par bonheur, il y avait peu de gens pour s’en apercevoir, car ce jour-là,
dans le monde antique, nous étions le 2 avant les calendes de Januarus de
l’an 753 de Rome et on se foutait de l’an 0 comme de l’an 40. Ave.
4
Le couper
ou pas ?

L’humanité moderne occidentale se divise en deux camps : ceux qui ont


une cicatrice à droite en bas du ventre, et ceux qui n’en ont pas. En d’autres
mots, ceux à qui on a coupé l’appendice et ceux qui l’ont toujours. Qu’est-
ce que l’appendice ? C’est un bout de l’intestin qui se trouve dans ladite
zone, qui mesure 2 cm sur 1, qui ne sert à rien sinon à attraper une maladie
qui s’appelle l’appendicite. En fait, ce petit bout de barbaque fait l’objet
d’un débat qui dure depuis plus d’un siècle, et la communauté médicale use
sa salive depuis tout ce temps à discuter de la question : faut-il le couper ou
pas ?
Puisqu’il ne sert à rien qu’à faire des embrouilles, coupons-le, disent les
uns, d’ailleurs vous voyez bien, ceux à qui on l’a coupé ne s’en portent pas
plus mal. Oui, mais s’il est là, disent les autres, c’est qu’il doit bien servir à
quelque chose, et qu’on n’est pas encore assez fortiche pour savoir à quoi,
et regardez bien : ceux qui l’ont toujours et qui n’ont pas eu l’appendicite
n’ont pas à s’en plaindre.
Il y a eu des modes, des théories, des tendances : pendant un temps, on le
voyait comme un vestige de l’évolution devenu inutile, on était d’avis de le
couper systématiquement. Et puis on s’est méfié : après tout, il sert peut-
être pour la défense immunitaire, ou de réservoir bactérien pour la flore
intestinale, comme on le suggère maintenant, et tant qu’il n’y a pas
nécessité, autant le garder, ça évite une opération qui, quoi qu’on en dise,
n’est jamais gratuite.
Alors justement, direz-vous, le moustachu qui ramène toujours sa fraise
dans tous les sujets parce qu’il est plus fort que tout le monde, il va nous
dire, lui, il doit connaître la réponse ! Eh bien, oui, je vais vous le dire, et la
réponse est incroyable : on n’en sait TOUJOURS RIEN. À l’heure où je vous
parle, les recherches ont fait des progrès énormes, en génétique, en chimie
organique, en anthropologie, mais on ne sait toujours pas si ce petit bitoniau
a une quelconque utilité. Avec bistouri ou pas… la question n’est pas
encore tranchée.
5
Le come-back de Barents

Un des premiers grands aventuriers de l’Occident n’est pas très célèbre.


On ne connaît le Hollandais Willem Barents qu’à cause de la mer du même
nom, tout là-haut, au-dessus de la Russie, là où vous avez peu de chances
d’aller vous faire bronzer. Pourtant, se lancer dans l’exploration des mers
arctiques à la fin du XVIe siècle, c’était autrement plus gonflé que d’essayer
de trouver des Amériques tropicales en suivant les alizés. D’ailleurs, ça n’a
pas raté, il l’a bien cherché, le Batave, parti en 1596 dans un troisième
voyage pour trouver le passage du Nord-Est, entre l’Atlantique et le
Pacifique par le nord de la Russie : il n’est jamais revenu. Ses compatriotes
l’attendirent de nombreuses années, puis se décidèrent à l’inscrire sur le
cahier des Grands Hommes disparus.
On s’occupa d’autre chose. Les siècles passèrent. Un jour de 1871, un
certain capitaine Carlsen, croisant dans la mer de Barents à bord de son
chalutier, découvrit à la jumelle une ruine de cabane sur les côtes de l’île de
Nouvelle-Zemble, ce qui, en ces rivages hypraméga déserts, constituait en
soi un événement. Les vestiges qu’elle contenait n’étaient pas de ceux
qu’on trouve à la brocante du coin. À cause du froid, toutes les matières
organiques, bois, cuirs, tissus avaient résisté au temps. Surtout, un vieux
carnet sur la couverture duquel était écrit un truc comme « Journal de bord
Clairefontaine appartenant à : W. Barents ».
Et on put écrire la fin du chapitre, presque trois siècles après les faits :
comment le vaisseau de l’explorateur avait été pris dans les glaces, la
décision de l’abandonner, l’hivernage sur les côtes désolées, la vie
quotidienne des quinze naufragés dans la cabane, puis le scorbut qui sème
sa zone, enfin la tentative désespérée de regagner l’Europe en chaloupe.
La cabane de Barents a été reconstituée au Musée naval de La Haye, il y
a même des stages de scorbut pour ceux qui aiment les reproductions
fidèles.
6
Le flacon
de Becquerel

Parmi les découvertes scientifiques dues au hasard, il en est certaines qui


ne sont pas toujours très sympathiques. Dans les années 1890, le physicien
français Henri Becquerel a déjà découvert la radioactivité – qui ne s’appelle
pas encore ainsi. Il sait que certains matériaux émettent d’eux-mêmes un
rayonnement invisible de nature encore inconnue, capable d’impressionner
une plaque photo, mais c’est à peu près tout. Pour ses recherches, il se sert
d’un produit radioactif, le chlorure de baryum. Et c’est avec un petit flacon
de ce produit qu’il va faire une autre découverte importante, mais plutôt
désagréable.
Ce jour-là, il a un rendez-vous avec sa femme ou avec son coiffeur. Pour
des raisons que l’histoire ne dit pas, manque de temps ou geste intentionnel,
il met le flacon dans sa poche et part vaquer à ses affaires. Distraction ?
Négligence ? Les jours passent et le flacon reste dans sa poche, jusqu’au
moment où, vidant lesdites poches pour mettre son pantalon dans la
corbeille à linge sale, il constate sa présence.
Il hausse certainement les épaules devant son étourderie, et s’empresse
d’oublier ce détail. Mais peu de temps après, en se déshabillant un soir, il
découvre sur sa cuisse une rougeur, dont le contour correspond exactement
à celui du flacon. Rougeur qui devint une plaie douloureuse le lendemain.

Henri Becquerel.
Eh oui, vous l’avez deviné, Becquerel venait de découvrir par hasard les
effets nocifs de la radioactivité, dont l’unité de mesure portera son nom.
Mais il fallut encore vingt ans avant que l’ampleur exacte des dangers réels
des radiations soit reconnue. Le hasard fait bien les choses mais ne termine
pas toujours son travail.
7
La loi de Benford

Les calculettes scientifiques utilisées par les matheux comportent toutes


une touche mystérieuse pour les nuls en maths, marquée des lettres « log »,
pour logarithmes. Ne me demandez pas à quoi elle sert, tout ce que je peux
vous dire, c’est qu’avant l’apparition de ces calculettes, on utilisait d’épais
et austères bouquins appelés « tables de logarithmes ».
Un jour de 1938, en regardant machinalement la tranche des tables de
logarithmes utilisées par ses étudiants, le mathématicien américain Frank
Benford remarque un détail minuscule mais inexplicable : les pages des
logarithmes correspondant aux chiffres commençant par 1 sont plus sales et
usées que les autres, comme si elles étaient plus utilisées. Il regarde mieux
et constate que plus on monte vers les chiffres commençant par 9, plus la
tranche des pages est propre. Le mystère s’épaissit quand, allant voir dans
les autres cours de maths, il remarque que toutes les tables de logarithmes
sont usées de la même façon, à croire que les étudiants ont une prédilection
pour les nombres commençant par un petit chiffre. Ce qui était illogique, il
n’y avait aucune raison pour que les chiffres utilisés dans les cours
commencent plus souvent par 1 ou 2 plutôt que par 8 ou 9.
Alors Benford cherche autour de lui, dans la vie quotidienne, il examine
toutes les listes de nombres sur lesquelles il tombe, cotations de la Bourse,
résultats sportifs, longueur des fleuves, bilans des sociétés, etc. pour en faire
des décomptes. Et il en tire cette conclusion déconcertante : oui, on
rencontre plus de nombres commençant par un petit chiffre. Il établit même
des statistiques très précises (voir graphique). Cette étrange vérité que
d’aucuns ont eu du mal à admettre s’appelle la loi de Benford et elle n’a été
mathématiquement démontrée qu’en… 1996. Tiens, encore un nombre qui
commence par 1.

Graphe de la loi de Benford : fréquence d'apparition de


chaque chiffre.
8
Le bestiaire des sciences

Si on s’amusait à faire la liste de tous les animaux qui ont été associés de
près aux travaux d’un scientifique et qui sont devenus aussi célèbres que
« leur » chercheur, on trouverait :

* Les pinsons de Darwin, de l’espèce Geospiza magnirostris, que le


savant a observés aux îles Galapagos et qui lui ont inspiré la théorie de
l’évolution.

* Les oies de Lorenz, que le chercheur allemand éleva comme ses


enfants, qui le suivaient partout même la nuit, et qui permirent de
fonder la science du comportement animal, l’éthologie.

* La mouche de Morgan, de son vrai nom « drosophile », en fait des


milliers de mouches que le biologiste américain a fait muter sous
toutes les formes pour comprendre le fonctionnement du code
génétique – ce qui était plus facile qu’avec des vaches ou des
ptérodactyles, j’en conviens.

* Le chien de Pavlov, en réalité toute une série de pauvres canidés que


le Prix Nobel russe asticotait à longueur de journée en disant
« sussucre sussucre » sans rien leur filer, tout ça pour établir la réalité
des réflexes conditionnés.

* Les grenouilles de Jean Rostand, cobayes batraciens de ses


recherches biologiques, qui l’ont rendu aussi populaire que sa pipe, sa
moustache et son engagement pacifiste.

À ceux-ci, il faut ajouter les animaux qui n’ont pas payé de leur personne
mais ont juste servi de métaphore à des scientifiques, comme le chat de
Schrödinger ou la tortue de Zénon. Finalement, ça ne fait pas une grosse
arche de Noé… Sauf si on profite de cette occasion pour rendre hommage
au cobaye proprement dit, Cavia porcellus, docile petit cochon d’Inde, ainsi
qu’aux millions d’autres rongeurs, rats et souris albinos, qui, sans jamais
être associés à une star de la science, ont contribué à faire avancer le
progrès scientifique dans tous les laboratoires anonymes du monde, bien
qu’on leur ait rarement demandé leur avis. Mais on fait pas d’omelette sans
fouetter un chat.
9
Le truc du bilboquet

Vous connaissez le jeu du bilboquet. Il revient à la mode parce que c’est


un objet tout simple en bois, assez joli, et surtout dont la conception est très
ancienne, puisqu’on le signale en France dès le XVIe siècle. Je ne vous
apprends rien, il s’agit de jeter la boule en l’air et de la rattraper avec la tige
de son support en visant l’orifice aménagé dans la boule.
Mais c’est très difficile. Le gros problème, c’est que lorsque l’on jette la
boule, elle se tortille dans tous les sens et elle se présente rarement au-
dessus de son support dans la bonne position.
Mais j’ai toujours ma copine la physique dans le coin, prête à me donner
un coup de main ou un bon conseil. Là, elle m’a suggéré de faire ceci : de
laisser pendre la boule, de la saisir et de la faire tourner sur elle-même,
assez longtemps pour que la ficelle soit presque tordue. De relâcher,
d’attendre que la boule prenne un maximum de vitesse de rotation, et hop !,
de la lancer. Miracle ! À tous les coups l’on gagne ! Bon, pas vraiment à
tous les coups mais notablement plus souvent.
L’explication vient d’un principe
mécanique élémentaire : tout corps lancé en rotation tend à conserver son
axe de rotation. Pour faire simple, quand il bouge comme ça :
il a moins envie de bouger comme ça :
Le nom scientifique complet de ce principe est « conservation du
moment de rotation ». C’est lui qui fait tenir les toupies en équilibre, et qui
est aussi à la base d’un instrument utile appelé gyroscope.
Pour le sentir dans votre chair mieux qu’avec une console, c’est
simplissime : tenez une roue de vélo des deux mains par son axe, une main
de chaque côté, demandez à quelqu’un de la faire tourner, puis tentez de
modifier son axe de rotation en la penchant à droite ou à gauche : vous
sentirez l’étonnante résistance de la roue qui refuse de changer d’axe. Bon,
la récré est finie, n’oubliez pas de remonter votre vélo avant de
l’enfourcher.
10
La bulle
du capitaine Haddock

Dans notre série « Les prodiges de la physique-chimie dans votre


cuisine », voici : la bulle d’huile en apesanteur.
Pas besoin d’être chimiste pour savoir ça : il y a des produits qui se
mélangent et d’autres qui ne se mélangent pas. De l’eau et du vin se
mélangent – les chimistes disent qu’ils sont « miscibles ». Par contre, c’est
bien connu, l’huile et l’eau ne se mélangent pas. Et, particularité
supplémentaire, lorsqu’on met de l’huile dans de l’eau, l’huile remonte vers
la surface. Elle flotte, car elle est bêtement plus légère que l’eau – on dit
que sa densité est inférieure à celle de l’eau. Mais prenons de l’alcool à
brûler du commerce, celui qu’on utilise dans les services à fondue, par
exemple. Sa densité est encore inférieure à celle de l’huile, autrement dit il
est encore plus léger que l’huile. Mais lui, il est miscible avec l’eau, et donc
si je mélange les deux dans un verre, un peu plus d’alcool que d’eau, en
tâtonnant un peu, je peux obtenir un liquide dont la densité sera égale à
celle de l’huile. Alors, suspense insoutenable, que va-t-il se passer si je
verse délicatement de l’huile dans le mélange ?
Ceci : une sphère parfaite en suspension au milieu du verre. C’est
féerique ! Si vous rajoutez de l’alcool dans le récipient, la densité du
mélange baisse, l’huile devient plus lourde que le mélange, la bulle
descend ; vous rajoutez de l’eau, la densité du mélange augmente, l’huile
devient plus légère que le mélange, la bulle monte.

Quant à la forme parfaitement sphérique que prend l’huile, disons pour


faire simple que la bulle correspond à la surface minimum imposée par les
lois de la tension de surface, et que le volume d’équilibre de tous les fluides
dans ce cas, c’est une boule. Si on renversait du vin dans l’espace, hors de
toute pesanteur, il prendrait aussi la forme d’une boule. Et ça rappellerait à
tous notre enfance heureuse avec le capitaine Haddock. « Whisky !
Reviens ! »
11
Histoire
de calendriers

C’est connu, le meilleur moyen mnémotechnique pour se rappeler quels


mois de l’année ont 31 jours, c’est de joindre vos deux poings fermés : les
bosses correspondent aux mois de 31 jours, les creux aux autres :

* Janvier, 31 = bosse
* Février, 28 (ou 29 les années bissextiles) = creux
* Mars, 31 = bosse
* Avril, 30 = creux
* Mai, 31 = bosse
* Juin, 30 = creux
* Juillet, 31 = bosse, on passe à l’autre main
* Août, 31 = bosse
* Septembre, 30 = creux, etc.
Et surgit alors la question que tout le monde s’est un jour posée :
pourquoi cette belle alternance – un mois court / un mois long – est-elle
gâchée par juillet et août, tous deux de 31 jours, qu’heureusement nos
poings joints nous permettent de restituer ? Ce petit détail bizarre est le
résultat d’une histoire de préséance.
Jules et son mois de Julius.

L’ancêtre de notre calendrier, le premier calendrier romain, était dit


« Julien », du nom de son auteur, le grand Jules César. Les mois se
succédaient alors, un court, un long, d’un bout à l’autre, tout bien, et pour
remercier Jules, on donna son nom au mois de Quintilius, qui devint Julius,
qui devint juillet. Mais un des successeurs de Jules, l’empereur Auguste,
travailla lui aussi à perfectionner le calendrier, et méritait, lui aussi, un mois
à son nom. On lui attribua précisément le mois suivant, Sextilis, qui devint
Augustus et, plus tard, août. Mais dites voir, pourquoi l’empereur Auguste
aurait-il droit à un mois plus petit que Jules, à un mois au rabais, à un mois
en promo ? Il est plus minable que César, c’est ça ? Oh non ! Si ce n’est
qu’une question de jours, on va lui en rajouter un, pas de problème. Et on
rajouta un jour à août, qui se retrouva avec 31 jours, et on décala les autres
mois jusqu’au 31 décembre, c’est pas compliqué. Bon. Bon bon bon. Mais
du coup, on se retrouve avec un jour de trop dans l’année… On n’a qu’à
l’enlever à février, il est déjà amoché avec son jour en moins à cause des
années bissextiles, ça se verra pas. Et février, à qui on ne demanda pas son
avis, se retrouva avec 28 jours, 29 les années bissextiles, et voilà le travail.
C’est ainsi que le calendrier toujours en usage repose sur ce qu’il faut bien
appeler un bricolage protocolaire.
Auguste et son mois d'Augustus.
12
La grosse cellule

Lorsque les biologistes ou les généticiens veulent pratiquer une


intervention dans une cellule, ils doivent se munir de microscopes très
sophistiqués et d’instruments de précision très coûteux. Plus fort que les
médecins philippins, vous pouvez procéder vous-même au prélèvement
d’un noyau cellulaire et à son implantation dans le cytoplasme d’une autre
cellule avec vos seuls doigts. Déjà, rien que pour vous procurer la cellule,
vous n’avez pas besoin de cultures cellulaires longues et onéreuses : il vous
suffit de descendre à l’épicerie du coin.
On a tendance à l’oublier, un œuf de poule est une cellule unique, c’est
même la plus grosse cellule de la Création si l’on excepte les œufs d’oie, de
canne et d’autruche, mais y’en avait pas à l’épicerie. Pour ouvrir cette
cellule, rien de plus simple, il suffit de la casser ; l’intérieur présente tous
les aménagements conformes d’une cellule honnête : noyau, cytoplasme.
Séparer le noyau du cytoplasme, toute cuisinière sait le faire. Mettez le
blanc d’un côté, c’est un cytoplasme sans noyau, isolez le jaune, c’est un
noyau sans cytoplasme. Si vous mettez le jaune d’un œuf dans le blanc d’un
autre œuf, votre implantation est réussie !
D’accord, vous avez peu de chances d’obtenir un clone de poulet, mais le
principe est là. Il reste toutefois une question bête. Avec une cellule aussi
grosse, on peut se demander sérieusement s’il n’est pas plus facile d’y
pratiquer les manipulations adéquates. Pourquoi les biologistes n’utilisent-
ils pas le jaune d’œuf pour leurs recherches ? La réponse est tout aussi
bête : parce qu’il est jaune, justement. C’est précisément en raison de son
énormité que l’œuf de poule est difficile à manipuler. Car même dans un
noyau énorme, l’ADN de la poule a la même taille que celui des copains
des autres espèces : microscopique. Et donc repérer les chromosomes dans
une telle masse biochimique opaque relève de la loterie. Finalement, la
meilleure chose à faire avec la plus grosse cellule de la Création, c’est d’y
mettre des champignons pour en faire une omelette.
13
Les centres

Quand ils se retrouvent dans un trou perdu, ce que les touristes aiment
bien, c’est que ce trou perdu ait quand même quelque chose qui le distingue
du trou perdu d’à côté. Comme ça, ils n’auront pas voyagé pour rien. On a
donc inventé les points géographiques remarquables dans des endroits qui
n’ont en apparence rien de particulier. Le point le plus au nord de l’Europe,
le plus au sud de l’Angleterre, le plus à l’ouest de ma sœur… et surtout, on
a inventé les centres.
Le centre par les diagonales.

