Vous êtes sur la page 1sur 647

A propos de ce livre

Ceci est une copie numérique d’un ouvrage conservé depuis des générations dans les rayonnages d’une bibliothèque avant d’être numérisé avec
précaution par Google dans le cadre d’un projet visant à permettre aux internautes de découvrir l’ensemble du patrimoine littéraire mondial en
ligne.
Ce livre étant relativement ancien, il n’est plus protégé par la loi sur les droits d’auteur et appartient à présent au domaine public. L’expression
“appartenir au domaine public” signifie que le livre en question n’a jamais été soumis aux droits d’auteur ou que ses droits légaux sont arrivés à
expiration. Les conditions requises pour qu’un livre tombe dans le domaine public peuvent varier d’un pays à l’autre. Les livres libres de droit sont
autant de liens avec le passé. Ils sont les témoins de la richesse de notre histoire, de notre patrimoine culturel et de la connaissance humaine et sont
trop souvent difficilement accessibles au public.
Les notes de bas de page et autres annotations en marge du texte présentes dans le volume original sont reprises dans ce fichier, comme un souvenir
du long chemin parcouru par l’ouvrage depuis la maison d’édition en passant par la bibliothèque pour finalement se retrouver entre vos mains.

Consignes d’utilisation

Google est fier de travailler en partenariat avec des bibliothèques à la numérisation des ouvrages appartenant au domaine public et de les rendre
ainsi accessibles à tous. Ces livres sont en effet la propriété de tous et de toutes et nous sommes tout simplement les gardiens de ce patrimoine.
Il s’agit toutefois d’un projet coûteux. Par conséquent et en vue de poursuivre la diffusion de ces ressources inépuisables, nous avons pris les
dispositions nécessaires afin de prévenir les éventuels abus auxquels pourraient se livrer des sites marchands tiers, notamment en instaurant des
contraintes techniques relatives aux requêtes automatisées.
Nous vous demandons également de:

+ Ne pas utiliser les fichiers à des fins commerciales Nous avons conçu le programme Google Recherche de Livres à l’usage des particuliers.
Nous vous demandons donc d’utiliser uniquement ces fichiers à des fins personnelles. Ils ne sauraient en effet être employés dans un
quelconque but commercial.
+ Ne pas procéder à des requêtes automatisées N’envoyez aucune requête automatisée quelle qu’elle soit au système Google. Si vous effectuez
des recherches concernant les logiciels de traduction, la reconnaissance optique de caractères ou tout autre domaine nécessitant de disposer
d’importantes quantités de texte, n’hésitez pas à nous contacter. Nous encourageons pour la réalisation de ce type de travaux l’utilisation des
ouvrages et documents appartenant au domaine public et serions heureux de vous être utile.
+ Ne pas supprimer l’attribution Le filigrane Google contenu dans chaque fichier est indispensable pour informer les internautes de notre projet
et leur permettre d’accéder à davantage de documents par l’intermédiaire du Programme Google Recherche de Livres. Ne le supprimez en
aucun cas.
+ Rester dans la légalité Quelle que soit l’utilisation que vous comptez faire des fichiers, n’oubliez pas qu’il est de votre responsabilité de
veiller à respecter la loi. Si un ouvrage appartient au domaine public américain, n’en déduisez pas pour autant qu’il en va de même dans
les autres pays. La durée légale des droits d’auteur d’un livre varie d’un pays à l’autre. Nous ne sommes donc pas en mesure de répertorier
les ouvrages dont l’utilisation est autorisée et ceux dont elle ne l’est pas. Ne croyez pas que le simple fait d’afficher un livre sur Google
Recherche de Livres signifie que celui-ci peut être utilisé de quelque façon que ce soit dans le monde entier. La condamnation à laquelle vous
vous exposeriez en cas de violation des droits d’auteur peut être sévère.

À propos du service Google Recherche de Livres

En favorisant la recherche et l’accès à un nombre croissant de livres disponibles dans de nombreuses langues, dont le frano̧ais, Google souhaite
contribuer à promouvoir la diversité culturelle grâce à Google Recherche de Livres. En effet, le Programme Google Recherche de Livres permet
aux internautes de découvrir le patrimoine littéraire mondial, tout en aidant les auteurs et les éditeurs à élargir leur public. Vous pouvez effectuer
des recherches en ligne dans le texte intégral de cet ouvrage à l’adresse http://books.google.com
TH . DOSTOIEVSKI

LES FRÈRES

KARAMAZOV

TRADUIT ET ADAPTÉ PAR

E. HALPERINE-KAMINSKY ET CH. MORICE

Avec un portrait de Th. Dostoïevsky

DOUZIÈME ÉDITION
IMPROBVS
LABOR

HP

MNIA VINCIT

PARIS
ifornia LIBRAIRIE PLON

onal PLON-NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS


8 , RUE GARANCIÈRE - 6e
ity -
Tous droits réservés
L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de
traduction et de reproduction à l'étranger.

Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur


en 1888.

PARIS. TYP. PLON-NOURRIT ET cie, 8, RUE GARANCIÈRE . 23141.


!
DÉDIÉ

ANNA GREGORIE VNA DOSTOÏEVSKAÏA

2035250
LES

FRÈRES KARAMAZOV

PREMIÈRE PARTIE

LIVRE PREMIER
UNE RÉUNION MALENCONTREUSE .

C'était vers la fin du mois d'août, par une belle matinée


claire et chaude . La réunion de la famille Karamazov chez
le starets' Zossima devait avoir lieu à onze heures et demie.
On avait eu recours, en désespoir de cause, à cette assem
blée d'un conseil de famille, sous le patronage du véné
rable vieillard , pour trancher les différends survenus entre
Fédor Pavlovitch Karamazov et son fils aîné Dmitri Fédc

' Littéralement, le vieillard. Les staretsi, dans le clergé régulier


russe (appelé aussi le clergé noir » ), sont de vieux moines
voués surtout à la confession et qui occupent dans les monas
tères une situation à peu près indépendante de toute hiérarchie.
On trouvera dans le livre II quelques détails sur les staretsi.
1.
2 LES FRÈRES KARAMAZOV .

rovitch. La situation entre le père et le fils était extrême


ment tendue . Dmitri Fédorovitch réclamait l'héritage de
sa mère , et Fédor Pavlovitch prétendait avoir donné à son
fils tout ce qui lui était dû.
Les invités furent amenés par deux voitures . Dans la
première, un équipage attelé de forts chevaux, arrivèrent
Petre Alexandrovitch Mioussov, - parent de Fédor Pavlo
vitch par alliance, - et Petre Fomitch Kalganov , qui se
préparait à entrer à l'Université , un garçon silencieux et
un peu gauche. Mais dans l'intimité, il s'animait , causait
et plaisantait gaiement. C'était l'ami du plus jeune des trois
fils de Fédor Pavlovitch , Alexey Fédorovitch, alors novice
au couvent du starets Zossima .
L'autre voiture , vieille et cahotante , portait Fédor
Pavlovitch et son fils Ivan Fédorovitch. Dmitri Fédorovitch,
averti pourtant de l'heure du rendez -vous dès la veille,
était en retard. Sauf Fédor Pavlovitch, les invités sem
blaient n'avoirjamais vu de couvents. Quant à Mioussov , un
vieux libéral qui depuis longtemps vivait à Paris, il y avait
peut-être trente ans qu'il n'était entré dans une église.
- Mais que diable , on ne sait à qui parler, dans cette

cahute ! Le temps passe, dit- il à peine entré, finissons- en!


A ce moment, se montra un petit homme chauve avec
des yeux doux et qui semblait se cacher sous un ample
manteau. Il souleva son chapeau , s'annonça comme un
pomiestchik de Toula , et indiqua aux arrivants la cellule du
starets . Finalement il leur proposa de les accompagner.
En chemin, ils rencontrèrent un moine qui très- poli
ment leur dit :
― Le Père supérieur vous invite à dîner chez lui après
LES FRÈRES KARAMAZOV .

que vous aurez visité le monastère, à une heure, pas plus


tard. Vous aussi, ajouta-t-il en s'adressant au pomiestchik
de Toula.
Le pomiestchik se rendit aussitôt chez le supérieur, et
le moine se chargea de guider les étrangers.
Ils traversèrent un petit bois.
- Voilà la retraite ! s'écria Fédor Pavlovitch, nous y
sommes. La porte est fermée...
Il se mit à faire de grands signes de croix devant les saints
figurés en peinture au-dessus et sur les côtés de la porte
cochère.
- Il y en a vingt-cinq, dit-il , qui se regardent les uns
les autres en mangeant de la choucroute. Pas une femme
n'a jamais franchi ce seuil ! Est-ce étonnant ! Et c'est vrai ?
Pourtant , on dit que le starets reçoit aussi les dames.
Comment cela se fait-il ? demanda-t- il tout à coup au moine.
―――――
En effet, des paysannes ; voyez, il y en a maintenant
même qui attendent . Quant aux dames de la haute société,
on a construit ici dans la galerie, hors de l'enceinte , deux
cellules dont vous voyez les fenêtres : c'est à travers ces
fenêtres que le starets leur parle... Tenez , voici une po
miestchitsa de Kharkov qui l'attend avec sa fille malade.
Il leur a sans doute promis de les entendre, quoique,
depuis quelque temps, il soit très - affaibli et sorte rarement .
- Il y a donc tout de même une porte pour les bari

nias, dans ce sanctuaire?... N'allez pas croire , saint Père,


que je dis cela par malice, non ! Mais au couvent d'Athènes,
non-seulement les femmes n'entrent pas , mais on n'y
tolère rien de féminin, ni poules , ni dindes, ni génisses...
- Fédor Pavlovitch, dit Mioussov, si vous ne cessez
LES FRÈRES KARAMAZOV .

pas, je vous laisse, et je vous préviens qu'on vous sortira


d'ici par la force.
- Bon ! Est-ce que je vous gêne? ...
-. Attendez- moi un peu, messieurs,. dit le moine, je
vais prévenir le starets.
- Fédor Pavlovitch, murmura Mioussov, pour la der

nière fois, je vous avertis que, si vous vous conduisez mal,


je vous en ferai repentir .
-
Je ne comprends guère cette émotion de votre part,
dit Fédor Pavlovitch d'un air narquois. Ce sont peut- être
vos péchés qui vous tourmentent ? Vous savez que le starets
lit dans les yeux des gens le motif qui les amène ! Mais
tenez-vous donc tant à l'opinion des moines , vous , un
Parisien, un homme avancé? En vérité , vous m'étonnez.
Mioussov n'eut pas le temps de répondre à ces sarcasmes,
le moine vint avertir les visiteurs qu'on les attendait.

I

Ils entrèrent dans une sorte de salon . Le starets vint à leur


rencontre . Il était accompagné d'Alioscha ' et d'un autre
novice.
Tous saluèrent le vieillard avec une politesse affectée.
Il allait lever les mains pour les bénir, mais il s'en abstint,
et, rendant le salut, les invita à s'asseoir . Le sang monta
aux joues d'Alioscha.

1 1 Diminutif d'Alexey.
LES FRÈRES KARAMAZOV . 5

Le starets prit place sur un petit divan en acajou cou


vert de cuir, et les étrangers s'assirent aussi.
Deux moines assistaient à cette entrevue , assis l'un
´auprès de la porte, l'autre auprès de la fenêtre. Alioscha, un
autre novice et un séminariste restèrent debout. La cellule
était exiguë et l'atmosphère maussade ; des meubles grossiers
et pauvres, et juste l'indispensable. Il y avait devant la
fenêtre deux pots de fleurs et dans les coins beaucoup
d'icones, l'une d'elles représentant la sainte Vierge , assez
grande image certainement très- antérieure au temps du
Raskol ' , et devant laquelle était suspendue une lampe
allumée. Deux autres icones enrichies d'ornements écla
tants brillaient à côté de celle de la Vierge, et encore des
chérubins, des oeufs en faïence, une croix catholique en
ivoire avec une Mater dorolosa qui l'entourait de ses bras,
des gravures de célèbres tableaux italiens des siècles passés ,
véritables et précieuses œuvres d'art mêlées à de gros
sières lithographies pieuses des plus communes. Et sur
les murs pendaient des portraits lithographiés d'évêques
morts ou vivants. Mioussov jeta un coup d'œil distrait Lur
ces attributs essentiels d'un intérieur ecclésiastique et
arrêta fixement son regard sur le starets.
Dès l'abord, le starets lui déplut . Et en effet le visage
de ce vieillard laissait voir des caractères qui eussent pu
déplaire à d'autres que Mioussov. C'était un homme petit,
voûté, aux jambes vacillantes, âgé seulement de soixante
cinq ans, mais que la maladie vieillissait d'au moins dix

' Littéralement séparation, doctrine dissidente des Raskol


niki, secte des Vieux-Croyants qui conservent les Écritures telles
qu'elles étaient avant les corrections du patriarche Nikon.
LES FRÈRES KARAMAZOV .

pas, je vous laisse , et je vous préviens qu'on vous sortira


d'ici par la force.
Bon! Est-ce que je vous gêne? ...
- Attendez-moi un peu, messieurs,. dit le moine , je
vais prévenir le starets.
Fédor Pavlovitch , murmura Mioussov , pour la der
nière fois, je vous avertis que, si vous vous conduisez mal,
je vous en ferai repentir .
- Je ne comprends guère cette émotion de votre part,
dit Fédor Pavlovitch d'un air narquois. Ce sont peut- être
vos péchés qui vous tourmentent ? Vous savez que le starets
lit dans les yeux des gens le motif qui les amène ! Mais
tenez-vous donc tant à l'opinion des moines , vous , un
Parisien, un homme avancé ? En vérité , vous m'étonnez.
Mioussov n'eut pas le temps de répondre à ces sarcasmes,
le moine vint avertir les visiteurs qu'on les attendait.

¡

Ils entrèrent dans une sorte de salon . Le starets vint à leur


rencontre. Il était accompagné d'Alioscha ' et d'un autre
novice.
Tous saluèrent le vieillard avec une politesse affectée.
Il allait lever les mains pour les bénir, mais il s'en abstint,
et, rendant le salut, les invita à s'asseoir. Le sang monta
aux joues d'Alioscha.

¹ Diminutif d'Alexey.
LES FRÈRES KARAMAZOV .

farLe starets prit place sur un petit divan en acajou cou


vert de cuir, et les étrangers s'assirent aussi.
Deux moines assistaient à cette entrevue, assis l'un
auprès de la porte, l'autre auprès de la fenêtre . Alioscha, un
autre novice et un séminariste restèrent debout. La cellule
était exiguë et l'atmosphère maussade ; des meubles grossiers
et pauvres, et juste l'indispensable. Il y avait devant la
fenêtre deux pots de fleurs et dans les coins beaucoup
d'icones, l'une d'elles représentant la sainte Vierge , assez
grande image certainement très-antérieure au temps du
Raskol ' , et devant laquelle était suspendue une lampe
allumée. Deux autres icones enrichies d'ornements écla
tants brillaient à côté de celle de la Vierge , et encore des
chérubins, des œufs en faïence, une croix catholique en
ivoire avec une Mater dorolosa qui l'entourait de ses bras,
des gravures de célèbres tableaux italiens des siècles passés ,
véritables et précieuses œuvres d'art mêlées à de gros
sières lithographies pieuses des plus communes. Et sur
les murs pendaient des portraits lithographiés d'évêques
morts ou vivants. Mioussov jeta un coup d'œil distrait sur
ces attributs essentiels d'un intérieur ecclésiastique et
arrêta fixement son regard sur le starets.
Dès l'abord, le starets lui déplut . Et en effet le visage
de ce vieillard laissait voir des caractères qui eussent pu
déplaire à d'autres que Mioussov. C'était un homme petit,
voûté, aux jambes vacillantes, âgé seulement de soixante
cinq ans, mais que la maladie vieillissait d'au moins dix

¹ Littéralement : séparation, doctrine dissidente des Raskol


niki, secte des Vieux-Croyants qui conservent les Écritures telles
qu'elles étaient avant les corrections du patriarche Nikon.
LES FRÈRES KARAMAZOV .

années. Le visage était desséché, tout sillonné de petites


rides, surtout autour des yeux , des yeux petits, vifs , étin
celants comme deux tisons. Il n'avait de cheveux qu'autour
des tempes, des cheveux gris et courts ; sa barbe , qu'il
portait en pointe, était rare ; il souriait avec des lèvres
minces comme deux ficelles. Son nez était de longueur
moyenne, mais plus pointu qu'un bec d'oiseau.
Tout présage en cet homme une âme fielleuse et
vaniteuse , pensait Mioussov.
L'horloge sonna midi . Comme si elle n'eût attendu que
ce signal, la conversation s'engagea aussitôt.
- Juste l'heure ! s'écria Fédor Pavlovitch, et mon fils

Dmitri n'est pas encore là ! Je vous prie de l'excuser , saint


vieillard ..
Alioscha tressaillit à ce saint vieillard.
- Quant à moi, continua Fédor Pavlovitch, je suis tou

jours exact. Heure militaire ! L'exactitude est la politesse


des rois .
― Mais vous prenez-vous pour un roi ? murmura
Mioussov.
En effet, je ne suis pas un roi, soyez certain que je
le savais moi-même, Petre Alexandrovitch . Que voulez
vous? Je parle toujours hors de propos ... Votre sain
teté , s'écria-t-il avec une vivacité soudaine , vous voyez
devant vous un véritable bouffon . C'est comme tel que je
me présente. Une habitude, hélas ! invétérée m'oblige à 4*
parler hors de propos, mais c'est avec l'intention de faire
rire et d'être agréable . Il faut toujours être agréable ,
n'est- ce pas ?... Grand starets, à propos , j'allais oublier !
Il y a trois ans que j'ai résolu de venir ici me rensei
LES FRÈRES KARAMAZOV .

gner pour élucider quelques doutes. Seulement, je vous


prie de ne pas laisser Petre Alexandrovitch m'inter
rompre. Est-il vrai , vénérable Père, qu'on parle quelque
part dans le Martyrologe d'un saint martyr qui , après
avoir été décapité, ramassa sa tête , la baisa avec amour ,
et marcha longtemps en la tenant toujours et sans cesser
de la baiser ? Est- ce vrai ou faux, mes bons Pères ?
Ce n'est pas vrai, dit le starets .
--- Rien de semblable ne se trouve dans le Martyrologe .

Quel était ce saint ? demanda le Père bibliothécaire.


- Je ne sais pas son nom, je ne sais pas du tout . On

m'aura trompé. Et c'est Petre Alexandrovitch Mioussov ici


présent qui m'a fait ce conte.
- Jamais c'est faux ! D'ailleurs , quand vous ai-je

parlé ?
- En effet, ce n'est pas à moi que vous parliez . Mais

vous avez conté cette histoire dans une réunion où je me


trouvais , il y a trois ans. Vous avez ébranlé ma foi par ce
récit ridicule, Petre Alexandrovitch. Vous ne vous en
doutiez guère, mais moi, je suis rentré chez moi , un peu
incrédule ce soir-là, et, depuis, ma foi périclite de jour en
jour. Oui, Petre Alexandrovitch, vous êtes la première
cause de mon abaissement moral !
Fédor Pavlovitch était très-pathétique, bien que per
sonne ne pût prendre au sérieux la farce qu'il jouait.
Pourtant Mioussov se fâcha.
- Quelles sottises ! murmura-t- il. Autant de mots ,

autant de sottises ! J'ai pu dire , en effet, cela, jadis ... Mais


pas à vous ; on m'a raconté à moi-même cette plaisanterie...
un Français... à Paris... un homme très-savant qui étudie
1

LES FRÈRES KARAMAZOV .

spécialement la statistique de la Russie... Il a vécu long


temps en Russie...Je n'ai pas, quant à moi, vérifié la chose
sur le Martyrologe... Je n'ai même pas l'intention de le
lire... On Davarde à table... car c'était pendant un sou
per....
GRAN Eh oui ! un souper qui m'a coûté la foi ! dit Fédor
Pavlovitch.
- Que m'importe votre foi ! s'écria Mioussov .
Puis il se reprit et ajouta d'un ton méprisant :
Vous souillez tout ce que vous touchez.
Le starets se leva vivement.
-Pardonnez -moi, messieurs, je vous laisse pour quel
ques instants, dit-il, mais il y a des gens qui m'attendent
et qui sont venus avant vous.
Il sortit, Alioscha et le novice s'empressèrent de le sou
tenir pour l'aider à descendre dans l'escalier. Alioscha
semblait ravi de cette occasion de quitter ses parents
avant qu'ils eussent eu le temps d'offenser le starets . -
Le starets se dirigeait vers la galerie pour bénir ceux
qui-l'attendaient, mais Fédor Pavlovitch le retint encore à
la porte de la cellule .
-Saint homme, s'écria-t-il d'une voix émue , permettez
moi de baiser votre main . Oui , je vois qu'on peut vous
parler librement, qu'on peut vivre dans votre ombre.
Vous me prenez sans doute pour un sempiternel bouffon?
Sachez donc que j'ai joué cette comédie jusqu'ici pour
vous éprouver. Je voulais savoir si mon abjection trouve
rait grâce devant votre sainteté. Eh bien ! je vous donne
un diplôme d'honneur : on peut vivre avec vous . Et main
tenant, je vais me taire ; jusqu'à la fin de notre entrevue,
LES FRÈRES KARAMAZOV .

je ne parlerai plus . Vous avez désormais la parole , Petre


Alexandrovitch. Vous êtes le personnage le plus impor
tant... pour dix minutes.

III

En bas, dans la galerie en bois qui dessinait l'enceinte ,


il n'y avait que des femmes , une vingtaine de babas . On les
avaitprévenues que le starets les recevrait. La pomiestchitsa
Khokhlakov avec sa fille attendaient dans la cellule réservée
aux femmes du monde . La mère, riche, élégante , d'un exté
rieur avenant , un peu pâle, les yeux vifs et presque noirs,
jeune encore, une femme de trente-trois ans, était dans sa
cinquième année de veuvage . Sa fille, âgée de quatorze
ans, avait les jambes paralysées ; depuis six mois , il lui était
impossible de marcher, et on la roulait dans un fauteuil.
Très-jolie, quoique amaigrie par la souffrance, elle sou
riait toujours , et l'espièglerie rayonnait dans ses yeux
grands et sombres , frangés de longs cils. La pomiestchitsa
aurait voulu dès le printemps l'emmener à l'étranger ,
mais l'administration de son bien l'avait retenue. Arrivées
depuis plus d'une semaine, elles n'avaient vu le starets
pour la première fois que trois jours avant celui où com
mence ce récit. Elles étaient revenues, bien qu'on les eût
informées que le starets ne recevait presque plus, demander
instamment qu'on leur accordât une fois encore le bonheur
de voir le grand médecin.
10 LES FRÈRES KARAMAZOV .

Le starets se dirigea d'abord vers les babas . Aussitôt elles


se pressèrent en foule vers le perron élevé de trois mar
ches qui séparait l'enceinte de la basse galerie.
Le starets s'arrêta sur la plus haute marche, il revêtit
une étole et commença à bénir les femmes agenouillées .
On amena devant . lui à grand' peine une klikouscha ' .
A peine eut-elle aperçu le starets qu'elle se mit à jeter
des cris perçants, à hoqueter et à trembler . Le starets lui
mit l'étole sur la tête , fit une courte prière , et aussitôt la
malade se tut et se calma .
J'ai souvent, dans mon enfance, à la campagne , vu et
entendu des klikouschas. On les menait à l'église où elles
entraient en hurlant comme des chiens et, tout à coup,
devant l'autel où le Saint Sacrement était exposé , elles se
calmaient, la possession cessait pour quelque temps. Cela
m'intriguait fort. Mais les pomiestchiks et mes professeurs
m'expliquèrent que tous ces manéges n'étaient que super
cheries, et que les prétendues klikouschas simulaient la
possession par paresse, afin qu'on les dispensât de travailler ,
que la sévérité venait toujours à bout de ces fausses mala
dies, et ils citaient à l'appui divers exemples. Par la suite,
j'appris avec étonnement de certains médecins spécialistes
qu'il n'y a là aucune supercherie, qu'il s'agit d'une ter
rible et trop réelle maladie féminine , particulièrement
fréquente en Russie. Cette maladie, une des meilleures
preuves de l'insupportable condition de nos paysannes ,
provient soit de travaux trop pénibles, supportés trop peu
de temps après de laborieux accouchements opérés sans

1 Possédée.
LES FRERES KARAMAZOV . 11

l'intervention d'aucun médecin, soit de chagrins profonds,


de mauvais traitements, etc. , toutes choses que certains
tempéraments de femmes ne peuvent supporter. Quant à
l'étrange guérison instantanée de la possédée conduite
devant le Saint Sacrement, guérison qu'on traite encore
de comédie due peut-être à l'initiative des cléricaux » ,
c'est probablement la chose la plus naturelle du monde ;
en effet, ces babas qui conduisent la malade, et la malade
elle-même, croient comme à une incontestable vérité
que l'esprit malin qui la tourmente s'enfuira dès qu'on
sera parvenu à introduire la possédée dans une église et
à l'agenouiller devant le Saint Sacrement : l'attente du
miracle , - et d'un miracle certain, ― doit nécessairement
déterminer une révolution dans un organisme en proie à
une maladie nerveuse , et, au moment où est accompli le rite
prescrit, c'est cette révolution même qui produit le miracle.
La plupart des femmes qui se trouvaient là pleuraient
d'enthousiasme et d'attendrissement. Les autres se pres
saient pour baiser au moins le vêtement du saint. D'autres
encore murmuraient des prières. Il les bénit toutes et
échangea quelques paroles avec plusieurs d'entre elles .
- Celle-là vient de loin, dit-il en montrant une femme

extrêmement maigre , une alcoolique dont le visage était


non pas bronzé, mais noirci par le soleil.
Elle se tenait à genoux et regardait fixement le starets.
Il y avait de l'extase dans ce regard .
-
- Oui , de loin, mon petit Père , oui, de loin ; trois cents
verstes. Oui, de loin, Père ; oui, de loin, fit la femme,
en traînant sur les mots.
Elle parlait comme on prie.
12 LES FRÈRES KARAMAZOV .

Le chagrin du peuple est ordinairement taciturne e


patient. Mais quelquefois il éclate en pleurs , en lamenta
tions qui ne cessent plus, surtout chez les femmes . Ce
chagrin-là n'est pas plus facile à supporter que le chagrin
silencieux . L'espèce de soulagement que procurent ces la
mentations est factice et ne fait qu'agrandir la blessure
du cœur, comme on irrite une plaie en la touchant . C'est
une douleur qui ne veut pas de consolations ; elle se nourrit
d'elle- même.
- Vous êtes probablement une mestchanka ' , continua
le starets, sans la quitter de son regard curieux .
- Nous sommes de la ville , mon Père, nous sommes de

la ville , quoique paysans. Je suis venue pour te voir , mon


Père. Nous avons entendu parler de toi ! J'ai enterré mon
fils, mon bébé, et je suis allée prier Dieu . Je suis allée
dans trois monastères , mais on m'a dit : « Va donc , Nastas
siouchka , là-bas ! » Là-bas , c'est chez vous , mon doux
petit Père, ici. Et voilà, je suis venue, hier à l'église et
aujourd'hui chez vous .
Qui pleures-tu ?
― C'est mon fils que je pleure, mon petit Père . Il
n'avait que trois ans moins trois mois . C'est à cause de lui
que je me désole, Père ; c'est à cause de mon fils ! C'était
le dernier. Nous en avions quatre , Nikitouschka ·8 et moi.
Mais chez nous , ils ne restent pas longtemps debout, les
enfants ; ils ne restent pas longtemps debout ! Les trois
premiers, je les ai moins regrettés ; mais le dernier , je ne

1 Femme de mestchanine.
Diminutif de Nastasia.
Diminutif de Nikita.
LES FRÈRES KARAMAZOV . 13

puis l'oublier . Il me semble toujours le voir auprès de moi,


il ne veut pas me quitter ! ... Je regarde ses petits linges,
ses chemises, ses petits souliers, et je fonds en larmes .
J'étale devant moi tout ce qui me reste de lui , tout ce qui
l'a touché, je regarde longtemps et je me désespère . J'ai
dit à Nikitouschka, mon mari : « Patron, laisse-moi partir
en pèlerinage... » Il est izvostchik ' . Nous ne sommes pas
pauvres, mon père, pas pauvres. Nous avons des charrettes,1
des chevaux et une voiture à nous. Mais à quoi cela
nous servira-t-il maintenant ! Il commence à boire sans
moi, mon Nikitouschka. Il buvait déjà auparavant quand
je n'y prenais pas garde . Mais aujourd'hui , dès que je
ne suis pas là, il s'enivre. D'ailleurs je ne m'occupe plus
de. lui. Voilà trois mois que j'ai quitté ma maison . J'ai
oublié, j'ai tout oublié, et je ne veux même plus penser
à rien. Qu'y ferais-je ? tout est fini pour moi, tout, tout ! ...
Écoute, mère , dit le starets. Un jour, un grand Saint
d'autrefois rencontra dans un temple une mère qui pleu
rait comme toi son enfant mort, un enfant unique que Dieu
avait rappelé à lui . « Ne sais-tu donc pas, lui dit le Saint,
comment les enfants savent se faire écouter de Dieu?
Maître, lui disent-ils, à quoi bon nous donner la vie , puis
que c'est pour nous la retirer aussitôt ? Et ils prient et
supplient avec tant d'insistance que Dieu finit par leur
donner une place parmi les anges . Ne te désole donc plus,
femme : ton enfant est maintenant un ange devant Dieu. »
Ainsi parla le Saint, un grand Saint qui ne pouvait mentir.
Sache donc, toi aussi, mère, que ton fils est devant l'autel

Charretier.
14 LES FRÈRES KARAMAZOV .

du Seigneur, plein de joie et priant pour toi . Pleure si tu


veux, mais que ce soit des larmes de joie.
La femme l'écoutait sans relever sa tête courbée dans sa
main. Elle soupira profondément.
C'est ce que Nikitouschka me dit aussi pour me con
soler. « Sotte que tu es, qu'il me dit , pourquoi pleurer ?
Notre fils est chez Dieu et chante avec les autres anges les
louanges du Très-Haut . Mais il a beau dire, il pleure lui
même ; je le vois bien, qu'il pleure comme moi, et je lui
réponds : Oui , Nikitouschka , je le sais , il ne peut être
ailleurs que dans la maison de Dieu . Mais ici, ici , Nikitous
chka, il n'y est plus, assis auprès de nous comme naguère.
Si du moins je pouvais le voir une fois encore, rien qu'une
fois, sans même m'approcher de lui , sans lui parler, blottie
dans un coin en le regardant un instant pendant qu'il
jouerait dans la cour, en criant comme jadis de sa petite
voix Maman, où es- tu ? Oh ! l'entendre seulement trotter
avec ses petits pieds à travers la chambre ! Toc, toc, ses
petits pieds allaient si vite quand il courait à moi en criant
et en riant . Entendre seulement le bruit de ses petits pieds !
l'entendre seulement , le reconnaître ! Mais non, mon petit
Père, plus jamais , je ne l'entendrai plus jamais. Voilà sa
petite ceinture , mais lui, il n'y est plus ! et jamais je ne
!
le verrai ! et jamais je ne l'entendrai !
Elle tira de son corsage une petite ceinture galonnée , et
à peine l'eut-elle vue , qu'elle tressaillit, en proie à une
crise de sanglots.
Elle cacha son visage dans ses mains , et entre ses doigts
les larmes coulaient à flots.
-Voilà l'antique Rachel, dit le starets, qui pleure ses
LES FRÈRES KARAMAZOV . 15

enfants et ne peut se consoler parce qu'ils ne sont plus .


Pleure ! pleure ! mais en pleurant , rappelle-toi que ton fils
est parmi les anges de Dieu , qu'il te regarde du haut du
ciel, se réjouit de tes larmes et les montre au Seigneur . Ils
ne tariront pas, ces longs pleurs, mais à la longue ta dou
leur deviendra douce et tes larmes ne seront plus qu'une
rosée attendrissante qui te lavera de tes péchés . Je prierai
pour le repos de l'âme de ton fils. Comment l'appelais-tu?
- Alexey, mon petit père.
- Joli nom ! C'est donc pour Alexey, l'homme de Dieu,
que je prierai .
- Oui, mon petit père, « l'homme de Dieu » , Alexey,
l'homme de Dieu. >
- Quel grand saint ! Je prierai pour l'âme de ton
enfant, mère, ce grand saint Alexey ; je prierai pour que
tu sois moins triste, et je prierai aussi pour la santé de
ton mari. Mais c'est un péché de l'abandonner. Retourne
chez lui et soigne-le. Si ton fils apprend que tu délaisses
ainsi son père, il en sera désolé : veux -tu troubler sa paix
délicieuse ? Car il vit, entends- tu, il vit ! L'âme est
immortelle, et si son apparence n'est plus visible pour toi,
l'âme, l'âme elle-même continue pourtant à t'environner.
Comment aurait-elle de la joie à vivre dans ta maison si
tu la hais, si tu la quittes ? Chez qui pourrait aller ton fils
s'il ne sait où trouver réunis son père et sa mère ? Tu le
vois dans tes rêves , et, à cause de ta fuite, tes rêves sont
des cauchemars ; mais si tu retournes chez ton mari, tes
rêves deviendront très-doux . Retourne, femme , retourne
chez toi aujourd'hui même.
-J'irai, Père, j'irai puisque tu le veux. Tu m'as tou
14 LES FRÈRES KARAMAZOV .

du Seigneur, plein de joie et priant pour toi . Pleure si tu


veux, mais que ce soit des larmes de joie.
La femme l'écoutait sans relever sa tête courbée dans sa
main. Elle soupira profondément.
――――――――― C'est ce que Nikitouschka me dit aussi pour me con

soler. « Sotte que tu es, qu'il me dit, pourquoi pleurer ?


Notre fils est chez Dieu et chante avec les autres anges les
louanges du Très-Haut . Mais il a beau dire, il pleure lui
même ; je le vois bien , qu'il pleure comme moi , et je lui
réponds : Oui , Nikitouschka , je le sais , il ne peut être
ailleurs que dans la maison de Dieu . Mais ici, ici , Nikitous
chka, il n'y est plus, assis auprès de nous comme naguère.
Si du moins je pouvais le voir une fois encore, rien qu'une
fois, sans même m'approcher de lui, sans lui parler, blottie
dans un coin en le regardant un instant pendant qu'il
jouerait dans la cour , en criant comme jadis de sa petite
voix : Maman, où es-tu ? Oh ! l'entendre seulement trotter
avec ses petits pieds à travers la chambre ! Toc, toc, ses
petits pieds allaient si vite quand il courait à moi en criant
et en riant. Entendre seulement le bruit de ses petits pieds !
l'entendre seulement , le reconnaître ! Mais non, mon petit
Père, plus jamais , je ne l'entendrai plus jamais. Voilà sa
petite ceinture , mais lui , il n'y est plus ! et jamais je ne
le verrail et jamais je ne l'entendrai !
Elle tira de son corsage une petite ceinture galonnée , et
à peine l'eut-elle vue , qu'elle tressaillit, en proie à une
crise de sanglots .
Elle cacha son visage dans ses mains , et entre ses doigts
les larmes coulaient à flots.
――
Voilà l'antique Rachel, dit le starets, qui pleure ses
LES FRÈRES KARAMAZOV . 15

enfants et ne peut se consoler parce qu'ils ne sont plus.


Pleure ! pleure ! mais en pleurant, rappelle-toi que ton fils
est parmi les anges de Dieu , qu'il te regarde du haut du
ciel, se réjouit de tes larmes et les montre au Seigneur . Ils
ne tariront pas, ces longs pleurs, mais à la longue ta dou
leur deviendra douce et tes larmes ne seront plus qu'une
rosée attendrissante qui te lavera de tes péchés. Je prierai
pour le repos de l'âme de ton fils . Comment l'appelais-tu ?
- Alexey, mon petit père .
-
— Joli nom ! C'est donc pour Alexey, l'homme de Dieu,
que je prierai.
- Oui, mon petit père, l'homme de Dieu » , Alexey,
l'homme de Dieu. »
GR Quel grand saint ! Je prierai pour l'âme de ton
enfant, mère, ce grand saint Alexey ; je prierai pour que
tu sois moins triste, et je prierai aussi pour la santé de
ton mari . Mais c'est un péché de l'abandonner . Retourne
chez lui et soigne-le . Si ton fils apprend que tu délaisses
ainsi son père, il en sera désolé : veux - tu troubler sa paix
délicieuse ? Car il vit, entends-tu, il vit ! L'âme est
immortelle, et si son apparence n'est plus visible pour toi,
l'âme, l'âme elle-même continue pourtant à t'environner.
Comment aurait-elle de la joie à vivre dans ta maison si
tu la hais, si tu la quittes ? Chez qui pourrait aller ton fils
s'il ne sait où trouver réunis son père et sa mère ? Tu le
vois dans tes rêves , et, à cause de ta fuite, tes rêves sont
des cauchemars ; mais si tu retournes chez ton mari, tes
rêves deviendront très-doux . Retourne, femme , retourne
chez toi aujourd'hui même .
-
J'irai, Père, j'irai puisque tu le veux. Tu m'as tou
16 LES FRÈRES KARAMAZOV.

chée... Nikitouschka , tu m'attends , mon cher Nikitouschka,


tu m'attends ! ...
Elle éclata de nouveau en sanglots.
Mais le starets s'était déjà détourné vers une petite
vieille vêtue en citadine , contrairement à l'usage des
pèlerins. Elle expliqua qu'elle était veuve d'un sous - officier
et qu'elle arrivait de la ville . Elle avait un petit-fils , Vas
signka ' , employé en Sibérie, dont elle était sans nouvelles
depuis un an.
C Je voulais m'informer, savoir ce qu'il fait, mais je ne

savais à qui m'adresser. Alors une de mes connaissances ,


une riche marchande, me dit : Voyons, qu'elle me dit,
Prokhorovna, fais-le inscrire à l'église, qu'elle me dit, pour
qu'on prie pour le repos de son âme ; alors son âme,
qu'elle me dit, sera offensée , et il t'écrira , c'est sûr. On
en a déjà plusieurs fois fait l'expérience » , qu'elle me dit .
J'ai pourtant des doutes , moi ... Vous, notre lumière , dites
si c'est vrai ou non ; faut- il le faire ? dites !
Candidiom N'y pense même pas ! C'est
une honte ! Est-il possible,
une âme vivante ! Sa propre mère prierait pour le repos
d'une âme vivante ! C'est un grand péché, quelque chose
comme le crime de sorcellerie . Cela te sera pardonné à
cause de ton ignorance, mais prie plutôt la Reine du ciel,
notre protectrice assurée , prie-la de défendre ton fils, de
veiller sur sa santé et de te pardonner à toi- même ta mau
vaise pensée. Écoute encore, Prokhorovna : ou bien ton fils
sera bientôt ici lui- même, ou il t'écrira, entends- moi bien
et crois-moi. Va en paix. Ton fils est vivant, je te l'affirme.

Diminutif de Vassili,
LES FRÈRES KARAMAZOV . 17

-Tu es notre bien-aimé! Que Dieu te récompense !


notre bienfaiteur ! Toi qui pries pour tous, toi qui nous
remets nos péchés ! ...
Le starets fut ensuite attiré par deux yeux qui luisaient
dans la foule, deux yeux fatigués et luisants de fièvre .
C'était une jeune paysanne malade . Elle restait silencieuse ;
ses yeux suppliaient, mais elle n'osait s'approcher .
- Que désires- tu , ma fille ?
― Absous- moi , mon Père, dit- elle doucement : et elle
s'agenouilla sans hâte. J'ai péché, mon Père, et mon péché
me fait peur .
Le starets s'assit sur le plus bas degré, la femme s'ap
procha de lui en se traînant sur ses genoux .
Je suis veuve depuis trois ans , commença-t-elle d'une
voix basse et en tremblant. La vie conjugale a été pénible
pour moi . Mon mari était vieux , il me battait. Il est tombé
malade, et je me suis dit : « S'il guérit, il se lèvera de nou
veau, et que deviendrai-je ? ….. » Et alors une pensée m'est
venue...
- Attends, dit le starets, et il approcha son oreille des
lèvres de la jeune femme .
La femme continua en murmurant si bas que personne,
saufle starets, ne put l'entendre ; ce fut d'ailleurs très-court.
- Il y a trois ans de cela ? demanda le starets .
- Il y a trois ans . D'abord , je n'y pensais pas, mais

maintenant je suis malade de chagrin.


- Tu viens de loin ?
- Cinq cents verstes d'ici.
Tu as dit cela en te confessant?
-Je l'ai dit, je l'ai dit, deux fois de suite.
18 LES FRÈRES KARAMAZOV .
x - T'a- t-on permis la communion ?

Oui ; mais j'ai peur de la mort.


- Non, ne crains pas, il ne faut jamais rien craindre .
Ne te lamente pas. Repens-toi , et Dieu te pardonnera. Il
n'y a pas au monde un péché que Dieu refuse de pardonner
a quiconque possède le vrai repentir. L'homme, d'ailleurs ,
quels que soient ses péchés, ne peut épuiser la miséricorde
divine. O femme, la miséricorde divine est si grande ! Toi
même, pécheresse, et même à cause de ton péché, Dieu
t'aime ! Il y a plus de joie dans le ciel pour un pécheur
qui se repent que pour dix justes qui persévèrent , c'est
une bien ancienne parole ! Va donc et cesse de craindre . Sois
douce aux offenses des hommes . Pardonne dans ton cœur
à celui qui est mort, pardonne -lui tout le mal qu'il t'a fait,
et la paix véritable descendra en toi . L'amour efface tout !
Songe si moi qui suis un pécheur comme toi, j'ai pitié de
toi, femme, combien plus grande doit être la pitié de Dieu !
L'amour est un trésor tellement inestimable qu'il suffit à ra }
cheter tous les péchés du monde , non-seulement les nôtres ,
entends- tu , mais tous ceux du monde ! Va , et ne crains
plus.
Il fit trois fois le signe de la croix sur elle , ôta de son
cou une petite médaille et l'attacha au cou de la jeune
femme, qui se prosterna devant lui jusqu'à terre .
Le starets se leva et sourit à une grosse baba, toute
rouge de santé, qui portait dans ses bras un petit enfant.
- Je viens de Nischegoria, mon père .
- Cela fait six verstes. Tu as dû te fatiguer beaucoup
avec ton enfant ! Que veux-tu?
Mais, je suis venue pour te contempler. Ce n'est pas
LES FRÈRES KARAMAZOV . 19

la première fois que je viens, m'as-tu oubliée ? Tu n'as pas


bien bonne mémoire ! On disait chez nous : Il est malade .
Alors je me suis dit : Il faut que j'aille le voir . Et je vois
maintenant que tu n'es pas déjà si mal. Tu vivras encore
vingt ans, sois-en sûr ! Que Dieu te garde ! Assez de gens
prient pour toi, tu n'as rien à craindre, va :
-- Merci, ma fille .

- A propos, j'ai une petite prière à te faire. J'ai apporté


soixante kopeks : donne-les, mon Père, à une plus pauvre
que moi. Je me suis dit : C'est par son intermédiaire que
je veux les donner .
- Merci , ma fille, merci . Tu es une bonne âme. Je ferai

comme tu veux. Est-ce une fille que tu portes là sur tes


bras?
― Une fille , mon père, Lizaveta.
- Que Dieu vous bénisse toutes deux ! Tu m'as fait
plaisir, mère . Adieu, mes enfants.
Il bénit tout le monde et salua profondément.

IV

La pomiestchitsa, qui assistait à cette scène , pleurait


doucement. C'était une femme du monde, sensible et
d'instincts sincèrement bons . Elle fit quelques pas au-devant
du starets qui venait vers elle , et lui dit avec enthou
siasme ·
Que je suis émue ! ...
20 LES FRÈRES KARAMAZOV .

L'émotion l'empêcha de continuer.


- Comme je comprends, reprit-elle , que le peuple
vous aime ! J'aime le peuple, moi aussi, et comment ne
pas l'aimer, notre grand et bon peuple russe?
Comment va votre fille ? Vous avez désiré avoir
encore un entretien avec moi ?
Oh ! je serais volontiers restée trois jours à genoux
devant votre porte pour obtenir de vous quelques instants .
Nous sommes venues vous exprimer notre ardente grati
tude . Vous avez guéri ma Liza ¹ . Vous l'avez absolument
guérie, et comment? Seulement en priant pour elle et en lui
imposant les mains . Nous sommes venues pour les baiser , ces
mains vénérables, et pour vous dire toute notre admiration.
- Comment ? Je l'ai guérie ? Pourquoi donc est - elle
encore étendue dans son fauteuil?
- Du moins, les fièvres nocturnes ont disparu depuis
deux jours, précisément depuis jeudi , se hâta de dire la
dame ; ses jambes sont devenues plus valides . Ce matin , elle
s'est éveillée toute rétablie , après une bonne nuit. Voyez
ses joues roses et ses yeux brillants. Elle pleurait, elle rit,
elle est gaie et joyeuse . Aujourd'hui , elle a voulu se lever,
debout, sur ses pieds , et elle est restée toute une minute
sans que personne la soutînt . Elle prétend que dans quinze !

jours elle dansera le quadrille . J'ai fait venir le médecin de


la ville , Herzenschtube . Il a haussé les épaules et a déclaré
n'y rien comprendre . Et vous voulez que nous vivions
sans vous remercier ? Liza , remercie donc ! remercie !
Le visage souriant de Liza devint tout à coup sérieux ;

Diminutif de Lizaveta.
LES FRÈRES KARAMAZOV . 2包

elle se souleva autant qu'elle put sur son fauteuil, et se


tournant vers le starets, elle joignit les mains . Mais , n'y
pouvant plus tenir, elle éclata de rire...
- C'est de lui! c'est de lui ! dit-elle en désignant

Alioscha avec un dépit enfantin.


Le visage d'Alioscha s'empourpra aussitôt . Ses yeux étin
celaient, il les ferma.
Elle a quelque chose à vous dire, Alexey Fédorovitch.
Comment vous portez - vous ? dit la dame en s'adressant à
Alioscha et en lui tendant sa fine main gantée .
Le starets se retourna et regarda attentivement Alioscha
pendant que celui - ci s'approchait de la jeune fille avec un
sourire embarrassé. Liza prit un air important.
Katherina Ivanovna vous envoie par mon intermé
diaire ceci , dit-elle en lui donnant une lettre . Elle vous
prie de venir la voir tout de suite, et de n'y pas manquer .
- Elle me prie de venir chez elle, moi ? ... Pourquoi
faire ? murmura Alioscha , étonné et soucieux .
- C'est à propos de Dmitri Fédorovitch et... de tous
ces derniers événements, se hâta de dire la pomiestchitsa.
Katherina Ivanovna a pris un parti . Mais elle a besoin
de vous voir ... Dans quel but, je l'ignore , mais elle
demande à vous voir le plus tôt possible . Vous irez chez
elle, n'est-ce pas ? le sentiment chrétien vous le com
mande.
-Je ne l'ai vue qu'une fois , reprit Alioscha, toujours
étonné... C'est bien , j'irai, continua- t- il après avoir lu la
lettre qui ne contenait qu'une pressante prière de venir .
- Ce sera une bonne action de votre part, dit Liza avec

animation. Moi qui disais à maman : Il n'ira jamais , il est


V
22 LES FRÈRES KARAMAZO .

trop occupé de faire son salut... Que vous êtes bon ! je le


sais depuis longtemps, et j'ai plaisir à vous le dire .
-Lise ! fit la mère d'un ton qui voulait être grondeur,
mais elle sourit presque aussitôt ... Aussi vous nous oubliez
trop, Alexey Fedorovitch, vous ne venez jamais chez nous .
Pourtant, ma Liza m'a dit plus d'une fois qu'elle ne se
sentait bien qu'auprès de vous.
Alioscha baissa les yeux, rougit de nouveau et sourit sans
savoir pourquoi . Le starets avait détourné de lui son atten
tion. Il causait avec un moine qui se tenait auprès du fau
teuil de Liza , un moine très - simple, d'origine paysanne ,
aux idées étroites, mais plein de foi et très- obstiné . Il dit
qu'il venait du Nord , d'Obdorsk , du couvent de Saint
Sylvestre, un pauvre couvent composé de vingt moines
seulement. Le starets le bénit, et l'invita à venir le visiter
dans sa cellule quand il lui plairait. A ce moment, la
pomiestchitsa lui demanda de quelle maladie il pouvait
souffrir, ayant tous les dehors d'une excellente santé et la
gaieté peinte sur le visage .
Je me sens aujourd'hui mieux que de coutume, mais
ce mieux est passager. Je connais mon mal , et si je vous
semble si gai c'est que l'homme est créé pour le bonheur
et qu'il se sent heureux dès qu'il peut se dire : « J'ai fait
mon devoir. Je suis d'ailleurs content de votre remarque,
car tous les saints étaient gais.
-
— Avec quelle assurance vous dites de si grandes paroles !
Vos paroles sont comme des traits. Mais le bonheur, où
est-il pourtant ? Qui peut dire de lui-même qu'il est heu
reux ? Puisque vous avez la bonté de nous permettre de
rester quelques instants encore, laissez-moi vous dire
LES FRÈRES KARAMAZOV . 23

aujourd'hui tout ce que je n'ai pu vous dire l'autre jour,


tout ce qui m'oppresse depuis si longtemps. Je souffre,
pardonnez - moi , je souffre ...
Elle joignit les mains avec exaltation .
- Mais de quoi particulièrement
souffrez-vous?
- Je souffre... du manque de foi.
Du manque de foi en Dieu?`
Oh ! non ! je n'ose même pas penser à un tel doute.
Mais la vie future , c'est si problématique ! Personne ne peut
rien dire de certain sur ce sujet . Ecoutez, vous êtes le
médecin des âmes... Cette pensée de la vie d'outre-tombe
m'émeut jusqu'à la souffrance , jusqu'à la peur, jusqu'à la
terreur . Et je ne sais à qui m'adresser , jamais je n'ai osé
parler de cela . Mais avec vous , j'ose... Tout le monde croit
à la vie future mais d'où vient cette foi ? Les savants
assurent que la foi est née de la peur que causaient aux
premiers hommes les phénomènes terrifiants de la nature,
que la foi n'a pas d'autre origine...Ociel ! J'aurai cru toute
ma vie je meurs, et il n'y a rien ! rien que l'ortie qui
poussera sur ma tombe, comme a dit je ne sais plus quel
poëte. Mais c'est affreux ! Comment croire , après cela ? Du
reste, je n'ai jamais cru que dans mon enfance, machina
lement, sans réfléchir. Et comment savoir la vérité? Je
regarde autour de moi, personne ne se soucie de ces
choses, presque personne aujourd'hui . Mais moi , mon igno
rance m'est insupportable ! C'est affreux, affreux !
-Certes, c'est affreux. Prouver est impossible , pour.
tant on peut se convaincre...
- Comment ?
G Par l'expérience d'un amour actif. Tâchez d'aimer
24 LES FRÈRES KARAMAZOV.

votre prochain activement et sans cesse. A mesure que


votre amour grandira, vous vous convaincrez davantage de
l'existence de Dieu et de l'immortalité de votre âme. Et si
vous arrivez à l'abnégation , alors vous croirez sans plus
douter.
- L'amour actif! Voilà encore une question, et quelle

question ! Voyez-vous , j'aime à un tel point l'humanité que


je rêve parfois d'abandonner tout , d'abandonner ma Liza , et
de me faire sœur de charité. Dans ces moments-là rien
ne pourrait m'effrayer , je panserais les blessés, je laverais
de mes propres mains les blessures, je baiserais volon
tiers les plaies...
- C'est déjà beaucoup de pouvoir concevoir de tels
désirs.
Oui, mais pourrais-je longtemps supporter cette vie
de dévouement ? continua- t-elle avec ardeur ; voilà ma plus
grande inquiétude . Je ferme les yeux et je me demande :
Aurais-je longtemps persévéré dans cette vocation ? Si le
Inalade était ingrat, exigeant, si ses caprices me faisaient
souffrir, s'il se plaignait de moi, que ferais-je ? l'ingra
titude pourrait décourager mon amour pour l'humanité...
je veux travailler pour être payée, comprenez-vous ? Je
veux un salaire , je veux de l'ainoar en échange de mon
amour, et sans cet échange , je ne puis aimer !
--C'est ce que me disait, il y a longtemps, un médecin,
un homme avancé en âge et d'un très-grand esprit. Il
parlait comme vous, avec sincérité, quoiqu'il affectât de
plaisanter, - mais il riaitjaune . Plus j'aime l'humanité, plus
je déteste l'individu, me disait-il . Mes rêves s'exaltent par
fois jusqu'au désir de me sacrifier pour l'humanité ; cui ,
LES FRÈRES KARAMAZOV . 25

je me ferais volontiers crucifier pour l'amour des hommes !


Mais partager, deux jours durant, la mème chambre avec
un autre, je ne le puis. Je peux arriver à haïr le meilleur
homme du monde en vingt-quatre heures, l'un parce qu'il
prolongera outre mesure ses repas , l'autre parce qu'il se
mouchera sans cesse à cause d'un coriza. En un mot, je suis
l'ennemi naturel de quiconque m'approche.
-- Mais que faire? que faire alors ? Faut-il donc déses
pérer de tout ?
―― Non, il suffit de souffrir. Faites ce que vous pouvez ,

et cela vous sera compté . D'ailleurs, vous avez déjà fait


beaucoup , puisque vous êtes arrivée à vous connaître
vous-même . Mais si vous ne m'avez fait cette confession
que pour que je vous loue de votre sincérité, vous n'arri
verez pas à l'amour actif. Vos projets ne dépasseront pas
votre pensée, et votre vie s'effacera comme une ombre.
Vous m'épouvantez , car vous dites vrai : je n'atten
dais que vos éloges.
- Eh bien, cet aveu prouve que vous êtes sincère et que
votre cœur est bon : vous êtes dans la bonne voie, tâchez
d'y rester. L'important est de fuir le mensonge, surtout
le mensonge qu'on se fait à soi - même . Ne vous effrayez
pas de vos propres hésitations devant votre désir d'aimer
activement. Je regrette de ne pouvoir rien vous dire de
plus . L'amour actif est terriblement différent de l'amour
spéculatif! Ne vous étonnez pas si , un jour, malgré tous
vos efforts , il vous semble que non-seulement vous ne
vous êtes pas rapprochée du but, mais que vous vous en
êtes éloignée : c'est ce jour-là , je vous le prédis , que vous
serez le plus près d'atteindre le but , et que vous recon
26 LES FRÈRES KARAMAZOV .

naîtrez enfin la force divine qui vous a guidée et soutenue.


Excusez -moi de vous laisser, on m'attend . Au revoir.
La dame pleurait .
- Bénissez donc Liza ! s'écria- t-elle .
- Elle ne le mérite pas, dit le starets en riant, elle n'a

pas cessé de faire des espiègleries depuis qu'elle est là.


Qu'a-t-elle donc tant à rire d'Alexey ? }
En effet, Lise avait remarqué la confusion d'Alioscha,
chaque fois que leurs regards se rencontraient aussi
épiait-elle les yeux du jeune homme qui les baissait aussi
souvent qu'il les levait , et dut enfin se détourner et se
cacher derrière le starets . Mais bientôt après , comme
poussé par une force irrésistible, il risqua un regard pour
voir ce que faisait Liza : elle était penchée en dehors de
son fauteuil et attendait qu'Alioscha se laissât voir. Dès
qu'elle l'aperçut , elle éclata de rire si bruyamment que
le starets ne put s'empêcher de dire :
- Pourquoi donc, petite espiègle, vous amusez-vous à
le rendre honteux?
Liza rougit, ses yeux étincelèrent, son visage devint
sérieux, et elle se mit à parler nerveusement et vivement.
― Pourquoi a-t-il tout oublié ? Toute petite il me por
tait sur ses bras, et nous jouions ensemble. Il m'apprenait
à lire... Il y a deux ans, en nous quittant, il promettait
de ne jamais m'oublier, que nous serions des amis éter
nels, éternels, éternels ! ... Et voilà qu'il se joue de moi,
:
maintenant ? Croit-il que je vais le manger , quoi ? .....
Pourquoi ne veut- il pas s'approcher , me regarder ? Pour
quoi ne vient -il pas chez nous ? Est- ce vous qui le lui
défendez ? 11 a pourtant le droit d'aller partout ! Il est
LES FRÈRES KARAMAZOV . 27

inconvenant que je sois obligée de l'inviter à venir chez


nous ! C'était à lui de se souvenir ... Mais voilà , il fait
son salut maintenant ! Pourquoi lui avez -vous fait endosser
cette longue robe ? Il ne pourrait pas courir sans tomber...
Et tout à coup , ne pouvant plus se retenir, elle cacha
son visage entre ses mains et se mit à rire d'un long rire
nerveux .
Le starets l'écouta en souriant , et la bénit avec ten
dresse. Mais quand elle lui prit la main pour la baiser, elle
porta brusquement cette main à ses yeux et éclata en
sanglots.
- Ne soyez pas fâchée contre moi , je suis une sotte...
Alioscha a peut-être raison , bien raison, de ne pas vouloir
venir chez une sotte comme moi.
- Je vous l'enverrai sûrement, dit le starets.

Le starets était resté vingt-cinq minutes hors de sa cel


lule.
Il était déjà midi et demi, et Dmitri Fédorovitch , pour
qui la réunion avait lieu , n'arrivait pas . Mais on l'avait
presque oublié , et le starets, en rentrant, trouva ses hôtes
très-animés par une discussion à propos d'une récente
étude d'Ivan sur la question alors passionnante des tri
bunaux ecclésiastiques , travail qui avait été très remarqué.
Le starets prit part à cette discussion , qui dura près d'une
28 LES FRÈRES KARAMAZOV .

demi-heure encore. On finit par parler de la réorganisa


tion de la société d'après les principes des socialistes chré
tiens.
- A ce sujet, dit Mioussov, permettez-moi de vous rap
porter une petite anecdocte . C'était à Paris , quelque
temps après le coup d'État du 2 décembre. J'étais en visite
chez un personnage très • influent alors je fis chez lui
la connaissance d'un homme singulier , le chef de toute
une bande d'espions politiques . Profitant de ce fait que
j'étais reçu par un de ses supérieurs, - fait qui pouvait
-
me faire augurer de sa part quelque considération , — je
me mis à le questionner sur les agissements des socialistes,
révolutionnaires . Il me parla plus poliment que sincère
ment, - à la française, 1 mais je finis par obtenir de lui
une sorte d'aveu : « Quant aux socialistes anarchistes,
athées et révolutionnaires, me dit-il, nous ne les crai
gnons pas beaucoup. Nous les surveillons et sommes au
courant de tout ce qu'ils font . Mais ceux qui sont à la fois
chrétiens et socialistes, voilà des hommes terribles !
Ceux-là, nous les craignons ! » Ces paroles m'intriguèrent,
et je ne sais pourquoi elles me reviennent aujourd'hui ...
-
Est-ce à dire que vous parlez pour nous, et que vous
nous prenez pour des socialistes ? dit presque brutalement
le Père Païssi, un des moines .
Mais avant que Petre Alexandrovitch eût pu répondre,
la porte s'ouvrit , et Dmitri Fédorovitch entra. On l'atten
dait si peu que son entrée soudaine étonna, au premier
abord.
Dmitri était un jeune homme de taille moyenne,
d'agréable extérieur , mais à qui l'on aurait donné plus
LES FRÈRES KARAMAZOV . 29

de vingt-huit ans. Il était très-musclé et semblait avoir 1


une très -grande force physique , malgré son visage mala
dif, maigre, ses joues creuses, son teint jaune . Ses grands
yeux noirs, à fleur de tête , avaient une expression à la fois
entétée et vague . Même quand il s'agitait et parlait avec
humeur , ses yeux conservaient cette expression étrangère
à celle de sa physionomie . Aussi eût-on difficilement péné
tré malgré lui dans ses pensées . Cet air maladif s'expli
quait d'ailleurs , aussi bien que ses extraordinaires empor
tements dans ses disputes avec son père , par la vie de
désordres qu'il menait . Il était vêtu en dandy : redingote
boutonnée , gants noirs ; à la main un chapeau haut de
forme. Il marchait à grands pas , d'un air décidé..Il s'arrêta
un instant sur le seuil , puis se dirigea vers le starets ,
devinant en lui le maître de la maison » . Il le salua très
bas et lui demanda sa bénédiction . Le starets se leva et le
bénit . Dmitri Fédorovitch lui baisa respectueusement la
main , et, très-ému , presque irrité, il dit :
- Ayez la générosité de me pardonner . Je vous ai fait
attendre longtemps , mais le laquais Smerdiakov, que mon
père m'a envoyé, m'a trompé sur l'heure de la réunion .
C'est pour une heure » , m'a-t- il dit du ton le plus déci
sif, et voilà que j'apprends...
- Ne vous tourmentez pas, dit le starets, vous êtes un
peu en retard, il n'y a pas grand mal.

Je vous remercie. Je n'attendais pas moins de votre
bonté.
Dmitri Fédorovitch salua encore , puis, se tournant vers
son « petit père » , il lui fit le même salut respectueux et
solennel. On sentait que ce salut était calculé d'avance ,
30 LES FRÈRES KARAMAZOV .
! qu'il était sincère, et que Dmitri voulait par là témoigner
de ses bonnes intentions.
Fédor Pavlovitch parut d'abord décontenancé . Mais
presque aussitôt il reprit possession de lui-même. Pour
répondre au salut de son fils, il se leva de son fauteuil, et
gravement fit, lui aussi, un salut très- profond et très
solennel. Son visage était tout à coup devenu sérieux et
imposant, mais cette impression, à vrai dire, demeurait
plus maligne que majestueuse. Dmitri Fédorovitch fit
ensuite un silencieux salut général aux autres personnes
présentes, puis il s'approcha de la fenêtre , s'assit et se
prépara à écouter la conversation qu'il avait interrompue.
Elle continua avec le même entrain , mais Petre Alexan
drovitch négligea de répondre à la question pressante du
Père Païssi.
-Permettez-moi d'éviter ce sujet , dit-il avec une
sorte de laisser-aller d'homme du monde. Tout cela est
très-compliqué... Mais je vois sourire Ivan Fédorovitch , il
a sans doute quelque chose d'intéressant à nous dire :
interrogez- le donc de préférence à moi.
CO Oh !... une simple remarque , répondit Ivan . En
général , le libéralisme européen et même notre dilettan
tisme confondent les buts du socialisme et du christia
nisme. La même confusion est souvent commise par les
gendarmes. Votre anecdote parisienne est très-caractéris
tique, Petre Alexandrovitch .
-
Je demande encore une fois la permission de laisser la
ce sujet, dit Mioussov, j'aimerais mieux vous conter une
autre anecdote , bien plus caractéristique encore , et qui
concerne Ivan Fédorovitch lui- même. Pas plus tard qu'il y
LES FRÈRES KARAMAZOV . 31

a cinq jours , dans une réunion où le sexe féminin prédo


minait, il a déclaré que rien sur la terre ne peut pousser
l'homme à aimer son prochain , qu'il n'y a pas de loi natu
relle qui force l'homme à aimer l'humanité, et que, si cet
amour existe , c'est seulement en vue d'une récompense
sur laquelle la croyance générale en l'immortalité de l'âme
permet de compter. Ivan Fédorovitch ajoutait encore que,
si on enlevait à l'homme cette croyance, il perdrait du
même coup et l'amour de l'humanité et toute force vitale :
il n'y aurait plus de morale , tout serait naturel , même
l'anthropophagie . Il conclut en affirmant que la loi morale
de chaque particulier changerait aussitôt avec la perte de
cette croyance, et que l'égoïsme le plus féroce deviendrait
la loi universelle et nécessaire , loi d'ailleurs incontestable
ment noble et louable . Vous pouvez, messieurs, juger du
reste par ce paradoxe : du reste , c'est-à-dire de tout ce que
pourra nous conter notre cher et paradoxal Ivan Fédoro
vitch .
Permettez , s'écria tout à coup Dmitri Fédorovitch,
ai -je bien entendu ? La férocité non-seulement est permise,
mais devient la loi naturelle et logique d'un athée ! Est- ce
bien cela ? En un mot : Tout est permis à un athée, est- ce
bien cela?
― C'est cela, dit le Père Païssi.
- Je ne l'oublierai pas.
Dmitri se tut comme il avait parlé inopinément . Tout
le monde le regarda avec curiosité.
- Est-ce vraiment votre conviction ? Croyez -vous que

l'athéisme produise nécessairement ce résultat ? demanda


le starets à Ivan Fédorovitch.
82 LES FRÈRES KARAMAZOV .
- Oui, je l'ai affirmé . Il n'y a pas de vertu s'il n'y a
pas d'immortalité.
―― Vous êtes heureux , si vous possédez tant de foi
"
heureux... ou , au contraire , très-malheureux .
― Pourquoi malheureux ? dit Ivan en souriant.
――― Parce qu'il est bien probable que vous ne croyez
vous-même ni à l'immortalité de l'âme, ni à tout ce que
vous avez écrit sur la question ecclésiastique .
- Peut-être avez-vous raison ! Pourtant , je ne plaisan

tais pas tout à fait, avoua Ivan Fédorovitch en rougissant


étrangement.
― Non, vous n'avez pas tout à fait plaisanté , c'est vrai.
La question n'est pas encore résolue en vous, et vous souf
frez de cette incertitude. Mais le désespéré se plaît souvent
à jouer avec son désespoir, - par désespoir peut -être.
Vous jouez , en attendant , avec votre désespoir et par
désespoir : de là vos articles dans les journaux , vos con
versations dans les salons. Mais vous ne croyez pas vous
même à vos raisonnements ; c'est vous qui vous raillez, et
la mort dans l'âme . Non , la question n'est pas encore
résolue en vous , et c'est votre grand chagrin, car elle
veut être résolue , cette question ! ...
― Mais peut-elle donc l'ètre ? et peut-elle l'être... par
l'affirmative ? reprit Ivan Fédorovitch, continuant de sou
rire de son sourire indéfinissable .
- Pour vous elle ne peut l'ètre ? ni par l'affirmative , ni

par la négative, vous le savez vous-même ; c'est la tour


nure particulière de votre âme , c'est le mal spécial dont
vous souffrez . Mais remerciez le Créateur qui vous a doué
d'une âme d'élite capable d'une pareille souffrance . Rai
LES FRERES KARAMAZOV . 33

sonner sur la sagesse et tâcher de s'élever jusqu'à elle ,


c'est là que doit tendre notre existence . Puissiez-vous avoir
fait votre choix à temps , et que Dieu bénisse vos voies !
Le starets leva la main , et, de sa place , fit le signe de la
croix sur Ivan Fédorovitch, qui aussitôt s'approchant du
vieillard, lui baisa la main , puis se rassit. Il accomplit
cette action si simple avec une telle étrangeté , une si sin
gulière solennité, qu'il se fit autour de lui un silence d'éton
nement. Alioscha parut même effrayé . Mioussov hocha la
tête , et Fédor Pavlovitch sursauta sur son siége .
-Saint Père, s'écria-t- il en désignant Ivan Fédorovitch,
c'est mon fils, c'est la chair de ma chair, ma progéniture
préférée ! C'est pour moi le respectueux Karl Moor , tandis
que l'autre, celui qui vient d'entrer, c'est l'irrespectueux
Frantz Moor , les deux brigands de Schiller , et moi je suis
le Pregierender Graf von Moor. Jugez-nous et sauvez
nous. Nous vous demandons vos prières et plus encore :
vos prédictions.
- Pourquoi encore cette bouffonnerie ? Pourquoi offenser
vos fils? murmura le starets d'une voix basse et affaiblie.
- C'est la comédie déplacée que je pressentais en
venant ici, dit Dmitri Fédorovitch avec indignation en se
levant à son tour. Pardonnez , Révérend Père , j'ai une
pauvre éducation et je ne sais même pas dans quels termes
m'adresser à vous. Mon père ne désire qu'un scandale, et
pourquoi ? Il le sait peut- être... et je crois le savoir
aussi...
- Tout le monde m'accuse ! gémit Fédor Pavlovitch.
Petre Alexandrovitch lui-même ! ... Car vous m'avez accusé,
Petre Alexandrovitch, vous m'avez accusé ! ... répéta-t-il
1.
34 LES FRÈRES KARAMAZOV

en s'adressant à Mioussov , comme si celui -ci avait pro


testé contre ce reproche - et il en était bien loin. - On
m'accuse d'avoir caché l'argent de mes enfants dans mes
bottes. Mais permettez ! Nous avons des juges ! ... On vous
rendra des comptes , Dmitri Fédorovitch , vos propres
reçus feront foi ! On saura le chiffre de vos gaspillages et
quelle somme peut encore vous revenir. Pourquoi Petre
Alexandrovitch évite-t-il de donner son opinion ? Dmitri
Fédorovitch ne lui est pas étranger. Tous tombent sur moi ,
et pourtant, c'est Dmitri qui est mon débiteur, et non pas
d'une petite somme : plusieurs milliers de roubles ! J'ai les
preuves... Toute la ville a horreur de ses débordements !
$
Dans son ancienne garnison, il achetait mille et deux mille
roubles la virginité des filles ! Tout cela nous est connu ,
Dmitri Fédorovitch , jusqu'au dernier détail, et je vous le
prouverai... Saint Père, croiriez-vous qu'il s'est fait aimer
d'une noble jeune fille , d'excellente famille, riche, la fille
de son ancien chef, un brave colonel , décoré ! Il l'a demandée
en mariage et compromise irréparablement, et maintenant
qu'elle est ici, orpheline, il ose, sous le nez de cette noble
fille , faire la cour à une hétaïre ! Cette hétaïre , pourtant,
vivait maritalement avec un homme très-considéré ; c'était,
pour ainsi dire, une forteresse inabordable, tout comme
une femme légitime , - car elle est vertueuse quand
1
même, saint Père , oui ! elle est vertueuse ! GRAD Mais Dmitri
Fédorovitch veut ouvrir cette forteresse avec une clef d'or :
c'est pourquoi il veut m'extorquer de l'argent, et en atten
dant , il a déjà dépensé pour elle des milliers de roubles !
Il emprunte de l'argent sans cesse , savez- vous chez qui ?
i
Voulez-vous que je le dise ? Faut-il le dire, Mitia?
}

1
LES FRÈRES KARAMAZOV. 25

Taisez-vous ! cria Dmitri Fédorovitch, attendez que


je sorte d'ici ! N'essayez pas de souiller devant mci une
noble jeune fille ! Son nom seulement sur vos lèvre serait
un blaspheme ! Je ne vous le permets pas ! ...
Il étouffait.
- Mitia, Mitia , disait d'un air sentimental et attendris

sant Fédor Pavlovitch, ne tiens-tu point de compte de ma


bénédiction paternelle ? Que feras-tu si je te maudis ?
-Effronté ! hypocrite ! rugit Dmitri Fédorovitch .
―― C'est à son père qu'il parle ainsi ! Songez comment

il peut traiter les autres ! Ainsi, messieurs, imaginez-vous


qu'il y a ici un pauvre et honnête homme, un malheureux
capitaine en retraite, qu'on a obligé à donner sa démission,
- mais sans scandale, sans procès, très-honorablement, -
un homme chargé de famille. Il y a trois semaines, notre
Dmitri Fédorovitch, dans un café , l'a pris par la barbe et
l'a traîné par cette barbe jusqu'à la rue , et là , devant tout
le monde , l'a assommé, et tout cela parce que ce malheu
reux est mon mandataire dans une certaine petite affaire !
- Mensonges ! Cela peut paraître vraisemblable , mais
en réalité c'est faux . Je n'essayerai pas de justifier mes
actes. Oui , j'avoue publiquement que j'ai agi comme une
bête fauve avec ce capitaine. Je regrette ce que j'ai fait,
je méprise la colère que j'eus alors . Mais ce capitaine, votre
chargé d'affaires , mon père , était allé chez cette dame
que vous appelez une hétaïre , et lui avait proposé en votre
nom de prendre chez vous mes billets à ordre et de les
remettre au tribunal pour qu'on me mît en prison , si
je vous presse trop de régler mes comptes. Et vous me
reprochez mon inclination pour cette dame, quand c'est
36 LES FRÈRES KARAMAZOV

vous qui lui avez suggéré l'idée de m'attirer chez elle !


Elle me l'a avoué elle-même en se moquant de vous ! Et
maintenant c'est par jalousie que vous voudriez vous
défaire de moi en me faisant mettre en prison, car vous
l'obsédez de vos protestations d'amour ; c'est elle encore,
entendez-vous ? c'est elle-même qui me l'a dit en riant de
vous ! - Saint Père, considérez cet homme qui fait de la
morale à son fils ! Vous tous, pardonnez-moi ma colère :
j'étais venu ici dans l'intention de pardonner, s'il me ten
dait la main, de pardonner et de demander pardon. Mais
il vient d'offenser la plus noble des créatures, une jeune
fille dont je n'ose même pas prononcer le nom devant
lui je suis bien obligé de le démasquer publiquement,
malgré qu'il soit mon père…..
Il ne pouvait plus continuer , ses yeux jetaient des
éclairs. Il respirait avec peine. D'ailleurs tout le monde
était très-ému. Tous, excepté le starets , étaient debout.
Les moines avaient des airs graves et attendaient que le
starets parlât.
Il était très-pâle , et un sourire rayonnait sur ses lèvres.
Il levait de temps en temps les mains, comme pour arrêter
les disputants, et certes une seule parole de lui eût mis fin
à la scène , mais il semblait attendre quelque chose , il
regardait fixement les uns et les autres , comme s'il eût
cherché à se faire à lui-même une conviction.
A la fin , Petre Alexandrovitch Mioussov s'écria :
Nous avons tous une part de responsabilité dans ce
scandale. Mais j'avoue qu'en venant ici , je n'avais pas
prévu une telle ignominie. Pourtant je savais à qui j'avais
affaire... Il faut en finir ! Saint Père , j'ignorais les détails
LES FRÈRES KARAMAZOV . 37

qu'on vient de dévoiler devant nous ; du moins, je ne vou


lais pas y croire ... Un père jaloux de son fils à cause d'une
femme de mauvaises mœurs et s'entendant avec cette
créature pour faire mettre son fils en prison ! ... Et c'est
en cette compagnie que je suis ici ! On m'a trompé ! je
déclare hautement qu'on m'a trompé...
- Dmitri Fédorovitch, gémit d'une voix inouïe Fédor
Pavlovitch, si vous n'étiez pas mon fils, je vous provoquerais
en duel... au pistolet , à trois pas ... à travers un mouchoir !
A travers un mouchoir ! répéta- t-il en frappant du pied .
Dmitri Fédorovitch fronça les sourcils et regarda son
père avec mépris.
- Je rêvais... je rêvais, dit-il d'une voix douce et rete

nue, de revenir dans mon pays, avec l'ange de mon


amour, ma fiancée , et d'adoucir les derniers jours de ce
vieillard... mais je n'ai trouvé qu'un sale débauché,
doublé d'un vil comédien !
― En duel ! s'écria de nouveau Fédor Pavlovitch d'une

voix étranglée en crachant de la salive avec chaque mot.


Vous, Petre Alexandrovitch Mioussov, sachez , monsieur ,
que peut-être dans tous vos ancêtres il n'y a pas eu de
femme aussi honnête que celle dont vous avez osé dire
qu'elle est une créature de mauvaises mœurs ! Et vous,
Dmitri Fédorovitch, n'avez-vous pas vous-même sacrifié
votre fiancée à cette créature » ? C'est donc que votre
fiancée, a vos propres yeux, ne vaut pas la plante des
pieds de cette vile créature » !
▬▬▬▬▬▬ - Quelle infamie ! dit tout à coup un des moines, le
Père Iossif.
Pourquoi vit un tel homme ? murmura comme en
38 LES FRÈRES KARAMAZOV .

rêve Dmitri Fédorovitch . Dites, peut-on lui permettre de


souiller encore de ses pieds la terre ? ajouta-t-il en regar
dant autour de lui, tout en désignant du geste le vieil
lard.
- Entendez-vous ? entendez- vous, moines , ce parri
cide? dit Fédor Pavlovitch . Voilà l' « infamie » , Père Iossif! !
Eh quoi ? « quelle infamie ! » Cette vile créature » , cette
femme de mauvaises mœurs » est peut-être plus sainte
que vous tous qui faites ici votre salut ! Qui sait ? C'est le
milieu où elle vivait qui l'a fait pécher dans sa jeunesse :
mais elle a beaucoup aimé ! Et à celle qui a beaucoup
aimé le Christ lui- même pardonna !...
i
― Ce n'est pas pour cet amour - là que le Christ a par
donné, répondit naïvement le bon père Iossif.
-Si, moine ! si ! c'est pour cet amour-là, moine ! Vous
faites votre salut ici en mangeant de la choucroute , et
vous vous croyez justes ! Vous pensez acheter Dieu au prix
d'un petit poisson par jour!
- C'en est trop, firent des voix de tous côtés.
Mais cette scène de violence eut la fin la plus inattendue.
Le starets se leva tout à coup de sa place . Tout éperdu de
peur, Alioscha eut pourtant la présence d'esprit de le
soutenir par un bras. Le starets se dirigea vers Dmitri
Fédorovitch et, tout près de lui , s'agenouilla. Alioscha crut
d'abord que le vieillard était tombé de faiblesse , mais il
n'en était rien à genoux , le starets salua Dmitri Fédo
rovitch en se prosternant jusqu'à terre , en touchant de son
front le plancher. Alioscha demeura si stupéfait qu'il ne
pensa même pas à soutenir le vieillard quand il se releva.
Un faible sourire plissait à peine les lèvres du starets.
LES FRÈRES KARAMAZOV. 39
-
Pardonnez, pardonnez-vous tous , dit-il en saluant
tout autour de lui ses visiteurs .
Dmitri Fédorovitch resta d'abord comme pétrifié . Com
ment ! un salut jusqu'à terre ! à lui ! Quoi donc ?
- Mon Dieu ! s'écria-t-il tout à coup ; et étreignant son

front dans ses mains, il se précipita hors de la chambre.


Tous les invités le suivirent sans même penser à prendre
congé du starets ; seuls, les moines s'approchèrent pour la
bénédiction .
― Que signifie ce salut jusqu'à terre ? Est- ce un
symbole ?demandait Fédor Pavlovitch, visiblement troublé,
mais cherchant à se rassurer en parlant, sans toutefois
s'adresser à personne en particulier.
Ils dépassèrent l'enceinte.
― Tas de fous ! dit Mioussov, d'un air méchant. En tout
cas, je vais me dispenser de votre compagnie , Fédor
Pavlovitch, et pour toujours, vous pouvez m'en croire ...
Où donc est le moine qui nous a invités à dîner chez le
supérieur ?...
Précisément, ce moine venait à la rencontre des invités .
- Je vous prie, mon Père, de m'excuser auprès du Père
supérieur, moi , Mioussov. Des circonstances imprévues
m'enlèvent l'honneur de partager sa collation , malgré tout
mon sincère désir, dit avec irritation Petre Alexandrovitch .
Cette circonstance imprévue » , c'est moi , dit
aussitôt Fédor Pavlovitch , entendez-vous , Père ? C'est avec
moi que Petre Alexandrovitch ne veut pas rester. Mais
daignez, Petre Alexandrovitch, daignez vous rendre chez
le Père supérieur, et bon appétit ! C'est moi qui m'esquive
A la maison ! Chez moi ! C'est chez moi que je mangerai,
40 LES FRÈRES KARAMAZOV .

Ici, je ne pourrais , Petre Alexandrovitch, mon cher


parent.
---
Je ne suis pas votre parent , je ne l'ai jamais été,
homme vil que vous êtes !
- Je l'ai dit exprès pour vous offenser. Ah ! vous
déclinez l'honneur de ma parenté ? Eh ! je n'en suis pas
moins votre parent , je vous le prouverai . Quant à toi , Ivan
Fédorovitch , j'enverrai ma voiture te chercher, tu peux
rester aussi . Petre Alexandrovitch, les convenances mêmes
exigent que vous alliez chez le Père supérieur le prier
de vous excuser après cette algarade...
- Mais est-il bien vrai que vous partez ? Vous ne
mentez pas?
-Petre Alexandrovitch ! Comment oserais-je, après tout
cela ? Je me suis emporté, pardonnez-moi , messieurs , j'ai
honte... Messieurs, il y a des hommes qui ont le cœur
pareil à celui d'Alexandre de Macédoine, d'autres l'ont
pareil à celui des pauvres chiens toujours fouettés. Je
suis de ceux-ci, j'ai peur. Comment, après cet esclandre,
oser dîner ici , avaler les ragoûts du monastère ? Je ne puis,
excusez-moi .
◄ Diable ! et s'il nous trompe ! songeait Mioussov très
perplexe, en suivant du regard le bouffon qui s'en allait.
Après quelques pas, Fédor Pavlovitch se retourna et,
voyant que Petre Alexandrovitch le regardait, lui envoya
un baiser.
Y allez-vous , vous ? demanda sèchement Mioussov à
Ivan Fédorovitch.
- Pourquoi pas ? D'autant plus que je suis invité parti
culièrement par le Père supérieur depuis hier.
LES FRÈRES KARAMAZOV . 41

- Malheureusement je crois que je suis obligé d'y aller


aussi, dit Mioussov avec amertume , sans même remar
quer que le moine l'écoutait . - Il faudra nous excuser ,
expliquer que ce n'était pas notre faute. Qu'en pensez
vous?
- Sans doute. D'ailleurs mon père n'y sera pas, dit Ivan
Fédorovitch .
-Oh ! le maudit dîner !
Cependant, tous s'y rendirent . Le petit moine écoutait
silencieusement. Ce fut seulement en traversant le jardin
qu'il observa que le Père supérieur attendait depuis une
demi-heure déjà . Personne ne souffla mot. Mioussov jetait
à Ivan Fédorovitch des regards de haine.
Et il y va! comme si rien ne s'était passé ! pensait-il ;
un front d'airain et une conscience de Karamazov ! »

VI

Alioscha accompagna le starets dans sa chambre à cou


cher et l'aida à s'asseoir sur le lit. La cellule était très
exiguë, très-succinctement meublée : une étroite couchette
en fer, garnie d'une couverture en feutre au lieu de
matelas ; dans un coin, près des icones, un petit autel sur
monté d'une croix placée sur le livre des évangiles. Le
starets s'assit, très-las . Ses yeux brillaient de fièvre , il
respirait difficilement . Il regarda Alioscha d'un œil fixe,
comme s'il eût été absorbé dans ses pensées.
42 LES FRÈRES KARAMAZOV .

- Va-t'en, mon fils, Porfiry me suffira, tu es plus utile


là -bas . Va chez le Père supérieur et sers le diner.
-- Accordez-moi la permission de ne pas vous quitter ,
dit Alioscha d'une voix suppliante .
-- Tu seras plus utile là-bas , la paix n'y règne pas ; tu

serviras, on a besoin de toi. Si les démons s'agitent , prie;


et sache, mon fils (le starets aimait à donner ce titre à
Alioscha), que ton avenir n'est pas ici . Rappelle-toi cela,
jeune homme. Aussitôt que Dieu m'aura rappelé à lui,
quitte le monastère , quitte-le .
• Alioscha tressaillit.
-
- Qu'as- tu ? Pour le moment, te dis-je, ta place n'est
pas ici . Il te faut la grande épreuve du monde, tòn pèle
rinage est encore long . Il faudra te marier, il le faudra . Il
faudra que tu aies supporté bien des choses avant de revenir
ici. D'ailleurs, je ne doute pas de toi , et c'est précisément
pourquoi je t'envoie au-devant des dangers . Le Christ est
avec toi : reste-lui fidèle . Il ne t'abandonnera pas . Tu auras
des malheurs, mais tu seras consolé . Voilà mon testament .
cherche ton bonheur dans les larmes. Travaille , travaille
sans relâche . Rappelle-toi ce que je te dis aujourd'hui.
J'aurai sans doute l'occasion de te parler encore , mais non
seulement mes jours, mes heures mêmes sont comptées .
Le visage d'Alioscha trahissait une violente émotion.
Les coins de ses lèvres tremblaient.
Qu'as-tu donc encore ? dit le starets en souriant dou
cement. C'est aux laïques à pleurer les morts : mais nous ,
nous devons nous réjouir quand l'un de nous s'en va , et
prier pour lui . Reste auprès de tes frères : non pas auprès
de l'un d'eux, mais auprès de tous les deux.
LES FRÈRES KARAMAZOV . 43

Le starets leva sa main pour le bénir. Malgré tout son


désir , Alioscha ne put résister à cet ordre. Il aurait voulu
lui demander, ― et même la question brûlait ses lèvres ,
- ce que signifiait le salut jusqu'à terre devant Dmitri,
mais il n'osa pas. Il savait que le starets lui aurait donné
sans se les laisser demander toutes les explications qu'il
aurait jugées nécessaires. Pourtant, ce salut inquiétait
-
Alioscha, il y soupçonnait quelque sens mystérieux , —
mystérieux et peut-être terrible.
En dépassant l'enceinte de l'ascétère et tout en se
hâtant pour arriver à temps chez le Père supérieur ,
Alioscha sentit son cœur se serrer . Il s'arrêta. Il entendit
de nouveau vibrer dans sa mémoire les paroles du starets
relatives à sa fin prochaine. Une telle prédiction , si pré
cise, devait se réaliser à coup sûr , Alioscha y croyait
aveuglément. Mais que deviendrait-il alors ? Vivre sans le
voir , sans l'entendre ? Et où aller ? Il me défend de
pleurer ! Il m'ordonne de quitter le monastère ! Dieu ! ô
mon Dieu !
Il y avait longtemps qu'Alioscha n'avait été aussi triste.
Il hâta sa marche et parvint dans le petit bois qui séparait
l'ascétère du monastère . Là, ne pouvant plus supporter ses
pensées , il se mit à considérer les sapins centenaires qui
bordaient le sentier dans le bois. La traversée n'était pas
longue, cinq cents pas tout au plus. A cette heure , le
chemin était ordinairement désert ; mais, à un détour ,
Alioscha rencontra le séminariste Rakitine . Ce dernier
semblait attendre quelqu'un .
Ce n'est pas moi que tu attends ? lui demanda
Alioscha en le rejoignant .
44 LES FRÈRES KARAMAZOV .

- Précisément toi , dit Rakitine en souriant. Tu vas


chez le Père supérieur ? Je sais qu'on dîne chez lui. La
table n'a pas été aussi bien servie depuis le jour , tu te
rappelles, où il a reçu l'évêque et le général Pakhatov.
Moi, je n'y vais pas. Toi, va servir les sauces ... Mais, dis
moi, Alexey, qu'est - ce que signifie le salut du starets à
ton frère Dmitri Fédorovitch ? Il a heurté le sol avec son
crâne, j'ai entendu .
- C'est du Père Zossima que tu parles ?
- Oui, du Père Zossima.
- Avec son crâne ? » ...
--- Ah ! je ne me suis pas assez respectueusement
exprimé? soit. Mais qu'est- ce que cela signifie?
- Je ne sais , Micha¹ .
- Je me doutais qu'il ne te l'expliquerait pas. Il est
vrai que c'est assez facile à comprendre . Ce sont les éter
nelles niaiseries. C'est un truc. Voilà de quoi causerpour tous
les bigots de la province ! On se demandera : Qu'est - ce que
ça veut dire ? Quant à moi , le vieux me semble avoirla vue
longue. Ila pressenti un crime. Ça pue le crime chez vous.
- Quel crime ?

Un crime qui sera commis dans ta famille , entre tes


frères et ton père trop riche. Mais en attendant , le Père
Zossima a heurté son crâne, et si quelque chose arrive, on
ne manquera pas de dire : Le saint Père l'avait bien prévu !
Quoique ce soit une étrange prédiction que ce coup de
crâne sur la terre. ―― Ah ! mais , c'est un emblème, une
allégorie... Diable soit !... Il a désigné le coupable. - Les

• Diminutif de Michail.
LES FRÈRES KARAMAZOV . 45

innocents ! On se signe dans le cabaret et l'on jette des pierres


dans le temple ! Ton starets est ainsi , il frapperait le juste`
avec son bâton et salue le coupable ?
- Mais quel crime ? quel coupable? que dis-tu ?
>> Quel coupable ? Comme si tu ne le savais pas ! Je
parie que tu y as déjà pensé toi - même . - Tu dis toujours.
la vérité, mais tu sais t'asseoir entre deux chaises : au
moins cette fois, dis - moi franchement si tu n'avais pas
pensé à cela .
G Oui, j'y ai pensé, dit à voix basse Alioscha .
Rakitine lui- même se troubla.
Comment ! toi aussi tu y as pensé !
Moi... c'est-à-dire, bégaya Alioscha, j'y ai pensé en
t'écoutant parler d'une façon si étrange.
- Tu vois bien ! tu vois bien ! moi , l'idée du crime
m'est venue en regardant ton père et ton frère Mitia.
- Mais... d'où conclus- tu...? Pourquoi t'en occupes -tu
autant? Voilà ce que je voudrais savoir.
- Ce sont deux questions différentes, mais logiques. Je
vais te répondre avec ordre . D'où je conclus cela ? Je
n'aurais rien pensé de pareil si je n'avais pas compris ton
frère Dmitri Fédorovitch tout entier d'un regard . Il y a
une limite que les natures comme la sienne, honnêtes ,
mais sensuelles , ne doivent pas dépasser sans courir le
risque de poignarder leur propre père. Or ton père est un
ivrogne, un débauché effréné , qui ne connaît pas de
mesure. Ils ne seront ni l'un ni l'autre retenus par rien, et
tous deux rouleront dans l'abîme.
―― Non, Micha , non. Si ce n'est que cela, tu me rends

courage , les choses n'iront pas jusque-là. #


46 LES FRÈRES KARAMAZOV .

-Et pourquoi trembles- tu ? Tout en admettant qu'il soit


honnête , - bête, mais honnête , ― tu conviens au moins
que ton frère est sensuel. C'est sa caractéristique . C'est
d'ailleurs l'héritage paternel. Ce qui m'étonne , c'est que
toi, Alioscha, tu puisses être encore vierge . - Tu es
pourtant un Karamazov ! Dans ta famille , la sensualité est
à l'état aigu... Eh bien , les trois autres , tous trois sensuels,
ont tous trois un couteau caché dans la botte , ils vont
tous trois se donner de la corne , et peut - être les imiteras
tu , toi quatrième .
―― Quant à cette femme, tu te trompes ; Dmitri ... la
méprise, fit Alioscha en tressaillant.
- C'est de Grouschegnka que tu parles ? Non , frère , c'est
toi qui te trompes, il ne la méprise pas, puisqu'il a quitté
pour elle sa fiancée ! Il y a là ... Il y à là , frère , quelque
chose que tu ne peux encore comprendre. Un homme
peut devenir amoureux d'une beauté quelconque , de la
beauté corporelle , ou même d'une partie seulement du corps
féminin (il n'y a que les sensuels qui peuvent comprendre
cela) . Il donnera pour elle alors ses propres enfants , il
vendra pour elle père, mère , patrie . Honnête , il volera.
Doux, il égorgera. Fidèle, il trahira. Pouschkine a célébré
les petits pieds des femmes ; mais il y a des gens qui ne
sont pas poëtes et qui pourtant ne peuvent regarder ces
petits pieds -là sans tressaillir , et... pas les petits pieds
seulement... Le mépris , en ce cas, ne sert de rien . Dmitri
peut mépriser Grouschegnka ...
- Je comprends , dit naïvement Alioscha.
-Ah! vraiment? Oui , tu comprends , insinua ironique
ment Rakitine. Tu l'as dit malgré toi , c'est un aveu d'au
LES FRÈRES KARAMAZOV . 47

Peet
tant plus précieux . Cela prouve que ce sujet ne t'est pas
inconnu, tu as déjà réfléchi sur la sensualité . Ah ! le
vierge ! Tu es un Éliacin, un petit saint, j'en conviens ,
mais le diable sait tout ce que tu as pensé déjà, tout ce
que tu connais ou devines ! Vierge , mais tu as déjà risqué
un œil dans les profondeurs... de l'abîme depuis longtemps.
Allons ! tu es tout de même un Karamazov . Oui , la naturelle
sélection est pour beaucoup là dedans. Par ton père, tu es
un sensuel, et par ta mère un innocent... Mais pourquoi
donc trembles- tu ? C'est parce que j'ai dit la vérité ? Sais-tu ?
Grouschegnka m'a demandé de t'amener chez elle, et elle a
juré de t'enlever ta soutane . Et si tu savais comme elle
insistait : « Amène -le ! amène-le ! » Qu'a-t-elle donc trouvé
de si curieux en toi ? C'est une femme extraordinaire, je
t'assure .
Salue-la de ma part et dis-lui que je n'irai pas, dit
Alioscha en riant du bout des dents .
D Vieille chanson, frère ! ... Or, si la sensualité est en
toi, songe ce que peut être ton frère Ivan , qui est du même
ventre que toi. C'est un Karamazov , lui aussi , c'est-à-dire
un sensuel doublé d'un innocent. Lui , il écrit des articles
sur la question ecclésiastique pour s'amuser, en attendant,
et qu'il publie dans quelque sot calcul mystérieux , quoi
qu'il soit, comme il l'avoue lui - même, un athée. Sous main,
il tâche de souffler à son frère Mitia sa fiancée , et je crois
qu'il y parviendra, et du consentement de Mitegnka lui
même. Mitegnka lui abandonnera sa fiancée pour s'en dé

.9 faire plus vite et aller librement chez Grouschegnka . Voilà


des hommes sur lesquels pèse vraiment une fatalité . Ils
comprennent que leur action est vile et la commettent
48 LES FRÈRES KARAMAZOV.

quand même. Écoute encore : ton vieux père voudrait


couper l'herbe sous les pieds de Mitia ; il est fou de Grou
schegnka, lui aussi . L'eau lui vient à la bouche , quand il la
regarde. Ce n'est qu'à cause d'elle qu'il a fait tout à l'heure
ce scandale ; c'est parce que Mioussov l'a appelée fille
perdue. Il est plus amoureux qu'un chat. Le père et le fils
se heurteront fatalement, tu le vois. Grouschegnka n'accorde
rien à l'un ni à l'autre, rit de tous les deux et se demande
lequel il vaut mieux garder . Car le père est riche, mais il
n'épousera pas, et un beau jour il fermera sa bourse ;
Mitegnka a donc son prix : il n'a pas d'argent, mais il est
capable d'épouser. Oui, il ferait cela ! Il abandonnerait sa
fiancée, une beauté incomparable, riche , noble, et il épouse
rait Grouschegnka , l'ancienne maîtresse d'un vieux moujik
débauché . Voilà d'où peut naître le crime. Et c'est là ce
que ton frère Ivan attend . Il aura Katherina Ivanovna,
pour qui il meurt d'amour, et ses soixante mille roubles
avec. Pour un petit homme nu comme un ver, c'est ten
tant. D'autant plus qu'en faisant cela , loin d'offenser Mitia,
il lui rendra service . La semaine dernière , étant ivre, dans
un cabaret , avec des tziganes, Mitegnka criait à qui voulait
l'entendre qu'il ne vaut pas sa fiancée, et que son frère
Ivan est seul digne d'elle. Au bout du compte, Kategnka
Ivanovna est sans défense contre un séducteur comme
Ivan Fédorovitch . Elle hésite déjà entre les deux . Mais par
où donc vous a- t-il tous charmés, cet Ivan? Car vous êtes
à sa dévotion, et il se moque de vous, il se régale à votre
compte.
- Comment sais-tu cela? Pourquoi en parles-tu si bru
talement? dit Alioscha offensé.
LES FRÈRES KARAMAZOV . 49

Pourquoi me fais-tu cette question , puisque tu crains


en même temps ma réponse? Conviens toi-même que je
dis vrai.
― Tu n'aimes pas Ivan. Ivan est un homme désintéressé.
G Vraiment ? et la beauté de Katherina Ivanovna ?
Soixante mille roubles, cela n'est pas à dédaigner.
- Ivan est un homme supérieur à ces choses-là . Ce ne
sont pas des millions de roubles qui le séduiraient, il se
dévoue peut-être .
Qu'est- ce que cette nouvelle songerie ? O vous
autres, les nobles !
Eh ! Micha ! son âme est haute, il a l'esprit absorbé
par une grande pensée qui n'a pas encore pris son essor !
Il est de ceux auxquels il faut autre chose que de l'argent :
il leur faut résoudre le problème .
- C'est un plagiat, Alioscha. Tu as paraphrasé le sta
rets. Quel problème il est lui-même pour vous , cet Ivan !
dit Rakitine avec une méchanceté évidente . Un sot pro
blème, d'ailleurs, sans solution ; fais manœuvrer ta cer
velle, et tu comprendras. Son article est ridicule, cela n'a
pas de sens. J'ai entendu sa théorie : s'il n'y a pas d'im
mortalité, il n'y a pas de vertu , et tout est pourri . Et ton
frère Mitegnka qui s'écrie : « Je m'en souviendrai ! » Quelle
théorie séduisante pour les coquins ! ... Je dis de gros mots ,
j'ai tort. Des coquins , non, des écoliers, des fanfarons,
avec un problème insoluble dans la tête, des vantards ! La
théorie est ignoble. L'humanité trouvera en elle-même la
force de vivre pour la vertu , sans avoir besoin de croire à
l'immortalité de l'âme. C'est dans l'amour pour la liberté
que l'humanité trouvera cette force...
50 LES FRERES KARAMAZOV.

Rakitine s'exaltait. Tout à coup , comme s'il se rappelait


quelque chose, il s'interrompit .
Mais c'est assez , dit-il . Tu ris ! Tu me trouves banal ?
― Non, je n'ai pas pensé... tu es très- intelligent, mais...

laisse donc cela, j'ai souri sottement . Tu allais t'exalter,


1
Micha. J'ai compris à tes emportements qu'à toi- même
Katherina Ivanovna n'est pas indifférente. Je soupçonnais
cela, frère, depuis longtemps , et c'est là pour quoi tu dé
testes Ivan. Tu es jaloux de lui...
- Et de son argent aussi , ajoute encore cela
G Non, je ne parle pas d'argent . Je ne veux pas te faire
cette injure.
― Je te crois. Mais que le diable t'emporte avec ton

frère Ivan ! Je puis le détester sans que Katherina Ivanovna


y soit pour rien . Et pourquoi aurais-je de l'amitié pour
lui ? Il me fait bien l'honneur de me détester : pourquoi
ne lui rendrais-je pas la pareille ?
-- Je ne l'ai jamais entendu parler de toi ni en bien ni
en mal.
- Mais moi, j'ai entendu dire qu'avant-hier, chez Kathe
rina Ivanovna, il m'a habillé de la belle manière. Voilà à
quel point il s'intéresse à ton serviteur . Lequel des deux
est jaloux de l'autre, frère? Je n'en sais vraiment rien . Il
a daigné dire que , si je ne consens pas à devenir archi
prêtre le plus tôt possible , j'irai certainement à Pétersbourg;
j'entrerai dans quelque importante revue, certainement
dans le bataillon des critiques ; j'écrirai durant une dizaine
d'années, et au bout du compte, la revue m'appartiendra.
Je la dirigerai vers le libéralisme et l'athéisme , voire vers le
socialisme, tout en me tenant exactement sur la réserve,
LES FRERES KARAMAZOV . 51

étant à la fois des uns et des autres et en la faisant aux


sots . Et le socialisme ne m'empêchera pas de mettre un
petit magot de côté pour l'utiliser à l'occasion, sous la di
rection de quelque Juif, jusqu'au moment où je pourrai
faire bâtir une grande maison à Pétersbourg pour y installer
la rédaction.
-Ah! Micha ! Mais cette prédiction pourrait bien se
réaliser à la lettre ! s'écria Alioscha en éclatant de rire .
- Hi! hi! vous prenez goût
au sai casme, vous aussi,
Alexey Fédorovitch !
--- Non, excuse-moi, je plaisante . J'ai bien autre chose

en tête... Écoute . Qui a pu te renseigner si bien ? Tu n'étais


pas toi-même chez Katherina Ivanovna quand Ivan parlait
de toi.
- Je n'y étais pas, mais Dmitri Fádorovitch y était, et

c'est de lui que je tiens la chose . Non pas qu'il me l'ait


dite lui-même à moi-même, mais je l'ai entendu , malgré
moi, certes, étant caché dans la chambre à coucher de
Grouschegnka.
-Ah! oui, j'oubliais, vous êtes parents...
- Parents ? Moi, parent de Grouschegnka ! s'écria Raki
tine en rougissant. Tu rêves ! tu es fou !
-Cemment ! vous n'êtes pas parents ? Je croyais...
- Qui a pu te dire cela? Ohé ! les Karamazov ! vous

vous faites passer pour les descendants de très- vieux nobles,


• et chacun sait que ton père n'est qu'un bouffon et un

pique-assiette ! Je ne suis, moi, que le fils d'un pope , et je


ne compte pas auprès de vous , messeigneurs ... Pourtant
ne m'offensez pas avec tant de désinvolture ! J'ai de l'hon
neur, moi aussi, Alexey Fédorovitch ! Non, je ne suis pas
52 LES FRERES KARAMAZOV

le parent d'une fille publique , je vous prie de le croiret


Rakitine était très - excité .
- Pardon, je ne pensais pas t'offenser. D'ailleurs
, est-ce
donc une fille publique ? Est- ce vraiment cela ? dit Alioscha ,
très-confus . Je te répète, on m'avait dit qu'il y avait entre
vous des liens de parenté . Et en effet, je te voyais aller
très-souvent chez elle , et tu me disais qu'elle n'était pas ta
maîtresse... Je ne pouvais m'imaginer que tu eusses pour
elle tant de mépris. Mérite- t- elle donc une .opinion si
sévère ?
- Si je vais chez elle, j'ai mes raisons pour cela . Con
tente-toi de cette explication . Quant à la parenté , c'est
plutôt toi qui en auras une avec elle par ton père ou par
ton frère. Mais nous voilà arrivés . Va à ta cuisine , va . Hé !
qu'y a-t-il done ? Qu'est- ce que c'est? Arrivons-nous trop
tard ? Ils n'ont pourtant pu dîner en si peu de temps.
Peut-être les Karamazov auront-ils encore fait des leurs ?
C'est ce qu'il y a de plus probable : voici ton père avec
Ivan Fédorovitch , ils sortent de chez le supérieur, et voici
le Père Lezisof qui les interpelle du perron. Et ton père
crie, agite les mains... C'est sans doute une querelle . Baste !
Et voilà Mioussov aussi qui monte dans sa voiture ! Il passe
et s'en va. Et le pomiestchik qui court aussi ! C'est encore
un scandale ! Le dîner n'aura certainement pas eu lieu.
Peut-être ont-ils battu le Père supérieur? A moins qu'on
les ait battus eux-mêmes ? Ils le mériteraient bien !
Rakitine ne s'étonnait pas pour rien.
LES FRERES KARAMAZOV. 53

VII

Au moment où Mioussov`et Ivan entraient chez le supé


rieur , Petre Alexandrovitch était à demi calmé . On ne
pouvait, songeait- il, faire aucun reproche aux moines ;
· toute la faute était à Fédor Pavlovitch, un si dégoûtant
personnage qu'il n'y avait pas moyen de se formaliser avec
lui. Le Père Nikolaï était ou devait être d'extraction
noble. Pourquoi ne pas se conduire avec ces bonnes gens
selon les règles de la plus stricte politesse ? Ne devait- il
pas leur prouver que lui, Mioussov, n'avait rien de com
mun avec cet Ésope, ce bouffon, ce Pierrot? Ne ferait-il
même pas sagement, d'autant plus que le profit,
✔ en cas
de gain, serait mince, de renoncer au procès qu'il avait
jadis intenté aux moines pour je ne sais quels droits de
chasse et de pêche ? - Ses bonnes intentions s'affermi
rent encore après qu'il fut entré dans la salle à manger.
Ce n'était pas une salle à manger proprement dite, tout
l'appartement du Père supérieur se composant de deux
chambres, plus vastes, il est vrai , que celle du starets .
L'ameublement n'était pas très-confortable non plus. Des
meubles acajou et cuir, du style démodé de 1820 ; le par
quet n'était pas même peint ' . En revanche, tout reluisait

' Jusqu'à ces derniers temps, les parquets en Russie étaient


peints et non cirés .
64 LES FRÈRES KARAMAZOV .

de propreté . Des fleurs rares ornaient les tablettes des


fenêtres . Mais le luxe principal consistait, naturellement,
en une table servie avec élégance , une élégance relative ,
il est vrai : une nappe blanche, un couvert étincelant, trois
espèces de pains très- dorés, deux bouteilles de vin, deux
autres bouteilles d'hydromel fait au monastère, et une
grande cruche en verre de kvas renommé dans le pays.
Point d'eau-de-vie.
Rakitine raconta plus tard que le dîner était composé de
cinq services. Il y avait une soupe à l'esturgeon et des
gâteaux au poisson ; puis un poisson cuit d'une manière
particulièrement recherchée, puis des boulettes de poisson
rouge , de la glace, une compote , et enfin un blanc-manger.
Rakitine n'avait pas été jugé digne de prendre part à ce
gala. On y avait invité le Père Iossif, le Père Païssi et un
autre moine . Ces trois religieux attendaient déjà quand
Mioussov, Kalganov et Ivan Fédorovitch entrèrent. Le
pomiestchik Maximov, se tenait à l'écart. Le Père supérieur
vint au-devant de ses invités . C'était un vieillard de haute
taille, maigre, mais très -solide encore , aux cheveux noirs
abondamment semés d'argent, le visage long, imposant,
émacié. Il salua silencieusement, les invités s'approchèrent
pour qu'il les bénît ; Mioussov voulut mème lui baiser la
main , mais le supérieur la retira ; pourtant Kalganov et
Ivan la baisèrent à la russe.
- Nous devons nous excuser auprès de Votre Révérence ,

commença Petre Alexandrovitch d'un ton aimable, à la fois


important et respectueux . Fédor Pavlovitch ne peut se
rendre à votre invitation , il a dû décliner cet honneur, et
pour cause. Dans la cellule du Révérend Père Zossima, il a

1
LES FRÈRES KARAMAZOV . 55

prononcé de malencontreuses paroles , emporté par la cha


leur d'une discussion... avec son fils ... en un mot, des
paroles tout à fait inconvenantes . Il est probable ( il jeta
un coup d'œil furtif sur les moines) que Votre Révérence
est déjà au courant... Il a reconnu son tort, en a eu honte
et, se jugeant indigne de paraître devant vous , il nous a
chargés , son fils Ivan et moi, de vous exprimer ses regrets
sincères ... En un mot, il espère racheter sa faute par la
suite. Quant à présent, il vous demande votre bénédiction
et votre pardon.
Mioussov se tut. En débitant sa tirade il avait perdu
tout souvenir de son irritation récente . Il était content de
lui, et par conséquent il aimait toute l'humanité . Le supé
rieur l'écouta gravement, baissa la tête et dit :
- Je regrette beaucoup l'absent . Peut- être , pendant la
collation, serait-il revenu à de meilleurs sentiments envers
nous. Je vous invite , messieurs , à prendre place.
Le supérieur pria devant l'icone, tous s'inclinèrent res
pectueusement.
C'est à ce moment que Fédor Pavlovitch fit une nouvelle
frasque.
Il avait d'abord voulu réellement partir, non qu'il fût
honteux et qu'il eût conscience de son indignité, loin de
là ; seulement il se rendait vaguement compte qu'il serait
inconvenant de sa part et pour lui-même désagréable de se
montrer après tout dela . Mais au moment de monter dans
sa voiture, il se ravisa.
GRD Il me semble toujours, quand j'entre quelque part,
avait-il coutume de dire, que je suis plus vil que tous les
autres et qu'on doit me prendre pour un bouffon, et c'est
56 LES FRÈRES KARAMAZOV .

précisément pourquoi je joue le rôle d'un bouffon, c'est


parce que je sais que tous, jusqu'au dernier, vous êtes
plus bêtes et plus vils que moi ! ...
'l voulut se venger sur les autres de ses propres infa
mies. A ce propos , il se rappela qu'un jour, comme on lui
demandait pourquoi il haïssait un tel , il avait répondu
avec son impudence ordinaire : « Voici pourquoi : il ne
m'a rien fait, mais moi , je lui ai fait la plus ignoble crasse,
voilà pourquoi je le hais. Il sourit méchamment à ce
souvenir. Puisque j'ai commencé, continuons ! » dit- il
avec une soudaine résolution.
Il ordonna au cocher d'attendre , regagna le monas
tère à grands pas et se rendit tout droit chez le supérieur.
Il ne savait pas lui-même ce qu'il allait faire, mais il savait
seulement qu'il n'était déjà plus maître de lui
Tous les invités allaient s'asseoir quand il entra. S'arrê
tant sur le seuil, il regarda la compagnie et éclata de rire ,
de son rire effronté, prolongé , méchant, tout en regardant
droit dans les yeux de tous ceux qui étaient là .
-On me croyait parti ? me voilà !!!
Il y eut un mouvement de stupéfaction et de silence .
On pressentait qu'une scène répugnante allait avoir lieu .
Petre Alexandrovitch redevint plus sombre que jamais ;
toutes ses rancunes endormies se réveillèrent brusquement.
-Non, je ne supporterai pas cela ! Je ne le puis abso
lument et... absolument !
Le sang lui montait au visage, il ne trouvait plus ses
mots. Il saisit son chapeau.
-R Quoi ! vous ne pouvez pas? s'écria Fédor Pavlovitch.

< Il ne peut pas absolument et... absolument ! » Votre Révé


LES FRERES KARAMAZOV 57

rence, puis-je entrer, oui ou non ? M'agréez- vous pour con


vive?
- Je vous prie... de tout mon cœur . Messieurs,
per
mettez-moi de vous prier d'oublier vos querelles , de ne
pas troubler la paix de cette réunion.
Non ! non ! jamais ! cria Petre Alexandrovitch hors
de lui.
G Si Petre Alexandrovicth ne peut pas, je ne puis pas

non plus. Je ne resterai pas . Je suis venu pour lui et je ne


ferai rien que ce qu'il fera. S'il reste , je reste ; je pars
s'il part. N'est-ce pas , Von-Zohn ? dit-il en s'adressant au
pomiestchik. Car voici encore Von- Zohn ! Bonjour , Von
Zohn !
- C'est à moi que vous parlez ? murmura, tout ahuri ,
le pomiestchik Maximov.
- Certainement, à toi ! Et à qui donc ? Ce n'est pas le

Père supérieur qui s'appelle Von -Zohn !


- Mais moi non plus ! Je m'appelle Maximov.
Condi Non, tu es Von-Zohn . Votre Révérence, savez- vous

ce que c'est que Von-Zohn ? Vous ne vous souvenez pas


du célèbre procès criminel Von-Zohn ? On l'a tué dans un
lieu d'abomination (n'est-ce pas ainsi qu'on appelle chez
vous les mauvaises maisons ?)... on l'a tué, dévalisé , et,
malgré son âge respectable , enfermé et envoyé dans un
coffre bien ficelé de Saint- Pétersbourg à Moscou avec un
numéro. Les pécheresses, pendant qu'on le ficelait, chan
taient, jouaient de la harpe et du piano . Et c'est ce Von
Zohn-là ! Il est ressuscité d'entre les morts . N'est-ce pas,
Von-Zohn?
―― Mais quoi ? qu'est cela ? murmurèrent
les moines.
58 LES FRÈRES KARAMAZOV

Sortons ! s'écria Petre Alexandrovitch , en s'adres- ·


sant à Kalganov.
-Non, permettez, interrompit Fédor Pavlovitch fai
sant un pas en avant , permettez-moi de finir . On a
prétendu que je m'étais conduit irrespectueusement dans
la cellule , en parlant des petits poissons . Petre Alexan
drovitch Mioussov, mon cher parent , préfère la noblesse à
la sincérité. Moi, au contraire, je préfère la sincérité à la
noblesse. Je crache sur la noblesse , n'est-ce pas, Von-Zohn?
Permettez , Père supérieur : que je sois un bouffon ou que
je me présente comme tel, je n'en suis pas moins un che
valier d'honneur , tandis que Petre Alexandrovitch n'a que
de l'amour-propre blessé , rien de plus... Chez vous autres ,
ce qui tombe n'a pas le droit de se relever ? Je me relè
verai pourtant ! Mais , saint Père , il y a quelque chose chez
vous qui me révolte ! La confession ! C'est une chose sacrée ,
devant quoi je m'incline , je suis prêt à m'agenouiller . Mais
dans vos cellules , on se confesse à haute voix ! Est-il donc
permis de se confesser à haute voix ? Les saints ont décidé
qu'on ne doit se confesser qu'à voix basse, c'est là l'essence
du sacrement depuis son institution . Comment puis-je dire
tout haut ceci , cela, et autre chose ? C'est inconvenant !
A la première occasion je soumettrai cela au synode, et , en
attendant, je retirerai d'ici mon fils Alexey.
Notons en passant que Fédor Pavlovitch avait entendu
dire quelque chose dans ce sens , mais il ne savait au
juste quoi . Des calomnies avaient couru au sujet des sta
retsi ils auraient, au préjudice de leurs supérieurs , abusé I
des saints sacrements , calomnies qui , depuis, sont tombées
d'elles-mêmes.
LES FRÈRES KARAMAZOV . 59

C'est intolérable ! s'écria Petre Alexandrovitch .