Par une curieuse pulsion géométrique, les touristes aiment bien les
centres. Le centre de la France, par exemple, est censé se trouver à Saint-
Amand-Montrond ou Bruère-Allichamps, c’est selon, parce que les
centristes ne sont pas d’accord entre eux ; celui de la Belgique à Nil-Saint-
Vincent, là on est sûr. Un juste milieu n’est pas toujours facile à trouver, et
le centre d’un pays est une notion difficile. On peut tracer des diagonales,
mais doit-on y inclure les îles et les possessions lointaines ? Si on en tient
compte, le centre de la France est quelque part dans l’océan Indien. Si l’on
n’en tient pas compte, le centre de gravité donne de bons résultats : vous
mettez sur une pointe la forme du pays découpée dans du carton et vous
cherchez l’équilibre ; quand il ne bouge plus sur sa pointe, le centre est là.
Si vous êtes vraiment décentré, ne désespérez pas. En cherchant bien,
vous pouvez toujours être le centre de quelque chose. Il y a quelques
années, la ville de Montreuillon dans la Nièvre s’était découverte centre de
la zone euro, quel privilège ! Ils ont donc élevé un monument que les
touristes venaient visiter en car. Authentique ! Las, avec l’élargissement
monétaire qui a suivi, le centre a changé de place ! Où est-il maintenant ? Et
qu’est devenu le monument de l’ancien centre ? Que de questions
passionnantes ! Que de buts d’excursion !
Le centre par la gravité.
14
La tête de Charpak

Au début des années 1980, le physicien français Georges Charpak


travaillait avec ses collègues à un nouveau procédé d’imagerie médicale
consistant à faire traverser la barbaque par des particules accélérées, la
déviation des trajectoires donnant suffisamment d’informations sur les
tissus traversés pour en tirer une image. Le problème, c’est qu’il fallait un
accélérateur de particules à disposition, et comme on avait du mal à en
trouver de moins d’un kilomètre de diamètre, on n’avait pas encore
d’hôpitaux assez grands.
En attendant, le futur Prix Nobel français poussait ses recherches au
CERN (Organisation européenne pour la recherche nucléaire) de Genève où
il bombardait de particules des objectifs organiques divers et variés : œufs,
souris cancéreuses, cadavres de lapin, de chèvre, etc., jusqu’à avoir l’idée
d’essayer un jour avec une tête humaine. Justement, un de ses collègues de
Saclay, dans l’Essonne, en possède une dans un bocal à formol, pour des
raisons que l’histoire ne dit pas. Il accepte de prêter son bien, et c’est ainsi
que la tête se balade d’expérience en expérience, de laboratoire en
laboratoire, dans un sac de sport. À force on s’attache, les chercheurs
finissent par l’appeler « Mémé ». On a besoin de Mémé, aujourd’hui, ah
non, elle est prise au labo 4. Mais vient le jour où il faut rendre la tête au
collègue, et Charpak doit la convoyer de Genève à Saclay. Devant les
redoutables formalités administratives obligatoires pour le transport par
avion d’un corps humain, certes incomplet mais humain quand même, il
hausse les épaules, on n’arrête pas le progrès en marche, et il colle Mémé
dans son sac Adidas comme d’habitude, ni vu ni connu. Les scientifiques
sont des malins, surtout les Prix Nobel, aussi, avant de refermer le sac,
Charpak et ses copains prennent soin de vérifier que Mémé n’a ni plombage
ni appareil dentaire qui les trahirait au contrôle des bagages, et roule
cocotte. Tout se passe comme prévu, sauf que repérant le gros bocal, la
fliquesse de service s’avise de faire du zèle et s’enquiert de son contenu.
On imagine bien la scène, le hurlement d’horreur, la panique, les flics en
position de tir, on le tient ! L’éventreur du Léman ! Le boucher de
Neuchâtel ! Le serial killer qui débite ses victimes et les met en bocaux
pour en faire des tartiflettes à l’Appenzeller ! Et l’autre qui devait crier son
innocence : Mais non ! attendez ! c’est Mémé !
In extremis, il se rappelle posséder une lettre d’un toubib qui participait à
l’expérience et qui mentionne la tête, comme un certificat d’origine en
quelque sorte, lettre qui retarde un peu l’exécution sommaire, mais pour
repartir, il a fallu au physicien attendre des heures, histoire qu’on procède à
quelques vérifications bien senties, auprès du CERN, des hôpitaux, du
ministère, etc. La recherche est une quête héroïque.
15
Le chat
de Schrödinger

En 1935, le physicien allemand Erwin Schrödinger eut l’idée d’utiliser une


métaphore simple pour mettre en évidence un des paradoxes de la physique
quantique. Voici les ingrédients : un chat de bonne composition, une grande
boîte opaque avec un couvercle, une fiole de poison, un dispositif pour
casser la fiole qu’on représente par un marteau, et l’objet principal, un
caillou faiblement radioactif. C’est-à-dire que de temps en temps, selon
l’humeur, ce caillou va émettre une particule. Maintenant, on va imaginer
que le marteau est doté d’un détecteur de particules et d’un ressort : si une
particule est détectée, il s’abat. Jusqu’à présent tout est clair. Dans notre
boîte, on met donc le caillou radioactif, la fiole de poison, le marteau à
détecteur juste au-dessus, et le chat, en lui demandant de ne toucher à rien.
On referme, on attend un moment, et en attendant, on récapitule : si une
particule a été émise par le caillou, le marteau l’a détectée, il est tombé sur
la fiole, le poison s’est répandu, le chat est mort, vous pouvez alerter la SPA
et Brigitte Bardot. Si aucune particule n’a été émise, il ne s’est rien passé.
Ça va ? Vous suivez toujours ? C’est là que ça devient fantastique.
Car, nous dit Schrödinger, les lois de la physique quantique impliquent
que dans la boîte fermée, et tant qu’elle restera fermée, il n’y a pas l’une ou
l’autre possibilité, mais les deux en même temps : une particule à la fois
émise et non émise, une fiole à la fois cassée et intacte, un chat à la fois
mort et vivant. Ce n’est que le regard de l’observateur à l’ouverture de la
boîte qui tranchera, ce n’est qu’à ce moment que la réalité double deviendra
réalité unique. Si le paradoxe d’une particule émise et non émise n’a pas de
quoi passionner les foules, un chat mort-vivant, par contre, frappe plus
facilement les imaginations. Car depuis 1935, on a tout dit et tout fait sur
cette métaphore sauf une chose : la réaliser pour de vrai.
16
Le cœlacanthe

Il existe des espèces animales qu’on croyait disparues depuis des millions
d’années et qu’on retrouve par hasard bien vivantes et en pleine forme dans
un trou perdu, coucou nous revoilà, et est-ce que les Beatles ont sorti un
nouveau disque ? L’exemple le plus célèbre est un genre de sorte de poisson
au nom difficile, qui s’écrit « cœlacanthe » mais se prononce « célacante ».
On ne le connaissait que grâce à des fossiles datant de 300 millions
d’années, et on l’estimait disparu depuis 60 millions d’années.
Quand, en 1938, un pêcheur du sud-est africain ramène cette drôle de
sardine dans ses filets, il n’a jamais vu ça et se demande vraiment d’où ça
sort. Un truc énorme qui ressemble bien à un poiscaille, très moche, avec
des organes bizarres et qui mesure quand même 1,80 m de long ! C’est un
hasard étonnant qui a voulu que la conservatrice d’un musée sud-africain
passe ses vacances dans le coin : quand le pêcheur lui montre sa découverte,
elle en fait un dessin et l’envoie à un copain paléontologue. Celui-ci croit à
une blague, avant de sauter au plafond quand il reconnaît le fossile. Il lui
faudra quand même quatorze ans pour en trouver un deuxième, mais la
vérité s’impose : l’espèce n’a pas disparu, elle existe toujours, et elle
connaît son heure de gloire dans les labos de paléontologie du monde entier.
C’est après, que l’histoire contemporaine du cœlacanthe est moins drôle.
Qui dit célèbre dit recherché, car possibilité de pépettes, et on en a donc à
ce jour pêché plus de deux cents, pour fournir musées et collectionneurs du
monde. On dit même que Saddam Hussein en avait un.
Or, les spécialistes estiment à cent cinquante le nombre d’individus
restants, ce qui fait que le rescapé de l’évolution n’en a peut-être plus pour
longtemps à l’être, rescapé.
17
Le spectre
de Crookes

Quand on parle de spectre en science, on évoque généralement des


décompositions de la lumière, optiques ou chimiques. Le spectre dont nous
allons parler appartient à la fois au monde de l’au-delà et au monde
scientifique, car il fut découvert par l’un des plus grands physiciens anglais,
Prix Nobel, inventeur de cet objet barbare qui s’appelle « tube de
Crookes », un machin plein de vide où on fait des tas d’étincelles dedans
pour trouver plein de choses importantes.
Quand il ne s’occupait pas des gaz et des flux électriques, William
Crookes s’occupait des esprits, des fantômes, des ectoplasmes. Spirite
convaincu, il fut subjugué au début du XXe siècle par les talents d’une
médium nommée Florence Cook. Non seulement Florence était capable
d’entrer aisément en communication avec l’au-delà, mais elle faisait
apparaître devant le professeur avec une déconcertante facilité un esprit
particulier, toujours le même. Cet esprit s’incarnait dans une jeune fille
vêtue de blanc, qui disait se nommer Katie King, répondait aux questions
du savant avec une remarquable bonne volonté et, mieux, n’opposait
aucune objection à se laisser photographier, comme en témoignent les
clichés réalisés par le savant lui-même. On y voit Crookes en compagnie de
sa copine désincarnée photographiée sous toutes les coutures, et même
examinée par un médecin, le docteur Gully. Si tous les esprits étaient aussi
coopératifs, nul doute que le spiritisme serait de nos jours une science plus
en pointe que la génétique.
Crookes, en compagnie du spectre Katie King. Une
des nombreuses photos que le physicien prit lui-même.

Bien sûr, nul n’était besoin d’être scientifique chevronné pour remarquer
que le fantôme Katie King ressemblait beaucoup au médium Florence
Cook, que la Florence Cook en question ne pouvait entrer en transe que
dans une loge masquée par des rideaux, loge de laquelle sortait Katie King
tout de blanc vêtue. L’entourage et les collègues du physicien ne se
privèrent pas de souligner la grossière supercherie. Mais Crookes s’entêta,
jusqu’à tenter de prouver scientifiquement la réalité de Katie King, tests et
appareils de mesure à l’appui. Son effet le plus notable fut d’amener
quelques années plus tard un historien à une désopilante constatation : tout
compte fait, le résultat final de toute l’affaire était que Crookes passait avec
la jolie médium autant de temps qu’il voulait sans que personne ne pense à
mal, et surtout pas sa femme, spirite encore plus convaincue que lui, mais
qu’on disait très jalouse. D’où l’idée que le physicien avait, pour entretenir
une liaison avec la belle Florence Cook en toute impunité, trouvé un
système encore plus génial que les plus fameuses de ses découvertes. Mais
ce n’est malheureusement qu’une supposition.
18
L’île aux Cochons

En France, la cartographie du territoire national est confiée à un institut


qui édite les cartes, l’IGN. Mais la France possède des miettes de cailloux
dispersés dans le monde, certains très, très loin, que l’IGN est tenu de
cartographier aussi, comme toute portion du territoire français.
Un de ces cailloux s’appelle l’archipel des îles Crozet, perdu au milieu de
l’océan, vers l’Antarctique. Cet archipel n’est habité que par une trentaine
de scientifiques. À l’écart de l’archipel principal, il y a un îlot,
complètement désert, Crozet des îles Crozet, ignoré de tout le monde, sauf
des tempêtes, qui s’appelle l’île aux Cochons. Mais cet îlot est partie
intégrante du territoire français, il doit donc être cartographié aussi, et
l’IGN publie donc une carte de l’île aux Cochons, qui se trouve
commercialisée sous la cote 4450 C.
Or, si l’on sait que non content d’être désert, perdu, oublié du monde,
quasiment inaccessible, l’archipel des Crozet bénéficie d’un des climats les
plus pourris de la planète, du genre trois cents jours de tempête par an, on se
dit que cette carte ne va pas servir à beaucoup de randonneurs. Mais l’IGN
a fait son travail, il a envoyé un avion faire des photos aériennes, même si,
ce jour-là, rien d’étonnant, il faisait moche comme d’habitude, et, vu le prix
et le risque, on n’allait pas renvoyer l’avion pour trente-six passages. Alors
la carte de l’île aux Cochons est peut-être la seule carte du monde, en tout
cas la seule de France, à comporter des zones blanches baptisées
« nuages ». Une partie du territoire français n’est pas cartographiée à cause
des nuages ! On ne sait pas ce qu’il y a en dessous ! Si ça se trouve, y a
quelque chose d’extraordinaire, un golf, une raffinerie, un parc
d’attractions, Manchotland, réservé aux sphéniscidés !
Évidemment, le plus simple pour avoir des explications, ce serait d’aller
à l’IGN pour le leur demander. Mais imaginez que le jour où je voulais y
aller, le ciel était tout gris et tout couvert. Alors j’ai préféré rester au lit.

Carte IGN 4450 C, détail.


19
Cuite chinoise

Si je vous dis que les Asiatiques sont plus sobres que les Occidentaux,
vous allez dire que c’est un cliché qui repose sur une généralisation hâtive.
Si je vous dis que les Asiatiques sont des petites natures qui supportent
moins l’alcool que nous, les vrais hommes du reste de l’humanité, vous
allez dire que c’est du racisme. Eh bien ce n’est ni l’un ni l’autre, c’est juste
deux façons de dire une même réalité. Car c’est un fait. Étrange, mais avéré.
Pour l’expliquer, il faut comprendre ce qui se passe quand on se prend
une cuite, ou juste un verre. On boit une molécule qui ressemble à un
personnage de dessin animé japonais, genre petit chien stylisé. C’est une
molécule d’éthanol : deux atomes de carbone, un d’oxygène et six
d’hydrogène.
Une molécule d'éthanol, C H O. Deux atomes de
2 6

carbone (noirs), un d'oxygène (gris) et six d'hydrogène


(blancs). On croirait l'entendre aboyer.

L’éthanol, c’est le nom scientifique de l’alcool, celui qu’on trouve dans la


bière, le vin et toute boisson alcoolisée – à la vôtre. L’alcool a des effets
bien connus. Jetons un voile pudique sur son abus, et intéressons-nous à son
élimination, ooh ma tête. C’est le foie qui fait l’essentiel du travail, en
transformant l’alcool en – excusez le mot barbare – acétaldéhyde, lequel
acétalmachin devient de l’acétate, que je sais pas non plus ce que c’est mais
c’est très facile à nettoyer ; quand le foie en est là, il a fini son boulot.
Eh bien, près de 50 % des Asiatiques possèdent un variant génique qui
empêche leur foie de métaboliser l’acétaldéhyde en acétate. Résultat, leur
tolérance à l’apéro, même dînatoire, est très limitée, et quand ils veulent se
déchirer la tronche, c’est plutôt avec du thé vert. En tout cas, pour la
tournée des grands shoguns (équivalent des ducs, par là-bas), choisissez
plutôt des convives qui soient dans les autres 50 %.
Quand on dit que les Asiatiques sont sobres, c’est donc vrai, mais leur
mérite est diminué de moitié.
20
Les amours
de Marie

Les scandales people, les scientifiques n’en connaissent pas beaucoup,


pourtant ils ont des stars comme les autres. Marie Curie était l’une de ces
stars pendant la première moitié du XXe siècle. En France, elle n’était pas
bien vue par tout le monde. D’abord, c’était la première femme scientifique
à avoir reçu le prix Nobel, à une époque où il était plutôt conseillé aux
femmes de rester à leur place à la cuisine. Ensuite, elle était polonaise et on
n’aimait pas trop qu’une étrangère vienne nous donner des leçons.
Lorsqu’elle se retrouve veuve en 1903, elle est encore jeune. Elle
continue ses recherches seule, puis de plus en plus souvent avec une autre
star de la science, le physicien Paul Langevin. Arriva ce qui devait arriver,
Marie tombe amoureuse de Paul. Le drame, c’est que Langevin était lui-
même marié, malheureux en amour, mais père de famille. De nos jours, il
n’y aurait pas de quoi fouetter un chat radioactif, mais à l’époque, c’était un
scandale. Alors, le couple illégitime file un amour clandestin, le plus discret
possible. La photo page suivante du congrès Solvay de 1911 n’a pas été
prise par un paparazzi. On y voit Marie, sagement assise à côté de Poincaré,
tandis que Paul Langevin discute avec Einstein. Qui se douterait, hein ?
Mais, triomphe de l’hérésie, voilà qu’on parle de Marie pour un deuxième
prix Nobel ! Ce qui n’est encore jamais arrivé à aucun scientifique ! En plus
d’être la première femme nobélisée, ça serait la première scientifique à
recevoir deux fois le prix tant convoité ! Alors, des gens bien intentionnés
font éclater le scandale, une campagne de presse ordurière et xénophobe se
déchaîne, à côté de laquelle nos modernes diffamations sont d’innocentes
chansonnettes. On conspue la métèque voleuse de mari, briseuse de famille.
Tout le monde s’en mêle, l’Institut, le ministre de l’Éducation nationale qui
réclame le retour de Marie en Pologne. Malgré ses airs supérieurs, c’est rien
qu’une traînée qui tient mieux sur son dos qu’un électron sur sa couche et
qu’on va renvoyer se refroidir les idées dans son pays. Bon, le temps passe,
l’affaire finit par se tasser, mais l’énormité n’est pas là. L’énormité, c’est
qu’il va se trouver des membres du jury Nobel pour prêter à ces
vociférations une oreille attentive. Avant la remise du prix, un membre de
l’académie Nobel écrit à la physicienne que, tout compte fait, on ne va tout
de même pas nobéliser une pouffe – enfin, en termes plus choisis.
La magnifique Marie répond par une lettre qui trône assez haut dans le
hit-parade de la dignité : « Le prix m’a été décerné pour la découverte du
radium et du polonium. Je ne puis accepter de poser en principe que
l’appréciation de la valeur d’un travail scientifique puisse être influencée
par des calomnies concernant la vie privée. » Et toc. Marie a eu son
deuxième prix Nobel, et c’est peut-être à partir de ce jour que les paparazzis
ont laissé les scientifiques tranquilles.
21
La datalogie

La datalogie est une science que je viens juste d’inventer et qui consiste à
collectionner les dates remarquables. Remarquables non pas par les
événements qui s’y sont déroulés mais par leur apparence quand on les écrit
en chiffres. Ce début de siècle en est une véritable mine.
Par exemple, les dates à triple bégaiement y ont proliféré, vous n’avez
pas oublié le 3 mars 2003 qui s’écrit en chiffres abrégés 03/03/03, ni le
04/04/04 ou le 05/05/05, mais c’est fini pour un moment, car ce prodige ne
se reproduit que douze fois par siècle, du 01/01/01 au 12/12/12. Le prochain
01/01/01 tombera donc le 1er janvier 2101. L’année 2013 est aussi la dernière
où trois numéros se suivent, le 11/12/13, mais ils se sont suivis en ordre
décroissant la dernière fois le 13/12/11.
On peut se consoler avec d’autres curiosités comme le double
bégaiement, quand on écrit 20/12/2012. Pour revoir cet insignifiant
phénomène, il faudra maintenant attendre le 21/01/2101. Vous avez aussi
les dates palindromes, qui se lisent dans les deux sens, comme le
10/02/2001. La dernière était le 01/02/2010, je suis sûr que vous l’avez
ratée, la prochaine sera le 02/02/2020.
Évidemment, pour tous les datologues, le vrai prodige, la date culte, c’est
le 11 novembre 1111, qui s’écrit en chiffres 11/11/1111, huit fois le même
chiffre, mais personne à l’époque ne s’en est aperçu, et on n’utilisait même
pas encore le calendrier grégorien. Record absolu et unique, premièrement
parce que le 00/00/0000 n’a jamais existé, vu qu’il n’existe pas de jour ni de
mois 00 et que le calendrier ne commence qu’à l’année 0001,
deuxièmement parce que le 22/22/2222 ne viendra jamais, et troisièmement
qu’il ne sera dépassé que le 11/11/11111. Mais y aura-t-il alors encore des
gens assez fous pour user deux pages d’un respectable ouvrage à
commenter ce genre de stupidités ?
22
Découvertes
à tiroir

Dans l’histoire des découvertes scientifiques, il y a une catégorie à part,


qu’on pourrait appeler les découvertes à tiroir, ou découvertes en deux
temps. Ça commence toujours ainsi : un chercheur trouve un truc
formidable, et tout le monde s’en fout.
Prenez l’exemple du laser. Prévu par Einstein en 1917, il fut vraiment
réalisé dans sa forme actuelle par un Américain nommé Théodore Maiman,
en 1960. Le monde scientifique applaudit la prouesse, on trouvait ça très
joli, très astucieux, mais on ne voyait pas vraiment à quoi ça pouvait servir,
à part mettre l’ambiance dans les boîtes de nuit. Ce laser qui allait
bouleverser de nombreuses technologies fut rangé dans un tiroir pendant
quatorze ans ! Jusqu’à ce qu’on s’aperçoive qu’on pouvait s’en servir pour
lire les codes-barres, bien avant leur utilisation dans les supermarchés.
Après, ça n’a plus arrêté : armée, chirurgie, métrologie, CD, DVD… et
animation des boîtes de nuit.
Autre découverte à retardement : la particularité des empreintes digitales,
dont chaque individu possède un dessin unique, a été décrite en 1880 par
deux chercheurs nommés Faulds et Herschell, dans un magazine
scientifique américain. Dans l’indifférence générale. Avec des sanglots dans
la gorge, les deux chercheurs enterrent leur dossier, et ce n’est que seize ans
plus tard que le Français Bertillon, à la fois homme de science et policier,
comprit les avantages qu’on pouvait en tirer dans l’identification policière.

Un dernier exemple au futur. L’étonnante molécule ci-dessus, très


récemment découverte, porte le joli nom de « footballène fullerène »,
devinez pourquoi. Comme l’indique sa formule, C60, elle est composée
d’un assemblage creux et parfaitement sphérique de 60 atomes de carbone.
Ce n’est pour l’instant qu’une curiosité de laboratoire, mais la quasi-totalité
des chimistes est convaincue qu’un jour elle rendra des services
époustouflants.
Alors cette fois, attendons avant de refermer le tiroir et guettons-la au
tournant.
23
Doute

Le 16 juillet 1945, dans le désert d’Alamogordo au Nouveau-Mexique,


explosait la première bombe atomique de l’Histoire, aboutissement
d’intenses recherches secrètes dirigées par le physicien Robert
Oppenheimer sous le nom de code « Projet Manhattan ». Or ce jour-là, la
connaissance qu’on avait de la réaction en chaîne, tous ces atomes qui se
détruisent dans une escalade instantanée, libérant autant d’énergie que dans
le cœur d’une étoile, cette connaissance n’était QUE théorique.
On avait bien testouillé quelques masses critiques dans les labos de
physique atomique, mais lorsqu’on a allumé la toute première bombe, on ne
connaissait sa puissance, ses effets, ses conséquences, les retombées, les
radiations, que sur papier, en équations.
Par exemple, une théorie conjecturait que la réaction en chaîne, une fois
enclenchée dans l’atmosphère, pouvait passer des atomes de plutonium aux
atomes d’azote et que l’air ambiant pourrait exploser sur toute la Terre dans
un embrasement de plus en plus puissant que rien ne pourrait arrêter. Une
autre théorie disait que ce n’était pas possible.
Toujours est-il que lorsqu’on passa pour la première fois de la théorie à la
pratique, ce 16 juillet à 5 h 29 du matin, ce prodige qu’on allait
expérimenter, on l’avait deviné, calculé, prévu, mais on ne l’avait jamais
constaté. Et si la crainte de l’embrasement général avait été théoriquement
repoussée, Oppenheimer avouera par la suite, dans ses Mémoires, que tout
au fond de lui, il restait quand même un léger doute : et si les physiciens
s’étaient trompés ? Son ordre pouvait-il déclencher la fin du monde ?
Il fut pris d’un fugace tremblement au moment fatidique, et d’une petite
suée. Frissons ou sueur, on peut en tout cas constater avec des sentiments
divers que ce doute, aussi gênant fût-il, ne l’empêcha pas d’appuyer sur le
bouton. On l’a échappé belle : les physiciens ne s’étaient pas trompés.
24
Les édulcorants

Le hasard aime bien donner de temps en temps un petit coup de pouce aux
scientifiques, les mettant sur la voie d’une découverte. Mais parfois, le
hasard a bon dos. Qui fera la liste des découvertes importantes dues à la
seule négligence des chercheurs ? Tenez : si on ne prenait que l’exemple
des édulcorants de synthèse, on dirait plutôt que les chimistes sont des gros
dégueulasses.

Découverte de la saccharine
Fin XIXe siècle, un chimiste américain nommé Ira Remsen bosse avec un
collègue sur les dérivés de la houille. Le soir, il rentre chez lui sans se laver
les mains et se met à table. Tout en causant, il prend un bout de pain et
s’aperçoit que, tiens, il est sucré. Il n’y a rien de sucré sur la table, il n’a pas
manipulé de sucre, serait-ce des traces de son travail qui seraient restées sur
ses doigts ? Il retourne à son labo, vérifie, et découvre la saccharine qui
allait connaître le succès que l’on sait.
Mais elle avait encore quelques défauts et on l’améliora avec un
deuxième édulcorant célèbre, le cyclamate.
La saccharine. Une histoire bien salissante.

Découverte du cyclamate
En 1937, un autre chimiste américain, nommé Michael Sveda, travaille
sur la synthèse de médicaments antipyrétiques, c’est-à-dire destinés à lutter
contre la fièvre. Non seulement il travaille avec des mains toujours aussi
crades, ce qui est un peu fort quand on manipule des médicaments, mais en
plus, il fume. Avec ses doigts sales, il pose sa clope au bord de son établi, et
quand il la reprend, s’aperçoit qu’elle a un goût sucré. Il s’interroge,
constate que ce sont ses doigts sales qui ont déposé la substance
médicamenteuse sur le bout de la cigarette. Il cherche pourquoi cette
substance est sucrée, et trouve le cyclamate.
Mais ce deuxième édulcorant n’était pas encore parfait. Le plus célèbre
d’entre eux, l’aspartame, restait à découvrir.

Découverte de l’aspartame
En 1965, un autre chimiste, nommé Jim Slatters, toujours américain, est
lui aussi en train de travailler sur des médicaments, destinés cette fois à
soigner les ulcères gastriques, toujours sans se laver les mains. En pleine
manipulation, il veut tourner les pages d’un carnet de notes, n’y arrive pas,
et tout naturellement passe son doigt sur sa langue pour mieux y parvenir.
Vous avez deviné la suite.
Moi, je mange du sucre normal, je n’ai rien découvert, mais au moins j’ai
les mains propres.
25
Les ékranoplanes

Pour fabriquer un ékranoplane, prenez un avion honnête et coupez-lui les


ailes.
Si je vous dis que ce type d’appareil a connu son heure de gloire dans les
années 1960, vous allez m’accuser de raconter n’importe quoi, et pourtant,
regardez la photo ci-dessous. Ce n’est pas un montage, c’est un prototype
d’ékranoplane construit pour le transport de passagers, et dont l’Union
soviétique envisageait très sérieusement l’exploitation commerciale.
Cette curiosité de la technologie a commencé sa carrière le jour où un
physicien s’est aperçu qu’un appareil caréné comme un avion et muni de
moteurs adéquats pouvait bénéficier à la surface de l’eau d’un phénomène
physique appelé « effet de sol » ou « effet de surface ». La poussée des
moteurs soulève l’appareil au point de lui permettre de glisser sur une
pellicule d’air, ce qui élimine tous les tourbillons qui freinent les avions
normaux. Ce mélange d’avion, d’hydravion et d’aéroglisseur n’a pas besoin
d’ailes. L’important c’est le profilage, seuls des moignons d’ailes lui
suffisent. Et ça marche.
Bon. Enfin, ça marche très bien sur un lac calme, et suffisamment grand.
Évidemment, comme la planète n’offre que peu d’étendues d’eau de ce
type, l’ékranoplane n’a pas eu le succès attendu, et les quelques exemplaires
construits ont fini à la casse. Hormis chez quelques Américains
excentriques et têtus qui avaient repris l’idée pour leurs grands lacs,
l’ékranoplane avait entièrement disparu.
Et voilà qu’il ressuscite : le projet de BGV, Bateau à Grande Vitesse,
repose sur le même principe. Au détail près que lui n’est pas un avion sans
aile : c’est un bateau sans quille.
26
Étalons

À partir de la Révolution française, le système métrique s’est appuyé sur


un bout de ferraille. Le mètre, sur lequel le monde entier ou presque s’est
mis d’accord, était la distance qui séparait deux petites entailles sur ce bout
de ferraille. Mais un bout de ferraille reste un bout de ferraille, même en
platine, même iridié. Et bien des catastrophes peuvent lui arriver : la
dilatation, la torsion, la rétraction, ou pire, la destruction. On l’a donc
remplacé par une constante physique, qui a le grand avantage d’être
immatérielle, et donc invulnérable. Depuis 1983, le mètre est, attention
accrochez-vous : la longueur du trajet parcouru dans le vide par la lumière
en 1/299 792 458e de seconde. Donc la vieille tringle à rideaux ne sert plus à
rien.
Concentrons-nous sur un autre morceau de ferraille, l’étalon du
kilogramme.
Cet étalon-là, on n’a jamais trouvé de constante physique pour le
remplacer. C’est sur ce bout de métal que reposent encore de nos jours tous
les kilos du monde, le kilo de bananes aux Antilles, le kilo de caviar en
Russie, ou le kilo de cocaïne en Colombie. Ça veut dire que si par malheur,
il perdait quelques fractions de son poids, par rétraction, oxydation ou
régime anticholestérol, il faudrait changer tous les poids de la planète.
Autant dire que le vrai, le prototype original, est plus protégé que la vie
sexuelle d’un dirigeant chinois. Il est conservé sous trois cloches de verre
étanches au fond d’une armoire blindée dans le bunker des caves du Bureau
international des poids et des mesures, sis au pavillon de Breteuil à Sèvres,
près de Paris. C’est le dernier étalon matériel du monde. Il est tellement
protégé que personne ne l’a vu de ses yeux depuis la dernière vérification
en 1992. Peut-être qu’il n’existe plus et personne ne le sait. Mais pour
ouvrir l’armoire, il faut l’autorisation de cinquante pays…
27
La conjecture de Fermat

Un beau jour de 1637, un mathématicien nommé Pierre de Fermat écrit


dans la marge d’un bouquin une idée qui lui est venue comme ça, en lisant.
C’est l’énoncé d’un théorème assez simple qu’on appellera désormais
« conjecture de Fermat ». En gros, elle dit qu’un carré peut être la somme
de deux carrés, comme 5 puissance 2 (5², c’est-à-dire 25) qui est égal à
3²(c’est-à-dire 9) + 4² (c’est-à-dire 16). Ou, écrit en matheux :

C2 = A2 + B2
52 = 32 + 42
25 = 9 + 16
Mais en revanche, qu’un cube ne peut pas être la somme de deux cubes.

C3 ≠ A3 + B3
C’est d’ailleurs la même chose pour toute puissance supérieure à 2.

Cn>2 ≠ An>2 + Bn>2


Par un véritable sadisme de l’histoire, à côté de sa petite formule, Fermat
écrit : « J’ai découvert une démonstration assez remarquable de cette
proposition mais elle ne tiendrait pas dans cette marge. »
Et là, tenez-vous bien, cette petite démonstration qui ne tenait pas dans la
marge, il a fallu trois siècles et demi pour la trouver ! Des générations
entières de matheux se sont cassé les dents dessus, les plus grands
mathématiciens se sont penchés sur le problème, et des branches entières
des mathématiques sont nées des efforts pour le résoudre. Ce n’est qu’en
1993 qu’un Anglais nommé Andrew Wiles arrive au bout d’une
démonstration, monstrueuse pour les non-initiés, avec des détours
théoriques d’une complexité telle que je ne peux même pas essayer de vous
les décrire, en tout cas un million de fois plus complexes que le théorème
tout simple qui a servi de point de départ.
Donc, mathématiciens géniaux, pour le bien-être de vos confrères, par
pitié, quand vous annotez des livres, assurez-vous que la marge soit assez
grande.
28
Filet d’eau

Dans notre série « La physique sur votre évier », installez-vous au bord


d’un évier, justement, et laissez couler du robinet un mince filet d’eau. Plus
il est fin et régulier, mieux c’est. L’eau tombe en ligne droite, attirée par la
pesanteur, pas besoin d’avoir fait des études de physique pour savoir ça. De
même que pour dévier le filet d’eau de sa ligne droite, il n’y a pas trente-six
solutions. Soit vous faites obstacle avec un objet, soit vous soufflez dessus,
soit vous faites bouger le robinet, s’il est mobile. On n’imagine pas d’autre
moyen.
Il y en a pourtant un autre, aussi étrange qu’inattendu. Vous prenez une
règle plate en plastique, vous la frottez contre un tissu et vous l’approchez
du filet d’eau sans le toucher. Prodige : le filet d’eau dévie tout seul ! Et ça,
c’est plus difficile à expliquer.
Essayez, pour voir : quand vous frottez la règle contre votre manche,
vous produisez de l’électricité statique, on l’a tous fait au moins une fois,
pour s’amuser à soulever des bouts de papier, ou du polystyrène, ou des
cheveux. En arrachant les électrons du tissu, la règle devient chargée
négativement et attire les charges positives. C’est pareil avec l’eau, au détail
près que l’eau n’est pas un solide. C’est un liquide formé de molécules bien
connues, H2O, électriquement neutres avec toutefois une particularité : les
charges électriques qui s’équilibrent n’y sont pas réparties de manière
équitable. On appelle ça un « dipôle » chez les connaisseurs. Il y a un côté
plutôt positif et un côté plutôt négatif. Quand vous approchez la règle
chargée négativement, elle produit un champ électrique qui attire le pôle
positif des molécules d’eau au point de les faire changer de trajectoire.
Bon, assez joué, la vaisselle va pas se faire toute seule.
29
Coordonnées
ludiques

Avec l’aide d’un GPS, on peut s’amuser à repérer exactement un parallèle


amusant, par exemple le parallèle 50o 50’ 50”. Et tout aussi exactement un
autre méridien amusant, par exemple le méridien 4o 04’ 04”. Le point précis
situé à 50-50-50 nord et 4-4-4 ouest ne présente rigoureusement rien de
particulier (un jour, j’irai voir), mais on est content de l’avoir trouvé. Il en
est de même de la plupart des points géographiques remarquables, pour la
bête raison que les lignes des coordonnées sont arbitraires et, à l’exception
de l’équateur, ne correspondent à rien dans la réalité.
Le méridien d'origine, 0˚de longitude, matérialisé
à l'observatoire de Greenwich.

Les longitudes sont calculées sur toute la Terre à partir du méridien de


Greenwich, à cause de l’observatoire qui s’y trouve. On a matérialisé ce
méridien imaginaire sur le sol. Mais je pourrais décider, moi, de calculer la
longitude à partir du méridien 4-4-4, que j’appellerais le méridien de
Léandri. Ça marcherait exactement pareil.
L’équateur, lui, n’est pas une ligne arbitraire, puisqu’il correspond à la
circonférence de la Terre, à égale distance des deux pôles. Mais là encore, la
ligne de latitude 0o n’a rien de particulier sauf qu’on est censé faire une
grosse fête quand on la traverse en bateau.
Mais alors, direz-vous, avec tant d’histoires pour deux lignes virtuelles, à
leur intersection, il doit y avoir un mégamonument, un mégamusée, une
mégafête. Eh bien non. Le croisement des deux lignes est en pleine mer,
dans le golfe de Guinée. Au point de longitude zéro degré, zéro minute,
zéro seconde, et de latitude zéro degré, zéro minute, zéro seconde, il n’y a
rien. Que de la flotte, de l’écume, et peut-être quelques bouteilles en
plastique flottantes parce qu’on n’est pas très loin de la côte. La géographie
est une science ingrate.
30
Pénicilline

La légende raconte que le biologiste anglais Alexander Fleming découvrit


la pénicilline à cause d’une culture microbienne oubliée sous sa fenêtre
ouverte, contaminée par les spores d’une moisissure qui passaient là par
hasard.
Mais, à cette époque comme de nos jours, quand on découvrait une
culture contaminée, on la jetait simplement à la poubelle. Alors pourquoi ce
jour de 1928, Fleming, au lieu de la balancer aux ordures, l’examine-t-il à la
loupe ?
Parce que son attention a été attirée par un détail : la culture microbienne
est morte autour de l’endroit où la moisissure s’est développée. Et s’il
remarque ce détail, c’est qu’il est à l’affût. Il sait déjà que des substances
imprévues peuvent tuer les microbes ! et comment le sait-il ? Pour une
raison bien plus incroyable que la boîte oubliée sous la fenêtre !
Quelques années blus tôt, alors qu’on désesbérait de trouver des
substances cabables de tuer les bicrobes tout en étant inoffensives bour
l’hobbe, Flebing observe une culture bactérienne, bais il est enrhubé. Il
renifle, il a la goutte au nez, et il n’a pas de mouchoir. Il penche la tête et
paf, la goutte de son nez tombe dans la boîte, et il constate que la culture
bactérienne devient transparente, signe de sa mort ! Intrigué, il prend un
bocal de bouillon de culture bourré de belles grosses bactéries pétantes de
santé et il se mouche carrément dedans. Rebelote ! Il faudra quelques jours
encore pour comprendre que les bactéries sont tuées par un enzyme contenu
dans la morve et les larmes, que Fleming appellera le lysozyme.

Boîte de Petri avec un penicillium entouré d'une zone


" bacterie free ".

Malheureusement, ce lysozyme n’était pas encore la substance miracle


qu’il recherchait, il n’attaquait qu’une seule bactérie et pas bien méchante.
Mais le principal était là : l’attention de Fleming était aux aguets sur ce
genre de phénomène. Alors, quand il a découvert le vrai champignon killer
de microbes, le pénicillium, il avait déjà fait la moitié du chemin. À cause
d’une goutte au nez ! Chercheurs enrhumés, ne prenez surtout pas
d’antibiotiques !
31
Seuls

Les deux plantes représentées sur les photos ci-dessous sont


extraordinaires. Ce sont deux monstres de la classification botanique, deux
exceptions uniques en leur genre et en même temps leurs histoires sont
tellement symétriques que c’en est renversant.
Le welwitschia.
Le ginkgo.
L’une est un arbre très commun, qu’on peut voir dans de nombreux parcs
et jardins, le Ginkgo biloba, plus connu sous le nom d’« arbre aux cents
écus » à cause de la spectaculaire couleur de ses feuilles en hiver. L’autre
est une sorte d’énorme plante grasse pas très belle. On ne peut la voir qu’en
photo, car elle est si rare qu’elle n’a pas de nom commun, juste son nom
savant épouvantable à prononcer, Welwitschia mirabilis. Or, toutes les deux
sont des fossiles vivants. Leur espèce a traversé inchangée des centaines de
millions d’années pour parvenir jusqu’à nous, et toutes les deux ont des
caractéristiques biologiques si bizarres qu’elles ont donné des migraines
aux botanistes quand ils ont voulu les classer. À tel point qu’ils ont dû créer
pour chacune un genre spécial dont elles sont les seules représentantes.
Le ginkgo est parti de Chine et s’est acclimaté dans le monde entier.
C’est un conifère, mais il a des feuilles, pas des aiguilles, qu’il perd en
hiver. Il peut atteindre 40 mètres de haut et orne les parcs et jardins les plus
élégants, mais les arbres femelles produisent des fruits d’une odeur si
épouvantable qu’on essaie d’élever uniquement des arbres mâles. Et c’est
une loterie : rien ne peut distinguer les sexes avant la maturité.
La Welwitschia mirabilis, elle, ne dépasse pas 40 centimètres de hauteur
alors que son tronc peut atteindre 1 mètre de diamètre, elle vit dans des
déserts atroces où la température dépasse couramment les 60 oC, elle est très
laide à cause de sa forme torturée et surtout de ses feuilles mortes qui
persistent à l’état de filaments blanchâtres. Mais elle peut vivre, tenez-vous
bien, jusqu’à deux mille ans.
Enfin, ultime symétrie bizarroïde, le ginkgo, qui s’est multiplié sur toute
la planète, a disparu à l’état naturel dans sa région d’origine, tandis que la
Welwitschia mirabilis, qui n’existe que dans un seul point du monde, le
désert de Kalahari en Namibie, ne peut vivre nulle part ailleurs, et elle est
en train de disparaître lentement. Amis des exceptions, restez exceptionnels.
32
Mais où est donc passé Franklin ?

En 1845, la disparition de sir John Franklin, qui cherchait le passage


maritime dit du Nord-Ouest, entre l’Atlantique et le Pacifique, par le nord
du Canada, est de celles qui ont remué les foules. D’abord, Franklin était
une huile de l’amirauté britannique, parti avec deux vaisseaux construits
exprès et un tout nouveau système de boîtes de conserve révolutionnaire ;
ensuite, il avait une épouse qui l’attendait à Londres, et dont l’entêtement à
refuser de se dire veuve est presque devenu plus célèbre que son mari
disparu. Dix-neuf expéditions, quarante navires, dont huit ne reviendront
pas, huit millions de livres dépensées, des dizaines de morts, et quinze
années passeront avant qu’un certain McClintock, énième explorateur
envoyé au charbon par l’infatigable lady Jane, n’arrive à percer le mystère.
Détail devenu aussi célèbre que la marge de Fermat, au bout d’un cap
glacé, McClintock découvrit un message laissé par l’expédition perdue. Il
disait en gros « tout va bien » et donnait toutes les informations rassurantes.
Malheureusement, dans les marges du message, des gribouillis avaient été
ajoutés plus tard, beaucoup moins réjouissants, qui disaient en gros « tout
va mal ». Repassant sur les lieux onze mois après, dépourvus de papier ou
voulant laisser toute la chronologie, les hommes de Franklin avaient écrit
sur la même feuille la suite des événements : froid et scorbut, le
commandant mort avec quinze de ses hommes, les bateaux bloqués par les
glaces qui avaient été abandonnés, le reste des équipages qui partait à pied
vers le sud.
Aucun n’avait survécu.
Des années après McClintock, on trouvera encore de-ci de-là des vestiges
de l’expédition Franklin, conservés par les tribus esquimaudes. Puis
l’histoire se figera dans les livres. Cent vingt ans plus tard, en 1986, une
expédition conduite par un certain docteur Beattie exhuma à l’île Beechey
les corps de trois marins de l’expédition Franklin, parfaitement conservés
par le froid. Il eut l’idée d’en faire une autopsie. Elle révéla que, foin du
froid et du scorbut, les trois marins étaient morts d’une intoxication à
l’oxyde de plomb, vraisemblablement due aux fameuses boîtes de conserve
métalliques dont l’expédition était si fière.
33
Il est rond,
mon galet !