-
Excusez, dit tout à coup le Père supérieur. Il est dit .
On l'insultera, on te calomniera ; écoute et pense que c'est une
épreuve que Dieu t'envoie pour humilier_ton_orgueil. Nous
vous remercions donc humblement, cher hôte .
Il salua jusqu'à la ceinture Fédor Pavlovitch.
- Talta ! ta ! bigoterie ! vieille phrase ! vieille comédie ↑
vieux mensonge ! cérémonial officiel et banal ! tous vos
saluts jusqu'à terre, nous les connaissons... < Embrasse
sur la bouche et plonge un poignard dans le cœur...» comme
dans les Brigands de Schiller. Je n'aime pas l'hypocrisie.
Je veux qu'on soit franc . La vérité n'est pas dans les
petits poissons . Pères , moines, pourquoi jeûnez-vous ?
pourquoi pensez -vous que toutes vos privations auront
dans le ciel leur récompense ? Pour une telle récompense,
moi aussi je jeûnerais ! Non , saint moine , sois vertueux
dans la vie , utile à la société , plutôt que de t'enfermer dans
un monastère où tu trouves un pain que tu n'as pas cuit.
Ne compte pas sur la récompense céleste . Ah ! ce sera plus
difficile alors de bien vivre... Je sais aussi bien parler ,
Père supérieur, vous voyez... Qu'a-t-on donc préparé ici ?
dit-il en s'approchant de la table du vieux porte- weine
factory, du médoc... Oh ! oh ! mes Pères, cela s'accorde
mal avec les petits poissons ! Voyez ! que de bouteilles,
mes Pères ! Oh ! oh ! qui donc a fourni tout cela ? Les
moujiks ! Ils peinent pour vous , n'est- ce - pas ? et vous
apportent le dernier sou qu'ils tirent de terre avec leurs
mains calleuses, au préjudice de la famille et de la patrie.
Mes saints Pères, vous pressurez le peuple !
-C'est intolérable, répéta le Père Iossif après Mioussov.
60 LES FRÈRES KARAMAZOV .

Le Père Païssi gardait le silence , Mioussov se jeta hors


de la chambre, et Kalganov le suivit .
- Eh bien ! mes Pères, je vais suivre Petre Alexan

drovitch, et je ne remettrai jamais les pieds chez vous.


Vous me supplieriez à genoux , je ne viendrais pas ! Je vous
ai donné mille roubles, et c'est pourquoi vous me faites les
yeux doux ? Eh ! eh ! c'est tout, mes bons Pères ; c'est bien
tout, et c'est assez , mes Pères . Nous sommes dans un siècle
libéral, le siècle des bateaux à vapeur et des chemins de
fer ! Ni mille, ni cent roubles, ni deux kopeks , vous
n'aurez plus rien de moi !
Le supérieur s'inclina encore.
- Il est dit Supporte joyeusement l'outrage et demeure
pacifique, sois sans haine pour celui qui te blesse . Nous sui
vrons la Parole.
― Tal ta ! ta ! ta ! Dominus vobiscum, et autres bali
vernes... Vous voudriez bien me retenir, mes petits papas,
mais je m'en vais quand même, et j'use de mon autorité
paternelle pour vous reprendre mon fils Alexey. Ivan Fédo
rovitch, mon fils le plus respectueux , permettez - moi de
vous ordonner de me suivre, et toi , Von -Zohn , que vas-tu
faire ici ? Viens chez moi , on s'y amuse ! il n'y a qu'une
verste à faire, et au lieu de friture , je te ferai manger du
cochon de lait. Tu auras du cognac, des liqueurs . Voyons,
Von- Zohn, ne laisse pas échapper ton bonheur .
Il sortit en criant et en gesticulant . C'est à ce moment
que Rakitine l'aperçut et le montra à Alioscha.
――― Alexey , cria de loin Fédor Pavlovitch , déménage

aujourd'hui même . Prends ton oreiller et ton matelas.


Alioscha resta comme cloué sur place . Fédor Pavlovitch
LES FRÈRES KARAMAZOV . 61

monta dans sa voiture , et , sans même se retourner pour


saluer Alioscha, Ivan Fédorovitch , silencieux et morne,
monta aussi . Tout à coup , apparut sur le marchepied de
la voiture le pomiestchik Maximov. Il était essoufflé , ayant
couru de peur d'arriver trop tard . Dans sa hâte , il mit un
pied sur celui d'Ivan , et saisissant la bâche, il prenait déjà
son élan pour monter.
― Moi aussi, je viens avec vous ! cria-t- il en riant d'un

rire qui illuminait toute sa face . Prenez-moi aussi .


- Eh bien ! ne vous l'avais-je pas dit , s'écria Fédor Pav

lovitch tout transporté, que c'est Von-Zohn , le véritable


Von-Zohn, ressuscité d'entre les morts ! Mais comment
as-tu pu leur échapper? Qu'as-tu encore von-zohnifié ?
Sais-tu? tu es tout de même une fameuse canaille ! Moi
aussi , je suis une canaille, et pourtant ta canaillerie
m'étonne, mon frère ! Allons, saute vivement ! Laisse -le
monter , Vania , il nous amusera . Il s'étendra à nos pieds .
Couche-toi, Von -Zohn ! Ou bien, si on le mettait à côté du
cocher? C'est cela, saute sur le siége, Von-Zohn !
Mais Ivan Fédorovitch qui était déjà installé repoussa de
toutes ses forces , sans parler, Maximov qui fit un bond de
plusieurs mètres. Il ne dut qu'au hasard de n'avoir pas
fait une chute dangereuse .
- En route ! cria au cocher Ivan Fédorovitch d'un ton
irrité.
- Qu'as- tu donc ? Qu'as-tu donc ? ... Pourquoi ? dit
Fédor Pavlovitch .
Mais la voiture partait déjà, Ivan né répondit pas .
· Voyons ! reprit Fédor Pavlovitch après deux minutes
de silence, en regardant son fils de côté. Mais c'est toi
62 LES FRERES KARAMAZOV .

même qui as proposé cette réunion au monastère . Pourquoi


te fâches-tu donc ?
― Assez de sottises, reposez-vous un peu maintenant,
dit Ivan sèchement.
- Si nous buvions un coup de cognac ? dit Fédor Pavlo
vitch quelques instants plus tard .
Ivan ne répondit pas.
- Quand nous serons arrivés, tu boiras aussi.
Ivan restait toujours silencieux , Fédor Pavlovitch attendit
encore deux minutes .
- Je vais reprendre Alioscha, quelque désagréable que
cela vous puisse être, mon respectueux Karl von Moor.
Ivan Fédorovitch haussa dédaigneusement les épaules ,
se détourna et regarda la route . Ils ne se parlèrent plus
jusqu'à l'arrivée.
:

1
LIVRE II
L'HISTOIRE D'UNE FAMILLE .

Nous devons au lecteur quelques explications sur les


personnages que nous lui avons présentés.
Comme il le sait déjà , Dmitri , Ivan et Alexey Fédoro
vitch étaient les trois fils du pomiestchik Fédor Pavlovitch
Karamazov, dont la fin tragique, survenue il y a treize
ans ' , fit tant de bruit . Pour l'instant, disons seulement de
ce pomiestchik (ainsi qu'on l'appelait, quoique toute sa
vie se passât hors de ses terres) que c'était un homme
étrange. Le type n'en est pourtant pas rare : c'est le
débauché qui à ses mauvais instincts ajoute un esprit
désordonné, incapable de suite, bien qu'il sache très-bien
arranger ses affaires d'intérêt, mais celles-là seulement.
Fédor Pavlovitch avait commencé avec rien. C'était un
tout petit pomiestchik , et il vivait en pique- assiette .
Pourtant, à sa mort, on trouva chez lui plus de cent mille
roubles .

1 Le roman des Frères Karamazov a été écrit en 1880.


Le rouble vaut 2 fr. 50.
64 LES FRÈRES KARAMAZOV

Il avait été marié deux fois . De ses trois fils, l'atné.


Dmitri Fédorovitch , était de la première femme : les deux
autres , Ivan et Alexey, étaient de la seconde . La première
femme de Fédor Pavlovitch appartenait à la plus haute et la
plus riche noblesse , les Mioussov, autres pomiestchiks de
notre district. Comment se peut-il qu'une jeune fille riche,
jolie et intelligente , ait épousé un homme d'un si mince
mérite ? Je ne prendrai pas sur moi de l'expliquer, mais
j'ai connu une jeune fille de l'ancienne génération « roman
tique qui, après plusieurs années d'un amour bizarre
pour un homme qu'elle aurait d'ailleurs pu épouser sans
difficulté, finit par inventer des obstacles insurmontables
à cette union et choisit une nuit d'orage pour se précipiter
du haut d'un rocher dans un fleuve profond et rapide . Je
crois qu'elle était jalouse d'Ophélie. Le fait est authen
tique ; et ce n'est pas le seul de ce genre dont les deux
ou trois dernières générations nous aient rendus témoins.
La folie d'Adélaïda Ivanovna Mioussova était de cet ordre.
Peut-être pensait-elle prouver par là son indépendance
personnelle et féminine, réagir contre les préjugés de sa
caste , contre le despotisme de sa famille , et son imagi
nation , docile à son désir , se convainquit bientôt que
Fédor Pavlovitch, tout pique-assiette notoire qu'il fût,
n'en était pas moins un homme d'une certaine valeur,
hardi , ironique, mordant , quand , à parler vrai , ce n'était
qu'un méchant bouffon . Le plus amusant de l'affaire , c'est
que Fédor Pavlovitch fut obligé d'enlever sa fiancée , ce
qui flatta singulièrement les goûts romanesques d'Adé
laïda Ivanovna.
i Fédor Pavlovitch était prêt à tout , résolu à se pousser
LES FRÈRES KARAMAZOV . 65

dans le monde par " n'importe quels moyens. D'amour, je


crois bien qu'il n'y en avait d'aucun côté , quoique Adé
laïda fût très-belle. C'est d'ailleurs la seule femme qu'il
n'ait pas aimée, car il était d'un tempérament très-ardent
et n'attendait guère d'y être autorisé pour courir après
une jupe .
Adélaïda Ivanovna ne fut pas longtemps à s'apercevoir
qu'elle ne pouvait avoir que du mépris pour son mari. Sa
famille lui avait pardonné son coup de tête et n'avait pas
retenu la dot de la fugitive . Mais il y eut bientôt des
scènes terribles entre les deux époux, et elles ne devaient
pas cesser. On prétendait que Fédor Pavlovitch s'était
emparé des vingt- cinq mille roubles qui composaient la dot
de sa femme . Le fait est qu'il améliora son propre domaine
et entama des négociations pour acquérir une très - belle
maison de ville appartenant à sa femme . Elle la lui aurait
évidemment cédée par lassitude , si ses parents n'y eus.
sent mis bon ordre . On assure que les querelles dégé
nérèrent en voies de fait : mais il paraît que ce n'était
pas Fédor Pavlovitch qui donnait les coups . Enfin Adélaïda
Ivanovna s'enfuit avec un pauvre séminariste en laissant
sur les bras de Fédor Pavlovitch son fils , Dmitri , âgé de
trois ans .
Aussitôt Fédor Pavlovitch installa chez lui un harem. Il
se mit à boire, et quand il n'était pas gris , il faisait une
tournée parmi ses connaissances, se plaignant partout de
sa femme et débitant sur son compte de telles choses que
le fait même de les savoir est une honte pour un mari .
Mais ce singulier personnage semblait prendre sa gloire
dans le rôle de mari trompé. On croirait , Fédor Pavlo
I. 3
66 LES FRÈRES KARAMAZOV .

vitch, que c'est là votre meilleur titre de noblesse , tant la


joie perce sous votre chagrin » , lui disait- on .
Enfin, il retrouva les traces d'Adélaïda Ivanovna. La
malheureuse vivait à Saint- Pétersbourg avec son sémina
riste , en train de s'émanciper complétement. Fédor Pavlo
vitch se disposa à la poursuivre. il ne savait lui - même dans
quel but. Mais avant son départ , il pensa pouvoir s'accorder
quelques jours de la plus crapuleuse débauche sur ces
entrefaites survint la nouvelle de la mort d'Adélaïda Iva
novna. De quoi était -elle morte ? De maladie ? de faim ?
Les uns racontent que Fédor Pavlovitch, quand il apprit
cette nouvelle , courut à travers les rues en criant de joie,
tout heureux d'être délivré . D'autres prétendent qu'il
pleura à chaudes larmes comme un enfant . Les uns et les
autres ont peut-être raison . La plupart des scélérats ont,
comme nous-mêmes, plus de naïveté et de bonté qu'on ne
le pense généralement.

II

On peut s'imaginer quel père et quel éducateur dut être


un pareil homme. Comme il était facile de le prévoir, il
abandonna le fils qu'il avait eu d'Adélaïda Ivanovna : non
qu'il le détestât particulièrement ou qu'il eût quelque
doute sur son authenticité ; sans aucun motif et tout sim
plement, il l'oublia.
Et tandis qu'il importunait tout le monde de ses jéré
LES FRÈRES KARAMAZOV . 67

miades et transformait sa maison en un repaire de débau


ches, ce fut un domestique, le fidèle Grigory, qui prit sous
sa tutelle le petit Mitia. Car , dans les commencements,
l'enfant fut négligé aussi par les parents de sa mère , le
grand-père maternel étant mort, la grand❜mère très-malade
et les tantes mariées . De sorte que, pendant tout un an ,
Mitia vécut dans l'izba de Grigory. Mais un cousin germain
d'Adélaïda Ivanovna , Petre Alexandrovitch Mioussov ,
arriva de Paris . C'était encore un tout jeune homme, très
instruit, formé par un long séjour à l'étranger , un Euro
péen qui devait finir dans la peau d'un libéral . Il était lié
avec les plus illustres libéraux de l'époque, Proudhon,
Bakounine ' . Plus tard , il aimait à raconter les trois grandes
journées de la révolution de février 1848, en laissant
entendre qu'il avait figuré sur les barricades . Il possédait
mille âmes environ . Sa propriété était voisine de notre
célèbre couvent auquel , dès sa jeunesse, Petre Alexan
drovitch avait intenté un procès interminable, son fameux
procès à propos des droits de chasse et de pêche, considé
rant comme un devoir de nuire autant que possible aux
cléricaux . Quand il apprit l'histoire d'Adélaïda Ivanovna,
dont il avait jadis remarqué la beauté, il s'interposa entre
Mitia et son père , malgré tout le dégoût que lui causait
cet individu.
Il déclara tout net à Fédor Pavlovitch qu'il se chargeait
de l'éducation de l'enfant, mena l'affaire vivement et fut
désigné comme curateur, Fédor Pavlovitch étant le tuteur
naturel car il restait à l'enfant, de l'héritage de sa mère ,

Le chef de l'école anarchiste.


6.8 LES FRÈRES KARAMAZOV .

une petite propriété. Mioussov plaça Mitia chez une de ses


tantes de Moscou et retourna à Paris pour un long séjour ,
Mais il finit lui -même, dans tout le bruit de cette fameuse
révolution qu'il ne devait jamais oublier, par négliger
l'orphelin. La tante de Moscou mourut, Mitia échut à une
de ses cousines et changea ainsi de suite trois ou quatre
fois d'asile.
L'adolescence et la jeunesse de Dmitri Fédorovitch
furent très -désordonnées . Il n'acheva pas ses études ,
entra dans une école militaire, fut envoyé au Caucase,
obtint des grades, se battit en duel , fut dégradé pour ce
fait, reconquit ses galons, fit beaucoup la fète et dépensa,
relativement, beaucoup d'argent . Il ne reçut de Fédor
Pavlovitch aucun subside avant sa majorité, et jusqu'alors
vécut de dettes.
Après sa majorité seulement, il fit connaissance avec
son père , étant venu le voir tout exprès pour tirer au clair
certaines questions d'intérêt. Son père lui fit une très
mauvaise impression . Il repartit bientôt avec une certaine
somme et la promesse d'une pension .
Fédor Pavlovitch comprit dès le début que Mitia s'exa
gérait le chiffre de sa fortune, mais que c'était un garçon
léger , violent, un « noceur » , et qu'il ne serait pas diffi
cile de l'amadouer par de petites sommes payées de temps
en temps sans un trop rigoureux contrôle .
Telle fut la vie de Mitia durant quatre années, au bout
desquelles Fédor Pavlovitch lui déclara qu'il lui avait
donné tout ce qui lui revenait, et que le jeune homme
n'avait plus rien à exiger.
Cet événement amena une catastrophe dont le récit fera
LES FRÈRES KARAMAZOV . 69

la substance ou plutôt la fable extérieure de mon premier


roman¹ . Mais avant de le commencer, il me faut dire quel.
ques mots des deux autres fils de Fédor Pavlovitch.

III

Fédor Pavlovitch, s'étant débarrassé de Mitia , se remaria


bientôt. Sa seconde femme, Sofia Ivanovna, vivait dans
un autre gouvernement où Fédor Pavlovitch était venu
pour affaires. Orpheline, fille d'un pauvre diacre , elle
avait été recueillie par la veuve du général Vorokha.
Comme elle avait été maltraitée par la générale , Fédor
Pavlovitch en profita pour se poser en bienfaiteur , et
continua devant elle les orgies auxquelles sa maison était
accoutumée . Sofia Ivanovna souffrait d'une maladie ner
veuse qui parfois lui faisait perdre la raison. Elle eut deux
enfants, Ivan et Alexey, le premier au bout d'un an de
mariage, le second trois ans plus tard . Après sa mort, il en
fut de ses deux fils comme de Mitia ; ils furent abandonnés
aux soins du même Grigory, dont ils partagèrent l'izba.
C'est là que la générale les trouva et les recueillit. Elle
vint trois mois après la mort de Sofia Ivanovna chez Fédor
Pavlovitch, et ne resta qu'une demi-heure, mais fit beau
coup de choses en peu de temps.
C'était le soir. Fédor Pavlovitch , qui ne l'avait pas revue

Les Frères Karamazov comportaient, dans la pensée de


Dostoievsky, une suite de romans. Il n'a eu le temps de finir que
le premier.
E
70 LES FRÈRES KARAMAZOV. 1

depuis son mariage, était ivre quand il rencontra la géné


rale. On raconte que , sans autre explication , elle lui admi
nistra deux grands soufflets , le secoua trois fois par les
cheveux, puis, toujours sans parler, alla directement dans
l'izba de Grigory. Quand elle vit les enfants sales, tristes,
malades , elle souffleta Grigory à son tour, entoura les
enfants de son plaid, les mit dans sa voiture et partit avec
eux. Grigory la salua, la remercia d'avoir pensé aux
orphelins , mais elle lui jeta un dédaigneux « Vaurien ! »
et partit. Fédor Pavlovitch s'applaudit de cet événe
ment. Quant aux soufflets , il fut le premier à en parler à
toutes ses connaissances . 2
La générale mourut peu de temps après. Elle avait
inscrit dans son testament chacun des enfants pour mille
roubles : << Somme qui devra être intégralement consacrée
à leur éducation sous cette seule condition que ce capital
leur suffise jusqu'à leur majorité , car c'est bien assez
pour de tels enfants ; si quelqu'un trouve que ce n'est pas
assez, il n'a qu'à m'imiter, etc. , etc...
Heureusement, le principal héritier de la générale se
trouvait être un honnête homme, le chef de la noblesse
de son gouvernement , Efim Pétrovitch Poliénóv. Voyant
qu'on ne pouvait rien espérer de Fédor Pavlovitch , il se
chargea personnellement des orphelins, et, comme il aima
surtout le cadet, Alexey, il le garda longtemps dans sa
famille, fait dont je prie le lecteur de prendre dès mainte
nant bonne note . C'est à cet Efim Pétrovitch , le plus noble
des hommes , que les deux jeunes gens durent leur éducation
et peut- être leur vie .Il conserva intact jusqu'à leur majo
rité le legs de la générale ; les intérêts doublèrent le capital .

1
LES FRÈRES KARAMAZOV . 71

L'aîné, Ivan, était d'un tempérament morne, renfermé.


Il avait compris, dès sa dixième année , qu'il vivait de
charité et qu'il avait pour père un homme dont le nom
seul était un opprobre. Encore tout enfant, il montra des
dispositions extraordinaires pour les choses de l'esprit. A
treize ans , il entra dans un lycée de Moscou et prit sa
pension chez un maître célèbre, ami de Efim Pétrovitch .
Ni Efim Pétrovitch ni ce maître n'étaient plus de ce
monde quand le jeune homme sortit du lycée et entra à ·
l'Université. Comme Efim Pétrovitch avait mal pris ses
mesures testamentaires, Ivan , durant ses deux premières
années d'université , fut obligé pour vivre de donner des
leçons et d'écrire dans les journaux . Il fut donc cheval
de fiacre , mais ses petits articles, toujours curieusement
écrits, se distinguaient des productions du nombre incalcu
lable de petits jeunes gens des deux sexes qui, du matin au
soir, courent les rédactions sans avoir autre chose à
offrir que des traductions du français ou des demandes de
manuscrits à copier. Il conserva, même durant ses dernières
années d'université, ses relations de journalisme et se
fit dans les cercles littéraires une certaine notoriété , par
de remarquables analyses de différents livres . Mais ce
n'était que dans les derniers temps qu'un hasard lui avait
attiré l'attention du grand public ; voici comment . Il avait
terminé ses études universitaires et se préparait à partir
avec ses deux milleroubles pour l'étranger, quand il publia
dans un grand journal un singulier article qui causa une
émotion d'autant plus vive que le sujet n'était pas familier
à l'auteur : Ivan était naturaliste, et l'article traitait des
Tribunaux ecclésiastiques, question alors de la plus piquante
72 LES FRÈRES KARAMAZOV .
"
actualité. Le principal intérêt était dans le ton et dans l'inat
tendu de la conclusion . La plupart des ecclésiastiques consi
dérèrent Ivan comme leur défenseur, et les athées de leur
Côté l'applaudirent également . Enfin quelques clairvoyants
comprirent qu'il n'y avait là qu'une farce insolente , une
énorme raillerie. Je relate le fait parce qu'il parvint jusqu'à
notre célèbre couvent où , naturellement , on s'intéressait
à la question. Quand on sut le nom de l'auteur , tous les
habitants du district se félicitèrent de l'avoir pour compa
triote. Mais on s'étonna qu'il fût le fils de ce Fédor Pavlo
vitch ! C'est à cette époque , précisément, que l'auteur lui
même arriva parmi nous . Et que diable venait-il faire ?
Car comment comprendre qu'un jeune homme tel que
lui, riche d'avenir, très-correct extérieurement , vînt dans
une maison mal famée comme celle de Fédor Pavlovitch ?
Ajoutez que, jusqu'alors , Fédor Pavlovitch ne s'était jamais
occupé de son fils et ne l'avait jamais aidé d'aucune
manière . Pourtant Ivan élut domicile chez son père et y
passa deux mois dans les meilleurs termes avec lui . Tout
le monde en fut très-étonné , et plus que personne Petre
Alexandrovitch Mioussov, le parent de Fédor Pavlovitch . Il
s'était, en ce temps-là, installé dans notre ville et s'inté
ressait beaucoup au jeune homme... (« Il a de l'ambition ,
disait-il, il n'est pas homme à se laisser manquer jamais
d'argent ; il possède deux mille roubles qui lui permet
traient de voyager à l'étranger que fait- il donc ici ?
Certes, ce n'est pas l'intérêt qui l'y a amené , car il sait
très -bien que son père ne lui donnera pas d'argent . Il
n'aime ni boire ni faire la débauche, et pourtant le vieux
ne peut plus se passer de lui ! L'influence du jeune
LES FRÈRES KARAMAZOV . 73

homme sur son père était en effet évidente. Fédor Pavlo


vitch lui obéissait , et sa conduite devenait même plus con
venable...
Par la suite, on apprit que Ivan était venu en partie
pour régler les différends de son père et de son frère aîné,
DmitriFédorovitch, qu'il avait vu, pendant le même voyage,
pour la première fois, mais avec qui, dès avant cette
époque, il était déjà en correspondance.

IV

Alioscha avait alors vingt ans, quatre ans de moins que


son frère Ivan, huit ans de moins que son frère Dmitri.
Nous le trouvons au monastère dont nous avons parlé . Če
n'était pas un fanatique , ni même un mystique. C'était
seulement un précoce altruiste Il avait choisi la vie monas
tique comme un moyen tout offert pour se libérer du
milieu de vice et d'ignominie où il vivait, pour se dévouer
aux œuvres de lumière et d'amour. Et ce n'était pas le mo
nastère lui-même qui l'avait séduit, mais l'ètre extraordi
naire qu'il y avait rencontré, le starets du couvent, le
père Zossima, à qui il s'attacha de toutes les forces de son
jeune cœur...
Resté sans mère à quatre ans à peine, il n'avait cessé de
penser à elle. Son visage , ses caresses demeuraient comme
vivants > devant lui. Ces sortes de souvenirs peuvent se
74 LES FRÈRES KARAMAZOV .

graver dans l'esprit dès l'âge de deux ans ce sont des


points lumineux que toute l'ombre de la vie ne peut
éteindre ; c'est un coin qui demeure d'un grand tableau
effacé . Un des plus persistants parmi ces souvenirs était
celui -ci : une fenêtre grande ouverte dans une calme soirée
d'été, les rayons obliques d'un soleil couchant, une icone
dans un coin de la chambre , une lampe allumée devant
l'icone et sa mère agenouillée , pleurant comme dans une crise
d'hystérie , pleurant et criant, en serrant jusqu'à lui faire
mal son petit Alioscha contre sa poitrine , en appelant sur
lui les bénédictions de la Madone, en l'offrant sur ses bras
à la Vierge et en la suppliant de le protéger ... Tout à coup
une domestique entre dans la chambre et enlève des bras
de sa mère l'enfant épouvanté . Alioscha voyait encore le
visage enflammé, mais très -beau , de sa mère... Tels étaient
ses souvenirs...Il n'aimait pas à en parler. D'une façon plus
générale , on peut dire qu'il n'aimait pas parler . Non qu'il
fût méfiant, ni timide , ni sauvage, au contraire : mais il
avait une sorte d'inquiétude intérieure, très-spéciale , et
qui lui faisait oublier tout le reste . Très-aimant toutefois ,
il semblait devoir se fier sans prudence à tous ; mais per
sonne ne le prenait pour un naïf. Quelque chose en lui
avertissait les autres qu'il ne les jugeait pas , qu'il ne
croyait pas volontiers le mal, qn'il ne pouvait même
admettre que personne s'arrogeât le droit de juger les
actions d'autrui . Quand le mal lui était démontré , il restait
plutôt attristé qu'étonné, sans jamais s'effrayer de rien,
Arrivé à vingt ans chez son père , dans le plus ignoble lieu
de débauche , lui , l'innocent et le pur, il se contentait de
se retirer silencieusement quand les scènes auxquelles il
LES FRÈRES KARAMAZOV . 75

assistait dépassaient toute mesure, sans marquer aucun


mépris , sans laisser lire sur son visage qu'il condamnait
tout cela. Son père, avec son flair d'ancien pique-assiette,
l'observait, d'abord avec méfiance ; mais dès la deuxième
semaine il se mit à l'aimer sincèrement, profondément ,
comme il n'avait jamais aimé personne ; et, bien que les
larmes qu'il versait en l'embrassant fussent des larmes
"
d'ivrogne, c'étaient des larmes vraies, pourtant.
- D'ailleurs, partout on l'aimait, dans quelque monde qu'il
allât. C'était ainsi depuis son enfance . Dans la maison de
son bienfaiteur Efim Petrovitch Polienov, toute la famille
l'avait pris en affection comme un véritable enfant de la
maison. Or, il était venu là bien jeune , à l'âge où l'on n'a
point l'adresse de se concilier la bienveillance . Mais c'était
un don chez lui. A l'école ce fut de même, bien qu'il parût
être de ces enfants qui provoquent plutôt chez leurs petits
camarades la malice et même la haine que l'amitié . Il fut
leur préféré pendant toutes ses années d'étude . C'est qu'il
ne se faisait pas valoir et que, par conséquent, ses cama
rades ne pensaient jamais qu'ils fussent ses rivaux . Et
ce n'était pas orgueil de sa part, mais cette chose naïve et
excellente il ne comprenait pas son propre mérite . De
plus, il ne gardait jamais le souvenir d'une offense . Une
heure après, il parlait avec tant de sérénité à celui qui
l'avait offensé qu'on n'eût pu croire que rien de désa
gréable se fût passé entre eux. Un seul trait de son carac
tère prêtait à la raillerie, encore à la raillerie la plus douce..
C'était sa pudeur farouche. Il ne pouvait supporter certaine
façon de parler femmes » , laquelle est malheureusement
invétérée parmi les gamins des écoles. Enfants encore et
76 LES FRÈRES KARAMAZOV .

l'âme toute pure , les écoliers disent volontiers des choses


qui répugneraient à de vieux troupiers. Je crois même que
les enfants de notre classe dirigeante » connaissent en ce
genre certains détails inconnus, dis-je, des vieux troupiers
eux-mêmes. Est- ce débauche morale, cynisme réel , inhé
rent à la nature de l'esprit ? Non, tout au plus fanfaron
nade superficielle, où les petits bonshommes trouvent je
ne sais quoi de délicat, de fin : une tradition estimable.
Voyant qu'Alioscha Karamazov , quand on parlait de « cela ,
se bouchait vivement les oreilles , on l'entoura d'abord et
on lui écarta de force les mains des oreilles pour qu'il ne
perdît aucune de ces ordures. Il s'efforça de se dégager et
finit par se coucher par terre, mais sans proférer une
parole, sans un reproche. On finit par le laisser tran
quille , on cessa même de l'appeler fillette » ; on le
prit pour ainsi dire en pitié. Disons en passant qu'il était
toujours un des meilleurs élèves, mais jamais le pre
mier.
Après la mort d'Efim Pétrovitch, Alioscha resta au col
lége deux ans encore. La femme de Polienov, presque
aussitôt après la mort de son mari , se retira en Italie avec
toute sa famille , et Alioscha fut recueilli, sans qu'on lui dit
à quel titre, par deux parents éloignés d'Efim Pétrovitch .
C'était un des traits distinctifs de son caractère qu'il ne se
souciât jamais de savoir de quel argent il vivait » , très
différent en cela de son frère Ivan Fédorovitch qui, durant
ses deux premières années d'université, travailla pour
vivre et dès l'enfance avait souffert à la pensée qu'il
était entretenu par des étrangers . Mais cette particularité
d'Alexey n'aurait pu lui aliéner l'estime de quiconque
LES FRERES KARAMAZOV . 1.1

l'aurait un peu connu : c'était une sorte d'innocent . Eût-il


possédé un capital considérable , il n'aurait pas été long à
s'en défaire au profit du premier charlatan venu . Lui don
nait -on de l'argent de poche (il n'en demandait jamais), il
le gardait sans savoir qu'en faire ou le dépensait à l'instant,
indifféremment . Petre Alexandrovitch Mioussov, un homme
d'une honnêteté bourgeoise et qui connaissait la valeur de
l'argent, disait d'Alexey : « Voilà peut-être le seul homme
au monde qu'on puisse abandonner sur une place publique,
dans une ville d'un million d'âmes où il ne connaîtrait
personne, sans craindre qu'il manquât de rien. Ce serait à
qui lui offrirait le vivre et le couvert, et il pourrait tout
accepter sans humiliation, car c'est lui qui rendrait service
en acceptant. »
Il n'avait plus qu'une année à attendre pour avoir ter
miné ses études scolaires , quand il déclara brusquement à
ses deux protectrices qu'il lui fallait partir sur l'heure et
se rendre chez son père pour affaires . Elles s'efforcèrent
de le retenir, mais il s'obstina dans son dessein. Du moins
elles ne lui permirent pas d'engager, sa montre - cadeau
de la famille de son bienfaiteur ― pour subvenir aux frais
du voyage, et elles lui donnèrent largement tout ce qui
pouvait lui être nécessaire ; mais il leur rendit la moitié
de l'argent en déclarant qu'il tenait à prendre la troisième
classe. Quand son père lui demanda pourquoi il avait inter
rompu ses études, il ne répondit rien et resta songeur. On
apprit bientôt qu'il recherchait la tombe de sa mère. Ce ne
devait pas être l'unique but de son voyage ; mais il est
probable qu'il n'eût pu en expliquer les causes réelles.1:
Il avait obéi à une impulsion instinctive... Fédor Pavlo
78 LES FRÈRES KARAMAZOV .

vitch fut bien empêché de lui indiquer la sépulture de sa


seconde femme , n'étant jamais allé au cimetière. Il ne
savait même plus dans quel cimetière elle avait été enterrée.
Alioscha, plus encore que son frère Ivan , eut sur son
père une influence moralisatrice. On eût dit le réveil, en ce
vieillard, de bons instincts depuis longtemps endormis.
Sais-tu , lui disait -il souvent en le contemplant de bien
près, que tu ressembles beaucoup à la klikouscha ? Il
appelait ainsi sa seconde femme .
La tombe de la « klikouscha fut enfin indiquée à
Alioscha par Grigory, qui le mena au cimetière, et là, dans
un coin écarté, lui montra une plaque en fonte, sans luxe ,
mais convenable , où étaient inscrits le nom et l'âge de la
défunte , ainsi que sa situation sociale et l'année de sa
mort. On avait même ajouté à l'épitaphe un quatrain , de
cette littérature si chère aux gens de la moyenne classe :
Alioscha apprit avec étonnement que c'était l'œuvre de
Grigory .
Alioscha ne témoigna d'aucun excès de sentimentalité
devant la tombe de sa mère . Il écouta patiemment les
explications pompeuses que lui donna Grigory sur la con
struction du caveau et partit, la tête baissée . Il ne retourna
pas une seule fois au cimetière . Cet épisode eut sur Fédor
Pavlovitch un effet très- inattendu . Il prit dans sa caisse
mille roubles et les porta au monastère pour qu'on dit des
prières pour sa femme, non pas la seconde, la mère
d'Alioscha, la klikouscha , mais la première , Adélaïde Iva
novna, celle qui le battait. Le même soir, il se grisa et
accabla d'injures les moines devant Alioscha. La religion ,
comme on dit, ne l'étouffait pas.
LES FRÈRES KARAMAZOV . 79

Peu de temps après , Alioscha déclara à son père qu'il


avait l'intention d'entrer au monastère ; que les moines
l'avaient accepté et qu'il n'attendait plus que l'autorisation
paternelle. Le vieux savait déjà que le starets Zossima avait
produit sur le ( doux garçon une profonde impression .
Ce starets est certainement le plus honnête des
moines, dit-il après avoir écouté silencieusement, sans
marquer aucune surprise, la demande de son fils. Hum ! ...
alors tu veux vivre avec lui , mon doux garçon... (Il
était à moitié gris. Il sourit d'un étrange sourire empreint
de cette finesse particulière des ivrognes. ) Hum ! je pres
sentais que tu finirais ainsi . Savais-tu que je l'avais pres
senti ? Je me doutais bien que tu prendrais ce chemin ! Eh
bien, soit, tu as deux mille roubles ; ce sera ta dot. Quant
à moi, mon ange, je ne t'abandonnerai jamais . Je don
nerai ce qu'il faudra, ce qu'on me demandera . Si l'on ne
veut rien, d'ailleurs, je n'insisterai pas ; je sais que tu ne
dépenses guère plus qu'un petit oiseau , deux grains de
mil par semaine. Hum !... alors tu veux te faire moine?
Crois-moi, Alioscha, je te regrette , je t'aime vraiment...
enfin, c'est bien, tu prieras pour nous autres pécheurs,
car nous avons beaucoup péché . Je me le suis demandé sou
vent : Qui priera pour moi ? Mon doux garçon , tu sais que
je n'entends pas grand'chose aux affaires de l'autre monde,
pourtant j'y pense quelquefois... pas toujours ce n'est
· pas une occupation pour un homme ! Je me dis : Il n'est
pas possible que le diable oublie de m'accrocher avec sa
fourche après ma mort. Eh bien ! mais , cette fourche ,
qu'est-ce que c'est ? En quoi est- elle ? Où la fabrique-t-on ?
Où est la fabrique ? Les moines croient probablement que
80 LES FRÈRES KARAMAZOV .

l'enfer a un plafond ; moi , je suis disposé à croire qu'il y a


un enfer, oui , mais sans plafond. Pas de plafond ! c'est
plus délicat, plus moderne, comme chez les protestants.
Mais avec ou sans plafond , qu'importe ? Seulement, s'il n'y
a pas de plafond , il n'y a pas de fourche, et s'il n'y a pas
de fourche, comment fera le diable pour m'avoir ? Et où
est la justice alors ? Il faudrait les inventer, ces fourches,
pour moi, pour moi seul ; car tu ne peux savoir, Alioscha,
quel homme abominable je suis !...
Mais il n'y a pas de fourche, dit Alioscha sérieuse
ment et doucement.
- Oui, les ombres seulement des fourches, je sais,
comme dans l'enfer de ce poëte français :

J'ai vu l'ombre d'un cocher


Avec l'ombre d'une brosse
Frotter l'ombre d'un carrosse.

Mais qu'en sais-tu , qu'il n'y a pas de fourche ? Tu


chanteras une autre antienne quand tu seras chez les
moines. Eh ! vas-y ! peut-être trouveras- tu chez eux la
vérité. Alors viens me la dire. Le départ pour l'autre
monde me sera plus facile quand je saurai sûrement ce
qui s'y passe... Ce sera d'ailleurs plus convenable pour toi
de vivre avec eux qu'avec un vieil ivrogne entouré de
filles. Tu finirais par te pervertir avec moi . Non pas que je
pense que tu me quittes pour longtemps : tu jetteras ton
premier feu, mais il s'éteindra, et tu viendras me retrouver
ici . Moi, je t'attendrai , car je sais bien que tu es la seule
âme au monde qui ne me condamne pas , mon coux
garçon, je le sens bien, je ne peux pas ne pas le sentir !...
LES FRÈRES KARAMAZOV . 81

Il se mit à pleurer. Il était sentimental : méchant , mais


sentimental.

Le lecteur se représente peut-être Alioscha comme un


être névrosé, maladif, chétif, peu développé . Au contraire ,
c'était, à cette époque , un jeune homme robuste, élancé , les
joues roses, les yeux gris, grands et clairs, tout plein de
santé, très-beau, d'une taille au -dessus de la
• moyenne , les
cheveux châtains avec un visage ovale et régulier . Sans
doute , tout cela n'empêche ni le fanatisme ni le mysticisme.
Mais j'affirme qu'Alioscha avait le tempérament le plus
réaliste. Certes, il croyait aux miracles, mais il était de ces
réalistes chez lesquels la foi n'est pas la conséquence du
miracle , mais le miracle la conséquence de la foi . Si un
réaliste parvient à croire, son réalisme même doit lui faire
admettre le miracle. L'apôtre Thomas déclare qu'il ne croira
pas avant d'avoir vu ; mais quand il voit, il s'écrie : « Mon
Seigneur et mon Dieu ! » Est- ce le miracle qui lui donne
la foi ? Le plus probable est pour la négative . Il a acquis
cette foi parce qu'il la désirait, et peut- être l'avait-il inté
rieurement , même avant de dire : « Je ne croirai que si
je vois... >
Alioscha était de ces jeunes gens de la dernière généra
tion, lesquels, honnêtes par nature, cherchent la vérité , la
demandent , et dès qu'ils l'ont acquise , s'y dévouentjusqu'au
82 LES FRÈRES KARAMAZOV .

sacrifice de la vie, s'il le faut . Malheureusement, ces jeunes


gens ne comprennent pas que le sacrifice de la vie est
souvent le plus facile des sacrifices. Sacrifier cinq ou
six ans de sa vie pour quelque tâche pénible , pour la
science ou même simplement pour décupler ses forces
afin d'être ensuite capable de se mesurer avec la vérité,
voilà, pour la plupart, le sacrifice qui dépasse les forces
humaines . Alioscha avait choisi sa voie comme on fait
une action d'héroïsme . Dès qu'il se fut sérieusement con
vaincu que Dieu existe et que l'âme est immortelle , il se
dit : Je veux vivre pour l'immortalité sans aucun com
promis. S'il s'était convaincu que Dieu n'existe pas et que
l'âme n'est pas immortelle, il aurait, avec la même entière
indépendance , vécu en athée et en socialiste (car le socia
lisme n'est pas seulement un problème économique et la
question du quatrième état ; le socialisme est, dans son
essence, la négation de Dieu, la corporisation de l'athéisme
contemporain, la Tour de Babel qu'on élève sans Dieu ,
non pas pour monter de la terre au ciel, mais pour faire
descendre le ciel sur la terre) . Il semblait impossible à
Alioscha de continuer à vivre comme il avait fait jusqu'a
lors. Il est écrit : « Donne tout ce que tu as et suis- moi
si tu veux atteindre à la perfection . Alioscha pensa :
Au lieu de tout , vais-je me contenter de donner deux
roubles ? Au lieu de le suivre, me contenterai -je d'aller à la
messe ? > Le souvenir de sa mère le conduisant tout enfant
au monastère influa peut- être aussi sur sa décision, et
peut-être aussi les rayons obliques du soleil couchant
devant l'icone à laquelle sa mère l'avait comme dédié ;
et peut-être encore était-il venu dans la maison de son
1 LES FRÈRES KARAMAZOV . 83

père pour voir s'il avait plus de deux roubles à donner.


Mais la rencontre du starets avait coupé court à toutes ses
hésitations.
Quelques mots ici sur le starets Zossima et sur les staretsi¹
en général. Je suis malheureusement sans compétence en
la matière, mais j'en dirai le peu que je sais.
Le starets est un homme qui prend la volonté et l'âme
des autres et en fait son âme propre et sa propre volonté .
On s'abdique entre ses mains ; il prend sur lui toutes les
misères du monde, dans l'espérance d'arriver à se vaincre
soi-même, à se maîtriser, afin d'obtenir, par l'obéissance
jusqu'à la mort, la véritable et totale liberté , l'affranchis
sement de tout désir personnel, pensant échapper ainsi au
malheur de ceux qui passent leur vie à chercher en eux
mêmes leur propre « moi » sans parvenir à le trouver . Le
doyennat comporte un pouvoir illimité. Aussi a -t-il été
longtemps interdit . Pourtant, les staretsi s'acquirent rapi
dement une haute renommée dans le peuple .
Chez le starets de notre monastère accouraient en foule
nobles et paysans, pour lui confier leurs doutes , leurs péchés,
leurs souffrances, et lui demander des conseils .
Notre starets Zossima avait soixante-cinq ans. C'était un
ancien pomiestchik. Dans sa première jeunesse , il avait
été officier dans l'armée du Caucase. On disait qu'à force
d'entendre des confessions il avait acquis une telle luci
dité, une telle pénétration que , du premier regard , il
devinait ce que venait lui demander n'importe qui s'adres
sait à lui. On en était d'abord effrayé, mais personne ne

' Pluriel russe de starets.


84 LES FRÈRES KARAMAZOV.

le quittait sans être consolé. Ses plus chauds partisans le


tenaient pour un saint et affirmaient qu'après sa mort on
obtiendrait certainement des miracles par son interces
sion. C'était particulièrement le sentiment d'Alioscha, qui
avait été témoin des guérisons miraculeuses opérées par
le starets guérisons véritables ou simples améliorations
naturelles ? Alioscha ne se faisait pas cette question.
Alioscha croyait en aveugle à la puissance spirituelle de
son directeur, la gloire du starets faisait la joie d'Alioscha.
Il se réjouissait de voir la foule venir pour contempler
le saint vieillard, pleurer de bonheur à sa vue , s'agenouiller,
baiser la terre qui le portait . Les femmes lui tendaient
leurs enfants... Alioscha ne se demandait pas pourquoi la
foule aimait tant le starets ; il comprenait très-bien que
pour ces âmes simples, fatiguées de travail, de chagrin ,
de leurs propres iniquités et de l'iniquité constante du
monde, il n'y a pas de plus pressant besoin que celui de
la consolation ; et quel bonheur c'est, pour de telles âmes,
que d'avoir un saint à vénérer et de se dire « Nous
pouvons pécher, nous pouvons céder à la tentation : le
mensonge est en nous. mais il y a quelque part un saint
qui sait, qui possède la vérité ! Ainsi grâce à lui , elle se
perpétue dans le monde , elle rayonnera quelque jour
jusqu'à nous et régnera sur toute la terre comme il a été
prophétisé. Et la pensée que, du moins, le starets était
seul à ce point vénérable n'embarrassait pas Alioscha :
« Qu'importe, pensait-il , s'il possède le secret de la régé
nération universelle , la puissance qui finira par établir
le règne de la vérité ? Les hommes alors s'aimeront entre
eux, et il n'y aura ni riches, ni pauvres, ni grands, ni
LES FRERES KARAMAZOV . 85

petits. Il n'y aura que des enfants de Dieu , des sujets du


Christ. >
L'arrivée de ses deux frères impressionna vivement
Alioscha. Il se lia plus vite et plus intimement avec Dmitri
Fédorovitch qu'avec Ivan Fédorovitch. Il avait longtemps
désiré connaître Ivan ; mais , et quoique celui - ci fût dans
la maison depuis deux mois, ils ne s'étaient pas liés.
Dmitri parlait d'Ivan avec une profonde admiration .
C'est par lui qu'Alioscha apprit tous les détails de l'impor
tante affaire qui avait causé l'amitié de ses deux frères .
L'enthousiasme de Dmitri pour Ivan avait , aux yeux
d'Alioscha, ceci de caractéristique que Dmitri était un
ignorant auprès d'Ivan : et en effet ils faisaient tous deux
un si évident contraste qu'on n'eût pu trouver deux .
hommes plus différents.
C'est à cette époque qu'avait eu lieu la réunion de toute
cette famille hétérogène dans la cellule du starets Zossima.
!

NY

LIVRE III

LES SENSUELS.

La maison de Fédor Pavlovitch Karamazov était située à


l'extrémité de la ville , mais pas tout à fait dans la ban
lieue ; une maison d'un étage, avec un pavillon , peinte en
gris, le toit en fonte rougie . C'était spacieux et confortable.
Il y avait un grand nombre de cabinets noirs et d'esca
liers dérobés. Les rats y pullulaient en liberté ; Fédor Pay
lovitch ne les détestait pas : « On s'ennuie moins , le soir,
quand on est seul... Et il envoyait, tous les soirs , ses
domestiques dans le pavillon et s'enfermait seul pour
la nuit. Le pavillon , situé dans la cour, était grand et bien
bâti . Fédor Pavlovitch y avait installé une cuisine, quoi
qu'il en eût une autre dans la maison ; il n'aimait pas
l'odeur de la cuisine . La maison aurait pu loger cinq
fois plus de monde qu'elle n'en contenait. Fédor Pav
lovitch y habitait avec Ivan Fédorovitch . Le pavillon ren
fermait les chambres de trois domestiques : le vieux Gri
gory , sa femme Martha et le valet Smerdiakov, encore
un tout jeune homme.
LES FRERES KARAMAZOV . 87

Nous connaissons déjà Grigory : un homme têtu , hon


nête, incorruptible, qui allait droit à son but, quel qu'il
fût, dès qu'il lui apparaissait comme un devoir . Sa femme ,
Martha Ignatievna , avait passé sa vie à se soumettre
aux volontés de son mari . Lors toutefois de l'affran
chissement des serfs , elle l'avait longtemps tourmenté
pour qu'il quittât Fédor Pavlovitch et vînt avec elle à
Moscou fonder un établissement quelconque avec leurs
économies . Mais Grigory décida en son for intérieur que
sa baba divaguait, « car toute baba est naturellement
malhonnête » , et qu'il ne devait pas quitter son maître
malgré tous ses défauts, « que son devoir était là » .
-Comprends-tu ce que c'est que le devoir ? demanda-t-il
à sa femme .
- Oui , Grigory Vassilievitch, mais quel devoir peut nous
obliger à rester ici ? Voilà ce que je ne comprends pas,
répondit Martha d'un ton ferme.
- Que tu comprennes ou non , c'est ainsi ; tais-toi .
Ils ne partirent pas, et Fédor Pavlovitch leur alloua des
gages mensuels assez médiocres , mais régulièrement payés.
D'ailleurs, Grigory se savait une certaine influence sur
son barine souvent , il l'avait défendu matériellement
dans certaines rencontres ; Fédor Pavlovitch s'en souve
nait et appréciait fort ce genre de service . Il avait , par
fois, des transes intimes, des terreurs qui , disait-il lui
même, le prenaient à la gorge , et il lui était doux de sentir
auprès de lui un homme dévoué, de mœurs rigoureuse
ment pures, un compagnon et un défenseur, tout inférieur
que Grigory lui fût intellectuellement ; un homme enfin
qui, sans jamais lui rien reprocher, fût en tout temps dis
88 LES FRÈRES KARAMAZOV .

' posé à lui venir en aide... Contre qui ? il ne savait : contre


une puissance inconnue et redoutable . Il lui arrivait d'aller
réveiller Grigory dans la nuit, et de le prier de venir passer
avec lui quelques instants, durant lesquels il lui parlait de
choses insignifiantes ; mais il avait besoin de le sentir là.
Puis il le laissait partir, et s'endormait du sommeil dujuste.
Grigory était un mystique ; un événement extraordinaire
avait laissé dans son âme, selon ses propres expressions,
une empreinte indélébile . Une nuit , Martha Ignatievna
avait été réveillée par des plaintes d'enfant nouveau- né .
Très-effrayée, elle appelle son mari . Grigory écoute : « Ce
sont plutôt des gémissements de femme » , dit-il . Il se lève,
s'habille . C'était par une chaude nuit de mai . Il descend
sur le perron, et remarque que les gémissements viennent
du jardin . Le jardin était fermé du côté de la cour et
défendu par une forte barrière . Grigory rentre dans la
maison, allume une lanterne, prend la clef de la barrière
et, sans s'occuper de la terreur de Martha, descend dans le
jardin. Là , il constate que les gémissements viennent de
la salle des bains , • située dans le jardin à peu de distance
de la porte, et que ce sont en effet des gémissements de
femme. En ouvrant la porte de la salle des bains, il reste
cloué de stupeur devant le spectacle qui s'offre à lui : par
terre était étendue Lizaveta Smerdiactchaïa , une idiote
connue de toute la ville ; un nouveau- né gisait auprès
d'elle ; elle agonisait. Aucun mot articulé ne sortait de ses i
lèvres : elle était idiote et muette.
LES FRERES KARAMAZOV . 89

II

Une circonstance particulière confirma certains soupçons


horribles que Grigory avait conçus dès longtemps . Cette
Lizaveta Smerdiactchaïa était une fille de petite taille , haute
en couleur, avec une physionomie de parfaite idiote . Le
regard avait *une fixité désagréable , quoique mêlée de rési
gnation . Elle marchait sans jamais s'arrêter, vêtue seule.
ment d'une chemise de chanvre. Son épaisse chevelure
noire frisait comme une toison de mouton et lui faisait une
sorte d'immense chapeau , tout sale de boue , de feuilles,
de paille , de morceaux de bois , car elle dormait toujours
par terre , quelque part dans un fossé. Son père était un
mechtchanine errant, ruiné, malade, alcoolique , et qui
vivait depuis bien des années d'un métier analogue à celui
d'homme de peine . Tout enfant, elle n'avait déjà plus de
mère... Son père la battait sans pitié quand elle venait
chez lui , ce qu'elle risquait rarement ; vivant plutôt aux
frais de gens charitables qui lui faisaient l'aumône , à la
pauvre innocente , pour plaire à Dieu . On avait essayé plu
sieurs fois de l'astreindre à porter un costume plus conve
nable que son unique chemise ; au commencement de chaque
hiver, on lui donnait une touloupe et des bottes . Elle se
laissait vêtir sans mot dire , puis, à la porte de la pro
chaine église, déposait bottes et touloupe et reprenait sa
90 LES FRÈRES KARAMAZOV .

course éternelle en grelottant sous sa chemise . Un gou


verneur, depuis peu arrivé dans la ville, fut choqué « dans
ses meilleurs sentiments » de voir la pauvre créature si
indécemment mise ; on lui expliqua que c'était une inno
cente, mais il répliqua que cette innocente troublait l'ordre
et prescrivit qu'on prît des mesures pour lui faire adopter
un plus correct genre de vie. Mais il partit, et rien ne fut
changé dans la vie de Lizaveta . A la mort de son père ,
elle excita chez les pieux habitants un redoublement de
commisération. Les gamins mêmes la respectaient . Toutes
les portes lui étaient ouvertes. Quand on lui donnait
quelque monnaie, elle ne manquait pas d'aller la mettre
dans quelque tronc d'église ou de prison . Au marché ,
quand on lui offrait un petit pain , elle l'acceptait et se
hâtait de le donner à un enfant ou même à un barinia ,
riche ou pauvre, qui l'acceptait avec joie. Elle ne mangeait
que du pain noir et ne buvait que de l'eau . Elle passait
de préférence ses nuits sur le parvis des églises ou dans
quelque potager. Une nuit de septembre , douce et claire,
il y a longtemps de cela, pendant la pleine lune, assez tard
dans la nuit, une bande de cinq ou six barines qui avaient
bien soupé revenaient du club . La rue qu'ils suivaient était
bordée de potagers et aboutissait à un petit pont jeté
sur une grande mare nauséabonde qu'on était convenu
d'appeler la rivière. Contre une haie , couchée dans les
orties, ils aperçurent Lizaveta endormie. Les barines, un
peu gris, s'arrêtèrent et se mirent à rire et à faire des
plaisanteries obscènes. L'un d'eux demanda s'il était pos
sible de prendre cet animal pour une femme. Tous se
récrièrent. Mais Fédor Pavlovitch, qui faisait partie de la
LES FRÈRES KARAMAZOV . 91

bande, déclara au contraire que non-seulement on pouvait


très-bien prendre Lizaveta pour une femme, mais encore
que l'aventure lui semblait fort piquante . A cette époque,
Fédor Pavlovitch portait un crêpe à son chapeau , étant
en deuil de sa première femme, et l'on ne pouvait le voir
sans dégoût se commettre dans de telles débauches, alors
que sa situation même lui prescrivait une vie irréprochable.
Sa sortie excita l'hilarité générale . On s'éloigna en ricanant .
Plus tard, il jura qu'il s'était éloigné avec les autres.
Personne ne sut jamais la vérité ! Mais cinq mois plus tard,
la ville s'indigna de voir Lizaveta enceinte, et l'on rechercha
qui avait pu outrager la pauvre fille .
C'est alors qu'une rumeur terrible commença à circuler,
laquelle accusait Fédor Pavlovitch. D'où venait ce bruit?
Des barines qui composaient la bande , un seul restait, vieil
et respectable fonctionnaire d'État , chargé de famille, et
qui ne se serait certes pas mêlé d'une telle affaire . Grigory
défendit énergiquement la réputation de son barine et
même se querella très-fort à ce sujet. Elle seule est
coupable , disait- il . Et il désignait comme son complice
Karp, un forçat évadé, surnommé Karp-à-l'hélice , et qu'on
soupçonnait de se cacher dans la ville . D'ailleurs, toutes
ces rumeurs ne nuisirent nullement à l'idiote. Une mar
chande, une assez riche veuve, la recueillit chez elle pour
lui éviter toutes privations jusqu'à son accouchement. On
la surveillait sans relâche. Un soir pourtant , presque au
moment de sa délivrance, Lizaveta se sauva de chez sa
protectrice et vint dans le jardin de Fédor Pavlovitch.
Comment, dans son état, avait -elle pu escalader une si
haute barrière ? Cela resta une énigme. Les uns disaient

1
92 LES FRÈRES KARAMAZOV .

qu'on l'avait portée ; les autres, qu'elle n'avait pu faire une


telle chose qu'aidée de forces surnaturelles .
Grigory courut à toutes jambes chercher sa femme et
l'envoya à Lizaveta. Lui - même alla querir une vieille sage
femme qui habitait à peu de distance. On sauva l'enfant,
mais Lizaveta mourut vers l'aube. Grigory prit le nouveau
né, l'emporta dans le pavillon et le mit sur les genoux de
sa femme :
< Les orphelins sont les enfants de Dieu . Celui- ci est né
du diable et d'une sainte . Élève- le ! »
Voilà comment Martha Ignatievna fut chargée d'un
enfant. On le baptisa du nom de Pavel, auquel tout le
monde ajouta celui de Fédorovitch ' . Fédor Pavlovitch n'y
contredit pas, trouvant même la chose très-amusante, •tout
en continuant de nier cette paternité. On l'approuva d'avoir
recueilli l'enfant . Plus tard , il lui donna le nom de Smer
diakov , du nom de sa mère Smerdiatchaïa. Il servait Fédor
Pavlovitch comme domestique et vivait dans le pavillon
entre le vieux Grigory et la vieille Martha. Il avait les
fonctions de cuisinier.

III

Après la sortie de son père, Alioscha resta quelques


instants abasourdi. Quitter tout de suite le monastère ! Il

¹ En Russie, on ajoute toujours au nom de baptême de l'enfant


le nom de baptême paternel, augmenté de la désinence ovitch.
LES FRÈRES KARAMAZOV . 93

se rendit dans la cuisine du supérieur pour apprendre ce


qu'avait fait Fédor Pavlovitch, et, tout en marchant, il
s'efforçait de résoudre un problème qui s'imposait à lui.
Il ne pensait pas que l'ordre de son père fût définitif;
il était convaincu que Fédor Pavlovitch ne voudrait pas lui
causer une telle peine . Et qui eût pu vouloir lui nuire ?
Mais il avait des craintes qu'il ne pouvait se définir à lui
même au sujet de cette jeune fille, de cette Katherina Iva
novna qui insistait tant pour le voir chez elle . Ce n'était
pas ce qu'elle lui dirait qui l'inquiétait c'était ce qu'il
aurait à lui répondre . Et ce n'était pas la femme qu'il
craignait il avait été élevé par des femmes et les con
naissait bien. Il craignait cette femme-là, précisément
celle-là, Katherina Ivanovna, et il l'avait crainte dès le
premier regard. Or , tout au plus l'avait-il vue deux ou
trois fois ; il se la rappelait comme une belle, orgueilleuse
et dominatrice jeune fille , et il s'effrayait, en y songeant,
de ce qu'il trouvait d'inexplicable dans la peur même
qu'elle lui inspirait. Il savait que Katherina n'avait que
de nobles mobiles d'action, qu'elle s'efforçait de sauver
Dmitri, coupable envers elle , et qu'elle n'agissait que par
générosité pourtant, malgré toute l'admiration qu'il lui
avait vouée , il ne pouvait se défendre d'un frisson mysté
rieux chaque fois qu'il s'approchait de la maison où vivait
la jeune fille .
Il calcula qu'en cet instant Ivan Fédorovitch , retenu par
son père, n'était pas chez elle. Quant à Dmitri, il ne pou
vait pas davantage être chez Katherina. Alioscha pourrait
donc lui parler tête à tête : mais avant de la voir , il dési
rait parler à Dmitri . Où le prendre? Il fit le signe de la
94 LES FRÈRES KARAMAZOV .

croix en souriant d'un sourire < intraduisible, et sedirigea


avec fermeté vers la terrible personne .
Il longea, pour faire court, les jardins coupés de ruelles .
Il remarqua un potager commandé par une petite maison
d'un étage, avec quatre fenêtres. A la hauteur du potager ,
il releva la tête et resta stupéfait de l'autre côté de la
haie , dans le potager, se tenait debout, sur un petit mon
ticule, son frère Dmitri qui l'appelait en gesticulant, sans
parler, craignant évidemment d'être entendu . Alioscha
courut à lui :
- Heureusement tu m'as vu, j'aurais été obligé de crier ,
murmura Dmitri à voix basse. Saute par - dessus la haie ,
vivement... Comme cela tombe bien ! je pensais à toi.
Et Mitia, de sa main d'Hercule, souleva par le coude
Alioscha et l'aida à sauter.
- Maintenant, allons ! reprit-il , transporté de joie.
Où donc ? murmura Alioscha , regardant autour de
lui dans ce jardinet désert. Il n'y a personne ici ! Pourquoi
parlons-nous à voix basse ?
- Pourquoi ? Ah ! diable ! s'écria tout à coup Dmitri à
pleine voix ; et en 罐 effet, pourquoi parler à voix basse ?...
Mais, vois-tu, j'épie , je suis à l'affût d'un secret, et c'est
parce que c'est un secret que je parle de façon à n'être pas
entendu , comme un sot, puisqu'il n'y a pas d'intérêt à
cela. Allons, viens et tais-toi. Laisse-moi d'abord t'em
brasser.
Gloire à l'Éternel dans le ciel !
Gloire à l'Éternel en moi !

Ils parvinrent à une vérandah de vieille date ; sur une


table branlante, enfoncée en terre et badigeonnée de vert,
LES FRÈRES KARAMAZOV . 95

Alioscha remarqua une demi-bouteille de cognac et un


petit verre .
C'est du cognac ! s'écria Mitia en riant à gorge dé
ployée . Tu vas dire : Il continue à boire ! Ne te forge pas
de telles illusions.

N'accueille pas les vaines pensées d'une foule éprise de mensonge.


Laisse là tes soupçons ...

Je ne bois pas, je sirote , comme dit ce cochon de Ra


kitine, ton ami . Assieds-toi. Je voudrais , Alioscha, te serrer
dans mes bras à t'écraser, car, véritablement, vé-ri-ta- ble
ment, crois-moi ! je n'aime que toi au monde.
Il prononça ces mots avec exaltation .
- Que toi, et encore une salope dont je me suis amou

raché pour ma perte . S'amouracher, ce n'est pas aimer.


On peut s'amouracher et haïr, rappelle - toi cela. Mainte
nant parlons sérieusement. Assieds-toi à table , près de
moi, que je te voie . J'ai à te parler . Toi, ne dis rien. C'est
moi qui parlerai , car l'heure de parler a sonné... Mais
tout bas, il faut que je te parle tout bas ; car il y a peut
être ici des oreilles que je ne vois pas. Pourquoi dési
rais-je te voir tout à l'heure et tous ces jours derniers ?
C'est que tu m'es nécessaire ... c'est que je veux tout te
dire, à toi seul ... C'est que, demain, commencera pour
moi une vie nouvelle ! As-tu jamais eu, en rêve , la sen
sation de tomber du haut d'une montagne ? Eh bien, je
tombe , moi , et réellement. Oh ! je n'ai pas peur, et
toi non plus ; il ne faut pas avoir peur ... c'est-à - dire ,
oui , j'ai peur, mais cette peur m'est douce... c'est-à -dire,
pas douce, mais c'est de l'ivresse ... Et puis au diable !
Qu'importe ! Ame forte , âme faible , âme de femme, qu'im
96 LES FRÈRES KARAMAZOV .

porte ? Loucns la nature ! Vois quel beau soleil, quel ciel


pur, quels arbres verts ! Nous sommes en plein été ! Il est
quatre heures de l'après-midi . Il fait calme ... Où allais-tu ?
- J'allais chez mon père, et je voulais entrer en passant
chez Katherina Ivanovna.
- Chez elle et chez le père ! quelle coïncidence ! Car

pourquoi donc t'ai-je appelé ? Pourquoi te désirais-je, -et


de toutes les fibres de mon être ? Précisément pour t'envoyer
chez le père, puis chez elle , afin d'en finir avec elle et
avec le père ! Envoyer un ange ! J'aurais pu envoyer n'im
porte qui, mais il me fallait un ange . Et voilà que tu y
allais de toi-même !
― Comment? tu voulais m'envoyer ... dit Alioscha avec
une physionomie attristée. Et pourquoi ?
- Attends, tu sais pourquoi , je vois que tu as tout

compris ; mais tais-toi . Ne me plains pas, ne pleure pas .


Dmitri se leva, songeur.
- Elle t'a sans doute appelé elle- même ? reprit-il . Elle

t'a écrit ! elle t'a écrit ! car autrement tu n'aurais pas osé !...
Voici sa lettre .
Mitia la parcourut vivement .
Et tu prenais par le plus court . O dieux ! je vous
remercie de l'avoir dirigé de ce côté, de l'avoir fait tomber
chez moi comme le petit poisson d'or dans le filet du
pauvre pêcheur , comme on dit dans le conte ' . Écoute,
Alioscha, écoute , mon frère. Je vais tout te dire….. Il faut
enfin que je me confesse ! Je me suis déjà confessé à un
ange du ciel ; maintenant, je vais me confesser à un ange

1 Conte de Pouchkine, le Pécheur et le petit poisson.


LES FRÈRES KARAMAZOV . 97

de la terre. Car tu es un ange. Tu m'entendras et tu me


pardonneras. J'ai besoin d'ètre absous par un être plus
pur que moi . Écoute donc. Suppose que deux êtres se
dégagent des choses terrestres et s'élèvent dans une
atmosphère supérieure... Sinon tous deux , au moins l'un
d'eux . Suppose encore que celui-ci , avant de disparaître ,
vienne à l'autre et lui dise : « Fais pour moi ceci ou cela... ›
des choses qu'on ne peut exiger de personne, qu'on ne
demande que sur le lit de mort : se pourrait-il que celui
qui reste refusât d'obéir, si c'est un ami, un frère?
- J'obéirai . Mais qu'est- ce ? Parle vite .

Vite !... Hum !... Ne te dépêche pas tant, Alioscha, et


ne t'inquiète pas ; c'est inutile . Hé ! Alioscha, quel dom
mage que tu ne t'exaltes jamais ! ... D'ailleurs, pourquoi
faire ? Que dis-je donc là !

Homme, sois noble!

De qui est ce vers?


Alioscha attendait sans répondre . Mitia resta longtemps
silencieux, le front dans la main .
― Lioscha ! toi seul m'écouteras sans rire . Je vou

drais commencer... ma confession... par un hymne de


joie à la Schiller, An die freude ' ! Mais je ne sais pas l'alle
mand. Ne va pas croire que je bavarde dans l'exaltation de
l'ivresse. Il faut deux bouteilles de cognac pour me griser , et
je n'en ai pas bu un grand verre . Vrai , je ne suis pas Fort.
avec un grand F³, mais je suis fort avec un petit ƒ.

¹ A la joie !
2 Il y a dans le texte un calembour intraduisible.
T.
98 LES FRÈRES KARAMAZOV .

Passe-moi ce calembour. D'ailleurs , il faut me passer tout


aujourd'hui, car tout ce que je dis , va , c'est que je dois
le dire . Je vais droit au but... Attends, comment est-ce
donc ?
Il leva la tête, réfléchit, puis commença avec enthou
siasme :

Timide, nu, sauvage, se cachait


Un Troglodyte dans les grottes des montagnes .
Nomade, il errait dans les champs
Et les dévastait.
Il chassait avec sa lance et ses flèches.
Terrible, il parcourait les forêts...
Malheur à ceux que les vagues rejetaient
Sur ces bords escarpés !

Des hauteurs olympiennes


Descend une mère, - Cérès, qui cherche
Proserpine qu'on vient de lui ravir :
Le monde gît devant elle dans toute son horreur.
Pas de retraite , nul hôte.
La déesse ne sait où aller.
Ici le culte des dieux
Est inconnu, point de temple.

Les fruits des champs, les grappes savoureuses


Ne décorent aucun festin ;
Seuls fument des restes de cadavres
Sur des autels ensanglantés .
Et partout où l'œil triste
De Cérès regarde ,
Dans son humiliation profonde,
L'homme s'offre partout aux regards de la déesse.

Des sanglots sortirent de la poitrine de Mitia , il saisit la


main d'Alioscha.
― Ami ! ... ami ! oui , dans l'humiliation, dans l'humilia
tion, maintenant encore ! L'homme souffre beaucoup sur la
LES FRÈRES KARAMAZOV . 91

terre, ah! beaucoup ! Ne crois pas que je sois seulement


l'homme de plaisirs futile que tout officier se croit obligé
d'être. Je ne pense presque, mon frère , qu'à cette humilia
tion de la condition humaine... Je ne mens pas, et l'humilié
par excellence, c'est moi-même !

Pour que de son humiliation , par la force de son âme,


L'homme puisse se relever,
Il faut qu'avec l'antique mère, la Terre,
Il fasse un éternel traité d'alliance.

Mais comment ferai -je ce traité d'alliance avec la terre?


Faut-il que je me fasse moujik ou berger ? Dans mes
heures de plus abjecte dégradation , j'ai toujours aimé à
relire ces vers où Cérès contemple l'humiliation de notre
espèce. Mais jamais ils ne purent me relever de ma
propre humiliation, parce que je suis un Karamazov ...
N'est-ce pas toujours la tête en bas qu'on se précipite ? Et
en cela même, je perçois une beauté. Maudit, bas, avili,
soit ! Et diable incarné peut - être ! Pourtant, Seigneur, je
n'en suis pas moins ton fils, et je t'aime !... Mais assez ! Je
pleure... Laisse-moi pleurer . Vois-tu , nous sommes tous
des sensuels , nous autres Karamazov. La bête sommeille en
toi-même, frère, tout ange que tu sois . Terrible mystère!
Dieu n'a fait que des mystères... Les contradictions se
multiplient dans son œuvre . Je ne suis qu'un ignorant;
pourtant , je sais cela, j'y ai beaucoup pensé... La beauté,
par exemple ! Souvent un homme de grand cœur et de grande
intelligence a la Madone pour premier idéal, et pour der
nier Sodome. Mais le plus affreux, c'est d'avoir commencé
par Sodome , en portant dans son cœur l'idéale Madone.
100 LES FRÈRES KARAMAZOV .

Oui, oui, l'homme est trop large dans ses conceptions ; je


voudrais le restreindre . Le diable lui-même n'y comprend
rien. Il y a de la beauté jusque dans la honte ; il n'y a
même de beauté pour la plupart que là , dans l'idéal de
Sodome savais-tu cela? C'est le duel du diable et de Dieu,
et le champ de bataille, c'est toi , c'est moi ! ... Mais , au
fait ! Écoute , maintenant ... Je faisais donc la noce . Mon
père disait tout à l'heure que j'ai acheté pour des milliers
de roubles la virginité des filles. Imagination de cochon !
C'est faux ! Cela ne m'a rien coûté. L'argent est superflu
en ces sortes d'affaires. Ce n'est qu'un décor . Aujourd'hui ,
la grande dame ; demain , la fille des rues , et je plais à
toutes deux ; et si je veux , je jette l'argent par les fenêtres ,
j'organise des fêtes, j'ai les tziganes, et je donne aussi de
l'argent, s'il le faut, car, tout de même , elles ne le
détestent pas ; elles disent : Merci ! Les petites dames
m'aimaient assez, pas toutes, mais un grand nombre. Ah !
si tu me ressemblais, tu me comprendrais. J'aimais la
débauche pour cela même qu'elle a de plus crapuleux .
J'aimais la cruauté... Quel être vil suis-je donc ? Une
punaise ? Non, un Karamazov ! Un jour, dans un pique
nique où presque toute la jeunesse de la ville était allée
en sept troïkas¹ , par un temps sombre, l'hiver , j'obtins de
ma voisine (une pauvre fille de fonctionnaire, charmante ,
timide) certaines faveurs... Oui , elle me permit beaucoup de
libertés, dans l'ombre. Elle pensait, la pauvre , que je
viendrais, le lendemain , lui demander sa main. Et cinq
mois durant, je restai sans lui dire un demi-mot. Je la

' Troika, attelage de trois chevaux.


LES FRÈRES KARAMAZOV . 101

voyais souvent dans un coin de salon , pendant qu'on dan


sait, me suivre du regard ; et quel feu dans ses yeux ! Ce
jeu m'amusait . Cinq mois après elle épousa un fonction
naire et partit , furieuse contre moi et peut-être m'aimant
encore. Ils vivent heureux , maintenant. Remarque bien
que je n'ai rien dit de tout cela à personne . Je n'ai pas
abusé de sa confiance . J'ai de vils instincts, j'aime la hontet
mais je ne suis pas malhonnête... Tu rougis, tes yeuxjettent
des éclairs... Assez de boue comme cela, n'est- ce pas ? Pour
tant, ce ne sont là que fleurs et guirlandes à la Paul de
Kock. J'ai, frère , tout un album de souvenirs. Que Dieu la
garde, la pauvre ! Je ne me suis jamais vanté des priviléges
qu'elle m'a laissé prendre.... Mais assez ! Ne t'ai -je appelé
que pour remuer devant toi ces sales souvenirs ? Non. Je
vais te conter quelque chose de plus curieux . Laisse-moi
tout te dire et ne rougis pas , il me plaît ainsi .
- Ce n'est pas de tes paroles ni même de tes actions

que je rougis. Je rougis, parce que je suis moi- même ce


que tu es.
-Toi? tu exagères !
- Non, je n'exagère pas , dit Alioscha très-animé
. Nous
sommes engagés dans le même escalier j'en suis au pre
mier degré, tu es plus loin, quelque part sur le treizième
Mais cela se vaut :.une fois le pied sur le premier degré,
il faut les parcourir tous.
- Il ne faut donc pas mettre le pied sur le premier
degré .
-Certes, si c'est possible.
- Eh bien, le pourras-tu?
- Je ne crois pas.
102 LES FRÈRES KARAMAZOV .

- Tais-toi, Alioscha , tais- toi , mon cher, et laisse- moi


baiser ta main. Ah ! cette gredine de Grouschegnka , elle
connaît les hommes ! Elle me disait un jour qu'elle te man
gerait comme les autres... Bien ! bien ! je me tais... Reve
nons à ma tragédie. Le vieux a menti quant à mes séduc
tions prétendues ; mais , en réalité, cela m'arriva, une fois
seulement, encore cela n'alla - t - il pas jusqu'à l'accomplis
sement. Je n'ai jamais confié cela à personne ; tu le sauras
le premier, - après Ivan, toutefois : Ivan sait tout , il y a
longtemps de cela, mais Ivan , c'est un tombeau.
―― Comment? Ivan, c'est un tombeau?
-- Oui.
Alioscha redoubla d'attention .
- Tu sais que j'étais sous-lieutenant dans un bataillon
de ligne. J'y étais surveillé comme pourrait l'être un dé
porté. Mais on m'accueillait extraordinairement bien dans
la petite ville . Je semais l'argent partout. On me croyait
riche ; d'ailleurs, je croyais l'être . Je devais aussi plaire
pour d'autres motifs . On hochait la tête , quand on me
voyait, à cause de mes fredaines ; mais je t'assure qu'on
m'aimait . Le lieutenant- colonel, un vieillard, me prit tout
à coup en grippe. Toute la ville se mit de mon côté , et il
ne put rien contre moi . C'est pourtant moi qui avais tort :
par sotte fierté , je ne voulais pas lui rendre les respects
qui lui étaient dus ! Le vieil entêté, bon garçon au fond ,
avait été marié deux fois . Il était veuf. Sa première femme,
d'extraction vulgaire, lui avait laissé une fille simple comme
elle. Vingt-quatre ans. Elle vivait entre son père et sa
tante. L'esprit vif, des allures dégourdies ; je n'ai jamais
rencontré plus charmant caractère de femme. Elle s'appe
1
1.

LES FRÈRES KARAMAZOV. 103

lait Agafia, imagine-toi ! Agafia Ivanovna. Assez jolie , Russe


pur sang, grande , bien faite , de beaux yeux avec une
expression assez commune. Elle ne voulait pas se marier,
quoique deux jeunes gens eussent recherché son alliance .
Elle était toujours gaie . Nous devinmes amis ... J'ai eu
plus d'une amitié de femme... Nous bavardions, je lui
disais des choses inouïes, d'un scabreux ! Elle riait . Beau
coup de femmes aiment ces libertés de langage . Cela
m'amusait particulièrement avec celle-ci, une jeune fille !
Elle avait un joli talent de modiste, dont elle se servait
par complaisance pour ses amies , n'acceptant que des
cadeaux. Quant au colonel , celui-là affectait de ne rien
accepter en aucune circonstance , c'était une des auto
rités de l'endroit. Il vivait largement. Toute la ville était
reçue chez lui il donnait des bals et des soupers . Lors
de mon entrée au bataillon , il n'était bruit dans toute
la ville que de l'arrivée prochaine de la seconde fille
du colonel . Elle passait pour une beauté parfaite . Elle
venait d'achever ses études dans une pension aristocra
tique de la capitale. C'est Katherina Ivanovna. Elle est
fille de la seconde femme du colonel , laquelle était d'ori
gine noble. Les plus grandes dames du lieu, deux femmes
de général, une femme de colonel, toutes enfin lui firent
fète, on l'invitait partout ; elle était la reine de tous les
bals, de tous les soupers . Un soir, chez le commandant de
la batterie, Katherina Ivanovna me toisa du regard . Je ne
m'approchai pas d'elle , je dédaignai de lui être présenté.
Puis, longtemps après, dans la soirée, je lui dis quelques
mots. Elle me regarda à peine , avec mépris. « Allons,
pensai-je , je me vengerai . » Je sentais bien que Kategnka
104 LES FRERES KARAMAZOV.

n'était pas une pensionnaire innocente, qu'elle avait du


caractère , de l'orgueil et une vertu solide , surtout beau
coup d'intelligence et d'instruction , tandis que je n'avais
ni l'une ni l'autre. Penses-tu que je prétendais à sa main ?
Point. Je voulais seulement la punir de n'avoir pas com
pris quel homme je suis, et je continuai ma vie de casse
tout . Mon colonel me mit aux arrêts pour trois jours . A ce
moment, je reçus du père six mille roubles contre une renon
ciation formelle à tous mes droits sur la fortune de ma
mère . Je n'étais au courant de rien. Jusqu'à ces derniers
temps , jusqu'à cejour même, je n'ai rien compris à tous nos
comptes entre mon père et moi . Mais au diable cela ! nous
y reviendrons. Donc, possesseur de ces six mille roubles ,
j'appris par la lettre d'un ami que notre colonel était en
disgrâce, qu'on le soupçonnait de malversations . En effet,
le général vint lui faire des remontrances . Bientôt après,
on le contraignit de donner sa démission . Là-dessus, je ren
contrai un jour Agafia Ivanovna (nous étions toujours amis) ,
etje lui dis : << Votre père aun déficit de quatre mille cinq cents
roubles . conecto Comment ? lors du récent passage du général la
caisse était au complet ! -Oui , lors du passage du général ,
mais maintenant ? -Ne m'effrayez pas , je vous en prie. Où
avez-vous appris cela ? — Rassurez-vous , dis-je, je ne le
dirai à personne ; en tout cas, si par hasard on demande à
votre père les quatre mille cinq cents roubles et s'il ne les a pas,
au lieu de le faire passer au conseil et pour lui épargner la
dégradation, envoyez-moi seulement votre sœur (j'ai de l'ar
gent), je lui donnerai la somme, et personne n'en saura rien .
—Ah ! dit-elle , quel vaurien vous êtes ! (Elle ne se trompait
pas ' ) Quel méchant vaurien ! Mais , voyez- vous ! ... quelle
LES FRÈRES KARAMAZOV . 105

audace ! Elle partit indignée , et je lui criai , pendant qu'elle


s'en allait, que je garderais sûrement le secret. Ces deux
babas, Agafia et sa tante, étaient de véritables anges , elles
adoraient Katia. Agafia conta à sa sœur, je l'appris par la
suite, notre conversation . C'est précisément ce qu'il me
fallait . Là- dessus arrive un nouveau major pour prendre
le commandement du détachement. Le vieux colonel tombe
malade , il garde le lit- quarante- huit heures durant , et
néglige de rendre la caisse . Le médecin assure que la mala
die n'est pas feinte . Mais je savais que, depuis quatre ans,
le colonel avait l'habitude, aussitôt après les inspections
générales , de faire disparaître une certaine somme pour
quelque temps. Il la prêtait à un marchand qui la mettait
en circulation et la rendait ensuite , intégralement , au
colonel, avec une bonne main. Cette fois, le marchand ne
l'avait pas rendue. Aux réclamations du colonel le coquin
avait répondu : « Je n'ai rien reçu de vous . » Le pauvre
homme restait donc enfermé chez lui , la tête entourée
d'un bandeau, se faisant sans cesse mettre de la glace sur
le crâne. Vient une ordonnance portant l'ordre de rendre
la caisse d'État dans deux heures au plus tard . Le colonel
signe sur le livre , se lève , et dit qu'il va mettre son uni
forme. Il court dans son cabinet, prend son fusil de chasse,
le charge d'une cartouche de guerre , déchausse son pied
droit, applique le canon sur sa poitrine et tâtonne du pied
pour faire partir le chien. Mais Agafia, qui soupçonnait
quelque chose , entre furtivement , se jette sur lui par
derrière et le saisit vivement dans ses bras : le fusil part
sans atteindre personne. On accourt au bruit, on contient
le malade... A cette heure-là, le soir tombait , j'étais chez
106 LES FRÈRES KARAMAZOV .

moi ; j'allais sortir quand tout à coup la porte s'ouvre et


devant moi , chez moi , dans ma chambre, apparaît Kathe
rina Ivanovna. Personne ne l'avait rencontrée . Cela pouvait
rester un secret pour tous. Je compris aussitôt de quoi il
s'agissait . Elle entre, me regarde droit dans les yeux ;
ses regards sombres brillaient de résolution , d'insolence
même. Mais la moue de ses lèvres laissait voir de l'hési
tation. Ma sœur m'a dit que vous donneriez quatre
mille cinq cents roubles si je venais les chercher... moi
même... Me voici , donnez . » Elle haletait , sa voix s'étei
gnit brusquement ... Alioscha, écoutes-tu ? On dirait que
tu dors.
- Mitia , je sais que tu me diras toute la vérité , dit
avec émotion Alioscha.
- Tu la veux donc toute? Va! Je ne me ménagerai pas .
Ma première pensée fut celle d'un Karamazov... Un jour,
mon frère , une tarentule m'a mordu : j'en fus quitte
pour quinze jours de fièvre. Eh bien, à ce moment, je me
sentis mordu par la tarentule , tu comprends ? Je dévisa
geai Katherina Ivanovna . Tu la connais , tu sais comme
elle est belle. Mais , à cette heure , élle était surtout belle
de sa grandeur d'âme ; et moi , auprès de cette résignée ,
de cette dévouée, je me sentais petit ! Et elle dépendait de
moi tout entière , corps et âme ! · La morsure de la taren
tule fut si cruelle que je crus mourir ! Certes , je serais
venu le lendemain demander la main de Katherina Iva
novna, et personne n'aurait rien su . Mais j'entendis en
moi une voix me crier : « Demain ! elle te fera jeter dehors
par un valet ! » Je la regardai . Oui , la voix disait vrai. La
colère me prit. Il me vint le désir d'accomplir l'action la
LES FRÈRES KARAMAZOV . 107

plus vile qu'il me serait possible : la regarder , sourire


ironiquement, et lui dire sur un certain ton : « Quatre
mille ? Mais je plaisantais ! Vous agissez à la légère , made
moiselle ! Deux billets de cent, peut-être , avec plaisir
même ; mais quatre mille , quatre mille roubles pour une
bagatelle ! Vous avez pris bien de la peine pour rien ! »
Vois-tu , elle se serait enfuie ; mais c'eût été diabolique ,
et quelle belle vengeance ! Jamais je n'ai regardé une
femme avec autant de haine . Oui , je te jure sur la croix
que je dis vrai pendant quatre ou cinq secondes , je la
regardai avec haine, avec cette haine qui n'est séparée de
l'amour, du plus violent amour , que par un cheveu . Je
m'approchai de la fenêtre , j'appliquai mon front sur le
carreau glacé ; il me semblait que le froid me brûlait ...
et je ne la retins pas longtemps j'ouvris un tiroir, j'y
pris une obligation de cinq mille roubles , et , silencieuse
ment, je la lui montrai, je la pliai , je la lui remis , j'ouvris
la porte moi-même , et je saluai très-bas . Elle tressaillit ,
me regarda fixement , devint pâle comme un linge , et
tout à coup , sans parler , mais avec un doux élan , me
salua jusqu'à terre ( pas comme une pensionnaire : à la
russe ) , puis se releva et s'enfuit. Quand elle fut partie ,
je tirai mon sabre du fourreau et je voulus me le plonger
dans le cœur, par sottise , en signe d'allégresse . Tu com
prends qu'on puisse se tuer de joie ? Mais je me contentai
de baiser la lame , et la remis dans le fourreau... J'aurais
bien pu ne pas te dire cela ! Il me semble que je me suis
un peu vanté en te décrivant tout à l'heure mes luttes
intérieures ! Mais que le diable emporte les espions du
cœur humain !
108 LES FRÈRES KARAMAZOV .
- Bon, dit Alioscha , je connais maintenant la première
moitié de l'affaire .
-Oui , un drame, hein ! il s'est passé là-bas . La seconde
moitié sera une tragédie, dont le théâtre sera ici .
- Je ne comprends pas grand'chose à cette seconde
moitié.
- Et moi donc je n'y comprends rien du tout !
- Écoute, Dmitri, tu es encore fiancé ?

Je me suis fiancé trois mois après ce jour- là. Le len


demain , je me dis que tout était fini, et que cela n'aurait
aucune suite. Aller la demander en mariage me semblait ,
de ma part , infâme . Pour elle, pendant les six semaines
qu'elle passa encore dans la ville , elle ne me donna signe
de vie qu'une fois. Le lendemain, sa bonne vint chez moi ,
et me remit une grande enveloppe qui contenait l'excès
de la somme nécessaire. Pas un mot. Je fis la noce avec le
reste de mon argent , si bien que le nouveau major fut
forcé de me faire une admonestation publique. Le colonel
avait rendu la caisse en bon état, au grand étonnement de
chacun. Il tomba malade peu après , resta trois semaines
au lit : un beau matin , on constata qu'il avait un ramol
lissement du cerveau , et cinq jours plus tard il était
mort. On l'enterra avec tous les honneurs militaires. Dix
jours après les funérailles , Katherina Ivanovna , sa sœur
et sa tante partirent pour Moscou . Le jour seulement de
leur départ , je reçus un petit billet bleu qui portait ces
quelques mots écrits au crayon : « Je vous écrirai . Atten
dez. K. A Moscou , les événements se précipitèrent d'une
façon imprévue , une histoire des Mille et une Nuits. La
parente de Katherina Ivanovna , une générale , perdit tout
LES FRÈRES KARAMAZOV . 109

à coup deux nièces, ses plus proches héritières . Elle con


sidéra Katia comme sa consolation , fit son testament en
faveur de la jeune fille , et lui donna , en attendant , une
dot de quatre- vingt mille roubles. Je fus bien étonné de
recevoir par la poste , à quelque temps de là, quatre mille
cinq cents roubles , et trois jours après arriva la lettre
promise. (Je l'ai encore , je ne la quitterai jamais ; je veux
qu'on m'enterre avec. ) Tiens , il faut absolument que tu
la lises Je vous aime follement. Que vous ne m'aimiez
pas , cela m'est égal ; mais soyez mon mari . Ne vous
effrayez pas , je ne vous gênerai en rien . Je serai un
meuble chez vous , le tapis sur lequel vous marchez je
vous aimerai éternellement , je vous sauverai de vous
même. Alioscha ! je suis indigne de te répéter ces pa
roles, avec ma voix à jamais souillée . Cette lettre m'a
fait une blessure inguérissable . J'ai répondu aussitôt , ne
pouvant aller moi-même à Moscou . J'écrivis avec mes
larmes . Je lui rappelai qu'elle était riche et que j'étais
pauvre : oui, j'ai fait cela , je lui ai parlé d'argent ! J'écri
vis en même temps à Ivan , qui était alors à Moscou ; je
lui expliquai tout dans une lettre de six pages , et j'en
voyai Ivan chez elle... Pourquoi me regardes- tu ? Oui, Ivan
s'est épris d'elle . Il l'aime , oui , je le sais . J'ai fait une
sottise, n'est- ce pas ? Eh bien ! c'est cette sottise qui nous
sauvera tous . Ne vois - tu pas qu'elle l'estime , qu'elle
l'honore? Peut-elle , si elle nous compare tous deux , ne
pas le préférer , surtout après les derniers événements ?
Je suis sûr que c'est un homme comme toi qu'elle .
doit aimer, et non pas un homme comme lui.
- C'est sa propre vertu qu'elle aime en moi , et non
110 LES FRÈRES KARAMAZOV .

pas moi-même, dit malgré lui Dmitri d'une voix irritée.


Il se mit à ricaner ; mais brusquement ses yeux étince
lèrent , il s'empourpra, et frappa violemment sur la table.
- Je te le jure, Alioscha, cria-t-il avec fureur, tu peux
me croire ! J'en prends Dieu à témoin , je te jure que je
me sens un millier de fois indigne d'elle . Et c'est là la
tragédie, je le sais bien . Quant à Ivan , comme il doit
maudire la nature, lui si intelligent ! O Dieu ! Qui lui pré
fère-t-on ? Moi ! Moi qui , fiancé avec elle , sous ses yeux
mêmes, mène cette vie crapuleuse que tu connais ! Et je
suis préféré ! Pourquoi ? Parce qu'elle veut, par recon
naissance, me sacrifier sa vie . Absurde !... Je n'ai jamais rien
9
dit dans ce sens à Ivan. Il ne m'en a jamais parlé non plus.
Mais ce qui doit être sera . Je m'effacerai , je me plongerai
dans la boue qui est mon élément , et lui , il prendra ma
place....
- Frère, attends , interrompit Alioscha . Il y a dans tout
cela quelque chose qui demeure obscur pour moi. Tu es
son fiancé : de quel droit briseras - tu ton engagement en
vers elle, si elle n'y consent pas ?
Oui , je suis fiancé . Et nos fiançailles ont été bénites.
Cela se fit à Moscou dès que j'y fus arrivé. Icones , céré
monies , rien ne manqua à cette solennité . La générale
nous donna sa bénédiction , et même félicita Katia : « Ton
choix est bon, lui dit-elle , j'en suis sûre . » Et croirais-tu
qu'Ivan ne lui plut pas ? J'eus alors de longues causeries
avec Katia ; je me représentais comme une nature noble
et droite , elle me croyait :
Trouble charmant!
Douces paroles ! ...
a LES FRÈRES KARAMAZOV . 111

Elle me força de lui promettre solennellement de me


corriger j'ai promis, et tu vois ! ...
- Eh bien, quoi ?
- Voilà. Je t'ai appelé pour te prier d'aller chez elle ,
chez Katherina Ivanovna, et...
- Quoi?
- Dis-lui que je ne la verrai plus jamais, et salue-la de
ma part .
- Est-ce possible !
- Non , ce n'est pas possible ; c'est pourquoi je te prie
d'aller à ma place , parce que je ne pourrais lui dire cela
moi-même.
― - Qne feras-tu donc ?
Cape Je rentrerai dans ma boue.
- Chez Grouschegnka, n'est-ce pas ? s'écria tristement
Alioscha. Il aurait donc dit vrai , ce Rakitine ! Moi , je pen
sais que ce n'était que passager et que tout finirait bien.
- Quoi ! ferais-je cela par jeu ? J'ai encore un peu de

vergogne ! Dès que j'ai commencé à fréquenter Grou


schegnka, j'ai cessé de me considérer comme un fiancé et
un honnête homme . Pourquoi me regardes-tu ? Quand je suis
allé chez elle pour la première fois, c'était pour la battre.
Je savais dès alors que ce capitaine lui avait remis un
billet de mon père , la priant d'exiger de moi mon désis
tement à la fortune de ma mère , afin de m'obliger à me
tenir plus tranquille . On voulait me faire peur. J'allai donc
pour la battre . Je l'avais entrevue déjà , quelques jours
auparavant . Au premier regard , c'est une femme très
ordinaire. Je savais l'histoire de son amant , ce marchand
qui se meurt et lui laissera une grosse fortune. Je savais
112 LES FRÈRES KARAMAZOV .

aussi qu'elle est cupide , qu'elle prête à gros intérêts . Je te


dis que j'allais pour la battre , et je suis resté chez elle !
C'est la lèpre , vois-tu ! et je me suis contaminé. Tout est
fini, plus rien n'est possible. Le cycle des temps est révolu .
Voilà mon histoire . J'avais trois mille roubles en allant
chez elle . Nous partîmes tous deux pour faire la fête à
vingt-cinq verstes d'ici . Je fir venir des tziganes ; le cham
pagne coula ; j'en grisai tous les moujiks, tous les babas
et toutes les jeunes filles que nous rencontrâmes . Trois
jours après , j'étais à sec . Et crois-tu que j'aie rien obtenu
d'elle ? Pas ça ( et Dmitri fit craquer les ongles de ses
pouces contre ses dents) ! Je te dis que cette femme est
glissante comme une couleuvre . La gredine ! Une cou
leuvre , un serpent , te dis-je ! Le petit doigt de son pied
gauche fait penser à un serpent. Je l'ai vu , je l'ai même
baisé ; mais c'est tout , je te jure . Elle me dit : « Veux-tu
que je t'épouse, quoique tu sois pauvre ? Promets-moi
seulement de ne pas me battre et de me laisser faire tout
ce que je voudrai . » Et elle rit , elle rit !
Dmitri Fédorovitch se leva, en proie à un accès de rage.
On eût pu le croire ivre. Ses yeux étaient injectés de
sang .
- Et tu l'épouseras ?
― Si elle consent , tout de suite ; si elle ne veut pas , je
serai son valet. Toi... toi , Alioscha....
Il s'arrêta devant Alioscha et se mit à le secouer vio
lemment par les épaules.
Mais sais-tu , innocent, que tout cela , c'est de la folie,
une horrible folie , une tragédie ! Apprends , Alexey , que
je suis vil, que j'ai de viles passions ; mais être un voleur ,
LES FRÈRES KARAMAZOV 113

un pickpocket, Dmitri Karamazov ne le peut. Eh bien , je


le suis pourtant , ce voleur ! Quand j'allais pour battre
Grouschegnka , le matin du même jour , Katherina Iva
novna m'avait appelé et mystérieusement prié , je ne sais
pourquoi , d'aller dans le chef-lieu et d'envoyer de là trois
mille roubles à Agafia Ivanovna, à Moscou. Eh bien , c'est
avec ces trois mille roubles que j'ai offert le champagne
à Grouschegnka: Puis , j'ai prétendu être allé au chef
lieu, avoir envoyé l'argent ; mais j'avais oublié le récépissé!
Qu'en penses-tu ? Aujourd'hui tu iras lui dire « 11 me
prie de vous saluer . > Elle te demandera : « Et l'argent ? »
Tu répondras : « C'est un sensuel, un viveur sans cœur.
Il a dépensé votre argent, il n'a pu résister à la tenta
tion. Pourtant ! si tu avais pu ajouter : « Ce n'est pas un
voleur ! Voici vos trois mille roubles ; envoyez-les vous
même à Agafia Ivanovna et recevez les hommages de
Dmitri Fédorovitch ! Mais maintenant « Où est l'ar
gent ? >
- Mitia , tu es malheureux , mais moins que tu ne

penses; ne te tue pas de désespoir !


-
· Crois-tu que je vais me tuer pour cela ? Non ! non
pas ! Je n'ai pas la force, maintenant. Plus tard , peut-être.
Maintenant... maintenant, je vais chez Grouschegnka.
- Et puis ?
- Et puis, je l'épouserai, si elle daigne m'agréer ; et
quand ses amants viendront, j'irai dans la chambre à côté ,
je cirerai même leurs bottes , je ferai chauffer son samo
var , elle m'emploiera pour ses courses ...
- Katherina Ivanovna comprendra tout , dit solennel
lement Alioscha ; elle comprendra tout et pardonnera.
114 LES FRERES KARAMAZOV .

Elle a l'esprit élevé , elle comprendra qu'on ne peut être


plus malheureux que toi.
― Non , elle ne pardonnera pas. Il y a ici une chose

qu'aucune femme ne peut pardonner . Sais-tu ce qu'il vaut


mieux faire ?
― Et quoi ?
-- Lui rendre les trois mille roubles.
- Où les prendre ? Écoute , j'en ai deux mille , Ivan
t'en donnera mille ; cela fait la somme.
-- Quand les aurai-je ? Tu es encore mineur , et il faut

qu'aujourd'hui même tu en finisses pour moi avec elle ,


que tu aies ou non l'argent . Demain , ce serait déjà trop
tard. Va chez le père.
- Chez notre père ?
- Oui , d'abord chez lui ; demande-lui la somme.
- Mais il ne la donnera pas.
-Évidemment. Sais- tu ce que c'est que le désespoir,
Alexey ?
- Oui.

-Écoute ; juridiquement , il ne me doit rien ; mais,


moralement , il me doit beaucoup . C'est avec les vingt
huit mille roubles de ma mère qu'il a fait sa fortune .
qu'il a amassé ses deux cent mille roubles . Qu'il m'en
donne seulement trois mille , il me sauvera de l'enfer , et
beaucoup de péchés lui seront pardonnés. Il n'entendra
plus parler de moi . Je lui fournis une dernière occasion
d'être un père . Dis-lui que c'est Dieu même qui la lui
offre.
- Mitia, mais il ne les donnera pour rien au monde.
- Je le sais, je le sais bien ! Maintenant surtout ! Je sais
LES FRÈRES KARAMAZOV . 115

qu'on lui a dit sérieusement hier pour la première fois -


remarque bien, sérieusement - que Grouschegnka parle
peut être sérieusement de m'épouser. Eh bien ! ira-t- il me
donner de l'argent pour faire les frais de mes noces, quand
il est lui-même fou d'elle ? Plus encore je sais que depuis
cinq jours déjà, il a mis de côté trois mille roubles en
billets de cent, dans un seul paquet scellé de cinq sceaux
et noué d'une ficelle rouge . Hein ? je suis informé ! Et
sur le paquet est écrit : A mon ange Grouschegnka , si elle
consent à venir chez moi. Il a écrit lui-même cela, furtive
ment, et personne ne sait qu'il a cet argent , personne,
sauf son valet Smerdiakov, en l'honnêteté de qui il croit
comme en lui-même . Et voilà quatre jours qu'il attend
Grouschegnka , espérant qu'elle viendra chercher son
paquet, car elle lui a écrit : « Peut-être viendrai -je ! »
Si elle va chez lui, puis-je l'épouser ? Comprends-tu pour
quoi je me cache ici et qui j'épie ?
--- Elle ?
- Elle. Je suis ici grâce à la complaisance du soldat
qui garde cette maison : le maître ignore que je suis ici,
et le soldat ne sait pas pourquoi j'y suis.
- Smerdiakov seul le sait?
- Oui , c'est lui.qui me fera savoir si elle va chez le
vieux .
- C'est lui qui t'a conté l'histoire du paquet ?
- Oui, c'est un grand secret. Ivan lui- même n'en sait

rien. Le vieux l'a envoyé se promener dans une ville voi


sine pour deux ou trois jours , sous prétexte d'affaires,
espérant que Grouschegnka viendra pendant ce temps.
- Il l'attend par conséquent aujourd'hui ?
116 LES FRÈRES KARAMAZOV .

-Non, aujourd'hui elle ne viendra pas , je vois cela à


certains indices particuliers . Sûrement elle ne viendra pas.
C'est aussi l'avis de Smerdiakov. Le père est en train de
boire . Il est à table avec Ivan. Va donc, Alexey, demande
lui ces trois mille.
Mitia, mon cher, mais qu'as-tu donc ? s'écria Alioscha ,
se levant pour regarder de plus près Dmitri, craignant un
instant qu'il ne fût devenu fou.
Quoi ? tu me crois fou ? dit d'un air solennel Dmitri
Fédorovitch . Je sais ce que je dis, je crois aux miracles.
――― Aux miracles ?
― Aux miracles de la Providence . Dieu sait mon cœur,

Dieu sait mon désespoir : laissera-t-il s'accomplir un si ter


rible malheur ? Alioscha, je crois aux miracles . Va !
- J'irai. Dis-moi : tu m'attendras ici ?
――― Oui. Ce sera long . Il est soul , à cette heure . J'atten

drai ici trois, quatre , cinq , six heures. Mais il faut que ce
soit fait aujourd'hui, fût-ce à minuit ; il faut que tu ailles
aujourd'hui chez Katherina Ivanovna, avec ou sans argent ;
et tu lui diras : Dmitri Fédorovitch m'a dit de vous
saluer . » C'est cette phrase, textuellement, que tu dois
dire.
-- Mitia, et si Grouschegnka vient aujourd'hui... ou
demain , ou après-demain ?
-- Grouschegnka ? Je vais les épier , je courrai et

j'empêcherai...
Et si...
Et si... alors je... tuerai
― Qui tueras-tu ?
- Le vieux .
LES FRÈRES KARAMAZOV . 117

d Frère, que dis - tu?


- Je ne sais pas , je ne sais pas... peut-être tuerai-je ,
peut-être ne tuerai-je pas... Je crains son visage maudit
en ce moment ; je hais son double menton , son nez , ses
yeux, son sourire effronté . Voilà , c'est cette haine qui
m'effraye ; je ne pourrais pas me retenir ...
― J'irai , Mitia , je crois que Dieu fera que ces choses
horribles n'arrivent pas.
-- Et moi , j'attendrai ici le miracle . Mais s'il ne s'accom
plit pas, alors...
Alioscha, songeur, s'en alla chez son père.

IV

Fédor Pavlovitch était encore à table.


Comme à l'ordinaire, la table était servie dans le salon
et non dans la salle à manger . Dans l'angle le plus éclairé
se trouvait une icone , devant laquelle brûlait une lampe,
non pas pour un motif de piété, mais afin que la pièce fût
éclairée pendant toute la nuit.
Fédor Pavlovitch se couchait très-tard , à trois ou quatre
heures du matin . Il passait le temps à se promener de
long en large dans la chambre ou à réfléchir dans son
fauteuil.
Quand Alioscha entra, le dîner se terminait, on servait
les confitures et le café . Fédor Pavlovitch aimait les dou
ceurs, après le dîner, avec le cognac . Ivan était là . Les
118 LES FRÈRES KARAMAZOV .

domestiques Grigory et Smerdiakov se tenaient près de la


table . Les maîtres et les domestiques étaient visiblement
de bonne humeur. Fédor Pavlovitch riait aux éclats ; Alios
cha, dès le vestibule , reconnut ce rire perçant qu'il con
naissait si bien . Il en conclut que son père n'était pas
encore ivre.
- Ah ! le voilà aussi ! s'écria Fédor Pavlovitch , enchanté

de voir Alioscha. Asssieds -toi avec nous. Un peu de café ?


c'est du café de carême, sans crème, n'aie pas peur ; et il
est chaud , de l'excellent moka ! Je ne t'offre pas de ce bon
petit cognac, je sais que tu es un ascète. Et pourtant, en
veux-tu ? Non, je te donnerais plutôt des liqueurs , de très
douces liqueurs. Smerdiakov, va au buffet, tu les trou
veras sur le second rayon à droite ; voici les clefs ; vite !
Alioscha essayait de refuser..
- On les servira quand même ;
si tu n'en veux pas,
nous en prendrons . As-tu dîné ?
- Oui, dit Alioscha, quoiqu'il n'eût mangé qu'un mor

ceau de pain arrosé d'un verre de kvas , à l'office du


supérieur. Je veux bien une tasse de café chaud .
NY Ah ! le gaillard ! il veut bien une tasse de café !
Sera- t-il assez chaud ? Oui , il est encore bouillant . C'est
Smerdiakov qui l'a préparé, il s'y entend . Il n'a pas son
pareil pour le café, la koulebiaka¹ et la oukha . Viens un
jour manger la oukha chez nous , avertis-moi d'avance.
D'ailleurs ne t'ai -je pas dit de transporter ici ton mate
las ? L'as-tu fait?

1 Pâte de poisson.
9 Potage au poisson.
1
LES FRÈRES KARAMAZOV . 119

-Non, je ne l'ai pas apporté, répondit Alioscha en


souriant.
-
Ah ! ah ! tu as eu peur, n'est-ce pas ? Mais pouvais -je
vouloir te chagriner réellement ? ... Écoute , Ivan , je ne
puis pas me tenir de joie, quand il me regarde ainsi en
riant. Toute mon âme rit de plaisir, rien qu'à le voir . Je
l'aime Alioscha, viens que je te bénisse.
Alioscha se leva , mais Fédor Pavlovitch avait déjà changé
de dessein.
- Non, je vais seulement faire un signe de croix . C'est

cela, va t'asseoir . Tiens ! voici l'âne de Balaam qui revient


chargé de liqueurs .
Cet âne de Balaam n'était autre que Smerdiakov , le valet ,
jeune homme de vingt-quatre ans , très-taciturne : non
qu'il fût sauvage ou d'une extrême timidité , mais il avait
un caractère hautain et paraissait mépriser tout le monde .
Tout enfant, il avait témoigné à ses humbles bienfaiteurs
une extrême ingratitude, comme le disait Grigory . Son
plaisir était de pendre des chats et de les enterrer en
grande cérémonie. A cet effet, il se revêtait d'un drap de
lit en guise de surplis et agitait une pierre au bout d'un
fil , autour du cadavre, en guise d'encensoir. Grigory le
surprit une fois dans cette occupation et le fouetta rude
ment. Toute une semaine , l'enfant se tint dans un coin ,
jetant des regards de haine à ses protecteurs . « Il ne
nous aime pas, disait Grigory à Marfa, le gredin ! D'ail
leurs , il n'aime personne . Es- tu un homme, oui ou non ?
lui demandait- il. Tu es né de la boue de la salle de bain... >>
Smerdiakov n'avait jamais pardonné ces paroles . Grigory
lui apprit à lire, et lui donna l'Écriture sainte dès sa
120 LES FRÈRES KARAMAZOV .

douzième année . Mais cela réussit mal. Un jour, - c'était


la deuxième ou troisième leçon , — le gamin se mit à rire.
― Qu'as-tu ? demanda Grigory en le regardant avec
sévérité par-dessus ses lunettes.
- Rien . Dieu a créé la lumière le premier jour, et
le
soleil , la lune et les étoiles le quatrième jour : d'où donc
est venue la lumière , le premier jour?
· Grigory était stupéfait. Le gamin continuait à regarder
son maître d'un air ironique . Il y avait de la provocation
dans ce regard. Grigory ne put se retenir.
- Voilà d'où ! s'écria-t-il en le souffletant violemment.
1.
Le gamin reçut le soufflet sans mot dire , mais se blottit
de nouveau dans son coin pour plusieurs jours . Une semaine
après, il eut une première crise d'épilepsie, maladie dont,
dès lors, il ne cessa de souffrir.
Fédor Pavlovitch changea aussitôt d'opinion sur le gamin.
Jusqu'alors, il le regardait avec indifférence, bien qu'il ne
le grondât jamais , qu'il lui donnât un kopek chaque fois
qu'il le rencontrait, et qu'il lui envoyât du dessert de sa
table quand il était de bonne humeur . Mais à l'occasion de
cette maladie, il lui marqua beaucoup plus d'intérêt et fit
venir du chef-lieu un médecin . Smerdiakov était incurable.
En moyenne, il avait une crise par mois, irrégulière quant
à la date , tantôt très-forte , tantôt relativement faible.
Fédor Pavlovitch défendit sévèrement à Grigory d'infliger
au gamin des châtiments corporels et lui laissa l'accès
de sa maison. Il défendit aussi qu'on lui fatiguât l'esprit
- Smerdiakov avait quinze `·
jusqu'à nouvel ordre. Une fois ,
ans, - Fédor Pavlovitch le surprit dans sa bibliothèque.
Il lisait à travers les vitres les titres des ouvrages . Fédor
LES FRÈRES KARAMAZOV . 121

Pavlovitch possédait une centaine de livres, mais personne


ne le vit jamais en ouvrir un seul. Il donna aussitôt la clef
de sa bibliothèque à Smerdiakov.
- Bon, sois mon bibliothécaire . Assieds - toi et lis . Tiens,
commence par ce livre .
C'étaient les Soirées à la campagne, près de Dikagnka ¹.
Ce livre ne satisfit pas Smerdiakov . Il le referma d'un
air morne, sans avoir ri une seule fois.
-- Eh bien, ce n'est pas amusant ? lui demanda Fédor
Pavlovitch .
Smerdiakov resta silencieux.
- Réponds donc, imbécile !
Tout ça, ce sont des mensonges, dit Smerdiakov.
- Va- t'en au diable , âme de laquais ! Attends , voici
l'Histoire universelle, de Smaragdov. Ici, tout est vrai . Lis.
Mais Smerdiakov n'en lut pas dix pages. Cela l'ennuyait.
La bibliothèque cessa de l'intéresser .
Bientôt Marfa et Grigory rapportèrent à Fédor Pavlo
vitch que, peu à peu , Smerdiakov était devenu très - délicat ,
très-dégoûté il restait longtemps immobile devant son
assiette de soupe , puis prenant une cuillerée, il la regar
dait à la lumière.
- Il y a un cafard ? lui demandait Grigory.

Une mouche, peut- être ? ajoutait Marfa.
Le jeune homme ne répondait jamais, mais il faisait de
même avec le pain , la viande , tous les mets . Fédor Pav.
lovitch, apprenant cette nouvelle lubie , décida aussitôt que
Smerdiakov avait la vocation de cuisinier , et l'envoya étu

1 Gogol.

2
120 LES FRÈRES KARAMAZOV .

douzième année. Mais cela réussit mal. Un jour, - c'était


la deuxième ou troisième leçon, - le gamin se mit à rire.
― Qu'as-tu? demanda Grigory en le regardant avec

sévérité par-dessus ses lunettes .


-Rien. Dieu a créé la lumière le premier jour, et le
soleil , la lune et les étoiles le quatrième jour : d'où donc
est venue la lumière , le premier jour?
Grigory était stupéfait . Le gamin continuait à regarder
son maître d'un air ironique. Il y avait de la provocation
dans ce regard . Grigory ne put se retenir.
- Voilà d'où ! s'écria-t-il en le souffletant violemment.
Le gamin reçut le soufflet sans mot dire , mais se blottit
de nouveau dans son coin pour plusieurs jours . Une semaine
après, il eut une première crise d'épilepsie, maladie dont,
dès lors, il ne cessa de souffrir.
Fédor Pavlovitch changea aussitôt d'opinion sur le gamin.
Jusqu'alors , il le regardait avec indifférence , bien qu'il ne
le grondât jamais , qu'il lui donnât un kopek chaque fois
qu'il le rencontrait, et qu'il lui envoyât du dessert de sa
table quand il était de bonne humeur. Mais à l'occasion de
cette maladie, il lui marqua beaucoup plus d'intérêt et fit
venir du chef-lieu un médecin . Smerdiakov était incurable .
En moyenne, il avait une crise par mois, irrégulière quant
à la date , tantôt très-forte , tantôt relativement faible.
Fédor Pavlovitch défendit sévèrement à Grigory d'infliger
au gamin des châtiments corporels et lui laissa l'accès
de sa maison. Il défendit aussi qu'on lui fatiguât l'esprit

jusqu'à nouvel ordre. Une fois, - Smerdiakov avait quinze
ans, - Fédor Pavlovitch le surprit dans sa bibliothèque.
Il lisait à travers les vitres les titres des ouvrages. Fédor
LES FRÈRES KARAMAZOV . 121

Pavlovitch possédait une centaine de livres, mais personne


ne le vit jamais en ouvrir un seul . Il donna aussitôt la clef
de sa bibliothèque à Smerdiakov .
-Bon, sois mon bibliothécaire . Assieds- toi et lis . Tiens,
commence par ce livre.
C'étaient les Soirées à la campagne, près de Dikagnka '.
Ce livre ne satisfit pas Smerdiakov . Il le referma d'un
air morne , sans avoir ri une seule fois .
- Eh bien, ce n'est pas amusant ? lui demanda Fédor
Pavlovitch.
Smerdiakov resta silencieux.
- Réponds donc , imbécile !
- Tout ça, ce sont des mensonges , dit Smerdiakov.