La plus grosse concentration de galets, le long des plages bordant les


falaises comme celles de Normandie, vient des veines de silex libérées par
la craie quand celle-ci se dissout sous l’effet de l’érosion. À voir les vagues
qui roulent les galets, le bon sens de tout un chacun tend à conclure que
c’est ce brassage qui donne aux cailloux de silex cette forme ronde, comme
une gigantesque polisseuse. Et c’est une erreur. Il suffit de se balader le
long d’une rivière dans le lit de laquelle on trouve aussi des galets. Ceux-là
sont tout aussi arrondis, mais ils ne sont ni roulés, ni brassés par aucune
vague ! En fait, ce n’est pas le frottement des galets entre eux qui est le plus
abrasif, c’est le sable. C’est le sable charrié par l’eau des rivières qui abrase
les galets des rivières, c’est le sable brassé par l’eau de mer qui abrase les
galets des plages. Même si, évidemment, le charivari dû aux vagues n’y est
pas pour rien.
Quand on contemple les montagnes de galets à Dieppe ou à Étretat, on a
peine à imaginer que cette abondance cache en fait une raréfaction. Pendant
des siècles, le galet a été utilisé dans le terrassement, la maçonnerie et dans
d’autres industries qui en tiraient de la silice. Au XIXe siècle, parmi les petits
métiers, on trouvait les ramasseurs de galets, qui parcouraient les plages
avec des charrettes tirées par des ânes et récoltaient des galets choisis (Oh,
le beau ! Comme il est tendre et juteux !) pour alimenter les usines ou
simplement pour écrire dessus « Souvenir de Fécamp ». Cette passionnante
activité a décliné dans la première moitié du XXe siècle et a fini par
disparaître. Les derniers ramasseurs de galets professionnels s’appelaient
M. & Mme Marcassin, ils travaillaient au Tréport et ont pris leur retraite sans
succession en 1985. Heureusement pour eux, car, à quelques mois près, ils
allaient en prison. En effet – est-ce lié ? –, cette même année, on est passé
de l’exploitation à l’interdiction. Devant l’alerte que constituait la
diminution des galets dans certains secteurs du rivage, une loi (ou des
arrêtés municipaux, je ne sais pas exactement) a interdit le ramassage des
galets, sauf dans un coin particulier de l’estuaire de la Somme où une PME
continue à les exploiter.
34
Le gyroptère

Au début du XX siècle, alors que l’aviation en pleine expansion stimulait


e

l’imagination humaine et la créativité des techniciens, les chercheurs


louchaient vers tout ce qui était susceptible de voler, même vers des trucs
hautement improbables.
C’est ainsi que des ingénieurs français contemplatifs, nommés Rouilly et
Papin, rêvassaient en regardant tomber les graines de l’érable – vous savez,
ces petits papillons qui chutent à l’automne.
Dotées par la nature d’une aile profilée, elles planent en tombant, et ce
vol en spirale leur permet d’étendre leur dispersion. Si on peut planer ainsi
en descendant, se disent les ingénieurs, pourquoi, avec un moteur, ne
pourrait-on faire la même chose dans l’autre sens ? C’est ainsi que naquit le
gyroptère, un des prototypes les plus délirants de toute l’histoire de
l’aviation. Car l’armée française finança le projet : Rouilly et Papin purent
donner corps à leur fantasme.
Le gyroptère avait la forme de la graine d’érable, avec le même équilibre.
À la place de la graine : le moteur et la nacelle du pilote, où était fixée cette
aile unique et creuse, semblable à celle de la plante. Le moteur envoyait de
l’air à l’intérieur, le souffle sortant à l’extrémité faisait tourner l’aile. Et
cette rotation était censée faire envoler l’ensemble. Un dispositif faisait
tourner la nacelle dans l’autre sens pour éviter au pilote d’avoir le tournis.
En dehors de quelques éclaboussures au milieu d’un lac, les essais ne
furent pas très concluants, et le gyroptère, dont jamais personne ne reprit
l’idée, rejoignit le panthéon des projets fous mais tellement poétiques.
35
Haines scientifiques

Si les scientifiques sont des humains comme les autres, on peut dire que
dans leur immense majorité ils sont souvent plus calmes et plus
raisonnables que la moyenne. Par exemple, quand des scientifiques se
détestent, ils restent plutôt discrets sur leurs différends. Sauf quelques cas
assez rares.
Tout le monde connaît l’animosité qui régna toute leur vie entre les deux
génies européens Leibniz et Newton. Chacun accusant l’autre de lui avoir
piqué le calcul intégral. Si on connaît aussi la vindicte perpétuelle entre
Buffon et Réaumur, ou les aigres controverses entre Pasteur et Berthelot, on
a moins parlé des conflits obscurs, mais tout aussi gratinés, qui opposèrent,
le mot est faible, les deux codécouvreurs de l’insuline, un nommé Frederick
Banting et un certain John Macleod.
Ils ne travaillaient pas ensemble à proprement parler, mais l’un travaillait
dans le laboratoire de l’autre à Toronto. Quand le prix Nobel leur fut
conjointement attribué en 1923, ils furent à deux doigts de le refuser tant
chacun estimait injuste et inadmissible la récompense de l’autre. Macleod
accusait Banting d’avoir pillé son travail en s’introduisant par effraction
dans son laboratoire, quand Banting accusait Macleod d’avoir tout fait pour
lui mettre des bâtons dans les roues afin de mieux lui voler sa découverte. Il
le qualifiait, ce sont ses mots, de « cupide, égoïste, déloyal, intéressé et
menteur ». Le prix Nobel n’arrangea rien. Mais le plus drôle, c’est que
même de nos jours, leurs partisans respectifs continuent à s’engueuler !
Une haine tout aussi corrosive opposa les deux inventeurs de la
saccharine. Si Ira Remsen et Constantin Fahlberg en furent reconnus tous
deux codécouvreurs par la communauté scientifique, le second réussit à
tirer la couverture à lui en en déposant le brevet et en commençant à
l’exploiter sans jamais mentionner son collègue. Il s’ensuivra une rancœur
indélébile entre les deux à tel point qu’entre autres sucreries, Remsen
déclarait : « Fahlberg est une canaille. Ça me fait vomir d’entendre
prononcer mon nom dans la même phrase que le sien. »
La pilule de l’amabilité reste à découvrir.
36
Les heures
baladeuses

En Europe, toutes les heures se suivent et se ressemblent, sauf deux. L’une


qui se dédouble, et l’autre qui n’existe pas.
Chaque année, le passage de l’heure d’hiver à l’heure d’été, et
inversement, donne lieu à des particularités auxquelles on ne pense pas
toujours. Par exemple, le dernier week-end de mars, date choisie pour le
changement d’heure, il est impossible de mourir ou de naître entre 2 et
3 heures du matin, vu que cette heure-là n’existe plus. On la saute, on
l’oublie. En revanche, on peut entrer facilement dans le livre Guiness des
records : imaginez que nous sommes le dernier samedi de mars et qu’il est
1 h 59 min 50 s du matin. À 55, je retiens ma respiration devant huissier.
Dix secondes plus tard, je recommence à respirer, je note l’heure à laquelle
j’ai arrêté mon apnée, et l’on pourra écrire dans le livre des records que
devant huissier et témoins, j’ai cessé de respirer entre 1 h 59 min 55 s et
3 h 0 min 5 s. Personne ne peut contredire ni démentir, c’est l’heure
officielle.
L’inverse a des effets plus bizarres encore. Imaginez une femme qui
accouche de jumeaux le dernier samedi d’octobre, la nuit du passage de
l’heure d’été à l’heure d’hiver. Le premier bébé naît à 2 h 55 du matin. Dix
minutes après, son frère arrive, à 3 h 05. MAIS, entre-temps, on a reculé
d’une heure. Il n’est donc pas 3 h 05 du matin mais 2 h 05. Selon l’heure
officielle, le deuxième bébé est né 50 minutes avant le premier. Autrement
dit, le premier-né, qui est biologiquement l’aîné, le plus vieux des deux
jumeaux, est officiellement plus jeune que son cadet de 50 minutes. Si l’on
sait que les actes officiels dans la plupart des pays de la communauté sont
établis selon l’heure légale et non pas selon l’heure universelle, on frémit à
l’idée d’un conflit d’héritage qui dépendrait du droit d’aînesse. Croyez-moi,
ces deux nuits-là, il vaut mieux dormir.
37
Hormones

Une grande partie des comportements humains est dominée par la


sécrétion de deux sirops de glandes dont on aurait du mal à se passer :
l’hormone sexuelle masculine, la testostérone, et l’hormone sexuelle
féminine, l’œstradiol.
Comme son nom l’indique, la testostérone vient des testicules et
appartient à la famille des stéroïdes, que connaissent bien les sportifs
malhonnêtes. L’œstradiol, comme son nom ne l’indique pas, vient des
ovaires et appartient à la famille des œstrogènes, que connaissent aussi les
mêmes sportifs.
Bref. La liste des activités humaines influencées par l’action de l’une ou
l’autre de ces deux molécules sur des cellules stratégiques est
impressionnante :

* le sexe
* l’amour
* la famille
* la virilité
* la séduction
* la compétition, sportive ou pas, hormonée ou pas
* la jalousie
* la bagarre
* les guerres
* la recherche du plaisir
* la soif de violence
* et tout ce qui en découle, sans même parler des arts, de la littérature ou
du cinéma qui s’alimentent de tout ce que je viens de lister. Ça en fait
des déplacements d’air !

Et c’est là que la chimie nous donne sa leçon d’humilité : la formule de la


testostérone est

C19H28O2
Molécule de la testostérone.

La formule de l’œstradiol est

C18H24O2
Molécule de l'œstradiol.

C’est-à-dire que tout ce cirque qui rend la vie intéressante mais fatigante
vient d’une différence de cinq atomes, pas un de plus, 1 de carbone et
4 d’hydrogène, entre deux molécules quasiment identiques. On est peu de
chose, ma bonne dame…
38
Dans l’espace,
on ne vous entendra pas crier « merde ! »

Il y a quelques années, j’ai vu à la télé une scène dans l’espace à peine


croyable. Deux astronautes de la NASA faisaient une sortie pour réparer le
télescope spatial Hubble qui était en panne – je ne sais plus pourquoi, en
tout cas il était encore sous garantie. Une caméra filmait ça en direct, le
ballet dans le vide, les gestes réglés au millipoil suivant des procédures
extrêmement complexes. Bref, la réparation se passe bien, tout s’achève, il
ne reste plus qu’à refermer la trappe d’accès, une sorte de long placard
métallique avec une fermeture aussi banale que celle d’une armoire.
L’astronaute ferme, rouvre, referme, rouvre, et on sent que quelque chose ne
va pas. Et voilà le dialogue qui suit, je me le rappelle presque
intégralement.
— Allô Ioustone, ici Bronsky, nous avons un problème. Je n’arrive pas à
fermer, les portes ont dû être faussées.
— Ici Ioustone, bien reçu Bronsky. Réessayez en fermant la gauche
d’abord.
Là-haut, le type s’exécute.
— Ici Bronsky, ça marche pas mieux.
À Houston, le technicien très calme informe qu’il fait plancher les
ingénieurs sur le problème et qu’il donnera les consignes. Et là-haut le
dépanneur volant attend, en train de flotter dans le vide devant son placard.
Ça dure un bon moment. On le sent qui s’impatiente légèrement et nous,
téléspectateurs qui vivons ça en direct, nous retenons notre souffle.
— Allô Ioustone, vous trouvez ?
— Négatif… euh négatif. On y travaille. Apparemment le problème est
plus compliqué que prévu.
Et là, d’un seul coup, l’astronaute dit :
— Bon, je demande autonomie de décision.
— Allô Bronsky, ici Ioustone, attendez je soumets votre demande… OK
Bronsky, vous êtes meilleur juge, vous l’avez.
Qu’est-ce que ça peut bien être, « autonomie de décision », dans le vide,
en orbite à des quintillions de kilomètres de la Terre ? se demande le public
haletant. Eh bien c’est ça : l’astronaute se tient à une superstructure, on voit
son pied prendre son élan en arrière et… BLAM ! (c’est moi qui sonorise), un
grand coup de tatane dans le panneau, suivi aussitôt de sa voix laconique :
— OK, Ioustone, c’est fermé.
Authentique.
39
Illusions

Quand vos propres yeux vous font croire des carabistouilles et vous
montrent des trucs qui n’existent pas, on appelle ça une illusion d’optique.
Les illusions qui trompent la vue sont très nombreuses, mais pour les quatre
autres sens, le catalogue des illusions est beaucoup plus restreint, et, ipso
facto, moins spectaculaire.
Par exemple, pour l’oreille, l’illusion la plus célèbre est la mer qu’on
entend dans un coquillage. Un coquillage, ou une boîte de conserve, ou une
chaussure. En fait, l’air immobile que contient n’importe quel contenant
posé sur l’oreille ne renvoie au nerf auditif que le bourdonnement de votre
propre circulation sanguine. Pas la peine d’y guetter les cris des mouettes.
Les illusions du goût sont plus intéressantes. Prenez le piment. Quand on
mange un piment fort, le palais peu habitué ressent exactement une
sensation de brûlure, alors qu’il n’y a aucune brûlure à proprement parler, la
langue est intacte. C’est que la molécule responsable, qui s’appelle la
capsaïcine, a la propriété de stimuler les récepteurs nerveux de la chaleur et
de la douleur, mais elle-même ne chauffe rien du tout.
La menthe produit exactement le même effet, à l’inverse : la molécule de
menthol stimule les récepteurs du froid alors que la température dans les
gencives n’a pas baissé d’un degré.
Le toucher présente aussi assez peu d’illusions spectaculaires. La plus
marrante se fait avec une simple bille. Roulez-la sous l’extrémité de deux
doigts en fermant les yeux comme sur la photo.
Vous sentez une bille, c’est normal. Maintenant, croisez les deux doigts et
faites la même chose, vous sentez deux billes.
C’est que dans votre cerveau, les deux nerfs concernés se sont pris les
pieds dans le tapis.
Quant à l’odorat, à vue de nez, on peut parler d’erreur, mais pas à
proprement parler d’illusion.
Et c’est à peu près tout. Les quelques autres rares illusions des sens sont
tirées par les cheveux et demandent des dispositifs plus compliqués.
Finalement, on peut se faire confiance dans une proportion acceptable.
40
Le mystère des zapettes

Toutes les télécommandes à infrarouge qu’on utilise dix fois par jour pour
faire fonctionner les télés, lecteurs numériques, décodeurs, portes de garage
ou appareils divers, ne sont rien d’autre que des lampes de poche. À une
différence près : on ne peut pas voir la lumière qu’elles envoient, car nos
yeux ne sont pas faits pour ça.
Devant l'œil humain.

L’œil humain perçoit ce qu’on appelle le spectre de la lumière visible, du


violet au rouge. Les rayons ultraviolets et infrarouges, comme leurs noms
l’indiquent, se situent au-delà des longueurs d’ondes visibles et nos cellules
visuelles y sont insensibles – vous forcez pas, vous allez attraper une
conjonctivite. Si vous braquez une télécommande devant vos yeux, vous
aurez beau fixer la lampe en appuyant sur les boutons, vous ne verrez rien.
Pourtant, un appareil maintenant très répandu permet de voir le
rayonnement infrarouge mieux que si vous étiez une chauve-souris : le
capteur de tous les appareils photo ou caméras numériques. Allumez
l’appareil, appuyez sur les boutons de la télécommande tout en la braquant
devant l’objectif et, prodige, vous voyez la lumière invisible ! En fait, vous
découvrez le clignotement codé que la télécommande envoie au récepteur
pour lui faire faire ce que vous lui demandez.
Ce petit truc a un côté très couramment pratique : en cas de
fonctionnement perturbé d’un appareil à télécommande, vous pouvez déjà
vérifier avec ce moyen si la télécommande marche ou pas, s’il faut en
changer la pile ou pas. On dit merci qui ?

Devant l'appareil photo.


41
L’île intermittente

Quand le sommet d’une montagne sous-marine émerge, ça devient une île.


Si le sommet repasse sous l’eau, elle redevient une montagne sous-marine.
Il y a, en Méditerranée, au large de la Sicile, une montagne volcanique
dont le sommet a la particularité de jouer à cache-cache avec la surface de
la mer. Déjà signalé dans l’Antiquité et au XVIIIe siècle, sans provoquer de
réaction notable, cet îlot réapparaît en 1831 à la faveur d’une éruption
volcanique, au milieu d’une Europe aux nationalismes tout aussi éruptifs.
Haut de 69 mètres, large de 200, uniquement fait de rochers brûlants et
fumants, son unique intérêt est stratégique. L’Italie toute proche s’approprie
aussitôt l’îlot et le baptise Fernandea. Mais la France y envoie une
expédition scientifique qui le revendique sous le nom d’« île Julia ». Pas
question, protestent les Anglais, qui en matière d’hégémonie navale ne vont
pas se laisser marcher sur les nageoires, cette île leur appartient, ils ont été
les premiers à y débarquer et elle porte déjà le nom dont ils l’ont baptisée,
île Graham.
L’affaire s’envenime, va-t-elle dégénérer en guerre navale ? Certaines
batailles cessent faute de combattants, celle-ci s’interrompit faute de
prétexte. Après six mois d’existence, une nouvelle éruption fit repasser l’île
Julia-Graham-Fernandea sous le niveau de la mer.
Mais, au début des années 2000, coucou, la revoilà ! Les scientifiques
sont formels, l’île est en train de remonter. Le match va-t-il recommencer ?
Un journaliste du Canard enchaîné ayant suggéré par boutade que les
Français prennent un peu d’avance en y plantant un drapeau sous-marin en
plastique, des nationalistes italiens prennent l’article au mot et plongent
réellement sur le rocher pour y planter leur bannière tricolore, alors que le
journal britannique The Sunday Telegraph dépêche un envoyé spécial sur
les lieux pour procéder à une revendication par téléphone portable. Cette
fois, ce sont les gouvernements eux-mêmes qui désamorcent l’embrouille :
ils déclarent officiellement leur abandon de toute velléité possessive,
l’Europe est passée par là, ouf.
On peut néanmoins rigoler encore un peu en imaginant la panique qui a
dû régner chez les fonctionnaires des services diplomatiques concernés.
« Mais de quelle île peuvent-ils bien parler ? »
42
Le beau rêve
de Kekulé

Dans les années 1860, on ne connaît rien des liaisons atomiques, la théorie
atomique est encore loin d’avoir triomphé des théories rivales, la chimie
pédale dans le yaourt et les chimistes sont très malheureux. Un pauvre
savant, notamment, souffre avec ses molécules. Il est allemand, s’appelle
Friedrich August Kekulé et cherche désespérément la structure du benzène.
Le benzène est un liquide transparent utilisé de nos jours dans la fabrication
d’une multitude de produits, du plastique aux insecticides.
On savait déjà à l’époque que la molécule de benzène se composait de
6 atomes de carbone et de 6 atomes d’hydrogène. Tout le problème était de
comprendre comment ils s’assemblaient. En tas ? en ligne ? en quinconce ?
La solution la plus simple que Kekulé avait pu trouver était de les aligner en
serpent tordu, mais ça n’expliquait rien des propriétés du benzène. Alors,
une nuit de 1865, à bout de patience, il envoya tout balader et alla se
coucher.
Parmi les serpents de Kekulé...

C’est là que la légende raconte une belle histoire, plus précisément un


beau rêve. Kekulé rêve de serpents, à cause de la molécule introuvable qui
peuple ses cauchemars, et soudain, que voit-il parmi ses oniriques reptiles ?
Un serpent qui se mord la queue ! Il se réveille, crie « Eurêka ! » – ou plutôt
en Allemand « Wunderbar ! » – et se précipite pour appliquer la solution
qu’il a vue en rêve. Si le serpent de benzène se mord la queue, c’est que sa
molécule en fait autant : sa structure est circulaire ! On ne le dirait pas
comme ça, mais cette jolie molécule décorative et régulière est à la base de
la chimie organique moderne.
Comme quoi, les idées qui se mordent la queue ne sont pas toujours
celles qui tournent en rond.
... celui qui se mord la queue est la molécule de
benzène (atomes de carbone en noir, d'hydrogène en
blanc).
43
La photo
de Napoléon

Avant la photo numérique, il y avait la photo sur papier, et avant la photo


sur papier, il y avait le daguerréotype, un procédé à base d’iodure d’argent,
que l’on déposait sur une plaque de cuivre. Le tout premier appareil photo
digne de ce nom a failli prendre la première photo historique, et quelle
photo !
Ce 15 octobre 1840, un certain Emmanuel Las Cases est absolument seul
sur un des scoops les plus fameux du siècle, mais il n’est pas journaliste.
C’est le fils de Las Cases, mémorialiste de Napoléon, et il doit à cette
parenté d’être présent ce jour-là à l’île de Sainte-Hélène, où l’expédition du
prince de Joinville doit exhumer le corps de l’empereur pour le ramener en
France. S’il n’est pas journaliste, Las Cases Junior a néanmoins apporté
avec lui un appareil encombrant, lourd et compliqué, un de ces
daguerréotypes qui vient juste d’être inventé, et qui était encore loin
d’exister du temps du vivant de l’empereur, mort dix-neuf ans plus tôt. Au
terme d’un cérémonial rapide, le cercueil impérial est sorti de terre. On
s’apprête à ouvrir le couvercle, tout le monde retient son souffle. Surprise,
le corps est presque intact, le visage notamment est parfaitement conservé
après deux décennies d’ensevelissement. Les hasards de la chimie
organique font à l’histoire un cadeau de vingt ans : il ne reste à Emmanuel
qu’à aller chercher son bazar et le mettre en batterie, pour donner au monde
et aux générations futures la seule image réelle de l’empereur qui existera
au monde, la première photo d’un personnage historique, le portrait
véritable de celui qui a bouleversé l’Europe.
Mais il est tard, la météo est pourrie comme souvent par là, le temps de
pose d’un daguerréotype est terriblement long, on ne peut pas laisser le
cercueil ouvert sous la pluie. Au lieu d’insister, quitte à se rouler par terre
avec des hurlements, Emmanuel change d’avis et se dit que sans doute
l’occasion se représentera sur le bateau, à l’abri. Mais l’occasion ne se
représente pas, la décomposition fait son œuvre pendant le voyage et c’est
un squelette qu’on ensevelira aux Invalides. C’est ainsi que Las Cases
Junior n’est pas l’auteur de la première photo historique, mais de la
première photo ratée du monde.
44
Un pari à 5 euros

Dans la série des paris stupides mais honnêtes, pariez 5 euros que vous
allez passer au travers d’un billet de même valeur. Mais attention, sans
triche ni astuce de langage, vous allez réellement passer au travers, c’est-à-
dire vous tout entier, avec le billet autour de vous sans discontinuité.
Évidemment, ça paraît impossible.
C’est compter sans les prodiges de la géométrie. Disons, pour simplifier,
qu’en géométrie, un périmètre n’a pas de rapport avec la surface qu’il
délimite. Une même surface peut avoir un périmètre minimum ou
maximum, le tout dépendant de sa forme. Allons-y.
Commencez par faire un trou au milieu du billet (normal, si vous voulez
passer au travers), et pliez-le en deux dans le sens de la longueur.
Bon. Le trou est un peu petit pour votre taille, il faut l’agrandir en
découpant des deux côtés du trou une fente suivant le pli. Arrêtez-vous à
5 mm du bord.

C’est encore trop petit. Alors faites une série de coupures


perpendiculaires à la première sans aller jusqu’au bord opposé, un coup de
ciseaux tous les 5 mm à vue de nez. Comptez une vingtaine de fentes et pas
mal de patience.
Moment délicat, retournez le billet et découpez autant de fentes de l’autre
côté en partant du bord, mais attention, bien au milieu des fentes
précédentes, sans trop vous approcher de l’autre bord, et en prenant garde
que les deux parties du billet ne bougent pas.

Dépliez délicatement et vous obtenez une jolie guirlande, qui est en fait
un cercle de papier, un peu fragile certes, mais au travers duquel vous
passez sans difficulté. Attention aux gestes brusques.
Voilà, vous êtes content. Mais j’ai perdu bêtement 5 euros, allez-vous
dire. Non, puisque vous avez gagné votre pari, on va vous les rembourser…
Ou alors, vous pouvez toujours essayer de recoller votre billet qui est
toujours entier, avec beaucoup de ruban adhésif et encore plus de patience.
Pendant ce temps, vous ne ferez pas de bêtise…
45
Le Colomb baladeur

Parfois, la science doit rendre son arbitrage dans des problèmes inattendus.
Prenez Christophe Colomb. A priori, son histoire est très simple. Il
découvre l’Amérique, rentre chez lui, a quelques petits ennuis, fait encore
quelques petits voyages, et bref, il meurt. Et c’est là que ça se complique.
Essayons de résumer. Colomb meurt en 1506 à Valladolid en Espagne. Il
y est d’abord enterré, puis les autorités espagnoles le déplacent en 1513 à la
cathédrale de Séville. En 1537, à la demande de sa belle-fille et
conformément aux volontés du défunt, le prestigieux cadavre est transféré à
travers l’Atlantique pour être enterré sur l’île de Saint-Domingue. Il y
repose en paix un bon moment, mais, en 1795, l’île est cédée aux Français.
Les Espagnols récupèrent leur précieux squelette et l’inhument dans la
cathédrale de La Havane à Cuba. Un siècle plus tard à peine, en 1898, Cuba
proclame son indépendance et les Espagnols doivent reprendre leur
macchabée. Le pauvre Cristobal est rembarqué une fois de plus à travers
l’Atlantique et retourne à Séville, où il est inhumé dans la cathédrale.
Mais voilà-t-y pas que quelques décennies plus tard, les Dominicains
affirment que les Espagnols se sont trompés de cadavre, que le bon est resté
à Saint-Domingue, où on a trouvé un cercueil garni avec l’inscription
« Grand homme illustre don Cristobal Colon ». Et les deux pays de se
disputer l’authenticité des ossements. En attendant, les Espagnols
construisent un monument à Séville où ils logent leur Colomb à eux, et les
Dominicains en bâtissent un plus grand à Saint-Domingue où ils inhument
le leur.
Dans les années 2000, un prélèvement d’ADN a été effectué à Séville
pour faire cesser la controverse. Et au vu des résultats, Séville a proclamé
son tas d’os comme étant le seul Colomb authentique, ce qu’ont aussitôt
démenti les Dominicains, incriminant la faible quantité d’ossements
contenus dans le cercueil espagnol et contestant le sérieux des ADN de
comparaison. Même la génétique ne permet pas à un héros de l’humanité de
reposer tranquille.
La tombe de Colomb à Séville.

La même à Saint-Domingue.
46
Les bestioles de Leeuwenhoek

Antoine de Leeuwenhoek, hollandais de naissance, inventa le microscope.


C’est lui qui, en 1678, exploitant les possibilités de son invention, constata
que le sperme de l’homme était constitué de milliers de bestioles
grouillantes. Il notifia aussitôt sa découverte à la Royal Society de Londres,
la plus haute autorité scientifique du monde, dont il était correspondant.
Mais, la plume dans la main, une angoisse extra-scientifique lui glaça le
sang. Les savants de la Royal Society n’étaient pas vraiment de mœurs plus
libérales que le reste de l’Europe à cette époque pétrie de morale religieuse.
Avant même d’arriver à la fin de leur lecture de la lettre signalant
l’extraordinaire découverte, ses doctes correspondants allaient se poser la
question : « Pour examiner du sperme, il faut qu’il soit frais, car le sperme
sèche vite. D’où donc notre honorable chercheur néerlandais tient-il l’objet
de son étude ? » Impossible d’avouer qu’il s’était tapé une branlette, taillé
un poireau, ciré la colonne, même pour des raisons éminentes ! Que pèserait
la découverte des spermatozoïdes face au voile d’opprobre qui recouvrait
alors la Veuve Poignet ?
Il déchire sa lettre et recommence avec une plume précautionneuse : « Si
votre seigneurie estimait que ces observations sont de nature à provoquer
répulsion ou scandale parmi les doctes, je la prierais très instamment de les
tenir alors pour privées, et de les bien vouloir publier ou détruire selon que
bon lui semblera. » Il y affirme que les animalcules observés ont été
« acquis » à la suite d’un rapport « légal », laissant imaginer la contribution
à la science de sa légitime épouse au sein des liens sacrés du mariage.
La morale était sauve. Leeuwenhoek sera élu à la Royal Society en 1680.
47
Les parasites de Jansky

En 1930, les liaisons téléphoniques transatlantiques passaient par les ondes


courtes. Le problème, c’est qu’à certaines heures, il y avait des parasites qui
brouillaient les lignes.
Le travail d’un certain Karl Jansky, ingénieur à la compagnie Bell
Telephone aux États-Unis, était précisément de chercher quelle était la
cause de ces parasites, pour pouvoir les éliminer.
Il passa des jours et des nuits à régler son émetteur, et surtout son
antenne, en pure perte. Et se perdit en conjectures, d’autant plus que ces
interférences radio n’étaient pas permanentes. Il constata que, curieusement,
elles atteignaient un maximum tous les jours à peu près à la même heure.
Encore plus curieux, il nota que ce maximum se produisait exactement
toutes les 23 heures et 56 minutes. Le temps que met la Terre pour tourner
sur elle-même ! Et il crut devenir fou. Que pouvait-il bien se passer, tous les
jours à la même heure, qui semait la pagaille dans les ondes courtes ?
Une nuit de 1931 où il désespérait à côté de son antenne, le hasard qui
aime bien aider la science le pousse à lever la tête vers le ciel sans nuages,
au moment même où les parasites sont les plus forts. Au-dessus de lui,
s’étend la Voie lactée. La Voie lactée ? Il mettra un certain temps à faire le
rapprochement, mais bientôt il acquerra cette certitude déconcertante : le
maximum des parasites se produit quand la zone la plus dense de la Voie
lactée passe devant son antenne. Et il n’y a qu’une explication possible : ce
sont les étoiles elles-mêmes qui émettent des ondes radio.
Mais si les étoiles émettent des ondes radio, alors on peut capter ces
ondes, et même en tirer des informations sur les étoiles qui les envoient !
Grâce à la friture de son téléphone, Karl Jansky venait de donner naissance
à la radioastronomie, qui permettrait de pousser notre connaissance de
l’Univers bien au-delà des limites des télescopes optiques. Mais il n’a pas
pu téléphoner la bonne nouvelle, sa ligne était en dérangement.
48
Lindbergh, le photogénique second

Si vous demandez à quelqu’un : « Quel est le premier homme qui a


traversé l’Atlantique en avion ? », vous avez toutes les chances d’obtenir la
réponse suivante : « Lindbergh. »
Voici le cas de persistance dans l’erreur le plus long et le plus
indéracinable de toute l’histoire des techniques, et peut-être de toute
l’histoire tout court, car il dure depuis 1927. Le premier homme à avoir
traversé l’Atlantique en avion était deux. Deux Anglais, nommés John
Alcock et Alfred Brown, à bord d’un bombardier bimoteur Vickers Vimy.
Ils ont traversé l’Atlantique de Terre-Neuve à l’Irlande en 1919, soit huit
ans avant Lindbergh. Alors, demanderez-vous, d’où vient cette erreur
historique indéboulonnable ? Ce déni de justice de la postérité ?
D’un phénomène médiatique, déjà. Arrivés dans la boueuse campagne
irlandaise, là où personne ne pouvait les accueillir, où aucun journal ne
pouvait les photographier, l’exploit d’Alcock et Brown ne fut salué que
dans les îles britanniques. Ailleurs, il passa inaperçu, sauf des
professionnels. Tout aussi inconnu au moment de son départ, Charles
Lindbergh était juste sponsorisé par un journal local américain. Il aurait pu
passer tout aussi inaperçu si les journaux français n’avaient pas été
prévenus de la tentative de l’aviateur et de son arrivée probable un jour où
ils n’avaient pas grand-chose à raconter. C’est pendant le voyage que la
mayonnaise a pris, que Lindbergh est devenu un héros et que les foules
parisiennes furent appelées à saluer son atterrissage au Bourget – ce qui
était bien plus pratique pour le déplacement. Le fait qu’il soit beau, jeune et
photogénique n’a pas peu contribué au mythe. La preuve : si Lindbergh
n’est que le premier à avoir effectué la liaison aérienne New York-Paris, ce
qui n’est déjà pas mal, pourquoi les premiers à avoir relié la première fois
New York-Madrid ou New York-Bruxelles sont-ils restés inconnus ?
Charles Lindbergh, moins premier que jeune premier.
49
Les chevilles
de Linné

Rares sont les scientifiques dont l’œuvre traverse les siècles sans subir les
outrages du temps et incidemment de leurs collègues qui vont plus loin –
c’est le progrès. Mais le Suédois Carl von Linné, l’inventeur de la
classification du vivant, est à cet égard un cas particulier.
Depuis la publication de ses travaux au début du XVIIIe siècle, le système
de Linné est à peu près resté le même, on l’utilise quasiment à l’identique
aujourd’hui, et dans tous les pays du monde. Son idée de génie se résume
en deux mots, c’est le cas de le dire. Il décida de nommer chaque espèce
animale ou végétale par seulement deux termes latins, qui seront les mêmes
pour tout le monde. Par exemple, une carotte appartient au genre Daucus et
à l’espèce carotta. Le premier, qui s’écrit toujours avec une majuscule,
désigne le genre, le deuxième, en minuscules, décrit le nom de l’espèce. Et
ces noms sont tirés de l’observation de la créature. C’est tout de même pas
bien compliqué.
Mais si on devait classer Linné lui-même parmi les savants, il se
trouverait dans un genre un peu à part : ceux dont le génie est inversement
proportionnel à la modestie. Vers la fin de sa vie, comblé d’honneurs, de
gloire et de reconnaissance internationale, il nourrissait à son propre égard
une telle admiration qu’il était ébloui par sa splendeur. Voici, par exemple,
ce qu’il écrivait, parlant de lui à la troisième personne :
« Son œuvre est la plus grande œuvre accomplie dans le royaume de la
science et on ne l’admirera jamais trop. Personne avant lui n’a exercé sa
profession avec le plus grand zèle, et personne n’a été un botaniste aussi
éminent. Nul n’a écrit davantage de livres, réformé aussi complètement une
science entière, et inauguré une ère nouvelle. »
D’accord c’est pas faux, mais la nomenclature ne laisse pas de doute :
Linné est à classer parmi les Grossum têtum.
50
Les prodiges de la numérologie

De plus en plus à la mode, la numérologie fait fureur pour connaître son


avenir, ses perspectives de carrière, ses futurs problèmes de santé ou ce
qu’il y aura ce soir à la télé. Elle consiste à trouver dans les nombres des
vérités extraordinaires que même les mathématiciens n’y trouvent pas. Elle
ne date pas d’hier, puisqu’on trouve une mystique semblable dès
l’Antiquité, chez Pythagore et bien d’autres.
Les numérologues, avec leurs petites additions, se donnent des airs de
scientifiques, regardent de haut leurs collègues astrologues ou devins, en les
faisant passer pour des charlatans mal dégrossis. Mais ça consiste en quoi ?
Un de leurs exercices les plus convaincants, c’est ça : vous prenez votre
nom, exemple, Léandri, vous additionnez les chiffres de l’ordre
alphabétique de ses lettres : L, 12e place dans l’ordre alphabétique = 12, et
ainsi de suite, ça donne :

Vous continuez à additionner :

6+3=9
9, c’est mon chiffre. Et vous regardez dans la table d’interprétation
crypto-symbolico-choucroutique à quoi correspond le 9 : Saperlipopette, je
ne suis pas un humain mais un poisson rouge ! Évidemment, après, faut
ajouter des sophistications à n’en plus finir qui font savant-compliqué. Mais
le vrai délire qui excite les amateurs, c’est de trouver des correspondances.
Les attentats du 11 septembre 2001 à New York en ont été une mine.
Échantillon :

* 11 septembre → 254 jour de l’année = 2 + 5 + 4 = 11


e

* Après le 11/09, il reste 111 jours pour terminer l’année


* Le premier avion qui a touché les tours était le vol n 11
o

* 92 passagers à bord → 9 + 2 = 11
* Deuxième avion, 65 passagers → 6 + 5 = 11
* New York est le 11 État des États-Unis
e

* New York City = 11 lettres


* The Pentagon = 11 lettres
* George W. Bush = 11 lettres
Et ainsi de suite jusqu’au plus hilarant, le numéro des secours américains,
le 911 → 9 + 1 + 1 = 11.
Avec ce système, on peut rigoureusement trouver et prouver n’importe
quoi, il suffit de chercher. Prenons mon chiffre, le 9. Il est 9 heures, je
mesure 1,62 m, 1 + 6 + 2 = 9, y a 9 ampoules dans la pièce où je me trouve,
le livre que vous tenez dans vos mains pèse 180 g, 1 + 8 = 9, la température
est de 18 degrés, 1 + 8 = 9, et vous avez souri 9 fois en lisant cette page.
Non ? Eh bien c’est raté, je retourne dans mon bocal.
51
Gestes machinaux

Vous connaissez tous ce papier plastique à bulles destiné à l’emballage et


qui est bien pratique dans les déménagements pour ne pas casser les
assiettes de la tante Olga. Il remplit correctement son office, mais pose une
question à l’humanité tout entière : pourquoi, en Europe comme sur les
autres continents, quatre personnes sur cinq en présence de ce matériau
éprouvent l’irrépressible besoin de crever les bulles machinalement ?
Certains peuvent même y passer des heures, une vraie drogue… À ce jour,
la science n’a toujours pas fourni de réponse.
Ce geste, comme tous les gestes qu’on appelle machinaux, est partagé par
l’humanité entière. Il occupe les mains, comme si on ne pouvait les laisser
tranquilles. À tel point que, dans les Balkans, on fabrique des objets appelés
komboloï, dont la seule destination est d’être tripotés machinalement. Sans
aller jusque-là, voici une liste d’objets usuels couramment victimes de
tripotages incoercibles : lunettes, trousseau de clés, téléphone portable,
stylos et crayons de toutes sortes, couverts, boutons, mèche de cheveux…
Mais il n’y a pas que les mains qui soient soumises aux activités
machinales, il y a aussi les comportements et les mimiques.
Qui dira pourquoi, partout sur la Terre, l’homme se gratte la tête ou se
tient le menton quand il réfléchit ? Ou bien, geste encore plus curieux,
pourquoi pince-t-il les lèvres en faisant sortir un petit bout de langue quand
il effectue une opération délicate ? Ou pourquoi les amoureux penchent
toujours la tête à droite pour s’embrasser sur la bouche ? Un groupe de
chercheurs de l’université d’Haïfa avance un début de réponse : ces
mimiques appartiendraient non à l’acquis mais à l’inné, et seraient héritées
génétiquement. C’est bien possible, mais alors, à quel endroit des
chromosomes se situe la crevaison des emballages à bulles ?

Un komboloï prêt à être tripoté.


52
La disparition d’Ettore Majorana

Le physicien italien Ettore Majorana n’est pas très connu ailleurs que dans
les milieux scientifiques et chez les amateurs d’histoires tordues dans mon
genre. Pourtant, son prestigieux compatriote et collaborateur, le physicien
Enrico Fermi, concepteur du premier réacteur nucléaire, voyait en lui à
trente ans un des grands génies de la physique, du gabarit d’un Einstein. Et
c’est vrai qu’encore jeune, Majorana avait déjà décrit la structure atomique
plus précisément que Bohr ou Heisenberg. Ça promettait, surtout dans cette
spécialité sensible, avec la perspective encore floue mais qui se précisait –
et que la tension internationale croissante rendait plus cruciale – d’utiliser
l’énergie des particules pour autre chose que chauffer les biberons.
Et voilà que le 27 mars 1938, il prend le bateau à Palerme, direction
Naples. On le voit monter sur le pont et… plus rien. Il n’arrivera jamais à
destination, il s’est volatilisé, aucun témoin ne peut apporter le moindre
indice, toutes les recherches resteront veines. Et depuis soixante-treize ans,
on n’a retrouvé ni cadavre, ni indice probant, ni aveux tardifs.
Il est vraisemblable qu’il se soit suicidé. Comme tous les génies surdoués
(il calculait en quelques secondes des intégrales qui demandaient des heures
à ses collègues matheux), il avait des faiblesses : hypersensible, plein de
lubies, détestant les contacts humains, ne se nourrissant quasiment que de
lait. Nombre de scientifiques ont des singularités excentriques. Le détail
néanmoins significatif, c’est cette lettre qu’il écrit trois jours plus tôt à un
ami. Jugeant sa vie inutile, il y manifeste son intention de se supprimer.
Pourtant, la veille du voyage, le même ami reçoit un télégramme du
physicien, le priant de ne pas tenir compte de sa lettre, que tout va bien,
qu’il prend finalement le bateau pour Naples. On peut se dire que, une fois
embarqué, il a changé une deuxième fois d’avis.
Mais le plus étonnant de l’affaire, c’est la pharamineuse somme
d’hypothèses émises concernant sa disparition, venant de tous les milieux,
scientifiques, littéraires, policiers, politiques, et n’allez pas les croire
farfelues, non, elles sont toutes étayées, argumentées – des livres entiers,
parfois ! De son kidnapping par les services secrets nazis, ou anglais, à son
refus d’endosser l’enjeu d’une arme nucléaire et de sa retraite secrète dans
un couvent, en passant par sa fuite et le démarrage d’une nouvelle vie en
Argentine, toutes sont surpassées par la dernière en date, très sérieuse,
venant d’un physicien ukrainien : il serait volontairement passé dans un
monde parallèle en appliquant sur lui-même ses propres découvertes
théoriques sur les particules1 !
53
Micro-ondes, maxi coup de chance