- Va-t'en au diable , âme de laquais ! Attends , voici


l'Histoire universelle, de Smaragdov. Ici , tout est vrai. Lis.
Mais Smerdiakov n'en lut pas dix pages. Cela l'ennuyait.
La bibliothèque cessa de l'intéresser.
Bientôt Marfa et Grigory rapportèrent à Fédor Pavlo
vitch que, peu à peu , Smerdiakov était devenu très- délicat,
très-dégoûté il restait longtemps immobile devant son
assiette de soupe, puis prenant une cuillerée, il la regar
dait à la lumière .
- Il y a un cafard ? lui demandait Grigory.
-
Une mouche, peut-être ? ajoutait Marfa.
Le jeune homme ne répondait jamais, mais il faisait de
même avec le pain , la viande, tous les mets . Fédor Pav.
lovitch, apprenant cette nouvelle lubie , décida aussitôt que
Smerdiakov avait la vocation de cuisinier , et l'envoya étu

1 Gogol.
122 LES FRERES KARAMAZOV .

dier cet art à Moscou . Smerdiakov y resta plusieurs années


et en revint très-changé, comme vieilli , ridé, jaune , sem
blable à un skopets ' . Quant au moral , aussi taciturne
qu'avant son départ. Mais il était devenu un excellent cui
sinier . Fédor Pavlovitch lui donna des gages que Smer
diakov dépensa en habits, pommades et cosmétiques. Il
paraissait mépriser les femmes. Les crises étaient plus fré
quentes , ce qui inquiétait fort Fédor Pavlovitch, d'autant
plus que, pendant les indispositions de Smerdiakov, Marfa
faisait la cuisine .
-Tu devrais te marier, Smerdiakov, lui disait-il . Veux-tu?
je vais te marier, hein ?
Mais Smerdiakov ne répondait rien et devenait blème de
dépit . Il était d'ailleurs d'une scrupuleuse honnêteté . Par
exemple, un jour, Fédor Pavlovitch , étant ivre, perdit dans
sa cour trois cents roubles qu'il venait de recevoir et ne s'en
aperçut que le lendemain , en les voyant sur sa table :
Smerdiakov les avait trouvés et apportés, la veille .
- Je n'ai jamais vu ton pareil ! lui dit Fédor Pavlovitch.
Et il lui donna dix roubles.
Un physionomiste n'aurait rien pu lire sur le visage de
Smerdiakov : aucune pensée , du moins , mais seulement une
sorte de rêverie. Le peintre Kramski a fait un remarquable
tableau : le Rêveur. C'est une forêt, en hiver, au milieu
de laquelle se tient un petit moujik vêtu d'un cafetan
déchiré, chaussé de lapti . Il semble réfléchir , mais il ne
réfléchit pas , il est perdu dans un rêve vague . Si on le
touchait, il tressauterait et regarderait sans comprendre,

Secte des Raskolniki ( vieux croyants) voués à la castration.


LES FRÈRES KARAMAZOV . 123

comme un homme qui s'éveille . Il reviendrait probable


ment bien vite à lui , mais, si on lui demandait quel était
son rêve, il ne saurait le dire , ne se souvenant de rien.
Pourtant, il garde de cette sorte d'engourdissement une
impression profonde et qui lui est chère, et elles s'accu
mulent en lui , ces inconscientes impressions : dans quel
but? il ne le sait ; mais un jour , peut- être, après une année
de telles rêveries, il quittera tout et s'en ira à Jérusalem
faire son salut, ou bien il incendiera son propre village , ou
encore fera-t-il d'abord le crime et puis le pèlerinage. Il y
a beaucoup de semblables types dans notre peuple . Smer
diakov était un des plus caractérisés.

Chose étrange , Fédor Pavlovitch , si gai d'abord , s'assom


brit tout à coup. Il vida un verre de cognac.
Allez-vous-en ! cria-t-il aux domestiques. Hors d'ici,
Smerdiakov ! Ce gamin ne nous quitte plus ! C'est proba
blement toi qui l'intéresses , continua-t-il en s'adressant à
Ivan. Que lui as-tu donc fait?
-Rien, c'est une fantaisie qu'il a.
――― Ah ! c'est que l'âne
de Balaam pense, pense ! ... à
perte de vue. Et Dieu sait où ses pensées peuvent le mener .
Il ne peut me souffrir, ni toi, ni Alioscha, il nous méprise
tous. Mais il est si bon cuisinier ! et si honnête !
Et Fédor Pavlovitch se versa coup sur coup plusieurs
petits verres .
124 LES FRÈRES KARAMAZOV.
ta Vous en prenez trop, risqua timidement Alioscha.
-
Attends ! encore un, puis encore un , et c'est tout.
Dis donc, Alioscha, est-ce que je ne suis décidément qu'un
bouffon?
- Non, je sais que vous n'êtes pas un bouffon.
- Je te crois sincère , Ivan ne l'est pas, c'est un orgueil
leux ! Ah çà ! je voudrais bien en finir avec ton monas
tère . Il faudrait délivrer la terre russe de toute la gent
mystique. Que d'or elle enlève à la Monnaie !
Confisquer les biens des monastères, demanda Ivan,
pourquoi ?
- Pour hâter l'avénement de la vérité .
- Mais c'est vous, tout le premier, que déposséderait
l'avénement de la vérité .
-Baste !... mais tu as peut-être raison ! Quel âne je suis !
s'écria Fédor Pavlovitch en se frappant le front . Diable ! je
laisse désormais ton monastère tranquille, Alioscha. Nous
autres, gens d'esprit, restons au chaud et buvons du
cognac. Dieu a bien fait les choses. Ivan , dis - moi ,
existe-t-il, ce Dieu -là , oui ou non ? Attends , parle- moi
sérieusement.
- Non, il n'y a pas de Dieu.
- Alioscha, Dieu existe-t-il ?
- Oui, il existe .

Ivan , y a-t-il une immortalité , oh ! mais une toute


petite immortalité , la plus petite possible?
Non, pas plus d'immortalité que de Dieu.
- Pas du tout ?
Pas du tout.
✔ - C'est-à - dire , un zéro absolu ou une petite fraction
LES FRÈRES KARAMAZOV . 125

d'unité ? N'y aurait - il pas une fraction de fraction?


― Zéro absolu .
Alioscha, y a-t - il une immortalité ?
-- Oui.
―― Tu crois donc en Dieu et en l'immortalité ?
GRG Oui. C'est en Dieu que se fonde l'immortalité .
- Hum ! je crois que c'est
Ivan qui a raison . Dieu de
Dieu ! quand on pense à tout ce que l'homme a gaspillé
d'énergie en de chimériques croyances depuis tant de
milliers d'années ! Qui donc s'amuse alors, Ivan , à tourner
ainsi en dérision l'humanité ?
xx Le diable , probablement, ricana Ivan.
-- Y a-t-il donc un diable?
Eh ! non.
-
Tant pis ! Ce ne serait pas assez de pendre le fou
qui a le premier imaginé Dieu !
- Sans cette imagination , il n'y aurait pas de civili
sation.
· Comment cela ?
-
Et il n'y aurait pas de cognac non plus , oui , de ce
bon cognac que je suis obligé de vous enlever.
- Attends ! attends ! attends ! Encore un petit verre !
J'ai offensé Alioscha . Tu ne m'en veux pas , Alexey , mon
cher petit ?
-- Non , je vous connais ; votre cœur vaut mieux que
votre tête.
- Mon cœur vaut mieux que ma tête ? Et c'est toi qui

dis cela ?... Ivan , aimes- tu Alioscha ?


- Oui, je l'aime.
- Tu as raison...
126 LES FRERES KARAMAZOV .

Les vapeurs de l'ivresse lui montaient au cerveau.


- Alioscha , j'ai été grossier tout à l'heure avec ton
tarets . J'étais si surexcité ! ... C'est un homme d'esprit ,
ce starets ; qu'en penses-tu , Ivan ?
- Oui, peut-être.
- Oui, certainement , il y a du Piron là dedans ¹ . C'est

un jésuite , je veux dire un jésuite russe. Il s'indigne in


térieurement d'être obligé de jouer la comédie, d'ètre
obligé... d'endosser un vêtement de sainteté.
Mais il croit en Dieu .
- Pas pour un kopek. Tu ne l'as pas compris ? Il le
laisse entendre à tout le monde ! au moins à tous ceux
qui savent ce que parler veut dire. Il a dit textuellement
au gouverneur Schülz cette phrase « Credo , mais je ne
sais en quoi. >>
- Vraiment?
― C'est comme je te le dis , je l'estime . Il a quelque
chose de Méphistophélès , ou mieux , du Héros de notre
temps³ ... Arbénine , comment s'appelle-t-il ?... C'est un
sensuel, crois - moi , et à tel point que je ne lui confierais
pas volontiers , même maintenant , ma fille ou ma femme.
Quand il commence à raconter, si tu savais ! ... Il y a trois
ans , il nous invita à prendre chez lui du thé et des li
queurs (car les dames lui envoient des liqueurs) ; il se
mit à nous raconter son ancien temps , on se tordait...
Je me rappelle surtout comment il guérit une dame...

En français dans le texte.


2 Roman de Lermontov.
Fédor Pavlovitch confond avec le Héros de notre temps le per
sonnage du Bal masqué du même auteur.
LES FRÈRES KARAMAZOV. 127

« Si je n'avais pas mal aux jambes , nous dit-il , je vous"


danserais une certaine danse. » Qu'en dites - vous ? « J'ai
fait la noce, moi aussi » , ajouta- t-il . Il a volé au négociant
Dimidor soixante mille roubles.
- Comment? volé?
―― L'autre les lui avait confiés , comme à un honnête
homme, pour vingt-quatre heures. Le vieux a tout gardé.
<< Tu les as donnés pour l'église » , a-t-il répondu ... Mais
je me trompe , l'histoire est d'un autre ; je n'y suis plus.
Encore un petit verre , et c'est fini . Prends la bouteille ,
Ivan ; pourquoi ne m'as-tu pas empêché de mentir?
- Je pensais que vous vous arrêteriez de vous-même.
- C'est faux , c'est par méchanceté que tu m'as laissé
dire. Tu me méprises , n'est-ce pas ? Tu es venu pour me
montrer combien tu me méprises !
Eh bien , je m'en irai demain . Je crois que le cognac
commence à vous impressionner .
L'ivresse de Fédor Pavlovitch, en effet, s'accentuait.
- Qu'as- tu à me regarder ainsi ? Tes yeux me disent :

< Tu es soûl. > Il y a de la méfiance , du mépris dans tes


yeux. Vois comme ceux d'Alioscha sont sereins , il n'y a
pas de mépris dans ses yeux . Alexey, n'aime pas Ivan...
― Cessez d'offenser mon frère, dit tout à coup Alioscha
d'un ton décidé .
Soit . J'ai mal à la tête... Ah ! que j'ai mal ! Pour la
troisième fois, je te dis, Ivan , d'enlever le cognac.
Il resta rêveur, et soudain se mit à rire.
- Ne te fâche pas , Ivan . Tu me hais , je le sais ; mais

ne te fâche pas . Je ne mérite pas qu'on m'aime . Je t'en


verrai faire un petit voyage , et puis j'irai te chercher.
128 LES FRÈRES KARAMAZOV.

Je connais, pas loin de la ville où tu iras , une fillette.


Elle va pieds nus , mais il ne faut pas dédaigner les pieds
nus. Il y a souvent des trésors dans les fossés .
Il baisa bruyamment le bout de ses doigts .
- Pour moi , reprit-il avec une animation subite ,"
comme s'il entamait un thème favori , pour moi ... Eht
mes enfants , mes petits cochons ! Pour moi ... je n'ai ja
mais cru aux femmes laides ; c'est mon Credo, comprenez
vous ? Non , vous ne pouvez comprendre ; vos veines sont
encore pleines de lait , vous n'avez pas complétement brisé
votre coquille. Il y a , selon moi , dans chaque femme ,
quelque chose de spécial qu'on ne retrouve en aucune
autre ; mais ce quelque chose , il faut savoir le trouver.
C'est un talent . Le fait seul du sexe est déjà beaucoup ...
Même les vieilles filles ont des qualités qui font qu'on
s'étonne de la sottise des gens qui ont laissé ces pauvres
créatures vieillir inutilement. Voilà une vagabonde : 'com
ment commencer avec elle ? Il faut l'étonner! - Savez-vous
cela ? - Il faut la mettre au point qu'elle soit à la fois trans
portée de joie et de honte . C'est facile : une fille comme
elle, avoir attiré le regard d'un barine ! - Alioscha , j'ai
étonné aussi ta défunte mère , mais autrement. Jamais je ne
l'avais caressée , et tout à coup je tombe à genoux devant
elle ; je lui baise les pieds , et peu à peu je l'amène à ce
rire sans éclat qui lui était particulier, un rire nerveux ...
Celui-là, elle seule l'avait. Je savais que c'était un sym
ptôme de maladie, que le lendemain la klikouscha aurait
une crise , n'importe ! c'était un simulacre de passion , de
joie, et c'était toujours cela ! Voilà comme on trouve quand
on sait chercher. Un jour, un certain Bieliavsky , un bel
LES FRÈRES KARAMAZOV . 129

lâtre qui lui faisait la cour , me souffleta devant elle . Je


crus qu'elle m'assommerait : « Il t'a battu, me disait-elle ;
il t'a giflé, tu me vendais à lui... Comment ! devant moi?
il a osé te souffleter devant moi ? N'aie pas l'audace de
reparaître jamais à mes yeux ! Cours le provoquer en
duel... Je dus la mener au monastère pour qu'on fît des
prières sur elle, afin de la calmer . Mais Dieu m'est témoin,
Alioscha , que je ne l'ai jamais offensée , ma petite kli
kouscha... Une fois seulement , pendant la première année
de notre mariage . Elle priait trop , et m'avait interdit l'en
trée de sa chambre . Je me mis en tête de lui faire rabattre
de son mysticisme. Vois-tu cette icone , lui dis-je , je
l'enlève , cette icone que tu considères comme miracu
leuse . Je vais cracher dessus , et je ne serai pas puni pour
cela ... Dieu ! elle va me tuer, pensai - je . Mais elle se
leva seulement , joignit les mains , cacha son visage , fut
prise d'un tremblement et tomba par terre toute roide....
Alioscha ! Alioscha ! qu'as-tu ? qu'as-tu ?
Depuis qu'on parlait de sa mère , Alioscha changeait de
couleur . Tout à coup il rougit , ses yeux étincelèrent , ses
lèvres tremblèrent. Le vieil ivrogne ne s'aperçut de rien.
Alioscha refit la scène même que Fédor Pavlovitch venait
de raconter. Le jeune homme se leva , joignit les mains ,
puis s'en couvrit le visage, et tomba sur une chaise , fré
missant des pieds à la tète , comme dans une crise d'hys
térie, et fondit en larmes. Cette ressemblance extraordinaire
de l'enfant et de la mère épouvanta Fédor Pavlovitch .
- Ivan ! Ivan ! donne-lui de l'eau ; c'est comme elle ,
tout à fait comme elle ! Jette-lui de l'eau au visage , comme
je faisais avec elle . C'est sa mère ! c'est sa mère !
I. 5
130 LES FRÈRES KARAMAZOV .
-
Et la mienne aussi , je pense . Sa mère était ma mère,
qu'en dites-vous ? fit brusquement Ivan d'un ton de mé
pris indicible .
Le vieux tressaillit sous le regard fulgurant de son fils .
―― Comment , ta mère ? dit - il sans comprendre . De
quelle mère parles-tu ? Est-ce qu'elle... Ah ! diable ! Eh !
oui , c'est vrai , c'était ta mère aussi. Pardon , j'étais
troublé , je pensais ... Hi ! hi ! hi !
Il s'arrêta et se mit à rire.
Tout à coup , un bruit imprévu retentit dans le ves
tibule. Des cris désespérés se firent entendre . La porte
s'ouvrit avec fracas, et Dmitri Fédorovitch apparut. Le
vieillard, épouvanté, se jeta du côté d'Ivan.
A Il veut me tuer ! il veut me tuer ! Défends-moi ! cria

t-il en saisissant les pans de la redingote d'Ivan Fédoro


vitch.

VI

Derrière Dmitri accouraient Grigory et Smerdiakov. Ils


s'étaient d'abord efforcés de l'empêcher d'entrer, comme
Fédor Pavlovitch leur en avait depuis longtemps donné la
consigne. Profitant de ce que Dmitri s'arrêtait un instant
pour regarder autour de lui, Grigory tourna de l'autre
côté de la table , ferma la porte en face qui menait aux
autres chambres de Fédor Pavlovitch, et se mit devant la
porte fermée , les bras en croix , prêt à défendre l'entrée
LES FRÈRES KARAMAZOV . 131

jusqu'à la dernière goutte de son sang. Dmitri poussa un


cri perçant et se jeta sur Grigory.
- Elle est là , alors ! on l'a cachée là ! Hors de là , mi
sérable !
Il tira Grigory, qui le repoussa . Ne se possédant plus ,
Dmitri le souffleta de toutes ses forces. Le vieux tomba
comme assommé. Dmitri le franchit et ouvrit la porte.
Smerdiakov se tenait à l'autre extrémité du salon, et se
serrait contre Fédor Pavlovitch .
- Elle est ici ! criait Dmitri Fédorovitch ; je l'ai vue se
diriger vers la maison , mais je n'ai pu l'atteindre. Où
est-elle ? où est- elle ?
Le cri : Elle est ici ! » rendit à Fédor Pavlovitch tout
son courage .
Arrête- le ! arrête-le ! cria-t-il , et il se mit à pour
suivre Dmitri.
Grigory se releva , mais il était comme assourdi . Ivan
et Alioscha suivirent leur frère . On entendit dans la
chambre voisine quelque chose se briser en tombant.
C'était un grand vase en verre ( sans valeur ) qui était
sur un piédestal de marbre , et que Dmitri avait renversé
en passant .
Attrape-le ! vociférait le vieux . Au secours !
Ivan et Alioscha rejoignirent Fédor Pavlovitch et le
ramenèrent de force dans le salon .
- Pourquoi lui courez-vous après ? Il pourrait, en effet,
vous tuer ! criait avec colère Ivan Fédorovitch.
-
Vanetchka ! Liochetchka ! elle est donc ici, Grou
schegnka ! Elle est ici ! Il l'a vue lui-même, il l'a vue
venir ! ...
132 LES FRÈRES KARAMAZOV .

Il suffoquait , il n'attendait pas Grouschegnka, et la


pensée qu'elle pouvait être chez lui l'affolait.
- Mais vous savez vous-même qu'elle n'est pas venue !
Peut-être aura-t-elle pris l'autre entrée ...
- Mais l'autre entrée est fermée , et vous avez la clef !
Tout à coup, Dmitri apparut de nouveau . Il avait trouvé
l'autre entrée fermée ; la clef était , en effet, dans la poche
de Fédor Pavlovitch . Toutes les fenêtres aussi étaient
closes ; nulle entrée donc par où Grouschegnka eût pu
pénétrer.
- Arrête-le ! glapit Fédor Pavlovitch. Il a volé mon
argent dans ma chambre à coucher.
Et , s'arrachant des bras d'Ivan , il se jeta sur Dmitri.
Mais celui- ci leva les mains et , saisissant le vieillard par
le peu de cheveux qui lui restaient , le tira violemment ,
le jeta par terre et lui asséna en plein visage trois coups
de botte. Le vieillard gémit . Ivan Fédorovitch saisit Dmitri
par derrière et le souleva du sol . Alioscha l'aidait de
toutes ses forces .
- Fou! Mais tu l'as tué !
G Tant mieux ! et si ce n'est pas encore fait , je re
viendrai .
- Dmitri, sors d'ici ! cria impérieusement Alioscha .
- Alexey, je ne croirai que toi ! Est-elle ici ? Je l'ai vue
se faufiler dans la ruelle , je l'ai appelée , elle s'est sauvée.
Je te jure qu'elle n'est pas venue ici et que personne
ne l'attendait.
- Mais je l'ai vue ! Donc elle... Je veux savoir tout de
suite où elle est . Adieu , Alioscha . Pas un mot à Ésope à
propos de l'argent ; va chez Katherina Ivanovna, et dis-lui :
LES FRÈRES KARAMAZOV . 133

<< Il m'a ordonné de vous saluer, précisément de vous sa


luer et de vous resaluer. » Décris-lui cette scène .
Cependant, Ivan et Grigory avaient relevé le vieux et
l'avaient étendu sur un divan . Son visage était ensan
glanté ; mais toute sa présence d'esprit lui restait, et il
écoutait avec une extrême attention les exclamations de
Dmitri. Il était convaincu que Grouschegnka se tenait
cachée quelque part chez lui . Dmitri Fédorovitch, avant
de partir, lui jeta un regard de haine .
- Je ne me repens de rien . Prends garde , vieux, je te

maudis, et je te renie à jamais...


Il sortit à grands pas .
― Elle est ici ! elle est sûrement ici ! Smerdiakov !
Smerdiakov ! bredouillait Fédor Pavlovitch.
-
Non, elle n'est pas ici , non , vieillard insensé , fit
avec rage Ivan exaspéré . Bon ! voilà qu'il s'évanouit ! De
l'eau des linges ! Allons ! remue- toi, Smerdiakov !
Smerdiakov courut chercher de l'eau. On déshabilla le
blessé , on le porta dans sa chambre à coucher et on
l'étendit sur un lit. Sa tête fut entourée de serviettes
mouillées . Affaibli par l'ivresse , l'émotion et les coups,
il s'assoupit aussitôt qu'il eut touché l'oreiller . Ivan et
Alioscha retournèrent au salon . Smerdiakov emporta les
verres cassés . Grigory restait près de la table , pensif,
accablé.
- Il faut aussi te mouiller la tète et te coucher , dit

Alioscha à Grigory. Nous le garderons. Mon frère t'a


blessé... grièvement peut-être...
- Il a osé... dit Grigory d'une voix profonde.
- Mais il a osé... à. son père aussi , dit Ivan
.
134 LES FRÈRES KARAMAZOV .

- Je le lavais dans sa petite baignoire quand il était


enfant... Il a osé... répétait Grigory.
- Diable ! sans moi , il l'aurait tué. Il n'en faut pas
beaucoup pour Ésope, dit tout bas Ivan à Alioscha.
- Que Dieu le sauve ! fit Alioscha.
- Et pourquoi le sauver? continua Ivan à voix basse ,

le visage bouleversé par la haine . Que les reptiles se


dévorent entre eux , ce sera bien !
Alioscha tressaillit.
- Certes, je ne le laisserai pas accomplir un crime, je
l'en ai empêché tout à l'heure. Reste ici , Alioscha. Je
vais dans la cour, j'ai mal à la tête .
Alioscha alla chez son père et s'assit à son chevet pen
dant près d'une heure.
Le vieux ouvrit tout à coup les yeux et longtemps
regarda Alioscha sans parler , s'efforçant évidemment de
rassembler ses souvenirs. Une émotion extraordinaire se
peignait sur son visage.
- Alioscha, dit-il à voix basse , où est Ivan ?
― Dans la cour ; il a mal à la tête . Il veille sur
nous .
- Donne-moi la petite glace... là .
Alioscha lui donna une petite glace qui se trouvait sur
la commode .
Le vieux se regarda, et vit son nez très - enflé et sur son
front, au-dessus du sourcil gauche, une grande tache de
sang caillé.
- Que dit Ivan ? Alioscha, mon cher,
mon fils unique,
j'ai peur d'Ivan . Je le crains plus que l'autre . Il n'y a que
toi que je ne craigne pas...
LES FRÈRES KARAMAZOV . 135
- Ne craignez pas Ivan , non plus . Il se fâche, mais il
vous défend.
- Alioscha, et l'autre ? Il a couru chez Grouschegnka?
Mon cher ange , dis- moi la vérité était-elle ici tout à
l'heure ?
- Mais personne ne l'a vue ! c'est une illusion ! elle n'y
était pas !
- Tu sais, Mitia veut l'épouser !
Elle n'en voudra pas.
- Elle n'en voudra pas ! elle n'en voudra pas ! elle n'en

voudra pas ! s'écria le vieux exultant de joie .


On ne pouvait rien lui dire qui lui fût aussi agréable .
Il saisit avec transport la main d'Alioscha et la pressa for
tement contre son cœur. Des larmes jaillirent de ses yeux .
--- Prends la petite icone de la Vierge dont je t'ai parlé ,

prends-la et emporte- la avec toi . Je te permets même de


retourner au monastère. Tu sais, je plaisantais à ce pro
pos, ne sois pas fâché... J'ai mal à la tête, Alioscha.....
Écoute , Lioscha , tranquillise- moi , sois mon bon ange,
dis-moi la vérité.
- Toujours la même chose : si elle est venue ou non?
dit tristement Alioscha .
- Non ! non ! non ! Je te crois, mais va toi-même chez

Grouschegnka , et demande -lui au plus tôt (épie - la du


regard... devine sa pensée secrète...) qui elle préfère , moi
ou lui. Peux-tu ? veux- tu ?
- Si je la vois, je le lui demanderai, murmura Alioscha
embarrassé .
- Mais elle ne te parlera pas franchement, reprit le
vieux. C'est un serpent ! Elle t'embrassera , et dira que
186 LES FRÈRES KARAMAZOV .

c'est toi qu'elle préfère . C'est une fausse , une vile créa
ture. Non, ne va pas chez elle, il ne le faut pas.
Ce ne serait en effet pas bien , mon père, pas bien
du tout.
Où l'envoyait- il tout à l'heure , quand il s'est
sauvé ?
Comp Chez Katherina Ivanovna.
GORD Pour lui demander de l'argent?
- Non.

Il n'a pas d'argent, pas un kopek, et à ce propos,


je... Alioscha, je passerai la nuit à réfléchir. Va- t'en ... tu
la rencontreras peut-être. Viens chez moi demain matin,
j'ai un mot à te dire. Viendras-tu ?
- Je viendrai.
- Tu feras comme si tu venais prendre de mes nou

velles ; ne dis pas que je t'ai appelé... Pas un mot à Ivan !


- C'est bien. -
- Adieu , mon ange . Tout à l'heure tu m'as défendu ,

je ne l'oublierai jamais . Je te dirai quelque chose demain,


mais il faut que j'y réfléchisse.
- Comment vous sentez -vous maintenant ?
― Demain, dès demain je me lèverai et je marcherai.
Je suis tout à fait rétabli !...
En sortant , Alioscha aperçut Ivan assis sur un banc
près de la porte cochère : il écrivait sur son carnet. Alios
cha lui dit que Fédor Pavlovitch avait repris connaissance
et qu'il l'envoyait passer la nuit au monastère.
- Alioscha , je désire beaucoup te voir demain matin,
dit Ivan d'un ton affectueux , si affectueux qu'Alioscha en
fut surpris .
LES FRÈRES KARAMAZOV . 137

-Demain , je vais chez les Khokhlakov , et peut- être


aussi chez Katherina Ivanovna , si je ne la trouve pas chez
elle maintenant.
Tu vas donc chez elle ? C'est pour là saluer? pour la
saluer? dit Ivan en souriant.
Alioscha resta confus.
Je crois avoir compris les exclamations de Dmitri. Il
t'a prié d'aller chez elle lui dire de... eh bien ... en un
mot, d'en finir ...
―― Frère, qu'adviendra -t-il de tout cela?
― C'est difficile à dire . Cette femme est une bête fauve. Il
faut empêcher le vieux de sortir et Dmitri d'entrer .
- Frère, permets- moi encore de te demander si un
homme a le droit de juger ses semblables et de décider
qui mérite de vivre et qui mérite de mourir.
- Pourquoi cette philosophie? Les qualités respectives

des individus ne sont pas ce qui importe dans une telle


question ; quant au droit... eh ! qui n'a pas le droit de
désirer ?
- Désirer la mort d'autrui ?

Mème la mort ! pourquoi mentir ? Tu fais allusion à


mes paroles de tout à l'heure, n'est-ce pas ? Me crois- tu ,
comme Dmitri , capable de verser le sang d'Ésope , -
— oui,
de le tuer?
- Que dis-tu , Ivan ? Jamais cette pensée ne m'est venue.
Je n'en aurais pas cru Dmitri lui- même capable.
Merci, dit Ivan en souriant. Sache que je défendrai
toujours le vieux. Quant à mes désirs, je leur laisse toute
liberté. A demain. Ne me juge pas mal, ne me prends pas
pour un scélérat.
138 LES FRÈRES KARAMAZOV .

Ils se serrèrent les mains plus vivement qu'ils n'avaient


jamais fait. Alioscha comprit que son frère lui faisait des
avances , non sans intention .

VII

Alioscha emportait de chez son père une étrange fatigue


de corps et d'esprit . Un sentiment très-voisin du désespoir,
et pour lui bien nouveau , l'accablait . Et cette préoccu
pation primait toutes les autres : comment cela finirait-il
entre son père et son frère Dmitri à propos de cette ter
rible femme ? Il sentait que, des deux, le plus malheureux
était Dmitri .
Sept heures sonnaient . Alioscha ne parvint pas avant la
tombée du crépuscule à la maison de Katherina Ivanovna,
une grande et confortable maison , sur la rue principale .
Il savait qu'elle vivait avec ses deux tantes. L'une était
la sœur de la mère d'Agafia Ivanovna, ――― que nous con
naissons déjà ; l'autre, une grande dame de Moscou , peu
fortunée . Les deux dames passaient pour obéir en tout
aux volontés de Katherina Ivanovna , avec qui elles ne
vivaient que pour sauvegarder les convenances . La jeune
fille ne rendait compte de sa vie qu'à sa bienfaitrice, la
générale , retenue à Moscou par sa mauvaise santé . Kathe
rina Ivanovna lui écrivait deux fois par semaine des lettres
détaillées.
En entrant dans le vestibule, et en disant son nom à la
LES FRÈRES KARAMAZOV . 139

domestique, Alioscha crut remarquer qu'on l'attendait déjà.


― Peut-être l'avait-on vu à travers les vitres. - - Il enten

dit un bruit de pas féminins , un froissement de robes,


comme si deux ou trois femmes se retiraient précipitam
ment dans une chambre voisine . Il s'étonna que son arri
vée produisit tant d'émotion .
On l'introduisit dans le salon , une grande pièce élégam
ment et abondamment meublée , à la mode pétersbour
geoise. Beaucoup de divans, de chaises longues , de grandes
et de petites tables, de tableaux , de vases, de lampes , de
fleurs ; il y avait même un aquarium, près d'une fenêtre.
Alioscha aperçut , dans le demi -jour , sur un divan qui
était sans doute occupé avant son arrivée, une mantille
de soie et, sur une table , devant le divan , deux tasses de
chocolat non achevées, des biscuits , du malaga , des bon
bons. Il pensa qu'il y avait des invités et fronça le sourcil .
Une portière se leva ; Katherina Ivanovna entra d'un
pas précipité, et, avec un sourire joyeux, tendit ses deux
mains à Alioscha. En même temps, une servante apporta
deux bougies allumées .
- Enfin, vous voilà ! J'ai passé toute la journée à prier
Dieu qu'il vous fit venir. Asseyez- vous.
La beauté de Katherina Ivanovna avait déjà étonné
Alioscha , trois semaines auparavant , quand son frère Dmitri
l'avait mené chez elle pour la lui présenter, car elle avait
désiré le connaître . Ils n'avaient pas causé : Katherina
Ivanovna crut Alioscha timide et, pour le mettre à l'aise,
ne cessa de parler avec Dmitri. Mais Alioscha l'avait beau
coup observée. Il admirait le port majestueux et l'aisance
fière de cette jeune fille. Il trouvait ses grands yeux bril
140 LES FRÈRES KARAMAZOV.

lants en parfaite harmonie avec cette pâleur chaude du


visage parfaitement ovale. Mais il pensait que ces lèvres
charmantes pouvaient très-bien ne pas retenir longtemps.
l'amour, - quoiqu'il comprît à merveille qu'on s'éprît
d'elles . Quand Dmitri lui demanda son opinion, Alioscha
ne lui cacha pas cette pensée .
- Tu seras heureux avec elle, mais peut-être ... pas
d'un bonheur tranquille.
- Frère, ces femmes-là restent toujours semblables à

elles-mêmes, elles ne plient pas devant la destinée . Pour


quoi donc veux-tu croire que je ne l'aimerais pas toujours ?
- Oui, tu l'aimeras toujours , sans doute ... du moins,
c'est possible ; mais peut- être , néanmoins, ne seras-tu pas
toujours heureux avec elle...
Alioscha n'avait exprimé cette opinion qu'en rougissant,
et avec le dépit d'avoir, pour céder aux prières de son
frère, laissé voir des pensées aussi « sottes » . Car aussitôt
qu'il les eut dites , il les avait lui-même jugées sottes.
D'autant plus fut -il étonné , quand , dès le premier regard
qu'il jeta, lors de cette seconde entrevue, sur Katherina
Ivanovna, il eut la conviction soudaine qu'il s'était trompé
dans son premier jugement. Le visage de la jeune fille
rayonnait autant de sincérité et d'ardeur que de beauté.
Tout son être ne respirait qu'une noble énergie fondée sur
une inébranlable confiance en elle-même . Alioscha com
prit aussitôt qu'elle avait conscience de la tragédie où elle
était mêlée et que peut-être elle savait déjà tout . Il se sen
tait devant elle comme coupable , vaincu et séduit à la fois.
- Je vous attendais, commença-t-elle, car c'est de vous
seul désormais que je puis savoir toute la vérité.
LES FRÈRES KARAMAZOV . 141

Elle était en proie à une agitation extraordinaire , voi


sine de l'exaltation.
- Je suis venu... murmura Alioscha d'une voix entre
"
coupée, je... Il m'a envoyé .
- Ah ! il vous a envoyé , je le pressentais . Maintenant,

je sais tout, tout ! dit Katherina Ivanovna (ses yeux jetaient


des éclairs). Attendez , Alexey Fédorovitch, je vais vous
dire pourquoi je désirais vous voir . J'en sais peut-être plus
que vous-même. Ce ne sont pas des nouvelles que j'espère
de vous. Je veux savoir la dernière impression qu'il a
produite sur vous , je veux que vous me racontiez le plus
franchement, le plus grossièrement même que vous pour
rez , ce que vous pensez de lui maintenant , après votre
dernière rencontre . Cela vaudra mieux qu'une explication
entre lui-même et moi , puisqu'il ne veut plus me voir .
Comprenez-vous ce que je vous demande ? Maintenant,
dites-moi pourquoi il vous a envoyé . Parlez sans détours.
- Il m'a chargé de vous saluer et de vous dire qu'il ne

viendra plus jamais et... de vous saluer...


-Saluer? Il a dit ce mot ? C'est ainsi qu'il s'est exprimé?
Oui.
- Peut-être a-t-il dit un mot pour un autre?
- Non, il a insisté pour que je vous
dise ce propre
mot : « saluer. » Trois fois de suite, il m'a recommandé
de ne pas oublier de vous dire ce mot même.
Le visage de Katherina Ivanovna s'empourpra .
-Aidez-moi, Alexey Fédorovitch, j'ai absolument besoin
de vous. Voici ce que je pense, - dites-moi si j'ai tort :
s'il vous avait dit de me saluer sans insister sur la trans
mission exacte du mot, sans le souligner, tout serait fini.
142 LES FRÈRES KARAMAZOV .

Mais s'il a appuyé sur ce mot particulièrement, s'il vous a


donné mission de me transmettre ce salut, c'est qu'il était
très-exalté, hors de lui , peut-être : il aura pris un parti
extrême dont il s'effrayait lui-même . Ce n'est pas de sang
froid qu'il a renoncé à moi , il lui a fallu faire un violent
effort. Le fait d'avoir tant souligné ce mot a le sens d'une
bravade.
- C'est cela ! c'est cela ! approuva Alioscha avec cha
leur, je pense tout à fait comme vous.
S'il en est ainsi, il n'est pas encore perdu . Ce n'est
que du désespoir ; je puis le sauver : ne vous a-t-il pas
parlé d'argent, de trois mille roubles ?
- Certes, et c'est peut-être ce qui l'obsède le plus. Il
dit qu'il est perdu d'honneur et que tout lui est égal désor
mais, répondit Alioscha qui sentait l'espérance lui revenir
et entrevoyait déjà une issue dans la situation affreuse de
son frère . Mais est- ce que vous... vous... savez tout à
propos de cet argent ? ...
- Depuis longtemps, j'ai télégraphié à Moscou et je sais
que l'argent n'y est pas parvenu . La semaine dernière,
j'ai appris que Dmitri avait encore besoin d'argent... Le
seul but auquel je tende est de lui faire comprendre quelle
est , pour lui , l'amitié la plus sûre, et il ne veut pas com
prendre que c'est moi qui suis son meilleur ami ! Il ne voit
que la femme en moi ! Comment faire pour qu'il puisse me
dire sans honte qu'il a dépensé ces trois mille roubles ? Car
cette honte, il peut l'avoir pour tous, pour lui-même, mais
pour moi ! Il dit bien tout à Dieu sans en rougir ! Pourquoi
me méconnaît-il ? Comment ose-t-il me méconnaître après
tout ce qui est arrivé ? Je veux le sauver. S'il le faut,
LES FRÈRES KARAMAZOV . 143

qu'il cesse de me considérer comme sa fiancée... Com


ment! il a honte devant moi ? Mais a-t-il eu honte devant
vous, Alexey Fédorovitch ? Eh ! n'ai-je donc pas encore
mérité sa confiance ?
Elle prononça ces derniers mots en pleurant.
― Je dois vous communiquer, dit Alioscha d'une voix

tremblante , ce qui vient d'arriver chez mon père .


Et il lui raconta la scène : comment il avait été envoyé
par Dmitri chez son père pour demander l'argent, com
ment Dmitri était arrivé lui-même et avait assommé Fédor
Pavlovitch , et comment , là -dessus , il lui avait , à lui,
Alioscha, recommandé une dernière fois d'aller (‹ saluer » …….
- Et il est allé chez cette femme, ajouta doucement
Alioscha.
―― Vous pensez que je ne pourrai me faire à l'idée qu'il
voit cette femme ? Il le pense aussi , mais il ne l'épousera
pas , dit-elle tout à coup avec un rire nerveux. Est- ce
qu'un Karamazov peut être éternellement en proie à un
tel entraînement ? Car c'est de l'entraînement , ce n'est
pas de l'amour ! Il ne l'é-pou-se-ra pas elle ne voudra
pas de lui !... fit-elle avec un rire étrange.
- Il l'épousera peut-être , dit tristement Alioscha en
baissant les yeux .
Il ne l'épousera pas, vous dis-je ! Cette jeune fille
est un ange ! Le saviez-vous ? Le sa-viez-vous ? s'écria
t-elle avec une fougue extraordinaire . C'est un être mira
culeux ! Certes , elle est séduisante, mais son âme est plus
belle encore que sa figure . Pourquoi me regardez- vous
ainsi , Alexey Fédorovitch ? Je vous étonne ? Vous ne me
croyez pas ?... Agrafeana Alexandrovna , mon ange, cria
144 LES FRÈRES KARAMAZOV .

t- elle tout à coup dans la direction de la porte voisine,


venez donc ici ! ce charmant garçon est au courant de
tout, montrez-vous donc !
- Je n'attendais que votre appel, dit une voix douce,
doucereuse plutôt .
La portière se souleva , et... Grouschegnka elle-même, en
riant , toute joyeuse, s'approcha de la table . Alioscha eut
une sorte de frisson. Il la regarda fixement, il ne pouvait se
détourner d'elle . - La voilà, cette terrible femme ! « cette
bête fauve! comme avait dit Ivan. Au premier abord ,
pourtant, c'était l'être le plus ordinaire, Dmitri ne s'était pas
trompé, le plus simple, une femme charmante et bonne : jolie,
soit, mais pareille à toutes les jolies femmes « ordinaires › .
Elle était plus que jolie, il est vrai très-belle . Une beauté
russe, de celles qui font tant de passions . Assez haute de
taille ,un peu moins grande pourtant que KatherinaIvanovna
(celle-ci était d'ailleurs d'une taille peu commune), forte,
avec des gestes élastiques et doux , comme alanguis dans
une douceur harmonisée avec celle de sa voix . Elle s'avança,
non pas, comme avait fait Katherina Ivanovna, d'un pas
ferme et puissant, mais sans bruit. Elle s'affaissa molle
ment dans un fauteuil , fit doucement bruire sa belle robe
de soie noire, et couvrit d'un châle, avec une mine de
chatte frileuse, son cou blanc comme l'écume et ses larges
épaules . Elle avait vingt- deux ans, et son visage attestait
juste cet âge. La peau était très-blanche, avec des reflets
rose pâle dans le teint ; l'ovale du visage un peu large, la
mâchoire inférieure un peu saillante . La lèvre supérieure
était mince , l'autre deux fois plus épaisse , presque enflée ;
une magnifique chevelure châtain , très-abondante , des
LES FRÈRES KARAMAZOV . 145

sourcils noirs, de superbes yeux gris d'azur, de très-longs


cils le plus indifférent des hommes, perdu dans la foule ,
se fût arrêté nécessairement devant ce visage , pour ne
pas l'oublier de longtemps . Alioscha s'étonnait surtout
de l'enfantine naïveté de la physionomie . Elle avait des
regards, des sourires d'enfant . Sous ses ondoiements félins ,
on sentait un corps puissant et gras. Son châle dessinait
des épaules pleines, et une forte poitrine de toute jeune
femme. Des experts , parmi les amateurs de la beauté
russe , auraient toutefois prédit , en regardant Grou
schegnka , que cette beauté, si fraîche encore , perdrait ,
aux environs de la trentaine, son harmonie, s'épaissirait,
que les traits se fondraient , que la peau du front et des
paupières s'écaillerait de rides , deviendrait rêche, que le
teint s'altérerait en un mot, c'était un type accompli de
cette beauté trop brève, si fréquente chez nous.
Alioscha restait comme fasciné . Mais pourquoi traînait
elle tant les syllabes ? Pourquoi parlait - elle avec tant
d'affectation ? Ce grasseyement devait paraître aristocra
tique à Grouschegnka , quelque mauvaise habitude qui
sentait son origine populacière . Pourtant, Alioscha ne pou
vait concilier ce manque de naturel avec cette expression
de gaieté puérile de toute la physionomie, cet éclat des
yeux où riait une joie de bébé .
Katherina Ivanovna l'avait fait asseoir er. face d'Alios
cha, et l'avait embrassée à plusieurs reprises sur les lèvres.
- Nous nous voyons pour la première fois , Alexey

Fédorovitch, dit-elle joyeusement. Je voulais la connaître


aller chez elle, mais elle est venue elle-même , au premier
appel . Je prévoyais que nous nous entendrions en tout,
146 LES FRÈRES KARAMAZOV
1
en tout ; mon cœur me le disait... On m'avait conseillé de
ne pas faire cette démarche, mais j'en augurais bien , et
je ne me suis pas trompée. Grouschegnka m'a expliqué
ses intentions . Elle est venue comme un bon ange m'ap
porter la joie et le bonheur...
Et vous ne m'avez pas méprisée , ma chère barichnia,
chanta plutôt que ne parla Grouschegnka, avec son sem
piternel sourire .
- Taisez - vous , enchanteresse , magicienne que vous

êtes ! Vous mépriser ! Je vais vous embrasser encore sur


votre jolie lèvre pour vous punir . On dirait qu'elle est un
peu enflée. Eh bien ! je vais la faire enfler encore davan
tage... Alexey Fédorovitch , regardez - la rire cela épa
nouit le cœur...
Alioscha rougissait et frissonnait.
Vous me gâtez , chère barichnia, je ne suis pas digne
de vos caresses.
― Pas digne ! pas digne ! s'écria Katherina Ivanovna
avec exaltation. Sachez , Alexey Fédorovitch , que nous
avons la tête très- fantasque , très-indépendante, et le cœur
très-fier , oh ! très- fier ! Nous avons des sentiments nobles ,
Alexey Fédorovitch, de généreux sentiments ; saviez- vous
cela ? Nous étions seulement triste , tout près de nous
sacrifier pour un homme peut - être indigne , et en tout cas
bien léger : un officier , -
— nous l'avons aimé, nous lui avons
tout donné, il y a cinq ans de cela, et il nous a oubliée , il
s'est marié. Maintenant il est veuf, il a écrit , il va venir,
et sachez que c'est lui seul que nous avons toujours aimé,
toute la vie. Quand il sera ici , Grouschegnka sera de
nouveau heureuse après ces cinq ans de tristesse . Que
LES FRÈRES KARAMAZOV . 147

peut-on nous reprocher ? Ce vieux marchand impotent?


Mais c'était plutôt un père, un ami, un protecteur ! Il nous
a trouvée désespérée , blessée , abandonnée... car elle vou
lait se noyer ! ce vieillard l'a sauvée ! il l'a sauvée !
Vous me défendez trop vivement, chère barichnia ,
vous allez un peu vite, traîna de nouveau Grouschegnka.
-- Je vous défends ! Est- ce à moi de vous défendre ?

Qui oserait vous défendre ? Grouschegnka , mon ange ,


donnez-moi votre main... Voyez cette petite main potelée ,
Alexey Fédorovitch , cette délicieuse petite main ! C'est
elle qui m'a apporté le bonheur , c'est elle qui m'a ressus
citée ! Et je veux la baiser, dessus , dessous ... et voilà !
et voilà...
Elle embrassait avec transport cette petite main, vrai
ment charmante (un peu trop charmante peut-être) . Grou
schegnka riait d'un rire nerveux et sonore, et se laissait
faire : il lui était visiblement agréable que la riche barichnia
lui baisât la main .
« Quelle excessive exaltation ! » pensait Alioscha.
- Si vous croyez me rendre confuse, chère barichnia,
en baisant ma main devant Alexey Fédorovitch , vous vous
trompez...
- Mais... ai-je donc voulu vous rendre confuse ? dit

Katherina Ivanovna un peu étonnée . Ah ! chère, que vous


me connaissez mal !
Mais peut-être ne me comprenez -vous pas non plus,
chère barichnia. Je suis peut-être moins bonne que vous
ne pensez. Mon cœur est très-corrompu . Je suis capri
cieuse, et c'est pour me moquer de Dmitri Fédorovitch
que je l'ai séduit.
148 LES FRÈRES KARAMAZOV .
-- Mais maintenant vous le sauverez vous-même, vous

me l'avez promis. Vous lui ferez entendre raison, vous lui


direz que depuis longtemps vous en aimez un autre que
vous allez épouser...
--
Ah ! non , je ne vous ai pas promis cela. C'est vous
qui avez dit tout cela ; moi, pas du tout .
Je ne vous ai donc pas comprise , dit d'une voix
sourde Katherina Ivanovna, en pâlissant légèrement . Vous
avez promis...
-Ah ! non , angélique barichnia , je ne vous ai rien
promis , dit d'une voix égale et douce Grouschegnka ,
sans perdre sa physionomie gaie et candide . Vous voyez,
barichnia, comme je suis mauvaise et capricieuse . Je ne
fais que ce qui me passe par la tête. Peut -être vous ai-je
promis tout à l'heure, mais maintenant je me dis : Et s'il
me plaît encore , ce Mitia ! Une fois, il m'a plu toute une
heure . Peut-être vais-je aller lui dire qu'à partir d'aujour
d'hui , il vivra chez moi pour toujours... Voyez comme
je suis inconstante ! ...
- Mais, tout à l'heure, vous disiez.... tout à fait autre
chose, put à peine murmurer Katherina Ivanovna .
- Oui, tout à l'heure , mais si vous saviez comme j'ai

le cœur changeant , comme je suis sotte ! Songez donc


combien il a souffert pour moi ! S'il me vient de la pitié
pour lui quand je l'aurai renvoyé , que faire ?
―――― Je ne m'attendais pas à cela...
-
Eh ! barichnia, comme vous êtes meilleure et plus
noble que moi ! Peut-être allez-vous cesser de m'aimer en

voyant quel caractère détestable j'ai . Donnez-moi votre


jolie main, angélique barichnia.
LES FRÈRES KARAMAZOV . 149

Elle prit respectueusement la main de Katherina Ivanovna.


- Je vais vous baiser la main comme vous avez baisé

la mienne ; il me faudra bien trois cents baisers pour


m'acquitter des trois que vous m'avez donnés... Que faire ?
que faire ? A la grâce de Dieu ! Je voudrais vous contenter,
mais ne faisons plus de promesses , les choses iront comme
il plaira à Dieu ! Quelle main ! quelle charmante petite
main ! Barichnia, que vous êtes belle !
Elle porta doucement à ses lèvres la main de Katherina
Ivanovna , dans le but étrange de s'acquitter des bai
sers qu'elle avait reçus . Katherina Ivanovna ne retira pas
sa main. Elle espérait encore, timidement, mais elle espé
rait ; elle voulait croire que Grouschegnka désirait sin
cèrement la « contenter » , et la jeune fille regardait avec
anxiété l'étrange créature , qui gardait toujours sa physiono
mie naïve , confiante, sa joie tranquille...
Elle est peut -être trop naïve » , pensait Katherina
Ivanovna , pour être si perverse ! »
Cependant Grouscheguka , tout émerveillée de cette « si
jolie petite main » , la portait lentement à ses lèvres . Ses lèvres
l'effleuraient presque, quand elle s'arrêta pour réfléchir.
―― Savez-vous , mon ange ? traîna-t- elle de sa voix la plus
doucereuse , savez-vous ? Je ne vous baiserai pas votre main!
Et elle se mit à ricaner gaiement .
- Comme vous voudrez ..... Qu'avez-vous ? s'exclama
Katherina Ivanovna en tressaillant.
- Gardez ce souvenir vous avez baisé ma main, et

moi , je n'ai pas baisé la vôtre , fit Grouschegnka avec des


éclairs dans les yeux en regardant fixement Katherina
Ivanovna.
150 LES FRÈRES KARAMAZOV.
- Insolente ! s'écria Katherina Ivanovna, comme si elle
eût compris tout à coup .
Elle se leva vivement, le visage en feu.
Sans se hâter, Grouschegnka se leva à son tour.
- Je vais conter à Mitia que vous m'avez baisé la

main et que j'ai refusé de baiser la vôtre . Comme il va


rire!
――――― Misérable ! sortez !

C'est honteux , barichnia, c'est honteux , et ça ne vous


va pas de dire de telles paroles , ma chère barichnia.
- Hors d'ici , femme vendue, hors d'ici !
Tous les traits de son visage tremblaient, elle était défi
gurée par la colère .
- Bon , vendue ! Mais vous- même , jeune fille
, vous
allez, le soir, seule , chez les jeunes gens, chercher de
l'argent, vendre votre beauté... Je sais tout.
Katherina Ivanovna poussa un cri ; elle allait se jeter
sur Grouschegnka. Alioscha saisit la jeune fille et la retint
de toutes ses forces .
- Ne bougez pas, taisez -vous, ne lui répondez plus,
elle s'en ira d'elle-même.
En cet instant accoururent les deux parentes de Ka
therina Ivanovna et la bonne. On s'empressa autour
de la barichnia.
Oui, oui , je m'en vais, dit Grouschegnka en pre
nant sur le divan sa mantille . Mon cher Alioscha, accom
pagne-moi.
-
Allez-vous-en , allez- vous- en au plus vite ! supplia
Alioscha en joignant les mains.
Accompagne-moi , Alioschegnka, j'ai un mot à te
LES FRÈRES KARAMAZOV . 151

dire , quelque chose de très-joli , de très-joli . C'est pour


toi que j'ai organisé cette petite comédie . Allons , viens ,
ma colombe, tu ne t'en repentiras pas.
· Alioscha
se détourna en faisant craquer ses doigts.
Grouschegnka éclata de rire et sortit en courant .
Katherina Ivanovna avait une crise de nerfs . Elle pleu
rait, les spasmes l'étouffaient.
-
Je vous avais prévenue, lui disait sa tante , je vous
déconseillais cette démarche , vous êtes trop vive... Vous
ne connaissez pas ces femmes-là, et celle-ci est pire que
toutes.
-- C'est un tigre ! vociféra Katherina Ivanovna. Pour

quoi m'avez-vous retenue, Alexey Fédorovitch ? je l'aurais


assommée ! Il faut qu'elle soit fouettée par le bourreau,
devant la foule !...
Alioscha fit quelques pas vers la porte .
Dieu ! s'écria-t-elle en joignant les mains , et lui !
comment peut-il être si malhonnète , si cruel ! Il lui a
raconté, à cette ignoble créature , ce qui s'est passé durant
ce jour fatal, ce jour maudit ... maudit ! « Vous êtes allée
vendre votre beauté , barichnia ... » Elle le sait ! ... Votre
frère est un misérable , Alexey Fédorovitch !
Alioscha voulut parler, mais il ne trouva pas un mot ;
son cœur se serrait d'angoisse .
- Allez-vous-en , Alexey Fédorovitch ! J'ai honte...

O Dieu !... Demain ... je vous en conjure , venez demain...


Ne me jugez pas, pardonnez- moi , je ne sais pas encore ce
que je vais faire de moi.
Alioscha sortit . Il chancelait comme un homme ivre.
Tout à coup la bonne le rejoignit .
152 LES FRÈRES KARAMAZOV .
- Barichnia a oublié de vous donner une lettre de
madame Khokhlakov .
Alioscha prit machinalement une petite enveloppe rose
et la mit, sans y songer, dans sa poche.

VIII

Le monastère n'était distant de la ville que d'une verste.


Alioscha marchait vite.
Il faisait déjà presque nuit . On distinguait à peine les
objets à trente pas . A moitié chemin , au centre d'un car
refour, se dressait un orme isolé , et contre l'arbre se pro
filait la silhouette d'un homme qui , aussitôt que parut
Alioscha, se détacha de l'arbre en criant :
- La bourse ou la vie!
-Ah! c'est toi , Mitia , dit Alioscha avec surprise, en
réprimant un frisson de terreur.
Ha ! ha ! ha ! Tu ne t'attendais pas à celle -là ! Je me
demandais où je devais t'attendre. Près de sa maison ,
j'aurais pu te manquer , il y a trois chemins ; tandis que
tu devais nécessairement passer par ici... Allons , parle ,
écrase-moi comme un cafard ... Mais qu'as-tu?
-Rien, frère... C'est un peu de frayeur. Ah ! Dmitri,
le sang de notre père, tout à l'heure !...
Alioscha pleurait . Depuis longtemps il désirait pleu
rer ; il lui semblait que quelque chose se déchirait en
lui.
LES FRERES KARAMAZOV . 153

Tu as failli le tuer... tu l'as maudit ... et voilà que


maintenant , ici... tu plaisantes ! La bourse ou la
vie !... >
- Et puis ? C'est inconvenant?
- Mais non... c'est...
- Attends ! Regarde cette nuit , vois comme elle est
morne ; ces nuages , ce vent...Je me cache ici , sous cet orme ,
et je t'attends en réfléchissant, en me disant (Dieu me soit
témoin ! ) : A quoi bon me tourmenter encore? voilà l'arbre :
la corde - mouchoir ou chemise ― sera bientôt faite... Ce
sera bientôt fait de débarrasser de moi la terre... Je t'en
tends marcher... Dieu ! il me semble qu'un peu de bon
heur tombe en moi ; je me dis : Il y a donc au monde un
homme que j'aime ! Le voici , ce petit homme , ce cher
petit frère que j'aime plus que tout au monde, le seul être
que j'aime véritablement ! Je t'aimais si fort, en ce moment,
que je voulus me jeter à ton cou . Mais une idée sotte me
vint : Je vais lui faire peur ! ` et j'ai crié comme un imbé
cile « La bourse ! » Pardonne-moi... Au fond de l'âme...
j'ai le sentiment de ma situation . Mais parle maintenant :
qu'a-t-elle dit ? Écrase-moi , frappe-moi , ne me ménage
pas . Elle est furieuse ?
-
Non, au contraire... Il y avait quelque chose là ,
Mitia, que tu ne soupçonnes pas. - Je les ai trouvées
toutes deux .
- Qui, toutes deux ?
-
Grouschegnka et Katherina Ivanovna………..
Dmitri Fédorovitch resta stupéfait.
-
Ce n'est pas possible ! Tu rêves ! Grouschegnka
chez...
154 LES FRÈRES KARAMAZOV .

Alioscha lui raconta tout ce qui venait d'arriver . Dmitri


l'écoutait en silence, en le regardant en face avec une
singulière fixité . Plus le récit avançait , plus son visage
devenait sombre, menaçant. Il fronçait le sourcil , grinçait
des dents ; son regard devenait encore plus fixe , plus ter
rible. Tout à coup , avec une rapidité inouïe , il changea
de visage ; ses lèvres contractées se desserrèrent, et il
éclata du rire le plus franc, le plus irrésistible.
Alors, elle ne lui a pas baisé la main ! Elle est partie
sans lui baiser la main ! s'écria-t-il dans un transport ma
ladif, qu'on eût pu dire infâme s'il eût été moins artificiel.
Et l'autre l'a appelée tigre ! Elle ne se trompe pas . Et il
faut la livrer au bourreau ? Évidemment ! Ce devrait être
fait depuis longtemps . C'est un gibier d'échafaud , en effet.
Elle est tout entière dans cette action , cette reine d'in
solence , cette reine des furies , de toutes les pires créa
tures possibles ! Et elle est chez elle? J'y vais tout de suite,
j'y vais... Ne m'accuse pas , je suis d'accord avec vous
qu'il faudrait l'écraser.
Et Katherina Ivanovna ? dit tristement Alioscha.
-Oh! celle-là , je la comprends aussi , je la vois plus
que jamais . C'est la merveille des quatre parties du monde,
je veux dire des cinq ... Une telle démarche ! C'est bien la
même Kategnka , cette pensionnaire qui n'a pas craint de
venir chez un officier débauché par dévouement pour son
père , au risque des suprêmes outrages. Quel orgueil !
quelle soif de danger ! quel désir de se mesurer avec la
destinée ! O quel appétit d'infini ! Sa tante la retenait vai
nement, n'est- ce pas ? « Je puis tout vaincre , tout va me
céder ; j'ensorcellerai Grouschegnka elle-même. » Elle y
LES FRÈRES KARAMAZOV . 155

croyait certainement ; à qui la faute ? Tu penses que c'est


par calcul , par ruse qu'elle a baisé la première la main
de Grouschegnka ? Non , c'était de bonne foi ; elle avait
pris Grouschegnka en affection ... C'est- à-dire, pas Grou
schegnka, mais son idée à elle , son rêve , son désir ; « car,
pensait-elle , c'est mon rêve , c'est mon idée . » Eh ! Alio
scha, comment as-tu échappé à de pareilles femmes ? Tu
t'es enfui en retroussant ta robe ? Ha ! ha ! ha!
- Frère , tu ne songes même pas à l'offense que tu as
faite à Katherina Ivanovna en confiant à Grouschegnka
l'histoire... de ce jour ... tu sais ? Grouschegnka la lui a
jetée à la figure comme un défi . Quelle pire offense, frère ?
Alioscha était inquiet et fâché du plaisir que semblait
causer à Dmitri l'humiliation de Katherina Ivanovna.
-――― Baste ! fit Dmitri en fronçant les sourcils et en se

frappant le front. En effet , je lui ai conté cela , je me le


rappelle. C'était le jour que je t'ai dit , quand j'étais ivre,
pendant que les tziganes chantaient . Mais je sanglotais en
disant cela ! J'étais à genoux devant l'idée de Katia , et
Grouschegnka le comprenait ; elle pleurait ! ... Ah ! diable !
Elle pleurait alors, et maintenant... maintenant elle se sert
d'une confidence comme d'un poignard ! Voilà les femmes !
Il resta quelques instants absorbé.
- Oui , je suis un misérable, dit- il d'une voix profonde .

Qu'importe que j'aie dit cela en pleurant ! je n'en suis pas i


moins odieux de l'avoir dit. Réponds là -bas que j'accepte
toutes ses condamnations , si cela peut la consoler. Et
assez... Adieu ! Notre conversation n'est pas gaie , pauvre
ami. Poursuivons chacun notre route. Je ne veux plus te
revoir avant le dernier moment . Adieu , Alexey.
156 LES FRÈRES KARAMAZOV .

Il serra fortement la main d'Alioscha sans relever la


tête, et se dirigea à grands pas vers la ville . Alioscha le
suivit du regard , ne pouvant croire ce départ définitif.
-- Alexey , encore un mot , à toi seul , dit Dmitri , qui

en effet revint sur ses pas. Regarde-moi bien vois-tu , ici,


je tiens en réserve la plus abominable des infamies , ici ...
En disant ici , Dmitri se frappait la poitrine . Sa physio
nomie était indescriptible .
--- Tu me connais , je suis un misérable, un assuré mi

sérable ; mais quoi que j'aie fait et quoi que je puisse faire
encore , rien n'égale l'infamie que je porte maintenant
sur ma poitrine, l'infamie que je pourrais étouffer, re
marque-le , mais que je n'étoufferai pas. Non ! je la com
mettrai, sache-le bien ! Si j'y renonçais, je pourrais recon
quérir toute mon honnêteté ; mais je n'y renoncerai pas .
Je réaliserai mon ignoble dessein , et sois-moi témoin que
je te le dis dès maintenant . L'abîme ! la nuit ! Inutile de
t'expliquer... Le temps t'apprendra . La boue et l'enfer !
Adieu . Ne prie pas pour moi , je n'en suis pas digne.
D'ailleurs , c'est inutile , je ne veux pas de prières ! Sors
de mon chemin !
Et il partit, cette fois, vraiment...
Alioscha s'en alla au monastère.
<< Quoi ! Je ne le verrais plus ?... Dès demain j'irai le
chercher !... Que dit-il ?... »

Il avait encore le cœur serré quand il entra au monastère.


« Pourquoi ? pourquoi en était-il sorti ? Pourquoi
l'avait-on envoyé dans le monde ? Ici le repos , la sain
teté; là le trouble, la nuit inextricable ... »
LES FRÈRES KARAMAZOV. 157

Dans la cellule veillaient le novice Porfiry et l'archi


prêtre , le Père Païssi , qui , toute la journée , était venu,
à chaque heure, prendre des nouvelles du Père Zossima.
Le starets allait de pis en pis , comme Alioscha l'apprit
avec douleur .
Il s'affaiblit , il somnole, dit doucement le Père Païssi
à Alioscha. On peut à peine le réveiller. D'ailleurs , à quoi
bon ? Il s'est réveillé tout à l'heure pour cinq minutes et
a demandé qu'on portât sa bénédiction à la communauté,
afin qu'elle priât pour lui. Il a parlé de toi , Alexey . Il a
demandé où tu étais ; on lui a dit que tu étais allé à la
ville. « Qu'il soit béni , a-t- il dit ; là-bas est sa place , non
pas ici . » Tu es un de ses grands soucis : vois quel hon
neur pour toi ! Mais comment t'assigne- t- il une place dans
le monde ? Il lit sans doute dans tes destinées, Mais ton
passage dans le monde sera pour toi une épreuve , com
prends-le , Alexey. Ne crois pas que le starets entende te
livrer aux pompes et aux œuvres du siècle...
Le Père Païssi sortit . Alioscha ne doutait pas que le
starets ne touchât à ses derniers instants. Peut- être pro
longerait- on sa vie d'un jour ou deux . Alioscha décida
que, malgré qu'il eût promis de revoir son père , son frère,
les Khokhlakov et Katherina Ivanovna , il ne sortirait pas
le lendemain du monastère , et resterait auprès du starets
jusqu'à sa fin. Il se reprochait amèrement d'avoir pu un
seul instant, là-bas, dans la ville , oublier le saint qui gisait
sur son lit de mort . Il entra dans la chambre à coucher
du starets, s'agenouilla et salua jusqu'à terre le mourant.
Le starets dormait doucement ; à peine entendait- on sa
respiration. Son visage était calme . Retournant dans la
158 LES FRÈRES KARAMAZOV .

chambre voisine , Alioscha , sans se déshabiller , s'étendit


sur un étroit divan couvert de cuir, où il passait depuis
longtemps les nuits . Mais avant de s'endormir, il se jeta
à genoux et fit de longues prières. Dans sa ferveur , il
demandait à Dieu de dissiper ses troubles , de lui rendre
la paix dont il jouissait naguère. Tout à coup, il sentit dans
sa poche la petite enveloppe rose que Katherina Ivanovna
lui avait fait remettre. Il tressaillit, mais termina sa prière ;
puis , après quelques hésitations , il déchira l'enveloppe.
Elle contenait un petit billet à lui adressé, et signé Liza ;
c'était de cette même jeune fille, mademoiselle Khokhla
kov, qui se moquait de lui , dans la matinée , devant le
starets.
Alexey Fédorovitch, je vous écris en secret de tout le
monde, même de maman, et je sais que cela est mal ; mais
je ne peux plus vivre sans vous faire savoir ce qui est né
dans mon cœur, et ce que personne autre que nous deux
ne doit savoir, au moins pendant quelque temps . Mais
comment vous dire ce que je veux vous dire ? On dit que
le papier ne rougit pas ; je vous jure que c'est faux, et que
lui et moi nous sommes tout rouges . Cher Alioscha, je vous
aime ; je vous aime depuis notre enfance , depuis Moscou ,
alors que vous étiez bien différent de ce que vous êtes ,
et je vous aime pour toute la vie. Vous êtes l'élu de mon
cœur. Il faut que nous passions notre vie ensemble jusqu'à
nos vieux jours , à condition , bien sûr , que vous quittiez
le monastère. Quant à notre âge , nous attendrons autant
que la loi l'exige . Alors je serai guérie , je marcherai , je
danserai, il n'y a pas de doute à cela. Vous voyez que j'ai
tout calculé. La seule chose que je ne puisse prévoir, c'est
LES FRÈRES KARAMAZOV . 159

l'opinion que vous aurez de moi après avoir lu cette lettre.


Je ris toujours, je plaisante, et ce matin encore je vous ai
fâché . Mais je vous assure que tout à l'heure , en prenant
la plume , j'ai prié devant l'image de la sainte Vierge en
pleurant presque. Mon secret est entre vos mains . Demain ,
quand vous viendrez , je ne sais même pas si je pourrai
vous regarder. Ah ! Alexey Fédorovitch , qu'arrivera- t-il
si je ne puis m'empêcher d'éclater de rire en vous regar
dant? Vous me croirez folle ! Mais je vous en prie , ami ,
si vous avez de la pitié pour moi , ne me regardez pas
trop en face quand vous viendrez, car rien ne pourra
peut-être m'empêcher de rire en vous voyant dans votre
longue robe. Rien qu'en y pensant, il faut que je fasse un
effort pour rester sérieuse . Quand vous serez entré , ne
me regardez donc pas tout de suite ; regardez maman ou
la fenêtre .
< Voilà ma lettre d'amour écrite . Mon Dieu ! qu'ai-je
fait? Alioscha, ne me méprisez pas ; si c'est mal , si cela
vous peine , pardonnez -moi. Ma réputation maintenant
dépend de vous. Je sens que je vais pleurer. Au revoir
jusqu'à cette entrevue terrible.
< LIZE .

« P. S. Alioscha, venez absolument , absolument,


absolument .
« Lize. »

Alioscha lut cette lettre deux fois avec étonnement.


Il resta songeur , puis sourit de plaisir, doucement, puis
tressaillit; ce sourire lui avait paru coupable. Il remit la
lettre dans l'enveloppe sans se hâter, fit un signe de croix
160 LES FRÈRES KARAMAZOV .

et se coucha. Tout son trouble intérieur était dissipé.


Seigneur ! garde-les tous ; protége les malheureux et
les révoltés , conduis - les , rectifie leurs voies . Tu es
l'amour , tu peux à tous dispenser la joie ! » murmura-t-il
en faisant des signes de croix ; puis il s'endormit du som
meil des innocents.
DEUXIÈME PARTIE

LIVRE IV
LES AMOURS D'ALIOSCIA.

Alioscha s'éveilla avant l'aube . Le starets était sorti de


1
son assoupissement. Bien qu'il se sentit très-faible, il vou
lut se lever et s'asseoir dans un fauteuil. Il était en pleine
possession de ses facultés ; son visage rayonnait de joie
intérieure ; son regard était extrêmement affable.
――――― Peut-être ne verrai-je pas la fin de ce jour , dit-il à
Alioscha.
Les moines se réunirent dans la cellule du starets.
Le jour commençait.
Le starets parlait beaucoup il semblait vouloir dire , à
cette heure suprême , tout ce qu'il n'avait pu dire durant
sa vie , moins pour donner des enseignements que pour
partager avec ceux qu'il aimait l'étrange joie de ses der
niers instants. Mais il fut bientôt fatigué . Il ferma les
yeux , puis les rouvrit, et appela Alioscha.
Il n'y avait plus dans la cellule que le Père Païssi , le
I.
162 LES FRÈRES KARAMAZOV.

Père archiprêtre Iossif et le novice Porfiry. Le starets re


garda fixement Alioscha et lui demanda tout à coup :
Est-ce que les tiens t'attendent, mon fils ?
Alioscha parut embarrassé.
On a peut-être besoin de toi ? Tu
1 as dû promettre à
quelqu'un d'aller le voir aujourd'hui?
-En effet...A mon père...à mes frères...à d'autres encore .
- Tu vois ! Vas-y tout de suite et ne te chagrine pas.

Je ne mourrai point avant d'avoir prononcé devant toi les


dernières paroles qu'entendront de moi les vivants. C'est
à toi que je les léguerai, mon fils , à toi , mon cher fils, car
je sais que tu m'aimes. Et maintenant va rejoindre ceux
qui t'attendent.
Alioscha se soumit, quoiqu'il lui fût très-pénible de
quitter son auguste ami en un tel moment. Mais la pro
messe du starets de lui léguer comme un testament ses
dernières paroles emplissait d'enthousiasme l'âme du
novice. Il se hâta, pour en finir au plus tôt avec ses
affaires dans la ville et revenir au monastère .

II

Alioscha se dirigea d'abord vers la maison de son père.


Chemin faisant, il se rappela que Fédor Pavlovitch lui
avait recommandé d'entrer à l'insu d'Ivan . « Pourquoi ?
se demandait Alioscha. S'il veut me dire quelque chose
en secret, pourquoi s'en cacher ? Il est probable que
l'émotion l'aura empêché de s'expliquer hier. ›
LES FRÈRES KARAMAZOV . 163
1
Il fut pourtant satisfait quand Marfa Ignatievna (Grigory
était malade) lui dit qu'Ivan Fédorovitch était sorti depuis
une couple d'heures.
Et mon père ?
- Il est levé, il prend son café.
Alioscha entra. Le vieux se tenait assis auprès d'une
table : vêtu d'un paletot usé, les pieds dans des pantou
fles, il feuilletait distraitement des papiers d'affaires. Il avait
le visage fatigué ; son front, où s'étaient formées de
grandes cicatrices, était couvert d'un foulard rouge. Son
nez, très-enflé, très - écorché, donnait à son visage un aspect
particulièrement méchant. Le vieux le savait lui-même, et
il jeta un mauvais regard à Alioscha.
- Le café est froid, dit-il d'un ton sec, je ne t'en offre

pas. Je n'ai que de la oukha pour tout potage. Je ne suis


visible pour personne ; pourquoi es-tu venu ?
- Je suis venu m'enquérir de votre santé, dit Alioscha.
f
Oui, d'ailleurs, hier, je t'avais prié de venir. Sottises,
tout cela ! Ce n'était pas la peine de te déranger . Je savais
bien que tu allais accourir...
Il parlait sur le ton le plus maussade . Il finit par se
lever et examina soucieusement sa figure pour la quaran.
tième fois peut- être depuis le matin . Il arrangea avec soin
son foulard rouge .
- Un foulard rouge... c'est mieux ! Le foulard blanc a
tout de suite... un air d'hôpital, dit-il sentencieusement.
Eh bien, que fait ton starets ?
- Il va très-mal, il mourra peut- être aujourd'hui, dit
Alioscha.
Fédor Pavlovitch n'entendit même pas la réponse.
164 LES FRÈRES KARAMAZOV .
> Ivan est sorti , dit-il. Il cherche à souffler à Mitia sa

fiancée . C'est pour cela qu'il reste ici .


- Vous l'a-t-il dit lui-même ?
- Depuis longtemps, il y a trois semaines de cela. Ce

n'est pas pour m'assassiner qu'il est venu , et il a un but……


- Que dites-vous ? pourquoi parlez -vous ainsi ? dit
avec angoisse Alioscha.
――――― Il ne me demande pas d'argent, d'ailleurs il n'aura
rien. Moi, mon cher Alexey, j'ai l'intention de vivre le
plus longtemps possible, que chacun se le tienne pour dit,
et j'ai besoin de tous mes kopeks , car plus je vivrai, plus
il m'en faudra, continua - t-il en marchant à grands pas à
travers la chambre, les mains enfoncées dans les poches
de son paletot taché et déchiré. Je n'ai que cinquante- sept
ans, j'ai toutes mes forces et je compte en avoir pour une
vingtaine d'années encore ; or, je vieillirai, je deviendrai
laid, les femmes ne viendront plus volontiers, et il me
faudra de l'argent ! C'est pourquoi j'en amasse le plus pos
sible .C'est pour moi toutseul , mon cher Alexey Fédorovitch ,
sachez -le bien ! car je ne changerai pas de vie, jusqu'à la
fin, sachez -le bien... On est mieux dans la boue... Tout le
monde me blâme, et pourtant tout le monde mène en
secret la vie que j'affiche au grand jour . Quant à ton
paradis, Alexey, je n'en veux pas, entends- tu ? D'ailleurs,
ton paradis est inconvenant pour un homme bien élevé , -
en admettant qu'il y ait un paradis ! On s'endort pour ne
plus s'éveiller, voilà mon opinion . Souvenez-vous de moi ,
oubliez-moi , ça m'est égal . Voilà ma philosophie . Hier,
Ivan a très-bien parlé là-dessus ; nous étions souls . D'ail
leurs, c'est un hâbleur , Ivan , un faux savant ! ...
LES FRÈRES KARAMAZOV . 165

Alioscha écoutait en silence.


- Pourquoi ne me parle-t-il pas ? Et quand il lui arrive

de
A m'adresser la parole, pourquoi fait-il des mines dégoû
tées? C'est un misérable , ton Ivan ! Et Grouschka , je
l'épouserai tout de suite , si je veux... Quand on a de
l'argent, il suffit de vouloir, on a tout. C'est bien ce dont
Ivan a peur : il voudrait m'empêcher d'épouser Grouschka ,
et il pousse Dmitri à la prendre. Comme s'il avait quelque
chose à gagner en tout ceci ! Que j'épouse ou que je
n'épouse pas, il n aura rien. Mais voilà : si Dmitri épouse
Grouschka, Ivan épouse la riche fiancée de Dmitri ! Voilà
ses calculs ! Un misérable, ton Ivan !
- Comme vous êtes irrité ! C'est la suite d'hier. Vous
feriez bien de vous recoucher.
- Tu oses me dire cela ! Mais , va, je ne me fâche pas

contre toi . D'Ivan je ne le supporterais pas, je n'ai jamais


eu de bonté qu'avec toi pour tous les autres je suis
méchant.
- - Vous n'êtes pas méchant, vous êtes aigri , dit Alioscha
en souriant.
Écoute. Je voulais faire mettre en prison ce brigand
de Mitka aujourd'hui même. Je ne sais pas encore quel
parti je prendrai. Il est vrai qu'aujourd'hui le respect.
qu'on doit aux parents passe pour un préjugé, mais les lois,
même celles de notre temps, ne permettent pas encore de
traîner un père par les cheveux , de le frapper au visage
à coups de botte et de le menacer, par-dessus le marché,
devant témoins , de venir le tuer. Si je voulais , je pour
rais donc le faire arrêter .
Mais vous ne voulez pas ; non , vous ne le voulez pas !
166 LES FRÈRES KARAMAZOV .

Ivan m'en a dissuadé . J'aurais fait peu de cas d'Ivan,


mais il y a autre chose...
Et il se pencha vers Alioscha pour continuer à voix
basse :
-Si je le mettais en prison, ce misérable, elle le sau
rait et irait aussitôt le voir : tandis que si elle apprend
aujourd'hui qu'il m'a à moitié tué, moi , vieillard affaibli,
elle l'abandonnera peut-être et viendra prendre de mes
nouvelles... Voilà comme elle est ! Je la connais bien...
Veux-tu du cognac? Prends du café froid, je t'y verserai
deux doigts de cognac, c'est excellent .
――― Non, merci. Je préfère ce petit pain , dit Alioscha en
prenant sur la table un petit pain français de trois kopeks
qu'il mit dans la poche de sa soutane . Et je vous conseille
de ne pas boire de cognac aujourd'hui.
-- Oui, cela irrite, mais rien qu'un petit verre...
Il ouvrit un buffet, se versa un verre, referma le buf
fet et remit la clef dans sa poche.
-- C'est tout. Un petit verre ne me tuera pas.
Vous voilà meilleur !
Hum ! je n'ai pas besoin de cognac pour t'aimer. Je
ne suis méchant qu'avec les méchants . Vagnka ne veut
pas aller se promener à Tchermachnia, pourquoi ? Il veut
m'espionner, savoir combien je donnerai à Grouschegnka
quand elle viendra. Tous des misérables ! D'ailleurs , je le
renie, Ivan. D'où vient-il ! Il n'a pas l'âme comme toi et
moi . Il compte sur ma fortune . Mais je ne laisserai pas
même de testament , sachez-le bien ! Quant à Mitka , je
l'écraserai comme un cafard . Je le ferai craquer sous ma
pantoufle comme un cafard , ton Mitka ! Je dis ton Mitka,
LES FRÈRES KARAMAZOV . 167

parce que je sais que tu l'aimes . Mais tu peux l'aimer, je


n'ai pas peur de toi. Ah ! si Ivan l'aimait, je craindrais
pour moi... Mais Ivan n'aime personne ; Ivan n'est pas
notre homme. Les gens comme lui ne sont pas de notre
monde . C'est de la poussière des chemins... Le vent souf
flera sur les chemins, et il n'y aura plus de poussière ...
Hier, une lubie m'a passé par la tète quand je t'ai dit de
venir aujourd'hui . Je voulais m'enquérir par ton intermé
diaire si Mitka consentirait , le va-nu-pieds, le misérable ,
pour mille ou deux mille kopeks, à quitter cette ville pour
cinq ans, ou mieux encore, pour trente-cinq ans, - et
sans Grouschka. Hé ?
Je... je lui demanderai ... murmura Alioscha . Si
peut- être vous donniez trois mille roubles , peut - être il...
-- Halte ! C'est inutile maintenant . J'ai changé d'avis .
C'est une sotte idée. Je ne donnerai rien , mais là, ri-en¦
J'ai besoin de mon argent. J'écraserai Mitka comme un
cafard. Ne va pas lui donner des espérances, au moins !
D'ailleurs , toi- même , tu n'as rien à faire ici , va-t'en.
Cette Katherina Ivanovna, sa fiancée , qu'il m'a empêché
de voir, l'épousera-t-elle , oui ou non ? Tu es allé hier
chez elle, je crois .
Elle ne l'abandonnera pour rien au monde.
- C'est toujours ces misérables, ces noceurs, qu'aiment
: les tendres barichnias ! Elles ne valent rien, ces pâles ba
richnias, va ! Ah ! s'il s'agissait... Parbleu , si j'avais sa jeu
nesse et ma figure de jadis , - car j'étais mieux que lui,
à vingt-huit ans, Gey je triompherais comme lui ! Ah ! le
gaillard ! Mais il n'aura pas Grouschegnka, il ne l'aura
pas... je le réduirai en poussière !
168 LES FRÈRES KARAMAZOV .

Il s'exaltait.
— Va-t'en ! tu n'as rien à faire ici , répéta t-il d'un ton
rude.
Alioscha s'approcha pour lui dire adieu et le baisa sur
l'épaule .
Qu'as-tu donc ? dit le vieux un peu étonné . Nous
nous reverrons. Crois-tu me dire adieu pour toujours ?
Non pas, c'est... sans autre intention .
C'est bon, dit le vieillard . ― Écoute , écoute ! cria-t-il
comme Alioscha s'en allait. Viens un de ces jours manger
la oukha. J'en ferai faire d'excellente , promets-moi de
venir, dès demain , entends-tu?
Aussitôt qu'Alioscha fut sorti, Fédor Pavlovitch revint à
son buffet et se versa encore un demi-verre.

III

< Dieu soit loué ! mon père ne m'a pas demandé des nou
velles de Grouschegnka » , pensait Alioscha en se rendant
chez madame Khokhlakov, « car j'aurais été obligé de lui
raconter la rencontre d'hier... Mon père est irrité et mé
chant. Il faut absolument que je voie aujourd'hui même
Dmitri. »nxt
Et tout absorbé par ses réflexions mélancoliques , il allait
sans regarder où il marchait. Tout à coup, il fit un faux
pas, butta contre une pierre et tomba si malheureuse
ment qu'il se blessa à la main droite. Il se releva , un
LES FRÈRES KARAMAZOV . 169

peu honteux de sa maladresse, entoura de son mouchoir


sa main d'où le sang coulait en abondance, et reprit son
chemin.
Mais cet incident donna un autre cours à ses pensées .
Au lieu, comme on aurait pu s'y attendre, que la douleur
physique les assombrit encore , il se sentait dans l'âme
une paix ' nattendue, et un sourire détendait ses traits
fatigués, - le même sourire, discrètement joyeux, qu'il
avait eu en achevant de lire la lettre de Liza...
Quelques minutes après, il entrait chez les Khokhlakov,
qui habitaient une des maisons les plus élégantes de la ville ;
madame Khokhlakov accourut à la rencontre d'Alioscha.
- Savez-vous que Katherina Ivanovna est chez nous ?
- Quelle heureuse rencontre ! s'écria Alioscha. Je lui
avais promis d'aller la voir aujourd'hui.
Je sais tout ! Je connais tous les détails de ce qui
s'est passé hier, avec cette vile créature . C'est tragique !
A sa place... Je ne sais ce que j'aurais fait à sa place !
Avouez que votre frère est étonnant ! Il est ici actuelle
ment ... allons , je m'embrouille , ce n'est pas le terrible
Dmitri , c'est Ivan Fédorovitch que je veux dire . Il a pré
sentement avec elle une conversation solennelle . Et si
Vous saviez ce qui se passe entre eux ! C'est terrible !
Quelle invraisemblable histoire ! Ils se rendent malheu
reux à plaisir , sans savoir pourquoi . Je vous attendais,
j'avais besoin de vous voir ; je ne peux plus supporter cela ,
je vais tout vous dire . Mais voici l'important... ah ! j'allais
oublier! Pourquoi Liza a-t-elle eu une crise nerveuse dès
qu'elle a entendu dire que vous arriviez ?
- Maman, c'est vous qui avez une crise maintenant,
170 LES FRÈRES KARAMAZOV .

ce n'est plus moi ! dit de la chambre voisine la voix aiguë


de Liza .
On sentait qu'elle faisait effort pour ne pas éclater de
rire.
- Ce ne serait pas étonnant, Liza, avec tout le mauvais
sang que tu me fais faire ! Du reste , elle est malade ,
Alexey Fédorovitch ; elle a eu la fièvre toute la nuit. Avec
quelle impatience j'attendais le matin , qui devait nous
amener le docteur Herzenschtube ! Il dit qu'il n'y com
prend rien, qu'il faut attendre . C'est toujours la même
chanson ! Et dès que vous êtes entré dans la maison, elle
a jeté un cri et elle a voulu être portée dans sa chambre.
Maman , je ne savais pas du tout qu'il venait ; ce n'est
pas à cause de lui que j'ai voulu rentrer chez moi ...
Voilà un mensonge , Liza ! Julie est venue te dire
que c'était Alexey Fédorovitch . Elle le guettait depuis
assez longtemps !
Chère maman, ce n'est pas malin de votre part, ce
que vous faites là ! Si vous voulez dire quelque chose de
plus spirituel, dites à M. Alexey Fédorovitch que ce n'est
pas bien malin à lui non plus d'oser se montrer aujour
d'hui, quand hier tout le monde s'est moqué de lui.
Liza, tu es par trop hardie ; je t'assure que tu m'o
bligeras à prendre des mesures sévères à ton égard. Qui
donc pourrait se moquer de lui ? Je suis si contente de le
voir! J'ai tant besoin de lui ! Ah! Alexey Fédorovitch , je
suis très-malheureuse ! ...
-Qu'avez-vous donc, chère maman ?
- Tes caprices, Liza, ton inconstance , ta maladie, crois
tu que tout cela ne soit rien? Ces nuits de fièvre ! et le
LES FRÈRES KARAMAZOV . 171

terrible Herzenschtube ! l'éternel. l'éternel , l'éternel


Herzenschtube ! et enfin tout !... Et cette tragédie, là , dans
le salon ! je ne puis supporter cela ; je vous le déclare
d'avance, je ne le puis pas ! Et une comédie mêlée à une
tragédie... ah ! ... Dites-moi , le starets Zossima ira- t-il
jusqu'à demain ? O Dieu ! que devenir ? je ferme.sans cesse
les yeux et je me dis que tout n'est que sottise ! sottise !
ext Je vous prie, interrompit Alioscha, de mé donner un
linge pour panser ma main . Je me suis blessé, et cela me
fait beaucoup souffrir.
Alioscha défit son bandage . Le mouchoir était plein de
sang. Madame Khokhlakov poussa un cri et ferma les yeux.
-Dieu ! quelle blessure ! c'est horrible !
Liza, ayant aperçu à travers une fente le mouchoir
ensanglanté, ouvrit brusquement la porte.
-Entrez entrez ici ! cria-t-elle impérieusement.
O Dieu! pourquoi restiez-vous là debout sans rien dire?
Mais il aurait pu perdre tout son sang, maman ! Et com·
ment vous êtes-vous blessé ainsi ? De l'eau ! de l'eau ! I
faut laver la blessure ! mettez vos doigts dans l'eau froide....
Vite ! de l'eau , maman ! Dans un bol ! Mais plus vite donc !
cria-t-elle avec un mouvement nerveux.
- Il faudrait peut-être envoyer chercher Herzenschtube,
proposa madame Khokhlakov.
--
Maman, vous me ferez mourir avec yotre Herzen
schtube ! Pour qu'il vienne dire : « Je n'y comprends rien,
il faut attendre » ? De l'eau ! de l'eau ! maman, par Dieu!
allez vous-même chercher Julie qui se cache je ne sais où
et n'est jamais là quand on a besoin d'elle. Mais plus vite,
maman, ou je meurs !...
172 LES FRÈRES KARAMAZOV .

Mais ce n'est rien ! s'écria Alioscha effrayé de leur


terreur.
Maman, donnez-moi de la charpie, de la charpie , et
cette eau pour les coupures, comment s'appelle - t-elle ? Vous
l'avez là ... là ... vous savez où est le flacon ? Dans votre
chambre à coucher, l'armoire à droite : il y a un grand
flacon et de la charpie .
- Tout de suite, Liza, mais ne crie pas et ne t'inquiète

pas! Vois avec quelle fermeté Alexey Fédorovitch supporte


la douleur ! Où donc vous êtes-vous blessé ainsi , Alexey
Fédorovitch?
Elle sortit sans attendre la réponse.
- Tout d'abord , répondez-moi , commença aussitôt

Liza : où avez-vous osé vous blesser ainsi ? Je vous parlerai


ensuite de toute autre chose ; allons , dites !
Alioscha, comprenant que les instants étaient précieux ,
raconta très-vite ce qui lui était arrivé . Liza joignit les mains.
- Est-il possible ! est-il possible , à votre âge, de ne pas
encore savoir marcher? s'écria-t-elle avec colère. Vous êtes
un gamin , et le plus gamin des gamins ! Autre chose main
tenant . Pouvez - vous, Alexey Fédorovitch, malgré votre
douleur, parler raisonnablement de choses insignifiantes ?
Parfaitement ; je ne sens presque plus mon mal .
- C'est parce que votre doigt est dans l'eau. Il faut la
changer tout de suite , elle s'échaufferait. Julie , va chercher
un morceau de glace à la cave et un nouveau bol d'eau...
Maintenant qu'elle est partie, parlons d'affaires, et vite,
mon cher Alexey Fédorovitch . Veuillez me rendre ma
lettre tout de suite, car maman peut rentrer d'un instant
à l'autre , et je ne veux pas...

vi deg altid na bata


LES FRÈRES KARAMAZOV. 173

-Je ne l'ai pas sur moi .


- Ce n'est pas vrai ! Je savais bien que vous me feriez
ce mensonge ! Elle est dans votre poche . J'ai tant regretté
toute cette nuit cette plaisanterie ! Rendez- moi ma lettre à
l'instant ! rendez-la-moi !
-Je l'ai laissée chez moi.
- Mais enfin ! vous ne pouvez pas ne pas me prendre
pour une toute petite fille, après cette lettre si sotte, si
niaise ! Je vous prie de me pardonner cette bêtise ! ... Mais
rapportez-moi ma lettre , si vraiment vous ne l'avez pas
sur vous. Aujourd'hui même ! Je la veux absolument
aujourd'hui même.
C'est impossible aujourd'hui, je vais au monastère , et
je ne pourrai revenir de deux, trois ou quatre jours peut
être, car le starets...
- Quatre jours ! Écoutez. Avez-vous beaucoup ri de moi?
- Pas le moins du monde.
- Pourquoi donc ?
- Parce que je vous ai crue sincère .
- Mais vous m'offensez !
- Pas du tout, les choses s'accompliront comme vous
l'avez décidé : quand le starets Zossima sera mort, je quit
terai le monastère , j'achèverai mes études, je passerai mes
examens , et dès que nous aurons l'âge exigé par la loi , nous
nous marierons. Je vous aimerai toujours , quoique je n'aie
pas encore eu le temps d'y penser jusqu'ici . Mais j'ai
réfléchi que je ne trouverai jamais une femme meilleure
que vous, et le starets m'ordonne de me marier.
-
- Mais je suis un monstre ! On me roule sur un fauteuil,
dit Liza en riant.
174 LES FRERES KARAMAZOV.

Ses joues s'empourprèrent.


-Je vous soignerai . Mais je suis certain qu'à cette
époque vous serez guérie.
Vous êtes fou ! dit nerveusement Liza . Vous écha
faudez un projet sérieux sur une plaisanterie ! - Mais
voici maman , très à propos peut- être. Maman , comme
vous êtes lente ! Est-il possible de rester si longtemps ? Et
voici Julie aussi qui apporte de la glace,
- Ah ! Liza, ne crie pas, je t'en prie, c'est l'important ,
ne crie pas ! J'ai de tes cris... par- dessus la tête ! Mais que
faire ? Tu as fourré la charpie ailleurs ! J'ai cherché ,
cherché !... Je soupçonne que tu l'as fait exprès.
- Comme si j'avais pu prévoir qu'il viendrait avec un

doigt coupé ! Peut-être , d'ailleurs , si je l'avais prévu ,


aurais-je fait exprès... Maman, vous devenez très-spiri
tuelle .
-Bon , spirituelle ! Mais comme tu parles, Liza ! quelle
conduite ! Oh ! cher Alexey Fédorovitch , ce n'est pas telle
ou telle chose qui me tue ; c'est le tout, c'est l'ensemble...
Assez , maman , assez, dit en riant Liza ; donnez
plutôt la charpie et l'eau. C'est de l'acide de plomb, Alexey
Fédorovitch, un excellent remède . Maman, imaginez- vous
qu'il est tombé par terre ; il ne sait pas encore marcher !
Quel petit bonhomme ! Dites- moi un peu, n'est-ce pas un
vrai gamin ? Peut- il se marier , après cela , maman ? Car
imaginez-vous qu'il veut se marier ! Il est même déjà
marié ! N'est-ce pas ridicule? n'est- ce pas terriblement
risible ?
Liza éclatait de son rire nerveux en regardant mali
cieusement Alioscha.
LES FRÈRES KARAMAZOV . 175

Voyons, Liza, à quel propos parler de mariage ? Cela


ne te regarde pas... Comme elle vous a bien pansé, Alexey
Fédorovitch ! Je n'aurais jamais pu si bien faire ! Souffrez
vous encore ?
-A présent, pas trop .
- Katherina Ivanovna vient d'apprendre votre arrivée,
Alexey Fédorovitch , et elle désire vivement vous voir.
Gr Ah ! maman, allez-y toute seule . Il ne peut pas en
core y aller , il souffre trop .
-Je ne souffre pas du tout , je peux très-bien y aller...
Comment ! vous vous en allez ? Ah ! c'est comme ça !
-- Mais qu'est-ce que cela fait? Dès que j'aurai fini là

bas , je reviendrai , et nous causerons tant que vous vou


drez. J'ai hâte de voir Katherina Ivanovna , afin de pouvoir
rentrer aujourd'hui même au monastère .
-
Maman , emmenez -le le plus vite possible . Alexey
Fédorovitch , ne prenez pas la peine de me revoir après
Katherina Ivanovna ; allez tout droit à votre monastère ,"
c'est là que votre vocation vous appelle . Moi , je vais dor
mir; je n'ai pas dormi de la nuit.
Ah ! Liza , que tout cela est ridicule ! Mais , au fait ,
si tu te couchais réellement ?
- Je resterai encore quelques minutes , trois
, cinq
même, murmura Alioscha.
- - Même cinq ! Emmenez-le donc , maman ! C'est un
monstre !
-Liza, tu es folle ! Allons-nous-en, Alexey Fédorovitch,
elle est trop capricieuse aujourd'hui . Je crains de l'irriter
encore. Oh ! quelle plaie qu'une femme nerveuse , Alexey
Fédorovitch ! Mais peut-être a-t-elle réellement sommeil...
176 LES FRÈRES KARAMAZOV .

Comme votre présence l'a vite endormie , et quel bonheur!


- Ah ! maman , vous êtes aimable ! Que je vous em
brasse pour cela, maman ; venez !
- Et moi aussi , Liza , je vais t'embrasser... Écoutez ,
Alexey Fédorovitch , fit- elle d'un air important et mysté
rieux en s'en allant avec Alioscha , je ne veux pas vous
influencer, lever les voiles de ce mystère ; mais entrez ,
et vous allez vous-même voir ce qui se passe . C'est ter
rible ! La plus fantastique des comédies... Elle aime votre
frère Ivan Fédorovitch, et elle veut se persuader que c'est
votre frère Dmitri qu'elle préfère . C'est terrible, vous
dis-je . J'entrerai avec vous, et, si on le permet, je resterai.

IV

Cependant, l'entretien au salon touchait à sa fin . Kathe


rina Ivanovna était très-animée ; mais sa physionomie expri
mait une résolution énergique . Ivan Fédorovitch se leva en
voyant entrer madame Khokhlakov et Alioscha . Alioscha
regarda la jeune fille avec inquiétude Je vais done sa
voir le mot de toutes ces énigmes » , pensait-il . Depuis un
mois , il entendait dire de tous côtés qu'Ivan aimait Kathe
rina Ivanovna et voulait la souffler à Mittia. Cela semblait
monstrueux à Alioscha . Il aimait ses deux frères et s'ef
frayait de leur rivalité . Mais Dmitri lui-même ne lui avait-il
pas déclaré, la veille , qu'il était ravi des desseins d'Ivan
et qu'il tâcherait de l'aider à les réaliser ? Comment ? En

7
LES FRÈRES KARAMAZOV . 177

épousant Grouschegnka ! Alioscha considérait ce parti


comme désespéré, ayant cru jusque-là que Katherina Iva
novna aimait Dmitri passionnément . Pouvait-elle aimer un
homme comme Ivan ? Non ; c'était Dmitri qu'elle aimait ,
précisément pour le mal autant que pour le bien qui
était en lui. Mais durant la scène de Grouschegnka , ses
opinions avaient changé. Et voilà que l'affirmation caté
gorique de madame Khokhlakov : que Katherina Ivanovna
aimait Ivan et se leurrait d'un amour forcé pour Dmitri ,
un amour de reconnaissance, corroborait les nouvelles im
pressions d'Alioscha . « Peut-être est -ce vrai ; mais alors
quelle est la situation d'Ivan ? » Alioscha sentait instinc
tivement qu'un caractère comme celui de Katherina Iva
novna avait besoin de domination : or , cette domination
pouvait s'exercer sur Dmitri , non pas sur Ivan . « Et si elle
n'aimait ni l'un ni l'autre ! » pensa-t-il tout à coup . Il se
rendait nettement compte de toute l'importance d'une
telle rivalité entre les deux frères. Que les reptiles se
mangent entre eux ! » avait dit Ivan . Mais qui plaindre ?
que souhaiter ? Il les aimait tous deux !
En voyant Alioscha , Katherina Ivanovna dit vivement à
Ivan qui se disposait à sortir :
- Un instant ! je veux avoir l'opinion d'Alexey Fédo
rovitch . J'ai une très-grande confiance en lui . Madame
Khokhlakov , restez aussi .
Elle fit asseoir Alioscha auprès d'elle.
Vous êtes tous mes amis, les êtres que j'aime le plus
au monde , commença-t- elle d'une voix vibrante d'émo
tion. Vous , Alexey Fédorovitch , vous avez été témoin de
cette scène terrible. Vous n'avez pas vu cela , Ivan Fédo
178 LES FRÈRES KARAMAZOV .

rovitch ! Écoutez , Alexey Fédorovitch , je ne sais même


plus si je l'aime maintenant , lui . J'ai pitié de lui : mau
vaise marque d'amour ! Si je l'aimais, peut-être le haïrais -je
après cela; mais avoir pitié !
Sa voix tremblait , des larmes brillaient dans ses yeux.
Alioscha tressaillit. Elle est sincère » , pensait-il , « et...
elle n'aime plus Dmitri . »
――――- C'est cela ! c'est bien cela ! s'écria madame Khokhla
kov.
-- Attendez, ma chère. Je ne vous ai pas encore dit la

résolution que j'ai prise cette nuit . Je sens que c'est un


parti bien grave, mais je sais que je n'y renoncerai jamais
pour rien au monde ! … .. Mon cher, mon bon, mon précieux
conseiller , lui qui connaît si bien le cœur humain , mon
meilleur ami, Ivan Fédorovitch , m'approuve en tout et
loue ma décision... Il la connaît.
- Oui , je l'approuve , dit Ivan Fédorovitch d'une voix
douce et ferme.
- Mais je désire qu'Alioscha... -
— pardonnez-moi de
vous parler si familièrement , Alexey Fédorovitch , -je
désire qu'Alexey Fédorovitch me dise à son tour si j'ai
raison ou tort ; je pressens , Alioscha, mon frère , car vous
êtes mon frère ! s'écria-t-elle avec emportement en pre
nant dans ses mains ardentes la main froide d'Alioscha , je
pressens que votre approbation m'apaiserait compléte
ment, et je me soumettrai volontiers à ce que vous aurez
décidé.
GAD Je ne sais ce que vous allez me demander , dit Ano
scha en rougissant. Je sais seulement que je vous aime,
et que je souhaite votre bonheur plus vivement que le
LES FRÈRES KARAMAZOV. 179

mien même... Mais je ne suis pas au courant de toute


cette affaire..., s'empressa-t-il d'ajouter, on ne sait pour
quoi.
G C'est une affaire d'honneur et de devoir , Alexey
Fédorovitch ; c'est quelque chose de plus encore peut-être , 1
oui, plus encore que le devoir lui-même ! Je vous dirai
tout en deux mots s'il épouse cette... créature, ce que
je ne pourrais jamais lui pardonner , je ne l'abandonnerai
pourtant pas, je ne l'abandonnerai jamais ! fit-elle avec une
exaltation maladive . Non pas que je sois résolue à le suivre,
à l'importuner de mes soins, à le faire souffrir ! Point. Je
m'en irai dans une autre ville, n'importe où , mais je ne
cesserai pas de m'intéresser à lui . Quand il sera malheu
reux , ce qui ne tardera certainement pas, ― - qu'il vienne
à moi . Je serai pour lui une amie, une sœur : une sœur
seulement, certes, toujours, mais une sœur aimante, qui
lui ai sacrifié toute ma vie . Je réussirai ainsi à me faire
comprendre de lui et à obtenir sa confiance ! s'écria-t-elle
avec une sorte de fureur. Je serai pour lui le Dieu qu'il
priera à genoux , et c'est le moins qu'il me doive pour
effacer sa trahison et tout ce que j'ai souffert hier grâce
à lui . Et qu'il sache que je resterai éternellement fidèle à
la parole une fois donnée, malgré ses infidélités et ses
trahisons. Je serai….... je deviendrai le chemin de son
bonheur pour toute sa vie ! pour toute sa vie ! Voilà ma
décision . Ivan Fédorovitch l'approuve hautement .
Elle étouffait. Peut -être aurait-elle voulu parler avec
plus de dignité, plus de naturel. Elle s'était exprimée avec
trop de précipitation, sans adresse. C'était chez elle comme
une satisfaction d'orgueil qu'elle avait cherchée pour se
180 LES FRÈRES KARAMAZOV .

revancher de l'humiliation de la veille . Tout à coup son


visage s'assombrit, il y avait de la méchanceté dans l'éclat
de ses yeux .
- C'est, en effet, ma pensée, dit Ivan. Toute autre aurait
tort d'agir ainsi : vous avez raison . Vous êtes sincère ,
d'une sincérité absolue , et c'est justement pourquoi vous
avez raison...
- Mais c'est un mouvement passager ! interrompit
madame Khokhlakov, c'est le ressentiment d'hier .
L'excellente dame n'avait pu se retenir de faire cette
observation, d'ailleurs très-juste .
― Eh oui ! interrompit à son tour Ivan , avec une
sorte d'emportement .
Il était évidemment irrité de l'observation de madame
Khokhlakov.
C'est cela , reprit-il , chez une autre ce ne serait en
effet qu'un mouvement passager. Mais avec l'âme de Kathe
rina Ivanovna , c'est pour la vie . Ce qui pour les autres
n'est qu'une promesse faite à la légère est un engagement
sacré pour elle. Votre vie , Katherina Ivanovna, se consu
mera désormais dans une douloureuse contemplation de
vos vertus. Mais la souffrance finira par se calmer , votre
dévouement sera très-adouci par la satisfaction que le
devoir accompli verse dans les âmes orgueilleuses .
Il parlait d'un ton âpre, ironique, et sans même prendre
la peine de cacher son ironie.
- O Dieu ! que tout cela est faux ! s'écria de nouveau
madame Khokhlakov.
―――― Alexey Fédorovitch ., parlez ! je suis impatiente de
vous entendre, dit Katherina. Ivanovna.

"
LES FRÈRES KARAMAZOV. 181

Elle éclata en sanglots .


Alioscha se leva.
- Ce n'est rien, ce n'est rien, reprit-elle tout en pleu
rant. C'est l'émotion ... c'est l'insomnie... mais avec des
amis comme votre frère et vous , je garde confiance ...
car je sais... que vous ne m'abandonnerez jamais.
Malheureusement , demain même il faudra que je
parte pour Moscou. Je vous laisserai pour longtemps , et
malheureusement encore ce voyage ne peut être remis,
dit tout à coup Ivan Fédorovitch.
Demain ? à Moscou ! s'écria Katherina Ivanovna
bouleversée , mais... mon Dieu ! ... que c'est heureux !
s'exclama-t-elle d'une voix changée.
Son visage ne gardait déjà plus aucune trace de larmes,
ce n'était déjà plus la jeune fille blessée et désolée : c'était
la femme maîtresse d'elle-même .
- Ce n'est pas de votre départ que je me félicite ,
reprit - elle avec le sourire charmant d'une mondaine .
Un ami comme vous ne pouvait , d'ailleurs , me supposer
une telle pensée . Je serais au contraire désolée de ne
plus vous voir ...
Elle prit les mains d'Ivan Fédorovitch et les serra vive
ment.
- Mais je me réjouis de pouvoir faire connaître par

vous à ma tante et à ma sœur dans quelle situation je


suis. Vous saurez concilier la franchise avec tous les
ménagements nécessaires. Vous ne pourriez vous ima
giner combien j'étais malheureuse hier et ce matin : je
ne savais comment leur écrire cela. Mais ma lettre devient
très -simple et très-facile à faire , puisque c'est vous qui
182 LES FRÈRES KARAMAZOV .

la leur expliquerez . Voilà de quoi je m'estime si heureuse,


de cela seulement , croyez-moi ..... Je cours écrire cette
lettre, conclut-elle brusquement, en faisant un mouvement
vers la porte.
-Et Alioscha ! Et l'opinion d'Alexey Fédorovitch que
vous désiriez tant connaître ! s'écria madame Khokhlakov
avec une intonation sarcastique.
Je ne l'ai pas oublié , dit Katherina Ivanovna en
s'arrêtant. Mais pourquoi êtes- vous si malveillante pour
moi en un tel moment , ma chère ? continua-t- elle avec
amertume. J'ai toujours la même pensée ; son opinion
m'est peut- être plus précieuse encore que tout à l'heure :
je ferai ce qu'il dira ... Mais qu'avez - vous , Alexey Fédo
rovitch ?
- Je n'aurais jamais pu m'imaginer cela, dit Alioscha
d'un ton de reproche .
-D Quoi donc ?
-Il part pour Moscou, et vous vous écriez : Quel bonheur !
et vous l'avez fait exprès ! et aussitôt vous avez expliqué
que ce n'était pas de son départ que vous vous félicitiez ,
qu'au contraire vous regrettez de perdre un ami ... et là
encore vous jouiez la comédie ... comme sur un théâtre.
Sur un théâtre ! Comment ? Que dites- vous ? s'écria
Katherina stupéfaite et fronçant les sourcils en rougissant.
Vous affirmez que vous regrettez en lui un ami, et
pourtant vous insistez sur le bonheur que vous cause son
départ !
Mais de quoi parlez- vous ? je ne comprends pas !
Je ne sais pas moi-même. Je suis comme illuminé
d'une lumière soudaine. Je sais que ce que je dis est
LES FRÈRES KARAMAZOV . 183

mal, mais je parlerai quand même , continua- t- il d'une


voix tremblante . Vous n'aimez pas Dmitri... Vous ne l'avez
jamais aimé... D'ailleurs, Dmitri ne vous a pas aimée lui
même... dès le commencement... Il vous estime , voilà
tout. Vraiment, je ne sais comment j'ai l'audace….. mais il
faut bien que quelqu'un ose dire la vérité... car personne
ici n'ose la dire.
- Quelle vérité ? s'exclama Katherina Ivanovna avec
violence.
G La voici, murmura Alioscha. (Il avait les sensations

et l'expression d'un homme qui se précipite d'une hau


teur.) Appelez Dmitri , qu'il vienne ici prendre votre main
et celle de mon frère Ivan, et qu'il les joigne ! Car vous
faites souffrir Ivan parce que vous l'aimez, et vous vous
torturez vous-même , en vous imposant pour Dmitri un
amour qui vous est à charge... Vous vous êtes juré à vous
même de l'aimer !
Alioscha se tut.
- Vous... vous ... vous êtes fou ! fit Katherina Ivanovna ,
pâle, les lèvres contractées.
Ivan Fédorovitch éclata de rire et se leva.
- Tu t'es trompé, mon bon Alioscha, dit-il avec une

physionomie qu'Alioscha ne lui connaissait pas encore ,


une expression juvénile, naïve , naïvement sincère. Jamais
Katherina Ivanovna ne m'a aimé . Elle sait depuis long
temps que je l'aime, quoique je ne lui ai jamais parlé de
mon amour. Elle le savait, mais elle ne m'aimait pas . Je
n'ai même pas été son ami, jamais , pas un instant ; son
orgueil lui suffit, elle n'a pas besoin de mon amitié . Elle
me souffre maintenant auprès d'elle pour se venger sur
184 LES FRÈRES KARAMAZOV .

moi des incessantes offenses de Dmitri, depuis leur pre


mière rencontre... Car même cette première rencontre est
restée dans sa mémoire comme un souvenir d'offense . Ma
part fut de l'entendre dire des paroles d'amour adressées
à un autre. Je pars donc, et restez convaincue , Katherina
Ivanovna, que vous n'avez jamais aimé que Dmitri Fédo
rovitch Karamazov . Plus il vous offensait, plus vous l'aimiez ,
tel qu'il est, tel qu'il est précisément, à cause même de
ses offenses. S'il devenait meilleur , vous vous détourne
riez de lui, vous cesseriez de l'aimer. Vous aimez en lui
l'héroïsme de votre dévouement aux prises avec son infi
délité. Tout cela, par orgueil . Oh ! cela ne va pas sans beau
coup d'humiliations, bien des affronts ; mais humiliations
et affronts sont encore des prétextes pour votre orgueil .
Je suis trop jeune, je vous aime trop, j'aurais mieux fait
de ne vous rien dire , de vous quitter silencieusement.
Vous seriez moins offensée, peut être . Mais je vais loin et
je ne reviendrai pas... C'est donc pour toujours... J'ai tout
dit. Adieu, Katherina Ivanovna . Ne soyez pas fâchée contre
moi . Je suis cent fois plus puni que vous, puni par ce seul
fait que je ne vous reverrai plus . Adieu . Je ne veux pas
prendre votre main. Vous m'avez trop fait souffrir et trop
consciemment pour que je puisse pardonner à cette heure.
Plus tard , peut-être, mais maintenant... je ne veux pas
prendre votre main. Den Dank, Dame, begehr ich nicht¹ ,
ajouta-t-il avec un sourire forcé .
Il sortit sans même saluer la maîtresse de la maison.
- Ivan ! cria Alioscha éperdu , en courant à la suite de

' Je n'ai pas besoin de votre reconnaissance, madame.


LES FRÈRES KARAMAZOV . 185

son frère, reviens , Ivan ! Mais non , il ne reviendra pour


rien au monde ! ' reprit- il avec désolation , et c'est ma
faute... Il reviendra, pourtant ! oui, oui, il reviendra , un
jour...
Katherina Ivanovna se retira dans une pièce voisine...
- Vous n'avez rien à vous reprocher, vous avez agi
comme un ange , dit madame Khokhlakov . Je ferai tous mes
efforts pour empêcher Ivan Fedorovitch de partir .
La joie rayonnait sur le visage de l'excellente dame.
Elle prit Alioscha par la• main et l'emmena dans le ves
tibule .
- Elle est orgueilleuse , elle ne veut pas vous avouer
la vérité, elle se débat contre elle-même , mais c'est une
âme bonne, charmante , généreuse . Mon cher Alexey Fédo
rovitch, nous toutes, ses deux tantes, Liza et moi, depuis
un mois nous nous efforçons de la persuader d'abandonner
Dmitri Fédorovitch qui ne l'aime pas , et d'épouser Ivan
Fédorovitch , ce savant et cet excellent cœur, dont elle
est passionnément aimée.
― Mais elle semble offensée par les paroles que j'ai osé
dire !
-Ne croyez pas à la colère des femmes, Alexey
Fédorovitch ! Je suis pour les hommes, moi , contre les
femmes !
- Maman, vous lui donnez de mauvais conseils ! dit la
voix aigrelette de Liza.
-Non, c'est moi qui ai fait tout le mal ! répétait Alio
scha, inconsolable .
-
Au contraire, je vous dis que vous avez très - bien
agi, comme un ange ! comme un ange !
1,86 LES FRÈRES KARAMAZOV .
- Maman, en quoi a-t- il agi comme un ange ? fit de
nouveau Liza.
- Je mesuis toutà coup imaginé, reprit Alioscha, comme
s'il n'eût pas entendu la voix de Liza, qu'elle aimait Ivan ,
et je n'ai pu m'empêcher de le lui dire. Que va-t-il arriver ?
- Mais de qui parlez - vous ? cria Liza . Maman , voulez

vous me faire mourir ? Je vous interroge, et vous ne me


répondez pas !
Une domestique entra dans le vestibule.
- Katherina Ivanovna se trouve mal... Elle pleure...
une crise nerveuse...
- Qu'y a-t-il donc ? continuait Liza désespérée . Maman !
c'est moi qui vais avoir une crise !……
- Tais-toi, Liza, au nom de Dieu ! laisse- moi !
Madame Khokhlakov courut au secours de Katherina
Ivanovna.
- Pour rien au monde, cria Liza, je ne veux vous voir,
Alexey Fédorovitch , pour rien au monde ! Parlez - moi à
travers la porte. Qu'est- ce qu'on dit ? Vous êtes devenu
un ange ? Comment avez-vous mérité cet honneur ? Voilà,
tout ce
1 que je veux savoir.
― C'est une folie qui m'a mérité
cet honneur, Liza,
adieu .
- Je vous défends de vous en aller ainsi , cria-t-elle.
-
Liza , j'ai une peine réelle, je vais revenir , mais
croyez- moi, j'ai un chagrin véritable, véritable !...
Il sortit en courant.
LIVRE V

POUR ET CONTRE .