On va dire que nous sommes en 1946, que je m’appelle Percy Spencer, et


que je fais des recherches sur les radars pour l’armée américaine. J’étudie
notamment les ondes très petites, à très haute fréquence.
Comme je suis gourmand, j’ai dans ma poche une de ces barres de
chocolat qui servent de goûter quand on a une petite faim dans la journée. À
côté de moi se trouve un émetteur d’ondes ultracourtes qu’on vient de
mettre au point et qu’on essaye d’adapter à nos radars. Il porte un nom
qu’on croirait sorti d’une bande dessinée : le magnétron. Toute l’équipe
d’ingénieurs travaille sur le magnétron, sans grand résultat.
Ce jour d’hiver 1946, donc, je passe devant l’appareil en marche qui se
trouve à hauteur de ma poche, je m’arrête devant pour faire un réglage, ou
simplement pour bavarder avec un collègue. Et voilà que je sens une
chaleur dans ma cuisse. Ce qui est très étrange car l’appareil ne chauffe pas,
il n’émet aucune chaleur. Et là, détail encore plus étrange, je sens ma cuisse
qui continue à chauffer, mais mon pantalon et ma blouse restent eux aussi
complètement froids.
Ce n’est que quand j’introduis ma main froide dans ma poche froide, et
que j’en ressors les doigts poisseux de chocolat entièrement fondu, que je
me dis qu’il se passe quelque chose. Encore incrédule, je pose des grains de
maïs sur la tôle froide de l’appareil : ils se transforment aussitôt en pop-
corn. J’y pose un œuf : il cuit tellement vite qu’il éclate !
Spencer venait de découvrir par un pur hasard que les micro-ondes
pouvaient chauffer les aliments sans chauffer les contenants. Dans les
semaines qui suivirent, ses collègues prirent l’habitude de venir se chauffer
les mains sur le phénomène, de s’en servir pour réchauffer les saucisses ou
le café, jusqu’à ce que Spencer réalise que ce magnétron si peu propice aux
radars pourrait bien avoir une certaine utilité dans les cuisines.
Il venait de concevoir le four à micro-ondes, qui fera sa fortune et celle
de la société qui l’employait. Chaud devant.
54
La seconde baladeuse

La mesure très précise de la seconde, calculée par des horloges atomiques,


définit ce qu’on appelle le « Temps atomique ». Mais beaucoup de
dispositifs techniques continuent à utiliser l’autre temps officiel, calculé sur
la rotation de la Terre, le « Temps universel ». Celui-ci sert de référence au
temps civil, sur lequel se fondent les lois, ou même aux observations
astronomiques qui commandent les missions spatiales.
Or, il n’y a jamais exactement 86 400 secondes dans un jour solaire, le
Temps universel dévie donc par rapport au Temps atomique. Faites quelque
chose, par pitié ! En 1972 on a donc inventé un nouveau temps officiel
international, le TUC, « Temps Universel Coordonné », en créant la notion
bien utile de « secondes intercalaires ». Quand celui-ci n’est plus d’accord
avec le Temps atomique, on balance une seconde de plus quand tout le
monde regarde ailleurs, et tout repart. Ça donne ça : le jour prévu pour
l’insertion de la seconde supplémentaire (toujours à la fin du dernier jour du
mois), le passage se fait ainsi :

… 23 h 59 min 59 s / 23 h 59 min 60 s / 24 h 00 mn 00 s…
Vous avez vu quelque chose ? Non. Alors on retourne se coucher, il ne
s’est rien passé. La dernière fois qu’on a ajouté cette 60e seconde qui
normalement n’existe pas, c’était en juin 2012. Mais voilà : personne ne le
sait. Vous le saviez, vous ? Avouez que je vous l’apprends. Et donc
personne ne règle sa montre. Pour 1 seconde, c’est pas grave, et puis les
horloges modernes se règlent maintenant à distance, par ondes radio. Mais
dans beaucoup de secteurs de pointe, où nombre de systèmes informatiques
de haut vol sont incapables d’intégrer la correction, cette négligence
accumule les décalages et leurs inconvénients. Par exemple, le temps
référencé par les GPS n’en tient pas compte, et se trouve actuellement
décalé de 14 secondes par rapport au temps officiel international, notre
TUC. Ajoutant ainsi un troisième temps en vigueur, le TRD, le Temps des
Rigolos Désinvoltes.
55
Nauru

L’un des plus petits pays du monde est aussi l’un des plus bizarres. Si vous
n’avez jamais entendu parler de la République de Nauru dans le Pacifique,
vous perdez quelque chose.
Treize mille habitants, une île toute ronde de 5 km de diamètre qui a eu la
curieuse particularité de posséder en son centre un énorme gisement de
phosphate. Quand l’île est devenue indépendante en 1968, les gros
bénéfices qui jusque-là allaient aux exploitants anglais et australiens sont
retombés sur les habitants de l’île, lesquels, en quelques années, sont
devenus en terme de PIB par habitant les plus riches de la planète. Et les
plus gros. Car non seulement, on ne payait pas d’impôts à Nauru, mais on
n’avait pas besoin de travailler : tout était gratuit pour les citoyens. Alors on
passait son temps à faire le tour de l’île dans des grosses voitures en
mangeant des sucreries, sur la seule route existante. Dix voitures par
famille, trois télés par chambre, très vite, l’obésité est devenue un problème
national, avec le taux de diabète le plus important du monde.
Mais le destin veillait. À partir de 1995, le gisement s’épuise. Fini
phosphate, a pu phosphate, le pays se retrouve sans revenus, avec des dettes
énormes à cause de la corruption. Surtout, un désert a remplacé la
végétation.
Alors, pris à la gorge, les Nauruans exploitent des filons surprenants,
dont l’un est leur propre indépendance. Nauru vend sa nationalité et ses
passeports aux plus offrants, propose l’asile politique aux réfugiés les plus
riches, monnaye ses votes aux institutions internationales où son statut de
république lui permet de siéger à l’ONU, à la Commission baleinière, etc.,
et se déclare officiellement paradis fiscal en installant le siège de quatre
cents banques dans un cabanon sur une plage.
Évidemment, la communauté internationale s’est un peu énervée, et
depuis un accord avec l’Australie il y a quelques années, la délinquance
géostratégique a cessé, et la situation s’améliore. Pas assez encore pour voir
disparaître cet étrange paradoxe : sur le plus grand gisement d’engrais du
monde, l’agriculture a totalement disparu. L’enfer n’est jamais très loin du
paradis.
56
La banane
de Newton

Si vous demandez à n’importe qui un tant soit peu cultivé de vous dire
comment Newton a trouvé les lois de la gravitation universelle, il vous
répondra aussitôt : « En se prenant une pomme sur le crâne. Il passait sous
un pommier, BOUM… Et toc, il découvre la gravitation ! »
Cette grave falsification de l’histoire est due principalement au
dessinateur Gotlib dont les bandes dessinées malfaisantes ont perverti la
culture collective2. Tout le monde croit maintenant que Newton s’est pris la
pomme sur la poire, alors que la légende est formelle : il a vu tomber la
pomme. Mais était-ce vraiment une pomme, d’ailleurs ? N’était-ce pas
plutôt une banane ? Une pizza ? Ou un potiron ? Comme toujours avec les
légendes, il est amusant de regarder celle-ci de près.
Voici le texte dont elle est tirée, c’est un certain William Stukeley qui
rapporte une conversation qu’il aurait eue avec le génie universel : « Il me
dit qu’il se trouvait à l’ombre d’un pommier lorsque lui était venue l’idée de
la gravitation. Celle-ci lui avait été suggérée par la chute d’une pomme. »
De là, la fulgurante légende qui a traversé les siècles.
Mais une deuxième légende se superpose à la première : l’histoire aurait
été rapportée en fait par la nièce de Newton, une certaine Catherine Barton,
libérée et libertine, dont le savant aurait été amoureux. La vérité est peut-
être plus triste. Tous les biographes s’accordent à dire que Newton était un
personnage peu fréquentable, sinistre, qui ne riait jamais et qui, assure-t-on,
n’a jamais fait l’amour de sa vie. Il détestait la vulgarisation et rendait
volontairement ses écrits indigestes de façon, je cite, « à ne pas être
importuné par les médiocres mathématiciens ». Ce tableau de sa
personnalité semble incompatible avec la gentille et didactique anecdote
arboricole.
Alors, Newton a-t-il oui ou non raconté cette histoire, et à qui ? Le
mieux, pour le savoir, c’est de lire son œuvre dans le texte. Bon courage.
Celui ou celle d’entre vous qui me donne la réponse gagne une orange.
57
Le prix Nobel des maths

Depuis une cinquantaine d’années, une rumeur indéracinable court dans


les couloirs des lycées et des universités : si Alfred Nobel n’a pas destiné de
prix aux mathématiciens, c’est à cause d’une prosaïque histoire de fesses.
Sa femme l’aurait trompé avec un prof de maths, et Alfred, tout
philanthrope fût-il, n’en était pas moins rancunier. C’est donc par pure et
mesquine vengeance qu’il aurait exclu les matheux de ses palmarès. Et c’est
pourquoi ces derniers n’ont pas de prix Nobel, ils se consolent avec la
médaille Fields. Bien sûr, il suffit de se renseigner un tant soit peu pour
découvrir que Nobel n’étant pas marié, il n’a jamais eu d’épouse
susceptible de le tromper avec un quelconque prof, fût-il de maths ou de
ping-pong.
Alfred Nobel.
D’ailleurs, si on examine bien la liste des prix établie à l’époque par
Nobel lui-même, on s’aperçoit qu’il n’y en avait que cinq, dont seuls trois
sont strictement scientifiques. C’est donc un peu court pour étendre à toutes
les sciences la compétence du Nobel, comme le font la plupart des gens. En
fait, à y regarder de près, ces cinq prix résument plutôt la biographie de ce
singulier personnage.

* La chimie, car grâce à elle Alfred Nobel a inventé la dynamite.


* La physique, car grâce aux propriétés physiques de la dynamite, et à
ses applications civiles et militaires, il a accumulé une énorme fortune.

* La médecine-physiologie, où l’on ne peut pas s’interdire de voir le


traumatisme des innombrables morts et blessés que les recherches de
son industrie ont entraînés.

* La littérature, car l’industriel était poète, écrivain, philosophe, voire


humoriste à ses heures. Mais sans laisser de traces explosives…

* Et enfin la paix, que l’on peut voir comme un désir de rédemption car
en dehors du moteur et de l’acier, rien n’a plus contribué à augmenter
la puissance des armes de guerre que son invention.

Alors, plus qu’au couronnement de la science, le prix Nobel n’est-il pas


plutôt destiné à immortaliser les facettes contradictoires d’une singulière
personnalité ?
58
Les nombres remarquables

Dans l’infinité grise des nombres, ceux d’entre eux qui se font remarquer
par des particularités qu’ils sont les seuls à posséder s’appellent très
judicieusement les « nombres remarquables ». Par exemple, 2 est le plus
petit nombre pair. La chasse aux nombres remarquables est un sport de
matheux.
Ce qui rend un nombre remarquable, c’est souvent son appartenance à
une catégorie spéciale, en se trouvant être, entre autres, le plus petit ou le
plus grand de cette catégorie. Tout le monde connaît les nombres premiers,
seulement divisibles par 1 et par eux-mêmes : 1, 2, 3, 5, 7, 11, etc. 2 est
aussi le seul nombre premier pair. On est déjà moins nombreux à connaître
les nombres parfaits : nombres égaux à la somme de leurs diviseurs, comme
6 (= 1 + 2 + 3). Alors, apprenons la modestie.
Si vous n’êtes pas matheux, sachez que ce genre de catégories, il en
existe à ce jour 61, dont je vous cite les plus étourdissantes : les nombres
abondants, les nombres amiables, les nombres chanceux, complexes,
congruents, oblongs, convenables, déficients, étranges, tordus, imaginaires,
impairement pairs, pairement impairs, pseudo-premiers, semi-parfaits,
super-abondants, transcendants, les nombres de Behara, de Bernouilli, de
Carmichaël, de Mersenne, de Poulet, et même les super-nombres de Poulet.
En fait, si les premiers nombres entiers jusqu’à 80 sont quasiment tous
remarquables à des titres divers, contrairement à ce qu’on pourrait croire, le
nombre de nombres remarquables est limité. Le mathématicien Le Lionnais
en avait retenu 446. Sur une infinité, ce n’est pas énorme.
Évoquons pour finir le cas très particulier du nombre 39. C’est le plus
petit entier qui, à ce jour, ne possède aucune propriété mathématique
connue. En d’autres termes, c’est le plus petit entier qui n’a rien de
remarquable. Mais, s’il devient remarquable à cause de ça, objecterez-vous
avec raison, il ne fait plus partie dès lors des nombres insignifiants, et ne
peut donc en être le plus petit…
Alors, est-il remarquable ou pas ? Je ramasse les copies dans cinq
minutes.
59
La boussole d’Œrsted

Un beau jour de 1820, un certain Hans Christian œrsted fait une


conférence sur le courant électrique. Pour les besoins de sa démonstration,
il manipule un petit circuit électrique simple, du genre : une pile, un fil et
une ampoule3. Il allume, il éteint, allume, éteint. Or son bureau n’est pas
bien rangé. Négligence d’un assistant ou manque de temps, il y traîne des
objets divers, sans doute rescapés des conférences précédentes, et parmi
eux, une boussole.
Premier cadeau du hasard qui aime bien aider les scientifiques, cette
boussole gît tout à côté du circuit électrique. Deuxième cadeau du hasard,
pendant que le conférencier discourt en manipulant son circuit, ses yeux ne
se dirigent pas vers la fenêtre, ou vers la pendule, ou vers le décolleté de
l’étudiante du premier rang, non : ils se posent sur cette banale boussole. Et
œrsted constate qu’à chaque fois qu’il ouvre ou qu’il ferme le circuit
électrique, l’aiguille de la boussole oscille. Comme tout bon scientifique
normalement constitué, il va se poser l’innocente question « pourquoi ? » et
va s’apercevoir qu’il n’est pas facile d’y répondre. Alors il va chercher.
Jusqu’à trouver l’explication. Et il découvre ceci : tout courant électrique
qui passe dans un conducteur produit un champ magnétique autour de ce
même conducteur. C’est ce champ magnétique qui fait dévier l’aiguille de
la boussole.
œrsted venait de découvrir l’induction électromagnétique, dont sortiraient
plus tard le moteur électrique et la radioélectricité, rien que ça. Si œrsted
n’avait pas regardé sa boussole, vous ne pourriez pas écouter la radio…
60
Vortex

Quand on vide l’eau d’un évier ou d’une baignoire, il se produit un


tourbillon, tout le monde sait ça. Pendant longtemps, on nous a raconté que
la rotation de la Terre influait sur le tourbillon : dans l’hémisphère Sud, il
tournerait dans le sens des aiguilles d’une montre et, dans l’hémisphère
Nord, dans le sens contraire.
Et ceux qui possédaient une culture scientifique vous précisaient même :
ce tourbillon s’appelle un vortex, il se manifeste dans tout liquide ou gaz en
mouvement – la preuve, la rotation des cyclones ou des perturbations
atmosphériques à la surface de la Terre est toujours la même : dans le sens
des aiguilles d’une montre au sud, dans le sens contraire au nord, les
météorologistes le constatent tous les jours, ça s’appelle la force de
Coriolis.
La Terre qui se mêle des affaires de votre baignoire ! Ça, c’était quelque
chose, vous regardiez votre évier d’un autre air, votre salle de bains prenait
des dimensions planétaires !
Hélas, trois fois hélas, ce n’est qu’une légende. Tellement insistante
qu’on l’entend encore couramment ! Si la force de Coriolis est une réalité
qui reste vraie dans votre salle de bains (ou votre cuisine), à cette mini
échelle-là, elle est bien trop faible pour que son influence soit déterminante.
Elle a autre chose à faire que de s’occuper de votre lavabo, de votre
baignoire et même de votre piscine. En réalité, le sens du tourbillon dépend
surtout, bêtement, de la forme du contenant ou des micromouvements de
l’eau au moment où vous avez retiré la bonde. Arrêtez de rêver et allez vous
essuyer, vous allez attraper froid.
61
Onze heures onze

N’avez-vous jamais eu la très curieuse impression, en regardant l’heure le


matin, de tomber trop souvent sur 11 h 11 ? Plus souvent que les lois du
hasard ne devraient le permettre ? À tel point que cette coïncidence à
répétition vous paraît surnaturelle. L’Américain Jim Harrison lui-même en a
parlé dans un de ses romans !
Mais comme bien des choses « surnaturelles », l’explication est très bête.
Ce microphénomène est dû à la prolifération des cadrans à cristaux liquides,
sur lesquels le chiffre 11:11 se remarque beaucoup plus que les aiguilles
d’un cadran classique à la même heure.
Et l’explication est la même que pour beaucoup de phénomènes dits
surnaturels : elle s’appelle la « perception sélective ». À chaque fois que
vous regardez l’heure et qu’il est 10:45 ou 12:38, vous n’y portez pas une
attention particulière parce que ces chiffres n’ont rien de remarquable, vous
ne pensez même pas à leur aspect en regardant la pendule, alors que le
11:11 retient votre attention, d’où l’impression de le voir plus souvent.
C’est aussi simple que ça. Mais, objecterez-vous, pourquoi pas 10:10 ou
12:12 qui sont aussi des doublettes de nombres ? Parce que 11:11 est la
seule heure du matin à afficher quatre fois le même chiffre. Mais il y a aussi
22:22, direz-vous aussitôt !
Oui, mais à 22:22, soit on rigole avec des copains, soit on regarde la télé,
soit on bouquine, soit on roupille, et on a moins de raisons de remarquer
l’heure.
62
L’ornithorynque

L’animal le plus connu parmi les survivants de la préhistoire est également


le plus rigolo. C’est l’ornithorynque, star de la zoologie, du tourisme
australien, de la BD et de l’orthographe, car au débotté, seul un spécialiste
ou un maniaque est capable de vous épeler correctement « ornithorynque »
sans faire de faute. Cette sale bête qui aurait dû disparaître depuis
longtemps accumule les excentricités biologiques, comme si elle avait
voulu pourrir la vie des spécialistes quand ils ont prétendu la caser dans la
classification du vivant :

* L’ornithorynque pond des œufs, mais ce n’est pas un ovipare.


* Il a des pattes palmées, mais ce n’est pas un canard.
* Il pue le poisson (à cause de glandes odoriférantes qu’il possède à la
base du cou), mais ce n’est pas un poisson.

* Il vit dans l’eau, mais ce n’est pas un cétacé.


* Il a un pelage de pinnipède, mais ce n’est pas un phoque.
* Il a un bec, mais ce n’est pas un oiseau.
* Il a une queue plate, mais ce n’est pas un castor.
* Il a un nom compliqué, mais ce n’est pas Pete Postlethwaite.
Bref, il a donné des cauchemars aux zoologistes. D’autant qu’il ne survit
pas en captivité. Tout pour plaire.
Quand des employés du zoo du Bronx à New York se sont crus plus
malins que les autres et ont tenté de garder un couple d’ornithorynques dans
les années 1950, ils ont compris leur douleur : près de dix salariés devaient
s’en occuper en permanence, dans un local adapté spécialement construit
pour eux. Jamais une bestiole ne leur avait coûté si cher. Sutout que Cecil et
Pénélope, c’était leur nom, ne se sont jamais reproduits, râpé pour
l’amortissement !
Le pire de tout, c’est que la femelle est parvenue à s’évader du zoo, on
n’a jamais su comment. Quant au mâle, Cecil, il est mort deux ans plus tard.
Si ça se trouve, l’ornithorynquesse vit toujours dans les égouts de New York
où elle renoué avec l’évolution, et elle mesure 15 m de long avec de
grandes dents…
63
La malédiction d’Ötzi

En septembre 1991, un randonneur sportif autrichien du nom d’Helmut


Simon tombe, à 3 210 m d’altitude dans les Alpes, sur un corps humain
momifié par le froid. Mais sa macabre découverte devient moins macabre
lorsque Helmut apprend que le cadavre est là depuis un bon moment –
5 300 ans pour être précis. Il vient de trouver un trésor inestimable : un
homme du néolithique, en état de conservation parfait avec vêtements,
armes et bagages, qui deviendra célèbre dans le monde entier sous le nom
d’Ötzi, et qui donnera à la science une masse de connaissances sur la
préhistoire européenne avec laquelle aucun vestige ne pourra rivaliser.
Ötzi, côté face.

Gloire, célébrité, reconnaissance… Il ne manquait à Ötzi qu’une seule


chose pour accéder au rang de véritable mythe : une malédiction. Peut-être
parce que sa momification avait été naturelle, et qu’il ne s’agissait pas
d’une tombe, les amateurs de fantastique n’avaient d’abord pas jugé bon
d’affubler l’unique momie européenne d’une légende à la hauteur. Mais,
depuis, ils se sont rattrapés.
C’est que, en octobre 2004, le découvreur d’Ötzi, Helmut Simon,
disparaît lors d’une randonnée, non loin de l’endroit de sa découverte.
Après une semaine de recherches, un secouriste découvre son corps gelé,
comme lui-même avait trouvé Ötzi. Et l’on prête une oreille plus attentive à
la rumeur qui prétend que, depuis l’apparition de la momie néolithique, cinq
personnes mêlées de près à son analyse sont mortes de manière
inexplicable. Comme le sortilège de Toutankhamon, qui avait tué ses
découvreurs ! Nous y sommes !
Enfin, presque. Car en réalité, ces morts sont parfaitement explicables et,
en treize ans, sur les centaines de personnes qui ont eu affaire à Ötzi, leur
nombre est tout à fait normal. Adieu la légende.
Sauf que… Sauf que, quelques heures après les funérailles d’Helmut
Simon, le sauveteur qui a trouvé son corps, le découvreur du découvreur,
meurt d’une attaque cardiaque. Alors moi, je sais plus.
Enfin, ce qui est sûr, c’est que je n’ai jamais connu Ötzi, que je ne l’ai
jamais approché, et d’ailleurs, je n’ai même jamais rien écrit sur lui.
Oubliez tout ça.
64
Palindromes

Vous le savez sans doute, un palindrome est un mot ou une phrase dont les
lettres ont le même ordre dans les deux sens.
Rotor ou radar sont des mots palindromes.
La phrase palindrome la plus connue est

Élu par cette crapule


De même chez les matheux, un nombre palindrome est un nombre dont
les chiffres sont les mêmes dans les deux sens. 12 321 est un nombre
palindrome. Sauf que là, on ne voit pas où est le prodige, car si seuls
quelques termes, rares, forment le même mot dans un sens comme dans
l’autre, des suites de chiffres symétriques forment toujours un nombre, à
tous les coups.
Eh bien si, il y a un prodige quand même. Quand vous prenez un nombre,
par exemple 1 687, et que vous l’additionnez à son inverse, 7861, vous
obtenez 9 548. Recommencez l’opération :

9 548 + 8 459 = 18 007


Encore une fois :
18 007 + 70 081 = 88 088
Vous tombez sur un nombre palindrome.
Et ça marche pour tous les nombres, vous pouvez vérifier vous-même,
avec plus ou moins d’additions successives. Parfois, il faut en faire
beaucoup, mais vous finissez toujours par obtenir un palindrome.
Alors les matheux ont soupçonné qu’il y avait peut-être là une loi bizarre
et inconnue. Ils ont commencé à vérifier empiriquement. Et surprise, au
nombre 196, ils sont tombés sur un os. Celui-là, on a beau l’additionner et
l’additionner, avec des nombres de plus en plus longs, on ne trouve pas de
palindrome. Mais les matheux sont têtus. Ils se sont aidés d’ordinateurs, de
plus en plus puissants, en vain. Pourquoi ? On ne sait pas. Alors est née une
nouvelle race de chercheurs fous, les chasseurs du palindrome de 196, dont
le mathématicien français Jean-Paul Delahaye est un des chroniqueurs. Aux
dernières nouvelles, ils en étaient à additionner des nombres de
300 millions de chiffres. Toujours sans résultat. Donc ils continuent.
Souhaitons-leur bon courage : « rêver, c’est se crever »…
65
La papaïne

En 1947, un chercheur en médecine nommé Lewis Thomas tente de


trouver un remède à une lésion des tissus alors inexpliquée, la « réaction de
Schwartzman ». Dans son labo, on ne travaille pas sur des souris ou des rats
comme tout le monde, on travaille sur des lapins, principalement parce que
ceux-ci sont plus sensibles à cette lésion. Et donc notre chercheur injecte à
ses pauvres lagomorphes toutes les décoctions dont il a le secret pour
trouver comment guérir cette foutue maladie.
Un jour, comme ça, pour voir, il décide d’essayer une certaine classe
d’enzymes. Il en injecte cinq ou six différents à ses bébêtes. Sans aucun
résultat. Ou plutôt si. Les lapins ne vont ni pire ni mieux qu’avant
l’injection, mais certains ont un drôle d’air : leurs oreilles pendent
lamentablement de chaque côté de leur tête… Non seulement ils ont l’air
ridicule, mais ils n’arrivent plus à écouter leur MP3. Le chercheur regarde
son flacon : ces lapins ont été piqués avec une enzyme appelée « papaïne »
(parce qu’on la trouve dans la papaye). Perplexe, il recommence, pique
d’autres bestioles et PAF, les fringants appendices auriculaires dégoulinent
de flaccidité.
Mort de rire, il appelle ses collègues et tous passent une journée de
rigolade à se moquer des lapins mouligasses et à leur bricoler des piercings
à roulettes. Grands gosses. Tous le félicitent : aucun doute, Thomas vient de
faire une découverte majeure, même s’il va peut-être avoir du mal à
décrocher le Nobel avec ça : la papaïne fait tomber les oreilles des lapins.
Ah, c’est vous qui avez découvert le pendouillage d’oreilles de lapin ?
Excellent ! Et la famille, ça va ?
Le pire c’est que personne, et lui le dernier, n’explique le phénomène.
Les années suivantes, le pauvre Thomas s’obstine à chercher, malgré les
railleries de ses collègues jaloux. Allez, refais-nous le coup de l’oreille, ça
fait rire les enfants, et pour ramollir les entrecôtes, t’as rien trouvé ? Allez,
on plaisante, peace and lobe !
Le tombeur d’oreilles mettra six ans pour enfin comprendre que la
papaïne modifie la texture des cartilages. Cette propriété sera exploitée dans
les soins de la colonne vertébrale, pour dissoudre les disques
intervertébraux sans opérer. Voilà, quand on cherche, on trouve. C’est ma
tournée, carottes pour tout le monde !
66
Tempête dans un chaos

En même temps que la théorie du chaos sortait du champ exclusif de la


physique pour entrer dans les clichés journalistiques, une petite phrase
connut un grand succès dans les dîners en ville. Elle disait en substance :
« Le battement des ailes d’un papillon en Californie peut déclencher un
cataclysme en Nouvelle-Guinée. »
Depuis une vingtaine d’années, il ne se passe pas de semaine sans qu’on
tombe dessus au détour d’un article, d’un livre ou d’un film. Au point qu’on
a fini par parler de l’« effet papillon », sans bien savoir ce dont il s’agissait.
Sans parler des variantes qui substituent au papillon une libellule, une
coccinelle, une hirondelle, une moule, non, pas une moule, qui situent le
battement d’ailes aux États-Unis, en Amazonie, au Québec ou à Liège, et la
catastrophe en Chine, en Ukraine ou au Sahara. Et c’est agaçant.
Jusqu’à ce que, au début des années 2000, des journalistes reviennent aux
sources pour retrouver l’origine exacte de ce cliché. Il s’agit en fait d’une
conférence de météorologie donnée, tenez-vous bien, en 1972, par un
météorologue nommé Edward Lorenz (à ne pas confondre avec Lorentz, le
physicien, ni Lorenz, l’éthologue), dont le titre était précisément :
« Prédictibilité : le battement des ailes d’un papillon au Brésil peut-il
déclencher une tornade au Texas ? »
Quel rapport avec le chaos ? Cet exemple était une simple métaphore
pour illustrer l’idée que dans de nombreux domaines scientifiques, en météo
comme ailleurs, une infime perturbation peut rendre un grand système
chaotique. C’est tout.
Cette phrase est-elle devenue célèbre à cause de sa poésie, ou seulement
par un phénomène de mode ? Ou les deux ? Si j’avais dit « À chaque fois
que je me tords les moustaches, je provoque un embouteillage à Château-
Thierry », aurais-je eu autant de succès ?
Quoi qu’il en soit, il faut être clair : le battement des ailes d’un papillon
en Amazonie ne déclenche pas de tempête dans le Caucase, pas plus qu’une
coccinelle, une libellule ou une langouste, pas plus au Texas ou au Brésil
qu’à Bécon-les-Bruyères. Donc, créatures ailées, battez des ailes sans
crainte, et moi, je peux me tordre les moustaches en toute tranquillité. Le
chaos, c’est pas le bordel.
67
Un petit pas

Parmi les sciences du langage, la linguistique étymologique recèle bien


des surprises, et celles qui se cachent derrière les mots qu’on utilise mille
fois par jour sont les plus étonnantes. Prenez, par exemple, le mot pas dans
la négation : « je ne bois pas, je ne mange pas, je n’irai pas »… Vous aurez
peut-être autant de mal à le croire que moi quand je l’ai appris, le mot pas
vient bêtement du pas qu’on fait en marchant. Comment ces trois lettres
sont-elles passées de la chaussure à la négation pluriquotidienne ? C’est
encore plus difficile à croire : par un simple phénomène de mode.
Au départ, comme dans toutes les langues latines, la négation ne
s’exprimait en français que par le ne, comme le no en espagnol, le non en
italien : « je ne bois, je ne mange, je n’irai ». Mais ça ne devait pas suffire et
l’habitude se prit de renforcer la négation en ajoutant un petit mot qui
désignait un objet de peu de valeur pour se faire bien comprendre : « je ne
bois goutte » pour dire « je ne bois même pas une goutte » ; « je ne mange
miette » pour dire « je ne mange même pas une miette » ; « je ne couds
point » pour « je ne couds même pas un point » ; « je ne mouds grain », etc.
Et dans le tas : « je ne marche pas » pour dire « je ne marche même pas un
pas ». Nous y voilà.
Cette habitude est devenue systématique : « je ne vends ail, je n’avale
mie, je ne plante clou »… Et puis les mots pas et point ont commencé à
s’utiliser avec d’autres verbes. Et puis avec tous les verbes, en supplantant
les mie, grain, clou. Au XIXe siècle, il ne restait plus que pas, point et goutte
(surtout dans l’expression « je n’y vois goutte »).
Enfin le pas est resté tout seul. Dans le langage parlé de nos jours, on a
même délaissé le ne. Conclusion : la seule fois que vous niez correctement
en français, c’est quand vous dites : « je ne marche pas ». C’est pas
croyable.
68
L’homme
de Piltdown

En 1912, bien avant l’usage du carbone 14, on découvrit, près du village


de Piltdown, Angleterre, des fragments de crâne humain. D’après les
premières études, menées entre autres par un jeune anthropologue nommé
Teilhard de Chardin, ce crâne datait de plusieurs centaines de milliers
d’années.
Il fut reconstitué et analysé par le plus célèbre spécialiste de l’époque,
l’Anglais sir Arthur Keith, qui en baptisa le propriétaire Eoanthropus
dawsoni. Mais, problème, pour faire entrer le petit nouveau dans l’arbre
généalogique de l’humanité, il fallait tordre toutes les branches et remettre
en question tout ce qu’on savait jusque-là, et tous les savants s’arrachaient
les cheveux.
Or le crâne de Piltdown était un faux. Ce que cette imposture présente
d’extraordinaire, c’est qu’elle a tenu le monde scientifique en échec pendant
près de cinquante ans ! Les progrès en paléoanthropologie, dans la
généalogie humaine précisément, s’en trouvèrent ralentis pendant toutes ces
années. Un tel canular n’a d’équivalent ni dans l’histoire des sciences ni
dans celle des mystifications.
C’est que, contre toutes les objections, sir Arthur Keith s’est accroché à
son fossile, soutenu par toute l’école britannique – c’était le premier fossile
important que l’on trouvait en Angleterre.

Dessin d'époque du crâne de Piltdown.

Il fallut attendre 1953 pour que, à la suite de pressions de plus en plus


fortes, trois experts chargés d’étudier le crâne avec tous les moyens
modernes présentent leurs conclusions : le crâne de Piltdown était constitué
d’une mâchoire de singe emboîtée à un crâne d’homme, avec une habileté
telle que seul un professionnel de la paléontologie pouvait en être l’auteur.
Mais qui ?
On n’a jamais trouvé le coupable. Assez récemment, cependant,
l’anthropologue Stephen Jay Gould a proposé une hypothèse étonnante : le
créateur du faux aurait été Teilhard de Chardin lui-même. Ayant monté ce
canular parfait par pure plaisanterie, pour se moquer de ses vieux et
vénérables professeurs, il fut vite dépassé par l’ampleur que prenait
l’affaire. Par la suite, il n’aurait jamais réussi à avouer la vérité sans
humilier ses propres maîtres. Et Jay Gould démontre la justesse de son
intuition en négatif : pendant les cinquante ans qu’a duré l’imposture, tous
les anthropologues ont à un moment ou à un autre tenu compte de l’homme
de Piltdown dans leurs travaux… tous, sauf Teilhard de Chardin.
Élémentaire, mon cher Watson.
69
Jouons
avec les plantes

Les plantes réservent leur lot de petites surprises, ce qui est très pratique
pour passer le temps, surtout si on n’a rien d’autre sous la main.
Le geste que l’on apprend en même temps que l’on apprend à marcher,
c’est souffler sur une fleur de pissenlit, produisant un lâcher de
parachutistes plus beau que les opérations aéroportées du Débarquement
(toute autre comparaison, pluie de fleurs ou flocons de neige, est ennuyeuse
à crever).
Effleurer du doigt les fruits du genêt à la fin de leur maturation est un
plaisir dont on ne se lasse pas pendant au moins douze secondes. Ils
s’ouvrent avec un système de ressort naturel qui les fait littéralement
exploser afin de disperser les graines dans la nature. Nos compatriotes du
Sud rigolent encore plus avec le concombre gicleur ou « concombre des
ânes » dont le fruit mûr vous envoie son jus à la figure dès que vous le
touchez. Concombre fâché toujours faire ainsi.
Si vous coupez en deux dans le sens de l’épaisseur les graines de l’érable
(celles munies d’une petite aile qui les fait tournoyer), l’intérieur est si
collant que vous pouvez les faire tenir sur l’arête du nez, le bord des oreilles
ou n’importe quelle partie de la peau. C’est désopilant, à se tenir les côtes
tellement on se marre.
Si, cette fois, vous coupez en deux le fruit de l’arbre des cimetières, le
cyprès, vous verrez apparaître une tête de mort ricanante plus terrifiante que
dans Scream 2 – enfin, par temps de brouillard.
Passons maintenant à une expérience beaucoup plus élaborée. Si vous
coupez en trois dans le sens de la longueur la tige d’un œillet blanc (c’est
pas si difficile que ça, avec un cutter), et que vous trempez respectivement
chaque brin dans un verre d’eau colorée à l’encre bleue, dans un verre d’eau
pure et dans un verre d’eau colorée à l’encre rouge, au bout de quelques
heures, votre œillet devient bleu-blanc-rouge. Pas vaguement bleuâtre ou
rosâtre, non, vraiment bleu et rouge. Je vous jure que c’est vrai, je l’ai fait et
vu moi-même, si y en a qui me croient pas, ils peuvent toujours parier.
70
Pression atmosphérique

La pression atmosphérique est une copine avec laquelle on vit tous les
jours sans s’en apercevoir. Jour et nuit, tout autour de moi, de vous, ça
presse, ça pousse, ça pèse, mais on ne le sent pas, parce que notre corps est
né avec.
Un simple verre d’eau et un bout de carton mettent en évidence cette
pression invisible. Je pose le carton sur le verre plein, je le retourne. Si
j’enlève ma main – plus rien ne retient le carton –, l’habitude et le bon sens
veulent que l’on s’attend à voir tomber l’eau et le carton.
Eh non. Ici, la pression atmosphérique se montre en pleine lumière et
l’on n’assiste à rien d’autre qu’à la lutte entre deux forces. Celle de la
gravité, qui veut que l’eau tombe par terre, et celle de l’air ambiant qui, au
contraire, pousse sur le carton. Et dans ce cas-là, c’est l’atmosphère la plus
forte. Mais combien plus forte ? Plus qu’on ne le croit. En fait, rien n’est
plus amusant que de pousser la pression atmosphérique dans ses derniers
retranchements.
Rejouons le coup du verre, avec le même carton. Mais cette fois, collons
un bout de ficelle en son centre. Je le retourne tout pareil, et là, attention : je
le retourne encore une fois pour le remettre dans le bon sens. Maintenant, si
je lâche le verre en tenant le bout de la ficelle, avouez qu’on a tous
l’intuition qu’il va tomber… Non, sous nos yeux incrédules, le verre reste
suspendu au bout de son fil. Bravo, la pression atmosphérique !
Enfin, conseil : si vous voulez jouer vous aussi avec elle, entraînez-vous
dans la salle de bains plutôt que dans votre salon Louis XV.
71
Vestige bizarre

Tous ceux qui travaillent sur un clavier, réel ou virtuel, ont tous les jours
sous les yeux et sous les doigts un amusant vestige : l’ordre des lettres qui
s’y étalent, commençant par AZERTY dans les pays francophones et par
QWERTY dans le reste du monde utilisant l’alphabet romain. En quoi est-
ce un vestige ? Parce que les raisons qui ont prévalu à cet agencement des
lettres ont totalement disparu. On ne continue à l’utiliser que parce qu’il est
déjà là et qu’on y est habitué. J’ai toujours imaginé que ce truc avait été
concocté par de graves techniciens observant en laboratoire les blanches
mains des secrétaires et déduisant le meilleur emplacement ergonomique
des lettres par rapport à leurs doigts, en mesurant les distances au poil près
entre l’auriculaire et le A.
Pas du tout. C’était un bricolage vite fait bien fait pour pallier les
défaillances d’une mécanique approximative et qui subsiste encore après un
siècle et demi.
La machine à écrire qui a connu le premier succès commercial notable a
été conçue dans les années 1870 aux États-Unis par la firme Remington,
fabricant d’armes déjà célèbre pour son revolver à six coups. Pour
conquérir le marché, les représentants en machines à écrire Remington
amenaient d’ailleurs chez le client une mallette d’échantillons du reste de la
production maison, avec promesse de démonstration sur-le-champ si l’autre
ne se décidait pas à prendre le nouvel article. Je simplifie peut-être.
Toujours est-il que les machines Remington avaient un défaut rédhibitoire :
dès qu’on tapait trop vite, les barrettes métalliques des lettres proches se
coinçaient. Une fois écartée la première solution envisagée (envoyer le
même représentant, avec sa mallette, se placer dans le dos de la secrétaire
pour l’inciter à taper moins vite), les ingénieurs de Remington élaborèrent
en urgence une disposition des lettres qui éloignerait sur le clavier les
associations alphabétiques les plus fréquentes dans la langue anglaise, par
exemple M et E, S et O, Q et U (je les crois sur parole, je vais pas aller
vérifier), afin que, tapées fissa l’une derrière l’autre, les lettres ne se
coincent plus. Ainsi naquit l’ordre QWERTYUIOP4.
Les premiers succès dans les concours de dactylos, remportés avec des
machines Remington, et qui firent tant pour leur généralisation, n’avaient
rien à voir avec leur clavier mais avec leur position déjà dominante sur le
marché. Les autres fabricants adoptèrent cette disposition et, une fois
l’habitude prise, pourquoi se fatiguerait-on à changer ? On dit qu’AZERTY
s’explique de la même façon pour la langue française (je ne vois pas tant de
ZL et de KA en français, mais bon).
72
Rongeurs salvateurs

Jusqu’au XIX siècle, les bateaux de la marine à voile qui partaient pour de
e

longs voyages emmenaient dans leurs cales quelques fruits et légumes frais
qui pouvaient se conserver longtemps ainsi que des animaux vivants,
comme des volailles. Mais très vite, les vivres frais s’épuisaient ou
pourrissaient, et il fallait recourir aux aliments conservés par les moyens de
l’époque : légumes secs et viande salée.
Avec ce menu tous les jours à tous les repas pendant un mois, vous
commenceriez à ressentir les atteintes du scorbut, la maladie des premiers
grands navigateurs, causée par une carence de la fameuse vitamine C. Les
symptômes ont souvent été décrits : épuisement, œdèmes, saignements du
nez et des gencives, perte des dents…
Pour en guérir, il suffit de consommer des aliments qui contiennent
beaucoup de vitamine C : orange, citron, salade, chou-fleur… Bien sûr, au
milieu de l’océan, c’est pas facile à trouver – surtout si on en ignore
l’importance.
Pourtant, à en croire de récentes recherches, ce qui a sauvé Magellan,
Cook, Bougainville et quelques autres, c’est le contraire : l’absence totale
d’aliments, la disette.
À un moment ou à un autre de leur voyage, ces explorateurs n’avaient
plus rien à se mettre sous la dent. Et pourtant, c’est paradoxalement la faim
qui a sauvé les matelots, en les forçant à se nourrir des rats qui pullulaient
sur les navires. Or, les rats, contrairement à l’homme, synthétisent eux-
mêmes leur vitamine C, et la dose minime absorbée par chaque marin dans
ses dégustations de rongeurs a suffi à le préserver du scorbut. Mais les
grands navigateurs l’ont toujours ignoré, et les rats n’ont jamais eu droit à la
reconnaissance qu’ils méritaient.
73
Une découverte attachante

On va dire que nous sommes en 1951, que mon nom est Fred Joyner, et
que je suis un obscur chercheur américain parmi des dizaines d’autres, dans
le grand laboratoire Eastman du Tennessee. Cette année-là, on cherche de
nouvelles résines pour l’industrie aéronautique. Parmi des dizaines d’essais,
je viens de préparer un liquide sans grand intérêt, nul pour une résine, et qui
porte en plus un nom atrocement barbare : le cyanoacrylate d’éthyle.
Comme il ne m’a pas servi à grand-chose, je m’apprête à l’archiver dans
l’armoire des bides, mais auparavant, routine obligatoire, je l’analyse à
l’aide d’un appareil optique très cher, au nom tout aussi barbare de
« réfractomètre ». Le principe est simple. Je glisse une goutte du produit à
observer entre deux prismes de verre que je presse l’un contre l’autre, je
fais passer un rayon de lumière à travers, et je note plein de trucs
compliqués. Une fois l’examen fini, je m’empare des deux prismes pour les
séparer et nettoyer l’appareil, en bon chercheur zélé et consciencieux que je
suis. Mais là, impossible. Impossible de les séparer.
Je tire, je pousse, je tords en disant des gros mots, rien à faire. Un peu
affolé, j’essaye diverses méthodes, toutes mes tentatives restent vaines. Au
bout du compte, m’attendant à être ou blâmé ou renvoyé, je vais rendre
compte à mon patron, un certain Coover, de la perte d’un appareil de
7 000 dollars. Il vérifie, essaie lui-même et constate que les outils les plus
perfectionnés du laboratoire sont impuissants à séparer les deux prismes. Et
là, deuxième prodige, au lieu de me virer, il me prend dans ses bras et
m’embrasse.
Je venais par hasard de découvrir une colle superpuissante, que les
laboratoires cherchaient depuis quelques années, et que le public connaîtra
plus tard sous le nom de Super Glue. Vous savez, la colle qui permet de
faire l’andouille au plafond, collé par les semelles.
74
Surface tendue