Alioscha se rendit au monastère : il était anxieux de


savoir comment allait le starets . Le vieillard était retombé
dans son assoupissement, le médecin assurait aux moines
qu'ils n'avaient, pour plusieurs heures au moins, aucune
catastrophe à redouter. Alioscha les quitta donc de nou
veau et retourna chez madame Khokhlakov.
La crise de Katherina Ivanovna avait abouti à une pro
stration profonde. Maintenant, elle délirait . On avait envoyé
chercher Herzenschtube et les tantes.
- Allez voir Liza, dit madame Khokhlakov. Liza ! con
tinua-t-elle en s'approchant de la chambre de sa fille , je
t'amène Alexey Fédorovitch.
- Merci , maman. Entrez, Alexey Fédorovitch.

Alioscha entra. Liza le regarda d'un air embarrassé et


rougit jusqu'aux oreilles. Elle était honteuse, et comme
on fait d'ordinaire en ce cas, elle se mit à parler de toute
autre chose que de ce qui la préoccupait le plus en cet
instant. Mais tout à coup elle se pencha vers Alioscha et
lui dit :
188 LES FRÈRES KARAMAZOV .

-Allez donc voir à la porte si maman ne nous écoute


pas.
Alioscha obéit, ouvrit la porte .
―― Personne, Liza, il n'y a personne .
- Approchez-vous donc, Alexey Fédorovitch, dit- elle
en rougissant encore. Donnez-moi votre main , c'est cela .
Je dois vous faire une confession . Ma lettre d'hier était
sérieuse.
Elle cacha son visage entre ses mains, puis, reprenant
la main d'Alioscha, elle la baisa trois fois de suite préci
pitamment.
Ah ! Liza, c'est bien ! s'écria Alioscha tout joyeux.
Je savais bien que c'était sérieux .
144 Ah ! vraiment ? Si sûr ? fit - elle en repoussant la
main d'Alioscha tout en la retenant.
Elle rougissait de plus en plus et riait de bonheur.
Je lui baise la main, et il trouve cela « bien » !
Alioscha était confus.
Je voudrais vous plaire toujours, Liza, mais je ne
sais comment faire , murmura-t-il en rougissant à son tour .
Alioscha , mon cher , que vous êtes froid et fat !
Voyez-vous ça ! il a daigné me choisir comme épouse , et le
voilà tranquille ! Il était sûr que je lui avais écrit sérieu
sement ! Quelle fatuité !
Est-ce donc mal d'avoir cru ce que vous me disiez ?
-Ah! Alioscha, mais non ! C'est même très-bien, dit-elle
en le regardant avec tendresse.
Alioscha restait debout, sa main dans celle de Liza . Tout
à coup il se pencha et la baisa sur la bouche.
----
Eh ! qu'est- ce que c'est ? qu'avez-vous ? s'écria Liza.
LES FRÈRES KARAMAZOV. 189

Alioscha était complétement désorienté.


― Pardonnez- moi, si ce n'est pas comme cela qu'il faut

faire...C'est peut-être très-mal, ce que j'ai fait... mais vous


dites que je suis froid, et moi..... je vous ai embrassée.
Mais je vois que j'ai eu tort...
Liza se mit à rire , et cacha de nouveau son visage
dans ses mains.
Et avec cette robe , encore ! dit- elle en riant.
Mais brusquement elle redevint sérieuse, presque triste.
- Non, Alioscha,
pas encore de baisers ! Nous avons le
temps ... Dites - moi plutôt comment vous , si grave , si
intelligent, vous voulez prendre pour femme une sotte et
une malade comme moi . Que je suis heureuse, Alioscha !
Car je ne suis pas digne de vous , pas du tout !
Liza ! bientôt je quitterai le monastère , je rentrerai
dans le monde et je me marierai . Car il le faut . Lui- même
me l'a ordonné. Et qui pourrais -je choisir de préférence
à vous ?... et qui , sauf vous, m'agréerait ? Car j'y ai déjà
pensé ! D'abord nous nous connaissions tout enfants , et
puis vous avez beaucoup de qualités qui me manquent .
Vous êtes plus gaie que moi , plus naïve, car moi , j'ai déjà
compris bien des choses... Ah ! vous ne savez pas, je suis
aussi un Karamazov ! Vous pouvez rire, plaisanter, vous
moquer de moi , mais cela me fait plaisir, car vous riez
comme une petite fille charmante.
- Alioscha, laissez- moi votre main ! Pourquoi l'aviez

vous retirée ? dit Liza d'une voix tremblante de joie.


Écoutez , quel costume mettrez-vous quand vous quitterez
le monastère ? Ne riez pas, et n'allez pas vous fâcher, c'est
très-important pour moi.
190 LES FRÈRES KARAMAZOV .
- Je n'y ai pas encore pensé, Liza . Je m'habillerai
comme il vous plaira le mieux .
- Je veux que vous vous fassiez faire un veston en
velours bleu sombre, un gilet en piqué blanc et un cha
peau de feutre gris ... Dites donc, vous avez cru , tout à
l'heure , que je ne vous aimais pas, quand j'ai renié ma
lettre d'hier ?
- Non, je ne l'ai pas cru.

-Oh! l'insupportable ! l'incorrigible !


- Voyez-vous, je savais que vous m'aimiez, du moins
il me semblait bien. Pourtant j'ai fait comme si je vous
croyais... comme si je croyais que vous ne m'aimiez plus ,
pour que ça vous fût... plus commode .
- Voilà qui est pire encore , pire et mieux que tout !

Alioscha, je vous aime à la folie ! Avant que vous vinssiez ,


je m'étais dit : Je vais lui demander ma lettre , et s'il me
la donne , - comme on pouvait si bien l'attendre de votre
part, - cela voudra dire qu'il ne m'aime pas , qu'il ne
sait rien, que c'est tout simplement un sot gamin, et que
je suis perdue. Mais vous aviez laissé la lettre dans votre
cellule, et cela m'a donné du courage . Car vous l'aviez
laissée, n'est-ce pas, parce que vous pressentiez que j'allais
vous la redemander, et pour n'être pas obligé de me la
rendre ? N'est-ce pas ? n'est-ce pas ?
Cont Pas du tout, Liza, ce n'est pas cela. J'ai la lettre sur

moi, et je l'avais déjà tout à l'heure dans cette poche la


voici.
Alioscha tira la lettre de sa poche et la montra de loin
à Liza, en riant.
- Seulement vous ne l'aurez pas. Regardez-la à distance.
LES FRÈRES KARAMAZOV . 191

- Comment? vous avez menti ? Un moine, mentir !


― Soit, j'ai menti pour ne pas vous rendre votre lettre.

Elle m'est trop précieuse ! ajouta-t-il avec émotion. Je la


garderai toujours.
Liza le contemplait avec enthousiasme.
- Alioscha, fit-elle à voix basse , voyez donc encore à

la porte si maman ne nous écoute pas .


―― Oui , Liza , je vais regarder, mais est-ce bien ?
Dites ? Pourquoi soupçonner votre mère d'une telle bas
sesse?
- Comment, bassesse ? Quelle bassesse ? Parce qu'elle
surveillerait sa fille? Mais c'est un devoir ! il n'y a pas de
bassesse ! s'écria Liza tout enflammée . Soyez sûr, Alexey
Fédorovitch, que , quand je serai mère , quand j'aurai une
fille comme moi , je la surveillerai aussi .
Vraiment, Liza ? ce n'est pas bien.
- Mon Dieu ! Mais où voyez-vous du mal ? S'il
ne 暮
s'agissait que d'une conversation quelconque , écouter
serait une bassesse. Mais une jeune fille, enfermée avec
un jeune homme ! ... Sachez que je vais vous surveiller
dès que nous serons mariés. Je décachetterai toutes vos
1
lettres et je les lirai….. Vous voilà prévenu !
- C'est entendu, murmura Alioscha, mais ce n'est pas
bien.
- Quelle affectation ! Alioscha , mon cher , ne nous
querellons pas déjà ! Je préfère vous dire toute la vérité .
Certes, c'est mal d'écouter aux portes, j'ai tort et vous
avez raison : n'empêche que j'écouterai toujours, moi .
Faites ! Vous ne me surprendrez jamais..... dit en
riant Alioscha.
192 LES FRÈRES KARAMAZOV .
- Et encore, m'obéirez- vous ? Il faut aussi décider cela
à l'avance. ་
- Absolument, Liza , mais pas dans les cas graves . Dans
ces cas-là , même si nous ne sommes pas d'accord , le
n'agirai jamais que selon ma conscience.
C'est ce qu'il faut. Sachez alors que moi, au con
traire, je suis prête à me soumettre à vous dans les cas
graves et dans les autres , je vous le jure dès maintenant ,
en tout et pour toute la vie ! s'écria Liza avec fougue, et
cela joyeusement, heureusement ! Plus encore , je vous jure
de ne jamais écouter aux portes , pas une fois , et je ne
décachetterai pas vos lettres, car c'est vous qui avez rai
son. Sans doute je désirerai tout entendre , mais je n'écou
terai pas , puisque vous pensez que cela manquerait de
noblesse . Vous êtes ma providence. Mais pourquoi êtes
vous si triste depuis quelques jours ? Je sais vos ennuis,
mais n'avez-vous pas aussi des tristesses secrètes ? peut
être, eh ?
- Oui, Liza , j'ai une tristesse secrète. Je vois que vous

m'aimez, puisque vous avez deviné...


-
Quelle tristesse ? A propos de quoi ? Voulez-vous me
la confier? dit-elle avec un sourire suppliant.
- Je vous la dirai ... plus tard . Maintenant,
vous ne me
comprendriez peut-être pas, ou peut-être ne pourrais-je
me faire comprendre .
-Je sais qu'il s'agit de vos frères et de votre père.
- Oui, mes frères ... dit Alioscha comme absorbé en
lui-même.
--- Votre frère Ivan Fédorovicth me déplaît , Alexey
Fédorovitch.
LES FRÈRES KARAMAZOV . 193

Alioscha s'étonna, mais ne répondit point.


- Mes frères se perdent, mon père avec eux, et ils en
entraînent d'autres dans leur perte . C'est la force de la terre¹
spéciale aux Karamazov , comme dit le Père Païssi . Une
force de la terre énorme, brute . Je ne sais si la Providence
daignera brider cette force. Je sais seulement que je suis
moi-même un Karamazov... Je suis un moine, un moine !...
un moine, disiez-vous tout à l'heure ?...
Oui , je l'ai dit .
- Eh bien, je ne crois peut-être même pas en Dieu .
-Vous? Que dites-vous?
Alioscha ne répondit pas. Il y avait dans ses paroles
quelque chose de mystérieux , d'obscur , de trop spécial et
dont il souffrait certainement.
- Et voilà que mon ami s'en va ! Le plus grand, le meil
leur des hommes va quitter la terre ! Je viens de le revoir
au monastère . Il somnole , et bientôt il va s'endormir de
l'autre sommeil, et si vous saviez, Liza, comme je suis lié,
soudé spirituellement à cet homme ! Et voilà que je vais
être seul... Je viendrai chez vous, Liza. Nous serons désor
mais toujours ensemble...
― Oui , ensemble, ensemble , dès aujourd'hui pour toute
la vie ! Écoutez, embrassez-moi, je vous le permets.
Alioscha l'embrassa.
-M Maintenant, allez- vous- en ! que le Christ soit avec
vous ! (Elle fit un signe de croix . ) Allez chez lui pendant
qu'il est encore de ce monde. Je suis cruelle de vous avoir

La force de la terre, expression russe : la somme d'énergie


vitale et de tempérament qui caractérise une famille, une race,
un peuple.
I. 7
194 LES FRÈRES KARAMAZOV .

retenu . Je prierai pour lui et pour vous. Alioscha, nous


serons heureux... Le serons- nous?
G Je crois que oui , Liza.
En sortant de chez Liza , Alioscha ne pensa pas à passer
par. l'appartement de madame Khokhlakov ; mais au mo
ment où il ouvrait la porte , madame Khokhlakov parut.
Dès les premiers mots , Alioscha devina qu'elle l'attendait.
- Alexey Fédorovitch, ce sont là des enfantillages, des

folies. J'espère que vous n'allez pas les prendre au sérieux .


Des bêtises ! des bêtises ! s'écria-t-elle avec emportement .
- Au moins, ne le lui dites pas, car cela lui ferait mal.
- Voilà une parole sage . Faut-il comprendre
que vous
même, par pitié , n'avez pas voulu la contredire?
-Non pas, du tout, c'est très-sérieux ; j'étais très-sérieux
en lui parlant, répliqua avec fermeté Alioscha.
- Sérieux ? C'est impossible. D'abord , je vous refuserai

la porte et je m'en irai ! et je l'emmènerai ! sachez-le !


- Pourquoi ? dit Alioscha . C'est encore si loin ! Dix-huit
mois peut-être à attendre.
― C'est vrai, Alexey Fédorovitch , en dix-huit mois

vous pouvez mille fois vous quereller et vous brouiller.


Mais je suis si malheureuse ! Soit, ce sont des bêtises, mais
cela m'inquiète . Je suis comme Famoissa dans la deuxième
scène , et vous êtes Tchatski ; elle, c'est Sofia ¹ . Je suis restée
pour vous rencontrer. Dans la comédie aussi, toutes ces
choses pathétiques se passent dans l'escalier. J'ai tout
entendu, je me contenais à peine . Voilà donc l'explica
tion des crises nerveuses de cette nuit ! L'amour pour la

¹ Personnages d'une comédie de Griboïedov : le Malheur d'avoir


trop d'esprit.
LES FRÈRES KARAMAZOV . 195

fille, la mort pour la mère ! Qu'est- ce que cette lettre ?


Montrez-la-moi tout de suite , tout de suite !
G Non, c'est inutile. Dites-moi comment va Katherina ·
Ivanovna? Je désire beaucoup le savoir.
- Toujours le délire ! Elle n'est pas revenue à elle ; ses
tantes ne font que jeter des ha ! et des ho ! Herzenschtube
est venu et s'est tant épouvanté que je ne savais que faire.
J'étais au moment d'envoyer chercher le médecin pour lui.
On l'a emmené dans une voiture... Et pour m'achever , vous
voilà, vous, avec cette lettre ! C'est vrai , nous avons encore
dix-huit mois à attendre ; mais au nom de votre starets
qui se meurt, montrez- moi cette lettre à moi, à la mère !
Tenez-la, si vous voulez, je la lirai de loin.
-Non , madame, même si elle-même le permettait. Je
viendrai demain, et nous causerons, si vous voulez. Mais
maintenant, adieu .
Et Alioscha se précipita dans l'escalier.

II

Il se hâtait. Une pensée lui était venue au moment où


il faisait ses adieux à Liza : trouver son frère Dmitri qui
semblait se cacher de lui.
Il aurait voulu se rendre au monastère , revoir encore
l'illustre mourant ; mais le besoin d'être rassuré sur le sort
de Dmitri l'emporta. Il avait le pressentiment, à chaque
minute plus certain, d'il ne savait quelle imminente ca
tastrophe.
196 LES FRÈRES KARAMAZOV
- Que mon bienfaiteur meure sans moi ! Du moins, je
n'aurai pas à me reprocher toute ma vie d'avoir négligé
• de sauver une âme quand je pouvais le faire ! D'ailleurs ,

n'est- ce pas encore lui obéir?


Pour surprendre son frère , sans lui laisser les moyens
de se dérober, il se proposait d'escalader, comme la veille,
la haie, de s'introduire dans le jardin et d'attendre dans
le belvédère .
« Et s'il n'est pas là , sans rien dire au maître du jardin
je resterai sur ce belvédère jusqu'à la nuit . S'il épie encore
l'arrivée de Grouschegnka chez Fédor Pavlovitch, Dmitri
ne peut manquer de venir dans le belvédère . »
Tout se passa comme il l'avait prévu . Il s'introduisit
dans le belvédère personne ! Il prit la place qu'il avait
occupée la veille et attendit.
La journée était belle, le belvédère lui parut toutefois
plus triste que la veille . La table verte portait encore la
tache ronde du petit verre de cognac . Des pensées indif
férentes, comme machinales, obsédaient Alioscha : pour
quoi s'était-il assis précisément à sa place de la veille?
pourquoi pas ailleurs ?... et la tristesse l'envahissait.
Il attendait depuis un quart d'heure à peine, quand tout
à coup des accords de guitare résonnèrent non loin de
lui. Qui pouvait jouer de la guitare dans un jardin ?... et
la guitare accompagnait une voix d'homme, une voix aiguë,
aigrelette.
Par une force invincible
Je suis cloué auprès de ma bien-aimée.
Que Dieu ga-a-rde
Elle et moi !
Elle et moi !
Elle et moi!
LES FRÈRES KARAMAZOV . 197

La voix s'arrêta ; tenorino de laquais et refrain de la


quais... Une autre voix, une voix de femme, - timi
dement et tendrement :

Pourquoi ne venez-vous pas plus souvent nous voir,
Pavel Fédorovitch ? Pourquoi nous méprisez-vous ?
- Pour rien, répondit la voix d'homme avec une cer
taine affabilité, mais non sans hauteur.
Évidemment l'homme dominait et la femme cherchait à
Tamadouer.
- C'est Smerdiakov, pensa Alioscha. La femme doit être
la fille du propriétaire de la maison : elle vient en robe à
traîne chercher de la soupe chez Marfa Ignatievna.
J'adore la poésie , quand on la dit bien, reprit la voix
de femme. Continuez, je vous prie.
La voix d'homme reprit :
La couronne du Tzar...
Que ma chérie se porte bien.
Que Dieu ga-a-rde
Elle et moi!
Elle et moi!
Elle et moi !

L'autre jour , c'était bien mieux : vous aviez dit


après la couronne : Que ma petite chérie se porte bien; c'était
plus tendre .
- La poésie, sottise ! coupa net Smerdiakov.
-Oh! non ! j'aime beaucoup les vers.
- Les vers ? sottise, pure sottise ! Jugez vous-même :
parle-t-on jamais en rimes ? Si nous parlions tous avec des
rimes, même si c'était prescrit par les autorités, pourrions
nous parler longtemps ? Les vers , ce n'est pas sérieux,
Maria Kondratievana.
198 LES FRÈRES KARAMAZOV .

Comme vous êtes intelligent ! Où avez-vous appris


tout cela? reprit , de plus en plus tendre, la voix de femme.
- J'en saurais plus encore sans le malheur qui me
poursuit depuis mon enfance Sans ce misérable sort qui
est le mien, je pourrais tuer en duel quiconque m'insulte
rait ! Mais voilà ! je suis né d'une puante ' , et je n'ai point de
père. Me l'a-t-on assez jeté à la figure , à Moscou ! Car Gri
gory l'a dit à tout le monde . Au marché , ici , on raconte ,
―――― et votre mère elle-même, avec son indélicatesse, l'a
répété sur tous les tons, -- que ma mère avait les che
veux coagulés par la boue , qu'elle n'avait que deux ar
chines de haut ... et je hais tout le monde , Maria Kon
dratievna ; je hais toute la Russie !
- Baste ! Si vous étiez un jeune sous · officier mili

taire, ou un petit hussard , vous ne parleriez pas ainsi ;


vous tireriez votre sabre et vous iriez défendre la Russie.
- Non-seulement je ne veux pas être un « hussard mi

litaire , Maria Kondratievna , mais encore je désire la


suppression de tous les soldats.
- Et si l'ennemi vient, qui nous défendra ?
- Aquoi bon ? Jadis, en 1812 , lors de la grande invasion
de l'empereur Napoléon des Français , le premier , le père
de celui d'aujourd'hui , si nous avions été conquis , c'eût
été très-bien : une nation très-intelligente aurait annexé
les possessions d'une nation très-bête, et tout aurait changé.
— Avec ça qu'ils sont meilleurs
que nous ! Je ne don

1 Sens du mot Smerdiactchaïa.


L'archine vaut 0,711 .
Il ne faut pas oublier que l'action se passe vers 1867, et que,
d'ailleurs, le laquais Smerdiakov arrange l'histoire à sa façon.
LES FRÈRES KARAMAZOV. 199

nerais pas un de nos gentlemen pour trois dandies anglais ,


dit doucement Maria Kondratievna, en accompagnant (pro
bablement) ses paroles du plus langoureux regard .
Chacun son goût.
Vous êtes comme un étranger parmi nous , le plus
noble des étrangers ! Je vous dis cela simplement, sans
recherche ...
— Quant à la débauche , ceux de là-bas et les nôtres, c'est
tout un. Tous des gredins ! Il y a pourtant cette différence ,
que là - bas la débauche a des bottes vernies, et qu'ici elle
va pieds nus et s'en trouve d'ailleurs très -bien . Le peuple
russe mérite le fouet, comme le disait si bien Fédor Pavlo
vitch , quoiqu'il soit fou , et que ses enfants aussi soient
fous .
- Mais ne disiez-vous pas que vous estimiez Ivan Fédo
rovitch ?
- Oui , et il m'a traité de laquais puant
! Il me prend
pour un révolté , il se trompe. Si j'avais en poche une
certaine somme , il y a longtemps que j'aurais déguerpi.
Dmitri Fédorovitch, pour la conduite , pour l'intelligence ,
est le pire des laquais , un sans - le- sou , incapable de quoi
que ce soit ; et pourtant tous l'honorent ! Moi , soit , je ne
suis qu'un gâte-sauce ; mais , avec de la chance , j'aurais
pu fonder à Moscou un café-restaurant , car je suis un
artiste en cuisine , et personne à Moscou , - sauf les étran
gers, --- ne me vaut. Dmitri Fédorovitch est un va- nu
pieds, mais qu'il provoque en duel un fils de comte, et le
fils de comte s'alignera avec le va-nu-pieds : pourtant, en
quoi vaut-il mieux que moi? Est-ce parce que j'ai plus
d'esprit que lui ? Et que d'argent il a jeté par les fenêtres !
200 LES FRÈRES KARAMAZOV .

Je crois que le duel est une très-belle chose, observa


Maria Kondratievna.
― Pourquoi ?
― Ça fait peur... Quel courage ! Surtout de jolis petits
officiers avec des pistolets qui font feu ... Quel tableau !
Ah ! s'il était permis aux demoiselles de voir cela ! J'ai
merais tant...
➡ Oui , c'est encore bien quand on tire ; mais quand
on est tiré... la sensation est sans agrément. Vous pren
driez la fuite, Maria Kondratievna.
Et vous? vous sauveriez-vous donc?
Smerdiakov ne daigna pas répondre . Après un court
silence, un accord vibra de nouveau , et la voix aigrelette
chanta un dernier couplet :

Malgré tous mes efforts,


Je tâcherai de m'éloigner ,
Pour joui-i-ir de la vie
Et vivre dans la capitale !
Et je ne me lamenterai pas,
Je ne me lamenterai pas du tout,
Et je n'ai pas du tout l'intention
De me lamenter !

Ici arriva un accident imprévu : Alioscha éternua. Un


silence se fit sur le banc où le couple était assis. Alioscha
se leva et vint aux deux amoureux . C'était en effet Smer
diakov , habillé en gentleman , pommadé , je crois même
frisé , chaussé de bottines vernies . La guitare était posée
près de lui sur le banc. La dame portait une robe bleu
clair avec une traîne de deux archines , une jeune fille
pas laide , bien qu'elle eût le visage trop rond et semé de
taches de rousseur .
LES FRÈRES KARAMAZOV. 201

Mon frère Dmitri va-t-il bientôt venir ? dit Alioscha


du ton le plus simple possible.
Smerdiakov se leva lentement ; Maria Kondratievna
l'imita.
Comment puis-je le savoir? Suis-je son gardien ?
répondit Smerdiakov d'une voix posée , nonchalante, ―
une nuance de mépris dans la voix .
- Je pensais que vous le saviez peut-être.
Je ne sais rien sur son compte et ne veux rien
savoir.
- Mon frère m'a pourtant dit que vous
le renseigniez
sur tout ce qui se passe chez mon père et que vous lui
avez promis de l'avertir quand Agrafeana Alexandrovna
viendra.
Un éclair brilla dans les yeux de Smerdiakov.
-
Et comment avez-vous pénétré ici ? Il y a une heure
que la porte est fermée au verrou, demanda-t-il en regar
dant fixement Alioscha.
- Eh bien , j'ai escaladé la haie. J'espère que vous

m'excusez , dit Alioscha à Maria Kondratievna ; j'avais


besoin de voir mon frère le plus tôt possible.
- Oh ! comment donc ! murmura Maria Kondratievna
très-flattée . D'ailleurs , Dmitri Fédorovitch entre aussi
très-souvent de même.
-Je le cherche , je désire le voir. Sauriez-vous où
il est maintenant ?
- Il ne
dit pas où il va .
- Je suis ici en visite , reprit Smerdiakov, et même

ici l'on ne peut me laisser tranquille ! Encore des questions


sur Dmitri Fédorovitch ! Toujours : Qu'est- ce qui se passe?
202 LES FRÈRES KARAMAZOV.

qui vient ? qui s'en va ? Lui-même m'a menacé deux fois


de me tuer.
Comment? demanda Alioscha.
--- Eh ! pour Dmitri Fédorovitch , serait-ce une chose
étonnante avec son caractère? Vous avez pu vous-même
l'apprécier hier. « Si, me dit-il, tu laisses passer Agrafeana
Alexandrovna sans me prévenir , et si elle passe la nuit chez
mon père , je te tue. Je le crains beaucoup , et, sans
cette crainte , je serais peut-être allé le dénoncer aux
autorités.
Hier , il lui a dit « Je te pilerai dans un mortier ! »
reprit Maria Kondratievna .
Ce n'est peut-être qu'une plaisanterie . Si je pouvais
le voir, je lui parlerais aussi à ce propos...
- Voici tout ce que je puis vous dire , déclara brusque
ment Smerdiakov. Je viens ici souvent en voisin. ― - Et
pourquoi non ? D'autre part, Ivan Fédorovitch m'a envoyé
ce matin de bonne heure chez Dmitri Fédorovitch pour
le prier de venir aujourd'hui dîner avec lui au cabaret de
la place. Je suis venu , mais je n'ai pas trouvé tDmitri Fé
dorovitch chez lui . Il était déjà huit heures. « Il est venu ,
mais il est reparti . » Ce sont les propres termes du pro
priétaire . On dirait d'une conspiration ! Peut-être sont-ils
maintenant tous deux au restaurant, car Ivan Fédorovitch
n'a pas dîné à la maison. Je vous prie respectueusement
de ne pas leur parler de moi et de ce que je viens de vous
dire, car il serait fort capable de me tuer.
- Ivan a donné rendez-vous à Dmitri au restaurant ?
demanda Alioscha.
-- Oui.
LES FRÈRES KARAMAZOV . 203

Au restaurant de la Capitale, sur la place ?


― Précisément.
- C'est bien possible , réfléchit Alioscha. Merci , Smer
diakov. J'y vais tout de suite.
- Ne me trahissez pas !

Non, non; j'entrerai comme par hasard , soyez tran


quille .
Mais où allez-vous ? Je vais vous ouvrir la porte,
criait Maria Kondratievna.
- Non, c'est plus court par le parc.
Cette nouvelle avait émotionné Alioscha. Il courut au
traktir. Pourtant les convenances ne lui permettaient ni
d'entrer avec son costume , ni d'appeler ses frères dans
l'escalier. Mais à peine s'approchait-il du traktir qu'une
fenêtre s'ouvrit et Ivan cria :
-Alioscha , viens ! tu m'obligeras beaucoup.
- Oui , mais avec cette robe ?
-
Je suis dans un cabinet particulier . Monte sur le
perron , je vais à ta rencontre.
Un instant après , Alioscha était assis à côté de son frère ;
Ivan dînait tout seul

III

Ivan n'était séparé des autres clients que par un para


vent. On entendait le brouhaha , ordinaire dans les trak
tirs , des appels , des bouteilles qui se débouchaient , des
billes de billard. Un orgue jouait dans un coin. 1
204 LES FRÈRES KARAMAZOV .

Alioscha savait qu'Ivan n'allait presque jamais dans les


traktirs ; il en conclut que le rendez-vous avec Dmitri
était réel . Pourtant Dmitri ne se trouvait pas là.
- Je vais demander pour toi de la oukha, ou quelque
autre chose... Tu ne vis pas de thé, je suppose ?
- Soit, et du thé aussi , dit joyeusement Alioscha ; j'ai
faim.
Et des confitures de cerises ? Tu te rappelles , chez
´Polienov, comme tu les aimais?
- Ah ! tu t'en souviens ! Oui , je les aime encore.
Ivan sonna et commanda de là oukha, du thé et des
confitures .
- Je me rappelle tout , Alioscha. Tu avais onze ans ,
j'en avais quinze . Quatre ans , à cet âge-là, font une telle
différence qu'ils ne permettent pas la camaraderie.....
Je ne sais même pas si je t'aimais. Quand je suis allé à
Moscou, dans les premiers temps, je ne pensais pas à toi ;
puis tu es venu toi - même à Moscou , et nous ne nous
sommes rencontrés qu'une fois. Voici quatre mois que je
suis ici, et nous n'avons guère causé. Je pars demain , et
je songeais tout à l'heure que j'aimerais te voir pour te
faire mes adieux . Tu viens à propos !
- Tu désirais beaucoup me voir ?
- Beaucoup. Je veux te connaître et me faire con

naître de toi . Nous nous séparerons là-dessus . A mon


sens, mieux vaut faire connaissance au moment de se
quitter. J'ai bien vu que tu m'examinais jusqu'ici . Tes
yeux trahissaient une attente perpétuelle. Je n'aime pas
cela, et c'est ce qui m'éloignait de toi . Mais j'ai appris à
t'estimer. Il a de la volonté , ce petit homme » , pensais-je.
LES FRÈRES KARAMAZOV . 205

Je ris , mais je parle sérieusement . N'est-ce pas que tu es


volontaire? J'aime cela . Quel que soit leur objet, et même
à ton âge, j'aime les volontaires . Tu me sembles avoir de
l'affection pour moi , je ne sais pourquoi.
- Oui , je t'aime , Ivan . Dmitri dit : Ivan est un tom

beau. Moi , je dis : Ivan est une énigme. Tu es , mainte


nant encore, une énigme pour moi . Pourtant je commence
à lire en toi, depuis ce matin seulement.
- Quoi donc? demanda Ivan en riant.
- Au moins , ne te fâche pas , dit Alioscha en riant
aussi.
- - Va donc !
- Eh bien , je viens de m'apercevoir que
tu es un tout
jeune, un tout frais jeune homme comme les autres jeunes
hommes de vingt- trois ans . - Ne suis-je pas allé trop
loin ?
- Au contraire ! je suis même étonné d'une coïnci
dence , dit Ivan avec élan. Croiras-tu que depuis notre
rencontre chez elle je n'ai fait que songer à cette extrême
jeunesse, à mes vingt-trois ans ? Et voilà que tu com
mences en me parlant de cela ! Tout seul ici, je songeais :
Si je n'avais plus foi en la vie , si j'étais désespéré par la
trahison d'une femme aimée ; si j'étais convaincu que tout
n'est que désordre ,, que nous sommes dans un chaos in
fernal , quand toute l'horreur des désillusions humaines
m'investirait , je ne me tuerais pas , je voudrais vivre
quand même ! J'ai mis mes lèvres à la coupe enchantée ,
et je ne la laisserai pas avant d'en avoir vu le fond. Du
reste, vers trente ans, il est possible que je la rejette sans
l'avoir vidée , et j'irai je ne sais où. Mais jusqu'à trente
206 LES FRÈRES KARAMAZOV .

ans , j'en suis sûr , ma jeunesse triomphera de tout , de


toute désillusion , de tout dégoût de vivre. Je me suis plus
d'une fois demandé s'il y a au monde une douleur capable
de vaincre en moi cette soif infinie , cette soif de vivre,
indécente peut- être, et je pense qu'il n'y a pas, pour moi,
une telle douleur , du moins que je ne la connaîtrai pas
avant trente ans . Cette soif de la vie , les moralistes , sur
tout en vers, des gens tuberculeux et affligés d'un éternel
coryza, la déclarent vile. Il est vrai que cette soif est la
caractéristique des Karamazov : vivre , coûte que coûte !
Elle est en toi aussi . Mais qu'a- t- elle de vil ? Il y a encore
beaucoup de force centripète dans notre globe , Alioscha.
Vivre ! on veut vivre ! Je veux vivre en dépit de toute
logique ! Qu'importe que je croie ou non à l'ordre de choses
établi ? J'aime les fleurs du printemps naissant , j'aime le
ciel bleu , j'aime certaines gens , je ne sais pas toujours
pourquoi . - J'aime certains actes héroïques, dont peut-être
j'ai perdu l'enthousiasme , mais je les aime par habitude...
Voilà la oukha , mange . On la fait bien ici ... Je vais
en Europe. Oh ! je sais bien que je vais visiter un cime
tière ; mais c'est le plus précieux des cimetières ! Il ren
ferme les restes de précieux morts ! Chaque pierre raconte
l'histoire d'une vie ardente , átteste la foi profonde d'un
héros en son bon droit, en ses luttes, en sa science . Oh ! je
je veux les baiser , ces pierres , et pleurer sur elles ! Con
vaincu, d'ailleurs , à l'avance , que tout cela n'est qu'un
cimetière , rien de plus. Et je ne pleurerai pas de déses
poir, mais de bonheur ! J'aime les fleurs du printemps et
le ciel bleu ! Il n'y a pas de logique ici ; c'est le cœur qui
aime , et c'est le ventre . C'est sa propre jeunesse qu'on
LES FRÈRES KARAMAZOV . 207

aime... Comprends - tu quelque chose à mon galimatias ,


Alioscha?
- Je le comprends trop, Ivan. On voudrait aimer par
le cœur et par le ventre , tu as bien dit ; et je suis ravi de
voir en toi cette soif de vivre ! s'écria Alioscha. Je pense
qu'il faut aimer la vie avant toute chose.
Aimer la vie plutôt que le sens de la vie?
-Absolument . Aimer avant de réfléchir, sans logique,
comme tu dis , et , quant au sens , ne s'en occuper qu'en
suite. Il y a longtemps que je me suis dit cela . Mais tu as
aimé la vie : il faut maintenant tâcher de la comprendre,
c'est le salut.
- Voilà déjà que tu songes à mon salut ! Suis-je donc

en train de me perdre ? Et en quoi consiste ceci : la com


prendre ?
- Ressuscite tes morts ! Peut-être , d'ailleurs , sont-ils
encore vivants. Donne- moi du thé. Je suis content de
causer avec toi, Ivan .
-
Oui , je vois que tu es surexcité. J'aime ces pro
fessions de foi de la part d'un novice. Oui , tu es un
volontaire. Est-il vrai que tu veuilles quitter le mona.
stère ?
Oui , mon starets m'envoie dans le monde .
Nous nous reverrons alors avant mes trente ans ,
quand je commencerai à quitter les bords de la coupe.
Notre père , lui , ne veut pas la laisser avant soixante-dix
ans, quatre-vingts même. Il l'a dit très-sérieusement, tout
bouffon qu'il soit. Il tient ferme à sa sensualité ... Il est
vrai qu'après trente ans, je saurai peut- être qu'il n'y a
rien au monde que cela. Mais il est vil de s'y cramponner
208 LES FRÈRES KARAMAZOV .

jusqu'à soixante-dix ans ! Mieux vaut s'arrêter à trente.


On peut conserver une apparence de noblesse en se trom
pant soi-même... Tu n'as pas vu Dmitri ?
― Non ; mais j'ai vu Smerdiakov.
Et Alioscha raconta à son frère la rencontre avec Smer
diakov.
Ivan devint aussitôt soucieux .
- Il m'a prié de ne pas dire que je l'avais vu à Dmitri,
ajouta Alioscha.
Ivan fronça les sourcils.
- C'est à cause de Smerdiakov que tu deviens morne?
-Oui . Au diable Dmitri ! Je voulais, en effet , le voir ;
mais , maintenant, c'est trop tard .
――― Et tu pars sitôt , frère ?
- Oui.
- Et Dmitri ? Comment tout cela finira-t-il? Cela ne
finira pas... "
- Et en quoi cela me concerne-t-il ? Me l'a-t-on donné

à garder, Dmitri ? dit avec irritation Ivan.


Presque aussitôt il sourit amèrement.
- C'est la réponse de Caïn à Dieu. Tu y pensais , hé !
Mais, que diable ! je ne peux pas rester ici pour le sur 1
veiller ! Mes affaires sont faites , je m'en vais. Tu croyais ,
comme les autres , que j'étais jaloux de lui , que je vou
lais lui prendre sa fiancée ? Eh ! non , j'avais mes affaires.
Elles sont faites, te dis-je ; je m'en vais. Tu as bien vu toi 1
même , hein !
Chez Katherina Ivanovna ?
Sans doute. J'ai tout fini d'un coup . Celá ne regarde
pas Dmitri , il n'y est pour rien. J'avais mes propres
LES FRÈRES KARAMAZOV . 209

affaires avec Katherina Ivanovna... Tu sais toi- même que


Dmitri s'est conduit comme s'il était d'accord avec moi .
Je ne lui ai rien demandé ; c'est lui-même qui me l'a
solennellement « transmise » . Il y a de quoi rire ! Alioscha,
si tu savais comme je me sens léger, à présent ! Ici , en
dinant , je voulais demander du champagne pour fêter ma
première heure de liberté. Pouah ! Six mois d'esclavage !
J'en suis quitte ! Hier encore , je n'aurais pu croire qu'il
m'en coûterait si peu.
- C'est de ton amour que tu parles , Ivan ?
-
Si tu veux , oui , je me suis amouraché d'une pen
sionnaire, et nous nous sommes mutuellement fait souffrir ;
mais c'est fini. Tu te rappelles mon pathos ? En sortant , j'ai
éclaté de rire ; crois-tu cela ? C'est comme je te le dis.
- Tu en parles maintenant encore avec gaieté, remar

qua Alioscha en examinant attentivement le visage de son


frère.
- Mais comment aurais-je pu savoir que je ne l'aimais

pas du tout? C'est la vérité, pourtant. Mais qu'elle me


plaisait qu'elle me plaît encore ! et je pars sans peine ! ...
Tu penses peut-être que je fais le fanfaron ?
-
Non, peut-être n'était- ce pas un amour.
- Alioscha , dit Ivan en riant, ne raisonne pas sur

l'amour, cela ne te convient pas . Et toi , hier , comme tu


partais en guerre ! Ha ! ha ! J'ai oublié de t'embrasser pour
cela ! ( Elle ne savait pas que je l'aime ! C'est moi qu'elle
aime, et non pas Dmitri ! » Ha ! ha ! ha ! Tout ce que je
lui ai dit était pure vérité. Seulement, il lui faudra peut
être quinze ou vingt ans pour parvenir à comprendre
qu'elle n'aime pas Dmitri , et que c'est moi qu'elle aime ,
210 LES FRÈRES KARAMAZOV

moi qu'elle fait tant souffrir . Peut-être même ne le com


prendra-t-elle jamais, malgré la leçon d'aujourd'hui . Cela
vaut mieux ! ... Et moi , je pars pour toujours ... A propos ,
comment va-t-elle ? Qu'est-il arrivé après mon départ ?
Alioscha lui raconta la crise de Katherina Ivanovna ,
et dit qu'elle avait encore le délire.
- Est-ce qu'elle ne ment pas, cette
Khokhlakov ?
Je ne crois pas.
- Il faut prendre de ses nouvelles. Du reste , jamais

personne n'est mort d'une crise de nerfs. Et puis , ce n'est


pas un mal, au contraire . C'est par bonté que Dieu a
donné aux femmes les crises de nerfs. Je n'irai pas chez
elle.

Tu lui as dit qu'elle ne t'a jamais aimé .
-Exprès . Alioscha , je vais demander du champagne.
Buvons à ma liberté ! Non , si tu savais comme je suis
content !
-Non , frère , ne buvons pas . D'ailleurs, je me sens
triste.
- Oui , tu es triste , il y a longtemps que je l'ai remar
qué.
- Alors, tu pars décidément demain matin.

Demain , mais je n'ai pas dit le matin. Il se peut, du


reste, que je parte dès le matin . Aujourd'hui , j'ai dîné ici
exprès pour échapper au vieux, tant il me dégoûte . Pour
quoi t'inquiètes-tu tant au sujet de mon départ ? Nous
avons encore du temps , toute une éternité .
C - Quoi ! puisque tu pars demain !
- Qu'est-ce que ça fait ? Nous avons toujours le temps
de nous dire ce que nous avons à nous dire , ce qui nous
LES FRÈRES KARAMAZOV . 211

concerne. Pourquoi me regardes - tu avec étonnement?


Réponds , pourquoi nous sommes - nous rencontrés ici ?
Pour parler de Katherina Ivanovna , du vieillard , de
Dmitri , de l'étranger , de la situation fatale de la Russie ,
1
de l'empereur Napoléon... N'est-ce pas pour tout cela ?
- Non.
- Alors... tu sais donc toi-même pourquoi ? Ah ! notre
affaire , à nous , c'est d'abord de résoudre les éternelles
questions , les questions finales ; voilà notre souci . Toute
la jeune Russie ne parle que de cela en ce moment , pen
dant que les vieux s'occupent de questions pratiques .
Pourquoi me regardais-tu avec tant d'anxiété pendant ces
trois mois ? Tu voulais me demander si je crois , si je ne
crois pas; voilà ce que me demandaient tous tes regards ,
Alexey Fédorovitch , n'est- ce pas ?
- Soit , dit en souriant Alioscha : mais tu te moques
de moi en ce moment, frère.
- Moi ? Je ne voudrais pour rien au monde chagriner

mon bon petit frère , qui pendant trois grands mois m'a ·
regardé avec tant d'anxiété . Alioscha , sauf que tu es un
novice , nous sommes deux gamins tout pareils l'un à
l'autre ! Comment font la plupart, ou du moins un bon
nombre de gamins russes? Ils vont dans un traktir puant
comme celui-ci et choisissent un coin . Ils ne s'étaient
jamais vus jusque-là ; pourtant ils se souviendront l'un de
l'autre quarante ans plus tard . - Eh bien , quelle conver
sation ont-ils dû avoir dans le traktir ? Ils ont parlé
d'idées générales : si Dieu existe, si l'âme est immortelle ,
et (ceux qui ne croient pas en Dieu) de socialisme , d'anar
chie , du renouvellement de l'ordre établi ; ce qui est la
212 LES FRÈRES KARAMAZOV .

même question , vue autrement. Et combien de gaming


russes passent le temps à agiter ces graves questions !
n'est-ce pas vrai ?
- Oui, pour les véritables Russes, ces questions, certes,
sont les plus palpitantes , dit Alioscha avec un sourire doux
et pénétrant , et cela est bien.
Mais, Alioscha, être Russe, ce n'est pas toujours être
un homme intelligent . Il n'y a rien de plus sot que cet
éternel entretien . Il y a pourtant un certain gamin russe
que j'aime beaucoup ... Allons, dis toi-même par où il faut
commencer. Dieu est-il ? "
Comme tu voudras ; commence , si tu veux, « par
l'autre bout . Tu as déjà proclamé hier que Dieu n'existe
pas.
- Je voulais te mettre en colère. Comme tes yeux ont

étincelé alors ! Mais , aujourd'hui , je veux te parler très


, sérieusement. Je veux me lier
avec toi , Alioscha , car je
n'ai pas d'ami , et je voudrais en avoir. Imagine- toi donc
que peut- être j'admets Dieu , dit Ivan en riant : n'est-ce
pas inattendu , hein?
- Certes ; mais ne plaisantes-tu pas ?
- C'est hier, chez le starets, qu'on aurait pu me repro

cher de plaisanter . Vois-tu , mon cher , il y avait au dix


huitième siècle un vieux pécheur qui a dit : « Si Dieu
n'existait pas , il faudrait l'inventer . » Et en effet , c'est
l'homme qui a inventé Dieu . Cela n'a rien d'étonnant
Ce qui est étonnant , c'est que cette idée de la nécessité
de Dieu ait pu entrer dans l'esprit d'un animal féroce et
méchant comme l'homme. Car c'est une grande idée, celle-là,
grande , touchante , sage et glorieuse . Quant à moi , je
LES FRERES KARAMAZOV . 213

suis résolu depuis longtemps à ne plus chercher si c'est


Dieu qui a créé l'homme ou l'homme, Dieu . Je ne veux
pas parler des axiomes que les gamins russes ont déduits
des hypothèses européennes . Car ce qui est hypothèse
là-bas devient axiome chez nous , non-seulement chez les
gamins , mais aussi chez les professeurs . Laissons donc
cela je veux t'expliquer le plus vite possible l'es
sence de mon être , quel homme je suis . Voilà pourquoi
je dois te déclarer tout d'abord que j'admets Dieu . Mais
note bien que si Dieu existe , s'il a créé la terre , il l'a
faite certainement suivant les principes d'Euclide , et
il n'a mis dans l'esprit de l'homme que la notion des
trois dimensions de l'espace . Pourtant il s'est trouvé, et il
se trouve encore des géomètres et des philosophes qui
mettent en doute que le monde solaire et même tout
l'univers ait été fait suivant les lois d'Euclide . Ils osent
même supposer que deux lignes parallèles qui , suivant les
lois d'Euclide , ne peuvent jamais se rencontrer sur la
terre , se rencontrent peut-être quelque part dans l'infini .
Je suis décidé , puisque je ne puis comprendre cela , à ne
pas m'interroger sur Dieu : car Dieu, lui, comment l'ima
giner ? J'avoue modestement que je ne suis pas capable
de résoudre cette question . J'ai foncièrement l'esprit d'Eu
clide : terrestre. Pourquoi chercher ce qui n'est pas dans
ce monde ? Et à toi aussi , je conseille , mon ami Alioscha ,
de ne jamais te poser cette question Dieu est- il ?
Vaine question pour un esprit qui porte en soi la con
ception des trois dimensions ! ... Donc j'admets Dieu, non
seulement volontiers , mais en lui accordant la sagesse , le
but mystérieux, l'ordre, le sens de la vie ; je crois à l'har
214 LES FRÈRES KARAMAZOV .

monie éternelle où nous nous fondrons un jour ; je crois


à la Parole où tend l'univers, et qui est elle-même Dieu ...
Suis-je dans la bonne voie, hé ? Imagine- toi donc que cet
univers de Dieu , dans ses résultats définitifs , je ne l'ad
mets pourtant pas. Je sais qu'il existe , et je ne l'admets
pourtant pas. Ce n'est pas Dieu que je n'admets pas , com
prends-moi bien , mais le monde qu'il a créé : je ne puis
me résoudre à l'admettre . Je suis convaincu comme un
enfant que les souffrances disparaîtront ; que la comédie
navrante des contradictions humaines disparaîtra comme
un piteux mirage , comme l'invention vile d'un vil esprit,
petit, atomique , l'esprit d'Euclide ; qu'à la fin du monde,
au moment où se révélera l'harmonie éternelle , quelque
chose de si beau , de si précieux se produira que tous les
cœurs en seront épanouis , toutes les indignations cal
mées, tous les crimes rachetés ; que cela suffira pour faire
pardonner et même justifier tout ce qui est arrivé sur la
terre. - Soit ! soit ! Tout cela se produira , et pourtant je
ne l'admets pas , je ne veux pas l'admettre . Que les
lignes parallèles se rencontrent et que je les voie de
mes yeux se rencontrer , que je les voie et que je sois
forcé de dire : Elles se sont rencontrées ! Pourtant je ne
veux pas l'admettre . Voilà ma thèse , Alioscha ; je te parle
sérieusement. J'ai commencé exprès notre entretien par
des niaiseries , mais je l'ai mené à ma confession : c'est
ce que tu voulais, n'est-ce pas ? La question de Dieu ne
t'intéressait pas ; tu voulais seulement savoir de quels ali
ments spirituels vivait ton frère aimé. Eh bien , j'ai dit.
Ivan termina sa longue tirade avec une extraordinaire
expression pathétique.
LES FRÈRES KARAMAZOV . 215
- Et pourquoi as-tu commencé si sottement ? demanda
Alioscha en le regardant d'un air absorbé .
D'abord , pour être Russe : les conversations russes
sur ce thème doivent commencer bêtement. Et puis , plus
c'est bête, plus nous sommes près de notre but , car plus.
c'est bête, plus c'est clair . La bêtise est concise et ne ruse
pas ; l'esprit se tortille et se cache . L'esprit est un coquin :
il y a de l'honnêteté dans la bêtise . Ma profession de foi
t'explique le fond de désespoir que j'ai dans l'âme.
- Me diras-tu pourquoi tu n'admets pas l'univers ?
― Certes , ce n'est pas un secret . J'y venais , je n'ai

même commencé que pour en venir là . Va, mon petit


frère , ce n'est pas toi que je voudrais débaucher , ce ne
sont pas tes croyances que je voudrais ébranler . Je vou
drais , au contraire, me guérir à ton contact, dit Ivan avec
le sourire d'un tout petit enfant.

IV

-Je te dois un ayeu . Je n'ai jamais pu comprendre


comment on peut aimer son prochain . C'est précisément ,
à mon avis , le prochain qu'on ne peut aimer les êtres
éloignés , le lointain , soit ! Mais le prochain ! J'ai lu quel
que part, à propos d'un saint, « Ioann le Miséricordieux >
(un saint, te dis-je), qu'un jour vint chez lui un meurt
de-faim qui lui demanda de le laisser se réchauffer : le
saint se coucha avec lui dans le lit, le prit dans ses
216 LES FRÈRES KARAMAZOV .

bras, et se mit à souffler son haleine dans la bouche


puante du malheureux que rongeait une horrible maladie.
Je suis convaincu que Ioann fit cela avec effort, par un
effort factice , comme une obligation qu'il s'imposait lui
même. On ne peut aimer qu'un homme caché , invisible :
sitôt qu'il montre son visage, l'amour disparaît.
― Le starets Zossima nous a souvent dit cela , observa
Alioscha. Il disait aussi que le visage de l'homme éteint
souvent l'amour dans les cœurs expérimentés. Il y a pour
tant de l'amour dans l'humanité , un amour presque égal
à celui du Christ, Ivan , j'en sais quelque chose...
― Eh bien , moi , je ne le comprends pas encore , et je

ne peux pas le comprendre. Nous sommes beaucoup ainsi ;


la question est de savoir si ce sont les mauvais sentiments
acquis, ajoutés, qui écartent l'amour , ou si cela est dans
la nature humaine. A mon avis , l'amour du Christ pour
les hommes est une sorte de merveille impossible sur la
terre. Il est vrai qu'il était Dieu ; mais nous ne sommes
pas des dieux ! Supposons , par exemple , que je puis souf
frir profondément ; un autre ne peut savoir à quel degré
de souffrance je puis parvenir , puisqu'il est un autre que
moi ! Et puis , il est rare qu'entre prochains on consente à
croire à la souffrance l'un de l'autre comme si la souf
france était une dignité ! Pourquoi ne pas y consentir ,
pourtant ? qu'en dis-tu ? Peut-être parce que je suis mau
vais ou que j'ai le visage d'un sot , ou que j'aurai marché
un jour sur le pied de ce prochain-là ! D'ailleurs , il y a
souffrance et souffrance. La souffrance qui m'humilie , la
faim , par exemple , mon bienfaiteur consentira à l'ad
mettre en moi. Mais dès que ma souffrance s'élève , une
LES FRERES KARAMAZOV . 217

souffrance spirituelle , par exemple, il est bien rare qu'on


me l'accorde ! Mon prochain ne voudra pas convenir que
mon visage soit celui que doit, selon lui, avoir un homme
qui souffre pour une idée ; il cesse d'avoir pitié de moi ,
cela sans méchanceté. Le mendiant , surtout le mendiant
en habit noir , ne devrait jamais se laisser voir ; il ne de
vrait mendier que par la voie de la presse. En esprit, en
core, on peut aimer le prochain , de loin de près, jamais.
Si du moins tout se passait comme sur la scène, comme
dans les ballets, où les pauvres ont des loques en soie , des
dentelles déchirées, et mendient en dansant gracieuse
ment, on pourrait les supporter, - les regarder , non pas
les aimer. Mais assez là-dessus. Je voulais seulement te
placer à mon point de vue. Je voulais te parler des souf
frances de l'humanité en général. Mieux vaut nous res
treindre aux souffrances des enfants seulement. D'abord ,
on peut aimer les enfants de près , même sales , même
laids (il me semble, pourtant , que les enfants ne sont ja
mais laids) , tandis que les êtres un peu mûrs deviennent
aussitôt repoussants. Ils ont mangé le fruit du mal et du
bien, et sont devenus semblables à des dieux » . Ils con
tinuent à le manger ! Les petits enfants, au contraire , sont
innocents . Aimes-tu les enfants, Alioscha ? Je sais que tu
les aimes , et tu comprends pourquoi je ne veux parler que
d'eux . Ils souffrent beaucoup, eux aussi, certes ; c'est pour
leurs pères qu'ils sont punis , leurs pères qui ont mangé
le fruit ! Mais quel raisonnement d'un autre monde , in
compréhensible à l'homme sur la terre ! Pourquoi l'inno
cent souffre-t- il ? Remarque bien que les hommes cruels ,
sensuels, voraces , les Karamazov , aiment pourtant les
218 LES FRÈRES KARAMAZOV .

enfants, et souvent jusqu'à la folie . Les enfants, à sept ans,


n'ont encore rien de l'homme . C'est comme une autre na
ture. J'ai connu un brigand : pendant sa carrière, il lui était
arrivé de tuer des enfants ; pourtant , en prison , il les ai
mait étrangement . Par sa fenêtre grillée , il ne regardait
que les enfants qui s'amusaient dans la cour. Il devint
l'ami d'un petit gamin qui venait jouer sous sa fenêtre...
Tu ne sais pas pourquoi je te dis tout cela ?... J'ai mal à la
tête, et je me sens triste .
-Tu as une physionomie singulière, remarqua Alios
cha . On dirait que tu perds la tête ...
― - A propos !...Un Bulgare , naguère , me contait, à Moscou,
continua Ivan comme s'il n'avait pas entendu son frère , -
comment les Turcs , en Bulgarie , violent et égorgent les
femmes et les enfants : ils clouent les oreilles des prison
niers à une clôture, les laissent ainsi jusqu'au matin, puis
les pendent. On parle parfois de la cruauté de l'homme ,
et on la compare à celle des fauves : que c'est injuste pour
ceux- ci ! les fauves n'ont pas la cruauté artistique des
hommes. Imagine-toi un bébé encore à la mamelle , dans
les bras de sa mère tremblante ; autour d'eux , les Turcs !
Une plaisante fantaisie leur vient : ils caressent l'enfant ,
rient pour le faire rire , y réussissent. A ce moment, un
Turc braque sur lui un pistolet à bout portant. L'enfant
rit joyeusement , tend ses petites mains pour saisir le pis
tolet tout à coup l'artiste presse la gâchette et casse la
tête de l'enfant. C'est esthétique, n'est-ce pas? On dit que
les Turcs aiment beaucoup les douceurs ...
- Frère , pourquoi tout cela ?
Je pense que l'homme a créé le diable à son image.
LES FRÈRES KARAMAZOV . 219
- Comme Dieu , alors?
- Tu sais très-bien placer ton mot, comme dit Polonius
dans Hamlet ! Soit , cela me plaît. Mais il est beau , ton
Dieu , si l'homme l'a fait à son image ! Tu me demandais
tout à l'heure pourquoi je disais tout cela ? Vois - tu , je suis
un dilettante ; je réunis certains détails , tout ce que je
trouve dans les journaux et tout ce qu'on me raconte , et
cela fait déjà une jolie collection . Eh bien , il n'y a pas
mal de turqueries en Europe. Il y avait à Genève un cer
tain Richard , un assassin. Il fut pris , jugé et condamné .
C'était un enfant adultérin donné par ses parents à des
bergers , et il avait été élevé à la façon des bêtes , sans
rien apprendre. Il allait presque nu, se passait souvent de
manger ; devenu un peu grand , il vola. Il finit par tuer
un vieillard pour le dévaliser . Il fut donc condamné à
mort. Ah ! on n'est pas sentimental là-bas ! Dans la prison,
prêtres , congréganistes , dames bienfaisantes s'emparent
de lui. On lui apprend à lire et à écrire , on lui explique
l'Évangile , et , finalement , il avoue solennellement son
crime . Alors il s'adresse au tribunal ; il lui écrit qu'il est
un monstre , que Dieu l'a illuminé . Tout Genève est en
émoi ; les bigots , les membres des sociétés charitables se
précipitent dans sa prison. On l'embrasse , on l'étreint :
« Tu es notre frère ! la lumière t'a été révélée ! » Richard
pleure. « Oui, la vérité est descendue en moi ! Ma jeunesse
a été nourrie des glands des pourceaux . Mais je vais mou
rir dans le sein de Dieu. Le dernier jour arrive. Richard,
affaibli , recommence à pleurer , et dit : « Voici le plus
beau jour de ma vie : je vais à Dieu ! Oui , crient les
prêtres, les juges et les dames charitables ; c'est le plus
220 LES FRÈRES KARAMAZOV .

beau jour• de ta vie , car tu vas à Dieu ! » Tous se rendent


à l'échafaud. « Meurs , frère , crie - t-on à Richard , meurs
dans le sein de Dieu ! » Et le frère Richard monte à l'écha
faud , on le met sous la guillotine et on lui coupe la tête , à
ce bon frère que la sainteté a envahi . — Je trouve cela très
caractéristique. Les faits sont relatés dans une brochure
française une traduction russe en a été faite , on l'envoie
partout gratis comme supplément de divers journaux.
D'ailleurs , nous n'avons rien de mieux que cette his
toire- là. Nekrassov raconte en vers comment un moujik
frappe de son fouet sur les yeux de son cheval , ‹ sur ses
doux yeux . Nous avons tous vu cela , c'est très - russe.
Le poëte décrit le petit cheval surchargé, empêtré dans la
boue avec sa charrue qu'il n'en peut retirer. Le moujik ,
furieux, le frappe , sans comprendre ce qu'il fait , enivré
de la souffrance qu'il inflige. Tu ne peux , tire pourtant!
Meurs , mais tire ! La rosse se débat ; il la fouette , il la
fouette, la brute sans défense , il la fouette dans ses doux
yeux où roulent des larmes. Enfin elle tire , elle tire, finit
par dégager la charrue, et s'en va tremblante, n'osant plus
souffler , ne marchant plus que grâce à la force acquise.
Nekrassov nous a fait là une peinture terrible . Mais le
cheval nous a été donné par Dieu pour exercer nos fouets.
Les Tartares nous ont légué le knout à cette fin. Pourtant
on peut fouetter aussi les hommes. Un monsieur distingué
et une « dame fouettent volontiers avec des verges leur
petite fille de sept ans. Le petit père sourit : les verges
ont des épines , cela se sent mieux . Il s'échauffe à chaque
coup ; c'est un plaisir pour lui . On fouette une minute du.
rant, cinq minutes, dix minutes, de plus en plus volontiers.
LES FRERES KARAMAZOV . 221

L'enfant crie ; puis il ne peut plus crier , il étouffe : « Papa !


papa ! petit papa ! » L'affaire va jusqu'au tribunal. On se
procure un avocat . Il y a longtemps que les Russes appel
lent l'ablocat conscience vénale . Et l'avocat défend son
client l'affaire est simple ! C'est une question d'intérieur :
un père fouette sa fille ! Quelle honte que cela vienne de
vant un tribunal ! Le jury est convaincu , et rend une sen
tence de non-lieu . Le public accueille avec des larmes de
joie l'acquittement du bourreau . Que n'étais-je là ! J'aurais
proposé de créer une bourse en faveur de cet excellent 1

homme ! ... Le joli tableau , hein ? J'ai mieux encore ,


Alioscha. C'est une petite fille de cinq ans que ses père
et mère ont prise en haine. Une famille d'honorables
fonctionnaires , instruits et bien éduqués. C'est un goût
assez commun dans l'humanité , celui de torturer les en
fants ; il va sans dire qu'avec les gens d'âge mûr, ces mêmes
barbares, qui mettent les enfants à la question , sont doux ,
humains, affables. Au fait, c'est peut-être leur façon d'ai
mer l'enfance ! Les enfants sont sans défense : voilà, ce qui
séduit la cruauté, c'est leur confiance angélique . Ils ne sa
vent où aller , qui appeler , voilà ce qui irrite le sang des
méchants. Certes , il y a une bête au fond de chaque
homme; chez l'un , c'est un tigre ; chez l'autre, un porc , 1
et tous deux jouissent aux cris d'une victime... Donc, ces
excellents parents soumirent la fillette à d'horribles tor
tures : ils la battirent , fouettèrent , piétinèrent sans rai
son; tout son corps était bleu . Il y avait du raffinement
dans leur atrocité pendant les nuits de gel, ils enfer

' Populaire , pour avocat.


222 LES FRERES KARAMAZOV.

maient la petite dans le cabinet d'aisances, sous prétexte


qu'elle ne demandait pas à temps , la nuit, qu'on la fit
sortir . Ils lui barboui llaient le visage d'excréments , et sa
mère la forçait à les manger , sa mère , sa propre mère !
et cette mère dormait paisiblement aux cris de sa fille !
Comprends-tu ? Vois-tu ce petit être qui ne sait pas encore
penser , le vois-tu frapper de ses petits poings sa poitrine
haletante et en pleurant des larmes de sang crier vers
«< le bon Dieu » , lui demander secours? Comprends-tu ,
<
novice de ce bon Dieu , comprends- tu le but de tout cela ?
On dit que tout cela est nécessaire pour établir dans l'es
prit de l'homme la distinction du bien et du mal : mais à
quoi bon cette diabolique distinction, si elle coûte si cher ?
Toute la science du monde ne vaut pas les larmes des
enfants. Je ne parle pas des souffrances des adultes ; mais
ces petits enfants , cette petite fille ! Je te fais souffrir ,
Alioscha? Je vois que tu es mal à l'aise. Préfères-tu que
je me taise ?
Non, je veux souffrir , murmura Alioscha.
Encore un petit ta bleau par curiosité , il est si carac
téristique ! Je viens de lire cela dans une de nos Revues
historiq ues, l'Arkiv ou la Starina¹ , je ne sais plus. C'était
au moment le plus dur de notre servitude , dans les com
mencements du peuple : ― Vive le Tzar libérateur !
Un général, de grandes relations , très-riche pomiestchik ,
de ces individus convaincus qu'ils ont droit de vie et de
mort sur leurs subordonnés , vivait dans une de ses pro

1 Rousski-Arkiv et Rouskaïa-Starina . l'Archive russe et l'Anti


quité russe.
• Nom populaire du tzar Alexandre II.
LES FRÈRES KARAMAZOV . 223

priétés de deux mille âmes , plein de morgue , traitant de


très-haut ses voisins moins fortunés que lui. Il avait des
centaines de chiens dans un chenil et cent garde-chiens .
Un jeune dvorovy ' , âgé de huit ans , avait blessé d'un
coup de pierre à la jambe un des chiens favoris du général.
Le général fit arrêter le coupable chez sa mère . Le gamin
passa la nuit au poste . Le lendemain matin , de bonne
heure , le général , en grand uniforme , monte à cheval
pour aller à la chasse , entouré de ses piqueurs montés
comme lui. On rassemble toute la dvornia ' pour faire un
exemple, et la mère du coupable comparaît devant tout ce
monde . On amène le gamin . La matinée était froide et
brumeuse . Le général ordonne d'ôter à l'enfant ses habits,
jusqu'au dernier. L'enfant grelotte , muet et fou de ter
reur. Faites-le courir ! » commande le général . « Cours !
cours ! lui crient les piqueurs. Le gamin commence à
courir. Velaut ! crie le général, et il lance sur lui
toute la meute . Les chiens déchirèrent le gamin en lam
beaux sous les yeux de sa mère... On a imposé au général
un conseil Judiciaire . Fallait- il le fusiller ? Parle, Alioscha.
-Fusiller, dit tout doucement Alioscha, pâle, avec un
sourire convulsif.
-Bravo ! Si tu le dis, toi, c'est que... Ah ! voyez- vous
l'ascète ! Voilà donc le diable que tu as dans le cœur,
Alioscha Karamazov !
- · J'ai dit une bêtise , mais...
- Oui, oui , mais... Sache, novice , que les bêtises sont

essentielles au monde , que c'est sur elles que le monde

' Serfpris au service particulier du seigneur.


Domesticité .
224 LES FRÈRES KARAMAZOV

est fondé , que rien n'est possible sans elles. Nous savons
ce que nous savons.
― Que sais -tu ?
- Je n'y comprends rien , reprit Ivan comme en rêve ;
mais je n'y veux rien comprendre quant à présent. Je m'en
tiens aux faits , j'ai renoncé à comprendre...
Pourquoi me soumets-tu à cette épreuve ? Me le
diras-tu , à la fin ?
―― Certes ; c'est que tu m'es cher , et je ne veux pas
t'abandonner à l'influence de tou Zossima.
Ivan se tut, et son visage s'assombrit.
-Écoute , reprit -il , j'ai choisi mes exemples parmi les
enfants pour que ce soit plus clair. Les hommes sont cou
pables . On leur avait donné un paradis et ils ont convoité
le feu du ciel ! Ils ne méritent aucune pitié . Il faut une
sanction aux crimes des hommes, et non pas une sanction
éloignée , reculée jusqu'à la vie future , mais ici même, et
sous nos yeux. Je ne veux pas servir à fumer la terre pour
la préparer aux éclosions futures : je veux voir de mes
propres yeux la gazelle dormir sans peur auprès du lion
et la victime embrasser le meurtrier. C'est sur ce désir-là
que se fondent toutes les religions . Et moi , j'ai la foi ! Mais
les enfants, qu'en ferai-je ? Insoluble question ! Si tous
doivent souffrir pour concourir par leurs souffrances à
l'harmonie éternelle , quelle est la raison des souffrances
des enfants ? Je comprends la solidarité du péché et du
châtiment entre les hommes, mais elle n'existe plus entre
les enfants innocents. Quant à la solidarité du péché ori
ginel , c'est une vérité qui n'est pas de ce monde , et je
me refuse à la comprendre. Ils grandiront, dira un mau
?

4
LES FRÈRES KARAMAZOV . 225

vais plaisant , et auront le temps de pécher ! Mais ce


gamin de huit ans , il ne péchera plus ! ... O Alioscha , je
ne blasphème pas. Je comprends combien tressaillira
l'univers quand le ciel et la terre se confondront dans le
même cri de louange , et quand tout ce qui vit ou a vécu
proclamera Tu as raison , Seigneur , car ta vérité nous
est enfin révélée ! quand le bourreau , la mère et l'en
fant s'embrasseront en répétant : << Tu as raison , Sei
gneur ! Certes, alors tout sera accompli , expliqué ! Mais
c'est contre cet accomplissement que je me révolte ! (Et je
prends mes mesures, à ce sujet, pendant que je suis encore
sur la terre . ) Vois-tu , Alioscha , quand je verrai ce moment,
il se peut que je m'écrie avec tous les autres , en regardant la
mère e mbrasser le bourreau de son enfant : « Tu as raison ,
Seigneur ! » mais ce sera contre ma volonté. Je le déclare ,
pendant que j'en ai le temps , je me refuse à accepter cette
harmonie universelle ; je prétends qu'elle ne vaut pas une
seule larme d'enfant , parce que cette larme restera tou
jours sans rachat : et, par ce fait même que cette larme ne
peut être effacée du monde , elle détruit cette harmonie.
Car, comment la racheter ? C'est impossible ! Que les bour
reaux souffrent en enfer, qu'importe ? L'enfant aussi a eu
son enfer ! Et puis, qu'est-ce que cette harmonie qui com.
porte un enfer ? Je veux le pardon , le baiser universel ,
l'abolition de la souffrance, et si la souffrance des enfants
sert à compléter la somme de souffrance nécessaire pour
acheter la vérité, je prétends que cette vérité ne vaut pas
le prix dont on la paye. Je ne veux pas que la mère par
donne au bourreau , elle n'en a pas le droit . Qu'elle lui
pardonne ce qu'il lui a fait souffrir à elle, mais non pas ce

I. 8
226 LES FRÈRES KARAMAZOV .

qu'il a fait souffrir à l'enfant sous la dent des chiens . Elle


n'a pas le droit de pardonner pour son fils , quand bien
même son fils le lui ordonnerait. Mais si le droit de par
donner n'existe pas, où est l'harmonie ? Et c'est par amour
pour l'humanité que je refuse cette harmonie ! J'aime
mieux garder mes souffrances non rachetées, même eussé-je
tort. C'est trop cher pour ma bourse , l'entrée dans cette
harmonie-là je rends mon billet. Or, si je suis honnête,
je dois le rendre au plus tôt ; c'est ce que je fais . Je ne
refuse pas d'admettre Dieu ; mais je lui rends son billet ,
respectueusement.
- Mais c'est une révolte ! dit Alioscha d'une voix douce.
- Une révolte ! Je ne voudrais pas t'entendre dire ce

mot-là. Peut-on vivre révolté ? Réponds- moi sincèrement.


Imagine-toi que l'avenir de l'humanité dépende de ta vo
lonté ; pour donner le bonheur aux hommes , le pain et la
tranquillité, il est nécessaire de mettre à la torture un seul
être , le petit enfant qui se frappait la poitrine avec son
petit poing, afin de fonder sur ses larmes le bonheur futur :
consentirais -tu , à ces conditions , à être l'architecte de ce
bonheur-là ? Réponds sans mentir.
-Non, je n'y consentirais pas.
-
Eh bien! peux -tu admettre que les hommes, pour
qui tu souhaites ce bonheur , consentent à l'accepter au
prix du sang de ce petit martyr ?
-
Non , je ne puis l'admettre, frère ! dit tout à coup
Alioscha, les yeux étincelants . Mais tu viens de demander
s'il y a dans le monde entier un Être qui aurait le droit de
pardonner cet être existe. Il peut tout pardonner , tout
et pour tout, car c'est lui- même qui a versé son sang inno
LES FRÈRES KARAMAZOV . 227

cent pour tous et pour tout. Tu l'as oublié . C'est précisé


ment sur lui que se fonde le monument du monde, et c'est
à lui de crier : « Tu as raison , Seigneur , car ta vérité
nous est révélée. »
- Ah oui, c'est le seul Sans péché, le seul innocent !

Non, je ne l'ai pas oublié ; je m'étonne mème que tu ne


me l'aies pas objecté depuis longtemps , car, d'ordinaire,
les tiens commencent par le mettre en cause. Sais- tu , -
mais ne ris pas, - - j'ai écrit là-dessus un poëme, il y a un
an. Si tu as encore dix minutes à perdre avec moi, je vais
te le raconter.
- Tu as écrit un poëme !
- Non , je ne l'ai point écrit, dit Ivan en riant. Je n'ai
pas fait deux vers dans ma vie. Mais j'ai rêvé ce poême ,
et il est gravé dans ma mémoire. Tu seras mon premier
lecteur, c'est- à- dire auditeur.
― Je t'écoute.
- Mon poëme s'appelle le Grand Inquisiteur; c'est ab
surde , tu vas voir.

D'abord , un mot de préface. L'action se passe au sei


zième siècle. Tu sais qu'à cette époque on usitait les
puissances célestes comme machines poétiques. Je ne
parle pas de Dante . En France , les clercs et les moines
donnaient des représentations entières où l'on mon
trait la Madone, les anges , les saints , le Christ et Dieu le
Père lui-même. Tout se passait très-simplement. Dans
228 LES FRÈRES KARAMAZOV .

Notre-Dame de Paris de Victor Hugo , en l'honneur de la


naissance du Dauphin , sous Louis XI , à Paris , on voit
représenter dans les salons de la prévôté une scène
intitulée : le Bon Jugement de la très-sainte et gracieuse Vierge
Marie . Dans ce Mystère , la Madone paraît en personne et
prononce son bon jugement. Chez nous, à Moscou , avant
Pierre le Grand, on donnait de temps en temps des repré
sentations analogues dont l'Ancien Testament faisait les
frais . En outre , circulaient alors beaucoup de romans et
de poëmes qui mettaient en scène les saints , les anges et
tout le ciel. Dans nos monastères , on copiait , on tradu.
sait ces poëmes , on en composait même de nouveaux .
C'était du temps des Tartares. Par exemple , nous avons
un petit poëme monastique , probablement traduit du grec :
Le4 Pèlerinage de la Madone à travers les souffrances . Il y a
des tableaux d'une hardiesse dantesque . La Madone visite
l'enfer , et c'est l'archange saint Michel qui la guide . Elle
voit les pécheurs et leurs tortures . Entre autres, il y a une
catégorie très-intéressante de pécheurs dans un lac de feu.
Quelques-uns se noient dans ce lac ceux- là sont oubliés
de Dieu même. La Madone pleure, tombe à genoux devant
l'autel de Dieu et le supplie de pardonner à tous les
pécheurs , sans distinction . Son entretien avec Dieu est
d'un intérêt que je ne puis rendre . Elle prie , elle insiste.
Dieu lui montre les pieds et les mains cloués de son fils,
et demande à la Mère Douloureuse : Comment pour
rais-je pardonner à ses bourreaux ? Mais elle ordonne
à tous les saints, à tous les anges , à tous les archanges
de tomber à genoux avec elle et de crier grâce pour
tous les pécheurs , sans distinction . Elle triomphe : toutes
LES FRÈRES KARAMAZOV . 229

les souffrances de la géhe: ne cessent, chaque année, du


vendredi saint à la Pentecôte , et les pécheurs , du fond
de l'enfer , remercient Dieu et crient : « Tu as raison ,
Seigneur, et ta sentence est juste. Eh bien, mon petit
poëme serait du même genre . Jésus apparaît ; il ne
dit rien et ne fait que passer. Il y a déjà quinze
siècles accomplis depuis qu'il a dit , par la voix de son
prophète Je reviendrai bientôt . Quant au jour et à
l'heure , personne , et pas même le Fils , ne les connais
sent. Telles furent ses paroles avant le disparaître ,
et l'humanité l'attend toujours avec la mème foi , ou plutôt
avec une foi plus ardente encore qu'il y a quinze siècles .
Mais le diable ne sommeille pas ; le doute commence à
corrompre l'humanité , à se glisser dans la tradition des
miracles . A ce moment, au nord de la Germanie, naissait
une hérésie terrible, qui précisément niait les miracles .
Les fidèles n'en cru rent qu'avec plus de foi . Et l'on attend
le Christ, on L'espère , on veut souffrir et mourir comme
Lui jadis... Et voilà que l'humanité a tant prié depuis tant
de siècles , a tant crié : « Seigneur , daignez nous appa
raître ! » qu'Il a voulu , dans Sa miséricorde inépuisable ,
descendre vers ses fidèles.
Et voilà qu'Il a voulu Se montrer , pour un instant au
moins, au peuple , à la multitude malheureuse , plongée
dans l'abîme du péché , mais qui L'aime d'un amour puéril.
Le lieu de l'action est Séville ; l'époque , l'Inquisition, ce
temps où chaquejour voyait, à la plus grande gloire de Dieu :
Des auto-da-fé superbes
D'horribles hérétiques.

Oh! certes , ce n'est point la venue promise pour la fin


230 LES FRÈRES KARAMAZOV .

des temps , alors qu'll apparaîtra tout à coup , dans tout


l'éclat de Sa gloire et de Sa divinité , ‹ tel que l'éclair qu
vibre à la fois d'Orient en Occident » . Aujourd'hui , Il a voulu
seulement faire à Ses enfants une visite , et Il a choisi le
lieu et l'heure où flambaient les bûchers. Il a repris cette
forme humaine déjà portée quinze siècles auparavant du
rant trente-trois années.
Le voici qui descend parmi la cendre des bûchers . Pré
cisément hier , le cardinal grand inquisiteur , en présence
du Roi , des seigneurs , des chevaliers , des cardinaux et
des plus charmantes dames de la cour , devant tout le
peuple assemblé , a brûlé un cent d'hérétiques ad majorem
gloriam Dei. Sans chercher à exciter l'attention , IL marche
modestement . Mais tous le reconnaissent.
Ce serait une des plus belles pages du poëme , si je par
venais à bien faire comprendre pourquoi on Le reconnaît .
Le peuple, emporté par un irrésistible élan, se presse sur
Son passage et Lui fait cortége . Silencieux , avec un sou
rire plein de compassion, Il traverse les rangs de la foule ;
l'amour embrase Son âme ; de Ses yeux émanent la LU
MIÈRE , la SCIENCE et la FORCE en rayons ardents qui
éveillent l'amour parmi les hommes . Il leur tend les bras ,
П les bénit . De Lui, de Ses vêtements même se dégage une
vertu qui guérit. Un vieillard , aveugle-né , sort de la foule
et crie Seigneur , guéris-moi , que je puisse te voir ! »
Une écaille tombe de ses yeux et l'aveugle voit . Le peuple
verse des larmes de joie et baise la terre où IL a marché .
Les enfants jettent des fleurs sur Ses pas et chantent :
<< Hosanna ! » et le peuple s'écrie : « C'est LUI ! ce doit être
LUI! ce ne peut être que LUI! >
LES FRÈRES KARAMAZOV . 231

Il s'arrête sur le parvis de la cathédrale de Séville . Des


gens apportent un petit cercueil blanc où repose une en
fant de dix-sept ans , la fille d'un des notables de la ville ;
on se lamente ; le corps , dans le cercueil ouvert , repose
sur des fleurs .
――― Il ressuscitera ton enfant ! crie le peuple à la mère
en larmes .
L'ecclésiastique, venu pour recevoir le cercueil, regarde
avec étonnement et fronce le sourcil .
Mais soudain la mère crie :
― Si c'est TOI , . essuscite mon enfant !
Et elle se prosterne devant LUI. Le cortége s'arrête , on
dépose le cercueil sur les dalles ; IL le considère avec pitié ,
et comme jadis , une fois encore , il profère le talipha
koumi (lève-toi, jeune fille) !
La morte se soulève , s'assied , sourit , ouvre les yeux,
regarde alentour avec surprise . Elle a dans les mains le
bouquet de roses blanches destiné à sa tombe. Le peuple,
saisi de stupeur , s'écrie , pleure.
En cet instant, passe devant la cathédrale le cardinal
grand inquisiteur en personne . C'est un vieillard de
quatre-vingt- dix ans, haut de taille, droit , d'une ascé
tique maigreur. Les yeux sont profondément enfoncés
dans l'orbite , mais ils luisent d'une flamme que la vieil
lesse n'a pas éteinte . Oh ! il n'a plus le costume d'apparat
qu'il portait hier , tandis qu'on brûlait les ennemis de
l'Église ; ― non , maintenant il a de nouveau endossé sa
vieille soutane de moine. Ses sinistres collaborateurs et les
estafiers du Saint- Office le suivent à distance respectueuse .
Il s'arrête à l'aspect de la foule et observe de loin. Il a
232 LES FRÈRES KARAMAZOV .

assisté à toute la scène : le cercueil déposé devant l'étran


ger, la résurrection de la jeune fille , il a tout vu , et son
visage s'assombrit. Il fronce ses épais sourcils blancs , et
ses yeux luisent d'un éclat funeste . Il LE désigne du doigt
aux estafiers , et ordonne de le saisir telle est sa puis
sance et telle l'habitude du peuple de se soumettre en
tremblant devant lui qu'aussitôt la foule s'écarte , un si
lence de mort règne, et les sbires L'appréhendent et L'em
mènent. Comme un seul homme , tout ce peuple s'incline
jusqu'à terre devant le vieillard qui le bénit sans parler
et reprend son chemin. Les estafiers conduisent le prison
nier à la prison de la sainte Inquisition ; IL est enfermé
dans une cellule étroite et ténébreuse . La journée s'achève :
c'est la nuit , une nuit espagnole , sans lune , chaude , étouf
fante. L'atmosphère est saturée de l'odeur des lauriers et
des citronniers. Tout à coup , dans les ténèbres , la porte
de fer du cachot s'ouvre entre le grand inquisiteur lui
même, une lampe à la main. Il s'avance avec lenteur . Il est
seul. La porte se referme derrière lui . Il s'arrête sur le
seuil, et longuement, durant deux minutes, il considère le
prisonnier . Enfin il s'approche doucement, dépose la lampe
sur la table et parle .
― C'est TOI? TOI?
Mais il n'attend pas la réponse et se hâte de pour
suivre :
- Ne parle pas , tais- toi . D'ailleurs , que dirais - tu ? Je
le sais trop bien, ce que tu dirais . Mais tu n'as pas le droit
d'ajouter un seul mot à ce que tu as déjà dit. Pourquoi
es- tu venu nous déranger ? Car tu nous déranges , tu le
sais bien. Mais sais-tu ce qui arrivera dès demain ? Je
LES FRÈRES KARAMAZOV . 238

t'ignore, je ne veux pas savoir si tu es LUI ou seulement


son apparence ; mais , qui que tu sois , demain je te con
damnerai , et tu périras dans les flammes comme le plus
criminel des hérétiques, et tu verras ce même peuple , qui
tout à l'heure te baisait les pieds, s'empresser , sur un
signe de moi , d'apporter des fagots à ton bûcher. Le
sais-tu ? Peut - être , ―――――― ajoute le vieillard , songeur , sans
cesser d'épier du regard le prisonnier .
- Je ne comprends pas bien ce que cela signifie , Ivan ,
observa en souriant Alioscha , qui jusqu'alors avait écouté
sans interrompre . Est-ce une fantaisie , ou une erreur du
vieillard, quelque quiproquo ?
Ivan éclate de rire.
- Tiens-toi à ta dernière hypothèse, si tu es corrompu

par le réalisme moderne au point que tu ne puisses rien


admettre de surnaturel. Un quiproquo, dis-tu ? Soit . Cela
s'explique , d'ailleurs , poursuivit-il en riant de nouveau ;
mon inquisiteur a quatre-vingt-dix ans et son idée a pu
le rendre fou depuis longtemps. Il se peut aussi qu'il ait
été fortement impressionné par l'aspect du prisonnier.
Enfin, c'est peut-être un simple délire , le songe d'un
vieillard qui touche à sa dernière heure et dont le cer
veau est encore ébranlé par le spectacle récent de l'auto
da-fé de cent hérétiques . Mais, fantaisie , quiproquo, songe,
qu'importe ? Ce qu'il faut seulement retenir , c'est que
l'inquisiteur révèle pour la première fois ce qu'il a tu
pendant toute sa vie.
- Et le prisonnier
ne dit rien ?
-
Ne doit-il pas se taire. en tout cas ? Le vieillard
lui-même ne lui a-t-il pas fait remarquer qu'il n'a pas
234 LES FRÈRES KARAMAZOV .

le droit d'ajouter un mot à ses anciennes paroles? C'est


peut-être le trait caractéristique du catholicisme romain ,
selon moi , du moins : Tout a été transmis par TOI
au Pape , c'est donc du Pape désormais que tout dépend ;
nous n'avons que faire de TOI , ne viens pas nous dé.
ranger. » C'est la doctrine des Jésuites , je l'ai lue dans
leurs livres. « As-tu le droit de nous révéler un seul des
secrets du monde d'où tu viens ? » lui demande mon
vieillard, et il fait lui - même la réponse : « Non, tu n'en as
pas le droit , puisque 1cette révélation s'ajouterait à celle
que tu fis jadis, et que par là tu compromettrais cette
liberté que toi -même prêchas . Toutes tes révélations nou
velles ne pourraient que gêner la liberté de la foi humaine ,
puisqu'elles constitueraient , aux yeux des hommes , autant
de miracles cependant , il y a quinze siècles , tu prônais
au-dessus de tout cette liberté de la foi . N'as - tu pas dit
bien souvent : Je vous ferai libres. » Tu les as vus ,
les hommes libres , ajoute brusquement le vieillard . Ah !
cela nous a coûté cher, reprend- il en le regardant
avec sévérité ; mais enfin nous avons accompli cette
œuvre en ton nom. L'établissement de la liberté nous a
coûté quinze siècles de rude tâche ; mais c'est fait, et bien
fait. Tu ne me crois pas ? Tu jettes sur moi un doux regard ,
sans même me faire l'honneur de t'indigner . Mais sache
que jamais les hommes ne se sont crus plus complétement
libres qu'aujourd'hui , depuis qu'ils ont déposé leur liberté
à nos pieds. Cela, il est vrai , c'est notre œuvre : est- ce la
liberté que tu rêvais ?
- Voilà encore que je ne comprends pas , interrompit
Alioscha; il fait de l'ironie ? il plaisante ?
LES FRÈRES KARAMAZOV . 235

-Non pas ! Il se loue d'avoir supprimé la liberté pour


rendre les hommes heureux. Car c'est aujourd'hui pour
la première fois ( il parle , naturellement , de la fondation
de l'Inquisition ) qu'on peut songer au bonheur des hommes.
L'être humain est naturellement révolté : est-ce que des
révoltés peuvent être heureux ? Tu étais averti, les con
seils ne t'ont pas manqué , mais tu ne les as pas écoutés ;
tu t'es privé du seul moyen réel de donner du bonheur
aux hommes, mais tu nous as légué la besogne , tu nous as
promis , tu nous as solennellement confié le droit de lier
et de délier ; tu ne penses pas , j'espère , à nous retirer ce
droit . Pourquoi donc es-tu venu nous déranger ? »
- Que signifient ces mots : « Les conseils ne t'ont pas
manqué ? demanda Alioscha
- Mais c'est le point capital où le vieillard doit insister !

< L'Esprit terrible et intelligent , l'Esprit de la négation et


·
du néant , reprend-il , t'a parlé dans le désert, et les Écri
tures attestent qu'il t'a < tenté » . Est-ce vrai ? et pouvait
on rien dire de plus profond que ce qui te fut dit dans les
trois questions , ou , pour employer le langage des Écri
tures , dans les trois « tentations » que tu as repoussées ?
S'il y eut jamais miracle authentique , foudroyant , c'est
celui des trois tentations ! Le fait seul que ces trois ques
tions aient pu être posées est par lui-même un miracle.
Supposons qu'elles aient été effacées du Livre , qu'il
faille les inventer , les imaginer de nouveau pour les y
replacer. Supposons que, dans ce but, on réunisse tous les
sages de la terre , hommes d'État , princes de l'Église ,
savants , philosophes , poëtes , et qu'on leur dise : -
Cherchez, trouvez trois questions qui non seulement
286 LES FRÈRES KARAMAZOV.

correspondent à la grandeur de l'événement, mais encore


expriment en trois mots , en trois phrases humaines, toute
l'histoire de l'humanité future , - crois-tu que ce congrès
de toutes les intelligences terrestres pourrait imaginer
quoi que ce soit d'aussi haut, d'aussi fort que les trois
questions de l'intelligent et puissant Esprit ? Ces questions
révèlent par elles seules que tu n'eus pas affaire , ce jour
là, à un esprit humain, contingent : c'était l'Esprit Éternel,
Absolu.Toutes les histoires ultérieures de l'humanité étaient
prédites et condensées dans ces trois mots ; ce sont les trois
formes où se concrètent toutes les contradictions de l'histoire
de notre espèce. Cela n'était pas encore évident , l'avenir
était encore inconnu ; mais quinze siècles se sont passés ,
et nous voyons bien que tout était prévu dans la TRIPLE
QUESTION : c'est notre histoire . Décide donc toi-même : qui
avait raison ? Toi , ou celui qui t'interrogea ? Rappelle- toi...
Voici la première question , ―――― le sens , sinon le texte :
« Tu veux te présenter au monde les mains vides , annon
çant aux hommes une liberté que leur sottise et leur mé
chanceté naturelles ne leur permettent pas de comprendre ,
une liberté épouvantable , - car pour l'homme et pour
la société il n'y eut jamais rien d'aussi épouvantable que
la liberté mais vois ces pierres dans ce désert aride :
change-les en pains, et tu verras l'humanité courir après
toi comme un troupeau , reconnaissante , soumise , crai
gnant seulement que ta main se retire et que les pains
redeviennent pierres. Mais toi, tu n'as pas voulu priver
l'homme de la liberté, tu as repoussé la tentation : « Car
que de viendrait l'humanité si l'obéissance était achetée
avec des pains ? Tu as répondu que l'homme ne vit pas
LES FRÈRES KARAMAZOV. 237

seulement de pain ; -- mais tu ne savais pas que l'esprit


de la terre , au nom de ce pain de la terre, devait se
dresser contre toi , te livrer bataille et te vaincre et tous
le suivront en criant : « Qui est semblable à cette bête ?
elle nous a donné le feu du ciel ! » Des siècles passe
ront, et l'humanité proclamera par la bouche de ses sa
vants et de ses sages qu'il n'y a pas de crimes, et, par
conséquent , pas de péché ; qu'il n'y a que des affamés.
- « Nourris-les , si tu veux qu'ils soient vertueux ! »
Ce cri sera la devise de ceux qui se lèveront contre
toi , ils l'inscriront sur leur drapeau ; et ton temple sera
renversé , et à sa place un nouvel édifice s'élèvera , une
autre tour de Babel , qui sans doute ne sera pas plus
achevée que la première pourtant, tu aurais pu épargner
aux hommes ce nouvel effort et mille ans de souffrances ,
- car ils viendront à nous, après avoir peiné mille ans à
construire leur tour ! ils nous chercheront sous terre, dans
les catacombes où nous serons cachés (on nous persécu
tera , on nous martyrisera encore) ; ils nous découvriront
- et crieront vers nous : « Du pain ! ceux qui nous avaient
promis le feu du ciel ne nous l'ont pas donné. » Et c'est
nous qui achèverons leur Babel il n'y manquait que
du pain et nous leur en donnerons. Et nous leur en don
nerons en ton nom ! Nous savons mentir, nous parlerons
en ton nom. Eh ! ne mourraient-ils pas de faim , sans nous ?
Est-ce leur science qui les nourrira? Point de pain tant
qu'ils auront la liberté ! Mais ils finiront par nous l'ap
porter, leur liberté , par la déposer à nos pieds : « Des
chaînes et du pain ! Ils comprendront que la liberté
n'est pas compatible avec une juste répartition du pain,
238 LES FRÈRES KARAMAZOV
3
terrestre entre tous les vivants , parce que jamais , --ja
mais ! - - ils ne sauront faire le partage entre eux ! Ils se
convaincront aussi qu'ils sont indignes de la liberté ; faibles,
vicieux, sots et révoltés comme ils sont . Tu leur promet
tais le pain du ciel de grâce ! peux- tu comparer ce pain-là
avec celui de la terre, la race humaine étant la chose vile
et incorrigiblement vile qu'elle est ? Tu pourras, avec ton
pain du ciel, attirer et séduire des milliers d'âmes, voire des
dizaines de milliers ; mais, et les millions et les dizaines de
milliers de millions qui n'auront pas le courage de pré
férer ton pain du ciel à celui de la terre ? Ne serais-tu le
Dieu que des grands et des forts ? Et les autres, ces grains
de sable de la mer, les autres qui sont faibles , mais qui
t'aiment , ne sont-ils à tes yeux que de vils instruments
dans les mains des grands et des forts ? Ils nous sont pour
tant chers , à nous , ces êtres faibles : ils finiront, tout
vicieux et révoltés qu'ils soient , par se laisser dompter, ils
nous admireront , nous serons leurs dieux , nous qui aurons
consenti à prendre sur nous le poids de leur liberté et à ré
gner sur eux, ―――― tant la liberté finira par leur faire peur !
et nous nous appellerons disciples de Jésus » , nous ré
gnerons en ton nom , - sans te laisser approcher de
nous. Cette imposture constituera notre part de souffrance,
car il nous faudra mentir. -- Voilà le sens de la première
des trois questions. Elle recélait le secret du monde :
tu l'as dédaigné ! Tu mettais la liberté au-dessus de tout,
alors que , en acceptant les pains, tu aurais satisfait l'éter
nel et l'unanime désir de l'humanité : « Donnez- nous, un
maître ! » Car il n'y a pas de souci plus constant et plus
euisant, pour l'homme libre, que celui de chercher un objet
LES FRÈRES KARAMAZOV . 239

ou un être devant qui s'incliner . Mais il ne veut s'incliner


que devant une force incontestable , qui puisse rassembler
tous les humains dans la communion du respect , et ce
n'est pas l'objet d'un culte particulier que réclame chacun
de ces lamentables êtres : c'est un culte universel , c'est
une religion commune ! Et ce besoin de la communauté
dans l'adoration est le principal tourment de l'individu
aussi bien que de l'humanité tout entière, depuis le com
mencement des siècles . C'est pour réaliser cette chimère
qu'ils se sont exterminés par le glaive. Chaque peuple
s'est fait un Dieu, et chaque peuple a dit à son voisin :
« Quitte tes dieux , adore les miens ou meurs ! » Et il en
sera ainsi jusqu'à la fin du monde : les dieux peuvent dis
paraître de la terre , l'humanité recommencera pour des
idoles ce qu'elle a fait pour les dieux . Tu n'ignorais pas
ce secret fondamental de la nature humaine , et pourtant
tu as repoussé le drapeau, l'unique et le sûr drapeau
qu'on t'offrait et qui t'aurait seul assuré l'hommage incon
testé de tous les hommes , ce drapeau du pain terrestre :
tu l'as repoussé au nom du pain du ciel et de la liberté ,
et vois ce que tu fis ensuite , →→ toujours au nom de la
liberté ! Il n'y a pas , je te le répète, en l'homme , de plus
cuisant souci que celui de chercher au plus tôt à qui déléguer
la liberté qu'apporte en naissant cette misérable créature.
Cependant, pour obtenir cet hommage de la liberté des
hommes, il faut leur donner la paix de la conscience . Le pain
t'en offrait le moyen : l'homme s'inclinera devant toi , si tu lui
donnes du pain, parce que le pain est une chose incontes
table ; mais si, en même temps, un autre que toi s'empare
de la conscience humaine, certes, alors , l'homme laissera
240 LES FRÈRES KARAMAZOV .

là même ton pain pour suivre qui sut lui donner la paix
de la conscience . En cela , tu avais raison ; le secret de
l'existence humaine consiste dans un motif de vivre. Si
l'homme ne se représente pas fortement pourquoi il doit
vivre, il se détruira plutôt que de continuer cette vie
inexplicable , fût-il entouré d'une immense provision de
pain. Mais quel parti as-tu tiré de cette vérité que tu
avais surprise ? Tu as élargi la liberté des hommes, au
Hieu de la confisquer . Avais - tu donc oublié que l'homme
préfère à la liberté de choisir entre le bien et le mal la
paix , fût-ce la paix de la mort ? Eh ! sans doute, rien ne
plaît tant à l'homme que le libre arbitre ; rien aussi ne le
fait tant souffrir . Et au lieu de principes solides qui pus
sent pacifier à jamais la conscience humaine , tu as com
posé ta doctrine de tout ce qu'il y a d'extraordinaire , de
vague, de conjectural, de tout ce qui dépasse les forces des
hommes, et, par là , tu fis comme si tu ne les aimais
pas, toi qui mourus pour eux ! En élargissant sa liberté,
tu as introduit dans l'âme humaine de nouveaux éléments
d'indestructible souffrance . Tu voulais être aimé d'un
libre amour , librement suivi. Au lieu de la dure loi
ancienne, l'homme devait , d'un cœur libre, désormais ,
www

choisir entre le bien et le mal, sans rien pour le guider ,


que ton image mais comment n'as - tu pas compris qu'il
finirait par contester même ton image et même ta vérité ,
se sentant accablé sous le poids de ce fardeau terrible , le
libre choix ? Il criera que la vérité n'est pas en toi ; car
pourquoi, si tu avais possédé la vérité, aurais-tu laissé tes
enfants dans une telle perplexité , en proie à tant de pro
blèmes insolubles ? Tu as donc préparé toi-même ta ruine :
LES FRÈRES KARAMAZOV . 241

n'accuse que toi. Était-ce là ce qu'on te proposait ? Il y a


sur la terre trois forces qui seules peuvent soumettre à
jamais la conscience de ces faibles révoltés , - cela pour
leur bien ; — ce sont : le miracle , le mystère , l'autorité.
Tu les as repoussées toutes trois . L'Esprit terrible t'avait
placé sur le faîte du temple et t'avait dit : « Veux - tụ
savoir si tu es le Fils de Dieu ? Précipite- toi en bas, car il
est écrit que les anges le prendront sur leurs ailes : tu
sauras alors si tu es le Fils de Dieu, et tu prouveras ainsi
ta foi en ton père. Tu as repoussé la proposition, tu ne
t'es pas précipité en bas du temple . Oh ! sans doute , tu
affirmas par là même la sublime fierté d'un Dieu : mais
les hommes, ces faibles , ces impuissants , ne sont pas des
dieux ! Tu savais que , si tu avais seulement tenté de te
précipiter en bas du temple , tu aurais aussitôt perdu ta
foi en ton père , tu aurais jonché des débris de ton corps ,
- à la grande joie du Tentateur, - cette terre que tu
venais sauver. Mais, je te le répète , y a-t-il beaucoup
d'ètres semblables à toi ? As-tu pu admettre un seul in
stant que les hommes seraient capables de comprendre ta
résistance à cette tentation ? La nature humaine n'est point
telle qu'elle puisse repousser le miracle et se satisfaire de
la libre élection du cœur, dans ces instants terribles où les
questions vitales exigent une réponse ! Oh ! tu savais que
ton héroïque silence serait conservé dans les Livres et
retentirait au plus loin des âges, aux dernières limites de
la terre ! Oh ! tu espérais que l'homme t'imiterait et se
passerait de miracles comme un Dieu ! Mais , comme
l'homme n'est pas de force à se passer de miracles , il en
invente ; il s'incline devant les prodiges des magiciens , les
242 LES FRÈRES KARAMAZOV .

enchantements des sorcières , - tout révolté , hérétiqu


et athée qu'il puisse être . Et tu n'es pas descendu de la
croix quand on te criait par dérision : Descends de la
croix et nous croirons en toi ! » Cette fois encore, tu n'as
pas voulu asservir l'homme au miracle, parce que tu
veux de lui une libre croyance, libre et non pas violentée
par le prestige du merveilleux . C'est un amour libre qu'il
te fallait, et non pas les transports serviles d'un esclave
terrifié . Mais ici, comme partout, tu te faisais de l'homme
une idée trop haute : il est esclave , quoiqu'il ait été créé
rebelle ! Vois et juge, après quinze siècles écoulés : Qui
as-tu élevé jusqu'à toi ? Je le jure , l'homme est plus faible
et plus vil que tu ne pensais ! Peut - il , peut-il accomplir
ce que tu as accompli ? Tu as eu pour lui trop d'estime
et trop peu de pitié , tu as trop exigé de lui , - toi pour
tant qui l'aimais plus que toi-même . Il fallait l'estimer
moins et lui imposer de moindres devoirs . Il est faible et
lâche. Qu'importe qu'aujourd'hui il s'insurge partout contre
notre autorité et s'enorgueillisse de sa révolte ? C'est une
vanité d'écolier . Va , les hommes sont des gamins : ils
s'insurgent contre leur régent et le mettent à la porte
de la classe . Mais cette mutinerie aura un terme , elle
coûtera cher aux mutins. Ils peuvent renverser les temples
et ensanglanter le sol : tôt ou tard , ils comprendront l'inu
tilité d'une révolte qu'ils ne sont pas capables de soutenir.
Ils verseront de sottes larmes ; mais, enfin , ils compren
dront qu'en les créant rebelles, on s'est moqué d'eux. Ils
le crieront avec désespoir, et ce blasphème accroîtra leur
misère , la nature humaine n'étant pas de taille à sup
porter le blasphème : elle finit toujours par le châtier
LES FRÈRES KARAMAZOV . 243

elle-même. Ainsi , l'inquiétude , le doute et le malheur, voilà


le lot des hommes libérés par tes souffrances. Ton pro
phète dit qu'il a vu dans sa vision symbolique tous ceux
qui avaient part à la première résurrection et qu'ils
étaient douze mille pour chaque génération . Pour étre
si nombreux , il fallait donc qu'ils eussent une nature
plus que humaine ! Ils ont porté ta croix , ils ont vécu des
dizaines d'années dans un dése rt aride et nu , mangeant
des sauterelles et des racines ; - et certes, tu peux t'enor
gueillir de ces fils de la liberté , du libre amour, qui ont
fait en ton nom un volontaire , un magnifique sacrifice
d'eux-mêmes. Mais , rappelle- toi , ils n'étaient que quel
ques milliers , et c'étaient plutôt des dieux que des hom
mes et le reste ? Est-ce leur faute , aux autres , aux faibles
humains, s'ils n'ont pas eu la force surnaturelle des forts ?
Est-ce la faute de l'âme faible , si elle ne peut supporter
des dons si terribles ? N'es-tu donc venu que pour les
élus ? C'est un mystère alors , nous ne pouvons le com
prendre, et, puisque c'est un mystère , nous avions le
droit de le prêcher, d'enseigner aux hommes que ce n'est
ni la liberté ni l'amour qui importent , mais le mystère,
le mystère auquel ils doivent se soumettre sans raisonner,
fût-ce contre leur conscience . C'est ce que nous avons
fait . Nous avons corrigé ton œuvre ; nous l'avons fondée
sur le miracle , le mystère et l'autorité. Et les hommes se
sont réjouis d'être de nouveau menés comme un trou
peau et délivrés enfin du don fatal qui leur avait causé
tant de souffrances. Parle, avons - nous bien fait ? Se peut-il
qu'on nous reproche de ne pas aimer l'humanité ? N'avons
nous pas, seuls, conscience de sa faiblesse, nous qui l'avons,
244 LES FRÈRES KARAMAZOV .

par égard pour les fragilités de sa nature, autorisée même


à pécher , pourvu qu'elle nous en demandât la permis
sion ? Pourquoi restes - tu silencieux ? Pourquoi te bornes-tu
à me regarder de tes pénétrants et doux yeux ? Je ne
t'aime pas et je ne veux pas de ton amour ; je préfère ta
colère ! Et pourquoi dissimulerais-je avec toi ? Je sais à
qui je parle, tu connais ce que j'a à te dire , je le lis
dans tes yeux pourquoi donc te cacherais -je notre secret ?
Peut-être précisément veux-tu l'entendre de ma bouche ?
Écoute alors nous ne sommes pas avec Toi, nous sommes
avec Lui... voilà notre secret. Il y a longtemps de cela, -
huit siècles ! - que nous ne sommes plus avec Toi, mais
avec Lui. Depuis juste huit siècles, nous avons reçu de lui ce
dernier don que tu avais repoussé avec indignation , alors
qu'il t'avait montré tous les royaumes de la terre : nous
avons accepté , nous , Romé et le glaive de César , et nous
nous sommes déclarés les maîtres de la terre . Pourtant,
notre conquête n'est pas tout à fait achevée . Oh ! l'affaire
n'est qu'au début ; il y a loin encore avant l'achève
ment ; la terre a longtemps encore à souffrir ; mais nous
atteindrons notre but , nous serons César, et nous pen
serons alors au bonheur universel. Et Toi aussi , tu
aurais pu prendre le glaive de César : pourquoi as-tu
refusé le dernier don ? En acceptant , tu donnais aux
hommes tout ce qu'ils cherchent sur la terre : un maître,
un dépositaire de leur conscience et aussi un être
qui leur fournit les moyens de s'unir pour ne plus faire
qu'une grande fourmilière , car le besoin de l'union uni
verselle est le troisième et dernier tourment de l'huma
nité. Toujours l'humanité , dans son ensemble , tendit à
LES FRÈRES KARAMAZOV 245

l'unité mondiale . Plusieurs peuples ont été grands et glo


rieux plus ils ont été grands et glorieux , et plus ils ont
souffert, sentant plus fortement que les autres peuples
le besoin de l'union universelle . Les grands conqué
rants , les Timour et les Gengis- Kan , qui ont parcouru
la terre comme un ouragan dévastateur, exprimaient, eux
aussi, sans en avoir conscience, cette tendance des peuples
vers l'unité. En prenant la pourpre de César , tu aurais
fondé l'empire universel et donné la paix à l'humanité .
Car à qui appartient-il de régner sur les hommes , sinon
à celui qui est maître de leurs consciences, et qui tient
leur pain dans ses mains ? Nous avons donc pris le glaive
de César et, ce faisant , nous t'avons repoussé ; nous
sommes allés à Lui . Oh ! il y aura encore des siècles de
libertinage intellectuel , de pédanterie et d'anthropopha
gie, __________ car ils finiront par l'anthropophagie, après avoir
élevé leur tour de Babel sans nous. Mais alors la bête
viendra à nous en rampant , et léchera nos pieds et les
arrosera de larmes de sang. Et nous nous assiérons sur la
bête, et nous élèverons en l'air une coupe où sera écrit
le mot MYSTÈRE . Et alors , seulement alors , commencera
pour les hommes le règne de la paix et du bonheur . Tu es
fier de tes élus , mais tu n'as qu'une élite nous donne
rons le repos à tous . Et même en cette élite , même parmi
ces Forts marqués pour être des élus, combien ont fini par
se lasser d'attendre , combien ont porté et porteront
encore ailleurs les forces de leur esprit et l'ardeur de leur
cœur , combien finiront par user contre TOI de cette li
berté que tu leur donnes ? Nous donnerons , nous , le bon
heur à tous, nous abolirons les révoltes et les tueries engen
246 LES FRERES KARAMAZOV .

drées par la liberté. Oh ! nous les convaincrons qu'ils ne


seront vraiment libres qu'après nous avoir confié leur
liberté. Mentirons-nous ? Nous dirons vrai, et ils sauront
bien eux-mêmes que nous dirons vrai , lassés qu'ils seront
des doutes et des terreurs qui accompagnent nécessai
rement ta liberté . L'indépendance , la libre pensée et la
science les auront égarés dans de telles ténèbres , épou
vantés par de tels prodiges , fatigués de telles exigences,
que les moins doux et les moins dociles d'entre eux se
tueront eux- mêmes ; d'autres, indociles aussi, mais faibles
et violents , s'égorgeront mutuellement ; et d'autres encore,
troupeaux de lâches et de misérables , se traîneront à nos
pieds en criant : « Oui, vous aviez raison ! vous seuls pos
sédiez son secret et nous revenons à vous : sauvez-nous
de nous-mêmes ! » Sans doute , les pains qu'ils recevront
de nous, ils verront bien que nous les leur prenons pour les
leur partager, ces pains obtenus par leur propre travail
sans aucun miracle ; ils verront bien que nous ne chan
geons pas les pierres en pains ! mais ce qui, en vérité,
leur fera plus de plaisir que le pain même , ce sera de le
recevoir de nous ! Car ils n'auront certes pas oublié qu'au
trefois le pain se changeait en pierre entre leurs mains ;
ils remarqueront que , depuis qu'ils sont retournés à nous,
les pierres redeviendront des pains . Ils comprendront défi
nitivement la valeur de la soumission ! Et tant qu'ils ne
l'auront pas comprise, ils souffriront. Qui, réponds-moi ,
qui a le plus contribué à cette intelligence ? Qui a divisé
le troupeau et l'a dispersé à travers des chemins incon
nus ? Les brebis se rejoindront, le troupeau rentrera dans
l'obéissance , et ce sera pour toujours . Alors nous donne
LES FRÈRES KARAMAZOV . 247

rons aux hommes le bonheur qui sied à de débiles créa


tures, un bonheur fait de pain et d'humilité . Oui, nous
leur enseignerons l'humilité , C contre toi qui leur en
seignas l'orgueil. Nous leur prouverons qu'ils sont dé
biles , qu'ils sont de faibles enfants , mais que le bonheur
des enfants a de particulières douceurs . Ils deviendront
timides, ils ne nous perdront plus du regard, et , tout
tremblants, se serreront contre nous comme des poussins
s'abritent sous l'aile de leur mère . Ils nous admireront en
nous craignant et seront fiers eux-mêmes à la pensée de
toute l'énergie et de tout le génie qu'il nous aura fallu
pour dompter tant de rebelles invétérés. Ils auront peur
de notre colère, et leurs yeux, comme ceux des enfants
et des femmes, seront des fontaines de larmes. Mais com
bien aisément , au moindre signe de nous , passeront-ils
de la tristesse au rire , à la joie douce des enfants ! Sans
doute , nous les astreindrons au travail ; mais nous leur
ferons , pour leurs heures de loisir , une vie organisée
comme les jeux des enfants, mèlée de chansons, de danses,
de chœurs innocents . Oh ! nous leur permettrons même
le péché , - ils sont si faibles ! Et ils nous aimeront comme
des enfants , parce que nous leur permettrons le péché.
Nous leur dirons que tout péché commis avec notre per
mission sera pardonné, et c'est par amour que nous leur per
mettrons de pécher, car nous prendrons sur nous la peine
de ces péchés et leur en aurons laissé le plaisir ! Ils nous
adoreront comme des bienfaiteurs, nous qui aurons pris sur
nous la peine de leurs péchés ! Ils nous diront tout , et, sui.
vant qu'ils seront plus ou moins obéissants , nous leur per
mettrons ou leur défendrons de vivre avec leurs femmes
248 LES FRÈRES KARAMAZOV .

ou leurs maîtresses, d'avoir des enfants ou de n'en pas avoir,


- et ils nous obéiront avec joie . Ils nous soumettront les
plus pénibles secrets de leur conscience, et nous décide
rons en tout et pour tout, et ils recevront nos sentences
avec allégresse , parce qu'elles les délivreront du cruel
souci de choisir eux-mêmes et de se déterminer librement.
Tous les millions d'êtres , ainsi, seront heureux , sauf une
centaine de mille sauf nous , les dépositaires du secret.
Car nous serons malheureux . Les heureux se compte
ront par millions de millions , et il y aura cent mille
martyrs de la connais sance , exclusive et maudite , du
bien et du mal. Ils mourront paisiblement , ils s'étein
dront doucement en ton nom, et, au delà de la tombe , il
ne verront que la mort. Pourtant , nous garderons le
secret; nous les leurrerons , pour leur bonheur , d'une ré
compense éternelle dans le ciel . Car, s'il y a un autre
monde , il n'est certes pas fait pour des êtres comme eux .
On vaticine que tu reviendras , entouré de tes élus , de tes
héros, et que tu vaincras : nous dirons que tes héros
n'ont sauvé qu'eux-mêmes , et nous aurons , nous , sauvé
le monde entier. On dit que la fornicatrice, assise sur la
bête et tenant dans ses mains la coupe du mystère, sera
déshonorée et que les faibles se révolteront encore , dé
chireront sa pourpre et dévoileront son corps impur.
Mais je me lèverai alors et je te montrerai les milliers de
milliers d'heureux qui n'ont pas connu le péché . Et nous,
qui , pour leur bonheur, aurons assumé le poids de leurs
fautes , nous nous dresserons devant toi , disant : « Juge
nous, si tu le peux et si tu l'oses ! » Je ne te crains pas .
Je suis allé au désert , moi aussi ; moi aussi, j'ai vécu de
LES FRÈRES KARAMAZOV 249

sauterelles et de racines ; moi aussi j'ai béni la liberté que


tu donnas aux hommes et j'ai rêvé d'être compté parmi
les Forts. Mais j'ai tôt abdiqué ce rêve , j'ai renoncé à
ta folie pour m'aller joindre aux groupes de ceux qui cor
rigèrent ton œuvre . J'ai laissé les fiers pour aller faire le
bonheur des humbles.
Ce que je te dis se réalisera : notre empire s'élèvera.
Je te répète que demain , sur un signe de moi , tu verras
un troupeau soumis apporter des charbons ardents aut
bûcher où je te ferai mourir , parce que tu es venu nous
déranger. Qui , en effet , mérita plus que toi le bûcher ?
Demain, je te brûlerai. Dixi.
Ivan s'arrêta . Il s'était exalté en parlant ; tout à coup,
il éclata de rire.
Alioscha avait écouté sérieusement , avec une émotion
extrême. Plusieurs fois il avait voulu interrompre son
frère et s'était retenu .
- Mais... c'est un non -sens ! Ton poëme est la louange

et non pas la condamnation de Jésus ! Qui croira ce que


tu dis à propos de la liberté ? Est - ce ainsi qu'il faut la
comprendre ? Est- ce la doctrine de l'Église orthodoxe ?
، ‫ܕܐܪ‬
Rome peut- être , et encore ! les pires des catholiques , les
inquisiteurs , les Jésuites ! ... D'ailleurs , quel personnage
fantastique , ton inquisiteur ! Quels sont ces péchés as
sumés pour les autres hommes ? Quels sont ces déposi
taires de mystères qui prennent pour eux l'anathème et
laissent le bonheur à l'humanité ? Quand a- t-on vu cela ?
Nous connaissons les Jésuites ; on en dit du mal , mais
sont-ils ce que tu dis ? Nullement ! ... C'est l'armée avec
laquelle Rome pense asservir le monde au commandement
250 LES FRÈRES KARAMAZOV .

impérial du Pape... Voilà leur idéal . Il n'y a là aucun mys


tère, aucune haute tristesse... Le plus simple désir de
régner , la plus vile soif de bonheur terrestre , une sorte
de servage futur avec ceci de particulier qu'ils seront,
eux, les pomiestchiks , voilà tout . Ils ne croient peut-être
pas en Dieu. Ton inquisiteur est de fantaisie ....
--- Arrête , arrête ! dit en riant Ivan . Comme tu t'é
chauffes ! De fantaisie, dis- tu ? Soit , et certes ! Pourtant ,
crois-tu donc vraiment que tous ces mouvements catho
liques des derniers siècles ne constituent qu'un effort
d'asservissement terrestre ? N'as-tu pas pris cette croyance
au Père Païssi ?...
- Non , non , au contraire , le Père Païssi a parlé une
fois dans ton sens... Du moins ... Certes, pas du tout la
même chose... se reprit Alioscha.
- C'est un précieux renseignement , malgré ton pas
du tout la même chose » . Mais pourquoi les Jésuites et les
inquisiteurs se seraient-ils unis seulement pour le bon
heur matériel ? Ne peut- il se rencontrer parmi eux un
seul martyr capable de noble et grande souffrance , et qui
aimerait l'humanité ? Suppose qu'il s'en rencontre un seul ,
un seul dans le genre de mon vieil inquisiteur , qui a vécu
de racines dans le désert et s'est obstiné à vaincre ses
sens pour se rendre libre , pour s'élever jusqu'à la perfec
tion ; pourtant il a toujours aimé l'humanité : tout à coup
il voit clair , il comprend qu'il pourrait , lui , atteindre au
bonheur céleste, mais ... et les autres millions d'humains?
Ils resteront à jamais mal équilibrés , trop faibles pour se
servir de leur liberté . Ils se révolteront : mais jamais les
pauvres âmes ne pourront terminer leur Tour et ce n'est
LES FRÈRES KARAMAZOV. 251

pas pour de telles oies que le grand idéaliste a rèvé son


harmonie . Voilà pourquoi mon inquisiteur revient sur ses
pas et... se rallie aux hommes intelligents . Ne peux-tu
comprendre cela ?
- A qui se rallier? A quels hommes intelligents ? Ils
n'ont aucune intelligence, aucun mystère . L'athéisme ,
voilà leur secret ! Ton inquisiteur ne croit pas en Dieu.
- Eh bien , et puis ? Tu y es enfin ! et en effet , l'a
théisme , voilà son secret ; mais quelle souffrance , même
pour un homme comme lui qui a consumé sa vie en sacri
fices dans le désert , et qui n'a pas pu se défaire de son
amour pour l'humanité ! Au déclin de ses jours , il se con
vainc clairement que seul le conseil du grand et terrible
Esprit pourrait , au moins dans une certaine mesure, éta
blir un ordre acceptable pour les débiles révoltés , « ces
êtres avortés , ces dérisions vivantes » . Que si l'on par
vient à se convaincre que l'Esprit a indiqué la vraie voie ,
ce terrible Esprit de mort et de ruine , il faut accepter , dès
lors , le mensonge pour toute vérité , l'hypocrisie pour
toute règle de conduite , et mener les hommes, en con
naissance de cause, vers la mort et la ruine , en les trom
pant durant toute la route , parce que ces piteux aveugles
ne voient pas où on les mène et se croient heureux .
Remarque-le : mon vieillard ment au nom de Celui en qui,
pourtant, il avait cru si ardemment pendant toute une
vie. N'est-ce pas là une souffrance noble et grande ? Mais
qu'un seul homme tel que lui soit à la tête de cette armée
« qui ne veut que le pouvoir et le bonheur terrestre ,
n'est-ce pas assez pour une tragédie ? Je te parle franche
ment je crois que mon inquisiteur se reproduit toujours
252 LES FRÈRES KARAMAZOV .

parmi ceux qui sont à la tête du mouvement . Qui sait ?


peut-être y en avait-il parmi les premiers évêques de Rome.1
Qui sait? peut-être ce maudit vieillard , qui , à sa façon ,
aime si obstinément l'humanité , est-il perpétué et, main
tenant encore , représenté par quelqu'un de ces grands
vieillards qui conservent le Mystère et le gardent contre
les malheureux et les faibles , afin de les rendre heureux.
Cela est nécessairement et cela doit être. Il me semble
même que chez les francs- maçons il y a quelque mystère
de ce genre, et c'est pourquoi les catholiques haïssent tant
les francs-maçons : ils voient en ces sociétés secrètes »
une concurrence et la dissémination de l'idée unique ,
tandis qu'il ne faut qu'un seul troupeau sous un seul pas
teur... D'ailleurs , en défendant ma pensée , j'ai l'air d'un
écrivain inférieur à tes critiques ... Assez là-dessus.
- Tu es peut-être toi- même un franc -maçon , s'écria
tout à coup Alioscha. Tu ne crois pas en Dieu , ajouta-t-il
avec une profonde tristesse .
Il lui semblait lire de l'ironie dans le regard de son
frère.
――― Comment finit ton poëme ? reprit- il en baissant les
yeux. Finit-il là ?
- Je voulais le finir ainsi l'inquisiteur se tait , il
attend pendant quelques instants la réponse du prisonnier.
Ce silence lui est pénible . Le prisonnier l'a constam
ment écouté en le regardant bien en face, avec un doux
et fixe regard , évidemment décidé à ne rien répondre .
Le vieillard voudrait entendre de son prisonnier une
parole , fût- ce la plus amère , la plus terrible, -- et voilà
que le prisonnier s'approche en silence du vieillard et
LES FRÈRES KARAMAZOV .. 253

haise doucement les lèvres exsangues du nonagénaire .