Les phénomènes de tension de surface font partie de ces microforces


invisibles auxquelles on a affaire tous les jours mais qu’on ne voit jamais.
Pour faire simple, disons que les molécules d’eau à la surface n’ont pas le
même comportement que celles qui sont en dessous, parce que d’un côté
elles sont en contact avec l’air – tout bêtement. Pour illustrer cette loi
physique, les physiciens recourent à l’image d’une pellicule élastique
tendue sur la surface du liquide.
Pour voir la tension de surface à l’œuvre, remplissez d’eau une assiette
creuse, saupoudrez-la de poivre de manière à ce que les miettes de poivre
soient bien réparties sur toute la surface. Au moyen d’une allumette, prenez
une minuscule goutte de produit à vaisselle, et déposez-la au milieu de
l’assiette. Cette microscopique goutte savonneuse va modifier les forces de
tension de surface, comme si je crevais la pellicule. L’abaissement brutal de
cette tension fait bouger les miettes de poivre comme les fidèles amis
politiques d’un candidat à l’élection présidentielle au moment précis où ils
apprennent que sa cote se casse la gueule dans les sondages. Essayez, vous
verrez.
Et cette force imperceptible peut même alimenter un moteur, à condition
que le « bateau » ne soit pas plus lourd qu’un petit bout de plastique,
prélevé dans le genre chemise de bureau transparente, et dans lequel j’ai
découpé une fente de 1 mm de large.
Je dépose une goutte de produit à vaisselle dans la fente… Le moteur
propulse votre petit bateau à une vitesse surprenante ! C’est pas pour rien
qu’on appelle le produit à vaisselle un « tensioactif ».
Cette force minuscule, un bricolage astucieux peut la mettre à l’épreuve.
Coupez une bouteille plastique en deux ; sur le bord de la coupure, faites
deux trous l’un en face de l’autre, faites-y passer un fil de couture sans le
tendre. Ce fil a un poids, minuscule mais suffisant pour le faire pendouiller,
attiré par la pesanteur. Si je trempe le bord coupé de la bouteille et le fil
dans un mélange d’eau et de liquide à vaisselle, quand je les ressors, il se
forme une pellicule de savon dans l’ouverture de la bouteille, la même
qu’une bulle, divisée en deux par le fil, et sur laquelle les forces de tension
de surface se répartissent équitablement. Pour notre fil, ça change rien : son
poids l’attire toujours vers le bas. Mais si je crève la partie inférieure de
cette bulle, plaf, les forces de tension de surface sont suffisantes pour tirer
le fil vers le haut.
Ces forces sont microscopiques pour nous, mais énormes pour les
insectes, à tel point que certains les utilisent. Le gerris, par exemple, dit
« araignée d’eau », dont les pattes lui permettent de circuler sur l’eau sans
couler. D’ailleurs nos grand-mères, malignes, utilisaient un antiparasite
aussi peu cher qu’efficace pour protéger leurs rosiers. Une assiette d’eau
avec la même goutte de savon liquide, posée par terre. Attirés par l’eau, les
puces ou les pucerons qui ont soif y sautent sans méfiance, car ils sont si
légers que d’habitude, la tension de surface leur permet de flotter. Mais là,
elle est abaissée à cause du savon, et ils se noient. Les grand-mères, faut pas
les contrarier.
75
Plus basse
Sur cet homme nu, copie de la statue de David sculptée par Michel-Ange
et dressée sur la place de la Signoria à Florence, nous allons examiner de
près le détail auquel toutes les jeunes filles jettent un regard timide mais
intéressé : l’appareil génital, pour parler comme dans les hôpitaux, les
couilles poilues pour parler comme dans les cours de récré, les testicules
pour parler poliment car on est entre gens distingués.
Et en regardant attentivement, on constate un microdétail étrange – mais
on ferait cette même constatation sur toutes les autres statues conformes à
l’anatomie, et surtout dans la vraie vie : le testicule gauche est presque
toujours plus bas que le droit. Ce n’est pas un caprice de l’artiste, vous
pouvez vérifier vous-même dans un miroir si vous êtes du sexe approprié,
ou auprès de votre partenaire si vous êtes du sexe opposé.
Pourquoi une telle inégalité ? Cette horrible dérogation à la symétrie
humaine ? Pour une raison anatomique très simple : le testicule gauche est
légèrement plus lourd que le droit. Donc il descend plus bas. C’est pas plus
compliqué que ça. En fait, cette légère dissymétrie anatomique rejoint
d’autres dissymétries moins explicables dans le corps humain, comme
l’emplacement du cœur, du foie, ou la plus grande habileté d’une des deux
mains, en général la droite.
Attention, si c’est votre testicule droit qui est plus bas, ne paniquez pas.
Vous êtes un gaucher des gamètes, vous êtes dans la minorité statistique,
c’est tout. Et cela ne change rien à rien.
76
Théories oubliées

Les impasses scientifiques ont deux intérêts : d’abord elles font progresser
la science dans la bonne voie, ensuite elles permettent aux mauvais esprits
de rigoler. En anthropologie, en voici deux.
La phrénologie, inventée par un certain Franz Josef Gall, connut un
véritable triomphe au XIXe siècle. Elle tentait d’expliquer le fonctionnement
du cerveau par des localisations un tant soit peu abusives. Imaginons qu’on
situe vers la tempe droite la capacité à parler l’anglais, et vers la nuque celle
à réussir le soufflé au fromage. On pouvait conclure, rien qu’en observant
les proéminences de son crâne sur le côté droit et sur l’arrière, qu’un
individu était un anglophile émérite, mais qu’il était préférable de se faire
inviter à dîner par son voisin. Un seul coup d’œil à votre boîte crânienne
suffisait à décrire votre personnalité – il valait mieux ne pas se cogner la
tête contre l’embrasure d’une porte trop basse avant l’examen. La
phrénologie a entièrement disparu. Seul le langage populaire en a gardé une
trace, quand on dit de quelqu’un qu’il a la « bosse des maths » ou la « bosse
du commerce ».
Une autre théorie, beaucoup moins célèbre mais plus réjouissante,
établissait une hiérarchie des races en se référant à la hauteur du nombril.
La « nombrilologie » a été élaborée par un certain Étienne Serre, professeur
au Muséum de Paris, dans les années 1840. À l’en croire, le nombril
témoignait de la constitution de l’abdomen, par la position du foie et de
l’estomac. Sa hauteur, comme chacun sait, est l’apanage d’une race
supérieure. Plus ils sont hauts, estimait Serre, plus la race est évoluée. Il
avait donc établi un diagramme : nombril bas, les races mongoliques, très
inférieures ; au milieu, les races éthiopiques, à peine plus évoluées, et tout
au-dessus, chef-d’œuvre de l’évolution, les races caucasiques, c’est-à-dire
blanches, avec un nombril culminant dans les nuages. Pour vous classer
dans la hiérarchie, il suffit de mesurer avec un mètre, dans la rue c’est
pratique, pardon mademoiselle, je peux mesurer votre nombril s’il vous
plaît ?
L’histoire ne dit pas si Serre avait prévu que le surhomme aurait le
nombril au bout du nez ou dans les cheveux.
77
Abus
toponymiques

Il y a des villes qui souffrent de handicaps toponymiques. Je n’aimerais pas


habiter un village appelé Général-Marcel-Bigeard ou un patelin baptisé
Chef-de-Rayon-Eugène-Moulet. Et pourtant, c’est une pratique courante en
Amérique du Sud, particulièrement en Argentine. Sans doute, lors de la
colonisation progressive du pays, les villages nouveaux à baptiser étaient si
nombreux que les noms de saints disponibles ou les appellations
vernaculaires se révélèrent insuffisants. Toujours est-il que les autorités
puisèrent dans l’annuaire de leur état-major. Peut-être commencèrent-elles
par quelques généraux méritants, et puis, pour ne pas faire de jaloux, le
procédé se généralisa, au sens propre. Il y a actuellement en Argentine une
cinquantaine de villes ou agglomérations de tailles diverses qui s’appellent
Général-Quelquechose.
Mais ils n’en sont pas restés là. C’est qu’il y avait encore beaucoup de
villes à baptiser et qu’il existe aussi des colonels méritants. Ainsi, vous
trouverez presque autant de communes nommées Coronel-Machin-Truc.
C’était si beau qu’ils n’ont pas pu résister pour les subordonnés
d’exception ; toute la hiérarchie s’offrait à eux. Comandante-Nicanor-
Otamendi, Mayor-Buratovich, Capitan-Sarmiento sont des villes de la
province de Buenos Aires, par exemple. Mais il ne faut pas oublier la
marine, vous avez aussi Contraalmirante-Cordero. C’était si fort qu’on
étendit le système aux civils, il n’y a pas de raison. On trouve des villes et
villages appelés Ministro-Ramos-Mexia, Ingenior-Luigi, Intendante-Alvear-
Rivadevia.
En France, cela donnerait : « J’habite Président-directeur-général-Jean-
Marie-Duvivier, mais je déménage pour Secrétaire-d’État-Jeanine-
Rouchon. » J’aurais vraiment du mal à m’y faire.
78
L’eau antigravitationnelle

Dans notre série « Les prodiges au-dessus de mon évier », je vous propose
de défier les lois de la gravitation avec un matériel aussi simple qu’un verre
et un petit morceau de tulle ou de gaze souple, genre gaze à pansement, que
vous trouverez dans votre armoire à pharmacie.
C’est une évidence, la gaze laisse passer l’air et l’eau par tous ses petits
trous. La preuve : si vous posez la gaze sur un verre,
ça ne vous empêchera pas de le remplir, l’eau passe au travers comme si la
gaze n’existait pas.
Remplissez le verre à ras bord, de manière à ce que toute la gaze soit
mouillée, tendez-la en étalant bien les bords du tissu sur les bords du verre,
posez votre main bien à plat sur le verre, de manière à le boucher
hermétiquement, et retournez-le d’un seul coup.
C’est maintenant que vous allez assister à un prodige qui aurait étonné
Newton lui-même : tenez le verre bien droit, retirez tout doucement votre
main en la faisant glisser latéralement, et regardez les yeux ronds de vos
spectateurs. L’eau reste dans le verre, comme si elle défiait la gravitation.
C’est magique, mais il n’y a pas de truc ni d’astuce : juste la complicité de
la pression atmosphérique avec les phénomènes de tension de surface.
La tension de surface apporte à la pression atmosphérique le petit renfort
suffisant qui lui permet d’opposer à la force qui attire l’eau vers le bas une
force très légèrement supérieure. On obtient ainsi cet équilibre inattendu dès
l’instant où cette force s’applique de manière égale sur toute la surface du
liquide. Je ne pousserai pas la facilité jusqu’à dire que c’est renversant.
79
Le cas Voronoff

Tout le monde a oublié le professeur Voronoff, chirurgien français


d’origine russe qui a pourtant connu une célébrité fulgurante au début du
XXe siècle. Comme si la mémoire scientifique avait un peu honte de certains
souvenirs. C’est que, pendant quelques années, l’Europe a vraiment cru que
Serge Voronoff avait trouvé le secret du rajeunissement et de la vigueur
éternelle, en greffant aux hommes vieillissants les testicules de jeunes
chimpanzés. C’était simple, mais il fallait y penser.
Ça a l’air d’un canular, dit comme ça, mais l’histoire est rigoureusement
authentique. Chirurgien et pionnier des greffes de tissus d’une espèce
animale sur l’autre, opération qu’on appelle « xénogreffe », Voronoff avait
déjà pratiqué sur des hommes des greffes de glandes et de tissus osseux
provenant d’animaux, notamment sur les soldats, en 1914, avec la
bénédiction du président de la République, Raymond Poincaré.
Par ailleurs, il s’était aperçu que des greffes de testicules de jeunes boucs
sur des vieux béliers redonnaient à ceux-ci leur vigueur d’étalon et leurs
capacités reproductrices. Il essaya la même chose avec des chimpanzés, et
jugea le succès si probant qu’il estima pouvoir tenter l’expérience sur les
hommes sans plus attendre.
La première greffe dite « de revitalisation » eut lieu en 1920, et
l’engouement public fut immédiat. En quelques mois, la couille de
chimpanzé vit sa cote monter en flèche. Des missionnaires de Guinée
ramenèrent les chimpanzés donneurs du fin fond de l’Afrique et des
vieillards célèbres se bousculèrent pour retrouver force et séduction.
L’opération coûtait 15 000 francs de l’époque, et l’on estime à 2 000 le
nombre de greffés. L’histoire affirme que Poincaré lui-même, mais aussi
Clemenceau, Anatole France, Charles Maurras passèrent sous le bistouri
régénérateur.
Rassurez-vous, Voronoff ne coupait pas les vieilles roubignolles
humaines pour les remplacer par des jeunes simiesques, il se contentait d’un
petit greffon fixé sur la surface testiculaire. Sans parler des phénomènes de
rejet et des infections qui ont dû s’ensuivre, les résultats n’ont pas laissé une
grande place dans l’histoire médicale, et le thaumaturge Voronoff sombra
dans l’oubli. Dommage, on ne saura jamais ce qu’il fallait greffer pour les
femmes.
80
Le manuscrit de Voynich

En 1912, un certain Voynich, libraire de son état, découvrit dans une


bibliothèque près de Rome un étrange manuscrit de 230 pages, datant du
XVIe siècle, illustré de dessins bizarroïdes et composé de caractères dont nul
n’avait jamais vu d’équivalent. Le premier réflexe fut de penser qu’à
l’instar des dessins, le texte était l’œuvre d’un dingue qui avait recouvert
ces centaines de pages de n’importe quoi en fermant les yeux.
Mais l’analyse des graphismes et la répétition de certains groupes de
signes montrent qu’il s’agit à l’évidence d’une écriture structurée. Depuis
1912, les plus grands experts du monde, cryptologues, graphologues,
mathématiciens, historiens, jusqu’à plus récemment l’armée américaine,
aidée des ordinateurs les plus performants avec tous les logiciels possibles,
ont tenté de déchiffrer cette écriture : ils se sont cassé les dents. Pendant
neuf décennies, le manuscrit de Voynich a été le cauchemar de tout ce que
le monde a compté de spécialistes des codes et des écritures.
Jusqu’à ce qu’en 2004, un chercheur anglais propose une piste en
repartant de ce qui est sûr. Le manuscrit avait été acheté en 1586 par
l’empereur Rodolphe II, amateur de curiosités. Ce chercheur a remarqué
que les mots voyniches, qui se décomposent la plupart du temps en trois
syllabes, se prêtent particulièrement bien à un système de codage bien
connu des spécialistes, appelé les « grilles de Cardan » et inventé à la même
époque. Or, toujours dans ces mêmes années, traînait autour de l’empereur
un faussaire notoire, un Anglais mystique et alchimiste, du nom de Kelley.
Si ce faussaire malin avait voulu vendre à l’empereur un livre bidon avec
une énigme fabriquée de toutes pièces, il devait donner à celui-ci toutes les
apparences d’un vrai code, d’une vraie écriture. La solution serait donc très
simple : c’est effectivement n’importe quoi, mais codé. Le faussaire aurait
inventé une suite de signes fantaisistes, il s’en serait servi pour écrire
230 pages d’un texte dénué de signification mais composé au moyen des
grilles de Cardan. Cette astuce qui donne au résultat final une structure
apparente a trompé tous les experts comme elle avait trompé l’empereur
quatre siècles plus tôt. Neuf décennies, presque un siècle, pour démonter
une escroquerie, c’est un record.
Crédits iconographiques

Un certain nombre de photos ici publiées appartiennent au fond


personnel de l’auteur, aux pages 12, 17, 31- 32, 43, 53, 61- 64, 66-67a, 70,
73- 74, 84- 86, 88- 90, 93- 94, 96, 108, 127, 153- 155, 157, 163-164.

p. 28, Buste attribué à César, marbre de Dokimeion, milieu du Ier siècle av.
J.-C., no inv. RHO.2007.05.1939, Musée départemental Arles antiques-
CG13, © R. Bénali/Musée départemental Arles antique-CG13. p. 28,
L’empereur Auguste, 20-30 av. J.-C., Musée du Louvre, Paris, © Marie-Lan
Nguyen/Wikipedia Commons. p. 40, Florence Cook en Katie King, avec
William Crookes, © Mary Evans/Rue des Archives. p. 42, Extrait de carte
IGN, © IGN – 2014, Autorisation no 80-1414. p. 102, Charles Lindbergh,
Harris & Ewing Collection, Library of Congress. p. 118, Newton, © Gotlib.
p. 119, Alfred Nobel, par Gösta Florman, The Royal Library. p. 130,
Ornithorynque, © lynea, Fotolia.com. p. 131, © The Oetzi Iceman/South
Tyrol Museum of Archeology, Bolzano, Italy/Wolfgang Neeb/The
Bridgeman Art Library. p. 147, Machine à écrire, © Marty Haas,
Fotolia.com. p. 156, Gerris, © Emer, Fotolia.com
Notes

1. Les sceptiques iront vérifier sur Internet : le physicien s’appelle


Zaslavskii.

2. La Rubrique-à-brac, 6 tomes, Éditions Dargaud.


3. Oui, d’accord, l’ampoule ne sera inventée que quinze ans plus tard,
mais c’est pour simplifier la démonstration, commencez pas à ergoter.

4. On remarquera que cette première ligne contient les lettres


TYPEWRITER (« machine à écrire »). Coïncidence pour les uns, choix
délibéré pour les autres.
Index

Anthropologie
- Théories oubliées : 1
Archéologie
- La malédiction d’Ötzi : 1
- Le Colomb baladeur : 1
Arithmétique
- Les prodiges de la numérologie : 1
Astronomie
- Les parasites de Jansky : 1
Astrophysique
- Dans l’espace, on ne vous entendra pas crier « merde ! » : 1
Biologie
- Code génétique : 1
- La grosse cellule : 1
- Les bestioles de Leeuwenhoek : 1
- Les chevilles de Linné : 1
- Pénicilline : 1
Botanique
- Jouons avec les plantes : 1
- Seuls : 1
Cartographie
- L’île aux Cochons : 1
Chimie
- Les édulcorants : 1
- Une découverte attachante : 1
Cryptologie
- Le manuscrit de Voynich : 1
Épistémologie
- Découvertes à tiroir : 1
- Haines scientifiques : 1
- Le bestiaire des sciences : 1
- Le prix Nobel des maths : 1
Géographie
- Abus toponymiques : 1
- L’île intermittente : 1
- Le come-back de Barents : 1
- Les centres : 1
- Mais où est donc passé Franklin ? : 1
- Nauru : 1
Géométrie
- Le format A4 : 1
- Un pari à 5 euros : 1
Linguistique
- Un petit pas : 1
Mathématiques
- La conjecture de Fermat : 1
- Le flacon de Becquerel : 1
- Les nombres remarquables : 1
- Palindromes : 1
Mécanique
- Le truc du bilboquet : 1
Médecine
- Cuite chinoise : 1
- La papaïne : 1
- Le cas Voronoff : 1
- Le couper ou pas ? : 1
- Rongeurs salvateurs : 1
Mesure du temps
- Année zéro : 1
- Histoire de calendriers : 1
- La datalogie : 1
- Les heures baladeuses : 1
Météorologie
- Tempête dans un chaos : 1
Métrologie
- Étalons : 1
- La seconde baladeuse : 1
Minéralogie
- Il est rond, mon galet ! : 1
Optique
- La photo de Napoléon : 1
- Le mystère des zapettes : 1
Paléontologie
- L’homme de Piltdown : 1
Physique
- Doute : 1
- Filet d’eau : 1
- L’eau antigravitationnelle : 1
- La banane de newton : 1
- La disparition d’Ettore Majorana : 1
- La tête de Charpak : 1
- Le beau rêve de Kekulé : 1
- Le flacon de Becquerel : 1
- Les amours de Marie : 1
- Micro-ondes, maxi coup de chance : 1
- œrsted : 1
- Pression atmosphérique : 1
- Surface tendue : 1
- Vortex : 1
Physique-chimie
- La bulle du capitaine Haddock : 1
Psychologie
- Onze heures onze : 1
Technologie
- Les ékranoplanes : 1
- Vestige bizarre : 1
Transports
- Le gyroptère : 1
- Lindbergh, le photogénique second : 1
Zoologie
- Le cœlacanthe : 1
La Librairie Vuibert – 5, allée de la 2e D.-B. – 75015 Paris

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© Vuibert, mars 2014

Couverture :
Photo : © Jacob Khrist.
Conception graphique :
Clément Chassagnard

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