C'est toute la réponse ! Le vieillard tressaille , ses lèvres
tremblent ; il va à la porte , l'ouvre et dit : « Va-t'en et
ne reviens plus... Ne reviens plus jamais , jamais ! » Et il
le laisse sortir dans les ténèbres de la ville. Le prisonnier
s'en va.
--- Et le vieillard ?
- Le baiser brûle son cœur , mais il garde sa convic
tion.
- Et toi aussi, tu restes avec lui ! s'écria amèrement
Alioscha .
Ivan se mit à rire.
- Mais quelles bêtises , Alioscha ! C'est un poëme dénué
de sens, l'ouvrage d'un inexpérimenté ! Pourquoi le pren
dre au sérieux ? Penses- tu que je vais chez les Jésuites me
mettre à l'unisson avec ceux qui corrigent SoN œuvre ?
Bon Dieu ! cela me regarde-t- il ? Je te l'ai déjà dit que
j'aille jusqu'à trente ans , et puis je briserai mon verre !
- Et les petites feuilles printanières, et les tombeaux
vénérables, et le ciel bleu, et la femme aimée ? Comment
vivras-tu ? Qu'aimeras-tu donc ? Comment vivre avec tant
d'enfer au cœur et dans la tête ! Oui, tu vas les rejoindre...
ou bien te tuer...
- Il y a pourtant en moi une force qui pourra me re
tenir, dit Ivan avec un froid sourire .
- Laquelle ?
Celle des Karamazov... la force que les Karamazov
doivent à la bassesse de leur nature.
C'est - à - dire la débauche , étouffer l'âme dans la
boue, n'est- ce pas ? n'est-ce pas ?
254 LES FRÈRES KARAMAZOV .

-Soit, oui ! ... Peut-être y échapperai-je jusqu'à trente


ans ; mais ensuite...
- Mais comment pourras-tu y échapper ? C'est impos
sible, avec tes idées !
Eh ! toujours en Karamazov !
-
< Tout est permis » , n'est- ce pas ?
Ivan fronça le sourcil et pâlit.
――― Tu as saisi au vol , hier , ce mot dont Mioussov s'est

tant offensé... et que Dmitri a si naïvement répété . Soit ,


tout est permis , je ne me rétracte pas ; d'ailleurs , la for
mule de Mitegnka est assez bonne .
Alioscha le considérait en silence .
-Je pensais, tout en faisant mes préparatifs de départ,
que je n'ai que toi au monde , reprit Ivan d'une voix pro
fonde. Mais je vois maintenant que dans ton cœur non
plus il n'y a pas de place pour moi , mon cher novice. Je
ne renie pas la formule de Dmitri , et c'est pour cela que
tu me renies, toi, n'est-ce pas ?
Alioscha vint à lui et le baisa doucement sur les lèvres.
- C'est un plagiat ! s'écria Ivan transporté : tu as pris
cela dans mon poëme. Je te remercie pourtant . Mainte
nant partons , il est temps pour toi et pour moi .
Ils sortirent. Sur le perron, ils s'arrêtèrent.
-Écoute , Alioscha , dit Ivan d'une voix ferme. Si j'ai
la force d'aimer encore les feuilles du printemps , je ne le
devrai qu'à ton souvenir . Il me suffira de savoir que tu
es ici , quelque part, pour aimer encore la vie. Si tu veux,
prends cela pour une déclaration d'amitié . Adieu , voici
ton chemin , voilà le mien. Assez , entends-tu , assez ! C'est
--
à-dire que , même si je ne partais pas demain , ce qui
LES FRÈRES KARAMAZOV . 255

est impossible , ―――――― - même si nous devions nous rencontrer


encore, plus un mot au sujet de ces choses, je t'en prie
expressément. Ne parlons plus de Dmitri non plus , jamais,
je te le demande , jamais ! répéta-t-il avec irritation . Tout
est dit, tout est fini . De mon côté, je te promets que, lorsque
la trentième année sera venue, lorsque sonnera l'heure de
jeter la coupe, je viendrai te parler encore , où que je sois,
fût-ce en Amérique . D'ailleurs , j'aurai un grand intérêt à
te revoir alors. C'est une promesse solennelle . Nous nous
disons adieu pour sept , pour dix ans peut-être . Va chez
ton pater seraphicus. Il se meurt , je crois ? Tu m'en voudrais
s'il mourait sans te revoir. Adieu ; embrasse-moi encore
une fois , et maintenant va-t'en ! ...
Ivan se détourna brusquement et partit sans regarder
en arrière. Ce départ ressemblait à celui de Dmitri . Cette
observation passa comme une flèche dans l'esprit attristé
d'Alioscha. Il suivit quelques instants du regard son frère .
Tout à coup, il remarqua qu'Ivan marchait en se dandi
nant, et qu'il avait l'épaule gauche plus haute que la
droite. Alioscha fit demi-tour, et s'en alla presque en cou
rant au monastère .
La nuit tombait . Alioscha se sentait rempli d'inquié
tude , c'était comme un pressentiment . Un souffle s'éleva,
et les sapins centenaires se balançaient , mornes , autour
de lui , quand il entra dans la forêt qui conduit au monas
tère. Il courait toujours.
--- Pater seraphicus .. où a-t-il pris cela ?... Ivan, pauvre
Ivan, quand te reverrai-je ?... Voici le monastère , Sei
gneur ! Oui , c'est lui , c'est le pater seraphicus qui me
sauvera.
256 LES FRÈRES KARAMAZOV .

Plusieurs fois , dans la suite , il se demanda comment


il avait pu , en quittant Ivan , oublier si complétement
Dmitri . Car ne s'était-il pas promis , quelques heures au
paravant, de le revoir , quand bien même il lui faudrait
ne pas retourner avant la nuit au monastère ?

VI

Ivan Fédorovitch se dirigea vers la maison de son père


Une sorte d'alanguissement insupportable l'envahissait et
augmentait à chaque pas. Ce n'était pas la sensation elle
mème qui l'étonnait , mais c'était de ne pouvoir la défi
nir...
Il essaya de ne pas penser. Mais rien n'y fit. Ce qui
l'irritait le plus , c'est que cet état singulier restait exté
rieur à son âme ; il le sentait . Un ètre , un objet se dessi
nait devant lui , comme il arrive parfois que quelque chose
se dresse devant les yeux durant une conversation animée ,
quelque chose dont on s'irrite sans en avoir conscience
et qu'on ne remarque qu'au moment où on l'écarte ,
comme , par exemple , un objet qui n'est pas à sa place ,
un mouchoir tombé à terre , un livre qui manque à son
rayon, etc. Enfin , Ivan Fédorovitch, de plus en plus irrité ,
parvint à la maison paternelle ; à quinze pas de la petite
porte , il leva les yeux et devina seulement alors le motif
de son inquiétude. Sur un banc, près de la porte cochère ,
Smerdiakov était assis, prenant le frais . Ivan Fédorovitch

ATA
LES FRÈRES KARAMAZOV . 257

comprit aussitôt que c'était lui , ce Smerdiakov , qui était


assis dans son âme.
« Ce misérable vaut-il donc la peine que je m'inquiète
tant de lui » ? pensa-t il avec rage .
En effet , depuis quelque temps , il avait pris en grippe
Smerdiakov. Peut - être cette sorte de haine n'était-elle
devenue si aiguë que parce qu'elle succédait à une sorte
de sympathie. Il l'avait d'abord trouvé très- original et il
causait volontiers avec lui , étonné de cet esprit inquiet ,
sans comprendre le motif de cette inquiétude. La question
de Smerdiakov : comment la lumière n'a été créée que le
quatrième jour, puisque les étoiles datent du premier ,
égayait Ivan. Mais il s'était bientôt convaincu que Smerdia
kov ne pensait pas uniquement aux étoiles et qu'il lui
fallait autre chose . On devinait en lui un amour- propre
blessé . C'est ce qui commença à éloigner Ivan . Puis sur
vinrent les événements que nous avons décrits . Smerdia
kov en parlait parfois avec animation , mais sans jamais
dire ce qu'il désirait pour lui-même. Il questionnait , il
faisait des allusions , mais ne s'expliquait jamais et s'in
terrompait toujours au moment le plus animé . Ce qui
exaspérait Ivan, c'était la familiarité croissante que Smer
diakov lui témoignait. Non pas qu'il fût impoli , au con
traire ; mais il s'était établi une façon de solidarité entre
Ivan et Smerdiakov , comme s'ils avaient conclu un pacte
ignoré des autres mortels. Toutefois , Ivan avait été long
temps sans comprendre la vraie cause de son dégoût ; il
ne l'avait devinée que dans les tout derniers temps
Il voulut d'abord passer sans rien dire à Smerdiakov ;
mais celui- ci s'était déjà levé et lui faisait comprendre
I. 9
258 LES FRERES KARAMAZOV .

par signe qu'il avait quelque chose de particulier à lui


dire . Ivan Fédorovitch s'arrêta, le con sidéra , -
— et le fait de
s'être arrêté , au lieu de passer com me il aurait voulu le
1 faire, le bouleversa. Il jeta un regard irrité sur la figure
du skopets .
L'œil gauche de Smerdiakov souriait , semblant lui dire :
• Pourquoi t'arrêtes-tu ? C'est que tu sais bien que nous
avons, nous autres, des intérêts communs ! - Débarrasse
le chemin, misérable ! Qu'y a-t-il de commun entre nous ? »
pensait Ivan, tandis que, à son propre étonnement , il dit
tout au contraire , et d'une voix douce , comme soumise :
Est-ce que mon père dort déjà ?
Mais ce qu'il n'eût pu prévoir , c'est qu'il s'assit sur le
banc. Il se rappela, par la suite, qu'il avait, à ce moment,
tressailli d'effroi . Smerdiakov se tenait debout en face de
lui, les mains au dos , et le regardant avec assurance 9
presque avec sévérité .
- Il dort , dit-il sans se press er. Je m'étonne de vous

voir , monsieur , ajouta-t-il après un silence, en affectant


de baisser les yeux et en jouant avec le gravier du bout
de l'un de ses pieds chaussés de bottines vernies.
――――― Qu'est-ce qui t'étonne ? demanda sèchement Ivan

Fédorovitch en s'efforçant de se contenir.


Il s'avouait avec dégoût qu'il était très- curieux de con
naître la pensée de Smerdiakov et qu'il ne s'en irait pour
rien au monde avant d'avoir satisfait sa curiosité.
- Pourquoi n'allez-vous pas à Tchermachnia ? dit Smer
diakov avec un sourire familier .
Pourquoi je souris ? Tu dois le comprendre , si tu es
un homme d'esprit , disait son œil gauche.
LES FRÈRES KARAMAZOV 289

-Pourquoi je ne vais pas à Tchermachnia ?


- Fédor Pavlovitch vous en a tant prié , reprit Smer
diakov après un nouveau silence.
- Que diable ! parle plus clairement. Que veux-tu ?
s'écria Ivan Fédorovitch avec emportement.
Smerdiakov changea de pied » , se redressa et con
tinua à regarder Ivan avec son éternel sourire.
――― Rien de particulier ... C'était pour parler...
Nouveau silence .
Ivan Fédorovitch se rendait très-bien compte qu'il au
rait dû se lever , se fâcher... Mais le silence de Smer
diakov semblait précisément dire « Voyons , vas-tu te
fâcher ? » Enfin , Ivan fit un mouvement pour se lever.
Smerdiakov soupira et se hâta de reprendre, d'un ton
ferme :
Une terrible situation que la mienne , Ivan Fédoro
vitch . Je ne sais que faire.
Ivan Fédorovitch se rassit.
――― Ils sont comme deux enfants . Je parle de votre père
et de votre frère Dmitri Fédorovitch. Fédor Pavlovitch
va se lever et me demander : N'est - elle pas venue ?
Pourquoi n'est-elle pas venue ? » Et ainsi jusqu'à minuit
passé. Et si Agrafeana Alexandrovna ne vient pas , -—- elle
n'en a peut-être pas même l'intention , -il recommencera
demain : « Pourquoi n'est-elle pas venue ? Quand viendra
t-elle ? » Comme si c'était de ma faute ! Et de l'autre côté,
dès que la nuit tombe , votre frère arrive, armé : « Prends
garde , misérable gâte-sauces ! Si tu la laisses passer sans
m avertir , c'est toi que je tuerai le premier ! » Et tous les
jours de même. Parfois, je crains pour ma vie.
260 LES FRERES KARAMAZOV .

Pourquoi t'es-tu fourré là dedans ? Pourquoi as-tu


commencé à te faire l'espion de Dmitri ?
Comment faire autrement ? Je me taisais , je ne disais
rien ; c'est lui-même qui m'a mis dans ses confidences, et
depuis il me menace de mort ! Je suis sûr que demain
j'aurai une crise , une longue crise.
- Quelle crise?
Mais une longue , très-longue crise . Elle durera plu
sieurs heures, peut-être un jour, peut-être deux . Une fois,
elle a duré trois jours , trois jours sans connaissance !
Fédor Pavlovitch a envoyé chercher Herzenchtube. Il
m'a fait mettre de la glace sur la tête. J'ai failli mourir.
- Mais on dit qu'il est impossible de prévoir les crises
d'épilepsie. Comment peux- tu donc savoir que ce sera
demain? demanda Ivan Fédorovitch avec une curiosité
mêlée de colère .
- C'est vrai .
- Cette crise n'a été si longue que parce que tu étais ,
cette fois, tombé du grenier.
-
Mais j'y monte tous les jours , je peux donc en tom
ber demain. Et si ce n'est pas au grenier , je tomberai à
la cave. J'y vais aussi tous les jours .
-- Tu baragouines là quelque chose
que je ne puis com
prendre, dit Ivan à voix basse , sur un ton menaçant.
N'as-tu pas l'intention de feindre une crise pour troisjours?
Smerdiakov, qui regardait la terre et jouait du bout du
pied droit, changea encore de pied , leva la tête et dit en
souriant :
- Si je pouvais feindre, - ce n'est pas difficile quand
on en a l'expérience , -- j'aurais bien le droit d'employer
LES FRÈRES KARAMAZOV . 261

ce moyen pour sauver ma vie , car, une fois malade , même


si Agrafeana Alexandrovna venait, on ne pourrait me re
procher de n'avoir pas averti .
- Que diable ! tu crains toujours pour ta vie ! Les
paroles de Dmitri ne sont que les paroles d'un homme
emporté , rien de plus. Il ne te tuera pas ! il ne te tuera
pas !
Il me tuerait comme une mouche, très-bien ! avant
les autres ! Je crains davantage encore qu'on m'accuse de
complicité s'il faisait quelque….. bêtise à son père.
Pourquoi t'accuserait-on de complicité ?
Mais parce que je lui ai fait savoir en secret... les
signaux.
- Quels signaux ? Que le diable t'emporte ! parle donc
clairement !
- Je dois avouer, traîna Smerdiakov avec une tran
quillité pédantesque , qu'il y a un secret entre moi et
Fédor Pavlovitch. Depuis quelques jours, vous savez cela ,
il s'enferme à l'intérieur dès que la nuit tombe . Vous ren
trez de bonne heure , vous montez chez vous et vous ne
savez peut-être pas avec quel soin il se barricade pour la
nuit. Grigory lui-même ne pourrait se faire ouvrir qu'en
faisant reconnaître sa voix . Mais Grigory ne vient pas.
C'est moi maintenant qui sers Fédor Pavlovitch . Donc , il
s'enferme , et moi , d'après ses ordres , je passe la nuit à
l'office. Il m'est défendu de m'endormir avant minuit : il
faut que je surveille ce qui se passe dans la cour pour
voir si Agrafeana Alexandrovna ne vient pas, car Fédor
Pavlovitch est fou d'attente. « Dès qu'elle viendra, accours
et frappe à la porte ou à la fenêtre avec la main , douce
262 LES FRÈRES KARAMAZOV.

ment les deux premières fois , puis trois fois plus vite ,
toc , toc , toc. J'ouvrirai . Nous avons un autre signal
pour les cas extraordinaires : deux fois vite , toc, toc , puis ,
après un silence, une fois fort. Si donc Agrafeana Alexan
drovna venait et si elle était enfermée avec Fédor Pav.
lovitch , il faudrait absolument , au cas où Dmitri Fédoro
vitch arriverait alors , donner le signal, le signal que Fédor
Pavlovitch croit connu de lui et de moi seulement or ce
signal est connu de Dmitri Fédorovitch .
- Pourquoi ? C'est toi qui le lui as appris ? Comment
as-tu osé ?
-Parce que j'ai peur de lui , et pour qu'il sache que
je ne le trompe pas.
- Eh bien ! si tu penses qu'il veuille entrer en se ser
vant de ce signal , empêche-le !
Et si j'ai ma crise ? En admettant que j'ose l'empê
cher : car il est si violent ! ...
- Que le diable t'emporte ! Pourquoi es-tu si sûr que

tu auras ta crise demain ? Tu te moques de moi !


― - Comment oserais-je me moquer de vous ! Est - ce le
moment de rire ? J'ai un pressentiment , voilà tout.
- Si tu es couché, c'est Grigory qui veillera. Préviens
le ,
il ne laissera pas entrer.
- Mais je n'ose pas dire à Grigory ce secret sans la per

mission du barine ! Et puis Grigory est malade et Marfa


Ignatievna lui prépare sa potion , un très-ancien remède ,
une sorte de liqueur dont elle a le secret, très-forte, faite
d'une herbe inconnue . Elle donne ce remède à Grigory trois
fois par an : elle prend une serviette, l'imprègne de cette
liqueur et lui frictionne le dos pendant une demi-heure ,
LES FRÈRES KARAMAZOV . 263

jusqu'à ce qu'il en ait la peau rougie et même gonflée.


Et ce qui reste dans le verre, elle le lui fait boire, tout en
priant pour lui . Elle en prend elle-même un peu. Et tous
deux , en gens qui ne boivent jamais , tombent sur place
et s'endorment pour très -longtemps. A leur réveil , Gri
gory est rétabli et Marfa Ignatievna a mal à la tête. Donc ,
si demain Marfa Ignatievna donne ce remède à Grigory,
ils ne pourront entendre Dmitri Fédorovitch et le laisse
ront entrer, parce qu'ils dormiront.
-
Que chantes-tu là ? Tout cela semble arrangé comme
exprès toi, tu auras ta crise ; les deux autres seront sans
connaissance ! Est-ce que tu ne désires pas, au fond?...
Ivan fronça les sourcils.
-Comment aurais-je pu arranger tout cela ? Tout dépend
de Dmitri Fédorovitch seul . S'il veut agir , il agira ; sinon,
je n'irai pas le chercher pour le pousser chez son père .
- Mais pourquoi viendrait-il , si Agrafeana Alexandrovna,
comme tu le dis toi-même, ne vient pas ? s'écria Ivan Fédo
rovitch pâle de colère. Tu dis toi- même que cette femme
ne viendra pas chez lui, et moi j'ai toujours considéré
comme imaginaires les espérances du vieux. Pourquoi
donc Dmitri viendrait- il ? Parle ! je veux connaître le
fond de ta pensée .
¡ - Mais vous pouvez comprendre vous - même pourquoi
il viendra. A quoi bon ici ma pensée ? Il viendra par mé
chanceté ou par défiance . Précisément parce que je serai
malade, il viendra pour voir par lui-même . Puis, il sait
très-bien que Fédor Pavlovitch a un paquet de trois mille
roubles tout prêt , un paquet scellé de trois sceaux , noué
d'un petit ruban et où est écrit de sa propre main : « Pour
264 LES FRÈRES KARAMAZOV .

mon ange Grouschegnka , si elle veut venir. Trois jours


après, il a ajouté : « Pour mon petit poulet. »
Quelles inepties ! cria Ivan Fédorovitch hors de lui.
Dmitri ne tuera pas son père pour le voler ! Il aurait pu le
tuer hier, quand il cherchait Grouschegnka chez lui.....
Il est fou... Mais il ne volera pas.
- Il a besoin d'argent , un extrême besoin , Ivan Fédo
rovitch. Vous ne pouvez savoir à quel point il en a besoin,
dit tranquillement Smerdiakov. D'ailleurs, il considère ces
trois mille roubles comme sa propriété . Si Agrafeana Alexan
drovna y consent, Fédor Pavlovitch l'épcusera. Son amant,
le marchand Samsonov, lui dirait « que ce ne serait pas
bète » . Et certes , elle préférera le père au fils , qui n'a
pas d'argent. Donc, si Fédor Pavlovitch épouse Agrafeana
Alexandrovna , ni à Dmitri Fédorovitch , ni à vous , ni à
Alexey Fédorovitch il ne restera un rouble à la mort de
votre père ; si , au contraire, votre père meurt mainte
nant, rien de tout cela n'arrivera ; vous aurez chacun
quarante mille roubles tout de suite , puisqu'il n'a pas ,
encore fait son testament... Dmitri Fédorovitch sait tout
cela pertinemment ...
Le visage d'Ivan Fédorovitch se contracta . Il rougit.
――― Pourquoi donc me conseilles - tu de partir? Que
veux-tu dire par là ? Quand je serai parti, ici , chez nous ,
il se passera quelque chose...
Il haletait.
Parfaitement , dit d'un ton posé Smerdiakov, en re
gardant fixement Ivan Fédorovitch.
-- Comment, parfaitement ? dit Ivan Fédorovitch faisant
effort pour se contenir et les yeux pleins de menaces.
LES FRERES KARAMAZOV . 265

C'est par pitié pour vous que je dis cela. Moi , à


votre place , j'abandonnerais tout , répondit Smerdiakov
avec désinvolture.
Un silence.
- Tu m'as l'air d'être un fameux idiot , et certaine
ment... tu es le dernier des misérables ! ...
Il se leva, fit quelques pas. Mais tout à coup il s'arrêta
et revint à Smerdiakov. Alors se passa quelque chose
d'étrange : Ivan Fédorovitch se mordit les lèvres , serra
les poings et peu s'en fallut qu'il se jetât sur Smerdiakov.
L'autre s'en aperçut , tressaillit et fit un bond en arrière.
Mais Ivan Fédorovitch se dirigeait déjà vers la porte.
- Je pars demain pour Moscou , si tu veux le savoir,

au point du jour, voilà tout ! cria-t-il avec rage.


Par la suite , il s'étonna d'avoir dit cela à Smerdiakov.
-C'est ce que vous avez de mieux à faire, repartit l'autre,
comme s'il ne trouvait rien de surprenant dans le langage
d'Ivan. Seulement, peut-être pourrait-on vous rappeler de
Moscou ici par télégramme , dans un cas extraordinaire.
Ivan Fédorovitch se retourna de nouveau vers Smer
diakov : un changement soudain s'était produit en lui ;
toute sa nonchalante familiarité avait disparu ; tout son
visage exprimait une attente et une attention extrèmes ,
mais comme soumises. < N'ajouteras - tu rien ? lisait on
dans son regard, qui dévorait Ivan Fédorovitch.
――― Et de Tchermachnia, ne pourrait-on m'appeler aussi

dans quelque cas extraordinaire ? hurla Ivan Fédorovitch.


- A Tchermachnia aussi... on pourra vous inquiéter...

murmura Smerdiakov à demi-voix , sans cesser de regar


der Ivan dans les yeux.
260 LES FRÈRES KARAMAZOV . (

-Seulement, Moscou est loin , et Tchermachnia est près.


Est-ce pour économiser l'argent du voyage, que tu insistes
tant pour Tchermachnia ? ou me plains-tu d'avoir à faire
un trop grand détour ?
--- Justement... murmura Smerdiakov d'une voix hési
tante, avec un sourire vil et en se disposant à se rejeter
de nouveau en arrière .
Mais au grand étonnement de Smerdiakov , Ivan Fédo
rovitch éclata de rire . Il avait déjà franchi le seuil , et
Smerdiakov l'entendait encore . Celui qui l'aurait vu en
cet instant n'aurait pas pris ce rire pour un signe de joie .
Mais lui-même n'aurait pu expliquer ce qu'il sentait.
Il marchait machinalement...

VII

Il parlait de même .
Rencontrant Fédor Pavlovitch dans le salon , il lui cria
aussitôt : « Je vais chez moi , et non pas chez vous ... Au
revoir ! » et il passa sans même regarder son père. Peut
être s'exagérait-il en ce moment son dégoût pour le vieux
et ne s'en cachait-il pas assez . Cette insolence étonna Fédor
Pavlovitch lui-même. Il avait pourtant quelque chose de
très-pressé à dire à son fils et l'attendait même à cet effet .
Mais, ainsi repoussé , il se tut et le suivit d'un regard iro
nique jusqu'à ce que Ivan eût disparu .
Qu'a-t-il donc ? demanda-t-il vivement à Smerdia
kov qui venait d'entrer.
LES FRÈRES KARAMAZOV . 267

- Il est fâché , qui peut savoir pourquoi ? répondit


évasivement Smerdiakov .
― Au diable sa fâcherie ! Donne le samovar et va-t'en .
Rien de neuf?
Et les questions dont Smerdiakov se plaignait recom
mencèrent. Quelques minutes après, toute la maison était
fermée. Le vieillard se mit à marcher de long en large
dans la chambre, en proie à toute la fièvre de l'attente ,
espérant les cinq coups convenus et regardant parfois les
fenêtres sombres. Mais il ne voyait rien, que la nuit.
Il était déjà très-tard , Ivan ne dormait pas, il réfléchis
sait. Il sentait qu'il perdait toute notion exacte des choses.
ll était torturé d'étranges désirs ; ainsi tout à coup , à plus
de minuit, une force invincible le poussait à descendre, à
ouvrir la porte, à entrer dans l'office pour battre Smer
diakov. Il n'eût pu dire pourquoi , sinon parce qu'il détes
tait ce domestique. D'autre part, une inexplicable, une
vile timidité l'envahissait ; ses forces physiques mêmes
l'abandonnaient , la tête lui tournait . Son cœur se serrait,
il haïssait tout le monde en cet instant, même Alioscha et
même lui-même. Il ne pensait plus à Katherina Ivanovna.
il songeait : « Moscou ! Mais quelle sottise ! c'est une fan
faronnade, tu n'iras pas ! Puis il sortit sur le palier et
écouta Fédor Pavlovitch marcher ; il l'écouta pendant cinq
longues minutes, avec une anxiété poignante ; son cœur
battait, la respiration lui manquait...
Tout s'était tu . Vers deux heures, Fédor Pavlovitch •
s'était couché. Ivan aussi se coucha et s'endormit d'un
sommeil pesant, sans rêves . Il se réveilla à sept heures.
En ouvrant les yeux, il se sentit une énergie extraordi
268 LES FRÈRES KARAMAZOV .

naire, se leva vivement, s'habilla et se mit à boucler sa


malle . Quand tout fut prêt, ―――― c'était neuf heures, -
Marfa Ignatievna vint lui demander s'il prendrait le thé
chez lui, ou s'il descendrait .
Il descendit, presque joyeux , quoiqu'il y eût dans ses
gestes quelque chose de fébrile. En saluant son père , il lui
demanda de ses nouvelles et lui déclara , sans attendre sa
réponse, qu'il partait dans une heure pour Moscou . Le vieux
ne manifesta aucun étonnement, négligea même de se
chagriner par convenance à propos de ce départ.
G Ah ! voilà comme tu es ! Tu ne m'as pas dit cela hier.

N'importe ! Veux-tu me faire un plaisir ? Passe bar Tcher


machnia. Cela ne fera pas un grand détour.
― Permettez, je ne puis . Il y a quatre-vingts verstes jus

qu'au chemin de fer, et le train de Moscou part à sept


heures du soir. J'ai juste le temps.
- Eh bien, tu iras demain ou après-demain . Aujourd'hui
va à Tchermachnia . Qu'est - ce que cela te fait ? Je serai
plus tranquille. Si je n'avais pas affaire ici , j'irais moi
même, c'est très - pressé . Mais tu sais qu'il se passe ici des
choses... Vois-tu, j'ai là-bas un bois à vendre. Un marchand
offre onze mille roubles. On m'écrit qu'il ne passera qu'une
semaine à Tchermachnia. Tu irais négocier la chose aveclui.
- Eh bien, écrivez à votre correspondant, ils s'enten
dront ensemble.
- Mon correspondant ne saura pas ; c'est un pope, il ne
connaît rien aux affaires . Il faut du nez là dedans , le
marchand est un coquin !
-
Mais, moi non plus , je n'entends rien à ces sortes .
d'affaires.
LES FRÈRES KARAMAZOV . 269

- Au contraire, tu peux me servir à merveille, je vais


t'expliquer...
- Eh ! je n'ai pas le temps, laissez- moi.
-- Eh ! Ivan, rends-moi ce service, je m'en souviendrai .

Mais vous êtes sans cœur, tous ! Qu'est-ce que cela peut
te faire, un jour ou deux ? Où vas- tu ? A Moscou ? Bast !
Moscou ne va pas s'écrouler ! J'aurais bien envoyé Alioscha,
mais il est trop jeune...
- Alors vous me poussez vous-même à cette maudite
Tchermachnia, dit Ivan avec un sourire mauvais. ·
Fédor Pavlovitch ne remarqua pas, ou ne voulut pas
remarquer ce jeu de physionomie.
―――― Tu y vas ! Tu y vas ! Je vais te donner tout de suite
un mot d'écrit.
Je ne sais pas si j'irai, je déciderai tout cela en route.
- Pourquoi, en route ? Décide-toi tout de suite , mon
ami...
Le vieux était plein de joie. Il écrivit aussitôt un billet,
envoya chercher les chevaux . Puis on servit à manger.
Fédor Pavlovitch était ordinairement expansif dans ses
moments de joie . Mais, cette fois, il semblait se contenir :
pas un mot à propos de Dmitri Fédérovitch, ni à propos
du départ de son second fils . « Je le gênais » , pensait Ivan.
En accompagnant son fils, le vieux s'agita comme s'il
eût voulu se jeter à son cou . Mais Ivan lui tendit la main ,
pour prévenir cette étreinte . Le vieux comprit.
- Avec Dieu ! avec Dieu ! répétait-il du haut du perron .
Tu reviendras ! Je serai toujours heureux de te revoir.
Que le Christ soit avec toi !
Ivan Fédérovich monta en voiture.
270 LES FRÈRES KARAMAZOV .
- Adieu, Ivan ! Ne garde pas mauvais souvenir de moi,
lui cria son père pour la dernière fois.
Tous sortirent pour les derniers adieux, Smerdiakov ,
Marfa et Grigory. Ivan leur donna dix roubles à chacun.
Smerdiakov accourut pour ranger le tapis.
- Vois-tu ... je pars pour Tchermachnia ... dit tout à
coup Ivan, avec un sourire inégal » .
-
C'est qu'on dit vrai : il y a plaisir à parler avec un
homme intelligent, répondit Smerdiakov en le regardant
bien en face.
La voiture partit. Ivan regardait avec avidité les champs ,
les collines, les arbres, les bandes d'oies sauvages dans le
ciel clair. Il éprouva un singulier bien-être. La pensée
d'Alioscha, puis celle de Katherina Ivanovna lui revin
rent il sourit doucement, souffla sur ces fantômes chers
et ils s'évanouirent . Plus tard » , pensa-t-il.
Les chevaux allaient vite . On brûla un relai.
« Il y a plaisir à parler avec un homme intelligent? Que
signifie... Sa respiration devint pénible .
« Pourquoi lui ai-je dit que j'allais à Tchermachnia ? »
Au relai suivant, il descendit. Il était encore à douze
verstes de Tchermachnia.
- N'allons pas à Tchermachnia, frères, dit-il aux yamt
chiks ; pourrais-je encore être à sept heures à la gare ?
--
- Tout juste . Faut-il atteler ?
- Attèle ! Quelqu'un de vous ira-t-il à la ville, demain?
―――- Oui , Mitri .
Ne peux-tu pas, Mitri , me rendre le service d'aller
chez mon père, Fédor Pavlovitch Karamazov, pour lui dire
que je ne suis pas allé à Tchermachnia?
LES FRÈRES KARAMAZOV . 271

- Pourquoi pas ? Nous connaissons Fédor Pavlovitch


depuis longtemps .
-Eh bien, voici un pourboire, car, peut -être oublie
rait-il de t'en donner, dit Ivan en riant.
-Merci , barine, je ferai votre commission...
A sept heures, Ivan montait en wagon . Pour Mos
cou !
• Arrière tout le passé ! Que je n'en entende plus parler!
Dans un nouveau monde, vers un nouveau ciel, sans
tourner la tête ! »
Mais son âme était pleine de tristesse. Il passa la nuit à
réfléchir. Le train volait et, le matin seulement, en arri
vant à Moscou, Ivan reprit ses esprits.
Je suis un misérable » ! se dit-il.

Fédor Pavlovitch, resté seul, se sentit très-heureux. Il


était en train de boire du cognac, quand se passa une chose
très-désagréable pour tout le monde, et surtout pour lui :
Smerdiakov tomba sur l'escalier de la cave. Par bonheur,
Marfa Ignatievna l'entendit à temps et reconnut son cri
d'épileptique. On le trouva au fond de la cave, dans d'hor
ribles convulsions, l'écume aux lèvres . On appela les voi
sins et on le retira avec peine. Fédor Pavlovitch , tout
effrayé, aidait lui-même. Le malade ne revenait pas à lui.
La crise cessa, puis recommença. C'était comme l'année
précédente , lors de sa chute au grenier . On envoya chercher
le médecin, qui arriva aussitôt . En examinant le malade,
il conclut que c'était une crise extraordinaire, qu'il y
avait du danger , que, pour le moment, il n'y comprenait
rien, mais que, le lendemain matin, si le remède n'avait
272 LES FRÈRES KARAMAZOV .

pas agi, il essayerait d'un autre traitement. On porta le


malade à l'office, dans une petite chambre à côté de celle
de Grigory et de Marfa Ignatievna.
Vers le soir, un nouvel ennui . Grigory, indisposé depuis
deux jours, s'alita.
Fédor Pavlovitch but son thé et s'enferma . Il était dans
une grande agitation . C'était précisément ce soir-là qu'il
comptait sur la visite de Grouchegnka. Du moins, Smerdia
kov lui avait assuré, le matin même , qu'elle avait promis
de venir. Le cœur du vieillard battait violemment . Il allait
çà et là dans ses pièces vides , écoutant, épiant. Il était sur
ses gardes, car Dmitri Fédérovitch pouvait le surveiller, et
quand Grouchegnka frapperait à la fenêtre, -- car Smer
diakov avait assuré à Fédor Pavlovitch qu'elle connaissait
ce signal, -- il faudrait se hâter d'ouvrir, pour ne pas la
laisser dans le vestibule, de peur qu'elle prit peur. Il était
très-inquiet, Fédor Pavlovitch . Mais, jamais il n'avait joui
d'une espérance aussi douce, aussi voluptueuse . « Ce
n'était plus une espérance : il était presque sûr que, cette
fois-ci, elle viendrait! >
TROISIÈME PARTIE

LIVRE • VI

ALIOSCHA

Alioscha, en entrant dans la cellule du starets , s'arrêta


stupéfait. Au lieu du moribond , peut-être du mort qu'il
craignait de voir, il l'aperçut assis dans un fauteuil, très
fatigué, mais la physionomie respirant la gaieté et la fer
meté. Il causait avec des visiteurs. Il n'était levé que de
puis un quart d'heure. Les visiteurs avaient attendu son
réveil , le Père Païssi leur ayant assuré que « le maître » se
lèverait certainement et s'entretiendrait avec ceux qu'il
aimait » , comme il l'avait lui-même annoncé le matin...
Sa fin survint d'une manière très-inattendue . Certes, tous
ses amis savaient que l'événement était proche , mais il
n'auraient pu croire que cela dût être si soudain , ayant vu
le saint vieillard, quelques instants auparavant, si dispos ,
si animé. Ils espéraient un changement favorable , au moins
un mieux de quelque durée . Cinq minutes encore avant
274 LES FRERES KARAMAZOV.

sa mort, on ne se doutait de rien . Mais il sentit tout à


coup une douleur aigue dans la poitrine , pâlit et appuya
ses mains sur son cœur . Tous l'entourèrent aussitôt, et lui,
souriant au milieu de ses souffrances, glissa de son fauteuil,
se mit à genoux, baissa la tête jusqu'au sol, étendit les
mains et, baisant la terre et priant, rendit doucement,
joyeusement son âme à Dieu .
La nouvelle se répandit aussitôt dans le monastère. Les
plus intimes amis du mort et ceux que leurs dignités rap
prochaient le plus de lui lui rendirent les derniers devoirs,
selon de très-anciens usages. Les autres Pères se réunirent
dans la chapelle .
Avant le jour la nouvelle était connue dans la ville.
C'était le sujet de toutes les conversations. Dès le matin, on
accourut en foule au monastère .
Ici survint un événement extraordinaire . Le corps du
saint se décomposa avec une rapidité anormale, dès l'après
midi . On ne manqua pas de dire que l'esprit du mal s'était
emparé de lui. Les Pères se rappelaient entre eux les
innovations du starets dans l'administration des sacrements ,
en particulier de la confession, qu'il faisait faire devant lui
en commun et à voix haute. Mais la foule espérait que
l'illustre défunt serait plus longtemps que les simples mor
tels respecté par les lois ordinaires de la nature . Cette
déception fut presque un scandale . Alioscha, plus que per
sonne, était douloureusement impressionné.
« Comment ! celui qui devait être élevé au-dessus de
tous les hommes , celui- là, au lieu de la gloire qui lui
était due, était renversé, déchu de sa grandeur ! Pour
quoi ? »
LES FRÈRES KARAMAZOV . 275

Cette question le troublait. Il ne pouvait supporter cet


affront infligé au juste entre les justes et ce reniement de
la foule légère qu'il avait dominée de si haut. Qu'aucun
miracle ne
4 se soit produit, que l'attente générale ait été
trompée, passe encore ! Mais pourquoi cette honte , cette
« décomposition précipitée » , comme disaient les méchants
moines, « qui devance la nature ? Où est donc la Provi
dence ? Où est sa main en tout ceci » ? et le cœur d'Alios
cha saignait. Ce qui était frappé en lui, c'était son amour
pour son vénérable maître . De tristes idées se faisaient
jour dans son esprit. Il se ressouvenait encore avec dou
leur de sa conversation avec son frère Ivan. Non pas que
le fondement même de ses croyances fût ébranlé : il aimait
toujours Dieu , mais il lui adressait de muets reproches.
Une sorte de rage montait en lui et prenait le dessus parmi
tous ses sentiments .
La nuit était proche . Rakitine, qui entrait dans le petit
bois, aperçut Alioscha sous un arbre, étendu la face
contre terre, immobile. Il vint à lui , l'appela.
- C'est toi, Alexey ?... Est- ce toi qui...
Il n'acheva pas, il voulait dire : « Est-ce toi qui te laisses
si aisément et si profondément décourager? »
Alioscha ne leva pas la tête, mais Rakitine, à un certain
mouvement, comprit qu'il avait été entendu .
- Qu'as-tu donc? continua-t-il.

Un sourire ironique plissait ses lèvres.


-Écoute ! je te cherche depuis plus de deux heures !
Que fais-tu donc ici ? Regarde- moi, au moins !
Alioscha leva la tête, s'assit contre l'arbre . Il ne pleurait
pas, mais son visage trahissait une grande souffrance ; il
276 LES FRERES KARAMAZOV .

avait dans le regard l'éclair d'une irritation profonde .


G Comme tu as le visage changé ! Tu as perdu ta
fameuse sérénité ... Quelqu'un t'aurait-il offensé ?
-Laisse-moi, dit Alioscha sans le regarder, et avec un

geste désespéré
- Oh oh ! comme nous sommes ! Voilà que nous
crions comme les autres mortels , nous , un ange ! Tu
m'étonnes , Alioscha , je te le dis franchement .
Alioscha le regarda enfin, mais d'un air distrait .
-Est-ce vraiment parce que ton vieillard pue, que tu
es dans cet état ? Croyais-tu donc vraiment qu'il allait
faire des miracles ?
-Je le croyais , je le crois et je veux le croire, et je le
croirai toujours ! s'écria Alioscha furieux . Que veux-tu de

plus ?
- Rien du tout, mon petit pigeon . Que diable ! Mais les
écoliers de treize ans n'y croient plus ! Du reste, ça m'est
égal . Alors te voilà fâché avec le bon Dieu , hein ? On ne
l'a pas traité comme son grade le méritait ? On ne l'a pas
décoré ? Eh ! vous autres ! ...
Alioscha regarda Rakitine en fermant à demi ses yeux
où passait un nouvel éclair . Mais ce n'était pas contre
Rakitine qu'il était irrité .
Je ne me révolte pas contre Dieu . Mais je n'accepte
pas son univers , dit-il avec un sourire gêné .
- Comment ? tu n'acceptes pas son univers? dit Raki
tine songeur. Quelle est cette lubie ?
Alioscha ne répondit pas.
Laissons là ces bêtises . Au fait ! - As-tu mangé

aujourd'hui ?
LES FRÈRES KARAMAZOV . 277

- Je ne me rappelle pas, je crois avoir mangé.


- Il faut reprendre des forces ; tu as le visage défait,

tu fais pitié. On m'a dit que tu n'as pas dormi de la nuit..


· Il y a eu scéance » chez vous ? Et puis toutes ces céré
monies , ces manigances ... Il faudrait au moins manger
quelques racines... ou quelques sauterelles ... Attends , j'ai
un saucisson dans ma poche. Mais tu n'en voudras peut
être pas ?
Donne .
- Hé ! hé ! Alors c'est la révolution complète, les bar

ricades ? Très- bien, viens chez moi , je boirais volontiers


un coup de vodka ; je suis très-fatigué . Bien sûr, tu n'iras
pas jusqu'à la vodka ? Qui sait pourtant ?
-Donne toujours .
- Hé ! hé ! voilà qui est étrange ! N'importe , le saucis
son et la vodka ne sont pas à dédaigner.
Alioscha se leva sans parler et suivit Rakitine .
Si ton frère Vagnetchka te voyait, c'est lui qui serait
étonné ! A propos , sais-tu qu'il est parti ce matin pour
Moscou ?
- - Je le sais , dit Alioscha d'un ton indifférent.
-- Encore à propos .… .. j'ai écrit à la Khokhlakov l'affaire

du starets. Elle m'a répondu qu'elle ne se serait jamais


attendue à cela de sa part » . Elle est irritée , comme toi .
Sais-tu, dit-il tout à coup d'une voix insinuante, où nous
ferions bien d'aller?
- Où tu voudras.

-Allons chez Grouschegnka, hé ? veux-tu ? dit Rakitine


tout tremblant d'attente .
-Soit, dit Alioscha tranquillement.
278 LES FRÈRES KARAMAZOV.

Cette réponse était si inattendue pour Rakitine qu'il fit


un bond en arrière. Il saisit la main d'Alioscha et l'entraîna
rapidement, craignant qu'il changeât de résolution . C'était
beaucoup moins pour plaire à Grouschegnka que dans un
double but qu'il agissait de la sorte : d'abord il se délectait
d'avance à la pensée de voir un « juste tomber, puis il
y avait un intérêt matériel : Grouschegnka lui avait pro
mis une certaine somme, s'il parvenait à lui amener
Alioscha.

II

Grouschegnka venait de recevoir la lettre par laquelle le


capitaine polonais, son amant, - dont nous avons entendu
parler chez Katherina Ivanova , - avertissait de sa pro
chaine arrivée son ancienne maîtresse. Cet homme, après
avoir abandonné Grouschegnka, s'était marié, et elle avait
été longtemps sans rien savoir de lui . Mais il était devenu
veuf et, ayant appris que Grouschegnka avait amassé un
certain capital, il s'était décidé à l'épouser. Grouschegnka,
tout à l'aise qu'elle fût , vivait simplement, servie par
deux bonnes, une vieille femme et une jeune fille . Elle
devait partir le soir de ce même jour pour Mokroïé , un
village des environs, le même où elle avait « fait la fête »
avec Dmitri : c'était là que l'attendait le capitaine.
Les deux jeunes gens la trouvèrent dans son salon,
étendue sur deux grands coussins, les mains sous la tête,
LES FRÈRES KARAMAZOV .. 279

immobile. Elle portait une robe de soie noire et, sur les
épaules, un fichu en dentelle qui lui seyait à ravir , épinglé
d'une broche en or massif. Elle semblait attendre quel
qu'un. Son visage était pâle, ses lèvres brûlantes , elle
frappait du bout de son pied droit le bras du divan. Du
vestibule ils l'entendirent demander d'une voix épeurée ;
« Qui est là? - Ce n'est pas lui » , dit la jeune bonne.
Qu'y a-t-il donc »? se demandait Rakitine en introdui
sant Alioscha dans le salon. Grouschegnka s'était levée , le
visage encore pâle de peur. Une épaisse natte de ses che
veux pendait en dehors du fichu et tombait sur son épaule
droite. Elle n'y prit pas garde et n'arrangea pas sa coiffure
avant d'avoir reconnu les visiteurs.
- Ah! c'est toi, Rakitka ! Comme tu m'as fait peur !

Avec qui es-tu ? Seigneur ! Ah ! tu me l'amènes ? s'écria


t-elle en apercevant Alioscha.
- Fais-nous donc apporter de la lumière, dit Rakitine
de l'air d'un familier.
- Certainement ! ... Fénia, des bougies ! ... Tu prends
bien ton temps pour me l'amener !
Elle se tourna vers la glace et se mit à ranger ses che
veux . Elle semblait mécontente .
- Je tombe mal, hein ? demanda Rakitine comme piqué .
- Tu m'as effrayée, voilà tout, dit Grouschegnka en se
retournant avec un sourire vers Alioscha. N'aie pas peur
de moi, mon cher petit Alioscha . Je suis enchantée de te
voir. Je croyais que c'était Mitia qui enfonçait la porte.
Vois- tu, je l'ai trompé tout à l'heure et il m'a juré qu'il
me croyait, mais je le trompais je lui ai dit que j'allais
chez mon vieux faire des comptes, toute la soirée durant.
1
280 LES FRERES KARAMAZOV.

(Je vais chez lui toutes les semaines pour faire ses comptes. )
Mitia l'a cru. Mais je suis rentrée aussitôt . J'attends une
nouvelle. Comment Fénia vous a-t-elle laissés entrer. Fénia,
hé ! cours à la porte cochère et regarde si Dmitri Fédo
rovitch n'est pas caché quelque part. J'ai mortellement
peur de lui.
Il n'y a personne, Agrafeana Alexandrovna . J'ai
regardé. J'ai peur, moi aussi.
-- Et les volets sont-ils fermés ? Baisse aussi les rideaux.

Il verrait la lumière . Je crains aujourd'hui surtout ton


frère Mitia, Alioscha.
Grouschegnka parlait très - haut , avec une intense
expression d'inquiétude .
- Et pourquoi le crains-tu tant aujourd'hui ? demanda
Rakitine. Tu ne le crains pas tant d'ordinaire, tu le fais
tourner comme tu veux.
Je te dis que j'attends une nouvelle que Mitegnka
ne doit pas connaître .
- Pourquoi es-tu si belle aujourd'hui ?
- Tu est trop curieux, Rakitine ! Je te dis que j'attends
une nouvelle ; quand elle sera venue je m'envolerai, tu ne
me verras plus. C'est pour cela que je me suis faite si belle.
- Et où t'envoleras-tu?
Si tu en savais trop, tu vieillirais trop vite ' .
- Vois-tu comme elle est gaie ! ... Je ne l'ai jamais vue
ainsi...
-
Mais pourquoi te parlerais-je, quand j'ai pour hôte un
prince... Alioscha, mon cher petit Alioscha, je n'en crois

1. Locution russe.
LES FRÈRES KARAMAZOV . 281

pas mes yeux. Je n'aurais jamais cru que tu serais venu.


Le moment est mauvais, mais je suis contente tout de
même. Assieds- toi sur le divan, ici , mon jeune astre . Eh !
Rakitka, que n'es-tu venu hier plutôt ! Enfin , je suis
contente tout de même. Peut - être cela vaut - il mieux
ainsi.
Elle s'assit près d'Alioscha et le regarda avec joie. Elle
était sincèrement heureuse. Ses yeux brillaient, elle sou
riait. Alioscha ne s'attendait pas à une aussi bonne récep
tion.
- Dieu ! qu'il se passe des choses extraordinaires
aujourd'hui ! Que je suis heureuse ! D'ailleurs je ne sais
pourquoi .
Comme si tu ne le savais pas ! dit Rakitine en sou
riant. Tu avais une raison pour me répéter sans cesse :
Amène-le ! amène-le !
Oui, j'avais un but, mais ça m'a passé... Ce n'est
plus le moment... Assieds-toi donc aussi , Rakitka . Je me
sens très-bonne aujourd'hui . Pourquoi donc es-tu si triste,
Alioscha ? As-tu peur de moi ?
- Il a un chagrin . On n'a pas accordé le grade ...
- Quel grade ?
Son vieillard pue.
- Comment? il pue ? Quelle bêtise ! Tu dis toujours des
saletés... Tais-toi, imbécile ! Alioscha, laisse-moi m'asseoir
sur tes genoux , comme cela.
Elle se leva en riant , sauta sur les genoux d'Alioscha
comme une chatte amoureuse, en enlaçant son cou ten
drement.
- Je vais te faire passer ton chagrin, mon petit dévôt.
282 LES FRÈRES KARAMAZOV .

Me permets-tu réellement de rester sur tes genoux ? Si


cela te déplaît, je vais me lever.
Alioscha se taisait. Il n'osait bouger. Il ne répondait pas,
il était comme paralysé . Mais ce n'était pas la sensation
qu'on aurait pu prévoir et que supposait Rakitine , qui
l'observait avec sensualité. La tristesse dont son âme était
pleine submergeait toutes ses sensations et, s'il avait pu
se rendre compte de son état, il aurait compris lui- même
qu'il était inaccessible à toute séduction . Néanmoins la
nouveauté mème d'une telle impassibilité l'étonnait. Cette
femme, cette «< terrible » femme, non-seulement ne l'effrayait
pas, lui qu'auparavant l'idée même de la femme épouvan
tait, mais il en avait une sorte de curiosité extraordinaire .
― Soyons sérieux ! dit Rakitine . Donne-nous du cham
pagne. Tu sais que tu me le dois .
- C'est vrai . Tu sais , Alioscha, que je lui ai promis du
champagne par- dessus le marché, s'il t'amenait. Fénia,
apporte la bouteille que Mitri a laissée. Je suis triste...
Mais n'importe ! Je vais vous faire servir du champagne !
Pas pour toi, Rakitine , tu n'es qu'un champignon ! Mais
pour lui ! J'ai autre chose en tète ; mais n'importe, je veux
boire avec vous.
- Mais quelle est donc cette nouvelle? demanda Raki
tine . C'est un secret ?
- Ce n'est pas un secret. D'ailleurs, tu es au courant...
Mon officier » arrive .
- J'ai entendu dire cela. Mais est-il déjà si près?
- Il est maintenant à Mokroïe. Il doit m'envoyer un

exprès. Je viens de recevoir une lettre. J'attends la voiture.


-
Et pourquoi à Mokroïe ?
LES FRÈRES KARAMAZOV. 283

Ce serait trop long à raconter. Tu en sais assez.


Et Mitegnka ! S'il le savait ! Le sait-il?
― Pas du tout. Il me tuerait. Mais je n'ai plus peur de

lui. Tais-toi, Rakitka, ne me parle pas de lui . Il m'a fait


trop de mal . D'ailleurs je ne veux penser qu'à Alioschegnka
et ne regarder que lui . Ris donc un peu, mon chéri .
Egaye-toi un peu pour me faire plaisir ! Ah ! il a souri ! il a
souri ! Vois comme il me regarde gentiment ! Sais- tu ,
Alioscha? Je te croyais fâché contre moi à cause de ce qui
s'est passé avant-hier chez cette barichnia. J'ai agi en
chienne ! Seulement, je ne regrette rien . C'était bien et
mal à la fois, continua-t- elle d'un air rêveur.
Un méchant sourire lui vint aux lèvres .
- Mitia m'a dit qu'elle criait : Il faut la fouetter ! Dieu !

que je l'ai offensée ! Elle voulait me vaincre. Hé ! hé !


Nous avons pris le chocolat ensemble... Elle pensait me
séduire... Mais tout cela est très-bien , ajouta-t-elle en sou
riant. Je crains seulement que tu en aies été fâché...
- En effet, dit Rakitine avec un réel étonnement, elle
te craint, toi, le petit poussin.
-
Le petit poussin ! ... Pour toi peut - être , Rakitine ,
parce que tu n'as pas de conscience. Moi, je l'aime . Me
crois-tu, Alioscha ? Je t'aime de toute mon âme .
―― Ah! l'effrontée ! Mais c'est une déclaration !
――― Eh bien ! c'est comme ça !
- Et l'officier ? et la bonne nouvelle de Mokroïe ?
- C'est une autre affaire !
- Logique de baba !
-- Ne me mets pas en colère, Rakitka. Je te dis que
c'est une autre affaire. C'est vrai, Alioscha, que j'ai eu à
284 LES FRÈRES KARAMAZOV .

ton sujet des pensées mauvaises ! Je suis vile, ardente, et


parfois pourtant, Alioscha, je te regardais comme une con
science vivante et je me dis ais : « Comme un tel homme
doit me mépriser ! » J'y pensais avant-hier en me sauvant
de chez la barichnia. Mitia le sait, je le lui ai dit et il me
comprend ...
Fénia entra, posa sur la table un plateau contenant une
bouteille et trois verres pleins.
― Voilà le champagne ! s'écria Rakitine .
Il s'approcha de la table, prit un verre, le vida et le
remplit de nouveau .
- Ces occasions-là sont rares, dit-il . Allons, Alioscha,
prends ton verré et bois . Mais à qui boirons-nous ? Aux
portes du paradis ! Prends aussi ton verre, Grouschka ,
buvons tous aux portes du paradis ..
-- Qu'est-ce que c'est que tes portes du paradis ?

Elle prit son verre, Alioscha fit comme elle, trempa ses
lèvres dans le vin et reposa le verre.
-- Non, j'aime mieux ne pas boire , dit-il avec un doux
sourire.
G Ah ! ah ! il se vantait, cria Rakitine.
- Moi non plus, alors ! dit Grouschegnka. Bois tout
seul, Rakitka. Si Alioscha ne boit pas, je ne boirai pas.
- Ah ! voilà les sentimentalités qui commencent ! et

pourtant elle est assise sur ses genoux ! ... Admettons, il a


un chagrin, lui ; mais toi, qu'as-tu ? Lui, il est révolté
contre Dieu ; il allait, parole ! manger du saucisson !
― Pourquoi donc ?

Son starets est mort aujourd'hui, le starets Zossima,


le saint homme...
LES FRÈRES KARAMAZOV . 285
- Le starets Zossima est mort ? s'écria Grouscheguka.
Et moi qui l'ignorais !
Elle fit le signe de la croix.
Seigneur ! et moi qui reste sur ses genoux ! s'écria
t- elle avec une subite épouvante .
Elle se leva vivement et s'assit sur le divan.
Alioscha la regarda avec surprise et reprit son air tran
quille.
- Rakitine, dit-il tout à coup d'une voix ferme, ne

m'irrite pas en disant que je suis révolté contre Dieu ! Je


ne veux pas avoir de mauvais sentiments contre toi, sois
donc meilleur , toi aussi . J'ai perdu tout ce que j'aimais
aujourd'hui, tu ignores cela, tu ne peux me comprendre.
Regarde - la, elle , vois comme elle est douce pour moi... En
venant ici, je craignais d'y rencontrer une âme méchante,
et c'est cette pensée qui m'a amené , car j'étais moi-même
dans de mauvaises dispositions . Mais j'ai trouvé une véri
table sœur , une âme aimante , un trésor...
Les lèvres d'Alioscha tremblaient, il était oppressé . Il se
tut.
Ah ! vraiment ! s'écria Rakitine avec ironie , elle t'a
sauvé, n'est-ce pas ? Mais elle voulait te manger, ne le
sais -tu pas ?
- Assez, Rakitka, s'écria Grouschegnka, taisez-vous
tous deux. Tais-toi, Alioscha, tes paroles me font honte.
Tu te trompes sur moi je suis une méchante créature.
Mais tais-toi aussi, Rakitka , tu mentais... Je pensais le
manger, en effet, mais c'est loin . Que je ne t'entende plus
dire cela, Rakitka , dit Grouschegnka avec une émotion
profonde .
286 LES FRÈRES KARAMAZOV
― Fous ! murmura Rakitine en les regardant tous deux.
Il me semble être dans une maison de santé ! Ils vont pleu
rer tout à l'heure, bien sûr.
- Oui , je pleurerai ! oui je pleurerai ! dit Grouschegnka,
il m'a appelée sa sœur, je ne l'oublierai jamais. Écoute,
Alioscha, je veux te faire ma confession . Je désirais tant
te voir que j'ai promis à Rakitka vingt- cinq roubles s'il
parvenait à t'amener ... Attends , Rakitka.
Elle courut à un petit bureau, y prit vingt-cinq roubles.
- Tiens, Rakitka , voici ce que je te dois . Tu ne le
refuseras pas, tu l'as demandé toi-même.
Et elle lui jeta le billet.
Certes non, je ne refuserai pas, dit Rakitka d'une
voix rauque , déguisant habilement sa confusion sous des
dehors de cynisme. Cela peut servir , c'est aux sots à
nourrir les habiles .
- Tais-toi, je ne te parle plus . Tu ne nous aimes pas...
- Pourquoi vous aimerais -je ?
- Pour rien, comme Alioscha...
Grouschegnka se détourna de Rakitine .
- Oui, je voulais te manger, reprit-elle. J'avais peur de
toi et je me disais : « Mangeons- le, puis rions de lui.
" Voilà
la vilaine bête que tu as traitée de sœur. Mais mon amant
revient, j'attends de ses nouvelles . Il y a cinq ans, quand
mon vieux marchand Kouzma m'a prise avec lui, je fuyais
le monde. Je maigrissais de chagrin, pleurant toujours et
me disant : << Où est-il maintenant, celui que j'aimais ? Il rit
de moi avec une autre ! Oh ! si je le retrouve, je saurai
bien me venger! » Dans ce but, j'ai amassé de l'argent, mon
cœur s'est desséché et mon corps s'est engraissé. Mais
LES FRÈRES XARAMAZOV . 287

me crois-tu devenue plus sage ? Non. Personne au monde


ne sait que, lorsque tombe la nuit, je pleure comme il y
a cinq ans, je me désole toute la nuit en me répétant :
Je me vengerai ! Je me vengerai ! » Comprends - moi.
Il y a quatre semaines, je reçois une lettre : il vient, il est
veuf, il veut me voir ! La respiration me manque, sei
gneur ! il n'a qu'à m'appeler et je ramperai vers lui comme
un chien battu, comme une coupable ! Je n'y peux croire
moi-même suis-je donc tombée si bas ? Irai -je à lui ou
non? Et la colère me prend , une colère pire que ma
fameuse colère d'il y a cinq ans. Vois- tu , Alioscha, comme
je suis violente ? Je me suis amusée de Mitia pour m'em
pêcher d'aller voir l'autre . Et je restais ici , avant votre
arrivée, à penser à mon avenir, et tu ne peux savoir quel
poids j'avais sur le cœur . Oui, Alioscha, dis à la barichnia.
de me pardonne r... Personne ne sait dans quel état je suis
maintenant, personne ne peut le savoir. Peut- être irai-je
chez lui avec un couteau , mais je n'ai rien décidé en
core ...
Grouschegnka ne pouvait se contenir . Elle se jeta contre
le divan, la face dans les coussins et se mit à pleurer
comme un enfant. Alioscha se leva et se rapprocha de
Rakitine.
Mischa, dit-il, ne sois pas fâché ! Elle t'a offensé,
mais ne sois pas fâché ! As- tu entendu ce qu'elle vient de
dire ? Et en effet , on ne peut demander trop à une âme, il
faut être miséricordieux...
Alioscha prononça ces paroles comme malgré lui . Il les
aurait dites, eût-il été seul. Mais Rakitine le regarda ironi
quement.
288 LES FRÈRES KARAMAZOV .

- Tu es bourré de ton starets et tu le décharges sur


moi, Alioschegnka, l'homme de Dieu , dit -il avec un sou
rire haineux .
- Ne ris pas, Rakitine, ne parle pas du mort. Il est au
dessus de tous les vivants, s'écria Alioscha , les yeux pleins
de larmes. Ce n'est pas un juge qui te parle. Je suis moi
même un accusé . Car que suis-je devant elle ? ... J'étais
venu ici pour me perdre, par faiblesse mais elle , après.
cinq ans de tortures, pour un mot sincère qu'elle entend ,
elle pardonne, elle oublie tout et pleure ! Son séducteur
est revenu, il l'appelle, elle lui pardonne et court joyeu
sement lui . Car elle ne prendra pas de couteau, non !
C'est une leçon pour nous, elle nous est supérieure...
L'autre aussi , celle qu'elle a offensée avant-hier, pardon
nera quand elle saura tout .
Grouschegnka leva la tête et regarda avec un sourire
ému Alioscha...
-Viens, Alioscha, assieds-toi ici et dis-moi...
Elle lui prit la main et le regarda .
-Dis-moi, est-ce que je l'aime, mon séducteur, oui ou
non ? Je m'interrogeais ici dans l'obscurité ! Est-ce que je
l'aime ? Décide, l'heure est venue, ce que tu diras sera
vrai . Faut-il pardonner?
- Mais tu as déjà pardonné !
- C'est vrai, dit Grouschegnka d'un air profond. O
lâche cœur ! Eh bien ! je vais boire à la lâcheté de mon
cœur !
Elle prit un verre , le vida d'un trait et le brisa par terre .
Un rictus cruel lui plissa les lèvres .
-Peut-être n'ai-je pourtant pas réellement pardonné,
LES FRÈRES KARAMAZOV . 289

reprit-elle d'un ton menaçant, les yeux baissés, comme si


elle se parlait à elle-mème . Peut-être suis -je seulement au
moment de pardonner . Mais je lutterai encore contre moi.
Ce sont mes cinq années de larmes que j'aime, c'est mon
outrage, ce n'est pas lui.
- Je ne voudrais pas être à sa place , dit Raki
tine.
-
Et tu n'y seras jamais , Rakitka, tu n'y seras jamais !
Tu es tout au plus bon pour nettoyer mes bottines ; mais
une femme comme moi, ce n'est pas pour toi... et peut
ètre n'est-ce pas pour lui non plus.
- Lui ? et pourquoi donc cette toilette alors ?
- De quoi te mèles-tu ? Peut-être est-ce exprès que j'ai

mis cette toilette, pour pouvoir lui dire : « M'as-tu jamais


vue si belle ? » Il m'a laissée jeune fille de dix -sept ans,
maigriotte, pleurnicheuse... Je le séduirai , je l'exaspére
rai : « M'as-tu jamais vue si belle ? Eh bien ! retourne d'où
tu viens, maintenant, les lèvres mouillées et le gosier sec ! »
- Ou peut-être arrache: ai -je cette toilette, me défigure
rai-je... et peut-être encore n'irai-je ni chez lui ni chez
Kouzma . Je rendrai à Kouzma son argent et je me met
trai servante . Tu crois que je n'en aurais pas le courage,
Rakitka? Tu te trompes !...
Elle cria les derniers mots comme dans une crise , puis
se rejeta contre les coussins. Tout son corps était secoué
par les sanglots.
Rakitine se leva.
- Le temps marche, dit-il. Il sera bientôt trop tard
pour rentrer au monastère .
Grouschegnka se leva vivement.
I. 10
290 LES FRERES KARAMAZOV .
- Tu veux partir, Alioscha ? Tu m'as bouleversée et
tu me laisses seule ?
――― Crois-tu qu'il va rester coucher chez toi ? A moins
qu'il le veuille , soit ! je partirai seul .
Tais-toi , méchant homme ! s'écria avec colère Grous
chegnka... Il a eu le premier, le seul, pitié de moi ! Pour
quoi n'es-tu pas venu plus tôt , Alioscha ?
Elle tomba devant lui à genoux .
- Toute ma vie je t'ai attendu , je savais que tu vien

drais m'apporter le pardon ; j'avais la foi que tu m'aime


rais pour autre chose que ma honte !...
- Que t'ai-je donc fait ? dit Alioscha ému.
Il se pencha vers elle et lui prit tendrement la main .
Les larmes coulaient sur son visage .
A ce moment on entendit du bruit dans le vestibule .
Grouschegnka se leva , pleine d'effroi . Fénia accourut en
triant :
――
Barinia ! ma chère petite barinia , l'estafette, l'es
Lafette !... Le tarentas est arrivé de Mokroïe , attelé d'une
troïka, avec le yamstchik Timotée ! une lettre, barinia,
voici une lettre !
Grouschegnka saisit la lettre et la porta vers la lumière.
La lettre ne contenait que quelques mots, elle les lut en
un instant.
――――
L'appel ! Il me siffle ! Rampe, petit chien !
Elle resta un moment indécise, puis, tout à coup , le
sang embrasa sa figure.
>> Je pars ! Adieu , mes cinq années ! Adieu , Alioscha,

le sort en est jeté ! Allez-vous-en ! Allez-vous-en tous d'ici,


que je ne vous voie plus ! ... Grouschegnka vole vers une
LES FRÈRES KARAMAZOV . 291

vie nouvelle... Ne garde pas de moi , Rakitka , un mauvais


souvenir ; c'est peut-être à la mort que je vais ... Ah ! je
suis comme ivre ! ...
Elle se précipita vers sa chambre à coucher .
- Elle nous a oubliés, maintenant, murmura Rakitine .
Allons ! J'en ai assez , des cris de baba...
Alioscha se laissa machinalement entraîner. A peine
étaient-ils sortis tous deux que la fenêtre de la chambre à
coucher de Grouschegnka s'ouvrit, et elle cria :
――― Alioschetchka ! salue Mitegnka et dis-lui que Grous

chegnka a préféré un manant à un noble . Ajoute aussi que


Grouschegnka l'a aimé , lui , Mitegnka, toute une heure :
qu'il se souvienne toujours de cette petite heure , c'est
Grouscheguka qui l'en prie.
Elle ferma la fenêtre en sanglotant, Rakitine ricana."
-
Hum ! hum ! elle égorge Mitegnka et lui ordonne de
penser toujours à elle ! Est-elle vorace !
Alioscha quitta Rakitine et se dirigea vers le monastère .

FIN DU TOME PREMIER.


TABLE DES MATIÈRES

DU TOME PREMIER

PREMIÈRE PARTIE
Pages.
LIVRE PREMIER. - Une réunion malencontreuse
II. - L'histoire d'une famille. . 63
III. - Les sensuels 86

DEUXIÈME PARTIE
LIVRE IV..- Les amours d'Alioscha . • 161
―― V. - - Pour et contre.. 187

TROISIÈME PARTIE

LIVRE VI. Alioscha .. 273


LES

FRÈRES KARAMAZOV

TROISIÈME PARTIE
}
(SUITE)

LIVRE VII
MITIA

En accompagnant Grouschegnka chez Kouzma Sam


sonnov, Mitia s'était donné sa parole qu'il viendrait la cher
cher à minuit . Cet arrangement lui allait assez. « Elle res
tera chez Kouzma , pensait-il ; elle n'ira donc pas chez
Fédor Pavlovitch . Pourvu qu'elle ne mente pas ! ajouta-t- il
aussitôt. Mais non, elle dit vrai……. ›
Il était de cette espèce d'hommes jaloux qui , loin de la
bien-aimée , s'imaginent toutes sortes de trahisons possibles
et se les représentent en esprit . Mais dès qu'ils la revoient ,
quoiqu'ils aient eu le temps de se persuader que la trahi
II.
LES FRÈRES KARAMAZOVv.

son a été accomplie, ils perdent, au premier regard, toute


méfiance, au premier regard jeté sur le visage souriant et
qui appelle si impérieusement la réponse d'un sourire .
Il rentra chez lui en hâte . Il avait encore tant à faire
avant la nuit ! Du moins son cœur ne lui pesait plus. « Il
faut savoir au plus tôt de Smerdiakov ce qui s'est passé
hier, si par hasard elle n'est pas allée déjà chez Fédor
Pavlovitch . Ah ! ... »
De sorte qu'avant même d'avoir atteint son domicile, il
était déjà en proie aux tortures de la jalousie.
La jalousie ! << Othello n'est pas un jaloux » , a dit Pouch
kine, « c'est un confiant . » Cette observation dénote toute
la profondeur d'esprit de notre grand poëte. Othello est
seulement troublé parce qu'il a perdu son idéal. Mais il ne
se cache pas , il n'espionne pas, il n'écoute pas aux portes,
il est confiant. Il a fallu bien des insinuations, bien des
piqûres d'épingle pour l'amener au soupçon . Un vrai
jaloux n'est pas ainsi . On ne peut s'imaginer la honte
morale et la bassesse où sombre sans remords un jaloux.
Non pas qu'il ait nécessairement l'âme vile et banale,
au contraire ! Un cœur noble , un amour pur, un dévoue
ment réel peuvent très-bien se cacher sous les tables ,
acheter des limiers, épier, vivre dans cette boue de l'es
pionnage. Othello ne pourrait accepter la pensée même
d'une trahison · il ne s'agit pas de la pardonner (il ne le
pourrait), il s'agit seulement de l'accepter. Pourtant, son
âme est aussi naïve qu'une âme d'enfant. Ce n'est donc
pas un véritable cas de jalousie : car il y a bien des com
promissions possibles avec la jalousie ! Ce sont les plus
jaloux qui pardonnent le plus vite, et les femmes le savent
LES FRÈRES KARAMAZOV .

bien : ils peuvent, après une scène d'ailleurs excessive


ment tragique, pardonner une trahison presque évidente,
presque immédiate ; ils pardonnent les baisers, les étreintes
qu'ils ont vus eux-mêmes, en se disant pour se consoler
que « c'est peut-être pour la dernière fois : le rival s'en
ira pour toujours à l'autre bout du monde ; ou bien ils
emmèneront la bien-aimée quelque part où elle ne sera
plus exposée à rencontrer l'autre » . Il va sans dire que la
réconciliation dure une heure, car, le rival disparût-il , le
jaloux en inventerait un second . Or, que vaut donc cet
amour qu'il faut épier, espionner ? Mais un vrai jaloux ne
comprendra jamais cette question ...
Chez Mitia, la jalousie disparaissait dès qu'il apercevait
Grouschegnka ; il reprenait confiance , il méprisait ses
soupçons . Cela prouvait seulement que son amour pour
cette femme comportait beaucoup plus de noblesse qu'il
ne le croyait lui -même , bien autre chose que de la sen
sualité.
La jalousie le reprit donc aussitôt qu'il eût quitté Grous
chegnka .
Mais il n'avait pas de temps à perdre. Le plus pressé,
c'était de trouver un peu d'argent . Il alla engager pour
dix roubles ses pistolets chez le tchinovnik Perkhotine.
Il apprit chez Maria Kondratievna que Smerdiakov était
malade . Cette nouvelle le jeta dans un grand trouble . On
lui dit aussi qu'Ivan était parti le matin même pour Mos
cou. Comment faire ? qui espionnerait pour lui ? qui l'in
formerait ? Il se mit à réfléchir . Faut-il aller à la porte de
Samsonnov ou rester ici ? Il faudrait être ici et là ! et en
attendant... en attendant... il avait un projet à accomplir
LES FRÈRES KARAMAZOV .

avant tout. Cela demanderait bien une heure . « En une


heure j'apprendrai tout , et alors... D'abord chez Sam
sonnov, puis ici jusqu'à onze heures, puis de nouveau chez
Samsonnov pour ramener Grouschegnka chez elle .
Il vola chez lui , se débarbouilla , se peigna , brossa ses
habits et se rendit chez madame Khokhlakov. C'était son
fameux projet : il s'était décidé à demander à cette dame les
trois mille roubles dont il avait besoin . Il était convaincu
qu'elle ne les lui refuserait pas. Pourtant, elle le haïssait
depuis longtemps , parce qu'il était le fiancé de Kathe
rina Ivanovna , tandis que la brave dame, on ne sait pour
' quoi , voulait que Katherina Ivanovna épousât le cher, le
savant Ivan Fédorovitch qui avait de si belles manières !
« Mais précisément parce qu'elle ne veut pas que j'épouse
Katia, elle ne me refusera pas les moyens de m'en aller,
de la quitter, de partir d'ici pour l'éternité. »
Toutefois, déjà sur le perron, il sentit un frisson subit
et comprit avec une précision mathématique que c'était là
son dernier espoir , que , s'il ne réussissait pas , il n'aurait
plus qu'à tuer quelqu'un pour le dévaliser...
Il était sept heures et demie quand il sonna.
D'abord tout alla bien. A peine apprit- on son arrivée
qu'on l'introduisit , et la maîtresse du logis accourut à sa
rencontre en lui déclarant qu'elle l'attendait.
- Cela vous étonne ? C'était un pressentiment. J'étais

sûre que vous viendriez aujourd'hui .


-- En effet, madame, c'est étonnant, dit Mitia en s'as

seyant avec embarras. Mais... je suis venu pour une affaire


très-importante, excessivement importante, pour moi du
moins, madame, et je m'empresse...
LES FRÈRES KARAMAZOV .

Je sais que c'est une affaire importante, Dmitri Fé


dorovitch . Ici, il ne s'agit plus de pressentiment ; c'était
fatal, vous deviez venir après tout ce qui s'est passé avec
Katherina Ivanovna, vous ne pouviez pas ne pas venir,
vous ne pouviez pas... c'était fatal .
C'est le réalisme de la vie réelle , madame, voilà ce
que c'est. Mais permettez- moi de vous faire part...
- Précisément, le réalisme, Dmitri Fédorovitch . Je suis
tout à fait pour le réalisme, je suis dégoûtée des morales...
Vous avez entendu dire que le starets Zossima est mort?
- Non, madame.
- Cette nuit même, et imaginez- vous...
Madame, interrompit Mitia, je m'imagine seulement
que je suis dans une situation désespérée et que , si vous
ne me venez pas en aide, tout croulera, moi le premier...
Pardonnez-moi la banalité de cette expression , mais j'ai le
feu dans l'âme...
Oui, oui, je sais : comment pourriez-vous être au
trement?... Mais peu importe ce que vous venez me dire,
je le sais d'avance. Je m'intéresse depuis longtemps à
votre destinée, je la suis, je l'étudie... Oh ! croyez- moi ,
je suis un expert médecin des âmes , Dmitri Fédorovitch .
- Madame, si vous êtes un expert médecin des âmes,
je suis, moi , un malade expérimenté et j'ai le pressenti
ment que, puisque vous suivez avec tant de sollicitude
ma destinée , vous m'aiderez à conjurer mon malheur.
Mais permettez-moi enfin de vous exposer le projet qui
m'amène chez vous...
- N'achevez pas, ce sont des détails . Quant à l'aide,
vous ne sérez pas le premier, Dmitri Fédorovitch , auquel
LES FRÈRES KARAMAZOV .

je serai venue en aide. Vous avez dû entendre parler de


ma cousine Delmessiva ? Son mari était dans le malheur,
s'écroulait , selon votre expression si caractéristique . Eh !
oui, je lui ai conseillé de se faire éleveur de chevaux : il
est florissant à cette heure ! Avez-vous pensé à l'élevage
de chevaux , Dmitri Fédorovitch ?
- Jamais, madame, oh ! madame, jamais ! s'écria Mitia,
et n'y tenant plus , il se leva . Je vous supplie de m'écouter ,
donnez-moi deux minutes pour que je puisse vous expo
ser mon projet. Je suis d'ailleurs très- pressé, cria Dmitri
dans l'espoir de la faire taire en parlant plus vite et plus
haut qu'elle. Je suis venu à vous désespéré, pour vous
emprunter trois mille roubles sur un gage sûr , madame,
laissez-moi vous dire...
- Après, après, fit madame Khokhlakov en agitant la
main. Je sais tout ce que vous voulez me dire . Vous me
demandez trois mille roubles ? Je vous en donnerai plus,
beaucoup plus ; je vous sauverai , Dmitri Fédorovitch, mais
il faut m'obéir.
1 Dmitri sursauta sur place .
Madame, vraiment, vous serez si bonne ! Seigneur !
Vous sauvez un homme de la mort, du suicide... mon
éternelle reconnaissance ...
- Je vous donnerai infiniment , infiniment plus de trois
mille roubles, répéta madame Khokhlakov en regardant
avec un sourire serein la joie de Mitia. 1
-Infiniment ! Je n'ai pas besoin de plus . Il me faut seu
lement cette fatale somme , trois mille. Merci ! écoutez mon
projet qui...
-- Assez, Dmitri, c'est
dit, c'est fait, coupa court ma-
LES FRÈRES KARAMAZOV .

dame Khokhlakov avec l'expression suave d'une bienfai


trice. Je vous ai promis de vous sauver et je vous sau
verai, comme j'ai sauvé Belmossov . Que pensez-vous des
mines d'or, Dmitri Fédorovitch ?
- Des mines d'or ? Je n'y ai jamais pensé.
- C'est moi qui pense pour vous. Il y a tout un mois

que je vous suis avec cette pensée. « Voilà , me disais-je,


un homme énergique : sa place est marquée aux mines. »>
J'ai même étudié votre démarche et je me suis convaincue
que vous trouverez des filons...
- Par ma démarche , madame ?
- Eh ! oui, par votre démarche ! Niez-vous qu'on puisse
connaître le caractère à la démarche ? Les sciences na
turelles l'affirment, pourtant. Oh ! je suis une réaliste,
Dmitri Fédorovitch. Dès aujourd'hui , depuis cette histoire
de monastère , je suis devenue tout à fait réaliste et je
vais me jeter dans la vie active . Je suis guérie . « Assez
de rêveries ! » comme dit Tourguenief.
-
Mais , madame , ces trois mille roubles que vous
venez de me promettre si généreusement ...
Ils ne vous fuiront pas c'est comme si vous les
aviez dans votre poche . Et non pas trois mille, trois mil
lions, à bref délai . Voici mon idée . Vous trouverez des
i
filons, vous aurez des millions, vous reviendrez , vous vous
serez transformé en un homme d'action et vous nous gui
derez tous vers le bien. Faut-il donc tout laisser aux Juifs ?
Vous construirez des bâtiments, vous fonderez différentes
entreprises , vous viendrez en aide aux pauvres et ils
vous béniront. Nous sommes dans le siècle des voies fer
rées ; vous deviendrez célèbre.
LES FRÈRES KARAMAZOV ,

Madame, madame, interrompit Dmitri avec inquié


tude, je suivrai peut-être volontiers votre spirituel conseil
et j'irai peut-être là-bas... dans ces mines... mais mainte
`nant, ces trois mille roubles que vous avez si généreuse
ment... Ils me rendront la liberté ... Il me les faudrait au
jourd'hui. Je n'ai pas de temps à perdre ...
― Tenez , Dmitri Fédorovitch , assez ! Une question : Par
tez-vous pour les mines d'or ou non ? Répondez- moi pré
cisément.
- Oui, madame, mais après... J'irai où vous voudrez...
mais maintenant...
Attendez, alors ! s'écria madame Khokhlakov.
Elle se leva, courut à un magnifique bureau, ouvrit les
tiroirs les uns après les autres en cherchant avec précipi
tation.
« Les trois mille ! » pensait Mitia roidi d'attente, « et
tout de suite ! sans papier, sans formalités ! quelle noble
conduite ! quelle belle âme ! Si seulement elle parlait
moins... >
Voilà ! s'écria madame Khokhlakov rayonnante de
joie, voilà ce que je cherchais .
C'était une petite icone en argent, avec un cordon, de
ces amulettes qu'on porte sous le linge.
Elle vient de Kiev, Dmitri Fédorovitch , dit-elle avec
respect, de sainte Varvara , la grande martyre . Permettez
moi de vous mettre moi-même cette icone autour du cou
et de vous bénir au seuil d'une nouvelle vie .
Et , en effet, elle se mit en devoir de lui passer l'icone
au cou. Mitia, très-confus , s'inclina. L'icone fut bientôt
dissimulée sous la cravate .
LES FRÈRES KARAMAZOV .

Maintenant, vous pouvez partir , dit madame Kho


khlakov en s'asseyant avec solennité.
- Madame, je suis si touché... et je ne sais comment
vous exprimer ma gratitude... mais si vous saviez comme
je suis pressé... cette somme que j'attends de votre géné
rosité...Oh ! madame, puisque vous êtes si bonne, si géné
reuse, s'écria Mitia d'un air inspiré, permettez - moi de
vous avouer... •ce que peut-être vous savez déjà , que
j'aime un être ... j'ai trahi Katia... Katherina Ivanovna
veux-je dire... Ah! j'ai été inhumain , malhonnète, mais
j'en aime une autre... une femme que peut-être vous mé
prisez , car vous savez mon histoire, mais que je ne puis
abandonner, et par conséquent ces trois mille...
- Abandonnez tout, Dmitri Fédorovitch, interrompit
d'un ton tranchant madame Khokhlakov. Abandonnez
tout, et surtout les femmes. Votre but, ce sont les mines
d'or, et il est inutile d'y mener des femmes . Plus tard,
quand vous reviendrez, plein de richesse et de gloire ,
vous trouverez une amie de cœur dans la plus haute so
ciété . Ce sera une jeune fille du monde, savante , sans
préjugés. Vers ce temps-là , précisément, la question de
l'émancipation des femmes aura mûri, et l'on connaîtra
une nouvelle espèce de femme...
-
Madame ! ce n'est pas cela ! ce n'est pas cela ! dit
Dmitri Fédorovitch en joignant les mains d'un air sup
pliant.
- C'est bien cela, Dmitri Fédorovitch, c'est précisé
ment cela qu'il vous faut, ce dont vous êtes altéré sans le
savoir. Je suis partisan de l'émancipation des femmes . J'ai
écrit là-dessus à Stchedrine . Il m'a si souvent guidée dans
10 LES FRÈRES KARAMAZOV .

mes recherches sur la destinée de la femme que je n'ai


pu, l'an dernier, résister à l'envie de lui écrire une lettre
anonyme : « Je vous presse contre mon cœur et je vous
embrasse au nom de la femme moderne. » Et j'ai signé :
« Une mère » ... Ah ! mon Dieu ! mais qu'avez-vous ?
-Madame, dit Mitia en se levant les mains jointes,
vous me forcerez de pleurer si vous retardez encore ce
que si généreusement...
Pleurez ! Dmitri Fédorovitch, pleurez ! Ce sont de
bonnes larmes...
-- Mais permettez ! hurla tout à coup Mitia , dites- moi ,

pour la dernière fois, si je recevrai de vous aujourd'hui la


somme que vous m'avez promise ? Si non , quand faudra-t- il
venir pour l'avoir?
Quelle somme, Dmitri Fédorovitch ?
- Mais les trois mille roubles que vous m'avez promis...
que vous avez si généreusement...
- Trois mille... trois mille quoi ? trois mille roubles ?

Oh ! non , je ne les ai pas, dit-elle avec un étonnement


paisible .
-- Comment ?... tout à l'heure... vous avez dit... vous
avez dit que je pouvais faire comme s'ils étaient dans ma
poche !
-
Oh ! non , vous m'avez mal comprise, Dmitri Fédoro
vitch. Je parlais des mines . Je vous ai promis plus, infini
ment plus de trois mille roubles , je m'en souviens très
bien, mais je n'avais en idée que les mines d'or.
-Et l'argent ? et les trois mille ?...
- -Oh ! si vous entendez par là de l'argent, je n'en ai pas
,
pas du tout, Dmitri Fédorovitch . J'ai même des ennuis avec
LES FRÈRES KARAMAZOV. 11

mon gérant, je viens d'emprunter cinq cents roubles à


Mioussov. Si j'en avais, d'ailleurs, je ne vous en donnerais
pas. D'abord, je ne prête à personne . De plus, mon amitié
m'eût empêchée de vous rendre un si mauvais service . Il
ne vous faut qu'une seule chose : les mines ! les mines !
les mines !
-
Et que le diable ! …..s'écria Mitia en frappant de toutes
ses forces sur la table .
- Aïe ! aïe ! s'écria madame Khokhlakov.
Elle courut à l'autre bout du salon. Mitia cracha avec
dégoût et sortit vivement dans la rue, dans l'obscurité . Il
marchait comme un fou , se frappant la poitrine juste à
l'endroit même où il s'était frappé, deux jours auparavant,
en quittant Alioscha. A cette heure, il pleurait comme un
enfant, lui, cet homme si robuste ! Et tout en marchant,
sans savoir où il allait, il heurta quelqu'un. Un cri aigu de
vieille femme retentit : il avait failli renverser la pauvre
créature .
-
Dieu ! il m'a presque tuée ! Comment marches-tu
donc?
Ah! c'est vous ! s'écria Mitia en reconnaissant dans
l'obscurité la vieille domestique de Kouzma Samsonnov,
qu'il avait aperçue chez son maître.
-
Et vous, qui êtes- vous, mon petit père ? Je ne vous
reconnais pas .
Ne servez-vous pas chez Kouzma Samsonnov ?
- Oui, mon petit père ... Mais vous , je ne puis pas
vous reconnaître .
--- Dites, la petite mère, est-ce que Agrafeana
Alexan
drovna est chez vous? Je viens de l'y conduire moi-même.
12 LES FRÈRES KARAMAZOV.

- Oui, mon petit père elle est venue, restée un instant


et partie .
Comment ? Partie ? Quand?
Elle n'est restée qu'un instant chez nous . Elle a fait
un conte à Kouzma Kouzmitch , il a ri et elle est partie
aussitôt.
Tu mens, maudite ! cria Mitia.
- Aïe aïe ! fit la vieille .
Mitia avait déjà quitté la place ; il courait de toutes ses
forces vers la maison où habitait Grouschegnka.
Elle était partie depuis un quart d'heure pour Mokroïe.
Fénia et la cuisinière Matrona étaient dans la cuisine quand
arriva le capitaine » . En l'apercevant, Fénia se mit à
crier de toutes ses forces.
- Tu cries ! fit Mitia . Où est-elle ?
Et sans attendre la réponse de Fénia, toute roide de ter
reur, il tomba aux pieds de la servante .
― - Fénia ! au nom du Christ, dis-moi où elle est !

- Mon petit père , je n'en sais rien ! Mon bon barine , je


n'en sais rien ! Tuez-moi , je ne sais rien ! Mais vous êtes
sorti avec elle, vous-même...
Elle est revenue...
- - Non, mon bon barine , elle n'est pas revenue, je vous
le jure par Dieu !
- Tu mens ! hurla Mitia, je le vois à ta frayeur, je
devine où elle est...
Il sortit en courant.
Fénia, épouvantée , se félicitait d'en être quitte pour si
peu . Mais elle se rendit fort bien compte que tout n'était
peut-être pas fini.
LES FRÈRES KARAMAZOV . 13

En sortant, il fit une chose qui étonna les deux femmes :


il prit dans un mortier, sur la table, un pilon en cuivre
et le mit dans sa poche.
-Ah ! Seigneur ! il va tuer quelqu'un !

Où courait-il ? Cela va de soi :


Où peut - elle être , sinon chez Fédor Pavlovitch ?
Elle y est allée directement de chez Samsonnov , c'est
clair ! Toute cette intrigue est transparente... Tous sont
contre moi, Maria Kondratievna, Smerdiakov, tous ache
tés ! »
Il prit par la ruelle , derrière la maison de Fédor Pavlo
vitch, parvint à la grande barrière qui entourait le jardin ;
il chercha une place et choisit précisément celle qu'avait,
au dire de la légende, escaladée Smerdiachtchaïa.
« Si elle a pu passer là, songeait - il , j'y passerai bien ! »
Il fit un bond , s'accrocha d'une main au haut des
planches, s'arc-bouta et se mit à cheval sur la barrière .
Tout auprès était la petite salle de bains à travers les
arbres brillait une fenêtre éclairée de la maison.
« C'est cela ! c'est éclairé dans la chambre à coucher du
vieux... Elle y est! »
Et il sauta dans le jardin.
Quoiqu'il sût que Grigori et Smerdiakov étaient malades,
que personne ne pouvait l'entendre , il resta immobile,
14 . LES FRÈR KAR .
E S AMA
ZOV
instinctivement, et se mit à écouter : un silence de mort,
un calme complet, pas un souffle.

Pas d'autres bruits que ceux du silence...

pensa-t-il.
« Pourvu que personne ne m'ait entendu ! Je crois que
non... » 2
Il attendit encore , puis se mit à marcher doucement à
travers le jardin . Il évitait les branches d'arbres, étouffait
le bruit de chacun de ses pas et se dirigeait vers la fenêtre
éclairée. Il se rappela que , juste au-dessous des fenêtres,
il y avait une rangée de sureaux et d'aubiers ; la porte qui
donnait accès de la façade gauche de la maison dans le
jardin était fermée : il s'en assura en passant . Enfin, il
arriva à la rangée d'arbres et se blottit dans leur ombre.
Il retenait sa respiration .
« Il faut attendre . S'ils m'ont entendu , ils écoutent
maintenant... Pourvu que je n'aille pas tousser ou éter
nuer... »
Il attendit deux minutes . Son cœur battait ; par instants ,
la respiration lui manquait.
Non, ces battements de cœur ne passeront pas... Je
ne puis plus attendre . »
Il restait dans l'ombre de l'arbre, dont l'autre partie était 7
éclairée par la fenêtre .
« C'est un aubier... Comme ses fruits sont rouges ! »
murmura-t-il.
Doucement , d'un pas régulier , il s'approcha de la
fenêtre et se hissa sur la pointe des pieds. Il distinguait
tout dans la chambre de Fédor Pavlovitch.
LES FRÈRES KARAMAZOV . 13

C'était une petite pièce, séparée en deux par des rideaux


rouges , des rideaux chinois » , avait coutume de dire
Fédor Pavlovitch. « En crêpe de Chine , pensa Mitia, et
derrière les rideaux , Grouschegnka ... »
Il se mit à examiner Fédor Pavlovitch, vêtu d'une robe
de chambre en soie à ramages que Mitia ne lui connaissait
pas ; elle était serrée à la taille par un cordon en soie ter
miné par des glands . Les revers abattus de la robe lais
saient voir une chemise immaculée , en très-fine batiste,
avec des boutons d'or. Sur la tête, il portait le foulard
rouge que lui avait vu Alioscha .
« En toilette ! >>
Fédor Pavlovitch se tenait près de la fenêtre . Il réflé
chissait. Tout à coup , il leva la tête , écouta et, n'enten
dant rien, s'approcha de la table , se versa un demi-verre
de cognac et but . Puis il respira profondément et reprit
son immobilité . Un instant après , il se pencha distraite
ment vers la glace, souleva un peu son foulard et se mit à
inspecter ses cicatrices.
Il est seul, c'est plus que probable .
Fédor Pavlovitch se détourna de la glace, s'approcha de
la fenêtre et regarda. Mitia rentra vivement dans l'ombre.
« Elle est peut-être derrière les rideaux , elle dort peut
être déjà. »
Fédor Pavlovitch se retira de la fenêtre .
« C'est elle qu'il attend . Par conséquent, elle n'est pas
loin. Autrement, pourquoi aurait-il regardé à travers la
fenêtre ? C'est l'impatience qui le dévore... »
• Il revint de nouveau vers la fenêtre . Le vieux était

auprès de la table, visiblement triste.


16 LES FRÈRES KARAMAZOV.

« Seul ! seul ! Si elle était ici, il aurait un autre visage. »


Chose étrange , son cœur fut tout à coup agité de dépit
parce qu'elle n'était pas là.
« Non pas parce qu'elle n'est pas ici , se répondait - il à
lui- même, mais parce que je ne sais pas sûrement si elle y
est ou non. »
Mitia se rappela dans la suite que son esprit était, en
cet instant, extraordinairement lucide et qu'il réfléchis
sait aux plus menus détails .
Est-elle ici , enfin , oui ou non ? »
Il se décida tout à coup à frapper doucement à la fenêtre.
C'était le signal convenu entre le vieillard et Smerdiakov :
les deux premiers coups lentement , les trois autres plus
vite, toc, toc, toc... cela signifiait que Grouschegnka était
arrivée . Le vieux tressaillit, leva vivement la tête, bondit
vers la fenêtre. Mitia se jeta en arrière . Fédor Pavlovitch
ouvrit la fenêtre et avança la tête dans le jardin.
-Grouschegnka ! c'est toi ! est-ce toi enfin? fit-il très
bas d'une voix tremblante. Où es-tu , ma petite mère ? mon
cher petit ange , où es-tu ?
« Seul! »
Où est-tu donc? reprit le vieux en élevant la voix et
en se penchant au dehors pour regarder de tous côtés.
Viens ici, je t'ai préparé un cadeau, viens le voir !
« Le paquet de trois mille roubles... »
- Mais où es-tu done? où es-tu donc? A la porte,
( peut-être ? Je vais te l'ouvrir tout de suite.
Fédor Pavlovitch se penchait, au risque de tomber, et
regardait vers la porte qui menait au jardin.
Il allait évidemment courir ouvrir la porte sans attendre
LES FRÈRES KARAMAZOV . 17

la réponse de Grouschegnka. Mitia restait immobile. La


lampe allumée dans la chambre dessinait nettement le profil
détesté du vieillard , son double menton, son nez en bec
d'aigle. Une colère irrésistible envahit le cœur de Mitia.
« Le voilà donc , mon rival , le bourreau de ma vie ! » C'était
cette violence , cet emportement invincible dont il avait
parlé à Alioscha, lors de leur conversation dans le kiosque ,
en répondant à cette question d'Alioscha :
――― Comment peux- tu dire que tu tueras ton père?
• -
Je ne sais pas, avait dit Mitia . Peut-ètre tuerai -je,
peut-être ne tuerai-je pas. Je crains de ne pouvoir supporter
son visage à ce moment- là. Je hais son double menton, son
nez, ses yeux , son sourire effronté ! Il me dégoûte . Voilà
ce que je crains : peut-être ne pourrai-je me retenir...
Ce dégoût augmentait. Mitia, déjà hors de lui , sortit le
pilon de sa poche.·

« Dieu m'a vu, à ce moment » , disait plus tard Mitia.


En effet, c'est alors que Grigori s'éveilla dans son lit de
malade . Il avait avalé dans la soirée le remède dont Smer
diakov parlait à Ivan Fédorovitch, et s'était endormi avec
sa femme, qui avait aussi suivi le traitement , d'un sommeil
de mort. Tout à coup, il s'éveilla, réfléchit un instant et,
quoiqu'il ressentît une douleur aiguë dans les reins , il se
leva et s'habilla à la hâte . Peut-être était-il aiguillonné
par quelque remords de conscience à la pensée qu'il avait
dormi en laissant la maison sans gardien « en un temps si
dangereux » . Fatigué par sa crise, Smerdiakov demeurait
étendu sur son lit, sans mouvement, dans un cabinet voi
18 LES FRÈRES KARAMAZOV .

sin. Marfa Ignatievna ne bougeait pas. Elle est lasse, la


baba , pensait Grigori en la regardant . Et il sortit en
marchant avec peine . Il voulait seulement jeter un regard
dans le jardin , car il n'avait pas la force d'aller loin,
éprouvant une douleur insupportable dans les reins et la
jambe droite. Tout à coup , il se rappela que la petite porte
du jardin n'était pas fermée . C'était un homme ponctuel
et méticuleux , l'esclave de l'ordre traditionnel . Tordu par
le mal et tout en boitant, il descendit du perron et se diri
gea vers la petite porte. Il ne s'était pas trompé, la petite
porte était grande ouverte . Il passa dans le jardin . N'avait-il
pas entendu là quelque chose ? Il regarda vers la gauche,
aperçut la fenêtre du barine grande ouverte et personne
à la fenêtre.
Pourquoi est-elle ouverte ? Il ne fait pourtant pas
chaud. »
Juste à ce moment, un mouvement se fit à quarante pas
de lui , un homme passa comme une ombre dans l'obscurité.
― Seigneur ! s'écria Grigori, et , oubliant son mal , il
courut à la rencontre de l'inconnu.
Pour lui couper la retraite, il prit un sentier, car il con
naissait le jardin mieux que le fugitif qui se dirigea vers la
salle de bains , la contourna et se jeta vers le mur. Grigori
ne le perdait pas de vue et le poursuivait. Il arriva à la
barrière précisément au moment où Dmitri l'escaladait .
Hors de lui , Grigori se mit à vociférer, bondit et saisit
Dmitri par la jambe.
• C'était bien cela , ses pressentiments ne l'avaient pas

trompé; il le reconnut aussitôt , lui, « le misérable parricide » .


.. Parricide cria le vieux de toutes ses forces.
LES FRÈRES KARAMAZOV 19

Il n'en dit pas plus long et tomba comme foudroyé .


Mitia sauta de nouveau dans le jardin et se pencha sur
le vieillard. Il avait toujours à la main le pilon en cuivre :
il le laissa choir, machinalement. Le pilon roula sur le
sentier à la place la plus visible. Mitia examina Grigori
pendant quelques secondes. La tête était ensanglantée .
Mitia la tâta doucement. Avait-il fracassé le crâne du vieil
lard , ou s'il l'avait seulement étourdi ? Il tira de sa poche
son mouchoir, l'appliqua sur la tête de Grigori pour étan
cher le sang. Le mouchoir fut bientôt rouge .
« Mais pourquoi tout cela ? Je ne puis me rendre compte
dans l'ombre... Et puis , qu'importe maintenant ? S'il est
tué, eh bien ! ... il est tué ! Il est pris au piége , il y reste,
bien ! » dit-il tout haut.
Aussitôt il se rejeta vers le mur, l'escalada , sauta dans
la ruelle et se mit à courir. Il tenait dans sa main droite
son mouchoir ensanglanté , qu'il fourra, tout en courant,
dans une poche de sa redingote . Il courait à toutes jambes .
Quelques passants se rappelèrent plus tard qu'ils avaient
aperçu, cette nuit-là, un homme qui courait de toutes ses
forces. Il revint dans la maison de Grouschegnka . La porte
<
était fermée , il frappa. Le dvornik le reconnut, le laissa
passer et lui dit avec un sourire qui sentait les bons pour
boires passés et espérés :
→ Vous savez , barine , que Agrafeana Alexandrovna
n'est pas chez elle .
- Où est-elle donc , Prokhov ? demanda Dmitri en
s'arrêtant .

Il y a deux heures qu'elle est partie avec Timothée
pour Mokroïe.
20 LES FRERES KARAMAZOV .
- Pourquoi ?
―― Je ne sais pas. Je crois que c'est un officier
qui l'a
envoyé chercher en tarentas...
Mitia se précipita comme un fou dans la maison.

II

Fénia et Matrona se préparaient à se coucher. Mitia


prit Fénia à la gorge.
GRO Tout de suite... cria-t-il, avec qui est-elle à Mokroïe ?
Les deux femmes jetèrent un cri.
- Aïe ! Je vais vous le dire ! Aïe ! cher Dmitri Fédo

rovitch, je vous dirai tout ! je ne vous cacherai rien !


- - Quel est cet officier?
-Son officier d'autrefois, celui qui l'a abandonnée , il
y a cinq ans.
Dmitri lâcha Fénia . Il restait muet, pâle comme un mort.
Mais son regard disait qu'il avait tout compris , jusqu'au
dernier détail . La pauvre Fénia était toujours terrifiée et
se tenait sur la défensive : Dmitri avait les mains tachées
de sang. En route, quand il courait , il avait sans doute
porté son mouchoir à son visage pour essuyer la sueur ,
de sorte qu'au front et à la joue droite il portait de larges
taches rouges. La vieille cuisinière était paralysée d'épou
vante.
Il s'assit machinalement auprès de Fénia . Il réfléchis
sait. Tout se révélait clairement à sa pensée. Grous
LES FRÈRES KARAMAZOV . 21

chegnka elle -même lui avait raconté tout son passé, et il


connaissait la lettre qu'elle avait reçue, un mois aupara
vant. Comment avait-il pu oublier cette affaire ? Cette ques
tion se dressait devant lui comme un monstre qu'il consi
dérait avec effroi . Tout à coup, doucement et timidement,
comme un enfant , il se mit à parler à Fénia . Elle regardait
avec méfiance ses mains ensanglantées , mais elle répondit
à toutes ses questions , lui raconta tout ce qui s'était passé
dans la journée, la visite de Rakitine et d'Alioscha, et com
ment Grouschegnka leur avait crié par la fenêtre de rap
peler à Mitia qu'elle l'avait aimé toute une heure . Mitia
sourit et rougit . Fénia, complétement rassurée , s'enhardit
à lui dire :
- Vos mains sont ensanglantées, Dmitri Fédorovitch.
― Oui , dit Mitia en regardant distraitement ses mains .
Mais il oublia aussitôt la question de Fénia et se leva
d'un air soucieux . Puis , regardant de nouveau ses
mains :
- C'est du sang , Fénia , dit- il en l'examinant d'un air
étrange, c'est du sang humain , et Dieu ! pourquoi a -t- il
été versé ? Mais ... Fénia , c'est cette barrière , et il consi
dérait la jeune fille comme s'il lui proposait une énigme ,
cette haute barrière , qu'on croirait infranchissable , au
premier regard, mais... demain au point du jour, quand
le soleil se lèvera... Mitegnka franchira une barrière plus
haute encore... Tu ne comprends pas, Fénia , de quelle
barrière je parle ? Ça ne fait rien , n'importe, demain tu
sauras et comprendras tout... Et maintenant, adieu . Je ne
veux rien empêcher, je m'en irai, je saurai m'en aller...
Vis, ma joie ! ... Tu m'as aimé une petite heure ! Toi aussi,
22 LES FRÈRES KARAMAZOV

souviens-toi toujours ! Elle m'appelait Mitegnka , tu te le


rappelles ?
Il sortit. Le départ de Mitia effraya Fénia plus encore
que n'avait fait son arrivée .
Dix minutes après, il entrait chez le même tchinovnik,
Petre Iliitch Perkhotine, à qui il avait engagé ses pistolets .
Il était déjà huit heures et demie, et Petre Iliitch , après
avoir pris son thé, venait de mettre sa redingote pour aller
jouer au billard. En apercevant Mitia et son visage taché
de sang, il s'écria :
-Seigneur ! qu'avez- vous?
Eh bien, voici ! dit vivement Mitia, je viens chercher
mes pistolets , je vous apporte l'argent. Merci . Je suis
pressé, Petre Iliitch , vite, je vous prie...
Petre Iliitch aperçut une liasse de billets de banque dans
la main de Mitia et s'étonna de la manière insolite dont
il tenait son argent , dans sa main droite ouverte, comme
s'il voulait le montrer à tout le monde . C'étaient des billets
de cent roubles ; il pouvait y avoir deux à trois mille
roubles.
Dmitri répondait avec impatience aux questions de Petre
Hiitch . Ses façons étaient étranges ; il plaisantait parfois,
puis redevenait sérieux , brusquement .
---- Mais qu'avez- vous? Comment avez-vous
pu vous
tacher comme cela ? Êtes - vous tombé ? Voyez -donc !
Et il mena Mitia devant une glace .
En apercevant son visage sanglant , Mitia tressaillit et
fronça les sourcils .
Diable ! il ne manquait plus que cela !
Il passa les billets de sa main droite dans sa main gauche,
LES FRÈRES KARAMAZOV . 23

et tira vivement son mouchoir , puis, l'ayant regardé, il


le jeta par terre.
――― Eh, diable ! N'avez-vous pas quelque chiffon... pour
s'essuyer ?
- Alors vous n'êtes pas tombé ? Vous n'êtes pas blessé ?
Lavez-vous donc ! Je vais vous donner de l'eau .
- De l'eau ? Oui ... Mais où mettrai-je cela ? demanda

Mitia avec embarras en montrant le paquet de billets .


Mais dans votre poche, ou sur la table ! Personne ne
les prendra !
- Dans ma poche ?... ah ! oui , dans ma poche . C'est
très-bien... Non, voyez- vous, tout cela, ce sont des bêtises .
D'abord finissons-en avec cette affaire des pistolets . Ren
dez-les-moi . Voici votre argent. J'en ai besoin , extrême
ment besoin... Je n'ai pas une minute à perdre ...
Et détachant de la liasse un billet, il le tendit au tchi
novnik .
G
Mais je n'aurai pas de monnaie . N'avez-vous pas
d'autre argent ?
― Non... et considérant la liasse comme s'il n'en con
naissait pas lui-même le contenu . il la feuilleta . Non , ils
sont tous de cent... et il regarda de nouveau Petre Iliitch
d'un air interrogateur .
- Mais d'où vous vient cette richesse ? Attendez un
instant, je vais envoyer mon groom chez les Plotnikov .
Ils ferment tard , ils nous donneront la monnaie . Eh ,
Micha ! cria-t-il dans le vestibule.
C Chez les Plotnikov ? Très- bien, c'est une excellente

'Diminutif de Mikhail.
24 LES FRÈRES KARAMAZOV.

idée , dit Mitia... Micha , cours chez les Plotnikov et dis


leur que Dmitri Fédorovitch les salue et va venir tout de
suite. Écoute , écoute encore ! Dis qu'on me prépare du
champagne, trois douzaines de bouteilles ..... et qu'on en
fasse un paquet comme l'autre jour quand je suis allé à
Mokroie..... J'en ai pris alors quatre douzaines , s'inter
rompit-il tout à coup en se tournant vers Petre Iliitch . Ils
savent comment déjà……. ne t'inquiète pas, Micha . Et puis
qu'on ajoute du fromage , des pâtés de Strasbourg , du jam
bon, du caviar, enfin de tout ce qu'ils ont , pour cent ou
cent vingt roubles environ . Qu'on n'oublie pas de mettre
des bonbons , des poires , deux ou trois arbouses ' , ou
quatre... non, ce sera assez d'un. Et du chocolat, du sucre
d'orge, enfin comme pour l'autre fois . Avec le champagne,
ça fera à peu près trois cents roubles . N'oublie rien ,
Micha... N'est- ce pas ? on l'appelle Micha ? demanda-t-il à
Petre Iliitch ?
- Attendez donc un instant, dit Petre Iliitoh qui l'obser
vait avec inquiétude. Vous direz tout cela vous- même,
en y allant. Micha s'embrouillerait .
― Oui, il s'embrouillerait, je vois bien . Eh ! Micha, je

voulais t'embrasser pour la peine ! Mais si tu n'oublies


rien, il y aura dix roubles pour toi , va vite ! Le cham
pagne, surtout le champagne ! et du cognac , et du rouge et
du blanc, comme l'autre jour...
- Mais écoutez donc ! s'écria Petre Iliitch impatienté.
Laissez - le aller seulement changer l'argent ;, il dira qu'on
ne ferme pas, et vous irez vous-même faire la commande.

1 Melons d'eau.
LES FRÈRES KARAMAZOV . 25

Donnez-moi votre billet, et va, Micha : un pied ici , l'autre


là- bas 1 .
-Soit ! Va donc, Micha , reprit Dmitri , mais dis encore
chez les Plotnikov qu'on aille me chercher une troïka …..
Petre Iliitch avait hâte de se débarrasser de Micha, car
le gamin restait bouche bée devant Mitia , examinant son
visage taché de sang et l'argent qu'il tenait entre ses
mains tremblantes.
- Et maintenant , débarbouillez- vous, dit sévèrement
Petre Iliitch . Mettez l'argent sur la table ou dans votre
poche. C'est cela. Allez ! ôtez votre redingote .
En l'aidant à retirer sa redingote , Petre Iliitch jeta
un cri.
Mais attendez donc ! votre redingote aussi est tachée .
- C'est.. Ce n'est pas la redingote... un peu, là, à la

manche... et puis ici , où était le mouchoir ... ça aura


dégoutté de la poche, quand je me suis assis chez Fénia,
sur mon mouchoir, dit Mitia d'un air confidentiel ,
Petre Iliitch fronça les sourcils .
Qu'avez-vous donc fait? Vous êtes-vous battu?
Mitia s'était déjà lavé, mais , comme il avait mal savonné
ses mains, Petre Iliitch lui conseilla de se frotter plus fort,
- Il en est resté sous les ongles . Maintenant, lavez-vous
la figure, ici, près de la tempe , à l'oreille . C'est avec cette
chemise que vous partez ? Où allez - vous ? Toute la man
chette droite est rouge .
Oui .. rouge , dit Mitia en considérant sa chemise.
-Changez-vous done !

1
Expression russe.
V
26 LES FRÈRES KARAMAZO .

Je n'ai pas le temps . Savez-vous ce que je ferai ?


continua -t-il du même air confidentiel , en remettant sa
redingote . Je vais relever la manchette comme cela, on
ne verra rien .
――――――― Maintenant, dites-moi comment cela vous est arrivé.

Vous êtes- vous battu avec quelqu'un comme l'autre jour


dans le traktir ? Avez-vous encore rossé le capitaine? Qui
avez-vous encore battu ou... tué ? hein?
-- Sottises ! dit Mitia.
― Comment, sottises?
- Inutile... dit Mitia , et il sourit. C'est une vieille

femme que j'ai écrasée tout à l'heure sur la place . \


– Écrasée ? une vieille femme ?...
―――――- Un vieillard ! dit Mitia en regardant Petre Iliitch droit

dans les yeux . Un vieillard ! répéta-t-il en criant comme un


sourd.
Et il éclata de rire.
Que diable ! un vieillard , une vieille femme... vous
avez tué quelqu'un ?
-- Nous nous sommes réconciliés. Nous nous sommes

battus, puis réconciliés . Un imbécile... nous nous sommes


quittés bons amis...Il m'a pardonné... Certainement il m'a
déjà pardonné... Mais s'il s'était relevé, il ne m'aurait pas
pardonné, dit- il en clignant de l'œil. Seulement , savez
vous ? qu'il aille au diable ! Entendez- vous, Petre Iliitch ?
Au diable ! ... Inutile ! ... Tout de suite , je ne veux pas...
En finir tout de suite , je ne veux pas...
Il s'interrompit brusquement.
- C'est absurde ! Se colleter ainsi avec tout le monde...

pour des futilités, comme avec ce capitaine ! Vous venez


LES FRÈRES KARAMAZOV . 27

de vous battre, et maintenant vous courez faire la noce ?


Quel homme ! Trois douzaines de bouteilles de champagne !
Où emportez-vous tout cela ?
- Bravo ! Donnez- moi maintenant les pistolets, je vous
dis que je n'ai pas le temps d'attendre. Certes, je voudrais
bien causer avec toi , mon petit pigeon, mais je n'ai pas le
temps... D'ailleurs, inutile ... C'est trop tard . Ah ! et l'argent,
où est-il ? où l'ai - je mis ?
Mitia cherchait dans ses poches.
— Vous l'avez mis vous- même sur la table... Le voici.

Vous l'aviez oublié ? Il me semble que vous traitez l'argent


à la légère , vous ? Voici vos pistolets . C'est étrange : à
cinq heures vous les engagez pour dix roubles , et main
tenant vous avez les mains pleines de billets de banque !
Deux mille, combien ? trois peut-être ?
―――― Trois peut-être, dit Mitia en riant et en fourrant les
billets dans la poche de son pantalon .
- Mais vous allez les perdre ! Avez-vous donc des mines
d'or ?
- Des mines ! Des mines d'or ! s'écria de toutes ses
forces Mitia en éclatant de rire . Perkhotine , voulez- vous
aller aux mines d'or ? Il y a ici une dame qui vous don
nera trois mille roubles pour y aller. Elle me les a donnés
à moi pour que j'y aille . Connaissez - vous madame Khokh
lakov ?
- Non... Jamais vue... Alors c'est elle qui vous a donné

trois mille roubles, comme ça , à brûle - pourpoint ? dit Petre


Iliitch avec méfiance.
- Écoutez, demain , quand le soleil se lèvera, →→ le
soleil, Phébus, l'éternellement jeune ! -vous irez chez elle
28 LES FRÈRES KARAMAZOV .

en chantant les louanges du Seigneur et vous lui deman


derez si oui ou non elle me les a donnés , demandez
le-lui!
-
Je ne connais pas vos relations... Puisque vous l'affir
mez, je vous crois ... et vous , à peine l'argent dans les
mains , au lieu d'aller aux mines, vous allez à la noce ...
Mais où donc ? hé ? où allez-vous ?
A Mokroïe.
-· A Mokroïe? Mais il fait nuit.

Mastriouk avait tout, Mastriouk n'a plus rien ' , dit


tout à coup Mitia.
- Comment, plus rien? Vous avez des milliers de roubles
et vous dites plus rien?
- Je ne parle pas de tes milliers de roubles ; au diable

tes milliers ! Je parle du caractère des femmes .

Souvent femme varie,


Bien fol est qui s'y fie!
- Je ne vous comprends pas.
- Je suis donc ivre ?
Pis que ça .
-Moralement ivre, Petre Iliitch , moralement ivre...
Et en voilà assez !
Quoi? vous chargez votre pistolet ?
Je charge mon pistolet.
Au moment de mettre la balle dans le canon , il la regarda
à la lumière de la bougie .
Pourquoi regardez-vous cette balle ? demanda Petre
Iliitch, que les moindres actions de Dmitri intriguaient .

¹ Dicton popu'aire. ·
LES FRÈRES KARAMAZOV. 29

Pour rien, par curiosité . Toi, si tu pensais à te la


loger dans la tête , regarderais-tu la balle avant de la mettre
dans ton pistolet?
- Pourquoi la regarder?
― Eh bien, je vais lui donner l'hospitalité dans mon
crâne, alors j'aime à savoir comment elle est faite... Mais
sottises , tout cela ! Voilà une affaire bâclée... Mon cher
Petre Iliitch, si tu savais comme tout cela est sot ! Donne
moi un morceau de papier.
- Voici.
Non, du propre, où l'on puisse écrire. C'est cela.
Mitia saisit une plume et griffonna vivement deux lignes ;
puis il plia le papier en quatre et le mit dans la poche de
son gilet. Il replaça le pistolet dans la boîte, qu'il ferma à
clef et glissa sous son bras. Puis il regarda Petre Iliitch
et lui sourit d'un air absorbé .
-Allons, maintenant ! dit-il .
-- Où ? Non, attendez ... Vous voulez donc vous loger
cette balle dans la cervelle ?
- Cette balle ? Sottises ! Je veux vivre ! J'aime la vie ,
sache-le ! J'aime Phébus aux cheveux d'or et ses rayons
réchauffants... Cher Petre Iliitch, est-ce que tu saurais,
toi, t'écarter du chemin des autres?
- Comment cela?
Laisser libre le chemin à l'être que tu adores et à
celui que tu hais... chérir même celui que tu haïssais...
et leur dire « Que Dieu vous garde ! Allez , passez , et
moi... >>
- Et vous?
- Assez ! Partons .
30 LES FRÈRES KARAMAZ .
OV
- Je vous jure que je répéterai tout cela, je vous
empêcherai de partir ... Qu'allez -vous faire à Mokroïe ?
- Une femme est là, une femme... En voilà assez pour
toi, Petre Iliitch, chabach¹ !
Écoutez, vous êtes sauvage, étrange, pourtant vous
m'avez toujours plu... Eh bien, vous m'inquiétez !
- Merci, frère. Je suis sauvage , dis-tu ? Sauvage, sau
vage ! Oui . Je ne cesse de me le répéter : un sauvage , je
ne suis qu'un sauvage ! ... Tiens, voilà Micha ! je l'avais
déjà oublié .
Micha entra, tout essoufflé , avec une liasse de menus
billets.
Tout va bien chez les Plotnikov, dit-il .
Mitia prit un billet de dix roubles qu'il donna à Petre
Iliitch et en jeta un autre à Micha.
― Je vous le défends ! s'écria Petre Iliitch, pas chez
moi! Cela gâte les domestiques ! Reprenez votre argent !
Pourquoi le gaspiller ainsi ? Demain vous reviendrez me
demander dix roubles ! Et pourquoi le mettez- vous tou
jours dans cette poche ? Vous allez le perdre .
――– Écoute, mon ami viens avec moi à Mokroïe.
- Moi? Qu'y ferais-je ?
― Viens-tu d'abord boire avec moi une bouteille ? Bu
vons à la vie ! J'ai soif. Je voudrais boire avec toi nous
n'avons jamais bu ensemble, n'est-ce pas?
G Soit. Allons au traktir .

-Pas le temps ... dans la boutique des Plotnikov ...


Tiens, voici une énigme.

• Motus.
1
LES FRÈRES KARAMAZOV . 31

Mitia tira de son gilet le petit papier plié en quatre et


le montra à Petre Iliitch. En caractères très-lisibles étaient
écrits ces mots :
Je me châtie moi -même pour toute ma vie : c'est
pour toute ma vie que je me châtie. >
- Parole ! je vais aller le dire tout de suite à quelqu'un
,
dit Petre Iliitch.
- Tu n'auras pas le temps , mon cher. Allons boire.
Marche !
La troïka les attendait déjà à la porte de Plotnikov ; sur
le siége était assis le yamstchik Andrey. Tout était prêt
comme Mitia l'avait ordonné.
- Nous n'avons pas de temps à perdre, murmura Dmi

tri . L'autre fois, c'est Timothée qui m'a conduit . Mais au


jourd'hui, il est parti avec la magicienne, avant moi ...
Andrey, serons-nous bien en retard ?
- D'une heure au plus , dit Andrey. Timothée ne va
pas aussi vite que moi.
Je te donne cinquante roubles si nous n'avons pas
plus d'une heure de retard .
- J'en réponds, Dmitri Fédorovitch .
Mitia s'agitait, donnant des ordres, oubliant d'achever
ses phrases, allant de çà, de là.
Petre Ilitch s'était chargé des préparatifs . Il essaya
d'abord d'empêcher Dmitri de dépenser trop , de se faire
trop voler ; puis, voyant que rien n'y faisait, il l'abandonna
à son sort.
Que le diable l'emporte ! Qu'est-ce que cela me fait ?
Jette l'argent, s'il ne te coûte rien...
- Viens ici, avance ! ne te fâche pas ! dit Mitia en le

1
32 LES FRERES KARAMAZOV .

conduisant dans un cabinet particulier . Buvons une bou


teille . Sais-tu , mon ami , que je n'ai jamais aimé le dé
sordre?
- Et qui l'aime , alors ? A-t-on jamais vu ! Jeter trois
douzaines de bouteilles de champagne aux moujiks !
Je parle d'un autre désordre . Mais... tout est fini.
Ne nous chagrinons plus, il se fait tard... Au diable ! Toute
ma vie n'a été que désordre , mais je vais y mettre bon
ordre. Je fais des calembours, tu vois ?
-Tu délires, tu ne fais pas de calembours , tu extra
vagues !
Gloire au Très-Haut dans le monde !
Gloire au Très-Haut en moi!

- Ce vers a crié dans mon cœur, un jour. Ce n'est pas


un vers, c'est une larme... Ce n'est pas en tirant la barbe
du capitaine que j'ai trouvé cela.
Pourquoi parles- tu du capitaine ?
-
Pourquoi je parle du capitaine ? Tout finit, tout s'éga
lise on tire un trait et l'on fait le total.
--- Tes pistolets
sont toujours devant mes yeux.
-- Sottises ! Bois et laisse là tes sottes imaginations.

J'aime trop la vie ! C'en est même dégoûtant. N'importe ,


je suis content de moi . Sans doute je souffre d'avoir l'âme
si basse, et pourtant je suis content de moi . Je bénis Dieu
et son œuvre, mais ... il faut faire disparaître un insecte
puant, un certain insecte qui gâte la vie des autres . Buvons
à la vie, frère ! Qu'y a-t-il de plus précieux que la vie ?
Rire , boire ! Buvons donc à la vie ! Buvons aussi à une
royale beauté, oh ! royale entre toutes !
--Soit ! buvons à la vie et à ta reine !
LES FRERES KARAMAZOV . 33

Ils vidèrent un verre . Mitia, tout exalté qu'il fût, était


triste. Un lourd souci l'accablait.
― Micha ! C'est Micha? Eh ! mon petit pigeon
, viens ici !
Bois-moi ceci en l'honneur du Phébus aux cheveux d'or
qui se lèvera demain matin .
――― Que fais-tu là ? s'écria Petre Iliitch irrité.
Mais laisse donc ! Je le veux .
Heu !
Micha but, salua et partit.
―― Il se souviendra plus longtemps de moi..... Une

femme ! j'aime une femme ! Qu'est- ce qu'une femme ? La


reine de la terre . Je me sens triste... Je suis triste , Petre
Iliitch . Te rappelles-tu Hamlet ? « Je me sens triste , oh!
triste, Horatio ... Hélas ! pauvre Yorick ! > C'est peut- être
moi , ce Yorick . Oui , oui ! Je suis Yorick maintenant , et
tout à l'heure un crâne .
Petre Iliitch écoutait en silence.
Qu'est-ce que ce chien ? demanda Mitia au garçon
en indiquant un petit chien aux yeux étincelants.
- 11 appartient à la patronne.
- J'en ai vu un semblable quand j'étais au régiment...
fit Mitia d'un ton rêveur. Mais l'autre avait une jambe
de derrière cassée... Petre Iliitch , je voulais te demander :
As-tu jamais volé ?
― Quelle question !
―――― Comme cela... vois-tu ... quelque chose qui ne vous

appartient pas, qu'on prend dans la poche d'autrui ? Je ne


te parle pas du Trésor : le Trésor , tout le monde le vole, et
toi comme les autres, bien sûr...
- Va-t'en au diable !
ลง

II.
74 LES FRÈRES KARAMAZOV .

Gd Je parle du bien d'un autre , de ce qui est dans sa


poche ou dans sa bourse.
- J'ai volé, un jour, vingt kopeks à ma mère. J'avais
neuf ans .
Et puis ?
Et puis rien. J'ai gardé trois jours mes vingt kopeks,
puis j'ai eu honte , j'ai avoué et je les ai rendus.
- Et puis ?
- Et puis, naturellement, on ma fouetté. Mais, et toi ?
As-tu donc volé ?
→ Volé ? dit Mitia en clignant de l'oeil malicieusement.
Qu'as-tu volé ? dit Petre Iliitch curieux .
- A ma mère , vingt kopeks, j'avais neuf ans ; trois
jours après, je les ai rendus .
Et il se leva.
- Dmitri Fédorovitch, il faut se dépêcher, cria Andrey
de la porte .
- C'est prêt? Partons ! Encore un dernier mot , et...
Un verre de vodka à Andrey, tout de suite , et de cognac !
Portez mes pistolets à ma place . Adieu, Petre Iliitch, ne
garde pas mauvais souvenir de moi.
-Tu reviens demain, j'espère ?
Absolument, absolument !
- Faut-il faire l'addition? demanda le garçon.
Absolument.
Il tira de nouveau de sa poche toute la liasse de billets ,
en prit trois, les jeta sur le comptoir et sortit . Tous le sui
virent en le saluant et en faisant des vœux pour son voyage .
Andrey toussota en achevant de vider son verre et monta
sur le siége. Mais au moment où Dmitri entrait dans la
LES FRÈRES KARAMAZOV . 35

voiture, Fénia apparut et se précipita à ses pieds en criant :


- Mon petit père Dmitri Fédorovitch , ne perdez pas
ma barinia ! Et moi qui vous ai tout dit ! Ne lui faites pas
de mal à lui. Il est revenu de Sibérie pour épouser Agra-`
feana Alexandrovna... Mon petit père Dmitri Fédorovitch,
ne le tuez pas !
-
Hé , hé ! voilà ce que c'est , se dit Petre Hiitch , îl va
encore faire des histoires là - bas ! Je comprends tout...
Dmitri Fédorovitch, donne-moi tout de suite tes pistolets
si tu veux être un homme , entends-tu ?
--Les pistolets ? Attends, mon petit pigeon ! Je les jette
rai en route dans une mare... Lève -toi , Fénia, ne reste
pas là, par terre ... Mitia ne tuera plus personne, le sot !
Et puis , Fénia (il était déjà assis dans la voiture) , par
donne-moi, je t'aï offensée tout à l'heure, pardonne-moi !
D'ailleurs , à ta guise ! maintenant tout m'est égal ! En
route, Andrey, vivement!
Andrey fit claquer son knout , la sonnette se mit à
tinter.
- Adieu, Petre Iliitch ! A toi ma dernière larme !
« Il n'est pas ivre, et pourtant quelles balivernes it dit ! »
pensa Petre Iliitch .
Petre Iliitch se dirigea vers le traktir la Capitale pour
faire sa partie de billard . Mais en route il changea de
projet, hésita à se rendre chez Fédor Pavlovitch , et fina
lement alla sonner à la porte de Grouschegnka. Il sonna
longtemps, longtemps ...
36 LES FRÈRES KARAMAZOV .

Et Dmitri Fédorovitch volait vers Mokroïe . La distance


était de vingt verstes environ. La troïka d'Andrey allait
assez vite pour les franchir en un peu plus d'une heure.
La course rafraîchit Mitia. Il n'éprouvait aucun senti
ment de jalousie contre son nouveau rival . De tout autre
il aurait aussitôt voulu la mort . Mais il ne haïssait pas
celui-ci, le premier . « Ici , je n'ai rien à dire , c'est leur
droit. C'est le premier amour , c'est le seul . Elle n'a pas
cessé de l'aimer depuis cinq ans . Que ferais-je là ? Je dois
laisser le chemin libre . D'ailleurs tout est fini , indépen
damment même de cette affaire... ›
Un moment, il pensa arrêter Andrey, sortir de la+ voi
ture, prendre un pistolet et en finir sans attendre le
matin. Mais la troïka « dévorait l'espace » , et, plus il appro
chait du but, plus la pensée d'elle , d'elle seule , le domi
nait. « Oh ! la voir , au moins un instant ! Elle est main
tenant avec lui . Eh bien ! je vais la voir heureuse, c'est
tout ce qu'il me faut !
Jamais encore il n'avait tant aimé cette femme qui lui
était si fatale . C'était un sentiment inconnu encore, une
tendresse religieuse , une adoration mystique. « Oui, il
faut que je disparaisse . >
Une heure s'écoula. Tout à coup Mitia s'écria avee
inquiétude :
MAZOV.
LES FRÈRES KARAMAZOV. 87

-Andrey, et s'ils dorment ?


- C'est bien possible, Dmitri Fédorovitch.

Mitia fronça les sourcils . Que faire ? arrivait -


— et elle
dormait ! -- Peut- être, avec lui!
La colère l'envahit.
-Fouette, Andrey, fouette vite !
lokroïe. La distance
G J'ai quelque chose à vous demander , barine. Au
ika d'Andrey allait
moins ne vous fâchez pas...
plus d'une heure.
- Quoi?
uvait aucun senti
Tout à l'heure, Fénia est tombée à vos genoux en
val. De tout autre
vous suppliant de ne pas faire de mal à sa barinia et à……
. un
1 ne haïssait pas
autre. Alors, barine, moi qui vous y conduis, pardon...
dire, c'est leur
C'est peut-être une bêtise que je dis.´
eul. Elle n'a pas Mitia le prit brusquement par les épaules .
ais-je là?Je dois
-Es-tu yamstschik ? yamstschik ? criait-il hors de lui.
st fini, indépen - Oui...
- Sais-tu que je dois laisser libre le chemin ? Mais toi,
ortir de la voi yamstschik, tu écrases le monde : il faut que ta troïka
4
s attendre le passe ! Non, yamstschik, n'écrase pas le monde , il ne faut
plus il appro tuer personne, il ne faut pas gâter la vie des autres, et si,
eule, le domi }
par malheur, tu es de trop , châtie-toi toi-même, disparais !
Elle est main Andrey, quoique étonné, ne laissa pas tomber la con
e
eureus , c'est versation.
- Vous avez raison , petit père Dmitri Fédorovitch,
mme qui lui vous avez raison, il ne faut tuer personne. Faire souffrir
encore, une quelqu'un , cela ne se doit pas. Toute créature a droit à la

Oui, il vie . Voilà, par exemple, ce cheval : eh bien ! il y a des


yamstschiks qui fouettent à mort leur bête et vont tou
jours, rien ne les arrête...
écria avec
Andrey, simple cœur ! dit Mitia en saisissant de nou
38 LES FRÈRES KARAMAZOV.

veau le moujik par les épaules, dis-moi : Dmitri Fédo


rovitch Karamazov ira-t-il en enfer ?
- Je ne sais pas , cher barine, ça dépend de vous . Mais

vous êtes pour nous tous comme un petit enfant ; nous


vous aimons , quoique vous soyez violent, barine. Dieu
vous pardonnera.
Et Alexey fouetta le cheval gauche.
- Et toi aussi, tu me pardonnes, Andrey?
- Mais que vous pardonnerais-je? Vous ne m'avez rien
fait.
- Non, pour tous, pour les autres, toi seul, tout de

suite, sur la route, veux-tu me pardonner pour tous les


autres, simple cœur?
--- Oh ! barine, j'ai peur de vous mener là-bas ! Vous
parlez étrangement...
Mitia n'entendit pas, il priait avec exaltation.
Dieu ! Seigneur ! Contemple-moi dans toute mon igno
minie, mais ne me juge pas... Ne me juge pas, car je me
suis jugé moi- même ! Ne me juge pas, car je t'aime, mon
Dieu ! Je suis vil, mais je t'aime. Tu peux m'envoyer dans
ton enfer, là même je t'aimerai et je crierai que je t'aime
pour l'éternité ... Mais laisse-moi en finir avec mon amour
d'ici-bas, encore seulement cinq heures de ton soleil ! car

je ne puis ne pas l'aimer, la reine de mon âme, je l'aime,
ô Dieu ! et je ne peux pas ne pas l'aimer ! Tu me vois tel
que je suis je tomberai devant elle à genoux, et je lui
dirai : « Tu as raison de me rejeter de ton chemin...
Adieu ! oublie ta victime , ne t'inquiète jamais de moi... »
― Mokroïe ! cria Andrey en montrant de son knout le
village.
LES FRÈRES KARAMAZOV. 39

A travers les grises ténèbres de la nuit se dressait une


masse compacte et noire de maisons .
Le village de Mokroïe avait deux mille âmes. A cette
heure tout dormait, de rares lumières perçaient l'ombre.
- Fouette , fouette, fouette ! Andrey . C'est moi qui
arrive ! criait Mitia dans le délire .
-On ne dort pas, dit Andrey en désignant à l'entrée
du village l'auberge de Plastonnok dont les six fenêtres
étaient éclairées .
G On ne dort pas ? Fais du bruit , Andrey ! Va au galop,
fait tinter'la sonnette, que tout le monde sache que c'est
moi qui arrive, moi ! moi !
Andrey mit au galop sa troîka fatiguée et s'arrêta
bruyamment au pied du perron . Mitia sauta de la voiture.
Juste à cet instant, le patron de l'auberge parut sur le
perron.
― C'est toi, Trifon Borrissitch? demanda Mitia.
Le patron se pencha, regarda un instant, puis descendit
vivement et parlant avec obséquiosité :
- Mon petit père Dmitri Fédorovitch , dit-il , est-ce
vous?
Ce Trifon Borrissitch , quoique déjà , riche , ne perdait
jamais une occasion de profit : il n'avait pas oublié qu'un
mois auparavant il avait en un jour gagné avec Dmitri
Fédorovitch plus de deux mille roubles. Il salua donc son
hôte joyeusement, flairant, aux allures de Mitia, un nou
veau butin.
-Halte, Trifon Borrissitch ! D'abord, où est-elle?
-Agrafeana Alexandrovna ? Mais elle est ici...
· Avec qui ? avec qui?
40 LES FRÈRES KARAMAZOV .

Des voyageurs... L'un , un tchenovnik polonais, à en


juger par son accent ; l'autre, son compagnon...
- On a fait la noce ? on a de l'argent ?

Quelle noce ? Pas grand'chose , Dmitri Fédorovitch...


Pas grand'chose ? Il n'y a personne avec eux?
― Deux messieurs de la ville, qui sont entrés en pas

sant l'un , jeune, un parent de M. Mioussov , j'ai oublié


son nom... et l'autre , je crois que vous le connaissez , le
pomiestchik Maximov. I
C'est tout?
- C'est tout.

-Alors , Trifon Borrissitch , dis - moi, elle , que fait


elle ?
G Elle vient d'arriver, elle est avec eux.
- Gaie ? Elle rit?
- Non , pas trop ... Elle paraît plutôt triste. Elle passait
ses mains dans les cheveux du plus jeune .
- Le Polonais ? l'officier ?
- Est-il donc si jeune ? Et puis, quel officier ? Non, ce
n'est pas à lui, c'est au neveu de Mioussov , le jeune... j'ai
oublié son nom...
- Kalganov ?
- C'est cela, Kalganov .
Très -bien . On joue aux cartes ?
- Ils ont joué, puis ils ont bu du thé, le tchenovnik a
demandé des liqueurs.
-- Attends, Trifon Borrissitch, attends, mon cher, je
- vais penser à ce que je dois faire . Y a-t-il des Tziganes?
- Plus un seul, Dmitri Fédorovitch, les autorités les ont
chassés . Mais il y a des Juifs qui jouent de la cithare et
"

LES FRÈRES KARAMAZOV. 41

du violon. On peut les envoyer chercher, ils viendront.


Envoie , absolument , envoie-les chercher ! Et les
babas ? peut- on les faire lever, Maria, Stépanide et Arina?
Deux cents roubles pour les chœurs !
- Mais pour tant d'argent vous aurez tout le village ! et
puis, est- ce la peine ? Nos moujiks et nos babas méritent-ils
cette magnificence ? Tu leur donnais des cigarettes, l'autre
jour... Nos babas ont des poux ! Je vais plutôt t'envoyer
mes filles , mais pour rien . Elles sont couchées , je les
réveillerai à coups de pied et elles chanteront en ton hon
neur. Vous n'allez pas recommencer à donner du cham
pagne aux moujiks, hein ?
-Trifon Borrissitch , j'ai dépensé près de mille roubles
ici l'autre jour.
- Certes, mon petit père , vous les avez dépensés, et

bien plus, près de trois mille peut-être.


- Eh bien ! j'arrive avec autant cette fois. Vois-tu?
Et il fit passer sous le nez du patron sa liasse de billets
de banque .
-Écoute donc et tâche de comprendre. Dans une heure,
on apportera des provisions et du vin, il faudra porter le
tout en haut ; ouvre, et prends tout de suite le panier qui
est dans la voiture . Surtout, amène-moi des babas ! D'abord
Maria !...
Il se retourna vers la voiture et y prit sa boîte de pis
tolets.
-Ton compte, Andrey ! Voilà quinze roubles pour ta
course et cinquante pour boire, pour te payer de ta com
plaisance... Rappelle- toi le barine Karamazov.
-- J'ai peur, barine... dit Andrey avec hésitation, cinq
42 LES FRERES KARAMAZOV .

roubles pour boire suffiraient , je n'en veux pas plus ; Tri


fon Borrissitch en sera témoin . Pardonnez - moi ma bêtise.
- De quoi as-tu peur ? Va-t'en au diable , alors !
Et il lui jeta cinq roubles.
-Maintenant, Trifon Borrissitch, conduis- moi tout dou
cement dans un endroit d'où je puisse voir sans être vu.
Trifon Borrissitch hésita , puis , lui montrant le chemin,
l'introduisit dans un vestibule et le conduisit dans une
chambre contigue à la salle ou se trouvaient Agrafeana
Alexandrovna et ses amis . L'hôtelier éteignit sa lumière
et posta Dmitri dans un coin obscur d'où il pouvait aisé
ment voir ce qui se passait dans la salle voisine . Mais Mitia
ne regarda pas longtemps . Aussitôt qu'il eût aperçu Grous
chegnka, son cœur se mit à battre, sa vue se troubla. Elle
était dans un fauteuil, près de la table . A côté d'elle , sur
un divan, le jeune et joli Kalganov : elle lui tenait la main
et riait, tandis que lui , sans la regarder, parlait avec dépit
à Maximov, qui était assis en face de Grouschegnka et qui
riait aussi. Sur le divan, lui! Auprès de lui, sur une chaise,
un inconnu. Celui qui se trouvait sur le divan fumait la
pipe ; c'était un homme obèse, au visage large , de petite
Ĭ taille, l'air bourru. En revanche , son compagnon était
d'une taille exagérée...
Mitia ne pouvait plus rien distinguer, la respiration lui
manquait. Il ne resta pas plus d'une minute, déposa ses
pistolets sur la commode et, le cœur serré, il entra dans
la salle.
- Afe ! fit Grouschegnka , pâle de peur.
LES FRÈRES KARAMAZOV. 43

Il s'approcha précipitamment de la table.


― · Messieurs, fit- il d'une voix très- haute et entrecoupée,

c'est moi... c'est moi ! ... Ce n'est rien, ne craignez rien...


¥ Ce n'est rien, répéta-t-il en s'adressant à Grouschegnka
qui se penchait vers Kalganov et lui serrait vivement les
mains. Moi... je voyage aussi . Je ne resterai ici que jusqu'à
demain. Messieurs, entre voyageurs, ne peut-on passer la
nuit ensemble , jusqu'au matin , dans cette salle ?
Maintenant, il s'adressait à l'individu obèse. Celui- ci ,
d'un air important, retira sa pipe de ses lèvres et dit d'un
ton sévère :
- Pane ' , nous sommes ici en petit comité... Il y a
d'autres chambres.
- C'est vous , Dmitri Fédorovitch ! s'écria Kalganov,
restez donc ! Comment allez- vous?
-Bonjour, cher ami... je vous ai toujours estimé... dit
joyeusement Mitia en se hâtant de lui tendre la main.
- Aïe ! comme vous serrez ! Vous avez failli me briser
les doigts , dit Kalganov en riant.
Il est toujours ainsi, il serre toujours comme cela!
dit Grouschegnka avec gaieté.
Sans être pleinement rassurée, elle devinait qu'il n'avait

En polonais, barine en russe.


44 LES FRÈRES KARAMAZOV ..

pas d'intentions violentes : elle démêlait en lui quelque


chose d'étrange qui l'intriguait fort, et puis elle n'avait
pas prévu qu'il pût entrer et parler ainsi en un tel moment.
Bonjour, dit d'une voix mielleuse le pomiestchik
Maximov.
Mitia se retourna vers lui.
- Ah, bonjour ! Vous êtes donc ici ? J'en suis bien aise.

Messieurs, messieurs, je...


Et il s'adressa de nouveau au pane à la pipe , le considé
rant comme le personnage principal .
- Je voudrais passer cette dernière heure dans cette

chambre même... où j'ai adoré... une reine. Pardonne


moi, pane ! je voyage ... j'ai juré ... Oh ! ne craignez rien,
c'est la dernière nuit. Buvons, pane, à la paix ! On va
nous servir du vin . J'ai apporté avec moi cela , dit- il en
montrant sa liasse de billets . Je veux de la musique, du
bruit, comme l'autre fois... Mais le ver inutile disparaîtra
bientôt de la surface de la terre. Je veux passer ici ma
dernière nuit de joie...
Il étouffait. Il aurait voulu dire beaucoup de choses,
mais il ne pouvait proférer que des exclamations. Le pane
était perplexe : il regardait tantôt Mitia , tantôt sa liasse de
billets, tantôt Grouschegnka, et ne savait que dire.
- Si ma reine y consent ... commença-t-il.
- Assieds-toi, Mitia, dit Grouschegnka . Mais que dis-tu
donc? Tu ne vas pas me faire peur, n'est- ce pas?
- -Moi, te faire peur ! s'écria Mitia en levant les bras au
ciel. Oh ! passez, passez ! je ne me mettrai plus sur votre
chemin!...
Tout àcoup, chose inattendue pour tous et surtout pour
LES FRÈRES KARAMAZOV . 45

lui-même, il se laissa tomber sur une chaise et fondit en


larmes.
-- Eh bien ! voilà comme tu es ? dit d'un ton de reproche
Grouschegnka . C'est comme cela qu'il faisait chez moi , en
me disant des choses que je ne comprenais pas . Un jour,
il s'est mis à pleurer comme aujourd'hui: C'est honteux !
Et pourquoi pleures-tu , voyons ? Y a-t-il de quoi ? ajouta
t - elle d'un air mystérieux, en appuyant sur les derniers
mots.
Je... ne pleure plus ... Allons , bonjour ! dit-il, et il
éclata de rire , nerveusement.
G Voilà encore ! Mais reviens à toi ! Je suis très-contente
que tu sois venu , entends-tu , Mitia ? très-contente . Je
veux qu'il reste ici avec nous , dit -elle d'un ton impérieux.
Elle s'adressait à tout le monde, mais chacun comprit
très-bien que cet ordre concernait particulièrement le pane
à la pipe .
- Je le veux, et s'il s'en va, je m'en irai aussi ! ajouta
t-elle avec un éclair dans les yeux.
-- La volonté de ma reine est une loi pour moi, dit le
pane en baisant galamment la main de Grouschegnka . Je
prie le pane de se joindre à nous, dit-il avec affabilité à
Mitia.
Mitia fit un mouvement pour se lever, dans l'intention
de lancer une nouvelle tirade, fit un grand geste et dit :
G Buvons, pane !
Tous se mirent à rire.
Seigneur ! et moi qui pensais qu'il allait encore nous
déclamer quelque chose ! dit Grouschegnka . Entends-tu ,
Mitia, tiens-toi tranquille. Tu as bien fait d'apporter du
46 LES FRÈRES KARAMAZOV .

champagne, je n'aime pas les liqueurs. Ce qui est mieux


encore, c'est d'être venu toi - même, je m'ennuyais terri
blement... Tu es venu faire la noce ? Cache donc ton argent
dans ta poche. Et où as-tu pris tout cela?
Mitia, qui tenait toujours les billets froissés dans ses
mains, ce dont les deux panes semblaient fort intrigués ,
fourra précipitamment la liasse dans sa poche et rougit.
En ce moment, le patron parut, portant une bouteille de
champagne débouchée et des verres sur un plateau. Mitia
saisit la bouteille, mais il ne sut qu'en faire . Kalganov la
lui prit des mains et emplit les verres.
――――― Encore une bouteille ! cria Mitia au patron.
Et oubliant de trinquer avec le pane qu'il venait si so
lennellement d'inviter à boire , il vida d'un trait son verre.
Son visage se transforma aussitôt . Au lieu de l'expression
tragique et solennelle qu'il avait eue jusqu'alors, c'était
maintenant une physionomie enfantine . Il regardait ses
voisins avec une sorte de joie timide , avec de petits rires
nerveux , avec l'air soumis et reconnaissant d'un petit
chien coupable qu'on a laissé entrer et qu'on veut bien
caresser. Il approcha sa chaise de Grouschegnka et la
regarda en souriant . Puis il examina aussi les deux panes.
Le pane assis sur le divan lui parut trop Polonais , et sur
tout sa pipe l'étonna . Mais qu'est-ce que j'ai ? C'est très
bien de fumer la pipe ! » pensa-t-il. La taille obèse, le petit
nez souligné de petites moustaches cirées , l'air insolent de
eet homme qui pouvait avoir une quarantaine d'années,
parurent très-bien à Mitia, jusqu'à la sotte perruque que le
personnage ramenait sur son front en pattes de lapin.
* Eh bien, pensa Mitia, cela est nécessaire. Le second
LES FRÈRES KARAMAZOV.

pane, assis près du mur, plus jeune que son compatriote,


regardait toute la compagnie d'un air provoquant et écou→
tait avec un silence dédaigneux la conversation générale.
Il n'étonna Mitia que par sa taille exagérée . « Debout, il
doit avoir onze verschoks ... » Il songea aussi que ce pane
demesuré devait être l'ami ou le « garde du corps » du .
pane à la pipe. Mais tout cela lui paraissait très-bien, incon
testablement très-bien. Ah ! le petit chien n'avait aucune
velléité de jalousie... Il n'avait rien compris au ton mysté
rieux de Grouschegnka ; il savait seulement qu'elle lui
avait pardonné, qu'il était auprès d'elle .
Pourtant, il finit par s'inquiéter du silence qui s'était
fait et se mit à regarder tous les assistants l'un après
l'autre, comme s'il eût voulu dire : « Pourquoi ne dites
vous rien, messieurs ? »
En voilà un qui s'entend aux racontages, dit Kal
ganov en désignant Maximov, comme s'il eût compris la
pensée de Mitia.
Mitia considéra un instant Kalganov, puis se retourna
aussitôt vers Maximov..
- Des racontages ? ah! ah ! ah!
-
- Oui, imaginez-vous... il affirme que tous nos cava
liers, en 1821 , ont épousé des Polonaises ! Est-ce assez
bête ?
Des Polonaises ! s'écria Mitia délirant de joie .
Kalganov était entré dans l'auberge avec Maximov , par
hasard. Grouschegnka les avait présentés aux panes.
G Imaginez-vous... reprit Kalganov, voilà quatre jours

que je le traîne avec moi. Vous vous rappelez ? Depuis le


jour où votre frère l'a rejeté du haut de la voiture. Je me
48 LES FRÈRES KARAMAZOV.

suis intéressé à lui et je l'ai emmené chez moi. Mais voilà


qu'il nous monte des scies stupides ! Je le reconduis chez
lui...
- Le pane ne connaît pas les panies
polonaises ! dit
Maximov.
-Avez-vous servi dans la cavalerie ? C'est de la cavalerie
que vous parliez ? Êtes-vous cavalier? demanda Kalganov.
- Ah ! oui, est-il cavalier ? cria Mitia….. Ah ! ah ! ah !

- Il ne s'agit pas de cela , répondit Maximov ; je dis que


toutes ces jolies petites panies, à peine ont-elles dansé la
mazurka avec nos uhlans, leur sautentsur les genoux comme
des chattes blanches , et le pane et la panie , les père et
mère, voient cela et le permettent ... et le permettent...
Le lendemain , les uhlans vont faire leur demande en
mariage, et voilà... hi ! hi ! hi !... et voilà !...
- Le pane est un misérable ! ... grommela le pane
aux
longues jambes en les croisant.
Mitia remarqua que le pane aux longues jambes avait
des bottes sales en cuir grossier ; d'ailleurs, les deux Polo
nais étaient également mal mis.
Quoi ? un misérable ! Pourquoi des injures ? dit
Grouschegnka furieuse
- Panie Agrippina, le pane n'a connu
en Pologne que
des babas de la lie du peuple, dit le pane à la pipe.
- Taisez-vous donc ! reprit Grouschegnka. En voilà un
empêcheur de danser !
- Mais je n'empêche personne, panie, dit le pane à la
pipe.
Il jeta un regard significatif à Grouschegnka, et il se
remit à fumer silencieusement.
LES FRÈRES KARAMAZOV . 49

Non, non ! le pane a dit vrai , remarqua Kalganov .


Maximov n'est pas allé en Pologne, comment, peut-il parler
des Polonais ? Ce n'est pas en Pologne que vous vous êtes
marié?
- Non, c'est dans le gouvernement de Smolensk. Ma
future avait été enlevée par un uhlan. Elle était partie
avec la panie sa mère, sa tante et encore une autre parente
accompagnée d'un grand fils . C'est de la vraie Pologne , ça !.
Ensuite, le uhlan me la passa. C'était un jeune lieutenant,
un charmant garçon . Il voulait d'abord l'épouser, puis il
y renonça, s'étant aperçu qu'elle était boiteuse.
- Alors vous avez épousé une boiteuse ? demanda Kal
ganov .
- Eh oui. Ils s'étaient entendus pour me cacher cela .

Je croyais qu'elle s'amusait à sautiller... car elle sautillait


à chaque pas, et je pensais que c'était pour rire..
- Pour la joie de vous épouser, n'est-ce pas ? s'écria
Kalganov .
Oui ! et voilà que c'était pour une tout autre cause.
Après notre mariage , elle m'avoua tout et demanda par
don. C'est en voulant sauter une mare , dans mon
enfance, me conta-t-elle , que je me suis estropiée. » Hi !
hi ! hi !
- Savez-vous ? Il dit la vérité , maintenant , dit Kal

ganov à Mitia, il ne ment plus . Il a été deux fois marié ;


c'est l'histoire de sa première femme qu'il vient de nous
conter. L'autre s'est enfuie , et voyez , il est resté bon
vivant.
- Vraiment ? dit Mitia en se tournant vers Maximov
d'un air très-étonné.
50 LES FRERES KARAMAZOV .
--- Oui, j'eus ce désagrément : elle s'est enfuie avec un

Moussiè¹ . Elle avait au préalable fait faire à son bénéfice


un transfert de mes biens. « Tu n'en auras pas besoin, me
disait-elle : tu as de l'instruction, tu trouveras toujours de
quoi vivre... » Puis elle me planta là. Un très-honorable
archevêque me dit un jour , à ce propos : « De tes deux
femmes , si l'une boitait , l'autre ne marchait que trop bien! >
Hi ! hi ! hi !
Il ment peut-être , dit Kalganov gaiement, mais c'est
pour égayer les autres. Il n'y a pas là de malhonnêteté .
Moi, je l'aime parfois. Il est cynique , mais très nature,
n'est-ce pas ? Un autre s'avilit par calcul ; lui , c'est pour
suivre sa pente . Imaginez -vous ! Il prétend que c'est lui,
Maximov , que Gogol a voulu dépeindre dans ses Ames
mortes. Vous vous rappelez : il y a dans les Ames mortes
un pomiestchik Maximov que Nozdrev fouette , action pour
laquelle ledit Nozdrev passe en jugement. « Pour avoir fait
une offense personnelle au pomiestchik Maximov avec des
verges en état d'ivresse¹ . » Il prétend que c'est lui qu'on
a fouetté. Pourtant c'est impossible. Tchitchikov⚫ vivait
aux environs de 1820, au plus tard ; les années ne con
cordant pas, on n'a donc pas pu fouetter notre Maximov
à cette époque, n'est - ce pas ?
Il était difficile de comprendre pourquoi Kalganov
s'échauffait si vivement au sujet de tels enfantillages .
Mitia sympathisait avec lui.

Le peuple russe appelle les Français des Moussiès.


* Traduction littérale d'un passage des Ames mortes; l'amphi
bologie est du fait de Gogol, qui donne là un échantillon du styłę
officiel de son temps.
Le héros des Ames mortes.
LES FRÈRES KARAMAZOV . 51

Eh bien, pourquoi pas ? Mettons qu'on l'ait fouetté !


dit-il en riant.
- Je ne dis pas qu'on m'ait fouetté, dit tout à coup
Maximov, mais... comme ça...
― Comment ? on t'a fouetté, ou l'on ne t'a pas fouetté!
Quelle heure est-il, pane ? demanda d'un air d'ennui
le pane à la pipe au pane aux grandes jambes.
Celui-ci haussa les épaules : ni l'un ni l'autre n'avaient
de montre.
- Mais laissez donc parler ! Est -ce une raison, parce
que vous vous ennuyez , pour que tout le monde se taise?
s'écria de nouveau Grouschegnka.
Le pane répondit cette fois avec une visible irrita
tion :
- Panie, je ne contredis personne.
- C'est bien ! continue , Maximov !
--- Mais il n'y a rien à dire , ce sont des bêtises , dit
Maximov. D'ailleurs, chez Gogol , tout cela est allégorique ,
ses noms sont tous inventés...
Mais pourquoi t'a-t-on fouetté ? criait Kalganov.
A cause de Piron , répondit Maximov.
Quoi? Piron ! dit Mitia.
- Mais oui, le célèbre écrivain français, Piron . Nous
avions bu, en bonne compagnie, dans un traktir, lors de
cette foire, vous savez... On m'avait invité , et moi je débu
tai par des épigrammes. On s'offensa. Je me mis à leur
conter comment Piron, ayant été refusé par l'Académie
française, inscrivit cette épitaphe sur sa tombe :

Cy gît Piron qui ne fut rien,


Pas même académicien,
52 LES FRERES KARAMAZOV .

Alors ils me prirent et me fouettèrent .


- Mais pourquoi ? pourquoi donc ?
- Parce que j'étais trop savant. Il y a bien des motifs
pour fouetter un homme ! dit d'un ton sentencieux Maxi
mov.
――――――― En voilà assez, c'est idiot ! Moi qui croyais que ce se
rait amusant ! dit Grouschegnka.
Mitia cessa de rire. Le pane aux grandes jambes se leva
et se mit à marcher de long en large , de l'air hautain d'un
homme qui s'ennuie dans une compagnie indigne de lui
- Quel marcheur ! dit Grouschegnka d'un ton de mé

pris.
Mitia, s'apercevant tout à coup que le pane à la pipe le
regardait avec des yeux pleins de colère , lui cria :
Buvons, pane !
Puis s'adressant à celui qui se promenait :
- Buvons, pane ! répéta-t- il . A la Pologne , panove¹ ! Je
bois à votre Pologne!
― Soit, pane, buvons ! dit le pane à la pipe d'un air
important, mais courtois .
Il prit son verre.
- Et l'autre pane aussi ! comment s'appelle-t-il ?.....
prenez un verre, pane !
――――― Pane Vroublevsky , dit le pane à la pipe.
-
Hourra pour la Pologne , panove ! cria Mitia en levant
son verre.
Ils trinquèrent. Mitia reprit la bouteille et remplit de
nouveau trois verres.

' Pluriel de pane.


LES FRÈRES KARAMAZOV . 53.

Maintenant, à la Russie , panove, et soyons frères !


Verse -moi aussi , dit Grous chegnka , je veux aussi
boire à la Russie.
- Et moi aussi ! dit Kalganov .
- Moi je ne refuserai pas non plus de boire pour la

vieille petite babouschegnka ' , insinua Maximov, hi ! hi!


- Tous ! tous ! cria Mitia. Patron, une bouteille ! Pour
la Russie ! Hourra ! ;

Tous , sauf les panove, burent. Grouschegnka vida son


verre d'un trait.
- Eh bien ! panove, est- ce ainsi que vous êtes ?
Le pane Vroublevsky prit son verre, l'éleva et dit d'une
voix forte :
- A la Russie dans ses limites d'avant 1772 ' !
- Soit ! approuva l'autre pane .
Tous deux vidèrent leurs verres.
- Vous êtes des imbéciles , panove , dit brusquement
Mitia.
Pa-a-ane ! s'exclamèrent-ils tous deux en se levant
comme deux coqs contre Mitia.
- Est-il défendu d'aimer son pays? dit le pane Vrou
blevsky.
-Silence ! pas de querelle ! cria impétueusement Grous
chegnka en frappant du pied .
Mitia s'effraya.
- Panove, pardonnez ! C'est moi qui ai tort. Pane Vrou

blevsky, je ne le ferai plus.


- Mais tais-toi donc ! Assieds-toi ! O l'imbécile ! dit

' Diminutif affectueux de habouschka, grand'mère.


*Année de l'annexion de la Pologne.
54 LES FRÈRES KARAMAZOV .

avec dépit Grouschegnka. Pourquoi donc restons-nous


assis? Il faut nous égayer, faire quelque chose !
― En effet, ce n'est pas drôle du tout ici ! dit Kalganov
1
en bâillant.
- Si l'on jouait aux cartes comme tout à l'heure, hi ! hi !
- Aux cartes ! Quelle bonne idée ! Les panove sont-ils
de cet avis ?
- Il est tard , pane, dit d'un air las le pane à la pipe .

- En effet, appuya le pane Vroublevsky.


- Il faut toujours qu'ils empêchent les autres de
s'amuser ! s'exclama Grouschegnka . Ils s'ennuient et veu
lent que les autres s'ennuient aussi .
Ma déesse, soupira le pane à la pipe, on fera ce que
tu voudras. Ce sont tes mauvaises dispositions à mon
égard qui m'attristent. Je suis à vos ordres, pane, con
clut-il en s'adressant à Mitia.
Commence, pane ! dit Mitia en tirant de sa poche sa
liasse dont il détacha deux billets qu'il posa sur la table .
Je veux te faire gagner beaucoup d'argent. Prends les
cartes.
- Je ne jouerai qu'avec les cartes du patron, dit gra
vement le pane à la pipe.
---- Cela vaut mieux, appuya de nouveau le pane Vrou
blevsky.
-Les cartes du patron, soit ! celles du patron, très-bien,
panove ! Des cartes ! cria Mitia.
Le patron apporta un jeu de cartes cacheté et déclara à
Mitia que les babas étaient déjà réunies, que les Juifs
allaient bientôt venir et que la troika des provisions venait
d'arriver. Mitia courut aussitôt dans la chambre voisine
LES FRERES KARAMAZOV . 65

pour donner des ordres . A ce moment, Maximov le toucha


à l'épaule et lui dit tout bas :
- Donnez- moi cinq roubles, je voudrais jouer aussi,
hil hil
- Magnifique ! En voici dix. Si tu perds, tu n'auras
qu'à m'en redemander.
-Très-bien, fit joyeusement Maximov, et il rentra dans
le salon.
Mitia le suivit, s'excusa de s'être fait attendre. Les pa
nove avaient déjà pris place et décacheté le paquet de
cartes. Ils semblaient s'être beaucoup radoucis. Le pane à
la pipe avait quelque chose de solennel.
- A vos places, panove ! s'écria Vroublevsky.
- Non, je ne veux plus jouer, moi , dit Kalganov, j'ai
déjà perdu cinquante roubles tout à l'heure.
- Le pané a été malheureux , fit le pane à la pipe en

se tournant vers Kalganov ; mais il pourrait avoir plus de


chance cette fois.
Combien possède la banque ? demanda Mitia.
-
· Peut-être cent, peut - être deux cents roubles, autant
que le pane voudra ponter.
Un million ! s'écria en riant Mitia. Non? Eh bien,
voici dix roubles sur le valet.
-
Et moi, un rouble sur la petite dame de cœur, la
Jolie petite panie, hi ! hi ! dit Maximov en couvrant la carte
d'une main, et, se rapprochant de la table, il fit un signe
de croix sur ses genoux .
Mitia gagna ; le rouble aussi.
Je double, cria Mitia.
――――
Et moi, encore un petit rouble.
56 KARA
LES FRÈRES KARAMAZOV.
- Perdu ! cria Mitia.

Mitia ponta et perdit de nouveau . Le rouble gagna.


:
- Arrètez-vous, dit tout à coup Kalganov .
-Non pas ! je double, dit Mitia.
I perdait chaque fois, et le rouble gagnait toujours.
- Je double encore, cria joyeusement Mitia.
Le pane a perdu deux cents roubles : il ponte encore
deux cents ? demanda le pane à la pipe .
- Comment ! déjà deux cents ? Soit ! encore deux cents.

Et il posa deux billets sur la dame . Tout à coup, Kalganov


couvrit la mise de sa main :
- Assez !
- Qu'avez-vous ? lui demanda Mitia.

Assez ! je ne veux pas ! vous ne jouerez plus !


- Pourquoi?

Parce que ! Laissez ! allez - vous - en ! Je ne vous lais


serai plus jouer.
Mitia le regardait avec étonnement.
-Laisse, Mitia ; il a peut-être raison, tu as assez perdu,
dit Grouschegnka d'une voix étrange.
Les deux panove se levèrent ensemble d'un air très
offensé .
- Tu plaisantes, pane? dit le pane à la pipe, en jetant
un regard sévère sur Kalganov.
――― Comment, vous osez, pane? hurla à son tour Vrou
blevsky.
- Pas de cris pas de cris ! Ah
! les coqs d'Inde que
voilà ! s'écria Grouschegnka.
Mitia les regardait tous à tour de rôle ; le visage de
Grouschegnka l'intriguait.
LES FRERES KARAMAZOV . 5.7
- Pane Agrippinov ... commença le pane à la pipe , rouge
de colère .
Tout à coup Mitia s'approcha de lui et lui frappa l'épaule .
- Très- honoré pane , deux mots .
- Que désire le pane?
- Dans la chambre voisine , deux mots ; viens, tu seras
content.
Le pane à la pipe regarda Mitia avec méfiance , mais
il accéda aussitôt , à condition que le pane Vroublevsky
l'accompagnerait .
-C'est ton garde du corps ? Soit , qu'il vienne aussi . Il
est d'ailleurs nécessaire, absolument nécessaire ... Allons ,
panove.
- Où allez-vous ? demanda Grouschegnka inquiète .
- Dans un instant nous serons revenus , répondit Mitia,

et, le visage très-changé, il conduisit les panove dans une


pièce voisine, remplie de malles, de grands lits et d'une
montagne d'oreillers. Une bougie brûlait sur une petite
table. Le pane à la pipe et Mitia s'assirent près d'une
table vis-à-vis l'un de l'autre ; le pane Vroublevsky resta
debout. Tous deux regardaient Mitia sévèrement, mais avec
anxiété .
- Que veux- tu de nous , pane ?
-- Ce sera bientôt fait ... Voici mon argent : veux-tu
trois mille roubles ? Prends-les et va-t'en .
Le pane le regardait attentivement.
-Trois mille , pane ?
Il jeta un coup d'œil à Vroublevsky.
-―
Trois mille, pane, trois mille ! Écoute , je vois que tu
es un homme intelligent. Piends ces trois mille roubles,
58 LES FRÈRES KARAMAZOV .

et va-t'en au diable avec Vroublevsky, entends- tu ? Mais


tout de suite, à l'instant même, entends-tu ? Pour l'éter
nité ! Tu sortiras par cette porte-ci . Je te porterai ton pale
tot et ta schouba ' . On attellera pour toi la troïka, et bon
soir, hé?
Mitia attendait la réponse avec assurance. Mais une
expression très-décidée se fit jour sur le visage du
pane.
-- Et les roubles?

- Les roubles? Cinq cents tout de suite, et deux mille


cinq cents, demain , à la ville. Je te le jure sur l'honneur,
tu les auras ; dussé-je les prendre sous terre.
Les Polonais se consultèrent du regard. Le visage du
plus petit des deux s'altérait.
Sept cents ! sept cents ! tout de suite, reprit Mitia
sentant que cela se gâtait. Qu'as - tu , pane ? Tu ne me
crois pas? Je ne puis te donner les trois mille à la fois. Tu
reviendrais demain chez elle... D'ailleurs , je ne les ai pas
sur moi. Je les ai chez moi, à la ville ... fit-il en hésitant,
chez moi... dans une cachette .
Une soudaine expression d'amour - propre blessé con
tracta les traits du petit pane.
- C'est tout ce qu'il te faut ? demanda-t-il ironique
ment. Fi ! quelle honte !
Et il cracha.
Le pane Vroublevsky cracha aussi
- Crache, pane ! Tu penses tirer de Grouschegnka plus
de profit ? Vous êtes des imbéciles tous deux, voilà !
4
1 Pelisse.
LES FRÈRES KARAMAZOV . 59,
- Vous m'offensez extrèmement ! dit le petit pane, rouge
comme une écrevisse.
Et il sortit de la chambre avec Vroublevsky . Mitia les
suivit, tout confus. Il craignait Grouschegnka , pressentant
que le pane allait tout lui raconter. C'est ce qui arriva. Le
pane prit une attitude théâtrale et dit en polonais :
Panie Agrippina, nous sommes extrêmement offensés !
Mais Grouschegnka était à bout de patience .
――― Parle russe ! pas un mot de plus en polonais ! Tu
savais parler russe, autrefois ! Tu l'as oublié ?
-Panie Agrippina...
- Je m'appelle Agrafeana ! Je suis Grouschegnka ! Parle
russe, si tu veux que je t'écoute.
Le pane se mit à parler russe, avec un très-mauvais
accent et dans un style boursouflé.
- Panie Agrafeana, je suis venu pour jeter un voile

sur le passé et le pardonner, oublier tout jusqu'à ce jour...


- Comment pardonner ? C'est à moi que tu parles de
pardon? interrompit Grouschegnka .
Et elle se leva.
Parfaitement, panie . J'ai de l'amour- propre, mais je
suis généreux. Seulement , tes amants m'étonnent. Le
pane Mitia vient de m'offrir trois mille roubles pour que
je m'en aille. Je lui ai craché au visage.
Comment ! il t'offrait de l'argent pour moi ? Est- ce
vrai, Mitia ? Suis-je donc à vendre ?
― Pane ! pane ! fit Mitia. Elle est pure, je n'ai jamais
été son amant ! Tu en as menti !
- Comment oses-tu prendre ma défense devant
lui ?
Ce n'est pas par vertu que je suis restée pure , ni par
60 LES FRÈRES KARAMAZOV .

crainte de Kouzma . C'est parce que je voulais pouvoir un


jour dire, la tête haute, à celui- ci , qu'il est un misérable.
Est-ce vrai, qu'il n'a pas voulu de ton argent ?
Mais si mais si ! Seulement il voulait les trois mille
tout de suite, et je ne pouvais lui en donner d'avance que
sept cents.
-Ça se comprend . Il a entendu dire que j'ai de l'argent,
et c'est pourquoi il veut m'épouser.
C Panie Agrippina ! s'écria le pane, je suis un cheva
lier, un noble Polonais, et non pas un coureur de dots ! Je suis
venu pour t'épouser, mais je ne reconnais pas ma panie :
celle que je vois aujourd'hui est une vaniteuse, une effrontée.
- Retourne d'où tu viens ! Je vais ordonner qu'on te
chasse d'ici ! ... Sotte que j'étais ! Avoir souffert cinq ans
pour lui ! Mais ce n'était pas pour lui que je souffrais, non,
c'était pour l'amour de ma rancune ! Est- ce lui, d'ailleurs ?
C'est le père de l'homme que j'ai connu ! Où as-tu acheté
-
cette perruque? L'autre riait, chantait... Cinq ans de
larmes ! Maudite, sotte, vile, stupide femme !
Elle s'affaissa sur son fauteuil et cacha sa figure dans
ses mains.
En ce moment , un chœur de babas, dans la chambre
voisine, entonna un très-joyeux air de danse.
-Sommes-nous à Sodome ? s'écria le pane Vroublevsky.
Eh ! patron, chasse-moi ces éhontées !
Le patron , qui regardait depuis longtemps à travers la
porte et voyait que ses hôtes se querellaient, profita de
l'occasion pour entrer .
-Qu'est- ce qu'il te faut ? dit-il à Vroublevsky avec une
extraordinaire insolence .
LES FRÈRES KARAMAZOV . 61
― Animal ! fit Vroublevsky.
--- Animal ? Avec quelles cartes jouais-tu tout à l'heure ?

Je t'ai donné un paquet cacheté, où l'as-tu mis ? Tu jouais


avec des cartes à toi . Je pourrais te faire aller pour cela
en Sibérie , le sais-tu ? car cela vaut la fausse monnaie !
Et s'approchant du divan, il retira des coussins un
paquet de cartes encore cacheté.
― Voilà mon jeu de cartes !
Il l'éleva en l'air et le montra à tout le monde
-J'ai vu de chez moi comment il a fourré le paquet
dans les coussins, le vaurien ! C'est un pick- pocket, et non
pas un pane !
- Et moi, j'ai vu tricher l'autre pane ! dit Kalganov.
— Ah ! quelle honte ! quelle honte ! s'écria Grous
chegnka. Seigneur ! quel homme est-il devenu ! quel
homme!
-J'y pensais, dit Mitia d'un ton bizarre
Tout à coup le pane Vroublevsky s'approcha de Grous
chegnka et, la menaçant du poing :
- Putain ! hurla-t-il .

Mitia s'était déjà jeté sur lui ; il le saisit des deux mains,
l'enleva et en un clin d'œil l'emporta dans la chambre où
ils étaient entrés tout à l'heure,
- Je l'ai posé par terre, dit-il en rentrant , un peu

essoufflé. Il se débat , le misérable ! mais il ne reviendra pas .


Il ferma un battant de la porte et, tenant l'autre ouvert,
il dit au pane à la pipe :
-- Très - honoré pane, veuillez
... je vous en prie...
― Petit père Mitia Fédorovitch , dit Trifon Borissitch,
reprenez-leur donc votre argent ! Ils vous ont volé !
62 LES FRÈRES KARAMAZOV .

- Moi, je leur laisse mes cinquante roubles , dit Kal


ganov .
-- Moi, je leur laisse mes deux cents. Que ce soit leur
consolation !
- Bravo, Mitia ! Bon garçon ! cria Grouschegnka.
Le petit pane, tout rouge de colère , mais sans perdre
son air important , se dirigea vers la porte , puis s'arrêta
sur le seuil :
- Panie , si tu veux me suivre, viens, sinon, adieu .

Et il passa dans la chambre voisine. Mitia ferma la porte.


Fermez à clef ! dit Kalganov.
Mais en ce moment la serrure grinça à l'intérieur : ils
s'étaient enfermés eux -mêmes.
-Très-bien ! très-bien ! cria Grouschegnka ,

- A boire ! demanda Grouschegnka . Je veux m'enivrer


comme l'autre jour , tu te rappelles, Mitia, quand nous
sommes venus ici pour la première fois .
Mitia était comme fou de joie, il pressentait son bon
heur , quoique Grouschegnka l'éloignât d'elle .
-Va ! lui disait-elle , dis-leur de danser, de se réjouir !
Le chœur de babas était au complet. Les Juifs avec leurs
violons et leurs cithares étaient arrivés aussi . Mitia s'agi
tait au milieu de tout ce monde . Des moujiks , des étran
gers , déjà couchés , s'étaient réveillés et levés. Mitia les
LES FRÈRES KARAMAZOV . 63

embrassait et leur faisait servir à boire et à manger . Cette


kermesse lui allait ; il y était comme dans son élément.
Grouschegnka, de la porte, le regardait ; tout à coup , elle
vint à lui, le saisit par la main !
- Comment es-tu entré tout à l'heure? J'avais si
peur !
Tu voulais me laisser à lui , hein ? tu le voulais vraiment?
Je ne voulais pas troubler ton bonheur...
Mais elle n'écoutait déjà plus.
- Va, réjouis-toi, ne pleure pas , je te rappellerai tout
à l'heure !...
Il s'en allait , elle écoutait les chansons , regardait les
danses et suivait Mitia du regard, puis le rappelait.
Assieds-toi près de moi . Raconte -moi comment tu
as appris que j'étais ici.
Mitia entama son récit, mais parfois il fronçait le sourcil
et s'interrompait.
Qu'as-tu ? lui demandait-elle.
- Rien !... j'ai laissé là-bas un malade. Ah ! s'il pouvait
guérir ! ah ! pour savoir seulement qu'il guérira je donne
rais dix ans de ma vie.
- Laisse -le en paix , ton malade. Alors, vraiment, tu
voulais te tuer demain matin? Fou ! Et pourquoi ? Mais
les fous comme toi me plaisent. Alors, tu ferais tout pour
moi, eh ? Va, au lieu de te tuer, tu entendras peut-être
de moi ... un petit mot... pas aujourd'hui, demain ... Tu
voudrais aujourd'hui ? Mais je ne veux pas... Va-t'en.
Une fois encore , elle le rappela et lui demanda avec
inquiétude :
- Mais qu'as-tu donc ? Tu es triste ? Car tu es triste , je

le vois . Tu embrasses les moujiks, tu chantes , mais au


S
64 LES FRERES KARAMAZOV .
!
fond, tu es triste. Sois gai, pour que je rie... Qui est- ce
que j'aime? Devine, qui ? ...
Mitia avait la tête en feu . Il alla sur le balcon . L'air
frais le calma . Seul dans l'obscurité, il saîsit sa tête entre
ses mains. Les pensées éparses se groupèrent tout à coup
et la lumière jaillit dans son esprit . Quelle terrible lumière !
Si je me tuais ? pensa-t- il. Quand me tuerai-je, si ce
n'est maintenant .
Il restait indécis. Tout à l'heure , en venant à Mokroïe,
il laissait derrière lui la honte, le vol, le sang, ― et ce
sang ! Mais il se sentait mieux que maintenant, beaucoup
mieux . Tout était fini , Grouschegnka à un autre, perdue
pour lui. Il lui avait été facile de prendre un parti , car
que lui restait -il désormais ? Mais maintenant ce fantôme
terrible, cet homme fatal, l'ancien amant de Grouschegnka
était loin ; il s'était transformé en un être ridicule , grotesque,
enfermé comme un enfant dans le cabinet noir . Et pour
tant... quel est celui qu'elle aime » ? Ah ! ce serait le
moment de vivre , et c'est impossible ! O malédiction !
« Seigneur, ressuscite celui qui gît là-bas, près de la haie ;,
épargne- moi cette coupe amère ! Tu peux accomplir des
miracles, Seigneur ! et c'est pour des pécheurs comme moi
que tu daignes en accomplir. Si le vieillard vit encore,
oh ! alors , je me laverai moi- même de mes autres hontes,
je rendrai l'argent volé, je le trouverai dessous terre ! Cet
opprobre n'aura laissé de traces qu'au fond de mon cœur !
Mais non, mais non , c'est un rêve impossible ! O malédic
tion !
Une espérance brillait pourtant parmi tant de ténèbres.
Il se rejeta dans la chambre, vers elle, vers sa reine` pour
LES FRÈRES KARAMAZOV . 65

Péternité. « Est - ce qu'une heure , un instant de son


amour ne vaut pas tout le reste de la vie, même les tor
tures de la honte ? Seul avec elle ! La voir, l'entendre , ne
plus penser, oublier tout ! Au moins cette nuit, une heure,
un instant ! »
Grouschegnka n'était plus dans la salle . Il regarda dans
la chambre voisine : elle était assise sur une malle et,
penchée sur le lit , elle pleurait à chaudes larmes en
s'efforçant d'assourdir ses gémissements. En apercevant
Mitia elle lui fit signe de venir. Il s'approcha , elle lui prit
la main .
Mitia ! Mitia ! je l'aimais ! je n'avais pas cessé de
l'aimer durant ces cinq ans ! Était - ce lui ou ma rancune ?
C'était lui, oh ! c'était lui ! J'ai menti en disant que c'était
ma rancune... Mitia, je n'avais que dix -sept ans alors. Il
était si tendre avec moi , si gai , il me chantait des chan
sons... ou peut - être me semblait-il ainsi , à moi , sotte
fillette que j'étais ! Mais maintenant ! ... Mais ce n'est pas
lui ! Il ne lui ressemble même pas ! ce n'est pas son visage !
En venant ici, je me demandais ce que j'allais lui dire,
comment nous nous aborderions , quel serait notre pre
mier regard, toute mon âme se tendait vers lui : mainte
nant on dirait qu'il a jeté sur moi un baquet d'eau salé.
On dirait un outchitel ' pédant, tranchant de l'important.
J'étais comme ahurie . Je pensais d'abord qu'il était gêné
par la présence de son camarade aux longues jambes, et je
me demandais : Pourquoi ne puis - je lui parler comme
jadis ?... Sais-tu , c'est sa femme qui l'a gâté, celle pour

1 Maitre d'école.
11..
3
1

66 LES FRÈRES KARAMAZOV.

laquelle il m'a abandonnée... Mitia , quelle honte ! Oh ! que


j'ai honte, Mitia , que j'ai honte ! honte pour toute la vie!
Maudits soient ces cinq ans !
Elle fondit de nouveau en larmes, tout en pressant dans
les siennes la main de Mitia.
- Mitia, mon ami, attends, ne t'en va pas, je veux te
dire un mot, murmura- t- elle en le regardant. Dis-moi :
qui est-ce que j'aime? J'aime ici un certain homme, dis
moi lequel .
Et sur son visage gonflé de larmes brilla un sourire .
G Il entre, mon cœur se serre. « Sotte ! voilà celui que
tu aimes ! me dit mon cœur . O Mitia, et la joie te sui
vait. Mais de quoi a-t-il peur ? » pensais-je . Car tu avais
peur, tu ne pouvais pas parler . Ce n'est pas d'eux que tu
avais peur ! Est-ce que tu peux avoir peur d'un homme?
« C'est de moi qu'il a peur , de moi seule. » Mais Fénia ne
t'a donc pas dit, sot, que je t'avais aimé pendant toute une
heure? Dire que je voulais en aimer un autre ! Mitia ! Mitia !
comment ai-je pu penser que j'en aimerais un autre après
toi? Me pardonnes-tu , Mitia ? M'aimes-tu ? m'aimes- tu ?
Elle se leva, lui mit ses deux mains sur les épaules. Lui,
muet de bonheur, la regardait au fond des yeux , la con
templait. Tout à coup , il la prit dans ses bras.
- Me pardonnes- tu toutes tes souffrances ? C'est par
méchanceté que je vous torturais tous ! C'est par méchan
ceté que j'ai rendu fou le vieux ! ... Te rappelles- tu , quand
tu as cassé un verre chez moi ? J'ai fait de même aujour
d'hui en buvant à « mon vil cœur » ! Mitia , mon cher,
pourquoi m'embrasses-tu ?... Il m'embrasse , puis il me
regarde et m'écoute... Pourquoi m'écouter ? Embrasse- moi !
LES FRÈRES KARAMAZOV . 67

plus fort ! plus fort ! c'est cela ! Quand on aime ! ... Je serai
maintenant ton esclave , ton esclave pour toute la vie .
C'est doux d'être une esclave !... Embrasse- moi ! Fais-moi
souffrir ! Fais de moi tout ce que tu voudras….. Oh ! il faut
me faire souffrir... Mais non, arrête !...Après... je le veux ...
dit-elle tout à coup en le repoussant. Va- t'en , je veux
boire, je veux être ivre, je veux danser, je veux ! je veux !
Elle s'arracha de lui et sortit . Mitia la suivit en chan
celant.
« Quoi qu'il arrive , soit ! Je donnerais le monde entier
pour un tel instant ! pensait-il.
Grouschegnka but un verre de champagne qui l'étourdit.
Elle s'assit dans " un fauteuil et un sourire de bonheur lui
vint aux lèvres. Ses joues se coloraient, son regard alangui
appelait Mitia.
- Pourquoi ne bois- tu pas, Mitia ? J'ai bu, moi!
Je suis ivre déjà, ma chère….. Je ne veux plus de vin.
Néanmoins, il vida un verre et la tête lui tourna tout
à coup . Rien encore n'avait pu l'ébranler, et ce dernier
verre le grisait complétement.
- Sais-tu ? Mitia, je veux aller au monastère . Vraiment,

j'irai dès le jour. Alioscha m'a dit aujourd'hui une parole que
je n'oublierai jamais... Oui... Pour aujourd'hui, dansons !
Demain au monastère, aujourd'hui au bal ! Rions , bonnes
gens, Dieu nous le pardonnera . Si j'étais Dieu , je pardonne
rais à tout le monde . Mes chers petits , pauvres pécheurs ,
je vous fais grâce ! » Je veux même demander pardon aux
autres : « Pardonnez , bonnes gens , à la sotte baba ! Je suis
une bête fauve, voilà ce que je suis ! Mais je sais prier,
rrier ! ... Oui , une misérable telle que moi osera prier
68 LES FRÈRES KARAMAZOV .
$
Dieu !... Mitia, qu'on danse ! ne les empêche pas de danser.
Tout le monde est bon, vois- tu , tout le monde ! On est si
bien dans la vie ! Si méchant qu'on soit , il fait si bon
vivre ! ...
Ainsi divaguait Grouschegnka , sous l'influence d'une
ivresse croissante. Elle finit par déclarer qu'elle voulait
danser elle-même. Elle se leva, mais elle se soutenait à
peine .
-
Mitia, ne me donne plus de vin : même si je t'en
demande, ne m'en donne plus. Le vin me fait mal , tout
tourné... Mais je veux danser ! On va voir si je sais danser !
C'était un projet très -arrêté chez elle , Elle tira de sa
poche un mouchoir en fine batiste, le prit par un bout et
se mit à l'agiter en pirouettant. Les moujiks se turent , se
préparant à entonner en chœur, au premier signe, la plias
sovaïa ' . Maximov, apprenant que Grouschegnka voulait
danser, poussa un cri de joie et se mit à sauter autour
d'elle en chantant . Mais Grouschegnka l'écarta .
-
Chut ! Mitia, que tout le monde vienne me regarder !
Appelle aussi ceux qui sont enfermés... Pourquoi les as-tu
enfermés ? Dis-leur que je danse, qu'ils viennent me voir ! ...
Mitia frappa de toutes ses forces à la porte des Polonais .
- Eh ! vous autres, les panove ! Sortez ! Elle danse et
Vous appelle .
G - Laïdak ' ! grogna l'un des deux Polonais.
- Podlaïdak toi-même ! Petit podletchonotchek !

1 Danse nationale.
En polonais : laïdak, misérable ; podlaïdak, mot créé par
Dmitri, quelque chose comme : sous-misérable ; podletchonotchek,
autre invention de Dmitri, en russe ignoble petit Polonais ;
podle, ignoble ; poliatchek, Polonais.
LES FRÈRES KARAMAZOV. 69

― - Vous feriez bien de ne plus vous moquer de la Pologne,


observa gravement Kalganov.
- C'est bon, mon fils ! En le traitant ainsi , je n'ai pas
voulu exprimer mon opinion sur tous les Polonais . Un
seul laïdak ne constitue pas toute la Pologne ! Tais-toi, joli
gamin, et mange des bonbons, va !
Pendant ce temps , Grouschegnka essayait vainement de
danser.
- Elle a bu, la barinia ! disaient les babas.
― - Hi ! hi ! Elle a bu ! Hi ! hi !

-- Mitia, emmène-moi d'ici ... Prends-moi, Mitia !


Mitia la saisit dans ses bras et le porta sur le lit, dans la
chambre voisine.
La fête continuait et, au bruit des cris de joie et des
chants , Mitia caressait Grouschegnka.
- Laisse-moi... dit-elle d'une voix suppliante . Ne me

touche pas avant que je sois à toi... Je te dis que je serai


tienne, épargne- moi encore ! Tant que les autres seront là.
Il est ici, cela me fait horreur ! ...
- J'obéis. Pas même la pensée... Je te respecte,
mur
murait Mitia. Oui , c'est dégoûtant ici, oh, oui !
Et sans cesser de l'étreindre doucement, il s'agenouilla
près du lit.
- Mitia, certes, tu es un tigre... mais que tu es noble !
Oui, il faut que ce soit honnêtement... toujours honnêtement
désormais... Soyons honnêtes , bons, ne vivons pas comme
des bêtes, soyons bons... Emmène-moi loin, entends-tu ?
Je ne veux pas ici, mais loin , loin...
- Absolument ! dit Mitia en l'étreignant plus fort . Je
t'emmènerai au bout du monde !... Oh ! je donnerais toute
70 LES FRÈRES KARAMAZOV .

ma vie pour une seule année de toi... pourvu que je


sache... sur ce sang !
Quel sang?
- Rien, fit Mitia en grinçant des dents. Grouschka, tu

veux que ce soit honnétement? Mais sais-tu que je suis un


voleur! J'ai volé Katka ... O honte ! ô honte !
- Katka ? cette barichnia ? Non , tu ne lui as rien volé ,

tu lui rendras, tu prendras de l'argent chez moi ... Qu'as-tu ?


Tout ce qui est à moi est à toi ! Que me fait l'argent ! Nous le
dépenserons sans compter... C'est notre caractère, n'est-ce
pas, prodigue? Et puis , nous irons ensuite labourer la terre.
Oui, je fouillerai la terre avec ces mains-là . Il faudra tra
vailler, entends-tu ? Alioscha me l'a ordonné . Je ne serai
pas ta maîtresse, mais ta femme, ton esclave , je travail
lerai pour toi. Nous irons tous deux chez la barichnia,
nous la saluerons, nous la prierons de nous pardonner
et nous partirons ... Si elle refuse de nous pardonner,
d'ailleurs, nous nous passerons de son pardon ! Rends-lui
son argent, à elle : à moi , donne- moi ton amour ... Ah !
ne va pas l'aimer ! Ne l'aime plus ! Si tu l'aimais , je l'étran
glerais... Je lui crèverais les yeux avec une aiguille ...
-Je t'aime ! Je n'aime que toi ! Je t'aimerais en Sibérie...
Pourquoi en Sibérie ? Soit, en Sibérie si tu veux ,
nous y travaillerons... Il y a de la neige... J'aime voyager
à travers la neige... J'aime les tintements de la sonnette...
Entends-tu ? en voici une qui tinte ! Où est-elle donc ? ...
Des voyageurs qui passent sur la route . Elle s'est tue...
Grouschegnka ferma les yeux et parut s'endormir.
Une sonnette , en effet , avait tinté dans l'éloigne
ment.
LES FRERES KARAMAZOV . 71

Mitia appuya la tête sur la poitrine de Grouschegnka. Il


ne s'apercevait pas que la sonnette avait cessé de tinter,
que les chansons s'étaient interrompues et qu'aux joyeux
cris d'ivresse succédait un silence de mort.
― Qu'est-ce donc ? J'ai dormi ? Ah ! oui... la sonnette...

J'ai rêvé que je voyageais à travers la neige : la sonnette


tintait , j'étais assoupie... Nous étions ensemble , nous
allions loin, loin ... Je t'embrassais , je te pressais contre
moi, je me serrais dans tes bras, j'avais froid... et la neige
étincelait. Tu sais , par les nuits de lune , comme la neige
étincelle ? Il me semblait n'être plus sur la terre... Je me
réveille et je retrouve mon bien-aimé près de moi ! Comme
c'est bon ! ...
Près de toi, murmura Mitia en couvrant de baisers
la poitrine et les mains de la jeune femme.
Tout à coup, il lui sembla qu'elle regardait au delà de
lui, au- dessus de sa tête, et que son regard devenait étran
gement fixe. L'étonnement et presque la frayeur se peignait
sur son visage.
- Mitia, qui est- ce qui nous regarde ? dit- elle tout
bas.
Mitia se retourna et aperçut un homme qui avait sou
levé les rideaux et regardait dans la chambre . Mitia se
leva vivement et s'avança vers la porte.
- Venez ici , je vous prie , fit une voix basse mais
ferme.
Mitia sortit de la chambre et s'arrêta, interdit . Toute la
grande salle était pleine de gens inconnus. Un frisson cou
rut le dos de Mitia, il tressaillit : il avait compris à qui il
avait affaire. Ce vieillard de haute taille, en paletot, en
72 LES FRÈRES KARAMAZOV .

képi d'uniforme, c'est l'ispravnik¹ Mikhaël Makarovitch, et


celui - ci, le patrinani ; le dandy toujours chaussé de
bottes bien cirées, c'est le substitut du procureur. « Il pos
sède un chronomètre de quatre cents roubles, il me l'a
montré, dans le temps... et celui- là, petit, jeune, avec
des lunettes ? Mitia ne se rappelait pas le nom , mais recon
naissait la figure, une figure qu'il avait vue , naguère,
chez le juge d'instruction : « c'est une récente recrue de
l'école de droit. Et cet autre , c'est le stanovoï Mavriky
Mavrikitch . Mitia le connaît très-bien . Et ceux-là , avec
leurs plaques en cuivre, que font-ils ici ? Et des moujiks !
Et au fond, près de la porte , Kalganov et Trifon Borissitch...
-Messieurs... Qu'y a- t-il donc , messieurs ? dit d'abord
Mitia. Mais tout à coup , il s'écria à pleine voix :
- Je-com-prends !
Le jeune homme aux lunettes s'approcha de Mitia et
commença, d'un air important, mais avec précipitation :
- Nous avons à vous... En un mot , je vous prie de vous
asseoir ici, sur le divan ... Il faut nous expliquer avec vous.
― Le vieillard ! s'écria Mitia hors de lui, le vieillard

sanglant ! Je- com -prends !


Il tomba sur le siége qu'on lui indiquait.
-Tu comprends ? tu as compris ? Parricide ! misérable !
Le sang de ton vieux père crie contre toi ! hurla tout à
coup le vieil ispravnik en s'approchant de Mitia .
Il était tout rouge et tremblait de colère .
- Mais c'est intolérable ! s'écria le petit jeune homme.
Mikhaël Makarovitch! Mikhaël Makarovitch! Mais ce n'est pas

1 Chef de police rurale.


* Commissaire de la police rurale.
LES FRÈRES KARAMAZOV. 73

comme cela ! ce n'est pas cela ! ... Je vous prie de me laisser


parler. Je n'aurais jamais attendu cela de vous...
- Mais c'est du délire, messieurs, c'est du délire ! reprit
l'ispravnik . Regardez-le donc : de nuit. ivre, avec une fille
publique, tout taché encore du sang de son père ! C'est
du délire ! ...
Je vous prie instamment, mon cher Mikhaël Makaro
vitch, de contenir vos sentiments, dit le substitut, autre
ment, je serais forcé de prendre...
Le petit juge d'instruction l'interrompit et, s'adressant
à Mitia, lui dit d'un ton forme :
Monsieur le lieutenant en retraite Karamazov, je
dois vous déclarer que vous êtes accusé d'avoir tué votre
père , Fédor Pavlovitch Karamazov , qui a été assassiné
cette nuit...
Mitia écoutait sans comprendre, les regardant tous d'un
air effaré.
LIVRE VIII

L'INSTRUCTION .

Cependant, Marfa Ignatievna, la femme de Grigori , mal


gré le profond sommeil qui la paralysait, se réveilla tout
à coup, sans doute gênée par les cris de Smerdiakov qui
souffrait dans la chambre voisine . Ces cris de l'épilep
tique avaient toujours épouvanté Marfa Ignatievna . Encore
engourdie de sommeil, elle se leva et entra dans le cabinet
de Smerdiakov.
Il faisait sombre ; on entendait les secousses, les hoquets
et les cris du malade , mais on ne distinguait rien . Elle se
mit à crier elle-même , à appeler son mari . Mais il lui sembla
tout à coup que Grigori n'était pas auprès d'elle quand elle
s'était levée . Elle rentra dans sa chambre , tâta le lit : vide !
Elle courut au perron et appela :
Grigori !
Pour toute réponse elle entendit , dans le silence noc
turne , une sorte de gémissement lointain. Elle prèta
l'oreille . Les gémissements se répétèrent , elle comprit
qu'ils venaient du jardin.
LES FRÈRES KARAMAZOV . 75

< Seigneur ! on dirait les cris de Lizaveta Smerdiach


tchaïa ! »
Elle descendit du perron et aperçut la petite porte du
jardin ouverte. « Il est peut-être là ... » Elle se dirigeait
vers cette porte quand elle entendit Grigori l'appeler
d'une voix faible et douloureuse :
- Marfa Marfa !...
Seigneur ! protégez - nous ! » murmura Marfa, et elle
s'élança dans la direction de Grigori .
Il n'était plus près du mur où il était tombé . Il avait
fait une vingtaine de pas en se traînant. Elle vit aussitôt
qu'il était tout en sang et se mit à crier. Grigori murmura •
faiblement et d'une voix entrecoupée :
- - Tué... tué son père... Qu'as-tu à crier, sotte ? Cours,
appelle ! ... F
Marfa Ignatievna continuait à crier. Soudain , aper
cevant la fenêtre du barine ouverte et éclairée , elle y
courut et se mit à appeler Fédor Pavlovitch . Mais ayant
regardé dans la chambre, elle vit le barine étendu sur le
dos , par terre , sans mouvement . Sa robe de chambre de
couleur claire et‫ لصور‬sa chemise blanche étaient inondées de
sang. La bougie qui brûlait sur la table éclairait le visage
du mort. Marfa Ignatievna sortit en courant du jardin ,
ouvrit la porte cochère et alla frapper chez Maria Kon
dratievna. Les deux voisines , la mère et la fille , dor
maient ; les coups de poing que Marfa Ignatievna frappait
sur les volets éveillèrent les deux femmes. Marfa Igna
tievna leur dit la chose en paroles incohérentes et les
appela au secours. Elles firent lever le gardien, et tous se
rendirent sur le lieu du crime. Chemin faisant , Maria
76 LES FRÈR KARA
ES MAZO
V
Kondratievna se rappela que, vers neuf heures, elle avait
entendu un cri aigu . C'était précisément le « Parricide ! »
de Grigori . Arrivés sur la place où était étendu Grigori, ils
le transportèrent dans sa chambre . On alluma une bougie
et l'on s'aperçut que Smerdiakov était toujours en proie à
sa crise, les paupières révulsées et l'écume aux lèvres.
Après avoir lavé la tête de Grigori avec de l'eau et du
vinaigre, les deux femmes et le soldat se rendirent chez
le barine et virent en passant que la porte de la maison
était grande ouverte. Or, on savait que le barine s'enfer
mait toujours pour la nuit. Les deux femmes n'osèrent
• entrer et revinrent chez Grigori, qui leur ordonna d'aller
prévenir l'ispravnik.
L'ispravnik prévint aussitôt les autres autorités judi
ciaires et tous se rendirent dans la maison du mort, où
l'instruction commença sur place. Fédor Pavlovitch avait
la tête fracassée : mais avec quel instrument ? Sans doute
avec la même arme qui avait servi à assommer Grigori et
qu'on retrouva dans une allée. Le médecin judiciaire donna
les soins nécessaires à Grigori, qui raconta tout ce qui lui
était arrivé. Dans la chambre de Fédor Pavlovitch on ne
trouva aucun désordre ; sauf que derrière les rideaux de
son lit, par terre , on ramassa une grande enveloppe avec
l'inscription : « Trois mille roubles pour mon ange Grous
chegnka, si elle veut venir. » Plus bas : « A mon petit
poulet . L'enveloppe était déchirée et vide. On trouva
aussi par terre la faveur rose qui avait entouré l'enve
loppe.
De son côté, Petre Iliitch, à qui Fénia n'avait pu rien
apprendre, se rendit chez l'ispravnik. Là, il apprit l'évé
LES FRÈRES KARAMAZOV . 77

nement et déclara tout ce qu'il savait lui- même . La sup


position que Dmitri Fédorovitch se tuerait le lendemain
matin attira l'attention du procureur. Il fallait donc aller
sans retard à Mokroïe pour saisir le coupable avant qu'il ne
se fut fait justice lui-même.
Toutes les formalités de l'instruction terminées , les auto
rités judiciaires partirent pour Mokroïe . Seul , le médecin
resta dans la maison de Fédor Pavlovitch, ayant à faire
l'autopsie du cadavre et d'ailleurs très-intéressé par l'état
de Smerdiakov.
< Des crises d'épilepsie aussi violentes et aussi longues,
de deux jours, sans interruption, sont très- rares, dit-il, et
appartiennent à la science. >>
Il avait même affirmé au procureur et au juge d'instruc
tion que Smerdiakov n'atteindrait pas le matin.

II

Mitia regardait donc d'un air hagard autour de lui , sans


comprendre ce qu'on disait. Tout à coup il se leva, tendit
ses mains vers le ciel et s'écria :

Je ne suis pas coupable ! De ce sang-là , je ne suis
pas coupable ! Je n'ai pas versé le sang de mon père……. Je
voulais le tuer, mais je ne l'ai pas fait... Ce n'est pas moi !
A peine eut-il fini de parler que Grouschegnka parut et
tomba aux pieds de l'ispravnik .
- C'est moi ! c'est moi, la maudite , qui suis coupable !
78 LES FRÈRES KARAMAZOV .

sanglota-t-elle en se tordant les mains. C'est à cause de


moi qu'il a tué . C'est moi qui l'ai poussé à bout ! ….. J'ai
torturé aussi le vieillard, celui qui n'est plus ! C'est moi
qui suis coupable de tout ! ...
- Oui, c'est toi, toi ! cria l'ispravnik, toi , fille débau
chée !
Il la menaça du geste, mais on le maîtrisa aussitôt ; le
procureur le saisit même par les mains.
! C'est du désordre ! Mikhaël Makarovitch ! dit-il . Vous
gênez l'instruction... Vous gâtez l'affaire...
- Il faut prendre des mesures... Il faut prendre des
mesures ! dit à son tour le juge d'instruction . Cela ne se
peut tolérer.
- Jugez- nous ensemble ! continuait Grouschegnka tou
jours à genoux. Condamnez-nous ensemble ! Je le suivrai
jusqu'à l'échafaud ! …..
- Grouscha ! ma vie , mon sang , ma sainte ! dit Mitia

s'agenouillant devant elle et la serrant dans ses bras. Ne


la croyez pas ! Elle est innocente, absolument innocente !
On l'arracha vivement d'auprès elle, on l'emmena ; il
se laissa faire sans s'apercevoir de rien et ne revint à lui
qu'assis à table, entouré de gens à plaques de cuivre . En
face, sur le divan , siégeait le juge d'instruction , Nicolay
Parfenovitch, qui l'invitait constamment, avec beaucoup
de courtoisie, à boire un peu d'eau . Mais Mitia s'intéres
sait surtout aux bagues énormes qui ornaient les mains du
juge . Un peu plus loin était un jeune homme en train
d'écrire .
- Prenez donc de l'eau, dit doucement,
pour la dixième
fois, le juge d'instruction.
LES FRÈRES KARAMAZOV . 79

J'ai bu, messieurs, j'ai bu ... Eh bien ! écrasez -moi !


condamnez-moi ! décidez de mon sort...
--- Donc, vous affirmez que vous êtes innocent de la

mort de Fédor Pavlovitch, votre père?


- Innocent ! Je suis coupable pour avoir versé le sang
d'un autre, mais non pas celui de mon père . J'ai tué...
Mais il est horrible qu'on m'accuse du sang que je n'ai pas
versé ! horrible , messieurs ! Mais qui donc a tué mon père?
Qui donc a pu le tuer , si ce n'est moi ? C'est prodigieux !
c'est absurde ! c'est une impossibilité !
Précisément, qui a pu le tuer ? dit le juge.
Mais le procureur, Hippolyte Kirillovitch , jeta un coup
d'œil significatif au juge d'instruction , puis il dit à
Mitia :
- Vos inquiétudes au sujet du vieux domestique Grigori
Vassilievitch sont vaines. Sachez qu'il est vivant, malgré
le coup terrible que vous lui avez asséné comme il vous
en accuse et comme vous l'avouez. L'avis du médecin est
que Grigori guérira certainement.
Vivant ! Il est vivant !
Le visage de Mitia se rasséréna.
- Je te remercie, Seigneur, pour la grâce insigne que

tu daignes faire au pécheur, au misérable que je suis!


C'est à ma prière que tu accordes ce miracle, car j'ai prié
toute la nuit...
Il se signa trois fois.
Ce même Grigori a fait contre vous une déposition
d'une extrême gravité...
Mitia ne laissa pas achever le procureur et se leva vive.
ment.
80 LES FRÈRES KARAMAZOV .
R Un instant, messieurs ! Par Dieu , un petit instant !
je veux seulement la voir...
- Permettez ! c'est impossible maintenant ! s'exclama
Nicolay Parfenovitch .
Les gens aux plaques de cuivre se rapprochèrent de
Mitia, qui du reste s'assit sans résistance.
- Tant pis ! Je voulais seulement
lui apprendre que le
sang qui m'a tant tourmenté est lavé et que je ne suis pas
un assassin. Messieurs, vous le savez, c'est ma fiancée !
dit-il solennellement en regardant tous les assistants . Oh !
merci ! vous m'avez ressuscité !... Ce vieillard ! mais il m'a
porté dans ses bras ! Il me lavait dans une petite baignoire,
quand j'avais trois ans, quand tout le monde m'avait aban
donné. Il m'a servi de père ! ...
- Donc, vous... reprit le juge.
Permettez, messieurs, encore un instant ! interrom
pit Mitia, et s'accoudant sur la table, il cacha son visage
dans ses mains . Laissez-moi réfléchir ! Laissez - moi res
pirer, messieurs ! Tout cela est terrible... Vous frappez
sur moi... Je ne suis pas un tambour, pourtant ! Je suis un
homme, messieurs !
- Vous feriez bien de boire un peu d'eau...
Mitia releva la tête et sourit. Son regard était clair, sa
physionomie calme, il regardait les juges sans crainte et
comme s'il eût été dans une réunion d'amis.
- Je vois , Nikolay Parfenovitch, que vous êtes un juge
d'instruction très-habile, dit-il avec gaieté . D'ailleurs, je
vais vous aider. Oh ! messieurs , je suis ressuscité ! Ne
vous offensez pas si je vous parle avec franchise , d'autant
plus que je suis un peu ivre, je dois en convenir . Il me
LES FRÈRES KARAMAZOV . 81

semble avoir eu l'honneur... l'honneur et le plaisir de


vous rencontrer, Nikolay Parfenovitch, chez mon parent
Mioussov ... Messieurs , messieurs , je ne prétends pas à
l'égalité entre nous, je comprends très- bien la situation ;
-
il pèse sur moi, puisque Grigori m'accuse, -il pèse sur
moi une terrible inculpation, je le comprends très-bien .
Mais au fait, messieurs , je suis prêt, finissons-en tout de
suite, car je ne suis pas coupable et ce ne sera pas long à•
démontrer, n'est-ce pas ?
-
Ainsi, nous noterons en attendant que vous niez
radicalement votre culpabilité, dit le juge . Prenez note,
dit- il au scribe.
― Prendre note ! prendre note de cela ? Soit, j'y con
sens, je donne mon plein consentement, messieurs... Seu
lement, voyez -vous ? ... Attendez , écrivez ceci : il est
coupable d'avoir fait du désordre , d'avoir donné à un
pauvre vieillard des coups violents ; de cela , il est cou
pable... et aussi , en moi-même , dans ma pensée , je me
sens coupable... mais cela il ne faut pas l'écrire, c'est par
ticulier, cela ne vous regarde pas, c'est du for intime...
Quant à l'assassinat de mon vieux père , je ne suis pas cou
pable de ce crime hideux ! Je vous le prouverai, je vous
en convaincrai tout de suite. Vous rirez vous-même de
votre méprise.
- Tranquillisez-vous, Dmitri Fédorovitch, dit le juge ;
avant de continuer l'interrogatoire , je voudrais , si vous
consentez à répondre , savoir de vous- même s'il est vrai
que vous étiez , le défunt et vous, en mauvais termes, que
vous ne l'aimiez pas et que vous aviez des querelles
ensemble... Ici même, il y a un quart d'heure , vous avez
82 LES FRÈRES KARAMAZOV .

dit que vous aviez voulu le tuer : « Je ne l'ai pas tué,


avez- vous dit, mais j'ai voulu le tuer. ›
――― L'ai-je dit ? Peut- être bien. Oui , plusieurs fois , j'ai eu
l'intention de le tuer... Malheureusement !
- Vous en aviez l'intention ? Voulez-vous consentir à
nous expliquer d'où provenait cette haine contre votre
père ?
- Mais quelles explications voulez-vous , messieurs ? dit
Mitia en haussant les épaules. Je n'ai pas caché mes senti
ments, toute la ville les connaît . Il n'y a pas bien long
temps que je les ai encore déclarés dans la cellule du starets
Zossima... Le soir du même jour, j'ai frappé et presque
assommé mon père et j'ai juré devant témoins que je
reviendrais le tuer... Oh ! oui , mille témoins ! J'ai crié cela
pendant tout un mois ! Toute la ville en témoignera ! ... Les
faits hurlent ; mais les sentiments, c'est une autre affaire !
Voyez- vous, messieurs, je ne crois pas que vous ayez le
droit de me questionner là-dessus. Quoique vous soyez
les représentants de l'autorité , mes sentiments intérieurs
n'ont rien à démêler avec vous. Mais... puisque je ne les ai
pas cachés, puisque je les ai dits à tout le monde, alors...
alors je ne vous en ferai pas un mystère . Voyez-vous , mes
sieurs, je comprends à merveille que les charges contre
moi sont accablantes : j'ai juré de le tuer, et voilà qu'il est
tué ! Qui peut, sinon moi , avoir fait le coup ? Ah ! ah ! Je
vous excuse, messieurs, je vous excuse absolument, car
je suis moi-même très- étonné : qui peut avoir fait le coup,
n'est-ce pas? Si ce n'est pas moi, qui est- ce donc ? Qui ?
Messieurs, je veux le savoir ! J'exige de vous que vous me
disiez où il a été tué, comment et avec quelle arme.
LES FRÈRES KARAMAZOV. 83

Il regarda successivement le procureur et le juge avec


lenteur.
- Nous l'avons trouvé gisant à terre, dans son cabinet,
la tête fracassée, dit le procureur.
- C'est terrible, messieurs !
Mitia frémit et, s'accoudant de nouveau sur la table, il
se cacha les yeux avec sa main droite.
- Continuons, dit Nicolay Parfenovitch. Donc , d'où
provenait votre haine ? Vous avez , je crois, déclaré publi
quement que cette haine était née de la jalousie.
- Eh ! oui , la jalousie et encore autre chose.
-Des questions d'argent?
- Eh ! oui, l'argent y était aussi pour quelque chose.
Il me semble qu'il s'agissait de trois mille roubles
que votre père vous redevait sur votre héritage maternel
et qu'il avait refusé de vous donner.
- Comment ! trois mille ? Plus de six mille , plus de

dix mille peut-être ! Je l'ai crié partout, je l'ai dit à tout


le monde. Mais j'étais résolu à faire la paix pour trois
mille roubles . Il me les fallait , coûte que coûte... De sorte
que ce paquet caché sous un coussin , je le savais, et qu'il
A destinait à Grouschegnka , je le considérais comme ma
propriété ; oui , messieurs, comme mon indiscutable pro
priété...
Le procureur échangea avec le juge un regard signifi
catif.
- Nous reviendrons là-dessus, dit aussitôt le juge. En
attendant, vous nous permettrez de noter ce point : que
vous considériez cet argent, lequel était enfermé dans une
enveloppe cachetée, comme votre propriété indiscutable.
84 LES FRÈRES KARAMAZOV .

= Écrivez , messieurs ! Je me rends très-bien compte


que c'est encore une charge contre moi, mais cela m'est
égal. Je m'accuse moi-même, entendez-vous ? moi-même...
Voyez-vous, messieurs, je crois que vous vous méprenez
à mon égard ; vous me croyez un tout autre homme que je
ne suis. Je vous parle loyalement , noblement, en homme
qui a fait une foule de bassesses, mais qui resta toujours un
être noble , intérieurement , au fond de lui- même... en un
mot... je ne sais comment m'exprimer... J'ai souffert toute
ma vie de cette soif de noblesse . J'étais le martyr de cet
idéal ; je le recherchais avec une lanterne de Diogène , et
pourtant je n'ai fait que des bassesses, comme nous tous,
messieurs... C'est-à-dire, non , je me trompe... il n'y a que
moi de tel !... Messieurs , j'ai mal à la tête... Son physique
me faisait horreur... quelque chose de malhonnête, d'ef
fronté... Il souillait toutes choses... bouffonnerie perpé
tuelle , cynisme... dégoûtant ! Mais maintenant qu'il est
mort, je pense autrement. +
― Comment cela, autrement ?
- C'est-à- dire pas autrement, mais je regrette de l'avoir
tant détesté .
- - Vous avez des remords ?
―――― Non, je ne dirai pas des remords, n'insinuez pas
cela... Je ne suis pas bon moi-même, messieurs , ni bien
joli, et je n'avais donc pas le droit de lui en vouloir pour
sa laideur et sa méchanceté... Cela, inscrivez - le si vous
voulez.
A mesure qu'il parlait, Mitia devenait de plus en plus
morne. Mais tout à coup Grouschegnka, qu'on avait éloi
gnée et que gardait un moujik à plaque de cuivre, bous
LES FRÈRES KARAMAZOV . 85

culant Maximov qui était assis auprès d'elle , se préci


pita sur Mitia d'une manière si inattendue qu'on ne put.
l'arrêter. Mitia se jeta au-devant d'elle . Mais on la saisit
aussitôt et il fallut quatre hommes pour les séparer.
- Que vous a-t-elle fait ? s'écria Mitia. Elle est innocente !
Le procureur et le juge s'efforcèrent de le tranquil
liser.
Dix minutes se passèrent ainsi . Puis Mikhaël Makaro
vitch entra :
- Elle est en bas , dit-il au procureur. Me permettez
vous maintenant, messieurs, de dire à ce malheureux un
mot devant vous, messieurs, devant vous ?
- Faites , Mikhael Makarovitch , nous n'avons rien à
dire à cela .
- Dmitri Fédorovitch , écoute , mon petit père.

Sa physionomie exprimait une pitié profonde et quasi


paternelle.
- J'ai emmené Agrafeana Alexandrovna en bas et je

l'ai confiée aux filles du patron . Le petit Maximov est


aussi auprès d'elle. Je l'ai rassurée , je lui ai fait com
'prendre qu'il faut que tu te justifies, qu'elle ne doit pas
se troubler, autrement tu pourrais augmenter les charges
contre toi, comprends-tu? Elle est intelligente et bonne,
elle m'a baisé les mains et puis elle a prié pour toi . Elle
m'a envoyé te dire d'être calme . Il faut, mon ami , que
j'aille lui dire qu'en effet tu es plus calme, n'est-ce pas?
Je suis coupable envers elle, oui , messieurs, c'est une
âme chrétienne et bonne, elle est innocente ! Puis-je lui
dire que tu es plus calme, Dmitri Fédorovitch?
Le bonhomme était ému par le spectacle de cette double
86 LES FRERES KARAMAZOV .

douleur . Des larmes coulaient sur ses joues ridées . Mitia


s'avança vivement vers lui .
- Permettez-moi, messieurs , oh ! permettez ! Vous êtes
un ange, Mikhaël Makarovitch, un ange ! Merci pour elle !
Je suis calme , je suis même heureux . Ayez la bonté de le
lai dire. Je vais même rire si vous voulez ! Nous allons en
finir tout de suite et, aussitôt libre , j'irai chez elle . Qu'elle
m'attende. Maintenant, messieurs , je vais vous ouvrir mon
cœur afin que nous terminions tout cela joyeusement.
Nous finirons par rire ensemble. Mais , messieurs , cette
femme, c'est la reine de mon âme, souffrez que je vous
le dise... Je vois que j'ai affaire à de nobles cœurs . Elle
est la lumière , la pureté de ma vie. Oh ! si vous saviez ! ...
Avez-vous entendu ces cris : « Je te suivrai jusqu'à l'écha
faud ! » Que lui ai-je donné, moi qui n'ai rien ? Pourquoi
m'aime-t-elle ? Est-ce que, je mérite qu'elle m'aime ? Je
suis un être ignoble, éhonté... Un tel amour !... Pardonnez
moi tout ce que je vous dis là ... Maintenant je suis con
solé!...
Des larmes de joie jaillirent de ses yeux . Le vieil ispra
vnik souriait. Les juges mêmes sentaient que l'instruction
entrait dans une phase nouvelle.
Quand l'ispravnik fut parti, Mitia s'écria :
-Eh bien, messieurs, je suis à vous maintenant.
L'interrogatoire recommença .
LES FRÈRES KARAMAZOV . 87

ill

Nous ne pouvons vous dire assez combien vos bonnes


dispositions facilitent notre besogne , dit Nicolay Parfe
novitch visiblement satisfait. Cette sorte de confiance
mutuelle est indispensable dans les affaires de cette impor
tance, et c'est le meilleur mode de justification que puisse
employer l'inculpé . Nous ferons donc tout ce qui dépendra
de nous , comme vous faites vous - même... N'est- ce pas
votre sentiment, Hippolyte Kirillovitch? demanda-t-il au
procureur.
- Certes, répondit le procureur , toutefois avec une
sécheresse accentuée.
Messieurs , laissez-moi vous faire un récit rapide de
tous ces événements . Veuillez ne pas m'interrompre inu
tilement.
- Très-bien, mais avant de vous entendre, permettez
moi de constater ce petit fait, que vous avez emprunté
hier soir dix roubles à votre ami Petre Iliitch, en lui lais
sant en gage vos pistolets .
Oui, messieurs, j'ai fait cet emprunt, et puis ?
· Racontez-nous donc avec ordre l'emploi de votre
journée d'hier, depuis le matin .
Il fallait me le demander tout de suite ! dit en riant
Mitia. Voulez-vous que je vous dise aussi ce que j'ai fait
avant-hier? Ainsi... Il y a trois jours , je suis allé , dès le
88 LES FRÈRES KARAMAZOV.

matin, chez le marchand Samsonnov pour lui emprunter


trois mille roubles, sur gages certains . J'avais un très
pressant besoin de cette somme.
Permettez... dit avec politesse le procureur . Pour
quoi aviez-vous un si pressant besoin de cette somme ?
- Eh ! messieurs , que de détails ! Où? comment ? pour
quoi? Billevesées !... Il y aura bientôt de quoi remplir trois
volumes avec un épilogue, si nous allons de ce train !
Mitia parlait du ton de bonhomie d'un homme déter
miné à dire la vérité.
― Messieurs, se reprit-il, ne m'en veuillez pas pour

cette brusquerie , croyez que je vous rends tous les res


pects qui vous sont dus. Je ne suis pas ivre. Je sais que
je suis à vos yeux un criminel , il n'y a pas d'égalité entre
nous ; votre devoir est de m'étudier, mais convenez que
vous embarrasseriez Dieu lui-même avec ces questions :
Qu'as -tu fait ? qu'as-tu dit ? où es- tu allé ? comment ?
quand? Je puis dire... je ne sais quoi , vous en prendrez
note, et qu'est-ce que cela prouvera ? Rien . Je vous prie
donc de ne pas vous en tenir trop étroitement à la pro
cédure classique qui déduit d'un petit fait comme : Qu'a
t-il mangé? Quand a-t-il craché ? une grosse conclusion , et à
l'accusé étourdi de détails pose tout à coup la question
terrible As-tu tué? Ah ! ah !, voilà toute votre ruse !
Employez ce procédé avec des moujiks : avec moi , non !
J'ai servi, je connais les choses... Ah ! ah ! ah ! Ne vous
fâchez pas contre Mitia Karamazov : on peut lui pardon
ner un peu d'insolence, c'est dans son caractère... Ah !
ah !ah!

Le juge riait. Le procureur restait grave et suivait


LES FRÈRES KARAMAZOV . 89

attentivement tous les changements de physionomie de


Mitia.
―――――――― Mais, dit le juge en continuant de rire, vous ne pou -

vez nous reprocher d'avoir voulu vous entortiller de ques


tions telles que : Comment vous êtes-vous levé ce matin ?
Nous avons procédé avec une franchise que je qualifierais
d'exagérée .
- Je comprends, j'apprécie toute votre bonté. Vous
êtes de nobles âmes, tous trois. Il règne entre nous la
confiance réciproque de gens du monde liés par des sen
timents communs de noblesse et d'honnêteté . En tout cas ,
laissez-moi vous considérer comme • mes meilleurs amis
dans cette pénible occurrence . Je ne vous offense pas en
vous parlant ainsi ?
- Au contraire, vous dites très-bien , Dmitri Fédoro

vitch, répondit sérieusement le juge.


- Donc, pas de futilités , messieurs, allons au fait.
-- Rien de plus raisonnable, dit à son tour le procu

reur . Mais je voudrais que vous eussiez déjà répondu à "


cette question, pour nous de la dernière importance : Que
vouliez-vous faire de ces trois mille roubles ?
- Une chose ou une autre... qu'importe ? ... Payer une
dette !
A qui ?
Cela, je refuse absolument de le dire, messieurs . Non
pas que je ne le puisse ou que je ne l'ose, mais c'est pour
moi un principe : cela concerne ma vie privée, et je ne
permets à personne d'y toucher. Votre question n'a pas
trait à l'affaire . Il s'agissait d'une dette d'honneur, je ne
dois pas dire envers qui.
90 LES FRÈRES KARAMAZOV.

- Vous jugerez bon que nous en prenions note, dit le


procureur.
Je vous en prie , écrivez que je refuse de le dire et
que je ne le dirai pas, car je considère qu'il serait indé
licat de ma part de le dire... Oh ! qu'il faut que vous ayez
du temps à perdre, messieurs, pour tant écrire !
- Permettez-moi , monsieur , de vous prévenir, de vous
rappeler encore une fois, dit d'un ton sévère le procureur,
que vous avez tous les droits de ne pas répondre à nos
questions, que nous n'avons , nous , nullement le droit
d'exiger de vous des réponses qu'il ne vous plaît pas de
nous faire pour tel ou tel motif. Mais il est de notre devoir
de vous avertir de tout le tort que vous vous causez en re
fusant d'éclairer la justice . Maintenant , veuillez continuer.
- Messieurs, croyez que je ne me considère pas comme

offensé par... murmura Mitia un peu confus de cette


observation, et, s'interrompant au milieu de sa phrase, il
entama le récit les événements que nous connaissons
déjà . Quand il en vint à sa -visite chez Fénia , il s'écria
malgré lui :
― Si je n'ai pas tué cette femme, messieurs , c'est uni .

quement que je n'en avais pas le temps alors!


Le scribe consigna soigneusement cette exclamation .
Mitia se tut un instant, puis expliqua comment il était
entré dans le jardin de son père. Tout à coup , le juge
l'interrompit, et dépliant une grande serviette qui était
auprès de lui sur le divan , il en sortit le pilon.
- Connaissez -vous cet objet ?

- Ah ! cùi . Donnez donc que je voie ... Au diable ! non!


je n'en veux pas.
LES FRERES KARAMAZOV . 91
- Vous avez oublié d'en parler.
- Que diable ! croyez - vous que je voulais le cacher ?

Je n'y pensais pas, voilà tout.



Daignez donc nous expliquer comment vous vous
êtes procuré cette arme .
- Je daigne, messieurs...
Et Mitia conta comment il avait pris le pilon chez Fénia
et s'était enfui.
Mais quelle intention aviez - vous en prenant cet
objet?
― Quelle intention ? Aucune. J'ai pris et je me suis
sauvé, voilà !
- Mais comment l'auriez- vous pris sans intention ?

La colère commençait à naître en Mitia . Il regarda


attentivement le tout jeune juge, le gamin ! pensait-il ,
et il sourit d'un mauvais sourire , se repentant d'avoir
parlé avec tant de franchise ‹ à de telles gens » .
- Je me moque de votre pilon ! s'écria- t-il tout à coup.
- Cependant...
- Eh bien ! c'est pour les chiens... il faisait sombre ...

pour n'importe quoi.


- Auparavant, vous armiez-vous aussi quand
vous
sortiez la nuit, puisque vous craignez tant l'obscurité ?
― Eh ! que diable ! messieurs,
il est impossible, litté
ralement impossible de parler avec vous ! s'écria Mitial
exaspéré. Écris, dit-il au scribe , écris immédiatement,
tout de suite : « Il a pris ce pilon pour aller tuer son
père... Fédor Pavlovitch... pour lui fracasser la tête. »
Êtes-vous contents, messieurs? dit-il d'un air provocant.
Il est évident que nous ne pouvons prendre en consi
92 LES FRÈRES KARAMAZOV .

dération une telle déposition, faite dans la colère qu'excitent


en vous nos questions, que vous considérez comme insi
gnifiantes, quoiqu'elles soient très-graves.
- Mais, voyons, messieurs ! J'ai pris ce pilon , pourquoi ?
Je ne le sais pas. J'ai pris et je me suis enfui, vous dis-je !
Voilà tout. Soyez donc raisonnables , messieurs , passons !
Autrement, je vous jure que je n'ajouterai pas un mot .
Il était au moment de déclarer que « Eh bien ! il ne
dirait plus rien , dût-on l'envoyer à l'échafaud ! Mais il
se maîtrisa et reprit :
― Voyez-vous , messieurs , en vous écoutant , il me

semble faire un certain rêve qui m'est familier : je suis


poursuivi par je ne sais qui , un inconnu dont j'ai
grand'peur ; c'est la nuit, mon inconnu me cherche , je
me cache derrière une porte , derrière une armoire, je
suis lâche ; il sait très-bien où je me suis caché , mais il
feint de l'ignorer , pour me torturer davantage, pour jouir
de mon épouvante... C'est ce que vous faites maintenant,
c'est tout à fait cela.
- Vous avez de tels rêves? observa le procureur.
- Oui, j'ai de tels rêves . Voulez-vous le noter ?
- Non, mais ils sont curieux, vos rêves .
Maintenant, ce n'est plus un rêve , c'est la réalité ,
messieurs, c'est le réalisme de la vie réelle . Je suis un
loup , vous êtes des chasseurs .
- La comparaison est outrée , dit doucement le juge.
-
Non pas, messieurs ! dit Mitia avec une colère sou
daine. Vous pouvez refuser de croire à la franchise d'un
accusé quelconque que vous torturez avec vos questions ,
non à celle d'un homme noble , messieurs, qui vous parle
LES FRÈRES KARAMAZOV. 98

dans toute la noblesse de son âme . Messieurs , non , vous


n'en avez pas le droit ! Mais
Silence, mon âme!
Patiente, humilie-toi, rentre en toi-même.

Faut-il continuer ? demanda-t-il brusquement .


-
Comment donc? je vous en prie, fit Nikolay Parfe
novitch.

IV

Mitia reprit son récit, avec un peu d'irritation, mais il


était évidemment résolu à n'omettre aucun détail . Il
expliqua comment il avait escaladé la clôture , comment il
s'était approché de la fenêtre et tout ce qui alors s'était
passé en lui-même. Avec précision, avec lucidité, il ana
lysa les sentiments qui l'avaient envahi en cet instant où
il désirait si violemment savoir si Grouchegnka était ou
n'était pas chez Fédor Pavlovitch. Chose remarquable , le
procureur et le juge l'écoutaient maintenant avec une
extrême et presque hostile contention ; ils le regardaient
sévèrement et lui posaient le moins de questions possible.
Mitia ne pouvait rien lire sur leurs visages . << Sont-ils
offensés ? » se demandait- il . « Eh bien, au diable ! » Quand
il en vint à dire qu'il avait fait à son père le signal con
venu pour l'arrivée de Grouschegnka, le juge et le procu
reur semblèrent ne point prendre garde au mot signal,
94 LES FRÈRES KARAMAZOV

comme s'ils ne le comprenaient pas, comme s'ils en igno


raient le sens. Mitia remarqua ce détail.
Après avoir décrit la rage soudaine qui s'était élevée en
lui au moment où, apercevant la figure de son père pen
chée hors de la fenêtre , il avait saisi le pilon , il s'arrêta
inopinément , comme exprès . Il regardait la muraille, sen
tant très-bien, braqués sur lui, les regards perçants de ses
juges.
-Eh bien ! dit Nikolay Parfenovitch, vous avez saisi
votre arme et... et qu'avez-vous fait ?
― Et... et j'ai tué ... J'ai asséné à mon père un coup

de pilon et je lui ai fracassé le crâne... N'est- ce pas ? c'est


ainsi , d'après vous?
Ses yeux étincelaient . Toute sa colère, naguère apaisée,
se réveillait en lui, se révoltait avec une violence irrésis
tible.
- D'après nous, approuva Nikolay Parfenovitch. Mais,
d'après vous ?
Mitia baissa les yeux et resta assez longtemps sans
parler.
- D'après moi, messieurs, d'après moi , voici comment

la chose s'est passée, reprit-il doucement . Est-ce ma mère


qui en ce moment priait Dieu pour moi ? Est- ce un bon
esprit qui me baisa au front en passant ? Je ne sais, mais
le diable a été vaincu. Je m'enfuis de la fenêtre et courus
vers la barrière... C'est alors que mon père m'aperçut et,
prenant peur , se retira vivement de la fenêtre , je l'ai
vu au moment de m'enfuir... J'enjambais déjà la clôture
quand Grigori me saisit...
Mitia leva enfin les yeux sur ses juges : ils l'écoutaient
LES FRÈRES KARAMAZOV . 95

avec calme. Un frémissement de colère agita de nouveau


son âme.
Messieurs, vous vous riez de moi !
1 - D'où concluez- vous cela ? demanda Nicolay Parfe
novitch.
- Vous ne croyez pas un mot de ce que je vous dis !

Je sens très-bien que je suis arrivé au point capital : le


vieillard est là, gisant , la tête fracassée ; je raconte tragi
quement que j'ai voulu le tuer , que j'ai même saisi le
pilon ― et voilà, je me sauve ! Une tragédie à mettre en
vers ! Allez croire à la bonne foi d'un tel gaillard ! Ha !
ha ! ... Eh ! vous autres, messieurs , vous êtes des plaisan
tins !
Il s'agita sur sa chaise si violemment qu'elle craqua.
- Avez-vous remarqué, dit le procureur, comme s'il

ne s'apercevait pas de l'animation de Mitia , en vous


enfuyant, si la porte du jardin était ouverte !
- Non, elle n'était pas ouverte !
- Ah ?
Elle était fermée . Qui aurait pu l'ouvrir ? Bah ? la
porte ?... Attendez ... continua, Mitia en frissonnant, vous
avez vu la porte ouverte ?
- Oui.
- Mais qui a pu l'ouvrir , si ce n'est vous-même ?
-
La porte était ouverte, et l'assassin de votre père
a certainement passé par là pour entrer et pour sortir ,
dit le procureur d'un ton posé en détachant nettement
chaque mot. Cela me paraît très - clair. L'assassinat a été,
c'est incontestable , commis dans la chambre, et non pas à
travers la fenêtre. Cela résulte évidemment de l'examen
96 LES FRÈRES KARAMAZOV .

que nous avons fait du lieu du/ crime et de la position du


corps. Il n'y a pas de doute à cet égard .
Mitia demeurait abasourdi.
- Mais c'est imposible, messieurs ! Je ..... ne suis pas

entré... Je vous dis que la porte est restée fermée durant


tout le temps que j'ai passé dans le jardin , je me suis tenu
sous la fenêtre, et ce n'est qu'à travers la fenêtre que j'ai
vu mon père... Je me rappelle tous les détails . D'ailleurs
le signal n'était connu que de lui, de moi et de Smerdiakov,
et sans signal mon père n'aurait pas ouvert.
- Quel signal ? demanda le procureur avec
une curio-
sité fiévreuse.
Il perdait tout son sang-froid , il insinuait sa question
comme on rampe, pressentant un fait important et encore
inconnu et craignant que Mitia refusât de dévoiler ce
secret.
-
Ah ! vous ne le saviez pas, dit Mitia en clignant de
l'œil avec un sourire ironique . Et qu'arriverait - il si je
refusais de répondre ? Qui vous dirait la chose à ma place?
Le défunt , moi , Smerdiakov et le bon Dieu sommes seuls à
connaître ce mystère . Pour le bon Dieu , il ne vous répon
dra pas. C'est un point très -intéressant, le diable sait tout
ce qu'on en pourra déduire ! Consolez-vous , messieurs, je
vais vous le dévoiler, vos craintes sont chimériques. Vous
ne me connaissez pas : l'accusé déposera contre lui-même,
oui , car il est un chevalier d'honneur ; quant à vous...
Le procureur avala sans faire la grimace ces amères
pilules. Il frémissait seulement d'impatience.
Mitia expliqua tous les signaux concertés entre Fédor
Pavlovitch et Smerdiakov .
LES FRÈRES KARAMAZOV. 97
Maintenant échafaudez là-dessus un nouveau sys
tème, conclut-il en se détournant avec mépris.
Alors votre défunt père , vous et le domestique Smer
diakov, connaissiez seuls ces signaux ? insista le juge.
- Oui , et le bon Dieu . Notez donc le bon Dieu , ça
pourra vous servir.
― Donc, puisque vous affirmez que vous êtes innocent,

ne serait- ce pas Smerdiakov qui aurait donné le signal


'pour que votre père ouvrît la fenêtre et qui... aurait fait
le coup?
Mitia jeta sur le procureur un regard ironique , si iro
nique et si outrageant que Hippolyte Kirillovitch battit
involontairement des paupières .
Vous tendez au renard un nouveau piége, vous lui
avez pris la queue dans la porte , hi ! hi ! Je lis dans votre
jeu, procureur, vous pensiez que je ne manquerais pas de
me lever et de crier à pleins poumons : Eh ! oui , c'est
Smerdiakov ! Avouez que vous l'avez pensé, avouez- le si
vous voulez que je continue !
Le procureur n'avoua rien, il attendit en silence.
- Vous vous êtes trompé , je ne crierai pas que c'est
Smerdiakov.
- Et vous ne le soupçonnez même pas ?
- Et vous, le soupçonnez-vous ?
-Nous le soupçonnions, lui aussi.
Mitia baissa les yeux.
Parlons sérieusement. Écoutez . Dès le commence
ment, dès que je suis entré avec vous dans cette chambre,
la pensée m'en est venue c'est Smerdiakov. Je pensais
à lui en vous répétant que j'étais innocent de ce crime.
II. 4
98 LES FRÈRES KARAMAZOV .

Tout à l'heure encore, j'y pensais, j'y ai pensé pendant


une seconde, puis aussitôt je me suis dit : « Non, ce n'est
pas lui, il en est incapable. >
-
Ne soupçonnez-vous pas , alors, quelque autre per
sonne ? dit cauteleusement Nicolay Parfenovitch.
- Je ne sais qui , Dieu , le diable peut-être, je ne sais...
Mais Smerdiakov, non ! dit d'un air décidé Mitia.
16 ― Pourquoi affirmez-vous avec tant d'insistance
que ce
n'est pas lui?
- Par conviction. C'est mon sentiment. Smerdiakov
est d'une nature basse et lâche... et lâche, c'est trop peu
dire, c'est un tas de lâchetés, toutes les lâchetés du monde
mises debout sur deux pieds . Il est né d'une poule . Chaque
fois qu'il avait à me parler , il tremblait de frayeur, s'ima
ginant que j'allais le tuer, alors que je ne pensais même
pas à lever la main . Il tombait à mes genoux en pleurant,
il baisait mes bottes en me suppliant de ne pas lui faire
peur. Entendez-vous ? de- ne - pas-lui-faire peur ! et je lui
ai même offert des cadeaux . C'est une poule épileptique ,
d'une intelligence très-médiocre ; un gamin de huit ans
pourrait le battre. Non, ce n'est pas Smerdiakov ! il n'aime
même pas l'argent , il a toujours refusé mes cadeaux.....
D'ailleurs, pourquoi aurait-il tué le vieillard ? Il est peut
être le fils naturel de Fédor Pavlovitch, savez -vous cela ?
― Nous connaissons cette légende . Mais n'êtes- vous pas
aussi le fils de Fédor Pavlovitch ? Pourtant vous avez dit
vous-même que vous vouliez le tuer.
― Encore une pierre dans mon jardin ! Quel ignoble
procédé ! Vous ne réussirez pas à m'effrayer. O messieurs ,
n'est-ce pas indigne à vous de me dire cela, quand c'est
LES FRERES KARAMAZOV . 99

moi-même qui vous ai confié cette secrète pensée ? Non


´seulement j'ai voulu , mais j'ai pu le tuer et j'ai même
déclaré tout à l'heure que j'ai failli, un jour, le tuer . Mais
je ne l'ai pas tué ! mon ange gardien m'a sauvé ! Pour
quoi ne pouvez - vous pas comprendre ? C'est ignoble,
ignoble ! Je n'ai pas tué ! je n'ai pas tué ! je n'ai pas tué !
Entendez-vous, procureur, pas tué !
Il étouffait.
- Et que vous a dit Smerdiakov ? reprit-il après un
silence. Puis-je vous le demander ?
- Vous pouvez nous demander tout ce qu'il vous

plaira, dit le procureur sévèrement et froidement , tout ce


qui concerne l'affaire , et je vous répète qu'il est de notre
devoir de répondre à toutes vos questions. Nous avons
trouvé le domestique Smerdiakov sans connaissance, dans
son lit, en proie à une forte crise d'épilepsie, la dixième
peut -être qu'il avait eue depuis la veille. Le médecin
qui nous accompagnait pense que le malade ne passera
pas la nuit.
- Alors c'est le diable qui a tué mon père !

- Nous reviendrons là-dessus, dit Nicolay Parfenovitch ;


voulez-vous continuer votre déposition?
Mitia demanda quelques minutes de répit, qui lui furent
accordées avec courtoisie.
Après un long silence il reprit son récit, mais on voyait
que cela lui était pénible ; il était las, blessé, troublé jus
qu'au fond de l'âme. Le procureur, comme exprès, se mit
à l'irriter avec des « futilités » . A peine Mitia eut-il fini
d'expliquer comment, étant à cheval sur le mur, il avait
asséné un coup de pilon sur la tête de Grigori, puis était
100 LES FRÈRES KARAMAZOV .

redescendu dans le jardin pour examiner le blessé, le pro


cureur l'arrêta et le pria d'expliquer avec plus de détail
comment il était assis sur le mur. Mitia fit un mouvement
de surprise.
--- Mais... à cheval ! une jambe d'un côté , l'autre de
l'autre...
- Et le pilon ?
-- Je l'avais à la main.
- Il n'était pas dans votre poche? Vous en êtes sûr ? et
avez-vous dû faire un très-grand geste ?
- C'est probable . Pourquoi ?
- Si vous vous placiez sur votre chaise comme vous

étiez sur le mur, pour nous bien faire comprendre com


ment et de quel côté vous avez frappé?
Est-ce que vous vous moquez de moi ? demanda Mitia
en regardant avec hauteur Hippolyte Kirillovitch qui resta
impassible.
t Puis il se mit à cheval sur sa chaise, fit un geste con
vulsif et dit :
- Voilà comment j'ai frappé ! Voilà comment j'ai tué !
cela vous suffit-il?
Je vous remercie. Seriez-vous assez aimable pour
nous expliquer pourquoi vous êtes redescendu dans le jar
din, dans quel but ?
— Eh ! diable ! ... C'est pour voir
le blessé que je suis
redescendu ... je ne sais pas pourquoi !...
- Malgré votre trouble ? en pleine fuite ?
-
— Oui, malgré mon trouble et en pleine fuite !
Vous vouliez lui venir en aide ?
- Quoi ? Oui, peut-être... en aide...je ne me rappelle plus.
LES FRÈRES KARAMAZOV. 101

Vous ne saviez plus ce que vous faisiez .


- Pardon , je le savais très-bien . Maintenant encore je
me rappelle les plus minces détails. Je suis redescendu
pour voir... j'ai essuyé son sang avec mon mouchoir .
--- Nous avons vu votre mouchoir. Vous espériez
ramener le blessé à la vie ?
Je ne sais pas... Je voulais tout simplement savoir
s'il vivait encore .
- Ah ! vous vouliez savoir ? Eh bien?

Je ne suis pas médecin , je n'ai pu me faire aucune


conviction et je suis parti en craignant de l'avoir tué .
Très-bien, je vous remercie, c'est tout ce qu'il me
fallait. Veuillez continuer.
Le procureur était satisfait de lui-même . « J'ai poussé
à bout cet homme irritable , pensait-il, je l'ai houspillé
avec des futilités et il a donné dans le panneau . »
Mitia se disposait à continuer, quand Nikolay Parfeno
vitch l'interrompit :
- Comment avez-vous pu aller chez Petre Iliitch avec

votre visage et vos mains souillés de sang.


→ Mais je n'en savais rien !
- C'est vraisemblable.
Mitia allait s'étendre sur son dessein de laisser le
chemin libre , mais il ne pouvait se résoudre à parler
devant ces hommes de la reine de son cœur » . Aux
questions qu'on lui faisait, il répondait maintenant avec
une netteté et une sécheresse imprévues.
-
Eh bien , j'étais résolu à me tuer. Que faire désor
mais? L'ancien amant de Grouschegnka venait réparer le
tort qu'il lui avait fait, derrière moi la honte et puis ce
102 LES FRÈRES KARAMAZOV .

sang, ce sang de Grigori : pourquoi vivre ? Je suis allé


dégager mes pistolets pour pouvoir , dès le matin , me
loger une balle dans la tête .
-- Et, cette nuit, une fête à tout casser ?
-- Et cette nuit une fête à tout casser... Que diable !
messieurs, finissons-en plus vite ... J'étais décidé à me
tuer à cinq heures du matin . J'avais même écrit un petit
billet... Il est encore dans ma poche... Je l'ai écrit chez
Perkhotine. Le voici , lisez.
Il jeta sur la table le billet plié en quatre. Les juges le
lurent avec curiosité, et, comme il va sans dire, l'ajou
tèrent au dossier.
G Et vous n'aviez même pas pensé à laver vos mains
avant d'entrer chez Perkotine ? vous ne craigniez aucun
soupçon?
- Oh! quel soupçon? Qu'on me soupçonnât
ou non,
ça m'était bien égal . Comme je devais me tuer demain
matin à cinq heures, on n'aurait eu le temps de rien faire
contre moi . Sans la mort de mon père, vous n'auriez rien
su et vous ne seriez pas venus ici ! C'est le diable qui s'est
mêlé de tout cela ; c'est lui qui a tué mon père , et c'est
lui qui vous a si vite amenés ici ! Car , comment avez
vous pu venir si vite? C'est un prodige !
- M. Perkhotine nous a informés qu'en entrant
chez
lui vous teniez dans vos mains ... dans vos mains en
sanglantées , votre argent... une grosse somme... une
liasse de billets de mille roubles. Son groom aussi vous a
TU.
- En effet, messieurs , c'est vrai .

- Une petite question , dit très-doucement Nicolay Par


LES FRÈRES KARAMAZOV . 103

fenovitch Où aviez- vous pris tant d'argent, alors qu'il


ressort de l'instruction que vous n'êtes même pas entré
chez vous ?
Le procureur fronça les sourcils . Ce système d'interro
gatoire direct lui déplaisait.
- Non, je ne suis pas entré chez moi , dit Mitia tran

quillement.
- Permettez - moi dans ce cas de vous répéter ma ques

tion , insinua le juge : Où avez-vous trouvé une pareille


somme, puisque, d'après vos propres aveux, à cinq heures
du soir de la même journée...?
-...J'avais besoin de dix roubles, et que j'avais engagé
mes pistolets chez Perkhotine pour avoir ces dix roubles ?
Eh bien...je me suis rendu chez madame Khokhlakov pour
lui demander trois mille roubles que, d'ailleurs, elle ne m'a
pas donnés... Eh ! oui, messieurs , j'étais dans le dénûment
le plus complet, et tout à coup... des milliers ! Eh , eh!
messieurs, savez-vous ? je suis sûr que vous avez peur
tous les deux maintenant : « Qu'arrivera-t-il, s'il refuse de
dire où il a pris cet argent ? » Eh bien, je ne vous le
dirai pas, messieurs , vous avez deviné juste : « vous- ne
le-sau-rez-pas », dit Mitia en marquant nettement chaque
syllabe .
Un silence.
- Comprenez , Dmitri Fédorovitch Karamazov , qu'il

nous est très- nécessaire de savoir... dit doucement Nikolay


Parfenovitch.
- Je le comprends, mais je ne le dirai pas .
Le procureur, à son tour, répéta à l'accusé qu'il avait
le droit de ne pas répondre , s'il le jugeait utile , mais que,
104 LES FRÈRES KARAMAZOV .

vu le tort qu'il se faisait à lui - même, vu surtout l'impor


tance de cette question...
― Et ainsi de suite , messieurs, et ainsi de suite ! Assez !

j'en ai assez ! s'écria Mitia. Je comprends très - bien l'im


portance de cette question : c'est le point capital . Pour
tant je ne répondrai pas .
- Mais quel intérêt pouvons-nous avoir ici ? dit avec
irritation Nikolay Parfenovitch . C'est à vous-même que
vous nuisez .
- Voyez-vous, messieurs, j'ai pressenti dès les premiers

mots que nous devions nous heurter sur ce point. Mais


au commencement de cet interrogatoire tout était devant
moi comme dans un brouillard, tout allait de soi-même, au
point que j'ai eu la simplicité de vous proposer une con
fiance mutuelle . Maintenant, je vois que cette confiance
était impossible , puisque nous devions arriver à ce mur :
et nous y voici , à ce mur maudit ! Du reste, je ne vous
reproche rien, vous ne pouvez , et je m'en rends très-bien
compte, me croire sur parole.
Mitia se tut. Il était accablé .
Mais vous serait-il impossible , sans renoncer à
votre décision de ne pas toucher à ce point capital , - de
nous parler des circonstances adjacentes , de nous dire,
par exemple , les motifs qui vous obligent au silence en
un tel moment?
Mitia sourit tristement.
-
Je suis meilleur que vous ne pensez , messieurs. Je
vous dirai ces motifs, quoique vous ne valiez guère un si
grand sacrifice . Je me tais là-dessus, parce qu'il serait
honteux pour moi d'en parler. Cette question, cette ques
LES FRÈRES KARAMAZOV . 105

tion : Où a-t-il pris cet argent? impliqué pour moi une honte
pire que l'assassinat , pire que le parricide compliqué de
vol. Voilà pourquoi je me tais. Quoi ! vous notez cela ?
- Oui, nous en prendrons note, répondit d'un air con
fus Nicolay Parfenovitch.
- Vous ferez pourtant bien de ne pas mentionner ce

que j'ai dit à propos de la (‹ honte » ... Je n'ai parlé de cela


que par complaisance..... Pourtant... écrivez si bon vous
semble, ajouta Dmitri d'un air dégoûté, je ne vous crains
pas et... je n'abdique pas ma fierté devant vous .
―― Ne nous expliquerez-vous pas de quel ordre est cette
honte? demanda Nicolay Parfenovitch avec une sorte de
timidité.
Le procureur fronça les sourcils , laissant voir une
extrême irritation .
-N-i ni, c'est fini, ne prenez pas la peine d'insister. Je
ne me suis que trop avili déjà , c'est assez. J'ai fini.
Mitia prononça ces paroles d'un ton décidé . Nicolay Par
fenovitch n'insista plus , mais il comprit aux regards d'Hip
polyte Kirillovitch qu'il n'avait pas encore tout à fait
renoncé.
Ne pourriez-vous pas au moins nous dire la somme
que vous aviez entre les mains quand vous êtes entré chez
Perkotine, c'est -à-dire combien de roubles ?
Je ne puis pas le dire non plus.
Je crois que vous avez parlé à M. Perkhotine de trois
inille roubles que vous aviez reçus de madame Khokhlakov.
- Peut-être
ai -je dit cela, mais n'insistez pas, vous ne
saurez pas la somme.
-
Soit, passons... Ayez donc l'obligeance de nous dire
106 LES FRÈRES KARAMAZOV .

comment vous êtes venu ici et tout ce que vous y avez


fait.
Mitia hésita, puis consentit et raconta rapidement com
ment il avait renoncé à se brûler la cervelle « à cause
d'événements imprévus » . Ce point intéressait médiocre
ment les juges.
- Nous reviendrons là-dessus quand se feront les dépo
sitions des témoins, lesquels parleront en votre présence .
Pour l'instant, veuillez mettre sur la table tout ce que vous
avez sur vous , et surtout votre argent.
- L'argent? Très-bien , je comprends ; je m'etonne même
que vous ne me l'ayez pas encore demandé. Le voici, mon
argent, comptez, prenez : tout y est, je crois .
Il retira de sa poche même la menue monnaie, jusqu'à
deux dvougrivennik qu'il prit dans le gousset de son gilet .
Il y avait en tout huit cent trente-six roubles et quarante
kopeks .
- C'est tout ? demanda le juge .
- Tout.
- Vous avez dit, tout à l'heure, que vous aviez donné
trois cents roubles aux Plotnikov, dix à M. Perkhotine, au
-
yamstchik vingt, — puis ?...
Nicolay Parfenovitch refit le compte , Mitia l'aida, ou se`
rappela jusqu'aux kopeks dépensés.
Avec ces deux cents , cela fait près de quinze cents
roubles, par conséquent.
-Par conséquent .
―- Tout le monde affirme que vous aviez beaucoup plus.

-Soit, qu'on l'affirme !


- Mais vous-même l'avez affirmé.
LES FRÈRES KARAMAZOV . 107

Moi-même aussi.
Nous contrôlerons votre déclaration par les déposi
tions des témoins. Soyez sans inquiétude quant à votre
argent ; il est sous la sauvegarde de la justice et vous sera
rendu quand tout ...sera fini... s'il est démontré qu'il vous
appartient. Maintenant...
Nikolay Parfenovitch se leva et déclara à Mitia qu'il
était forcé et obligé de faire un examen détaillé de vos
habits, dit-il, et du reste ....
- Soit, messieurs, je vais retourner mes poches.
-- Il faudra aussi que vous ôtiez vos habits.
Comment ? me déshabiller ? Que diable ! n'est-il pas
possible de faire autrement ?
- Impossible, Dmitri Fédorovitch , il faut ôter vos
habits .
Comme vous voudrez, dit Mitia d'un air las ; seule
ment, pas ici, je vous en prie,... derrière le rideau ... Et
qui procédera à l'examen?
- Certainement , derrière le rideau , dit le juge avec
solennité.

Quelque chose d'inattendu se passa. Mitia n'aurait jamais


cru qu'on osât le traiter de la sorte , lui , Dmitri Kara
mazov : on lui ordonna de se déshabiller complétement.
Il obéit par orgueil, avec dégoût..
108 LES FRERES KARAMAZOV .

Outre le juge et le procureur , quelques moujiks avaient


suivi Mitia derrière les rideaux.
- Faudra- t-il ôter même ma chemise ? demanda-t- il

sèchement à Nicolay Parfenovitch.


Le juge ne répondit pas , tant il était intéressé par
l'examen des habits.
Je vous demande pour la seconde fois s'il faut ôter
ma chemise, oui ou non ? répéta Mitia.
Ne vous inquiétez pas , nous vous informerons à
temps, dit Nicolay Parfenovitch d'un ton qui parut impé
rieux à Mitia.
Les juges causaient entre eux tout en palpant les habits,
y cherchant de l'argent. « Comme s'ils avaient affaire à
un voleur, et non à un officier ! » grommela Mitia.
On prit note des taches de sang de la redingote.
R Permettez, s'écria tout à coup Nicolay Parfenovitch
en apercevant la manche de la chemise de Mitia tachée
de sang et retroussée, permettez ! c'est du sang?
- Du sang.
- Quel sang? Pourquoi votre manche est-elle re
troussée ?
Mitia expliqua que Perkhotine lui avait conseillé de re
trousser la manche de sa chemise.
- Il faut ôter aussi votre chemise , elle constitue une
importante pièce à conviction.
Mitia rougit de rage.
- Alors je vais rester tout nu ?
Ne vous inquiétez pas, nous arrangeróns cela. Ayez
aussi l'obligeance d'ôter vos chaussettes.
Vous ne plaisantez pas ? Est - ce donc nécessaire ?
LES FRÈRES KARAMAZOV . 109

Nous ne sommes pas ici pour plaisanter, dit sévère


ment Nikolay Parfenovitch.
Eh bien... si c'est nécessaire... je... murmura Mitia.
Il s'assit sur le lit et se mit à retirer ses chaussettes. Il
se sentait affreusement humilié : « nu devant ces gens
vêtus ! Chose étrange nu , il se sentit comme coupable
devant ces gens vêtus ; il se semblait à lui- même dégradé
par le fait de sa nudité , dégradé, méprisable. 2
Il me semble que c'est un rêve, songeait-il ; j'ai vu de
telles choses dans mes cauchemars . » 1
Il lui était particulièrement pénible d'ôter ses chaus
settes elles n'étaient pas très- propres, son linge non plus
n'était pas très -propre, et tout le monde l'avait vu ! Sur
tout, surtout , il n'aimait pas lui-même la forme de ses
pieds ; les orteils , on ne sait pourquoi , lui avaient tou
jours paru monstrueux ; l'un particulièrement lui semblait
mal fait, plat, l'ongle recourbé . Et tous le voyaient ! Le
sentiment de sa honte le rendit plus grossier : il enleva
violemment sa chemise.
Ne voudrez-vous pas chercher ailleurs encore? vous
n'êtes pas gens à vous effrayer pour si peu !
― Non, c'est inutile pour le moment.
Alors je vais rester comme cela, nu ?
-Oui, c'est nécessaire... Veuillez, en attendant , vous
asseoir ici, enveloppez-vous avec une couverture du lit,
et moi... je vais n'occuper tout de suite de cela...
Les juges sortirent, emportant les vêtements de Mitial
qui, sous la garde des moujiks, resta là, grelottant sous sa
couverture. Il n'avait pu couvrir ses pieds. Comme ils
restent longtemps » ! pensait-il en grinçant des dents. « Ils
110 LES FRÈRES KARAMAZOV .

me traitent comme un chien ! » Sa colère redoubla quand


il vit revenir Nikolay Parfenovitch avec un moujik por
tant, non pas les habits de Mitia comme il l'avait espéré,
mais d'autres habits .
- Voici des vêtements , dit Nicolay Parfenovitch. C'est
M. Kalganov qui vous les offre, la chemise est propre. Il
avait par bonheur tout cela dans sa malle. Quant à vos
chaussettes, vous pouvez les reprendre.
-Je ne veux pas des habits des autres, dit-il avec rage.
Rendez-moi les miens !
- Cela ne se peut.
- Donnez-moi les miens, vous dis-je ! Au diable Kalga
nov et ses habits !
On eut de la peine à lui faire entendre raison.
Enfin, tant bien que mal , on réussit à lui faire com
prendre que ses habits tachés de sang devaient être consi
gnés parmi les pièces à conviction . Mitia, morne , se vêtit
en silence. Il fit seulement remarquer que l'habit qu'on lui
donnait était plus riche que le sien et ridiculement étroit :
― Me voilà mis comme un bouffon : êtes-vous contents ?
On le pria de rentrer dans la salle. Il était sombre et
évitait tous les regards , se sentant humilié par ces vête
ments étrangers.
Il reprit sa place en face des juges .
―――――――― Maintenant, allez-vous me fouetter avec des verges?
Il ne vous reste plus que cela à faire , dit-il au procureur.
Il ne daignait plus adresser la parole à Nicolay Parfeno
vitch. Il a trop minutieusement examiné mes chaus
settes ! Il les a même fait retourner, le vaurien ! Pour que
tout le monde voie qu'elles sont sales ! >
LES FRÈRES KARAMAZOV . 111
Ci - Maintenant nous allons passer à l'interrogatoire des
témoins, dit Nikolay Parfenovitch pour toute réponse à La
question de Mitia.
- Oui, dit le procureur d'un air absorbé ."
― Nous avons fait , Dmitri Fedorovitch , tout ce que

nous avons pu dans votre intérêt , reprit le juge ; mais


votre refus si net de nous expliquer l'origine de la somme
dont vous étiez porteur nous a obligés...
- En quoi est votre bague ? interrompit tout à coup
Mitia, désignant une des bagues qui ornaient la main de
Nicolay Parfenovitch .
- Ma bague?
- Oui , celle-ci , qui porte une pierre veinée , insista
Mitia comme un enfant entêté.
-
C'est une topaze fumée, dit Nikolay Parfenovitch en
souriant... Voulez-vous ? je vais l'ôter…
...
-Non, gardez-la , dit Mitia furieux, ne l'ôtez pas, c'est
inutile... Au diable !... Messieurs , vous avez déchiré mon
âme, mais croyez-vous vraiment que j'oserais mentir si
j'avais tué mon père ? Mentir, non ! Dmitri Fédorovitch n'est
pas de cette trempe . Si j'étais coupable, je vous jure que je
n'aurais pas attendu votre arrivée, je n'aurais pas attendu
le lever du soleil pour me tuer, je le sens bien maintenant !
Vingt années me donneraient moins d'expérience que n'a
fait cette seule nuit , cette nuit maudite ! Aurais - je pu
parler comme j'ai parlé ? aurais-je pu vous regarder en face,
si j'étais un parricide ? Mais cette mort de Grigori, car je le
croyais mort, a suffi pour me troubler ! Pourtant je ne crai
gnais rien. Ce n'est pas de votre châtiment que j'ai peur,
messieurs ! Je n'avais pas peur, j'avais honte ! honte ! et
112 LES FRÈRES KARAMAZOV.

vous voudriez que, pour vous, aveugles railleurs qui fouil


lez les faits comme les taupes fouillent la terre , je me cou
vrisse d'une honte nouvelle en vous révélant encore une
de mes vilenies ? Je ne l'aurais pas fait, quand bien même
cet aveu eût dû me dérober à vos soupçons ! Non ! mieux
vaut le bagne ! ... C'est celui qui a ouvert la porte de la
maison de mon père, c'est celui-là qui a tué et qui a volé.
Qui est- ce ? Je me perds dans les conjectures : ce n'est pas
Dmitri Karamazov , voilà tout ce que je puis vous dire, et
maintenant laissez - moi ... Envoyez-moi au bagne ou à
l'échafaud , mais cessez de me torturer avec vos questions !
Je me tais, appelez vos témoins.
Le procureur examinait de son regard froid le visage
de Mitia. Tout à coup il lui dit, du ton le plus calme,
comme s'il s'agissait de choses toutes naturelles :
- Nous avons reçu , précisément à ce sujet, une déposi
tion très-intéressante du vieux Grigori, qui affirme que
cette porte était déjà ouverte avant qu'il vous eût vu
courir dans le jardin.
Mitia se leva vivement.
- Mensonge ! mensonge ! Il n'a pas pu voir cette porte
ouverte, car elle était fermée ! il ment !
- Je dois vous répéter que sa déposition est très
- caté-
gorique.
- C'est faux ! c'est faux ! C'est une calomnie ou l'hallu
cination d'un fou. Sa blessure lui aura donné le délire et
il se sera imaginé cela.
Mais il l'avait remarqué avant d'être blessé, au
moment où il était descendu dans le jardin.
-Ce n'est pas vrai , cela ne se peut ! C'est par méchan
>
LES FRERES KARAMAZOV . 113

ceté qu'il invente cela... Il n'a pas pu le voir... Je n'ai pas


passé par cette porte, dit Mitia haletant.
Le procureur se tourna vers Nikolay Parfenovitch.
Montrez donc...
- Connaissez-vous cet objet ? dit Nikolay Parfenovitch

en montrant à Mitia une grande enveloppe vide et déchi


rée qui portait encore les trois cachets .
Mitia la considéra avec stupéfaction .
- C'est... c'est l'enveloppe de mon père, murmura-t-il,
celle qui contenait les trois mille... Permettez , il doit y
avoir une inscription : A mon petit poulet » , c'est cela
<< trois mille » , voyez -vous ? « trois mille... D
- Certainement, nous le voyons, mais nous n'avons pas

trouvé l'argent. L'enveloppe était à terre auprès du lit.


Pendant quelques secondes Mitia resta comme abasourdi.
-- Messieurs, c'est Smerdiakov ! cria-t-il tout à coup de
toutes ses forces . C'est lui qui a tué ! C'est lui qui a volé.
Lui seul savait où était cachée cette enveloppe ... C'est lui,
il n'y a pas de doute.
- Mais vous saviez aussi que cette enveloppe était
cachée sous l'oreiller?
- Je ne l'ai jamais su . Je n'avais même jamais vu cette

enveloppe. Je la vois aujourd'hui pour la première fois . Je


ne la connaissais jusqu'ici que par Smerdiakov ... Lui seul
savait où le vieillard la tenait cachée, moi , je l'ignorais ...
- Et pourtant, vous-même avez déposé tout à l'heure
que l'enveloppe était cachée sous l'oreille du défunt :
<< sous l'oreiller » . Vous saviez donc où elle était.
- Et nous l'avons noté, confirma Nikolay Parfenovitch.
- C'est une absurdité. Je ne le savais pas du tout.
114 LES FRÈRES KARAMAZOV.

Peut-être d'ailleurs n'était-ce pas sous son oreiller... Je l'ai


dit sans y prendre garde... Mais que dit Smerdiakov ? Vous
l'avez interrogé ? Que dit-il ? C'est là l'important... J'ai dit
cela exprès... j'ai menti sans y songer, et maintenant...
Vous savez bien qu'on laisse échapper des mots comme
cela , sans intention ... Je vous dis que Smerdiakov seul
savait cela, lui seul ! C'est lui qui m'en a parlé . Mais c'est
lui, c'est lui , c'est incontestablement lui qui a tué ! C'est
clair comme le jour ! Arrêtez -le le plus vite possible ! ...
C'est lui qui a tué pendant que Grigori était sans connais
sance , c'est clair... Il a fait le signal et mon père lui a
ouvert... car il connaissait le signal et sans le signal mon
père n'aurait pas ouvert...
--Vous oubliez encore , dit le procureur avec une visible

satisfaction, qu'il était inutile de faire le signal , puisque la


porte était déjà ouverte quand vous étiez encore dans le
jardin .
- La porte, la porte... murmurait Mitia.

Il considéra le procureur silencieusement durant quel


ques secondes, puis il s'affaissa sur sa chaise. Tous se
turent.
- Oui , la porte... C'est fantastique , Dieu est
contre
moi ! reprit-il les yeux hagards.
- Vous voyez ! dit le procureur. Jugez vous-même,
Dmitri Fédorovitch. D'un côté, cette porte ouverte par
laquelle vous seriez sorti , - déposition écrasante pour vous ;
-de l'autre côté, votre silence incompréhensible, obstiné,
relativement à la provenance de votre argent, alors que
trois heures auparavant vous aviez engagé vos pistolets
pour dix roubles : tous ces éléments de preuve réunis vous
LES FRÈRES KARAMAZOV. 1 115

permettent de comprendre vous-même à quelle conviction


nous devions nous arrêter ? Ne dites pas que nous sommes
de cyniques et froids railleurs incapables de comprendre
les nobles élans de votre âme... Entrez dans notre rôle....
Mitia éprouvait une émotion indescriptible . Il pâlit .
―― C'est bien s'écria-t-il tout à coup. Je vais vous
dire où j'ai pris cet argent... Je vous dévoilerai ma honte,
afin que nous ne soyons , ni vous , ni moi , coupables d'un
mal pire .
Et croyez , Dmitri Fédorovitch , s'empressa de dire
Nikolay Parfenovitch, que votre sincérité en cet instant
peut diminuer de beaucoup le poids des charges qui
pèsent sur vous. Et même...
A ce moment, le procureur toucha légèrement le juge
sous la table. Nikolay Parfenovitch s'arrêta.
D'ailleurs Mitia ne l'écoutait pas.
j

VI

Messieurs, commença-t-il avec émotion, cet argent...


je le déclare, cet argent est à moi.
Le procureur et le juge restaient bouches bées, ils ne
s'attendaient pas à cela.
Comment, à vous? fit Nikolay Parfenovitch. Mais
jusqu'à cinq heures du même jour, d'après votre propre
aveu...
C Au diable ces cinq heures du même jour et mon
I

116 LES FRÈRES KARAMAZOV.

propre aveu ! Il ne s'agit plus de cela cet argent était à


moi , à moi, c'est - à- dire... que je l'avais volé ... Pas à moi ,
en effet, mais volé par moi . Il y avait quinze cents roubles.
Je les portais sur moi depuis longtemps...
- Mais d'où vous venaient-ils?

- Je les portais sur ma poitrine, ici, suspendus, cousus


dans un chiffon . Je les portais depuis tout un mois, comme
un palpable témoignage de mon ignominie.
-- Mais à qui était cet argent que vous avez... que vous

vous êtes approprié ?


- Vous alliez dire : volé. Parlez donc franchement !
D'ailleurs je l'ai volé , en effet , -- ce que vous traduisez
élégamment par approprié . Je l'ai volé, mais c'est hier
soir seulement que le vol est devenu définitif.
- Hier soir? Mais vous venez de dire qu'il y a déjà un
mois que vous... vous l'ètes procuré ?
- Oui , mais il ne venait pas de mon père. Il venait
d'elle. Laissez - moi vous raconter... ne m'interrompez pas...
Il m'est pénible ... Voyez-vous, il y a un mois, Katherina
Ivanovna Verkhovtseva, mon ancienne fiancée, m'appela...
Vons la connaissez ?
- Comment donc !
-- Je sais que vous la connaissez, une âme noble entre
toutes, mais elle me hait depuis très- longtemps , et non
sans raison .
M Katherina Ivanovna ? demanda Nikolay Parfenovitch.
Les juges s'étonnèrent.
Oh ! ne jetez pas son nom dans le flot des noms vul
gaires. Je suis un misérable d'oser vous parler d'elle...
Oui, je voyais bien qu'elle me haïssait... il y a longtemps...
LES FRERES KARAMAZOV . 117

dès le premier jour , dès ce jour... chez moi , dans ma


chambre... Mais assez ! assez ! vous n'êtes pas dignes
d'entendre cela , c'est inutile . Ce qu'il faut que vous sachiez ,
c'est qu'il y a un mois elle m'a remis trois mille roubles
en me priant de les envoyer à sa mère qui vit à Moscou .
Et moi ... C'était précisément à cette heure fatale de ma
vie, quand je ... En un mot, quand je me suis épris d'une
autre , d'elle, de Grouschegnka. Je l'emmenai ici, à Mokroïe ,
je dépensai avec elle la moitié de ces terribles roubles ,
c'est-à - dire quinze cents . Mais l'autre moitié je l'ai gardée
sur moi. Eh bien, ce sont ces quinze cents roubles que je
portais sur ma poitrine comme une amulette. C'est hier
que j'ai déchiré l'enveloppe et entamé la somme. Les(
huit cents roubles qui restent sont maintenant entre vos
mains, Nikolay Parfenovitch .
-Permettez , mais c'est trois mille, et non pas quinze
cents roubles , que vous avez dépensés ici , il y a un mois !
Tout le monde le sait.
--- Qui, tout le monde ? Qui a compté mon argent ?
Mais vous-même l'avez dit ! Vous avez dit que vous
aviez dépensé juste trois mille roubles .
C'est vrai , je l'ai dit à qui a voulu l'entendre, et toute
la ville l'a cru, tout le monde l'a répété . Mais je n'ai réel
lement dépensé que quinze cents roubles, et voilà d'où
vient cet argent...
G C'est presque un miracle... murmura Nikolay Parfe
novitch .
-
N'avez-vous pas parlé de cela , auparavant, à quel
qu'un ?... demanda le procureur. N'avez-vous dit à per
sonne que vous aviez gardé quinze cents roubles ?
I
118 LES FRÈRES KARAMAZOV.
- Non, à personne .
I
-C'est étrange ! Vraiment, à personne? 1
-
A personnel à personnel à personne !
――― Mais pourquoi ce mutisme ? Qu'est-ce qui vous for
çait à faire de cela un mystère ? Ce secret, que vous jugiez
si honteux, n'est comparativement.qu'une peccadille, car
cette appropriation n'était pas définitive . D'ailleurs , la
chose s'explique, étant donné votre caractère ... C'est une
légèreté plutôt qu'une faute... Quoi qu'il en soit, vous
n'aviez pas caché que l'argent dépensé ici fût celui de
madame Verskhovtseva ; pourquoi donc donner cette allure
de mystère au fait d'avoir gardé une partie de la somme?
Il est impossible de croire qu'une telle chose vous coûte
tant à dire, au point que vous vous écriiez plutôt le
bagne!
Le procureur se tut. Il s'était échauffé, sans chercher à
cacher son dépit, sans même s'occuper de soigner son
style .
Ce n'est pas en les quinze cents roubles eux-mêmes
que gît la honte, dit avec fermeté Mitia : c'est dans le fait
d'avoir divisé la somme.
Mais qu'est-ce que cela fait? s'écria le procureur
avec irritation. Qu'y a-t-il de honteux dans le fait d'avoir
divisé une somme volée ?... Mais à propos, pourquoi avez
vous fait cette division ? Dans quel but ? Pouvez-vous
nous l'expliquer ?
-- Oh ! messieurs ! mais c'est précisément dans
ce but
que gît toute l'affaire . J'ai fait cette division par calcul ,
par bassesse , - car ici le calcul est une bassesse. Et cette
bassesse a duré tout un mois.
LES FRÈRES KARAMAZOV . 119

- C'est incompréhensible.
- Vous m'étonnez... Du reste, je vais m'expliquer
davantage ; peut- être, en effet, est- ce incompréhensible...
Suivez-moi bien. Je m'approprie trois mille roubles confiés
à mon honneur , je fais la noce avec, je dépense toute la
somme, le matin je vais chez elle et je lui dis : « Katia,
je suis coupable , j'ai dépensé les trois mille roubles . >> Est-ce
bien, cela? Non, c'est malhonnête, c'est une faiblesse , une
sottise poussée jusqu'à la bestialité, n'est- ce pas ? Mais ce
n'est pas un vol , vous devez en convenir, ce n'est pas un
vol proprement dit . J'ai gaspilllé la somme , je ne l'ai pas
volée . Mais voici mieux encore... Suivez-moi toujours ;
j'ai peine à fixer mes idées, la tête me tourne... Je dépense
quinze cents roubles seulement, c'est-à- dire la moitié du
tout. Le lendemain , je vais chez elle, je lui rapporte l'autre
moitié Katia, je suis un vaurien , prends ces quinze
cents roubles, car j'ai dépensé les autres et je suis capable
d'en faire autant de ceux-ci. Épargne- moi cette tenta
tion. » Dans ce cas, je suis tout ce que vous voudrez , un
animal, un scélérat : pas un voleur , pas un voleur ! Car un
voleur se serait nécessairement approprié toute la somme .
- Soit, il y a en effet une nuance, approuva le procu
reur avec un froid sourire. Il n'en est pas moins étrange
que cette nuance devienne à vos yeux une différence aussi
considérable.
- En effet, j'y vois une différence énorme, fatale . Tout
le monde peut être malhonnête , - et je crois qu'en effet
tout le monde est malhonnête, - mais être un voleur ,
non ! ... Quoi qu'il en soit, le vol est le dernier degré de
la malhonnêteté. Voyez : pendant tout un mois je garde
420 LES FRÈRES KARAMAZOV .

cet argent, je puis du jour au lendemain me décider à le


rendre, et, dès lors , je cesse d'être un malhonnête homme.
Mais je ne puis m'y décider, je ne cesse d'y penser et je
n'arrive pas à prendre un parti : est-ce bien, cela?
- - J'admets que ce n'est pas tout à fait bien . D'ailleurs ,
coupons là cette discussion sur ces subtilités ; venez au
fait, je vous prie . Vous ne nous avez pas encore expliqué
les motifs qui vous ont poussé à diviser en deux parts ces
trois mille roubles. A quoi vouliez-vous consacrer la part
que vous gardiez ? J'insiste là -dessus, non sans dessein ,
Dmitri Fédorovitch .
-Ah ! oui, pardon de vous faire languir, car c'est là
le principal, et vous allez bientôt comprendre que c'est le
but même de mon action qui en fait la honte. Voyez-vous,
le défunt ne cessait de tourmenter Agrafeana Alexar.
drovna, et moi , jaloux , je croyais qu'elle hésitait entre
ui et moi . Mais que serait-il arrivé si , un jour, elle
m'avait dit : « C'est toi que j'aime, emmène-moi au bout
du monde » ? Je ne possédais pas vingt kopeks ; qu'aurais
je fait? Car je ne la connaissais pas encore, je croyais qu'il
lui fallait de l'argent, qu'elle ne me pardonnerait pas ma
pauvreté. Alors, de sang-froid, je compte la somme , j'en ca
che la moitié sous mon linge , et je vais faire la noce avec
l'autre moitié : comprenez -vous ? Avouez que c'est ignoble.
Les juges se mirent à rire.
- Il serait au contraire , d'après moi, très-moral que
vous n'eussiez pas dépensé toute la somme , que vous vous
fussiez retenu à ce point, dit Nikolay Parfenovitch . Qu'y
a-t-il donc là de si grave?
- Mais alors c'est un vol ! je suis effrayé de voir que
LES FRÈRES KARAMAZOV . 121

Vous ne me comprenez pas ! Mais , chaque jour, depuis


que je portais ces quinze cents roubles sur ma poitrine ,
je me disais Tu es un voleur ! tu es un voleur ! Cette
pensée est l'origine de toutes mes violences pendant tout ce
mois ; c'est à cause d'elle que j'ai battu le capitaine dans
le traktir et mon père chez lui . Je n'ai pas osé dévoiler
ce secret à mon frère Alioscha lui - même , tant j'avais
honte ! Et pourtant, je songeais : « Je pourrais encore
cesser d'être un voleur... Je pourrais aller dès demain
rendre à Katia ses quinze cents roubles. » Et c'est hier soir
seulement que je me suis décidé à déchirer mon amu
lette c'est alors seulement que je suis devenu un voleur
accompli... Avez-vous enfin compris ?
― Et pourquoi avez-vous pris cette décision hier seu

lement ? demanda Nikolay Parfenovitch .


- Quelle question ridicule ! Mais parce que je m'étair
condamné à mort et qu'il m'était indifférent de mourir
honnête ou malhonnête . Ce qui me faisait le plus souffrir
-
cette nuit, ce n'était pas le souvenir de mon crime,
quoique je crusse Grigori mort, - ce n'était pas la Sibé
rie, et cela au moment où mon amour allait être cou
ronné ! Sans doute , j'en souffrais , mais pas autant que
de cette pensée : « Je suis désormais et à perpétuité un
voleur... > O messieurs ! j'ai beaucoup appris pendant cette
nuit! J'ai appris que non-seulement il est impossible de
vivre avec ce sentiment qu'on est un malhonnête homme ,
mais encore ai-je appris qu'il est bien difficile de mourir
avec ce sentiment-là ... Oh ! non, il faut pouvoir se rendre
le témoignage qu'on est honnête pour avoir le courage
de bien mourir !...
122 LES FRÈRES KARAMAZOV.

Mitia était blème .


- Je commence à vous comprendre, Dmitri Fédoro
vitch, dit le procureur avec sympathie. Mais tout cela....
excusez-moi ... tout cela vient des nerfs... Vous avez les
nerfs malades. Pourquoi, par exemple, pour mettre fin à
vos souffrances , n'êtes-vous pas allé rendre ces quinze
cents roubles ? Pourquoi, ensuite, n'avez-vous pas tenté
une combinaison qui me semble toute naturelle ? Vous
auriez noblement fait l'aveu de votre faiblesse à cette per
sonne et vous lui auriez demandé à elle- même la somme
dont vous aviez besoin ; vu votre situation et surtout le
noble cœur de cette dame , elle ne vous aurait certainement
pas refusé. N'auriez-vous pas pu lui proposer les gages dont
vous parliez à madame Khokhlakov où au marchand Sam
sonnov ? Ne considérez-vous pas, maintenant encore , les ga
ranties dont vous parliez alors , comme bonnes et suffisantes?
Mitia rougit de colère.
- Il est impossible que vous me disiez cela sérieuse
ment ! Me croyez-vous donc descendu si bas ?
- Mais je parle très-sérieusement... Pourquoi ?...
― Mais, c'est ignoble ! Ah ! messieurs, que vous me
faites souffrir ! Mais soit, lisez donc au fond de mon âme
et soyez-en honteux vous-mêmes : car vous allez voir jus
qu'où les sentiments humains peuvent descendre . Sachez
donc, monsieur le procureur, que j'avais pensé à cette
<< combinaison » dont vous me parlez. J'étais résolu à
aller chez Katia, tant j'étais malhonnête . Mais lui parler
de ma trahison, lui demander à elle - même de l'argent et
m'enfuir ensuite avec sa rivale qui l'avait offensée ? Voyons,
procureur, vous êtes fou !
LES FRÈRES KARAMAZOV . 123
-
Fou ou non , je n'ai pas tout d'abord pensé... à
cette jalousie de femme... Si elle existait comme vous
l'affirmez...
- Mais c'eût été une telle bassesse , s'écria Mitia en

frappant sur la table, que c'eût été à se boucher le nez!


Elle me l'aurait donné , cet argent, par vengeance , par
mépris , car elle a aussi une âme infernale et de grandes
colères ! Moi, j'aurais pris l'argent, oh ! certes, je l'aurais
pris, et alors toute ma vie... Grand Dieu ! Pardonnez- moi ,
messieurs, de crier si fort, mais il n'y a pas longtemps
que j'avais encore cette pensée... relative à cette combi- .
naison... il y a trois jours... hier encore... jusqu'à cet
événement...
- Jusqu'à quel événement ? demanda Nikolay Parfeno
vitch .
Mitia n'entenit pas.
Je vous ai fait un aveu terrible ; sachez l'apprécier,
messieurs, sachez-en le prix . Si vous n'êtes pas capables de
me comprendre, je mourrai de honte d'avoir pu dévoiler
de telles choses à de telles gens ! Oh ! je me tuerai ... Et je
vois déjà, je vois déjà que vous ne me croyez pas ... Com
ment ! Vous voulez le noter ? s'écria -t-il avec effroi..
- Mais oui , dit Nikolay Parfenovitch étonné. Nous
notons que, jusqu'à la dernière heure, vous pensiez à
aller chez madame Verkhovtseva pour lui demander cette
somme...Je vous assure que c'est là un point très-important,
Dmitri Fédorovitch, pour nous et surtout pour vous.
- Mais voyons ! messieurs, ayez donc la pudeur de ne
pas inscrire au moins cela ! J'ai déchiré devant vous mon
âme en lambeaux, vous abusez de ma confiance !
424 LES FRÈRES KARAMAZOV .

Il se couvrit le visage de ses deux mains.


Ne vous inquiétez pas tant, Dmitri Fédorovitch , dit
le procureur. On lira devant vous tout ce qu'on vient
d'écrire et l'on fera au rapport tous les changements qu'il
vous plaira. Permettez-moi , pour l'instant, de vous répéter
pour la troisième fois une certaine question : Est-il bien
vrai que vous n'ayez parlé à personne absolument de votre
amulette ? C'est bien incroyable !
- A personne ! je vous l'ai dit , à personne ! Cette ques
tion me prouve que vous ne m'avez pas compris. Laissez
moi tranquille .
- Soit, mais réfléchissez . Nous avons peut - être des

dizaines de témoins qui affirment vous avoir entendu


dire à vous-même que vous avez dépensé - trois mille
roubles et non pas quinze cents. Et en revenant ici ,
vous avez déclaré que vous apportiez encore - trois mille
roubles...
- Vous avez entre les mains des centaines de témoi
gnages de ce genre, des milliers ! cria Mitia.
-- Vous le voyez par conséquent, on est unanime sur

ce point. Et c'est quelque chose qu'un témoignage una •


nime !
- Ce n'est rien du tout. J'ai menti et tous ont dit
comme moi.
― Mais pourquoi avez-vous menti ?
Le diable sait pourquoi ! Par vanité peut-être... que
sais-je ! par gloriole... peut-être pour me faire oublier à
moi-même l'argent que je gardais caché ... oui , précisé
ment pour me faire oublier ... Et diable... Combien de fois
m'avez-vous déjà posé cette question... J'ai menti, voilà
LES FRÈRES KARAMAZOV . 125

tout, et, parce que j'avais menti une fois , je n'ai pas voulu
me reprendre. Pourquoi ment-on?
- C'est bien difficile à dire, Dmitri Fédorovitch, répon
dit le procureur. Mais dites-moi , cette amulette , comme
vous dites, faisait-elle un gros paquet ?
― Non.
- Mais, de quelle grandeur, par exemple?
- Un billet de cent roubles plié en deux , à peu près.
-
Vous feriez mieux de nous montrer le chiffon qui
entourait les billets : vous l'avez probablement sur vous ?
- Que diable ! .. Quelle bêtise ! Je ne sais pas où il est.
-
Permettez où avez-vous tiré le paquet de votre
linge? Vous avez affirmé vous- même que vous n'êtes pas
entré chez vous.
-- C'est en route : en allant de chez Fénia chez Per
kotine.
Dans l'obscurité ?
A-t-on besoin de lumière pour cela? J'ai eu bientôt
fait de déchirer ce chiffon !
-Sans ciseaux ? dans la rue?
- Sur la place, je crois.
- Et qu'en avez-vous fait?
-P Je l'ai jeté aussitôt .
· Où ?
- Sur la place, par là , le diable sait où. Mais pourquoi
cette question ?
―― C'est très-important, Dmitri Fédorovitch . Ce chiffon
constituerait une pièce à conviction à votre décharge : ne
le comprenez-vous pas ? Qui vous a aidé à le coudre, il y
a un mois?
126 LES FRÈRES KARAMAZOV.
―― Personne.
- Vous savez coudre?
- Un soldat doit savoir coudre. D'ailleurs, il n'y a pas
besoin d'en savoir long pour cela.
- Et où avez-vous pris ce chiffon ?
― Vous voulez rire ?
- Non pas, Dmitri Fédorovitch , ce n'est pas le moment
de rire.
- Je ne me rappelle pas où .
- Il est pourtant facile de se rappeler ces détails !
Je vous jure que je ne me rappelle pas. J'ai dû
déchirer quelque linge.
- C'est pourtant très-intéressant : onpourrait retrouver

chez vous cet objet , cette chemise peut-être dont vous


auriez coupé un morceau... En quoi était ce chiffon ? en
coton ou en fil?
Diable sait... Attendez ! Il me semble que je n'ai rien
déchiré. C'était du calicot ... Je crois que j'avais pris le
bonnet de ma logeuse.
Le bonnet de votre logeuse ?
Mais oui, je le lui ai chipé .
Comment, chipé ?
- Oui, je me rappelle qu'un jour je lui avais pris son

bonnet pour essuyer une plume. Je le lui avais pris en


cachette , c'était un chiffon sans valeur... et c'est dans cela
que j'ai enveloppé l'argent : un vieux morceau de calicot
mille fois lavé.
Vous êtes certain de ce souvenir ?
- B
Oh ! je ne sais pas, il me semble... D'ailleurs je m'en
moque.
LES FRÈRES KARAMAZOV . 127

- Dans ce cas , votre propriétaire pourrait peut- être


avoir remarqué la disparition de cet objet ?
~ Non, elle ne l'a pas remarqué : c'est un vieux chif
fon, vous dis-je, un chiffon sans valeur.
- Et l'aiguille et le fil, où les aviez-vous pris?
Assez ! dit Mitia furieux. Je vois clairement que vous
ne m'avez cru en rien. C'est ma faute , non la vôtre je
n'aurais pas dû me laisser aller à ces épanchements, car
vous vous moquez de moi . C'est vous, procureur , qui
m'avez forcé à parler, bourreau ! Soyez maudit !
Il pencha la tête d'un air accablé.
Les juges se taisaient.
Un instant après , il se redressa , ses yeux étaient d'un
insensé, son visage exprimait le désespoir.
Sept heures du matin venaient de sonner . Les juges
étaient fatigués . Mitia regardait, sans penser, à travers les
vitres.
Il pleuvait à verse.
- - M'est-il permis de regarder par la fenêtre? demanda
t-il tout à coup à Nicolay Parfenovitch.
- Tant que voudrez.
- Mitia se leva et s'approcha de la fenêtre.
La pluie battait les vitres ternies. On voyait la route
boueuse et, plus loin, à travers le rideau brumeux de la
pluie, les rangées d'izbas noires, pauvre , que le temps
faisait paraître plus noires et pius pauvres encore. Mitia
se rappela le Pnébus aux cheveux d'or qui devait, par ses
premiers rayons , lui donner le signal du suicide. « Peut-être
i
serait- ce mieux encore par une pareille matinée..... » Il
sourit amèrement et se retourna vers ses bourreaux » .
128 LES FRERES KARAMAZOV .

Messieurs, s'écria-t-il, je vois bien que je suis perdu,


mais elle? Dites-moi , je vous en supplie , est - elle compro
mise avec moi? Elle est innocente ! Elle ne savait pas ce
qu'elle disait quand elle criait que c'était elle qui avait tout
fait ! Ne voulez-vous pas me dire ce que vous ferez d'elle?
- Tranquillisez-vous à ce propos , Dmitri Fédorovitch,
s'empressa de dire le procureur . Nous n'avons , pour le
moment, aucun motif pour inquiéter en rien la personne
qui vous intéresse tant. Ultérieurement , je ne vois rien
qui puisse changer nos dispositions à son égard. Nous
ferons d'ailleurs, en sa faveur , tout ce que nous pourrons .
Messieurs, je vous remercie , je savais malgré tout
que vous êtes honnêtes et justes. Vous m'ôtez un lourd
fardeau de l'âme... Qu'exigez-vous de moi, maintenant?
Je suis prêt .
Nous allons passer à l'interrogatoire des témoins,
devant vous...
- Si nous prenions du thé ? interrompit Nicolay Parfe
novitch. Nous l'avons bien mérité, je crois.
On apporta du thé. Mitia , qui avait d'abord refusé la
tasse que lui offrait Nicolay Parfenovitch, la prit ensuite
de lui-même et but avec avidité. Il était exténué . « Encore
un peu, pensait- il, je perdrais la raison .

VII

L'interrogatoire des témoins commença .


Le point sur lequel Nicolay Parfenovitch attirait parti
LES FRÈRES KARAMAZOV . 129
1
culièrement l'attention des témoins était celui de savoir
si , chaque fois qu'il était venu à Mokroïe , Dmitri Fédo
rovitch avait dépensé trois mille ou quinze cents roubles.
Il est inutile de dire que tous les témoignages démentaient
l'affirmation de Mitia.
Pendant tout ce temps , Mitia restait silencieux et sa
physionomie exprimait la plus complète indifférence.
Après avoir interrogé Trifon Borissitch , le yamtschik
Andrey , Kalganov et quelques moujiks , on en vint à
l'interrogatoire des Polonais. Le pane à la pipe , qui déclara
s'appeler Moussialovitch, venant à parler de ses relations
avec Grouschegnka, étala tant de vanité, tant de fatuité,
que Mitia bondit et lui cria :
―― Misérable !
Moussialovitch demanda aussitôt qu'on prît note de
cette injure
- Eh bien, misérable ! misérable ! Notez-le tant qu'il

vous plaira ! vous ne m'empêcherez pas de répéter qu'il


est un misérable .
Nikolay Parfenovitch esssaya de calmer Mitia et cessa
d'interroger le Polonais sur ses relations avec Grous
chegnka. Ce qui intéressa le plus les juges dans la dépo
sition du pane , ce fut la somme de trois mille roubles qué
Mitia lui avait proposée pour renoncer à Grouschegnka,
lui en offrant sept cents tout de suite et le reste le lende
main. A la question du procureur : où Mitia pensait se
procurer ces deux mille trois cents roubles , Mitia répondit
d'abord en niant le fait, puis se reprit et dit qu'il avait pu
dire cela dans l'exaltation de l'instant, comptant s'acquitter
au moyen d'un acte par-devant notaire, un acte de renon
II. 5
130 LES FRÈRES KARAMAZOV .

ciation à ses biens de Theremachnia ; comme il l'avait déjà


proposé à Samsonnov et à madame Khokhlakov.
Vous pensez qu'il se serait contenté de cette renon
ciation ? demanda le procureur avec un sourire iro
nique.
―――― Certainement, car il y aurait gagné non-seulement

deux mille roubles, mais quatre mille, mais six mille peut
être . Il n'aurait eu qu'à mettre en mouvement tous les
hommes d'affaires polonais , ses amis , et les Juifs : ils
auraient extorqué du vieillard des sommes considérables .
On consigna soigneusement ces détails, mais on omit de
noter que les Polonais avaient triché au jeu , comme les
en avait pourtant accusés Trifon Borissitch .
Vint le tour de Maximov .
Nikolay Parfenovitch lui demanda directement combien
d'argent il pensait que Dmitri Fédorovitch avait entre les
mains.
Vingt mille roubles , répondit Maximov d'un ton
décidé.
- Avez-vous jamais vu auparavant vingt
mille roubles ?
demanda Nikolay Parfenovitch en souriant.
- Comment donc ! Certainement..... Pas vingt mille
roubles , mais sept mille, quand mon épouse engagea ma
propriété. Il est vrai qu'elle ne me les laissa voir que de
loin. C'était une forte liasse de billets de cent roubles.
Dmitri Fédorovitch avait aussi des billets de cent roubles...
On passa à l'interrogatoire de Grouschegnka. Mikhaïl
Makarovitch l'avait amenée lui-même. Elle était calme,
comme rigide. Elle s'assit sur la chaise que lui indiqua
Nikolay Parfenovitch . Elle semblait avoir froid et se pelo
LES FRÈRES KARAMAZOV . 131

tonnait dans son beau châle noir. Elle produisit sur les
juges une très-bonne impression.
En entrant, elle avait jeté sur Mitia un regard furtif :
Mitia lui avait répondu par un regard d'inquiétude, mais
s'était aussitôt tranquillisé.
Après les questions d'usage , Nikolay Parfenovitch lui
demanda quelles étaient ses relations avec le lieutenant
en retraite Dmitri Fédorovitch Karamazov.
- C'est mon ami .

Elle expliqua avec franchise que , par moments, il lui


avait plu, mais que , jusqu'à ce jour , elle ne l'avait jamais
aimé et qu'elle ne l'avait séduit que par méchanceté,
comme son père Fédor Pavlovitch.
--- D'ailleurs , depuis un mois , je ne m'occupais guère
d'eux... J'attendais un autre homme, coupable envers
moi... Mais je crois inutile de vous parler de cela, c'est
une affaire particulière .
Lejuge passa aussitôt à cette question qui l'intéressait tant.
- Combien Dmitri Fédorovitch avait-il d'argent ?
A quoi Grouschegnka répondit qu'elle n'avait pas compté
elle-même les billets , mais qu'elle avait souvent entendu
Dmitri dire qu'il avait trois mille roubles.
- Mais ne l'avez-vous pas aussi entendu dire, au moins

une fois , qu'il avait, à son premier voyage ici , dépensé non
pas trois mille roubles , mais une somme moindre, et qu'il
avait caché le reste ? demanda le procureur.
-Non, jamais.
N'a-t-il jamais dit devant vous, demanda tout à coup
Nikolay Parfenovitch , qu'il avait l'intention d'attenter aux
jours de son père?
182 LES FRÈRES KARAMAZOV .
- Oui, dit Grouschegnka, en soupirant, je l'ai entendu.
Une fois ou plusieurs ?
- Plusieurs fois, mais toujours dans des accès de colère.
- Croyiez-vous qu'il donnerait suite à ce projet ?
Non, jamais, dit-elle avec fermeté .
Messieurs, un instant ! s'écria tout à coup Mitia , me
permettez - vous de dire , en votre présence, un mot seule
ment à Agrafeana Alexandrovna?
Faites.
- Agrafeana Alexandrovna, dit Mitia en se levant, crois
en Dieu et en moi je n'ai pas versé le sang de mon père.
Mitia s'assit de nouveau . Grouschegnka se leva, fit pieu
sement un signe de croix devant l'iconė.
―――― Que Dieu soit loué ! dit-elle d'une voix chaude et

pénétrante .
Puis s'adressant à Nikolay Parfenovitch , elle ajouta :
- Croyez ce qu'il dit ! Je le connais : il peut, par entê

tement, dire je ne sais quoi , mais il ne parle jamais contre


sa conscience ; croyez-le quand il affirme qu'il dit vrai.
Merci, Agrafeana Alexandrovna , tu as relevé mon
âme ! dit d'une voix vibrante Mitia.
Nikolay Parfenovitch dit à Grouschegnka que l'interro
gatoire était fini , qu'elle était libre et que s'il pouvait lui
être agréable en quelque chose , soit en lui procurant des
chevaux , soit en l'accompagnant , il était à sa disposition,
―― Merci , dit Grouschegnka en le saluant . Je partirai

avec le pomiestchik Maximov. Mais si vous le permettez ,


j'attendrai de savoir ce que vous aurez décidé au sujet de
Dmitri Fédorovitch.
Elle sortit.
j
LES FRÈRES KARAMAZOV . 133

L'interrogatoire des témoins était fini.


Mitia se leva et se coucha derrière les rideaux , sur
une grande malle recouverte d'un tapis. Il s'endormit
aussitôt,
Il eut un rêve étrange , sans rapport avec l'heure et le
lieu i voyageait dans les steppes , dans un pays qu'il
avait jadis traversé avec son régiment ; un moujik le con
duisait à travers l'étendue boueuse... Il fait froid, on est
aux premiers jours de novembre, la neige tombe à gros flo
cons fondus aussitôt que tombés . Le moujik fouette ses
chevaux avec énergie ; il porte une longue barbe rousse,
c'est un homme d'une cinquantaine d'années, vêtu d'un
cafetan gris . Ils aperçoivent un hameau , de noires , très
noires izbas à demi brûlées : ce ne sont que poutres enfu.
mées et débris de toutes sortes. Sur la route , à l'entrée du
village, une foule de babas , toutes maigres , affamées , au
visage tanné; une entre autres, osseuse , haute de taille,
qui paraît quarante ans , - peut-être n'en a- t - elle que
vingt sa figure est longue . émaciée ; elle porte sur ses
bras un petit enfant qui pleure , ses seins sont probable.
ment taris , ils semblent desséchés et l'enfant pleure , pleure
toujours, tendant, ses petits bras nus, ses petits poings bleus
de froid.
- Pourquoi pleure - t- il ? demande Mitia en passant au
grand galop de ses chevaux ."
- - C'est le petiot , répond le yamstchik, c'est le petiot qui
pleure.
Et Mitia s'étonne que le moujik ait dit le petiot et non
pas le petit. Cela lui plaît, cela lui semble plus miséricor
di ux.
134 LES FRÈRES KARAMAZOV.
- Mais pourquoi pleure-t-il ? s'entête à demander Mitia.
Pourquoi ses petits bras sont- ils nus ? Pourquoi ne le cou
vre-t-on pas?
-Oui, il a froid , le petiot ; mais le froid percerait ses
langes, c'est pourquoi il est inutile de le couvrir.
-- Comment cela ? demande Mitia sottement. -

Mais ils sont pauvres , leurs izbas sont brûlées , ils


manquent de pain...
--- Et, répète
Mitia comme s'il ne comprenait pas, pour
quoi les izbas ont-elles brûlé ? Pourquoi toute cette misère ?
Pourquoi le petiot est-il pauvre ? Pourquoi la steppe est
elle aride ? Pourquoi ne tombent-ils pas dans les bras les
uns des autres ? Pourquoi ne chantent-ils pas des chansons
joyeuses ? Pourquoi sont-ils si noirs ? Pourquoi ne donne
t-on pas à manger au petiot?
Il sent bien que ses questions sont ridicules , il insiste
pourtant, et il sent aussi qu'il a raison d'insister, et il sent
encore qu'un attendrissement le gagne , qu'il va pleurer,
qu'il voudrait consoler le petiot et sa mère aux mamelles
taries, qu'il voudrait consoler tout le monde , tout de suite,
sans compter, selon sa nature de Karamazov.
- Je suis avec toi, je ne te quitterai plus, lui dit tout à
coup Grouschegnka.
Son cœur s'embrase , il s'élance vers une lumière qui
vibre au loin , il voudrait vivre, marcher dans ce chemin
que voici, large , sûr et qui mène à cette lumière lointaine,
cette lumière qui l'appelle.
-- Quoi ? où? s'écrie-t-il en ouvrant les yeux .
Et il se dresse sur son séant , un sourire serein détend
son visage...
LES FRERES KARAMAZOV. 135

Nikolay Parfenovitch était là, qui priait Mitia de lire et


de signer le libellé des dépositions.
A ce moment, Mitia s'aperçut qu'on avait, pendant son
sommeil, glissé un oreiller sous sa tête.
- Qui a mis là cet oreiller? s'écria-t-il avec exaltation ;
qui a eu tant de bonté ?
On eût dit que cette attention avait pour lui la valeur
1
d'un réel bienfait.
Il s'approcha de la table et déclara qu'il était prêt à
signer tout ce qu'on voudrait.
J'ai eu un beau rêve, messieurs, dit-il d'une voix
étrange .

VIII

Quand Mitia eut signé, on lui apprit qu'il était désor


mais en état d'arrestation et qu'on allait le ramener à la
ville et le mettre en prison . Mitia leva les épaules.
― C'est bien, messieurs , je ne vous en veux pas , je

suis prêt... je comprends très-bien que vous faites votre


devoir... Mais attendez... Messieurs , nous sommes tous
mauvais, c'est à cause de nous que pleurent les mères et
les enfants qu'elles portent dans leurs bras. Qu'il soit
entendu que je suis le pire de tous ; chaque jour de ma
vie je me jurais de me corriger, et chaque jour me voyait
faire les mêmes actions infâmes. Je comprends maintenant
qu'il faut, aux êtres tels que moi , les coups de foudre de
la destinée , et son lasso , une force extérieure qui les
136 LES FRÈRES KARAMAZOV .

maîtrise . Jamais de moi -même je n'aurais pu me corriger,


me relever la foudre a éclaté, j'accepte... J'accepte les
tortures de l'accusation , la honte publique : je vais souffrir
et me racheter par la souffrance. Croyez-vous que je par
viendrai à me racheter , là? Entendez - moi pourtant pour
la dernière fois je n'ai pas versé le sang de mon père.
J'accepte le châtiment, non pas parce que j'ai tué, mais
parce que j'ai voulu tuer , et peut -être aurais-je
tué... Je n'en suis pas moins résolu à lutter contre vous ,
je vous en avertis. Je lutterai jusqu'au bout , et ensuite
la grâce de Dieu ! Adieu , messieurs, ne m'en veuillez pas
pour mes violences au cours de l'interrogatoire : je n'avais
pas alors toute ma conscience... Dans un instant je serai
un prisonnier que pour la dernière fois Dmitri Kara
mazov, comme un homme libre , vous tende encore la main.
En vous disant adieu je prends congé du monde entier .
Sa voix tremblait . Il tendit la main à Nicolay Parfe
novitch qui , d'un geste convulsif , cacha la sienne. Mitia
s'en aperçut et tressaillit . Il laissa retomber son bras.
- L'instruction n'est pas encore terminée, dit le juge
un peu confus. Elle va se continuer à la ville . Je souhaite
qu'elle tourne... à votre justification... En ce qui me con
cerne personnellement , Dmitri Fédorovitch , je vous ai
toujours considéré comme plus malheureux que coupable.
Tous ici , et j'espère n'ètre démenti par personne , nous
sommes disposés à voir en vous un homme noble au fond,
mais, hélas ! entraîné par ses passions à des actes exces
sifs...
Le petit juge prononça ces derniers mots d'un ton très
solennel.
LES FRÈRES KARAMAZOV . 137

Messieurs, vous êtes bons, humains, voulez-vous me


la laisser revoir , lui dire un dernier adieu ?
-Sans doute, mais... en notre présence .
Soit.
On amena Grouschegnka. L'adieu fut court . Ils par
lèrent peu , au grand regret de Nikolay Parfenovitch.
Grouschegnka fit à Mitia un profond salut.
-Je t'ai dit que je suis à toi, que je t'appartiens pour
toujours, que je te suivrai partout où l'on t'enverra. Adieu ,
toi qui souffres injustement !...
Ses lèvres frémissaient , elle pleurait.
- Pardonne- moi , Grouscha , de t'aimer , mon amour
te fait tant souffrir !
Il voulait parler encore, mais il se tut et sortit. Aussitôt
s'empressèrent autour de lui des gens qui ne le perdaient
pas de vue.
Deux télègues l'attendaient au bas du perron . Près de
la porte cochère s'étaient amassés des moujiks et des babas
pour le regarder passer.
-
– Adieu , gens de Dieu ! pardonnez-moi, leur cria Mitia
déjà monté en télègue.
- Pardonne- nous
toi-même ! lui répondirent deux ou
trois voix .
Les télègues s'ébranlèrent, la sonnette tinta : Mitia était
parti.
QUATRIÈME PARTIE

LIVRE IX
IVAN.

I
1
Depuis deux mois que Mitia était arrêté, Alioscha avait
souvent visité Grouschegnka . Elle était tombée gravement
malade trois jours après l'arrestation ; elle n'avait pas quitté
le lit pendant cinq semaines, elle était même restée pen
dant huit jours sans connaissance. Elle avait beaucoup
changé , beaucoup maigri et pâli , mais elle n'en était
devenue que plus sympathique, au jugement d'Alioscha.
Elle avait dans les yeux quelque chose de réfléchi , de
résolu ; entre ses sourcils s'était creusée une petite ride
verticale qui donnait à son visage charmant une expres
sion concentrée , presque sévère. Plus de trace de la fri
volité de naguère. Pourtant elle n'avait pas perdu cette
joie de la jeunesse ; seulement, la douceur avait succédé à
l'orgueil, quoique... quoique ses yeux eussent parfois un
éclair de haine quand elle pensait à Katherina Ivanovna
140 LES FRÈRES KARAMAZOV .

qu'elle n'avait pas oubliée même pendant son délire . Grous


chegnka était extrêmement jalouse de Katia , bien que
celle- ci , alors pourtant que cela lui était permis, n'eût pas
une seule fois visité le prisonnier. Grouschegnka n'avait
confiance qu'en Alioscha, mais il ne savait quel conseil lui
donner.
Un jour , - Grouschegnka revenait de la prison , où,
aussitôt rétablie, elle avait obtenu ses entrées auprès du
-
prisonnier, Alioscha, qu'elle attendait avec plus d'impa
tience que de coutume , se présenta chez elle . Il y avait
sur la table des cartes à jouer, et, sur le divan recouvert
de cuir, était dressée une sorte de lit où se tenait à demi
couché Maximov, en robe de chambre et en bonnet de coton .
Le pomiestchik était malade. Il habitait chez Grouschegnka
depuis qu'il l'avait accompagnée, à son retour de Mokroïe :
émue de compassion pour le dénûment du bouffon , elle lui
avait offert le vivre et le couvert. Sauf Maximov et Alioscha,
elle ne voyait personne le vieux marchand Samsonuov
était mort huit jours après l'arrestation de Mitia.
- Te voilà enfin ! s'écria-t-elle en jetant les cartes et
en venant au-devant d'Alioscha . Et Maximouchka qui
m'effrayait en me disant que tu ne viendrais plus ! Ah ! que
j'ai besoin de toi ! Assieds-toi ... Veux-tu du café ?...
― Volontiers. J'ai faim .
--Fénia ! Fénia ! du café !..... Il y a longtemps qu'il
attend , le café... Et des petits gâteaux
? ! Fénia, des petits
gâteaux chauds ! ... Sais-tu , Alioscha, j'ai encore eu une
histoire, aujourd'hui, avec ces gâteaux : je lui en ai porté,
et, croirais-tu ? il les a jetés par terre et les a piétinés !
— ‹ C'est bien, lui ai-je dit , je vais les laisser aux gardes :
LES FRÈRES KARAMAZOV. 141

si tu n'en veux pas, nourris- toi de ta méchanceté ! ... » Et


je suis partie là-dessus. Et oui, nous nous sommes encore
querellés chaque fois que nous nous voyons, nous nous
querellons...
Grouschegnka parlait avec animation.
- A propos de quoi, aujourd'hui ?
LAGERD Imagine-toi qu'il est jaloux de mon ancien » !
<< Pourquoi lui donnes- tu de l'argent ? me dit-il , tu
l'entretiens ! Il est jaloux .
- C'est qu'il t'aime , et puis il a la fièvre .
- Je pense bien qu'il a la fièvre : c'est demain le juge

ment ! J'étais justement venue pour lui donner des forces ,


car il est terrible de penser à ce qui peut arriver demain.
Mais tu dis qu'il a la fièvre ? Et moi donc ! Et il parle des Po
lonais ! Quel imbécile ! Et de Maximouschka, est- il jaloux ?
Mon épouse était jalouse de moi, dit Maximov.
- De toi !... dit Grouschegnka en riant malgré elle, et
à propos de quoi pouvait-elle être jalouse de toi ?
- Mais à cause des bonnes.

Tais-toi donc, Maximouschka, ce n'est pas le moment


de rire. Et ne regarde pas trop les gâteaux, ou bien je ne
t'en donnerai pas, ça te ferait mal... Et dire qu'il me faut
encore soigner celui-là ! On dirait que ma maison est un
hôpital.
- Je ne vaux pas vos bienfaits , je suis de si mince
mérite ! dit Maximov en pleurnichant. Vous feriez mieux
de prodiguer vos bontés à ceux qui en ont plus besoin
que moi.
- Oh ! Maximouschka, tous en ont besoin, et comment
savoir qui en a le plus besoin ? Et sais-tu , Alioscha, le
142 LES FRÈRES KARAMAZOV .

Polonais est aussi tombé malade aujourd'hui. Je vais lui


envoyer des gâteaux, exprès ! puisque Mitia me reproche
de lui en avoir envoyé quand ce n'était pas vrai ! Tiens,
voilà Fénia avec une lettre ! C'est cela, c'est de chez les
Polonais ; ils demandent encore de l'argent !
En effet, le pane Moussialovitch , depuis quelque temps,
écrivait à Grouschegnka de longues lettres accompagnées
de billets à ordre signés de lui et du pane Vroublevsky,
par lesquels billets ils s'engageaient à rendre à Grous
chegnka les roubles qu'elle lui avait prêtés . Le pane Mous.
sialovitch avait commencé par lui demander deux mille
roubles, puis , après une série de lettres restées sans réponse,
il avait fini par demander un seul rouble, dont le prêt
serait garanti par la signature des deux Polonais. Grous
chegnka finit par aller le voir, et, le trouvant dans une
misère noire, lui donna dix roubles . Depuis, il ne cessait
de la bombarder de lettres de demande.
J'ai eu la sottise de conter cela à Mitia, continua
Grouschegnka. Imagine-toi, lui dis-je, que mon Polonais
s'est mis à me jouer sur sa guitare les anciennes chansons ,
pensant que je me laisserais attendrir . Alors Mitia s'est
mis à m'injurier... Puisque c'est ainsi, je vais envoyer des
"
gâteaux au pane . Fénia , donne à la petite fille qu'il a
envoyée trois roubles et une dizaine de gâteaux ! Et toi,
Alioscha, raconte cela à Mitia.
- Jamais ! dit Alioscha.
Il sourit.
-
Tu penses donc que cela lui ferait de la peine ? Va,
il fait semblant d'être jaloux ; au fond, ça lui est bien égal,
dit avec amertume Grouschegnka.
LES FRÈRES KARAMAZOV. 143

Comment, semblant ?...


― Innocent , va, innocent , malgré toute ton intelli
gence ! Je ne m'offense pas qu'il soit jaloux de moi ; je suis
même ainsi faite, que sa jalousie m'est nécessaire pour
que je sois heureuse. Moi - même, j'ai le cœur jaloux. Ce
qui me fâche, c'est qu'il ne m'aime pas, c'est qu'il feint
d'être jaloux . Suis -je aveugle ? Il parle de Katia , il dit
qu'elle a fait venir pour lui un célèbre médecin de Mos
cou et un des premiers avocats de Pétersbourg !... Il
l'aime, puisqu'il en parle tant ! C'est parce qu'il est cou
pable contre moi qu'il m'accuse...
Grouschegnka s'interrompit et fondit en pleurs.
Il n'aime pas Katherina Ivanovna, dit avec fermeté
Alioscha.
- J'en aurai le cœur net, dit-elle d'une voix mena

çante.
Son visage s'altéra.
-Assez de sottises ! reprit-elle. Ce n'est pas pour cela
que je t'ai appelé , Alioscha ; qu'arrivera-t-il demain? voilà
ce qui me torture. Il me semble que je sois seule à souffrir.
Y penses-tu toi-même ? C'est demain le jugement !... Dis
moi...Mais c'est le domestique qui a tué ! Et l'on condam
nera Mitia ! Et personne ne le défendra ! Je crois même
qu'on n'a pas inquiété Smerdiakov, hé ?
- On l'a rigoureusement interrogé , et tous sont tombés

d'accord que ce n'est pas lui . Il ne s'est pas remis des


suites de sa crise , il est très- malade , extrêmement malade.
- Seigneur ! tu devrais aller chez l'avocat et lui racon

ter l'affaire en particulier. Il paraît qu'on lui donne trois


mille roubles.
144 LES FRÈRES KARAMAZOV.
- Oui, Ivan, Katherina Ivanovna et moi nous sommes
réunis pour faire la somme. Elle a fait venir, elle seule,
le médecin . Elle lui donne deux mille roubles. L'avocat
Petioukovitch aurait exigé davantage ; mais comme l'affaire
a du retentissement dans toute la Russie , - car tous les
journaux en parlent, — il plaidera plutôt pour la gloire que
pour le profit. Je l'ai vu hier.
Eh bien, que lui as-tu dit ?
- Il m'a écouté sans rien dire. Il a déjà son opinion
faite ; pourtant il m'a promis de prendre en considération
mes paroles .
- Comment, en considération ? Ah ! les vauriens ! Ils

veulent le perdre ! ... Et le docteur , pourquoi l'a-t-elle fait


venir?
- Comme expert. On voudrait
faire passer Mitia pour
fou, mais il n'y consent pas.
- Ce serait pourtant vrai , s'il avait tué . Il était fou , à
cause de moi , hélas ! misérable que je suis ! Mais il n'a
pas tué, pourtant ! il n'a pas tué ! Et tout le monde crie
que c'est lui !
- Oui, tous les témoins sont à charge.
―― Et Grigori ! Ce Grigori qui prétend que la porte était
ouverte ! Je suis allé le voir, il m'a injuriée.
- Sa déposition est peut-être la plus grave.
- Quant à la folie, elle est réelle ; il est fou à cette
heure encore, je voulais depuis longtemps te le dire , Alios
cha . qu'en penses-tu ? Que dit-il maintenant? Il me parle
d'un petiot. C'est pour le pauvre petiot que je vais en
Sibérie » , dit-il, « je n'ai pas tué, mais il faut que j'aille en
Sibérie... Qu'est-ce que c'est ? Qu'est- ce que c'est que
LES FRÈRES KARAMAZOV . 145

ce petiot! Je n'y comprends rien . Je me suis mise à pleurer,


car il parle si bien ! Il m'a embrassée et a fait sur moi le
signe de la croix.
- Je ne puis dire... Peut-être... Rakitine le voit sou
vent, mais cela ne vient pas de Rakitine .
Non, ce n'est pas de Rakitine . C'est Ivan qui le tour
mente, voilà !
Elle s'interrompit brusquement. Alioscha fit un mou
vement de surprise.
― Comment? Ivan le voit donc ? Je n'en savais rien.
Eh bien... eh bien ! ... Vois-tu comme je suis ! Je
n'aurais pas dû te le dire... Enfin , Alioscha , ne le répète
pas , puisque j'ai commencé , je te dirai toute la vérité. Eh
bien, oui , Ivan est allé chez lui deux fois ; la première,
aussitôt après son retour de Moscou ; la seconde, il y a
huit jours. Mitia m'a défendu de le dire à personne, car
Ivan venait en cachette.
Cette nouvelle impressionna profondément Alioscha.
- Ivan ne m'a pas parlé de l'affaire de Mitia. En géné
ral, il m'a très- peu parlé . Il paraissait même mécontent de
me voir. Du reste, depuis trois semaines, je ne vais plus
chez lui. Hum ! Si en effet il est allé chez Mitia il y a
huit jours , c'est qu'alors un changement s'est produit
en lui.
― Oui, un changement ! dit vivement Grouschegnka.

Ils ont un secret, c'est Mitia lui - même qui me l'a dit, un
secret qui le tourmente, lui qui , avant , était presque gai.
-Est-il vrai qu'il t'ait défendu de me parler d'Ivan ?
- Oui, à toi surtout, je ne devrais rien dire ; il a peur
de toi. Alioscha, mon cher, va donc, cherche à savoir ce
146 LES FRÈRES KARAMAZOV.

qu'est ce secret et viens me l'apprendre : c'est pour cela


que je t'ai appelé aujourd'hui .
- Tu crois donc que ce secret te concerne ? Mais en ce

cas, il ne t'en aurait pas parlé.


- Je ne sais ; peut - être n'ose- t- il pas me le dire . Il veut

me prévenir, peut-être.
― Mais toi-même, qu'en penses-tu?

Je pense que tout est fini pour moi . Ils sont trois contre
moi, - car il faut compter Katka. Il veut m'abandonner ,
voilà tout ce secret. Il m'a dit qu'Ivan est amoureux de
Katka et que c'est pour cela qu'il va si souvent chez elle.
Est-ce vrai ? Parle- moi en conscience.
― Je ne te mentirai pas. Ivan n'aime pas Katherina Iva
novna.
- Je le pensais ! Il ment ! C'est un effronté ! Il n'a inventé

cette histoire de jalousie que pour pouvoir m'accuser


ensuite. Mais c'est un imbécile, il ne sait même pas trom
per, il est d'une nature trop franche... Il me le payera!
Attends ! Katka aussi aura de mes nouvelles ! Au moment.
du jugement, je parlerai ... je dirai tout...
Elle se mit à pleurer.
――― Grouschegnka, je puis t'affirmer qu'il t'aime plus
que tout au monde , crois-moi : je le sais. Je n'irai pas lui
demander son secret, mais s'il me le dit, je l'avertirai
que je t'ai promis de t'en faire part. Il me semble que ce
secret ne doit pas concerner Katherina Ivanovna . J'en
suis même sûr... Au revoir !
Alioscha lui serra la main . Grouschegnka pleurait tou
jours. Il lui était pénible de la laisser ainsi, mais il ne
pouvait rester davantage auprès d'elle.
LES FRERES KARAMAZOV. 147

II

Il était déjà tard quand Alioscha sonna à la porte de la


prison. La nuit allait tomber. Mais Alioscha savait qu'on le
laisserait entrer, car tout le monde avait de la sympathie
pour lui , les derniers des geôliers avaient plaisir à le voir.
Mitia recevait ses visiteurs dans le parloir.
En entrant, Alioscha se heurta contre Rakitine qui sortait.
Alioscha n'aimait pas se rencontrer avec Rakitine et ne
lui parlait presque pas. Rakitine fronça les sourcils et
regarda d'un autre côté, semblant très-occupé à boutonner
son paletot, puis il se mit à chercher son parapluie.
- Pourvu que je n'oublie rien ! dit-il, pour dire quelque
chose.
Surtout n'oublie pas de laisser ce qui ne t'appartient
pas dit Mitia en riant.
Rakitine s'enflamma aussitôt.
- Recommande cela à la race des Karamazov, non pas
à Rakitine !
- Qu'est-ce qui te prend ? Je plaisantais... Ils sont tous
ainsi , dit-il à Alioscha quand Rakitine fut sorti . Il était
tout joyeux, et voilà qu'il se fâche. Il ne t'a même pas
salué ! Êtes-vous brouillés ? Pourquoi es -tu venu si tard ?
J'étais si impatient de te voir ! ... Mais n'importe...
- Pourquoi vient - il si souvent chez toi ? Êtes-vous
intimes ?...
148 LES FRÈRES KARAMAZOV .

- Avec Rakitine ? Non, je ne peux dire cela . C'est un


cochon ! Il me prend pour un misérable. Il ne comprend
pas les plaisanteries... Ils sont tous ainsi . Mais il est intel
ligent... Eh bien, Alexey, je suis perdu déjà ?
Il s'assit sur un banc et montra une place auprès de lui
à Alioscha.
- Oui , c'est demain le jugement. Mais n'as-tu donc

aucune espérance, frère?


― De quoi parles-tu ? Ah ! oui, du jugement. Au diable !

Mais c'est une sottise ! Parlons du principal . Oui , c'est


demain le jugement . Mais je n'y pensais pas en disant que
je suis perdu ce n'est pas pour ma tête que je crains,
c'est pour ce qui est dans ma tête. Pourquoi me regardes-tu
d'un air ironique ?
- De quoi parles-tu , Mitia ?
Des idées ! des idées ! L'éthique ! Sais-tu ce que c'est
que l'éthique .
- L'éthique?
- - Oui, une science...
― Oui, je connais ..... seulement, je t'avoue que je ne

saurais dire précisément ce que c'est.


Eh bien, Rakitine le sait, lui . Il est très-savant. ― Que
le diable l'emporte ! Mais laissons l'éthique ! C'est moi qui
suis perdu, moi, entends- tu , homme de Dieu ! Je t'aime
plus que tous les autres. Mon cœur bat quand je te vois.
Qu'est- ce que c'est que Karl Bernard ?
- Karl Bernard?
Non, pas Karl... Claude... Un chimiste , je crois ?
Un savant quelconque , je ne sais rien de plus sur lui.
-Au diable ! Je n'en sais pas plus que toi. C'est quelque
LES FRÈRES KARAMAZOV . 149

misérable probablement. Ils sont tous des misérables………


...
Rakitine fera son chemin , il passerait par le trou d'une
aiguille... C'est un Bernard ! Oh ! ces Bernard ! y en a-t-il,
de nos jours !
Mais qu'as-tu donc ?
-- Il veut écrire un article à propos de moi et com

mencer ainsi sa renommée . C'est dans ce but qu'il vient


me voir... Un article à thèse : « Il ne pouvait pas ne pas
tuer : c'est le milieu qui l'y poussait . » Et ainsi de suite .
Il y aura une pointe de socialisme dans son affaire... Mais
au diable ! Ça m'est égal . Il n'aime pas Ivan , il le hait : et
toi non plus il ne t'aime guère . Moi, je le supporte, il a
de l'esprit. Je lui disais tout à l'heure : « Les Karamazov
ne sont pas des misérables, ce sont des philosophes et tous
les vrais Russes sont des philosophes : et toi, tu es un sa
vant, mais tu n'es pas un philosophe, tu es un smerde ¹ ! »
Il a ri, - méchamment, il est vrai. Et moi je lui ai dit :
« De opinionibus non est disputandum . » Tu vois , je suis
classique aussi, ajouta Mitia en éclatant de rire.
- Mais pourquoi es-tu perdu , comme
tu disais tout à
l'heure ?
- Pourquoi je suis perdu ? Hum ! ... En réalité... Si l'on
prend l'ensemble, je plains Dieu , voilà pourquoi .
Comment, tu plains Dieu ?
- Imagine-toi tout cela est dans les nerfs, dans la
tête , dans l'esprit... Il y a là des fibres... aussitôt qu'elles
vibrent... c'est-à-dire , vois-tu , je regarde... pour ainsi dire,
quelque chose : aussitôt les fibres vibrent, et , dès qu'elles

¹ Smerde, littéralement, puant. Même radical que celui du


de Smerdiakov,
150 LES FRÈRES KARAMAZOV

vibrent, se forme une image..... du moins au bout d'un


moment , d'une seconde... c'est-à -dire , pas un moment,
que le diable emporte ce moment ! mais l'image , c'est- à
dire l'objet... ou bien l'événement ... ah ! que diable ! Et
voila comment s'effectue la réflexion, et puis la pensée
s'ensuit... Car ce sont les fibres qui vibrent , il n'y a pas
d'âme la création de l'homme à sa ressemblance , quelle
bêtise ! C'est Rakitine qui m'expliquait cela hier ; ça m'a
brûlé, vois-tu ! C'est une belle chose que la science, Alios
cha ! N'empêche, je plains Dieu .
- C'est déjà bien, dit Alioscha.
-
Que je plaigne Dieu ? La chimie, frère, la chimie !
« Il n'y a pas à dire votre révérence » , écartez-vous un
peu, c'est la chimie qui passe ! Il n'aime pas Dieu , Raki
tine, oh ! non, il ne l'aime pas . C'est son endroit vulné
rable . D'ailleurs , tous ceux qui sont comme lui... Mais ils
le cachent, ils mentent . « Eh bien, lui demandais -je, que
deviendra l'homme sans Dieu et sans immortalité ? Tout
est permis alors , tout est permis ?
Ne le savais-tu pas ? m'a- t-il répondu en riant . Pour
un homme intelligent tout est permis, il sait toujours se
tirer d'affaire . Mais toi , tu as tué et tu t'es laissé prendre ,
et maintenant tu « pourris sur la paille » . C'est lui qui me
parle ainsi le cochon ! Autrefois , j'aurais mis à la porte
un tel homme ! Maintenant, je l'écoute ! D'ailleurs il dit des
choses spirituelles et il écrit bien...
Mitia se mit à marcher d'un air soucieux à travers la
chambre.

Frère, je ne puis rester longtemps , dit Alioscha après
un silence. Demain est un jour terrible pour toi : l'arrêt
LES FRÈRES KARAMAZOV . 151

de Dieu sur toi s'accomplira... Et je m'étonne qu'au lieu


de parler de cela tu bavardes à propos de choses insigni
fiantes .
Non, ne t'étonne pas ! Préfères-tu que nous parlions
de l'assassin , de ce chien ignoble ? Nous n'en avons que
trop parlé ! Qu'on me laisse tranquille ! Assez causé du fils
de Smerdiachtchaïa ; Dieu fera justice , tu verras !…..
Il s'approcha d'Alioscha et l'embrassa avec émotion.
Rakitine ne comprendrait pas cela , mais tu com
prendras tout, toi : c'est pour cela que j'étais si impatient
de te voir. Il y a longtemps que j'aurais voulu te dire...
bien des choses entre ces quatre horribles murs. J'ai
attendu le dernier jour, il faut que je m'épanche en toi.
Frère, depuis deux mois un homme nouveau est né dans
mon âme. C'est- à - dire……
.. il était déjà en moi mais il a
fallu un coup de foudre pour l'éveiller. Terrible ! ..... Je
taperai du marteau dans les carrières pendant vingt ans !
Et puis, qu'est-ce que ça me fait ? Je ne crains qu'une
chose : c'est que l'homme nouveau qui vient de s'éveiller
n'aille se rendormir... Là-bas aussi, dans les carrières , sous
un habit de forçat et d'assassin , on peut trouver un cœur
d'homme . Là -bas aussi on peut vivre, aimer et souffrir...
On peut ranimer le cœur engourdi d'un forçat, le soigner,
sauver dans ce repaire une grande âme purifiée par la con
science de la douleur , en faire un héros. Il y en a des cen
taines , vois -tu , qui souffrent pour nos fautes , car nous
sommes coupables de leur crime. Pourquoi , en un tel
moment , ai-je eu dans mon rêve la vision de ce petiot?
C'était une prophétie . C'est pour lui que je partirai , car
nous sommes tous coupables pour tous les vivants ; tous
152 LES FRÈRES KARAMAZOV .

sont des petiots . Il faut que quelqu'un se dévoue pour


tous. Je n'ai pas tué mon père , et pourtant j'accepte le
châtiment... Ces pensées émanent pour moi de ces murs...
Nous ressusciterons à la joie de par notre douleur même, à
cette joie sans laquelle l'homme ne peut vivre , à cette
joie que Dieu donne comme un privilége . Le bien est pro
scrit du monde , mais nous cacherons Dieu sous la terre ,
nous lui ferons un asile souterrain , et nous , les hommes
du souterrain , nous chanterons du sein de la terre l'hymne
tragique au Dieu de la joie ! et vive la joie de Dieu !
Mitia était pâle , ses lèvres tremblaient, les larmes jaillis
saient de ses yeux , il étouffait.
― Non, la vie est pleine , la vie est belle sous la terre

aussi ! Tu ne croirais pas , Alexey, à quel point je tiens à


la vie, à quel point cette avidité de vivre s'est emparée de
moi , ici entre ces murs dénudés ! Qu'est-ce que la souf
france ? Je ne la crains pas, quoiqu'elle puisse être inépui
sable. Il me semble que j'ai tant de force en moi qu'il me
serait facile de vaincre toutes les souffrances , pourvu que
je puisse sans cesse me dire : Je suis ! Je suis si je souffre
sous la main du bourreau , j'existe encore... Je ne vois
pas le soleil , mais je sais qu'il brille ! C'est déjà la vie,
cela, toute la vie . Alioscha, mon chérubin , la philosophie
me tue. Au diable ! Le frère Ivan...
――― Quoi, le frère Ivan ? interrompit Alioscha.
Mitia ne l'entendit pas.
-Vois-tu , auparavant je n'avais pas tous ces doutes,
ils fermentaient en moi . C'est précisément pour leur
échapper que je me grisais , que je m'enrageais , que je me
battais ; c'était pour les faire taire, pour les anéantir . Le
LES FRÈRES KARAMAZOV . 153

frère Ivan n'est pas comme Rakitine : il cache ses pensées ;


c'est un sphinx , il se tait toujours . Dieu , l'idée seulement
de Dieu me fait souffrir. Quelle est notre destinée, s'il n'y
a pas de Dieu? Que faire si Rakitine a raison , si cette idée
de Dieu n'est qu'une imagination de l'homme ? Ce serait
donc l'homme qui serait le maître de la terre ? Très-bien ,
mais sans l'idée de Dieu , comment l'homme restera- t-il
vertueux ? Comment vivra-t-il ? A qui chantera-t-il des
hymnes ? Rakitine dit qu'on peut aimer l'humanité sans
Dieu. Le morveux , il affirme cela ! Pour moi, je n'en crois
rien. La vie est impossible pour Rakitine : « Toi , me
1 disait-il aujourd'hui , occupe-toi de conquérir des droits
nouveaux à l'homme et d'empêcher le prix de la viande
de trop s'élever par là tu te rapprocheras de l'humanité
et tu lui témoigneras plus d'amour que par toute ta philo
sophie. - Et toi, lui ai-je répondu , si Dieu n'existait pas ,
tu serais peut-être le premier, l'occasion échéant , à hausser
le prix de la viande et à échanger un kopek contre un
rouble . » Et en effet , qu'est- ce que la vertu ? Pour moi,
je m'en suis fait une idée, mais ce n'est pas celle des Chi
nois c'est donc une chose relative. Ou peut-être n'est
elle pas relative ... Terrible question ! Tu ne riras pas si je
te dis qu'elle m'a empêché de dormir deux nuits durant ?
Je m'étonne qu'on puisse vivre sans y penser. Vanités !
Ivan ne croit pas en Dieu , il a une idée , une idée grande
peut- être , mais il ne la dit pas. J'aurais voulu boire de
l'eau de sa source , mais il ne parle pas . Une fois seule
ment il me dit...
Quoi ?
- Je lui disais Alors , tout est permis? » Il fronça
154 LES FRÈRES KARAMAZOV .

les sourcils Fédor Pavlovitch, notre père, me dit-il ,


était un cochon , mais il avait l'esprit droit. » Voilà tout
ce qu'il m'a dit. C'est pourtant mieux que Rakitine.
- Oui, dit amèrement Alioscha . Quand l'as-tu vu ?
Nous en parlerons plus tard. Je ne t'ai pas encore parlé
d'Ivan, je voulais te faire connaître... Je te dirai tout cela
après le jugement, c'est une terrible chose... Tu me juge
ras... Maintenant il ne faut même pas en parler. Tu disais
tout à l'heure : Eh demain ? Me croiras-tu ? Je n'y
pense pas.
- As-tu parlé à l'avocat ?
Oui, je lui ai tout dit. C'est une habile canaille de la
capitale, un Bernard . Il ne me croit pas , il es convaincu
que je suis coupable. Alors, pourquoi êtes-vous venu me
défendre ? lui ai-je demandé. - Je m'en moque ! » Et voilà
le médecin qui voudrait me fake passer pour fou ! Je ne
le permettrai pas ! C'est Katherina Ivanovna qui a voulu
faire jusqu'au bout son devoir » ... Baba ! Et Grigori
s'entête a sa déposition , un honnête imbécile ! Il y a beau
coup de gens honnêtes par imbécilité ... Ça , c'est du Raki
tine . Mais Grouschka ! Pourquoi souffre- t-elle, tant ? Elle
était là tout à l'heure...
- Elle me l'a dit . Tu l'as profondément chagrinée .
- Je le sais. Que le diable emporte mon caractère ! Je

lui ai fait une scène de jalousie, je ne lui ai pas demandé


pardon.
- Pourquoi ?
Mitia se mit à rire gaiement.
― Que Dieu te garde, mon cher gamin, de jamais
demander à une femme aimée pardon de tes torts ,
C LES FRÈRES KARAMAZOV . 155

surtout à une femme aimée , et quels que puissent être tes


torts. Car qui diable sait ce qu'il y a dans un cœur de
femme. Mais je les connais un peu , les femmes... Essaye donc
d'avouer les fautes, et tu verras quelle grèle de reproches !
Jamais un pardon simple, franc : elle t'abaissera , t'avilira,
te reprochera mème des torts que tu n'auras pas eus et
te pardonnera seulement ensuite . Encore je ne parle ici
que de très- bonnes femmes, tant il y a de férocité en ces
anges sans lesquels nous ne pourrions vivre ! ... Franche
ment, tout homme convenable doit être sous la pantoufle
d'une femme , c'est ma conviction, du moins mon senti
ment. L'homme doit être généreux ; cela ne le diminue
pas, même s'il est un héros, même s'il est un César ; mais
demander pardon ! ... Rappelle -toi que c'est ton frère Mitia,
perdu par les femmes, qui te donne cet enseignement . Je
préfère me justifier auprès de Groushka sans lui demander
pardon. Je la vénère , Alexey , mais elle ne le voit pas , ce
n'est pas assez pour elle de tout mon amour . Elle me rend
douloureux cet amour. Auparavant , je souffrais de ses
changements, de ses détours ; mais maintenant j'ai pris
toute son âme dans mon âme et je suis devenu un homme.
Nous laissera-t-on ensemble ? Si on nous sépare , je mourrai
de jalousie . Que t'a-t-elle dit de moi ?
Alioscha lui raconta sa conversation avec Grous
chegnka.
-Alors elle n'est pas fâchée que je sois jaloux ? C'est bien
d'une femme ! ( J'ai moi-même le cœurjaloux ! Oh ! j'aime
J
cela ! Nous aurons des querelles, mais je l'aimerai toujours.
Marie- t-on les forçats ? C'est une question . Ce qu'il y a de
certain, c'est que je ne pourrai vivre sans elle... Alors
156 LES FRÈRES KARAMAZOV .

elle croit à un secret entre nous trois, en y comptant


Katia? Non , Grouschka , ce n'est pas un secret , tu te trom
pes... Alioscha, soit... je vais te dévoiler ce secret.
Mitia regarda de tous côtés , s'approcha d'Alioscha
et se mit à lui parler tout bas , quoique personne ne pût
l'entendre, le vieux geôlier dormant dans un coin et le
factionnaire étant trop éloigné.
- Je veux avoir ton avis : Ivan nous est supérieur, mais

tu es meilleur ... et qui sait si tu n'es pas supérieur à Ivan !


- C'est un cas de conscience que je ne puis décider sans
ton conseil. Pour le moment, toutefois , ne me donne pas
ton opinion avant que le jugement soit prononcé. Écoute...
Ivan me conseille de m'enfuir . J'omets les détails, tout est
prêt, tout peut s'arranger. L'Amérique avec Grouschka ! Ivan
dit qu'on ne marie pas les forçats vivre sans Grouschka !
je me briserais la tète contre un mur. Mais de l'autre côté ,
la conscience ? Je me dérobe au châtiment, je me détourne
de la voie de purification qui m'était ouverte . Ivan dit
qu'en Amérique, avec de la bonne volonté » , on peut
faire plus de bien que dans les carrières . Et notre hymne
souterrain ? L'Amérique , qu'est-ce que c'est ? Quelle vanité !
Ivan se moque de mon hymne ... Ne parle pas , tu as déjà
ton opinion faite , mais grâce ! Attends le jugement, songe
que je ne puis vivre sans Grouschka.
Alioscha était très - ému .
- Dis-moi, demanda- t-il, est- ce qu'Ivan insiste beau
coup ? Qui a le premier eu cette idée ?
C'est lui ! Il insiste ; il ne conseille pas , il ordonne.
Il me propose dix mille roubles pour la fuite et dix mille
pour l'Amérique.
LES FRÈRES KARAMAZOV. 157 ·
- Il t'a recommandé de ne m'en rien dire ?
- Particulièrement . Ne lui dis pas que je t'ai fait cette

confidence. Il craint que tu ne sois la voix de la con


science, ma conscience vivante...
▬▬▬▬▬▬▬▬▬ Tu ne crois donc pas te justifier demain ?
Mitia secoua la tète négativement .
-- Alioscha, dit-il tout à coup , il est temps que tu partes.
Embrasse - moi , fais le signe de la croix sur moi pour que
je puisse supporter mes souffrances... demain...
Ils s'embrassèrent.
Et Ivan qui me conseille de m'enfuir ! Et pourtant il
croit que j'ai tué .
C Le lui as-tu demandé ?
- Non. Je voulais le lui demander , mais je n'en ai pas
eu la force. J'ai vu cela à sa manière de me regarder ...
Allons , adieu ! :
}
Ils s'embrassèrent de nouveau ; Alioscha allait sortir
quand Mitia l'arrêta de nouveau et le saisit par les épaules .
Son visage était d'une pâleur effrayante, ses lèvres se con
tractaient, son regard semblait percer Alioscha .
― Comme devant Dieu , Alioscha , dis-moi la vérité :

Crois - tu que j'ai tué ? La vérité tout entière !


Alioscha se sentit défaillir.
Voyons, qu'as-tu ?... murmura-t-il.
-La vérité ! la vérité tout entière ! Ne mens pas .
-
Je n'ai pas cru un seul instant que tu sois un assas
sin, dit Alioscha d'une voix tremblante .
Il leva la main comme s'il prenait Dieu à témoin .
- Merci ! dit Mitia en soupirant comme s'il revenait
d'un évanouissement. Tu m'as sauvé . Croiras - tu que je
158 LES FRÈRES KARAMAZOV .

n'osais pas encore te faire cette question , à toi ! à toi !


Va-t'en maintenant, va -t'en ! Que Dieu te bénisse ! va-t'en
et aime Ivan .
Alioscha sortit tout en larmes ; la méfiance de Mitia révé
lait un désespoir si profond ! Une pitié infinie envahissait
Alioscha. Aime Ivan... Alioscha allait précisément chez
Ivan. Ivan l'inquiétait autant que Mitia, - et à cette heure
plus que jamais.
¿

III

Chemin faisant , il remarqua de la lumière aux fenêtres


de Katherina Ivanovna. Il s'arrêta et se décida à entrer. ,
Il n'avait pas vu Katia depuis plus d'une semaine , — puis
il pensait qu'Ivan, à la veille d'un tel jour , serait peut
être chez elle . Dans l'escalier, faiblement éclairé par une
lanterne chinoise, il aperçut un homme qui descendait et
en qui il reconnut son frère .
G Ah ! ce n'est que toi ? dit sèchement Ivan Fédorovitch.
Adieu... Tu vas chez elle ?
- Oui.
―― Je ne te le conseille pas . Elle est agitée, tu la trou
bleras.
――― Non ! cria une voix en haut de l'escalier . Alexey
Fédorovitch, vous venez de chez lui ? Vous a-t- il envoyé
auprès de moi ? Entrez donc, et vous aussi, Ivan Fédoro
vitch, remontez, je le veux , entendez-vous?
LES FRÈRES KARAMAZOV . 159

La voix de Katia était si impérieuse qu'Ivan , après un


instant d'hésitation , se décida à monter avec Alioscha.
― Permettez-moi de garder mon paletot, dit Ivan en

entrant dans le salon, je ne resterai qu'une minute.


――――― Asseyez-vous , Alexey Fédorovitch , dit Katherina
Ivanovna.
Elle parut à Alioscha plus belle que jamais.
- Que vous a-t-il dit de me transmettre ? 1
- Ceci seulement, dit Alioscha en la regardant en face :

il vous prie de vous épargner... la peine de dire ce qui


s'est passé entre vous... au jour de votre première ren
contre.
-
Mon salut jusqu'à terre ... l'argent... dit- elle avec
amertume. Est- ce pour lui ou pour moi qu'il craint ? Parlez
donc, Alexey Fédorovitch .
― Pour vous et pour lui.
- C'est cela, dit-elle méchamment.
Elle rougit.
- Vous ne me connaissez pas encore, Alexey Fédoro

vitch. D'ailleurs je ne me connais pas non plus . Peut- être


me maudirez-vous demain, après ma déposition.
- Vous parlerez avec loyauté, dit Alioscha , c'est tout
ce qu'il faut.
-La loyauté n'est pas toujours féminine, dit- elle en
grinçant des dents. Il y a une heure, je pensais encore
qu'il me serait odieux de m'occuper de ce misérable ...
cette vermine... Cependant, il est encore un homme pour
moi. Est-ce bien un assassin ? Est-ce bien lui qui a tué ?
demanda-t-elle tout à coup à Ivan Fédorovitch... Je suis
allée chez Smerdiakov... C'est toi qui m'as convaincue que
160 LES FRÈRES KARAMAZOV .

Dmitri est un parricide ! C'est toi qui m'as convaincue


Ivan eut un sourire contraint. Alioscha tressaillit à
ce toi.
- Assez, interrompit Ivan, je m'en vais, à demain .
Il sortit.
Katherina Ivanovna saisit les mains d'Alioscha.
- Suivez-le ! Rejoignez-le ! Ne le laissez pas seul un

instant : il est fou ! Ne savez-vous donc pas qu'il est devenu


fou? Le médecin me l'a dit... Allez ! courez ! ...
Alioscha se précipita dans l'escalier .
Ivan n'avait pas fait cinquante pas.
- Que veux-tu ? dit-il en se retournant vers Alioscha.

Elle t'a dit de me suivre , que je suis fou ? le le sais


d'avance ! ajouta-t-il avec emportement .
Elle se trompe, sans doute, mais à coup sûr tu es
malade. Ton visage est défait, Ivan .
Ivan marchait toujours . Alioscha le suivait.
Sais-tu, Alexey Fédorovitch, comment on devient
fou? reprit Ivan avec douceur cette fois .
-
Non, je ne sais ; il doit y avoir différents genres de
folie .
- Peut-on s'apercevoir soi-même qu'on devient fou?
Je ne le pense pas.
-Si tu as quelque chose à me dire, changeons de sujet
de conversation, dit Ivan tout à coup . Je crois qu'elle va
prier pendant toute la nuit la Vierge, pour savoir com
ment elle devra se conduire demain, reprit-il d'un ton
méchant .
Tu parles de Katherina Ivanovna?
- Oui. Elle ne sait encore si elle doit sauver
ou perdre
LES FRÈRES KARAMAZOV . 161

Mitia ; elle me prend pour une bonne d'enfants , elle veut


que je la berce.
Katherina Ivanovna t'aime , frère .
- C'est possible, mais moi je ne l'aime pas.
- Elle souffre... Pourquoi alors lui dis-tu ... parfois ...

des paroles qui lui donnent de l'espoir ?


- Je ne puis faire ce qu'il faudrait, couper court et lui

parler franchement ! Je veux attendre qu'on ait fait


justice de l'assassin . Si je me séparais d'elle maintenant,
elle perdrait par vengeance ce misérable dès demain, car
elle le hait, et il sait bien lui -même qu'elle le hait. Tout
autour de nous n'est que mensonge . Tant qu'elle espère,
elle ne perdra pas cette « bète féroce » , sachant que je
désire son salut . Oh ! quand donc cette maudite sentence
sera-t-elle prononcée !
Les mots assassin et bête féroce avaient douloureuse
ment blessé le cœur d'Alioscha .
- Mais comment pourrait-elle perdre notre Mitia?
―― Tu ne le sais pas encore ? Elle a entre les mains un

document authentique, écrit par Mitia, qui prouve qu'il a


tué Fédor Pavlovitch.
- C'est impossible ! s'écria Alioscha.
―― Comment impossible ? Je l'ai lu moi-même.

- Il est impossible qu'un pareil document existe ! répéta


Alioscha avec fougue . Il ne peut pas exister, parce que ce
n'est pas Mitia qui a tué le père ! Ce n'est pas lui !
Ivan Fédorovitch s'arrêta.
-
Qui donc aurait tué, d'après vous? dit-il froide
ment.
il y avait de la hauteur dans sa voix .
II. 6
162 LES FRÈRES KARAMAZOV .

- Tu sais toi-même qui , dit doucement et d'un ton


pénétrant Alioscha.
- Qui? Ah ! oui ! Cette fable sur cet idiot épileptique,
Smerdiakov ?
Alioscha tremblait.
Tu sais toi-même qui.
- Mais qui donc ? qui ? s'écria Ivan avec rage.

Il ne se possédait plus .
- Je ne sais qu'une chose , dit à voix basse Alioscha :
que ce n'est pas toi qui as tué le père.
- Pas moi! Que veux-tu dire?
Ce n'est pas toi qui as tué , pas toi, répéta avec fer
meté Alioscha.
Une demi-minute de silence.
G Mais je le sais bien que ce n'est pas moi ! As-tu le
délire ?
Il regarda attentivement Alioscha. Ils étaient en ce
moment dans la lumière d'un réverbère.
1
- Non , Ivan, tu sais bien que tu disais toi-même que
c'est toi qui es l'assassin.
- Quand l'ai-je dit ?... J'étais à Moscou... Quand l'ai -je
dit?... répétait Ivan avec trouble.
-Tu l'as dit à toi- même, quand tu étais seul , pendant
ces deux terribles mois, dit Alioscha doucement et comme
s'il parlait malgré lui . Tu t'accusais , tu disais que l'assassin
n'était autre que toi . Mais tu te trompes, ce n'est pas toi ,
m'entends-tu? ce n'est pas toi ! Dieu m'envoie te le dire .
Ils se turent tous deux pendant une longue minute. Ils
se regardaient en face, très-pâles. Tout à coup , Ivan tres
saillit et saisit fortement Alioscha par l'épaule.
LES FRÈRES KARAMAZOV . 163
- Tu es allé chez moi ? dit Ivan à voix basse et tout le
visage contracté. Tu étais chez moi quand il est venu? ...
Avoue-le ! tu l'as vu ? tu l'as vu ?...
- De qui parles-tu ? De Mitia ?
- Non ! Laisse-moi donc avec cette bête féroce ! hurla
Ivan . Mais tu ne sais donc pas qu'il vient chez moi ? L'as-tu
vu ? Parle !
― Qui, il ? Je ne sais ce que tu veux dire , fit Alioscha
effrayé .
- Tu le sais tu le sais !... Autrement, comment ? ... Il

est impossible que tu ne le saches pas...


Il s'arrêta , resta comme absorbé dans sa pensée. Un
sourire étrange crispait ses lèvres.
G Frère, dit d'une voix tremblante Alioscha, je te le

dis parce que je sais que tu me croiras, et je te le dis pour


toute la vie : ce n'est pas toi. Entends-tu ? pour toute la
vie. Et c'est Dieu qui m'envoie te le dire, dût dès cette
heure la haine nous séparer à jamais...
Mais Ivan Fédorovitch était redevenu maître de lui.
Alexey Fédorovitch, dit-il avec un sourire froid, je
n'aime ni les prophètes , ni les épileptiques, surtout les
envoyés de Dieu , vous le savez trop bien. Dès ce moment
toutes nos relations sont rompues , et, je crois, pour tou
jours. Je vous prie de me quitter tout de suite. Surtout,
prenez bien garde de ne pas venir aujourd'hui chez moi,
entendez-vous ?
Il se détourna et d'un pas ferme s'en alla droit devant
lui.
- Frère ! lui cria Alioscha, s'il t'arrive quelque chose
aujourd'hui, pense à moi ! ...
164 LES FRERES KARAMAZOV .

Ivan ne répondit pas.


Alioscha resta quelques instants près du réverbère jusqu'a
ce qu'Ivan eût disparu dans l'obscurité , puis reprit son
chemin. Ni lui ni Ivan Fédorovitch n'habitaient plus dans
la maison de leur père. Alioscha avait loué une chambre
meublée dans la maison d'un mechtchanine. Ivan occupait
une maisonnette dans un quartier excentrique . Depuis
deux mois il s'était plu à rester seul , servi par une très
vieille femme sourde. En s'approchant de sa porte , il prit
le cordon de la sonnette, puis tout à coup le laissa . Il se
sentait secoué d'un frisson de colère. Il se dirigea brus
quement vers une maison située à deux verstes de la
sienne et où habitait Smerdiakov

IV

C'était, depuis son retour de Moscou , la troisième visite


qu'Ivan Fédorovitch faisait à Smerdiakov.
Il s'étonnait qu'Alioscha ne voulût même pas soupçonner
Mitia et accusât si nettement Smerdiakov d'être l'assassin.
Tous les détails de l'interrogatoire , qu'on lui avait com
muniqué , et ses entrevues avec Mitia avaient convaincu
Ivan de la culpabilité de son frère . - Disons, à ce propos,
qu'il n'aimait pas son frère Dmitri . C'est tout au plus s'il
éprouvait pour lui de la pitié, mêlée à un profond mépris..
Aussitôt après sa première entrevue avec Mitia , Ivan
s'était rendu à l'hôpital, où Smerdiakov était alité. Le doc
LES FRÈRES KARAMAZOV . 165

teur Herzenschtube et le médecin de l'hôpital Varvinsky,


aux questions d'Ivan Fédorovitch sur l'état du malade ,
répondirent catégoriquement que l'épilepsie avait été con
statée, et parurent surpris qu'Ivan leur demandât « si elle
n'avait pas été feinte , le jour de la catastrophe » . Ils lui
dirent même que c'était une crise extraordinaire , qui avait
dure plusieurs jours et mis en danger la vie du malade :
ce n'était que depuis peu qu'on pouvait, grâce aux mesures
prises, répondre de sa vie . En tout cas, sa raison demeu
rerait troublée, sinon pour toujours, au moins pour long
temps...
En apercevant Ivan , Smerdiakov eut un sourire méfiant
et manifesta même un peu de terreur : du moins cela parut
ainsi à Ivan Fédorovitch . Mais cela dura peu . Smerdiakov
se calma et, durant toute la visite, fut d'un flegme éton
nant. Il semblait vraiment très-malade : maigre et jaune à
faire peur; son visage desséché de skopets s'était ratatinė ;
les cheveux en broussaille . L'oeil gauche , toujours un peu
cligné, rappelait seul l'ancien Smerdiakov . « Il y a plaisir à
parler avec un homme intelligent..... » Pourquoi Ivan Fédo
rovitch se rappela-t-il tout à coup ce mot d'adieu de Smer
diakov ?
-Peux-tu me parler ? demanda-t-il : je ne te fatiguerai
pas trop ?
-Non, répondit Smerdiakov d'une voix faible. Y a-t-il
longtemps que vous êtes revenu ?
- Je viens d'arriver.
Smerdiakov soupira.
- Pourquoi soupires-tu ? N'avais-tu pas prévu tout cela?
-- Ce n'était pas difficile à prévoir, dit Smerdiakov après
166 LES FRÈRES KARAMAZOV .

un silence . Mais comment aurais-je pu deviner qu'on mène


rait l'affaire de cette façon ?
---- Quelle affaire ? Ne ruse pas avec moi ! Comment as-tu
pu prévoir que tu aurais une crise? Tu m'as même annoncé
qu'elle te prendrait à la cave.
- L'avez-vous déjà dit au juge ? demanda tranquille
ment Smerdiakov.
Ivan Fédorovitch se fâcha.
Non, je ne l'ai pas encore dit , mais je ne manquerai
pas de le dire. Tu as des explications à me donner, frère,
et sache que je ne te permettrai pas de te jouer de moi,
mon cher !
― Pourquoi me jouerais-je de vous ? C'est en vous seul
que j'ai confiance , comme en Dieu , dit Smerdiakov sans
se départir de son calme singulier.
― - D'abord, je sais qu'on ne peut prévoir une crise d'épi
lepsie ; j'ai pris des renseignements, inutile de chercher à
me tromper. Comment donc as-tu pu me prédire le jour,
l'heure et le lieu ? Comment pouvais- tu savoir d'avance
que tu aurais une crise et qu'elle te prendrait dans cette
cave ?
――― Mais j'allais plusieurs fois par jour à la cave , répon
dit avec lenteur Smerdiakov. C'est ainsi qu'il y a un an
je suis tombé du grenier . Il est en effet impossible de pré
voir le jour et l'heure d'une crise, mais on peut avoir des
pressentiments.
- Le jour et l'heure ! tu m'as prédit le jour et l'heure !
- En ce qui concerne ma maladie, demandez des ren

seignements au médecin ; je n'ai plus rien à dire à ce


propos.
LES FRERES KARAMAZOV . 167

Mais la cave ! comment savais-tu d'avance que cela


se produirait à la cave ?
Ah ! vous en êtes encore à cette cave ? Eh bien , en
descendant dans cette cave, j'avais peur, je me défiais...
J'avais peur , parce que , vous parti , je n'avais plus per
sonne pour me défendre . Et aussitôt que je fus entré
dans cette cave , je me mis à penser : « Voilà que ça va
venir ... Tomberai-je ? vais-je tomber ? » C'est sans doute
cette appréhension qui me donna des spasmes, et je suis
tombé. Toute notre conversation de la veille, vous vous
souvenez ? près de la porte cochère, et toutes les peurs que
j'ai eues en cet instant , dans la cave, j'ai tout dit au méde
cin Herzenschtube et au juge d'instruction Nikolay Par
fenovitch. Le docteur Varvinsky a précisément expliqué
que c'était l'appréhension qui avait amené la crise et a
consigné le tout dans ma déposition .
Smerdiakov, fatigué par l'effort qu'il venait de faire en
parlant, respira péniblement.
- Alors tu as déjà fait toutes ces déclarations ? demanda
Ivan Fédorovitch un peu surpris.
Il comptait, pour faire parler Smerdiakov, sur la peur
qu'il devait avoir de cette révélation , et voilà qu'elle était
déjà faite !
-Qu'ai-je à craindre? Qu'ils sachent toute la vérité?
dit Smerdiakov à voix haute.
wy Et tu as aussi raconté dans tous les détails notre con
versation près de la porte cochère ?
-Non, pas dans tous les détails.
― As-tu dit aussi que tu sais feindre une crise, comme
tu t'en es vanté avec moi ?
168 LES FRÈRES KARAMAZOV

Non.
-Dis-moi maintenant pourquoi tu m'envoyais à Tche
remachnia?
--- Vous vouliez aller à Moscou... Tcheremachnia est

plus près .
――――― Tu mens ! Tu m'as conseillé toi-même de partir !
―― C'était par amitié, par dévouement. Après moi-même,

c'est vous qui m'intéressez le plus . D'ailleurs je vous


ai dit de vous enI aller pour vous faire comprendre qu'il
allait arriver un malheur et qu'il fallait rester pour
défendre votre père.
-Tu aurais dû me parler franchement, alors , imbécile !
-
Mais j'avais peur de Dmitri Fédorovitch ! et puis je
n'aurais jamais cru qu'il irait jusqu'à l'assassinat ; je pen
sais qu'il se contenterait de prendre l'argent... D'ailleurs,
qui aurait jamais pu le croire ?...
- Mais alors, puisque tu dis toi-même que personne

n'aurait pu le prévoir, comment, moi , l'aurais -je prévu ?


Qu'est- ce que toutes ces ruses'?
- Il fallait me comprendre : je vous conseillais d'aller
non pas à Moscou, mais à Tcheremachnia. Cela signifiait
que je désirais que vous fussiez le plus près possible .
- Certes, j'aurais dû prévoir... Et en effet je prévoyais
une machination de ta façon ... Mais tu mens ! tu mens !
s'écria-t -il comme si un souvenir subit lui revenait. Tu
te rappelles qu'au moment de mon départ tu m'as dit :
Avec un homme intelligent il y a plaisir à parler »? Tu
étais donc content de me voir partir?
Smerdiakov soupira plusieurs fois et rougit.
- J'étais content, dit-il en respirant avec effort, de vous
LES FRÈRES KARAMAZOV . 169

voir aller à Tcheremachnia et non pas à Moscou : c'était


toujours plus près . Et ce que je vous en ai dit, ce n'était
pas un compliment, c'était un reproche ; vous ne m'avez
pas compris.
- Quel reproche ?
Précisément , je vous reprochais de nous abandonner,
votre père et moi , votre père à qui il pouvait arriver
malheur, et moi qu'on pouvait accuser d'avoir volé les
trois mille roubles.
― Que le diable t'emporte !... Attends, as-tu parlé des

signaux aux juges ?


- Oui... tout.
Ivan Fédorovitch s'étonna de nouveau.
- Je pensais que Dmitri pouvait tuer , mais non pas
voler... C'est toi qui aurais volé... Tu m'as dit que tu sais
feindre les crises ; pourquoi m'as- tu dit cela ?
- Par naïveté. D'ailleurs je n'ai jamais essayé de
simuler l'épilepsie ; j'ai dit cela par naïveté, par bêtise
et puis parce que j'étais en train de franchise avec vous.
D'ailleurs, en vous expliquant toutes mes craintes à pro
pos des signaux connus de Dmitri Fédorovitch, je pensais
être assez clair, j'espérais que vous n'iriez pas à Tchere
machnia.
« Tout cela est très-logique, pensait Ivan , où sont donc
les troubles cérébraux dont parle Herzenschtube ? >
-- Tu ruses avec moi , prends garde...
- Non, je pensais que vous aviez tout deviné, continua
Smerdiakov avec bonhomie.
- Mais si j'avais deviné, je serais resté !
-
J'ai cru que vous partiez par prudence.
170 LES FRÈRES KARAMAZOV.

- Tu me pensais aussi lâche que toi ?


Excusez , oui , je pensais que vous étiez ... comme
moi.
- Mon frère t'accuse : il dit que c'est toi qui as tué
et volé !
- En effet, que lui reste-t-il à dire ? Mais qui le croira ?
toutes les charges sont contre lui ! et Grigori qui a vu la
porte ouverte ? D'ailleurs , si en effet j'avais pensé à tuer,
aurais -je eu la sottise de vous dire à vous, le fils de Fédor
Pavlovitch , que je sais feindre l'épilepsie ? Demandez plu
tôt au juge si les criminels sont si naïfs !
-Écoute, dit Ivan Fédorovitch en se levant, vaincu par
cette dernière objection : je ne te soupçonne pas du tout,
il serait ridicule de t'accuser... Je te suis même recon
naissant de m'avoir tranquillisé à ton sujet... Je m'en vais,
je reviendrai . Prompte guérison ! ... As-tu besoin de quelque
chose?
G Merci, Marfa Ignatievna ne m'oublie pas .

Au revoir. Du reste, je ne dirai pas que tu sais feindre


la crise, je te conseille aussi de ne pas le dire , dit Ivan
comme malgré lui.
Je vous comprends... Si vous ne le dites pas , je ne
rapporterai pas non plus toute notre conversation de la
porte cochère.
Ivan Fédorovitch sortit. Il n'avait pas fait dix pas dans
le corridor que brusquement il, s'arrêta , s'apercevant de
l'injure qu'impliquait la dernière phrase de Smerdiakov.
Ivan était au moment de revenir sur ses pas , mais il
haussa les épaules et continua son chemin. Il se félicitait
que Smerdiakov ne fût pas coupable : pourquoi ? Il ne vou
LES FRÈRES KARAMAZOV . 171

drait pas se l'expliquer à lui- même . Il avait du dégoût à


fouiller dans ses propres sentiments. Les dépositions,
comme nous l'avons dit, affermirent sa conviction . Pour
tant, il communiqua à Herzenschtube ses doutes au sujet
des troubles cérébraux de Smerdiakov .
- Savez-vous , lui dit le docteur, de quoi il s'occupe

maintenant ? Il apprend par cœur des mots français .


Ivan Fédorovitch finit par perdre tous ses doutes . Seule,
l'assurance d'Alioscha le troublait encore.
Un jour, il le rencontra et ils eurent cette conversation :
- Te rappelles- tu , dit Ivan , cette après-midi,
quand
Dmitri a assommé notre père ? Je t'ai dit plus tard dans la
cour : Je laisse à mes désirs toute liberté . » Dis - moi ,
as-tu pensé alors que je désirais la mort de notre père ?
- Oui, dit doucement Alioscha.
- Du reste, ce n'était pas difficile à deviner. Mais,

qu'un reptile en dévore un autre, as- tu pensé que par là


je voulusse dire que Dmitri tue notre père le plus tôt
possible? Et même n'as-tu pas cru que je ne refuserais
peut-être pas de l'aider ?
Alexey pâlit. Il regardait en silence son frère au fond
des yeux .
- - Parle ! s'écria Ivan , je veux savoir ce que tu as pensé !
Il me faut toute la vérité !
Il était haletant, il y avait de la méchanceté dans l'éclat
de son regard.
- Pardonne-moi , j'ai pensé cela aussi , murmura
Alioscha.
Il se tut sans ajouter aucune circonstance atténuante
― Merci, dit d'un ton sec Ivan, et il partit.
172 LES FRERES KARAMAZOV .

Depuis , Alioscha s'aperçut qu'Ivan l'évitait.


C'est après cette conversation qu'Ivan avait fait à Smer
diakov une seconde visite.

Smerdiakov n'était déjà plus à l'hôpital . Il demeurait


dans une habitation composée de deux izbas réunies par
un vestibule. Maria Kondratievna et sa mère habitaient
l'une des deux izbas ; Smerdiakov occupait l'autre . On ne
savait pas au juste quel genre de relations il avait avec les
deux dames ; on le supposait fiancé avec Maria Kondra
tievna. Ivan frappa à la porte . Maria Kondratievna vint
lui ouvrir et lui indiqua la chambre de Smerdiakov : une
chambre sordide où les cafards s'ébattaient en liberté . La
chaleur était intense. Il y avait une table en bois blanc
couverte d'une nappe à dessins roses. Sur les fenêtres , des
géraniums . Dans un coin , des icones. Sur la table, un petit
samovar vide, presque hors de service , et deux tasses.
Smerdiakov se tenait assis sur un banc, auprès de cette
table et écrivait dans un cahier. Il avait le visage plus
frais, moins maigre qu'à l'hôpital ; il était peigné et pom
madé, vêtu d'une robe de chambre ouatée et multicolore,
très-usée. Il portait des lunettes qu'Ivan ne lui avait
jamais vues. Ce détail l'irrita. Une pareille créature
'porter des lunettes ! >
Smerdiakov dressa la tête sans hâte et regarda fixement
LES FRÈRES KARAMAZOV . 173

son visiteur à travers ses lunettes. Puis il les ôta et se


leva paresseusement, sans aucune humilité, comme résolu
à s'en tenir à la plus stricte politesse . Ivan remarqua tout
cela en un clin d'œil, et surtout le regard mauvais et
même hautain de Smerdiakov. Ce regard semblait dire :
« Que viens- tu encore faire chez moi ? N'avons- nous pas
assez causé déjà ? »
- Il fait chaud ici ! dit Ivan encore debout.
Il déboutonna son paletot.
Otez-le, dit Smerdiakov d'un ton de condescendance.
Ivan Fédorovitch ôta son paletot, prit de ses mains fré
missantes une chaise qu'il approcha de la table et s'assit.
D'abord, sommes-nous seuls ? demanda-t-il sévère
ment. Ne nous écoute-t-on pas ?
- Personne... Vous avez dû voir qu'il y a un vestibule.
- Au fait , alors ! Qu'est- ce que tu chantais quand je
t'ai quitté, la dernière fois, à l'hôpital ? que si je ne parle
pas de ton art de feindre l'épilepsie, tu ne rapporteras pas
au juge toute notre conversation auprès de la porte cochère?
Que signifie ce toute? Qu'entends-tu par là ? Etait-ce une
menace ? Voulais-tu dire que je suis ton complice, que j'ai
peur de toi ?
Ivan semblait parler avec une franchise calculée.
Le regard mauvais de Smerdiakov s'accentua. Son œil
gauche se mit à cligner. Il répondit aussitôt, avec sa froi
deur habituelle , comme s'il avait voulu dire : « Tu ' veux
que nous parlions franchement ? Soit » :
Mais je sous-entendais alors que, prévoyant l'assassi
nat de votre propre père, vous l'aviez laissé sans défense :
eh bien, je vous promettais de ne pas révéler vos prévi
174 LES FRERES KARAMAZOV.

sions, afin que les gens ne pussent se douter de vos mauvais


sentiments ou même d'autre chose.
Smerdiakov prononça ces paroles avec le plus grand
calme. Il était maître de lui ; son ton avait même quelque
chose d'insolent .
G Comment? Quoi ? Es-tu fou ?
Je suis extrêmement sensé.
--- Mais est-ce que je savais alors que cet assassinat ?...

s'écria Ivan Fédorovitch en frappant violemment la table


du poing. Et qu'est-ce que signifie cette autre chose ? Parle,
misérable !
Smerdiakov se taisait et considérait Ivan Fédorovitch
avec une insolence évidente , cette fois .
-Parle donc, bête puante ! Qu'est-ce que cette autre
chose? hurla Ivan.
―――― Mais peut-être désiriez -vous vous-même la mort de
votre père .
Ivan Fédorovitch sursauta et frappa de toutes ses forces
Smerdiakov à l'épaule . Smerdiakov chancela et se retint
au mur. Subitement son visage s'inonda de larmes.
- Il est honteux pour vous , monsieur, de battre un
homme faible !
Il se couvrit le visage de son sale mouchoir à carreaux
bleus et se mit à sangloter.
-Assez ! cesse donc ! dit impérieusement Ivan Fédoro
vitch en s'asseyant de nouveau . Ne me pousse pas a
bout !
Smerdiakov ôta de ses yeux son chiffon . Tous les traits
de son visage sillonné de rides exprimèrent une intense
rancune.
LES FRÈRES KARAMAZOV . 175
- Donc, misérable , tu me croyais d'accord avec Dmitri

pour tuer notre père ?


- Je ne connaissais pas vos pensées, et c'est pour les
connaître que je vous ai arrêté auprès de la porte, quand
vous alliez entrer.
-Quoi ? connaître quoi ?
- Précisément si vous désiriez que votre père fût tué.

Ce qui exaspérait Ivan , c'était le ton provocant don't


Smerdiakov semblait ne vouloir pas se départir.
- C'est toi qui l'as tué !
Smerdiakov sourit dédaigneusement.
Vous savez fort bien vous-même que ce n'est pas
moi , et j'aurais cru qu'un homme intelligent comme vous
ne serait pas revenu sur cette question.
- Mais pourquoi , pourquoi avais-tu cette pensée ?
1 Comme je vous l'ai déjà dit, par peur. Je me défiais
de tout le monde .
- Ah çà ! il
y a quinze jours tu parlais autrement.
- A l'hôpital ? Mais je sous-entendais la même chose, je
pensais que vous m'aviez compris et que vous éviteriez
cette explication .
- Voyez-vous cela ! Mais réponds donc, réponds !
J'insiste : Pourquoi cet ignoble soupçon est-il tombé dans
ton ignoble cœur ?
--- Tuer vous-même, vous ne le pouviez et ne le vou
liez : mais qu'un autre assassinât, vous le vouliez.
- Avec quelle placidité il dit cela ! Mais pourquoi

l'aurais-je voulu ?
- Comme
nt, pourquoi ? Et l'héritage ? Vous deviez rece
voir quarante mille roubles chacun, à la mort de votre
176 LES FRÈRES KARAMAZOV .

père, et peut-être davantage, tandis que si Fédor Pavlo


vitch avait épousé cette dame Agrafeana Alexandrovna,
vous n'auriez rien eu.
Ivan Fédorovitch avait peine à se contenir.
- C'est bien, finit-il par dire. Tu vois, je ne t'ai pas

battu ! ... Alors , d'après toi , j'avais chargé mon frère


Dmitri de l'action, je m'en reposais sur lui ?
Certainement ! En assassinant, il perdait tous ses droits
à la noblesse, aux dignités et à la propriété, et ce n'était
plus quarante mille roubles qui vous revenaient, mais la
moitié du tout, c'est-à-dire soixante mille .
Eh bien, je supporte cela encore ! Mais écoute, misé
rable, c'est sur toi, non pas sur Dmitri, que j'aurais pu
compter pour l'assassinat, et, je te le jure, à ce moment-là,
j'ai pressenti quelque ignominie de ta part ; je me rappelle
très nettement cette impression.
-Moi aussi j'ai senti que vous comptiez sur moi, dit
avec une extraordinaire puissance d'ironie Smerdiakov , et
par là même j'ai compris que si, malgré ce pressentiment,
vous partiez, c'était comme si vous me disiez : « Tu peux
tuer mon père, je ne te le défends pas.
- Misérable ! tu avais compris cela?
- Jugez donc vous-même : vous alliez partir pour

Moscou, vous aviez refusé à votre père d'aller à Tchere


machnia, et vous déférez aussitôt à l'invitation d'un homme
tel que moi ! C'est donc que vous attendiez quelque chose
de moi.
Non, je jure que non ! cria Ivan en grinçant des
dents.
- Comment donc « non »? Vous auriez
dû, vous , fils
LES FRÈRES KARAMAZOV . 177

de Fédor Pavlovitch, pour de telles paroles, me mener à la


police et me faire fouetter . Au lieu de me battre sur place,
vous suivez mon conseil , vous partez au lieu de rester
pour défendre votre père . Que pouvais-je conclure ?
Ivan restait sombre, accoudé sur ses genoux .
- Oui, je regrette de ne t'avoir pas assommé alors,
dit-il avec un amer sourire . Il est évident que je n'aurais
pu te mener à la police : qui m'aurait cru ? Mais je regrette
de n'avoir pas fait une kacha de ton museau.
Smerdiakov s'épanouissait de joie.
― Dans les cas ordinaires de la vie, dit-il d'un ton satis
fait et doctoral, cette transformation d'un museau en kacha
est interdite par la loi . On a d'ailleurs renoncé à ces pro- .
cédés brutaux . Mais dans les cas extraordinaires, non-seu
lement chez nous, mais dans le monde entier , même dans
la République française, on continue à se gourmer comme
au temps d'Adam et d'Ève. Pourtant vous, dans un cas
extraordinaire, vous n'avez pas osé.
- Qu'est-ce que cela ? Tu apprends la langue française ?
demanda Ivan en désignant d'un hochement de tête le
cahier que Smerdiakov avait posé sur la table.
- Pourquoi ne l'apprendrais -je pas ? Je complète mon
instruction. D'ailleurs je pense à voir, moi aussi , ces heu
reuses contrées de l'Europe .
- Écoute, bandit ! éclata Ivan, je ne crains pas tes accu

sations, tu peux déposer contre moi tout ce que tu vou


dras . Si je ne t'assomme pas à l'instant, c'est uniquement
parce que je te soupçonne du crime , etje veux te confondre
devant le tribunal .
A mon sens, vous seriez plus sage de n'en rien faire,
178 LES FRÈRES KARAMAZOV .

car que pouvez-vous dire contre moi et qui vous croira ?


Si vous ouvrez la bouche pour m'accuser, je dirai tout. Il
faut bien que je me défende !
―― Mais tu crois donc que je te crains ?
- Peut-être les juges ne me croiraient-ils pas, mais

j'aurais pour moi l'opinion publique .


C'est-à-dire il y a plaisir à parler avec un homme
intelligent, n'est- ce pas ?
- Précisément, et vous êtes un homme intelligent.
Ivan Fédorovitch se leva, tout frémissant de rage, prit
son paletot, et, sans plus répondre à Smerdiakov, sans
même le regarder , il se précipita hors de l'izba.
Les pensées se pressaient dans son esprit. En effet,
pourquoi suis-je allé à Tcheremachnia ? Certainement je
prévoyais quelque chose ! Il a raison ! Oui , j'ai prévu et
j'ai voulu ! j'ai voulu l'assassinat ! ... L'ai -je voulu ? Il faut
que je tue Smerdiakov ! Si je n'ai même pas le courage de
tuer Smerdiakov, ce n'est pas la peine de vivre... ›
Ivan Fédorovitch alla directement chez Katherina Iva
novna, qui fut épouvantée par ses yeux hagards . Il lui
rapporta toute sa conversation avec Smerdiakov, dans tous
les détails. Elle avait beau parler, il ne parvenait pas à se
calmer. Il allait de long en large à travers la chambre, di
sant des choses incohérentes .
- Si ce n'est pas Dmitri , dit-il en s'arrêtant, et si c'est

Smerdiakov, je suis son complice, c'est moi qui l'ai poussé


au crime. L'y ai-je poussé ? Je ne sais pourtant.... Oui ! Si
c'est lui qui a tué et non pas Dmitri, l'assassin véritable,
c'est moi!
A ces mots, Katherina Ivanovna se leva sans parler, prit
LES FRÈRES KARAMAZOV 179

dans un tiroir un papier qu'elle mit sous les yeux d'Ivan .


C'était précisément le document dont il avait parlé à Alio
scha, comme d'une preuve matérielle de la culpabilité de
Dmitri. C'était une lettre que Mitia avait écrite en état
d'ivresse à Katherina Ivanovna, le soir de sa rencontre
avec Alioscha sur la route du monastère, une lettre incohé
rente d'ivrogne. La voici :
‹ Fatale Katia, je trouverai demain de l'argent et je te
rendrai tes trois mille roubles. Adieu femme violente,
adieu aussi , mon amour ! ... Finissons ! Demain , j'irai chez
tout le monde chercher de l'argent, et, si je ne réussis pas
à m'en procurer par des emprunts, je te donne ma parole
d'honneur que j'irai chez mon père, je lui casserai la tête
et je prendrai sous son oreiller l'argent aussitôt qu'Ivan
sera parti. J'irai au bagne , mais je te rendrai tes trois
mille roubles ! Toi , adieu ! Je te salue jusqu'à terre, je suis
un misérable auprès de toi ! Pardonne-moi ... Non, plutôt
ne me pardonne pas. L'avenir nous sera pour tous deux
plus facile à supporter, si tu ne pardonnes pas. Je préfère
le bagne à ton amour, car j'en aime une autre , une que
tu connais trop depuis aujourd'hui... Je tuerai l'homme
qui m'a dépouillé et je vous quitterai tous, j'irai en Orient
pour ne plus voir personne, elle non plus, car tu n'es pas
seule à souffrir. Adieu .
‹ P. S. Je te maudis, et pourtant je te vénère, je le sens aux
battements de mon cœur . Il y reste une corde qui vibre
pour toi. Que plutôt il cesse de battre ! ... Je me tuerai ,
mais je tuerai d'abord le maudit, je lui arracherai les trois
et je te les jetterai . Je serai un misérable ! mais non pas
un voleur . Attends les trois mille... Ils sont chez le chien
180 LES FRERES KARAMAZOV .

maudit, sous son matelas, ficelés d'une faveur rose. Ce


n'est pas moi qui volerai ; je tuerai l'homme qui m'a volé .
Katia, ne me méprise pas. Dmitri est un assassin , il n'est
pas un voleur. Il a tué son père et il s'est perdu lui -même,
parce qu'il n'a pu supporter ton mépris, et parce qu'il vou
lait échapper à ton amour.
P..P. S. Je baise tes pieds . Adieu .
« P. P. S. S. Katia, prie Dieu que les gens me donnent
de l'argent alors je ne verserai pas de sang. Mais s'ils
refusent, je le verserai. Tue-moi...
<< Ton esclave et ton ennemi ,
« D. KARAMAZOV. »

Quand Ivan eut lu ce document » , il parut compléte


ment convaincu . C'est Dmitri qui a tué , et non Smer
diakov ; si ce n'est pas Smerdiakov, ce n'est donc pas
moi. Cette lettre était, à ses yeux, une preuve irré
futable.
Le lendemain, il songea encore, mais avec mépris, aux
railleries de Smerdiakov, et puis il résolut de n'y plus
penser.
Un mois se passa ainsi . Il entendit seulement le médecin
Varvinsky dire que Smerdiakov mourrait fou . Lui-même se
sentait malade et consulta le célèbre médecin que Kathe
rina Ivanovna avait mandé de Moscou. Vers cette même
époque, ses rapports avec Katherina Ivanovna se tendirent
extrêmement : c'étaient comme deux ennemis amoureux
l'un de l'autre . Aussi faut-il dire que parfois Katherina Iva
novna laissait voir des regrets que ce fût Mitia qui eût tué
son père, et Ivan détestait pour cela Mitia. Pourtant il lui
LES FRÈRES KARAMAZOV . 181

proposa un plan d'évasion et mit de côté pour l'exécution


de ce plan trente mille roubles . Peut-être le mot de Smer
diakov : qu'Ivan désirait que Mitia accomplit le crime
afin qu'il fût frustré de sa part dans l'héritage » , n'était- il
pas pour rien dans cette détermination d'Ivan . « D'ailleurs,
au fond de mon âme, je suis peut- être aussi coupable que
lui-même » , se disait-il .
La phrase de Katherina Ivanovna devant Alioscha
« C'est toi seul qui m'as་ assuré que Mitia est coupable ! ►
décida Ivan à faire une troisième visite à Smerdiakov.
C'était elle pourtant qui lui avait prouvé par ce document
la culpabilité de Mitia ! Et voilà qu'elle était allée chez
Smerdiakov ! Elle n'était donc pas bien convaincue ? Et
qu'avait pu lui dire Smerdiakov ?
« Je le tuerai peut -être , cette fois ! » songeait Ivan en
se dirigeant vers l'izba de l'ancien laquais. ´

VI

En lui ouvrant, Maria Kondratievna pria Ivan de ne pas


retenir trop longtemps Smerdiakov, parce qu'il était très
fatigué . Ivan Fédorovitch entra dans l'izba . Elle était tou
jours aussi surchauffée. Il y avait quelques changements
dans la chambre on avait substitué à l'un des bancs un
grand divan recouvert de cuir avec des oreillers . Smer
diakov, toujours vêtu de sa vieille robe de chambre, se
tenait assis sur le divan.
182 LES FRÈRES KARAMAZOV .

Il échangea avec Ivan un long et silencieux regard.


Évidemment , il s'attendait à cette visite . Il était très
changé, maigre et jaune, les yeux enfoncés, les paupières
inférieures blèmies.
- Tu es vraiment malade ! dit Ivan Fédorovitch. Je ne
resterai pas longtemps.
Il s'assit sur une chaise auprès de la table.
Pourquoi ne me parles-tu pas ? Je viens te poser une
seule question, mais je te jure que je ne partirai pas sans
réponse. La barinia Katherina Ivanovna est venue chez toi?
Smerdiakov gardait toujours le silence. Puis il fit un
geşte et se détourna.
- Qu'as-tu ?
―― Rien.
- Quoi, rien?
- Eh bien, elle est venue . Qu'est-ce que cela vous fait?
Laissez-moi tranquille.
- Non, je ne te laisserai pas tranquille . Parle. Quand
est-elle venue ?
- Mais je n'y pense même plus ! dit Smerdiakov avec
un geste dédaigneux.
Tout à coup , se tournant vers Ivan, il lui jeta un regard
profondément haineux.
-- Je crois que vous êtes malade aussi . Comme vous
avez changé !
- Laisse ma santé et réponds à ma question.

- Pourquoi vos yeux sont- ils si jaunes ? C'est le remords.


Il se mit à ricaner.
-Écoute, je t'ai dit que je ne partirai pas sans réponse !
s'écria Ivan irrité.
LES FRÈRES KARAMAZOV . 183

· Mais que voulez-vous de moi ? Pourquoi me torturez


vous ?
Tu m'importes peu , que diable ? Réponds et je m'en
vais aussitôt.
-Je n'ai rien à vous répondre.
-Je te forcerai bien à parler !
- Mais pourquoi cela vous inquiète-t -il tant ?
Il y avait maintenant plutôt du dégoût que du mépris
dans la voix de Smerdiakov.
- C'est parce que c'est demain le jugement ? reprit

il . Eh bien ! rassurez-vous donc vous ne risquez rien .


Allez-vous-en chez vous sans inquiétude et dormez en
paix.
-Je ne te comprends pas ... Qu'ai-je donc
à craindre.
demain ? fit Ivan étonné.
Tout à coup une peur glaciale l'envahit . Smerdiakov le
toisa du regard .
- Vous ne comprenez pas ? Quel plaisir y a-t-il, pour
un homme intelligent , à jouer une telle comédie?
Ivan le regardait sans parler . Ce ton inattendu, hautain ,
de l'ancien laquais surprenait son ancien maître .
- Je vous dis que vous n'avez rien à craindre . Je ne

déposerai pas contre vous , il n'y a pas de preuve. Voyez


comme vos mains tremblent pourquoi donc? Allez-vous
en, ce n'est pas vous l'assassin.
Ivan tressaillit, il se souvint d'Alioscha.
- Je sais que ce n'est pas moi... murmura-t-il.
- Vous le sa-a-vez?
Ivan frémit. Il saisit Smerdiakov par l'épaule .
-Parle donc , reptile ! dis tout !
184 LES FRÈRES KARAMAZOV .

Smerdiakov ne manifesta aucune terreur. Il regarda


seulement Ivan avec une haine folle .
― Eh bien ! c'est vous qui avez tué , puisqu'il
en est
ainsi ! souffla -t- il avec rage .
Ivan s'affaissa sur sa chaise et sourit d'un air méditatif.
- C'est la chanson de la dernière fois !
Eh oui! Vous la compreniez, la dernière fois, et vous
la comprenez aujourd'hui encore.
- Je comprends seulement que tu es fou.
- Quel obstiné ! Nous sommes ici tête à tête pour
quoi nous jouer la comédie l'un à l'autre ? Tenez- vous à
me charger, à m'accuser quand il n'y a personne là que
vous et moi? C'est vous qui avez tué ! C'est vous le prin
cipal assassin, vous avez inspiré et j'ai accompli .
-Accompli ! Tu as tué?
Quelque chose comme une brisure se produisit dans son
cerveau, un frisson courut tout son corps.
Ce fut à Smerdiakov à le regarder avec étonnement :
il était intrigué par la sincérité de l'épouvante d'Ivan.
- Ne saviez-vous donc rien ? dit-il avec méfiance.

Ivan resta longtemps à l'examiner silencieusement.


- Sais-tu , j'ai peur que tu sois un fantôme ! mur
mura-t-il.
-— Il n'y a point de fantôme ici, sauf vous, moi et encore
un autre qui se trouve entre nous deux .
- Qui? quel troisième ? demanda Ivan Fédorovitch avec
épouvante en cherchant autour de lui..
- C'est Dieu, la Providence. Dieu est ici , près de nous ;
mais ne le cherchez pas, vous ne le trouverez pas.
-
Tu as menti ! Ce n'est pas toi qui as tué ! cria Ivan
LES FRÈRES KARAMAZOV . 185

avec fureur . Ou tu es fou, ou tu t'amuses à m'exaspérer ,


comme la dernière fois .
Smerdiakov le dévisagea sans manifester aucune crainte.
Il était toujours défiant, il croyait toujours qu'Ivan << savait
tout » et qu'il feignait d'ignorer pour rejeter sur son com
plice tout le poids de la culpabilité.
― Attendez un peu, dit-il d'une voix faible .

Il retira de dessous la table son pied gauche et se mit


à retrousser son pantalon . Il était chaussé d'un bas blanc
très-montant et d'une pantoufle . Sans hâte , il ôta une
jarretière, passa la main dans son bas...
Ivan Fédorovitch le suivait du regard , soudain il tres
saillit de frayeur.
- Fou ! hurla-t-il.

Il se leva vivement et fit quelques pas en arrière si


précipitamment, qu'il se heurta du dos au mur et resta
comme cloué sur place , regardant Smerdiakov avec une
terreur folle. Celui-ci , toujours impassible , continuait à
fouiller dans son bas comme s'il voulait y saisir quelque
chose. Enfin, il trouva ce qu'il cherchait : Ivan Fédorovitch
l'en vit tirer des papiers , une liasse de papiers que Smer
diakov posa sur la table .
――――― · Voilà , dit-il à voix basse.
― Quoi?
- Daignez regarder.
Ivan s'approcha de la table , prit la liasse , la déplia...
et laissa les papiers tomber de ses-- doigts comme s'il eût
touché quelque reptile dégoûtant et redoutable .
- Vos doigts tremblent toujours, remarqua Smerdia
kov ; avez-vous une convulsion ?

the
186 LES FRÈRES KARAMAZOV.

Il se mit à déplier lui-même le paquet des trois mille


roubles.
- Ils y sont tous , vous n'avez pas besoin de les compter.
Recevez, ajouta- t- il en tendant les billets à Ivan.
Ivan s'affaissa sur sa chaise . Il était pâle comme un linge.
- Tu me fais peur, dit-il avec un étrange sourire .
- Alors vraiment, vous ne le saviez pas encore ?
―― Non, je ne le savais pas, je croyais que c'était
Dmitri .
Ah! Dmitri ! Dmitri !
Il prit sa tête entre ses mains.
- Écoute... Tu étais seul, sans mon frère?
Seul avec vous , avec vous seul. Dmitri Fédorovitch
est innocent.
- - C'est bien... c'est bien... Nous parlerons de moi plus
tard... Mais pourquoi tremblé -je ainsi ?... Je ne puis pro
noncer un mot.
Vous qui aviez tant de courage ! Tout est permis,
disiez-vous . Et maintenant vous êtes si effrayé ! dit Smer
diakov avec un profond étonnement. Voudriez-vous un peu
de limonade ? Je vais dire qu'on en apporte, ça rafraîchit .
Mais il faudrait d'abord cacher cela.
Il désignait la liasse . Il fit un mouvement vers la porte
puis posa sur l'argent un gros livre jaune ; le titre de ce
livre était Discours de notre saint Père Isaac Sirine.
- Je ne veux pas de limonade . Assieds-toi et dis-moi
tout...
- Vous feriez bien d'ôter votre paletot, autrement
vous
aurez trop chaud en sortant.
Ivan Fédorovitch arracha son paletot et le jeta sur un
banc sans se lever de sa chaise .
LES FRÈRES KARAMAZOV . 187

-Parle, je t'en conjure , parle !


Il semblait calmé , il était sûr que cette fois Smerdiakov
lui dirait tout.
- C'est-à -dire , comment la chose s'est passée ? dit Smer
diakov avec un soupir. Mais de la manière la plus natu
relle. Les paroles que vous avez prononcées alors…..
- Nous reviendrons plus tard sur mes paroles, inter
rompit Ivan sans colère, comme s'il fût rentré en pleine
possession de lui-même. Raconte-moi seulement avec ordre
et détail comment tu as agi , n'oublie rien . Les détails,
tous les détails, je t'en prie.
― Vous étiez parti : je suis tombé dans la cave...
- Une vraie crise ou bien si tu feignais ?
- Évidemment je feignais . Je suis descendu tran

quillement jusqu'en bas, je me suis étendu et aussitôt j'ai


commencé à hurler jusqu'au moment où l'on vint me ra
masser.
- Arrête ! Et aussi , après, à l'hôpital , tu feignais en
core?
- Pas du tout ; dès le lendemain matin , avant qu'on me
portât à l'hôpital , j'ai été pris d'une véritable crise , la plus
forte crise que j'aie eu depuis des années . J'ai été deux
jours sans connaissance .
- Bien, bien ! continue.
- On me mit alors sur mon lit , dans ma chambre ;

j'étais séparé de Marfa Ignatievna et de Grigori par une


cloison. Pendant la nuit , je gémissais , mais doucement :
j'attendais toujours Dmitri Fédorovitch .
-- Comment ? tu l'attendais? Tu croyais qu'il viendrait
chez toi?
188 LES FRÈRES KARAMAZOV.
G Pourquoi chez moi ? J'attendais qu'il vînt à la maison ;
j'étais sûr qu'il viendrait précisément cette nuit. Puisque
je ne pouvais plus lui servir d'intermédiaire , j'étais sûr
qu'il franchirait la clôture pour se renseigner par lui
! même.
- Et s'il n'était pas venu ?
Alors rien ne se serait passé .
Dieu ! Dieu ! Parle sans te presser, n'oublie aucun
détail .
―― Je m'attendais donc qu'il viendrait tuer Fédor Pav

lovitch, j'en étais sûr... car je l'avais bien préparé pour


cela... durant les derniers jours.
-Arrête ! Mais s'il l'avait tué, il aurait pris aussi l'argent ;
c'est ainsi que tu devais raisonner. Quel intérêt avais-tu
donc à ce qu'il tuât ?
- Mais il n'aurait pas trouvé l'argent. C'est moi qui lui
ai dit que l'argent était sous le matelas, ce n'était pas vrai .
Comme Fédor Pavlovitch ne se fiait qu'à moi au monde ,
je lui avais conseillé de cacher son argent derrière les
icones, car personne n'aurait pensé à le chercher là , sur
tout dans un moment de hâte. Fédor Pavlovitch avait suivi
mon conseil. Si donc Dmitri Fédorovitch avait assassiné,
ou bien il serait parti le plus vite possible au moindre bruit,
comme font toujours les assassins , ou bien il aurait été
surpris et arrêté. J'aurais donc pu, le lendemain ou la nuit
même, aller prendre l'argent , et l'on aurait mis le tout sur
le compte de Dmitri Fédorovitch.
- Et s'il avait seulement frappé sans tuer ?

- Alors, je n'aurais assurément pas pris l'argent, mais


je pensais qu'il aurait en tout cas frappé jusqu'à faire perdre
LES FRÈRES KARAMAZOV
τον . 189

connaissance au vieux : alors j'aurais pris l'argent , puis


j'aurais dit au vieux que c'était Dmitri Fédorovitch qui
avait volé .
- Je ne comprends pas . C'est donc Dmitri qui a tué?
Tu as seulement volé?
-- Non pas. Je pourrais vous dire maintenant encore

que c'est lui..... mais je ne veux pas mentir avec vous,


car... car , si en effet , comme je le vois , vous ne com
prenez pas encore, et si vous n'avez pas dissimulé avec
moi pour me charger seul de toute la culpabilité à mes
propres yeux, vous n'en êtes pas moins le plus coupable.
Vous saviez en effet qu'on tuerait ; vous m'aviez même
chargé de l'accomplissement et vous êtes parti . Voilà pour
quoi je veux vous démontrer ce soir que le principal,
l'unique assassin, c'est vous , ce n'est pas moi, quoique ce
soit moi qui aie tué . C'est vous qui avez assassiné.
-
Mais comment? pourquoi suis-je l'assassin ? mon Dieu !
Est-ce toujours la question de Tcheremachnia ? Arrête !
dis-moi pourquoi tu avais besoin de mon consentement,
puisque tu a pris mon départ pour un consentement ? Com
ment m'expliqueras-tu cela ?
- Sûr de votre consentement, je savais d'avance que
vous ne seriez pas trop exigeant à propos de ces trois
mille roubles ... égarés, si par hasard les soupçons étaient
tombés sur moi ou si l'on m'avait accusé de complicité . Vous
m'auriez même défendu... Ayant hérité grâce à moi, vous
auriez même pu, pensais-je, me récompenser de mon action
et m'en garder de la gratitude pour toute ma vie , car
.si Fédor Pavlovitch avait épousé Agrafeana Alexandrovna ,
vous n'auriez rien eu.
190 LES FRÈRES KARAMAZOV .
- Ah ! tu avais donc l'intention de me torturer pendant

toute ma vie? dit Ivan , les dents serrées. Et qu'aurais-tu


fait si je t'avais dénoncé au lieu de partir ?
▬▬▬▬▬▬ Qu'auriez-vous pu dire ? Que je vous avais conseillé

de partir pour Tcheremachnia ? Des bêtises, tout cela !


D'ailleurs, si vous étiez resté, rien ne serait arrivé ; j'aurais
pensé que vous ne vouliez pas et je n'aurais rien entre
pris . Mais puisque vous étiez parti, vous m'aviez , par le
fait même, assuré que vous ne me dénonceriez pas et que
vous fermeriez les yeux sur ces trois mille roubles . Vous
n'auriez pas pu me poursuivre ensuite, car j'aurais tout
dit aux juges : non pas que j'avais volé ou tué, - cela,
-
je ne l'aurais pas dit, mais que vous m'aviez poussé à
tuer et à voler et que je n'avais pas consenti. Croyez-moi ,
vous n'auriez rien pu dire contre moi , et moi j'aurais
dévoilé votre désir de voir votre père mort, et tout le
monde m'aurait cru, je vous en donne ma parole.
- Alors
je désirais la mort de mon père ?
Mais certainement.
Smerdiakov était très - affaibli , mais une force inté
rieure le stimulait, il avait quelque projet caché qu'Ivan
pressentait.
Continue .
---
Continuer ? Soit. Je reste donc étendu et j'entends
un cri du barine . Grigori était déjà sorti ; tout à coup il
crie aussi, et tout se tait. Silence, nuit . Je demeure immo
bile, attendant , mon cœur bat, la patience me manque.
Je me lève, je sors . Je vois à gauche la fenêtre de Fédor
Pavlovitch ouverte et je fais encore un pas ; j'écoute ,
me demandant s'il est vivant ou non, et j'entends le
LES FRÈRES KARAMAZOV. 101

barine faire des ha ! et des : ho ! s'agiter. « Vivant , me


dis-je. Je vais à la fenêtre et je dis au barine : « C'est moi.
-
Il est venu , il s'est enfui ! me répond le barine . Il a
tué Grigori . — Où ? — - Là , dans un coin. - Attendez » ,

dis-je. J'allai jusqu'au mur et je me heurtai contre Gri


gori qui gisait là tout en sang, évanoui . ‹ Dmitri Fédo
rovitch est donc certainement venu » , me dis-je aus
sitôt, et je me décidai à en finir. Même si Grigori est
encore vivant, rien à craindre : il est sans connaissance,
il ne verra rién . Je n'avais à redouter que le réveil de
Marfa Ignatievna. En ce moment , le sang me monta à la
tête, la respiration me manquait. Je revins à la fenêtre
du barine et je lui dis : Elle est ici, Agrafeana Alexan
drovna est venue , elle demande à entrer. » Il tressaillit :
◄ Où , ici ? où ? » dit-il avec méfiance . « Mais là ! ouvrez
donc ! Il regarda par la fenêtre. Il ne me croyait pas, il
craignait d'ouvrir , je présume qu'il avait peur de moi et,
chose ridicule, tout à coup je pensai à faire sur les vitres
le signal de l'arrivée de Grouschegnka devant lui - même ,
sous ses propres yeux. Il paraissait douter de moi , mais
quand j'eus fait le signal, il courut aussitôt ouvrir la porte .
Il ouvre . J'entre . Il reste sur le seuil et s'oppose à mon
passage. Mais où est-elle ? où est-elle ? » dit- il en me
regardant fixement. Eh ! pensais-je , s'il me soupçonne
tout va mal . Je me sentis défaillir de peur , craignant
qu'il ne me laissât pas entrer , ou qu'il appelât , ou que
Marfa Ignatievna arrivât. Je devais être très-pâle . Je lui
dis Elle est là, sous la fenêtre . Comment avez-vous pu
ne pas la voir ? ―― Amène-la donc ! amène -la ! - Mais
elle a peur, les cris l'ont effrayée, elle s'est cachée sous
192 LES FRÈRES KARAMAZOV .

l'arbre ; appelez-la donc vous-même . Il courut à la fenêtre


et y porta la bougie. Grouschegnka ! Grouschegnka ! Tu
es ici ? » appelait- il. Il n'osait se pencher en dehors de la
fenêtre, ni me laisser entrer ; il avait décidément peur
de moi . Mais la voilà ! » lui dis -je . Je le suivis à la
fenêtre et me penchai dehors. « La voilà , derrière l'ar
buste, elle vous sourit, regardez donc ! » Il me crut, tant
il était amoureux , et il se pencha au dehors . Je saisis
alors le presse-papier en fonte , vous vous rappelez , qui
était sur sa table ... cela pèse trois livres... et je lui assénai
de toutes mes forces un coup sur la tête ; cela entra par le
coin . Il ne jeta même pas un cri et s'affaissa . Je le frappai
une seconde , une troisième fois . Je m'aperçus alors qu'il
avait le crâne fracassé . Il était tombé à la renverse , tout cou
vert de sang. Je m'examinai : n'étais-je pas taché ? Pas une
marque. J'essuyai le presse-papier, je le remis à sa place,
puis je pris l'argent derrière les icones et jetai l'enveloppe
déchirée et le ruban rose à terre. Je sortis en tremblant.
Je m'approchai du pommier qui a une cavité, vous sou
venez-vous ? Je l'avais remarqué depuis longtemps , j'y
avais même préparé un torchon et du papier . J'enveloppai
la somme dans le torchon , puis dans le papier, et je fourrai
le paquet tout au fond . Il y est resté pendant quinzejours,
et je ne l'en ai retiré qu'après ma sortie de l'hôpital . Je
rentrai ensuite dans ma chambre , je me recouchai et je
pensais avec frayeur : Si Grigori est tué, c'est tant pis ; s'il
n'est pas tué, il pourra témoigner que Dmitri Fédoro
vitch est venu, que par conséquent c'est lui qui a tué et
volé. Je me remis à gémir plus fort que jamais pour ré
veiller Marfa Ignatievna. Elle finit par se lever, vint d'a
LES FRÈRES KARAMAZOV . 193

bord à moi , puis , s'étant aperçue que Grigori n'était pas là ,


elle se jeta dans le jardin et je l'entendis crier . J'étais
déjà rassuré.
Smerdiakov s'arrêta. Tout en contant le crime , il jetait à
Ivan des regards en dessous ; Ivan le considérait sans bouger,
morne. Smerdiakov était très-ému et respirait avec peine,
la sueur perlait sur son front. On n'aurait pu deviner s'il
avait ou non des remords.
-Et la porte? fit Ivan . S'il n'a ouvert la porte qu'à
toi , comment Grigori a- t-il pu la voir ouverte aupara
vant?
Ivan faisait ses questions d'une voix calme . Si quelqu'un
las avait vus tous deux en cet instant pour la première fois,
il les aurait crus en train de causer de choses ordinaires,
d'un médiocre intérêt.
C'est une illusion de Grigori , dit Smerdiakov avec un
sourire. C'est un homme très- entêté ; il aura cru voir la
porte ouverte, et on ne l'en fera pas démordre . C'est un
bonheur pour nous, car, après cette déposition de Grigori ,
l'affaire de Dmitri Fédorovitch est certaine.
Écoute , dit Ivan Fedorovitch de nouveau troublé,
écoute... J'avais encore beaucoup de choses à te demander,
mais je les ai oubliées... Ah ! oui , dis-moi seulement pour
quoi tu as décacheté l'enveloppe et l'as jetée à terre ?
-Si le crime avait été accompli par un homme sachant
d'avance quelle était la somme, il n'aurait pas, dans le
moment, pris le temps de décacheter l'enveloppe . Autre
chose, Dmitri Fédorovitch : il avait seulement entendu
parler du paquet, il ne l'avait pas vu et ne pouvait savoir
si ce paquet contenait bien réellement l'argent :; il devait
II. 7
LES FRÈRES KARAMAZOV.

aisser tomber l'enveloppe à terre, sans se douter que ce


serait une pièce à conviction contre lui . Dmitri Fédoro
witch n'est pas un voleur ordinaire , c'est un noble. Il n'au
Bait pas précisément volé. Dans le cas actuel, il aurait repris
e qui lui était dû . C'est ce que j'ai laissé entendre au
procureur, de telle manière qu'il a cru trouver lui-même
sette idée : il en était très- satisfait...
- Tu as réfléchi à tout cela sur place et dans l'instant
même? s'écria Ivan Fédorovitch stupéfait, et regardant
Smerdiakov avec terreur.
Voyons ! dans une telle hâte peut-on faire tant de ré
Bexions? Tout cela était calculé d'avance .
Eh bien... Eh bien , il faut que le diable lui - même...
Tun'es pas bête ; tu es même beaucoup plus intelligent que
je ne pensais.
se leva et fit quelques pas. Mais comme la chambre
était très-encombrée , il se rassit aussitôt . C'est peut-être
se qui l'exaspéra de nouveau , et il se remit à hurler.
-Écoute, misérable ! ignoble créature ! Tu ne comprends
donc pas que si je ne t'ai pas tué encore, c'est que je te
garde pour que tu répondes demain aux juges ? Dieu
m'est témoin, dit-il en levant la main , que peut- être j'ai
été en effet coupable, peut- être avais -je le secret désir
que mon père mourût, mais je te jure que je n'étais pas
aussi coupable que tu le penses ; peut-être ne t'ai -je pas
poussé du tout, non , non ! ... N'importe, je déposerai contre
moi-même demain, j'y suis résolu et je dirai tout, tout.
Mais nous irons ensemble , et, quoi que tu puisses dire contre
moi, cela m'est égal, je ne te crains pas, je confirmerai
moi-même tout ce que tu diras . Mais toi aussi, il faudra que
LES FRÈRES KARAMAZOV 195

tu avoues, il le faudra, il le faudra ; nous irons ensemble,


ce sera!
Ivan prononça ces paroles avec énergie et solennité. I
n'y avait pas de doute possible devant son regard : ce qu'il
disait, il le ferait.
4 Vous êtes malade, il me semble, très-malade, dit
Smerdiakov, sans railler, cette fois, et même avec pitié.
- Nous irons ensemble , répéta Ivan, et si tu ne viens
pas, n'importe, j'avouerai pour toi et pour moi.
Smerdiakov restait songeur.
-
Cela ne sera pas , vous n'irez pas , dit-il d'un ton
péremptoire.
-Tu ne me comprends pas !
Vous aurez trop honte et d'ailleurs ce serait inutile,
car je nierai vous avoir jamais rien dit de pareil, je dirai
que vous êtes malade, comme il est trop évident, ou que
vous avez eu pitié de votre frère et que vous me chargez
pour le sauver ; que vous m'avez toujours regardé comme
une mouche plutôt qu'un homme. Et qui vous croira?
Écoute, tu m'as montré cet argent pour me con
vaincre.
Smerdiakov retira le livre et écarta la liasse.
Cet argent, prenez-le, dit-il en soupirant.
- Certes, je le prends ! Mais pourquoi me le donnes- tu,
puisque tu as tué pour l'avoir ? demanda Ivan avec inquié
tude.
- Je n'en ai plus besoin , dit d'une voix tremblante
Smerdiakov. J'avais d'abord la pensée qu'avec cet argent
je commencerais une nouvelle vie à Moscou, ou mieux
encore à l'étranger ; c'était mon idée, je me disais que tout
196 LES FRÈRES KARAMAZOV .

est permis ! Vous m'avez appris cela, car vous m'avez


appris bien des choses : si Dieu n'existe pas, il n'y a pas de
vertu , car elle serait inutile. Cela me semblait vrai.
- Tu l'avais pensé tout seul , dit Ivan avec un sourire
embarrassé .
— Non pas ! C'est vous qui me l'avez révélé !
I
Et maintenant ? Alors tu crois en Dieu , puisque tu
" rends l'argent ?
- Non , je n'y crois pas , dit Smerdiakov d'une voix à

peine perceptible .
- Pourquoi donc le rends-tu ?
- Assez ! Dieu...
Smerdiakov fit un geste désespéré.
- Vous-même disiez bien que tout est permis : et

maintenant pourquoi ètes-vous si inquiet? Vous voulez


même déposer contre vous... vous ne le ferez pas, dit-il
avec conviction.
Tu le verras bien.
Cela ne se peut pas , vous êtes trop intelligent. Vous
aimez l'argent , je le sais , les honneurs aussi , car vous
êtes très-orgueilleux . Vous aimez les femmes , l'indépen
dance . Vous ne voudrez pas gâter toute votre vie et vous
salir d'une telle honte. Vous êtes, de tous les enfants de
Fédor Pavlovitch , celui qui lui ressemble le plus, c'est la
même âme .
-Tu n'es décidément pas bête, balbutia Ivan avec stupeur.
Le sang lui monta à la tète.
-Et moi qui te croyais stupide !
-
C'est par orgueil que vous le croyiez. Prenez donc
l'argent.
LES FRÈRES KARAMAZOV : 197

Ivan prit la liasse des billets et la mit dans sa poche.


-Je les montrerai demain aux juges , dit-il.
Personne ne vous croira. Vous avez de l'argent à
vous, vous avez pris ces trois mille roubles dans votre
bureau..
Ivan se leva.
- Je te répète que je ne t'ai pas tué , uniquement parce

que j'ai besoin de toi demain , ne l'oublie pas.


- Eh bien, tuez- moi, tuez-moi maintenant , dit Smer
diakov d'une voix étrange. Vous ne l'oseriez pas , ajouta
t-il avec un sourire amer. Vous n'osez plus rien , vous,
si audacieux naguère !
-- A demain ! dit Ivan en se dirigeant vers la porte.
→M Attendez, montrez-le moi encore une fois.
Ivan retira les billets et les lui montra . Smerdiakov les
considéra pendant une dizaine de secondes.
― Allez, maintenant... Ivan Fédorovitch ! cria-t-il tout
à coup .
--- Qu'as-tu ? demanda Ivan sur le point de partir.
- Adieu !
- A demain !
Ivan sortit.
Une sorte de joie montait en lui . Il se sentait une fer
meté inébranlable : la situation était nette , sa décision
prise.
Au moment de rentrer chez lui, il s'arrêta tout à coup :
« Ne ferais-je pas mieux d'aller tout de suite chez le pro
cureur et de lui déclarer tout ?... Non , demain , tout à
la fois…….. >
Et il ouvrit sa porte.
198 LES FRÈRES KARAMAZOV .

A peine entré, il sentit toute sa joie s'évanouir. Une


sensation de froid le prit au cœur. Un souvenir écrasant
lui revint , il s'assit sur un divan . La vieille domestique
apporta le samovar ; il fit du thé, mais ne le but pas et
renvoya la domestique jusqu'au lendemain. Il était las ,
mal à l'aise. Tantôt il s'assoupissait , tantôt il se relevait ,
marchait à travers la chambre . Il lui semblait qu'il avait le
délire . Tout à coup , il se mit à regarder autour de lui
comme s'il cherchait quelque chose. Enfin , il fixa son
regard sur un point. Il sourit, mais son visage s'empour
pra de colère . Longtemps il resta immobile , accoudé , la
tête dans les mains , et toujours regardant le même point
de la chambre, du côté du divan.

Vii

Je ne suis pas médecin , et pourtant je sens que le


moment est venu de donner quelques explications sur la
maladie d'Ivan Fédorovitch. Disons d'avance qu'il était à la
veille d'un accès de fièvre chaude . Ignorant en médecine,
je risque cette hypothèse qu'il avait peut- être pu, par un
effort de volonté, ajourner la crise au delà des limites
ordinaires. Il se savait malade, mais il ne voulait pas céder
à la maladie en ce moment fatal où il devait être là ,
parler hardiment et a se justifier à ses propres yeux... ›
Pourtant il était allé voir le médecin que Katherina Iva
nɔvna avait mandé de Moscou. Mais il avait fallu qu'elle
LES FRÈRES KARAMAZOV . 199

l'y forçât. Après l'avoir examiné , le médecin lui avait dit


qu'il avait en effet un dérangement cérébral et ne s'étonna
point quand Ivan lui parla d'hallucinations .
— Cela n'est pas surprenant, dit le médecin . Il faudrait
pourtant les contrôler ... Il faut vous soigner sans retard,
autrement cela empirerait.
Mais Ivan Fédorovitch ne suivit pas ce sage conseil . « Je
marche bien, j'ai des forces. Quand je tomberai , alors
qu'on me soigne si l'on veut ! >
Il avait donc conscience de son délire et regardait fixe
ment un certain objet, en face de lui, sur le divan . Là
apparut tout à coup, Dieu sait comment, un homme, ou
plutôt un gentleman russe qui frisait la quarantaine » ,
comme disent les Français, grisonnant un peu ; les cheveux
longs et épais , une petite barbe en pointe. Il portait un
veston marron , évidemment du meilleur tailleur , mais
déjà usé, datant d'il y a trois ans par exemple , et pas mal
démodé. Son linge, son long foulard, tout était à l'instar
des gentlemen du dernier chic ; mais à regarder de près ,
le linge était un peu sale et le long foulard assez défraîchi.
Son pantalon quadrillé était bien coupé , mais trop clair et
trop juste, comme on • n'en porte plus maintenant. Son
chapeau rond, en feutre mou, blanc, n'était déjà plus de la
saison. En un mot, un mélange de comme il faut et de
gêne. Il semblait que ce gentleman fût un de ces anciens
pomiestchiks florissants du temps des serfs : il avait vécu,
vu le grand monde , eu jadis de bonnes relations et peut
être même les avait-il conservées jusqu'à cette heure , mais ,
petit à petit, la gêne avait succédé à l'aisance , et le gentle
man , après l'abolition du servage , était devenu quelque
200 LES FRÈRES KARAMAZOV .

chose comme un pique- assiette de bonne compagnie . Ces


sortes de gentlemen sont d'ordinaire de vieux garçons ou
des veufs leurs enfants, s'ils en ont, sont quelque part
au loin , à faire leur éducation chez quelque tante. La
physionomie de cet hôte inattendu était je ne dirai pas
bonasse, mais bon garçon, annonçait un caractère prêt
à toutes les circonstances et naturellement disposé à toutes
les amabilités. Il n'avait pas de montre sur lui ; mais il
portait un lorgnon en écaille pendu à un ruban noir . Au
doigt du milieu de sa main droite brillait une bague en or
massif avec une opale à bon marché.
Ivan Fédorovitch gardait le silence , déterminé à ne pas
engager la conversation . L'hôte attendait, comme un
pique-assiette qui vient de quitter la chambre qu'on lui
prête et, à l'heure du thé , tient compagnie au maître de
la maison, mais se tait pour ne pas troubler les réflexions
du maître. Tout à coup son visage devint soucieux .
- Écoute, dit-il à Ivan Fédorovitch, excuse-moi , je ne
te le dis que pour mémoire : tu allais chez Smerdiakov
pour lui demander des renseignements à propos de Kathe
rina Ivanovna et tu es parti sans rien savoir , à son
sujet. Tu l'avais oubliée probablement.
-Ah oui, dit Ivan aussitôt troublé, oui, en effet, j'ai
oublié . N'importe , d'ailleurs , remettons tout à demain.
Quant à toi, ajouta-t-il avec colère en s'adressant à l'hôte ,
qu'as-tu à me parler de cela ? J'y pensais justement , car
j'y pensais ! ce n'est pas toi qui me l'as rappelé.
Eh bien ! ne crois pas que ce soit moi qui te l'aie
rappelé, dit le gentleman avec un sourire affable . On ne
peut croire par force ! Thomas a cru parce qu'il voulait
LES FRÈRES KARAMAZOV . 201

croire et non parce qu'il a vu le Christ ressuscité . Les


spirites, par exemple... je les aime beaucoup ... Imagine
toi qu'ils croient servir la religion parce que le diable
leur fait les cornes du fond de l'autre monde, ce qui est
une preuve matérielle de l'existence de l'autre monde! Une
preuve matérielle de l'existence de l'autre monde ! Comment
trouves-tu cela ? Encore, cela ne démontrerait tout au plus
que l'existence du diable , mais celle de Dieu ! Je vais me
faire recevoir de la société idéaliste pour leur faire de l'op
position, hé! hé!
Écoute, dit Ivan Fédorovitch en se levant, il me
semble que j'ai le délire , tu peux mentir tant que tu vou
dras, ça m'est égal . Je n'éprouve que de la honte ... Je
veux marcher dans la chambre... Parfois , je cesse de te
voir, de t'entendre , mais je devine toujours ce que tu veux
dire, car toi, c'est moi, ― · c'est moi qui parle et non pas toi.
Je ne sais plus, la dernière fois , si je dormais ou si je te
voyais réellement . Je vais me mettre sur le front une
serviette mouillée d'eau froide ; peut-être vas-tu te dis
siper.
Ivan alla prendre une serviette, la trempa dans l'eau,
en banda son front, puis se mit à marcher de long en
large dans la chambre.
- Il te plaît de me tutoyer ? dit l'hôte .
-Imbécile crois- tu que je puisse te dire : vous ? je suis
de bonne humeur... Si seulement je n'avais pas mal à la
tète... Mais pas tant de philosophie que la dernière fois,
je t'en prie . Si tu ne peux pas t'en aller, au moins dis- moi
des mensonges gais, des cancans, car , en qualité de pique
assiette, tu dois en savoir. Voilà un cauchemar persistant !
202 LES FRÈRES KARAMAZOV .

Mais je ne te crains pas, j'aurai le dessus, on ne me mènera


pas à la maison des fous.
- C'est charmant ! un pique-assiette ! Et oui, c'est ma
-condition . Que suis-je en effet dans le monde , sinon un
pique-assiette ? A propos en t'écoutant, je m'étonne, par
Dieu ! que tu commences à me traiter comme un être réel
et non plus comme une fantaisie de ton imagination , ce que
tu faisais encore la dernière fois .
- Non pas ! je ne t'ai jamais pris pour un être réel !
s'écria Ivan avec rage . Tu es un mensonge , un fantôme !
Tu es ma maladie ! Mais je ne sais comment me défaire de
toi , et je pense qu'il faudra que je te. tolère pendant quelque
temps. Tu es mon hallucination . Tu es la corporisation des
plus vils et des plus sots de mes sentiments et de mes pen
sées. En cela tu m'intéresserais , si j'avais du temps à perdre
avec toi. •
― Pardon ! pardon ! Mais tout à l'heure quand tu deman
dais à Alioscha s'il ne l'avait pas entendu , c'est de moi que
tu parlais ! Tu as donc cru , au moins un instant, à ma réa
lité, dit le gentleman avec un doux sourire.
-– C'était une faiblesse... Mais je ne t'ai jamais cru réel.
- Et pourquoi as-tu été si dur avec Alioscha ? Il est
charmant. J'ai des reproches à me faire à son endroit à
cause de son starets Zossima.
Comment oses-tu parler d'Alioscha, âme de valet ?
dit Ivan en riant.
-Tu m'injuries en riant ? Bon signe. En général, d'ail
leurs, tu es plus aimable avec moi que la dernière fois. Je
comprends pourquoi ... cette noble résolution...
-Tais-toi , ne me parle pas de cela ! s'écria Ivan furieux .
LES FRERES KARAMAZOV . 203

- Je comprends , je comprends... c'est noble , c'est char


mant... Tu vas demain défendre ton frère , tu te sacrifies !
C'est chevaleresque !
- Tais-toi, ou je te fouette!
- Dans un certain sens , je serais assez content d'être
battu, car cela prouverait que tu crois à ma réalité. Pour
tant, cessons de plaisanter ; tu peux m'injurier, mais mieux
vaut être poli , même avec moi. Laquais ! valet ! imbé
cile ! » Quels mots !
- En t'injuriant je m'injurie moi-même, dit Ivan avec
un mauvais rire . Tu me parles mes propres pensées, tu ne
peux donc rien me dire de neuf. Mais tu ne choisis que
mes plus sottes pensées ! Tu es bête et banal, je ne puis
plus te supporter.
S Mon ami , je ne cesserai pas d'être un gentleman avec

toi, mais je veux être traité comme tel, dit l'hôte avec un
reste d'amour- propre bonasse. Je suis pauvre , mais... je
ne dirai pas très -honnête, mais... On accepte ordinaire
ment comme un axiome que je suis un ange déchu . Par
Dieu ! je ne puis me représenter comment j'ai jamais pu
être un ange ! Si je l'ai jamais été , il y a si longtemps de
cela, que j'ai pu l'oublier sans pécher. Mais je suis jaloux
de ma réputation d'homme comme il faut. Ma destinée est
d'être agréable . J'aime sincèrement les hommes . On m'a
beaucoup calomnié . Quand je viens chez vous, sur la terre,
ma vie revêt des apparences de réalité , - ce qui n'est pas
pour me déplaire, loin de là. Le fantastique me fait souffrir
comme toi-même , car j'aime le réalisme terrestre. Chez
vous , tout est définitions et formules géométriques : chez
nous, ce n'est qu'équations à n inconnues ! Ici, je me pro
204 LES FRÈRES KARAMAZOV .

$ mène , je rêve (j'aime à rêver) . Je deviens même super


stitieux !... Ne ris pas, je t'en prie. La superstition me plaît.
Je comprends toutes vos habitudes, j'aime particulièrement
les bains chauds fréquentés par les gens de commerce.
Mon rêve est de m'incarner, sans retour, en quelque grosse
marchande afin d'avoir ses croyances. Mon idéal est d'aller
à l'église faire brûler, avec une foi sincère , un cierge de
vant l'icone. Alors mes souffranees prendraient fin. J'aime
aussi vos médecins. Cet été, comme il y avait une épidémie
de petite vérole , je suis allé me faire vacciner. Si tu savais
comme j'étais content ! J'ai même fait une aumône de dix
roubles pour mes frères slaves... Tu ne m'écoutes plus ?
Tu es très-distrait aujourd'hui . Je sais que tu es allé con
sulter hier ce médecin ... Eh bien, comment vas- tu ? Que
t'a dit le médecin ?
- Imbécile !
- Homme d'esprit ! Ce n'est pas par amitié que je te
demandais cela ! Tu peux répondre ou ne pas répondre,
comme il te plaira. Tiens ! voilà mes douleurs rhumatis
males qui me reprennent !
― Imbécile !

- Toujours la même chose ! Je souffre depuis l'année


dernière de ces douleurs rhumatismales.
10 - Un diable, des rhumatismes?
I
- Pourquoi pas ? Si je prends un corps, il faut que j'en
subisse toutes les conséquences. Satan sum et nihil humanı
a me alienum puto.
- Comment? comment ? Satan sum et nihil humani... Ce
n'est pas bête pour un diable !
― Enfin ! je suis ravi de t'être agréable.
LÉS FRÈRES KARAMAZOV . 205
- Mais cela n'est pas de moi ! dit Ivan interloqué . Cela
ne m'est jamais venu à l'esprit ...
-
C'est du nouveau, n'est-ce pas ? Pour une fois, je
serai honnête et je t'expliquerai la chose . Écoute. Pendant
les rêves, dans les cauchemars qui proviennent d'un trouble
d'estomac ou de quelque autre cause physique , l'homme a
parfois des visions si belles , des combinaisons d'apparences
si réelles et si compliquées, il passe par tant d'événements,
ou plutôt par tant d'intrigues si bien enchaînées , avec des
détails si imprévus , depuis les phénomènes les plus impor
tants jusqu'aux dernières bagatelles , que , je te le jure,
Léon Tolstoï lui-même ne pourrait rien imaginer de tel, et
ces rêves visitent des gens qui ne sont pas du tout des
écrivains des tchinovniks , par exemple , des feuilleton
nistes et des popes... Un ministre m'a même avoué que ses
meilleures idées lui venaient pendant le sommeil . C'est ce
qui t'arrive : je te dis des choses qui ne te sont jamais ve
nues à l'esprit, comme font les personnages de tes cauche
mars. De cette sorte , je fais un peu plus que te parler
ta pensée .
-Tu mens ! Ton but est de me faire croire que tu existes,
et voilà que tu prétends être un cauchemar ! Tu mens!
- Mon ami , j'ai une méthode particulière que je t'expli

querai ensuite. Attends un peu ... Où en étais-je ? Ah ! oui.


J'ai donc pris ces douleurs non pas ici , mais là -bas…….
- Où çà , là-bas ? Dis donc , vas-tu rester longtemps

encore ? s'écria Ivan désespéré .


Il cessa de marcher, s'assit sur le divan et prit de nou
veau sa tête entre ses mains . Il arracha avec dépit la ser
viette mouillée et la jeta. $
206 LES FRÈRES KARAMAZOV .

- Tu as les nerfs détraqués, fit le gentleman avec une


nonchalante bienveillance. Tu m'en veux d'avoir attrapé
des douleurs ! Quoi de plus naturel pourtant ? Je me dépè
chais, j'allais à une soirée diplomatique chez une grande
dame pétersbourgeoise qui tâchait d'accaparer un minis
tère. En frac, en cravate blanche , ganté , j'allais donc et
Dieu sait où j'étais ! Il y avait encore loin jusqu'à la terre ! ...
Certes,je vais vite , mais la lumière du soleil elle-même met
Luit minutes pour parvenir à la terre ! Et en frac, en gilet
découvert ! ….. Les esprits ne gèlent pas , il est vrai , mais
une fois incarnés, alors ... En un mot, j'ai agi un peu ¡ égè
rement dans l'espace, dans l'éther, dans l'eau , il fait un
froid ! ... C'est-à-dire qu'on ne peut plus appeler cela du
froid cent cinquante degrés au- dessous de zéro . Tu con
nais la plaisanterie des babas ? Quand il gèle à trente degrés,
elles proposent à quelque niais de lécher la lame d'une
hache et la peau du niais reste collée à la hache ! Et ce
' est que trente degrés ! mais cent cinquante degrés !
A cent cinquante degrés, il suffirait de toucher une hache
non pas avec la langue , mais avec le doigt pour disparaître
Complétement... Si seulement il peut y avoir une hache
dans l'espace...
― Mais cela se peut-il ? dit distraitement Ivan Fédoro
vitch.
Il cherchait à rassembler toutes ses forces pour ne pas
prendre pour une réalité son hallucination et ne pas achever
de devenir fou.
C Une hache? reprit l'hôte avec étonnement.

Mais oui ! que ferait-elle dans l'espace ? demanda Ivan


avec fureur.
LES FRÈRES KARAMAZOV . 200

Eh bien ! quelle idée ! Si elle est très-loin de la terre


je pense qu'elle s'amusera à tourner autour de votre pla
nète en guise de satellite, sans savoir pourquoi . Les astro
nomes calculeront son lever et son coucher et on la mettr
dans les almanachs, voilà tout . 江島2
- Tu es bête ! horriblement bête ! Fais-moi des mer
songes plus spirituels, ou je ne t'écoute plus . Tu veux me
convaincre de ta réalité par des procédés de réaliste? Je
ne te crois pas !
- Mais je ne mens pas tout cela est vrai . Malheureu
sement , la vérité n'est jamais spirituelle ! Je crois que t
attends de moi quelque chose de grand, peut- être de beau
Tant pis ! je ne te donne que ce que je peux...
― Ne fais donc pas le philosophe, âne !
-
Quelle philosophie ? J'ai tout le côté droit paralyse!
Je ne puis que geindre . J'ai consulté toute la Faculté. Ohi
ils sont très- forts pour diagnostiquer sur la maladie ;
mais guérir ? Ils ont un très-joli système : ils envoient le
malade chez un spécialiste : nous autres, nous diagnos
tiquons, lui , il nous guérira. L'ancien système , selon
lequel chaque médecin traitait toutes les maladies, a com
plétement disparu : il 1 n'y a plus que des spécialistes.
As-tu mal au nez ? on t'enyerra à Paris : il y a un fameux
spécialiste européen pour les affections du nez. Tu vas
donc à Paris. Le spécialiste examine ton nez : « Je ne puis
dit-il, guérir que votre narine droite , car je ne traite pas
les narines gauches, ce n'est pas ma spécialité . Il faut aller
à Vienne : il y a un spécialiste pour les narines gauches.
J'ai recouru aux remèdes des bonnes femmes, mais un
médecin allemand m'a conseillé de prendre un bain après
308 LES FRÈRES KARAMAZOV .

m'être fait enduire de miel salé. J'ai suivi l'ordonnance


en pure perte . En désespoir de cause, je m'adresse au
comte Mateï, à Milan. Il m'envoie une brochure et des
globules... Que Dieu lui pardonne ! Enfin , c'est l'extrait
de Hoff qui m'a guéri . Je lui ai signé une attestation comme
quoi son remède m'avait réussi . Mais voilà bien une autre
affaire pas un journal n'a voulu de mon attestation.
C'est trop réactionnaire , dit -on , personne ne veut plus
croire à l'existence du diable . Publiez cela sous le voile
de l'anonyme . Mais une attestation anonyme ! J'ai ri
avec les journalistes. C'est en Dieu , lui ai-je dit , qu'il
est réactionnaire de croire : mais moi , je suis le diable ! -
C'est vrai, m'ont- ils répondu , pourtant cela ne rentre pas
dans notre programme . A titre de nouvelle à la main , si
vous voulez... Cela m'est resté sur la conscience , vois
tu ! Les meilleurs sentiments, et entre autres la reconnais
sance, me sont interdits à cause de ma position sociale .
- Encore
de la philosophie ! fit Ivan en grinçant des
dents.
- Que Dieu m'en garde ! Je me plains , voilà tout.

Je suis calomnié. Tu me traites perpétuellement d'im


bécile. Ah ! jeune homme ! l'esprit ne fait pas tout !
J'ai reçu de la nature un cœur bon et gai . J'aime à la folie
le vaudeville ! Tu me prends peut-être pour un vieux
klestakov , et pourtant ma destinée n'est pas drôle . Par
une inexplicable erreur de la fortune, je suis condamné à
nier et je n'en suis pas moins foncièrement bon , très-mal
ait pour la négation. Non , il faut que tu nies ! Sans néga
2
Klestakov, homme qui se vante à tout propos et finit par croire
lui-même aux histoires qu'il invente.
LES FRÈRES KARAMAZOV . 209

tion, pas de critique , et sans critique , comment feraient


les revues ? Otez la critique , il n'y a plus que des hosan
nas ! Cela ne suffit pas. Il faut que l'hosanna soit contre
balancée par le doute ! etc... Du reste, je ne suis pour
rien en tout cela ce n'est pas moi qui ai inventé la cri
tique, je n'ai pas à répondre pour elle. Je n'en suis pas
moins le bouc émissaire il faut que je critique ! - Et
voilà l'origine de la vie . Nous comprenons très-bien, nous
autres , cette comédie . Moi, je ne demande que le néant.
- << Non, m'est-il répondu , il faut que tu vives, car sans
toi rien n'existerait , rien ne serait possible sur la terre si
tout s'y passait sagement . Sans toi , point d'action or il
faut que l'homme agisse ! Voilà comment , bien à contre
cœur, j'accomplis mon mandat je suscite des actions
humaines, je me discrédite par obéissance . Les gens,
même les plus intelligents , prennent au sérieux cette
comédie et prendre au sérieux la comédie de la vie ,
c'est une tragédie intime et ils en souffrent, mais ... en
revanche ils vivent , ils vivent réellement et non idéale
ment ; car la souffrance, c'est la vie . Quel plaisir aurait-on
sans la souffrance ? Tout serait comme une interminable
cérémonie c'est saint , mais que c'est ennuyeux ! Or
moi , je souffre et pourtant je ne vis pas , je suis l'e de
l'équation à n inconnues . Je suis le spectre de la vie , je n'ai
plus d'origine , je n'ai pas de fin , j'ai oublié mon nom ! Tu
ris ! Non, tu ne ris pas, tu te fâches encore. Tu te fâches
toujours ! Il te faudrait toujours de l'esprit ! Ah ! j'aurais
donné toute cette vie supra-terrestre, tous les grades, tous
les honneurs pour m'incarner en une grosse et grasse
marchande et faire brûler des cierges à l'église !
210 LES FRÈRES KARAMAZOV .
- Alors tu ne crois plus en Dieu , toi-même ? fit Ivan
avec un sourire fielleux .
― Comment donc ? Mais parles-tu sérieusement ?
- Dieu est-il , oui ou non? cria Ivan avec un entête
ment de fou.
- Ah ! c'est donc sérieux ? Eh bien , mon petit pigeon,

je te jure par Dieu que je n'en sais rien . Voilà ce que je


puis dire de plus sincère.
― Non , tu n'es pas ! Tu es moi-même et pas autre
chose !
- Si tu veux , j'ai la même philosophie
que toi : je
pense, donc je suis , voilà ce dont je suis sûr . Quant au
reste, quant à tout ce qui m'entoure, Dieu et Satan lui
même, tout cela ne m'est pas prouvé ! Si tout cela a une
existence personnelle ou si ce n'est qu'une émanation de
moi, un développement successif de mon moi qui existe
temporellement et personnellement... Mais je m'arrête, car
je vois que tu vas me battre.
-- Si au moins tu me racontais une anecdote !
-Eh bien, en voici une précisément à propos du point
qui nous occupe . Plutôt une légende qu'une anecdote . Tu
me reproches mon scepticisme ! Mais il n'y a pas que moi
de sceptique ! Nous sommes sens dessus dessous , chez nous,
à cause de vos sciences. Tant qu'on n'a connu que les
atomes, les cinq sens , les quatre éléments , cela allait
encore. On parlait déjà d'atomes dans l'antiquité ! Mais
vous avez découvert « la molécule chimique » , le proto
plasma et diable sait encore quoi ! Alors nous avons com
mencé à baisser la queue . Quel chaos ! Eh bien , cette
légende de notre moyen âge ― de notre moyen âge, non
LES FRÈRES KARAMAZOV . 211
-
pas du vôtre, n'a pas de croyants, sauf peut-être les
grosses et grasses marchandes ――― les nôtres, non pas les
vôtres. ―― (Car tout ce qui existe chez vous existe aussi
chez nous, je te dévoile ce mystère par amitié, c'est pour
tant défendu . ) Cette légende parle donc du paradis. La
voici. Vous avez eu un certain philosophe qui niait tout,
les lois naturelles , la conscience , la foi , surtout la vie
future après sa mort, il croyait aller dans les ténèbres du
néant, et voilà qu'il entre dans la vie future. Il se fâche ,
il s'étonne. « Cela , dit -il, est contre mes convictions ! »
Et il fut condamné pour cela... Excuse - moi , je ne t'en
raconte que ce qu'on m'en a dit à moi-même... Donc il fut
condamné à faire dans les ténèbres , un voyage d'un qua
trillion de kilomètres (car nous avons aussi les kilomètres
maintenant) , et quand il aura fait son quatrillion , les
portes du paradis lui seront ouvertes et tout lui sera par
donné...
- Quelles sont les tortures de l'autre monde , outre les

quatrillions ? demanda Ivan avec une étrange animation .


Quelles tortures ? Ah ! ne m'en parle pas ! Aupara
vant , c'était encore supportable , mais aujourd'hui on a
inauguré le système de la torture morale : « les remords
de la conscience » et autres balivernes dans ce goût . C'est
votre « adoucissement des mœurs » qui nous a valu cette
mode ! Et au profit de qui ? au profit de ceux qui n'ont
pas de conscience ! En revanche , les gens honnêtes souf
frent davantage , les gens encore chargés d'honneur et
de vertu. Voilà ce que c'est : on fait des réformes sur un
terrain qui n'est pas encore préparé ! Et surtout emprun
ter des institutions à l'étranger , quelle folie ! Le feu
212 LES FRERES KARAMAZOV .

d'autrefois , aujourd'hui démodé , valait mieux ! ... Notre


condamné au quatrillion regarde donc un moment devant
lui , puis se couche en travers de la route : « Je refuse,
dit-il, je refuse par principe ! » Prends l'âme d'un athée
russe de la meilleure éducation et mêle-la avec l'âme du
prophète Jonas qui bouda pendant trois jours et trois nuits
dans le ventre d'une baleine , et tu obtiendras notre pen
seur étendu en travers de la route.
- Et sur quoi s'est-il étendu ?
- Il est probable qu'il y avait de quoi s'étendre ! Te
moques -tu de moi?
― Bravo! cria Ivan .
Il écoutait avec une visible curiosité.
- Eh bien, reprit-il, a-t-il fini par se relever?
- Il resta ainsi pendant mille ans , puis il se leva et
marcha.
- Quel âne !
Ivan éclata de rire nerveusement et se mit à réfléchir.
― Rester couché éternellement ou marcher tout un
quatrillion de verstes , n'est-ce pas tout un? Mais cela fait
un billion d'années de marche !
- Et même plus. Si j'avais du papier et un crayon , je
ferais le calcul . Mais il y a longtemps qu'il a fait son qua
trillion et c'est là que commence l'anecdote .
- Comment ! Mais où a - t-il pris un billion d'années ?
- Tu fais toujours des raisonnements terrestres et

de ton temps ! La terre a peut-être elle-même subi un bil


lion de transformations ! Elle s'est gelée , puis fondue ; elle
s'est décomposée en ses éléments premiers et de nou
veau les eaux ont recouvert la terre » . Elle a passé
LES FRÈRES KARAMAZOV . 213

comète , elle est devenue soleil , puis terre . Une série


infinie de transformations selon des lois immuables... Et
de tout cela résulte un ennui tel qu'il en est inconvenant...
- Eh bien ! eh bien ! Qu'est- ce qui arriva ensuite ?
― - Eh bien , aussitôt qu'on lui eut ouvert la porte du

paradis , il entra , mais il n'y resta pas deux secondes,


montre en main (quoique , selon moi , sa montre ait dû se
décomposer en ses éléments premiers durant le voyage) ,
et s'écria que, pour ces deux secondes, il subirait encore
un voyage , non pas d'un quatrillion de kilomètres , mais
d'un quatrillion de quatrillions au quatrillionnième degré.
Et il chanta Hosanna! Mais il chanta trop... Je te le répète,
c'est une légende : je te la donne pour ce qu'elle m'a
coûté . Tu peux voir par là les idées qui ont cours chez nous.
- Je te tiens ! s'écria Ivan avec une joie enfantine,

comme s'il se rappelait subitement quelque chose . C'est


moi-même qui ai inventé cette histoire du quatrillion de
kilomètres ! J'avais alors dix-sept ans et j'étais au gymnase.
Je l'ai contée à un de mes camarades. Elle est très-carac
téristique ; je l'avais oubliée , mais je me la suis rappelée
inconsciemment, ce n'est pas toi qui me l'as dite... Tu n'es
donc décidément qu'un rêve.
- La fougue même que tu mets à me nier me prouve

que malgré tout tu crois en moi , dit le gentleman avec


gaieté .
Pas du tout ! Je n'ai pas un centième de fraction de
croyance en toi !
Et un millième ? Les doses homoeopathiques sont sou
vent les plus fortes . Avoue que tu crois en moi au moins
au dix-millième.
214 LES FRÈRES KARAMAZOV .

Non ! cria Ivan . D'ailleurs je voudrais bien croire en


toi.
--- Hi ! hi! voilà un aveu ! Mais je suis bon , je vais

t'aider. C'est moi qui te tiens ! Je t'ai conté exprès ton


anecdote pour que tu ne croies pas en moi.
Tu mens! Ton but évident est de me convaincre de
ta réalité !
-Précisément, mais les hésitations et l'inquiétude , le
duel entre la négation et l'affirmation constituent, pour un
homme conscient comme toi , une telle souffrance qu'il y a
de quoi se pendre. Je sais que tu crois en moi un peu , et
c'est pour augmenter ton scepticisme que je t'ai fait ce
conte. C'est ma nouvelle méthode . Quand tu seras convaincu
que je ne suis pas réel, tu te mettras à m'assurer que
j'existe vraiment, que je ne suis pas un rêve, et mon but
sera atteint. Or, en lui-même, mon but est noble. Je vais
semer en toi une légère semence de foi : il en naîtra tout
un chêne , un si grand chêne qu'à son ombre tu rêveras
de te faire ermite, car , au fond de toi-même , tu as le goût
des solitudes sacrées où l'on se repaît de racines sau
vages !
- Alors, misérable , c'est pour mon salut que tu fais
tout cela?
- Mais il faut bien faire , une fois, une bonne action !
Pourquoi t'irriter si fort?
-Bouffon ! As- tu jamais tenté les solitaires qui passent
dix-sept ans au désert et qui sont envahis par les mousses ?
―――
Mon petit pigeon , je n'ai jamais fait que cela. On
néglige le monde entier pour une âme aussi précieuse que
la tienne : une étoile comme toi fait oublier toutes les
LES FRÈRES KARAMAZOV . 215

constellations. (Nous avons un calcul particulier. ) Or , il y


en a, parmi les solitaires, qui te valent pour le développe
ment intellectuel, malgré que tu en aies. Ils peuvent con
cevoir simultanément de tels abîmes de doute et de foi,
que, parole ! il me semble parfois qu'il s'en faut d'un che
veu qu'ils soient à nous .
- Et , malgré tout, tu t'en vas toujours avec un nez long
d'une aune .
-- Mon ami , mieux vaut un long nez que pas de nez du

tout, comme le disait naguère encore un marquis malade


(il devait être soigné par quelque spécialiste) dans sa con
fession à un Père Jésuite . J'ai tout entendu , c'était char
mant. Rendez-moi mon nez ! » cria-t-il en se frappant
la poitrine. Mon fils , insinuait le pater , toutes choses
sont réglées par les desseins de la Providence ; un malheur
évident engendre parfois un bonheur caché ! Si les cruautés
du sort vous ont privé de votre nez , consolez- vous en
pensant que personne ne pourra jamais vous dire que vous
l'avez trop long ... >>
G Fi ! que c'est bête !
- Mon ami , je voulais te faire rire... Vois -tu , il n'y a
rien de tel pour vous distraire des ennuis de la vie que ces
petites boîtes surnommées par les Jésuites des confession
naux. Voici une historiette toute récente . Arrive chez un
vieux pater une petite blonde , une Normande , une jeune
fille de vingt ans . Quelle beauté ! Un corps ! ... Ça faisait
venir l'eau à la bouche. Elle s'agenouille et murmure son
péché dans le guichet du pater. Que dites- vous là , ma
fille1 ? Vous êtes retombée encore une fois ! s'écrie le pater .
O sancta Maria! qu'entends-je ? Et déjà plus avec le
216 LES FRÈRES KARAMAZOV .

même ! Mais jusqu'à quand cela va -t-il durer ? N avez-vous


pas de honte ? ― Ah ! mon Père, répond la jeune fille tout en
larmes, ça lui fait tant de plaisir et à moi si peu de peine ¹ ! »
Que dis-tu de cette réponse ? C'est le cri de la nature elle
meme ! Pour moi , je lui ai donné l'absolution . Je me retour
nais déjà pour m'en aller, quand j'entendis le pater lui
fixer à travers le petit trou un rendez-vous . Un vieillard !
c'est-à-dire, presque un vieillard . Il a succombé en un
instant ! la nature , ah ! la nature a repris le dessus ! Quoi ?
tu es encore fàché ? Je ne sais plus comment faire pour
t'être agréable .
- Laisse-moi. Tu es un cauchemar insupportable ! fit
Ivan en soupirant .
Il se sentait vaincu par la persistance de sa vision.
-- Tu m'ennuies terriblement ! Je donnerais beaucoup
pour te chasser d'ici .
Modère tes exigences, je t'en prie. N'exige pas de
moi le grand et le beau », et tu verras comme nous
serons bons amis , dit le gentleman d'un ton persuasif. Au
fond, tu m'en veux de n'être pas venu à toi dans une
lueur rouge , « dans le tonnerre et les éclairs , les ailes
entamées par le feu . Tu m'en veux de m'ètre présenté à
toi avec des dehors si modestes . Tu es blessé par là dans
tes sentiments esthétiques d'abord , et puis dans ton orgueil.
Comment un diable si banal ose - t-il aborder un si grand
homme? Tu as encore ces prétentions romantiques si ba
fouées par Bielinsky . Qu'y faire , jeune homme ? Je pensais,
en me préparant à venir chez toi , à prendre les apparences

1 En français dans le texto.


Célèbre critique russe .
LES FRÈRES KARAMAZOV . 217

d'un conseiller d'État en activité , décoré des Ordres du


Lion et du Soleil : mais j'y ai renoncé , tu m'aurais battu !
Comment? mettre à ma boutonnière les crachats du Lion
et du Soleil au lieu de l'etoile polaire ou de Sirius ! Et tu me
reproches ma bètise ? Mais, bon Dieu ! je ne prétends pas
avoir ton intelligence ! Méphistophélès , en abordant Faust,
annonce qu'il fera le mal et ne fait que le bien . C'est son
affaire moi, je suis tout le contraire. Je suis peut-être le
seul homme du monde qui aime la vérité et veuille sincè
rement le bien . J'étais là quand le Verbe s'est crucifié , s'est
élevé aux cieux , emportant avec lui l'âme du bon larron ;
j'ai entendu l'acclamation joyeuse des chérubins qui chan
taient Hosanna et les hymnes des séraphins , ces hymnes
qui faisaient trembler tout l'univers : eh bien , je te jure
par tout ce qui est saint que j'aurais voulu me joindre à
ces chœurs et crier , moi aussi : Hosanna ! Ce cri allait déjà
sortir de ma poitrine ... Tu sais que je suis très- sentimen
-tal, très -accessible aux émotions esthétiques . Mais le bon
sens -oh ! la plus désastreuse de mes vertus ! -m'a retenu
dans les limites nécessaires et j'ai laissé passer l'heure
irréparable . Car, pensai -je , qu'arriverait- il si je criais :
Hosanna? Tout s'éteindrait dans le monde , plus personne
n'agirait. » Voilà comment mon devoir professionnel , ma
condition sociale m'ont forcé à refouler en moi les bons
instincts et à rester dans mon ignominie . D'autres accapa
rent la gloire du bien ; on ne me laisse que l'ignominie .
Mais je ne suis pas jaloux de cette gloire volée, je ne suis
pas vaniteux . Pourquoi suis-je, seul entre toutes les créa
tures, voué aux malédictions des honnêtes gens ? Il y a ici
un mystère qu'on ne peut pas me révéler , de peur que je
213 LES FRÈRES KARAMAZOV .

ne hurle Hosanna ! et qu'alors disparaisse de l'univers la


négation nécessaire, et que ce soit le règne de la sagesse,
c'est-à-dire que tout disparaisse , même les journaux et
les revues car qui s'abonnerait alors ? Je sais bien qu'à
la fin de tout je finirai par deviner cette énigme : je ferai
mon quatrillion et je me réconcilierai avec Dieu . Mais d'ici
là je boude, et, le cœur serré , j'accomplis ma destinée :
perdre des milliers, pour en sauver un ! Combien, par
exemple, a-t-il fallu perdre d'âmes et souiller de réputa
tions pour obtenir un juste , un Job, au nom de qui l'on
s'est si méchamment joué de moi , jadis ! Non, tant que
l'énigme ne me sera pas expliquée, il y a pour moi deux
vérités l'une, - la leur , que j'ignore ; l'autre, la
mienne. Reste à savoir quelle est la meilleure... Tu dors ?
- Je crois bien, gémit rageusement Ivan. Tout ce qu'il
y a de plus bête en moi, tout ce que j'ai moulu depuis
longtemps et rejeté de mon esprit , tu me l'apportes
comme une nouveauté !
Allons ! je n'ai pas encore réussi . Moi qui pensais te
séduire en faisant un morceau de littérature ! Cet hosanna
des anges , vraiment , ce n'était pas mal. Pourquoi ce ton
sarcastique à la Heine ? Hé ?
― - Non ! jamais je n'ai eu ces idées de laquais ! Comment

mon âme a-t-elle pu produire l'image de laquais que tu es?


-
Mon ami, je connais un charmant petit barine , tout
jeune, un penseur, un amateur de littérature et d'art. Il
est l'auteur d'un poëme non sans mérite intitulé ; le Grand
Inquisiteur... C'est lui que j'avais en vue tout à l'heure.
-
Je te défends de parler du Grand Inquisiteur ! s'écria
Ivan tout rouge de honte.
LES FRÈRES KARAMAZOV . 219

-Et le cataclysme géologique, te le rappelles- tu ? Voila


un poëme !
- Tais-toi , ou je te tue !
Moi ! me tuer ? Attends, il faut que je te dise tout ce
que je pense. Je ne suis venu que pour me procurer ce
plaisir. Oh ! que j'aime les rêves de mes jeunes amis, fou
gueux, âpres à la vie ! « Là , disais-tu l'an dernier quand tu
te disposais à venir ici , vivent des gens nouveaux. Ils
veulent tout détruire et en revenir à l'anthropophagie. Les
sots ! Ils ne sont pas venus me demander conseil ! A mon
avis, il ne faut rien détruire , excepté l'idée de Dieu, dans
l'esprit de l'homme : c'est par là qu'il faut commencer.
O les aveugles ! ils ne comprennent rien ! Une fois que
toute l'humanité en sera venue à nier Dieu (et je crois
que l'époque de l'athéisme universel arrivera, comme telle
époque géologique, à son rang), alors , d'eux-mêmes , sans
anthropophagie, disparaîtront les anciens systèmes et sur
tout l'ancienne morale . Les hommes se réuniront pour
demander à la vie tout ce qu'elle peut donner, mais seule.
ment et absolument à cette vie présente et terrestre .
L'esprit humain grandira, s'élèvera jusqu'à un orgueil
satanique, et ce seront les temps du dieu- humanité. Sans
cesse triomphant de la nature par la science et par la
volonté, et sans limites , cette fois , l'homme , par cela
même , éprouvera une joie si intense qu'elle remplacera
en lui les espérances des joies célestes. Chacun saura qu'il
est mortel, qu'il n'a à compter sur aucune résurrection, et
acceptera la mort avec orgueil, tranquillement, comme un
dieu. Son orgueil même empêchera l'homme de se révolter
contre la dure loi qui limite si vite la durée de sa vie, et
222 LES FRÈRES KARAMAZOV.

la fenêtre , mais beaucoup moins fort qu'il ne lui avait


paru tout à l'heure , avec beaucoup de discrétion même.
- Ce n'est pas un rêve ! Non , je jure que ce n'était
pas un rêve ! Tout cela vient d'arriver.
Ivan courut à la fenêtre .
Alioscha ! je t'ai défendu de venir ! cria-t-il avec
rage. En deux mots, que me veux-tu ? En deux mots ,
entends-tu ?
- Il y a une heure que Smerdiakov s'est pendu , répon
dit Alioscha.
Monte , je vais t'ouvrir, dit Ivan. Et il alla ouvrir la
porte.

VIII

Alioscha apprit à Ivan qu'une heure auparavant Maria


Kondratievna était venue lui apprendre que Smerdiakov
s'était tué. Elle l'avait trouvé pendu à un clou fiché dans
le mur, et, avant d'aller faire sa déclaration aux autorités,
elle était accourue tout droit chez Alioscha. Il s'était
rendu avec elle dans le logis de Smerdiakov ; il était encore
comme Maria Kondratievna l'avait vu . Sur la table on
trouva un papier qui portait ces mots : « Je meurs par ma
propre volonté ; qu'on n'accuse personne de ma mort. »
Alioscha laissa ce billet sur la table et alla chez l'ispravnik :
- Et de là je suis venu chez toi, dit Alioscha en regar
dant fixement Ivan , dont le visage le surprenait.
Frère, dit-il tout à coup, tu es probablement très
LES FRÈRES KARAMAZOV. 228

malade. Tu me regardes comme si tu ne comprenais pas


ce que je te dis .
-· C'est bien d'être venu , dit Ivan d'un air absorbé et

comme s'il n'avait pas entendu l'exclamation d'Alioscha.


Je savais qu'il se pendrait.
--- Par qui le savais-tu ?

- Je ne sais pas par qui, mais je le savais... Le savais-je ?


Oui, c'est lui qui me l'a dit , il vient justement de me le
dire...
Ivan se tenait au milieu de la chambre, l'air toujours
absorbé, regardant la terre.
- Qui, lui? demanda Alioscha en regardant involontai
rement tout autour.
(
――― Il vient de se sauver.
Ivan leva la tète et sourit avec douceur.
✔ C'est de toi qu'il a eu peur, toi , la colombe. Tu es

unpur chérubin » . C'est Dmitri qui t'appelle ainsi ché


rubin... Le cri formidable des séraphins... Qu'est-ce qu'un
séraphin? Toute une constellation peut-être , et peut
être cette constellation n'est- elle qu'une molécule chi
mique... Existe-t- il une constellation du Lion et du Soleil ?
Sais-tu ?
- Frère, assieds-toi , dit Alioscha effrayé, assieds- toi

sur le divan, je t'en prie. Tu as le délire. Appuie-toi sur le


coussin... C'est cela. Veux-tu une serviette mouillée sur la
tête ? Ça te ferait du bien.
Oui, donne-moi la serviette , ici sur la chaise... je
viens de l'y jeter.
-Non, elle n'y est pas. Ne t'inquiète pas , la voici , dit
Alioscha en ramassant dans un coin de la chambre , auprès
220 LES FRÈRES KARAMAZOV .

il aimera ses frères sans exiger de retour . L'amour cher


chera sa satisfaction dans cette vie passagère et le senti
ment même de la brièveté compensera en intensité les
jouissances disséminées dans les espérances illimitées d'un
amour d'outre - tombe... >
» Et ainsi de suite , ainsi de suite...
C'est charmant .
Ivan se bouchait les oreilles de ses deux mains , regar
dant la terre et tremblant de tout son corps. La voix con
tinuait :
-
La question gît en ceci , pensait mon jeune rêveur :
Est-il possible que cette époque vienne jamais ? Si elle vient,
tout est décidé , l'humanité sera définitivement ordonnée.
Mais comme , vu la bètise innée de l'espèce humaine , il
se peut que rien de tout cela n'arrive avant mille ans, il
est permis à ceux qui ont la conscience de cette vérité
d'ordonner leur vie selon ces principes nouveaux : dans
ce sens tout est permis . Plus encore si cette époque ne
doit jamais arriver, comme Dieu et l'immortalité n'existent
pas , il est permis à l'homme qui se règle selon les prin
cipes nouveaux de devenir l'homme-dieu , fût-il seul dans
l'univers à vivre ainsi . Il pourrait, dès lors , d'un cœur
léger , franchir tous les obstacles de la morale ancienne
qui réduisait l'homme en esclavage . Pour Dieu il n'y a pas
de lois ! Dieu est partout à sa place ! Tout est permis , ce
mot résume toute la loi . Tout ça est très- charmant : seule
ment, pour tricher , quel besoin a-t-on de la sanction de la
vérité ? Mais tel est notre Russe contemporain il ne
peut tricher sans la sanction de la vérité, tant il l'aime ,
cette VÉRITÉ...
L'hôte était entraîné par sa propre éloquence . Il haussait
LES FRÈRES KARAMAZOV . 221

de plus en plus la voix et regardait avec ironie le maître


de céans. Mais il ne put finir : Ivan prit tout à coup sur la
table un verre
• de thé et le jeta à la face de l'orateur .
- Ah ! mais ... c'est bète, enfin ! s'écria l'autre en se

levant vivement et en épongeant avec son mouchoir les


gouttes de thé sur ses habits. - Il s'est souvenu de l'encrier
de Luther ! Et il prétend me considérer comme un rève ! On
jette donc des verres à la tête des fantômes ? C'est agir en
femme ! Eh ! je soupçonnais bien que tu faisais seulement
semblant de te boucher les oreilles tu écoutais ! ...
En ce moment on frappa aux vitres avec persistance .
Ivan Fédorovitch se leva .
- Tu entends ? Ouvre donc , s'écria ' l'hôte : c'est ton

frère Alioscha. Il t'apporte la plus inattendue des nouvelles,


tu peux me croire .
Tais-toi , hypocrite ! Je savais avant toi que c'est
Alioscha . Je l'avais pressenti, et certes il ne vient pas pour
rien, il apporte évidemment une nouvelle » s'écria
Ivan au paroxysme de l'exaspération .
- Ouvre donc ouvre -lui ! Il fait une tourmente de

neige dehors , et c'est ton frère . Monsieur sait-il le temps


qu'il fait? C'est à ne pas mettre un chien dehors ...
On frappait toujours . Ivan voulait courir à la fenêtre ,
mais quelque chose le paralysait . Il s'efforçait de briser
les liens qui le retenaient, mais vainement . On frappait de
plus en plus fort. Enfin, les liens se rompirent et Ivan
Fédorovitch se redressa. Il regarda d'un air effaré autour
de lui. Les deux bougies étaient presque consumées ; le
verre dont il venait de jeter le contenu à son hòte etait
sur la table. Sur le divan, personne. On frappait encore à
222 LES FRÈRES KARAMAZOV.
1
la fenêtre , mais beaucoup moins fort qu'il ne lui avait
paru tout à l'heure , avec beaucoup de discrétion même.
- Ce n'est pas un rêve ! Non , je jure que ce n'était
pas un rêve ! Tout cela vient d'arriver.
Ivan courut à la fenêtre .
Alioscha je t'ai défendu de venir ! cria-t-il avec
rage. En deux mots, que me veux-tu ? En deux mots,
entends-tu?
- Il y a une heure que Smerdiakov s'est pendu , répon
dit Alioscha.
-- Monte , je vais t'ouvrir, dit Ivan , Et il alla ouvrir la
porte .

VIII

Alioscha apprit à Ivan qu'une heure auparavant Maria


Kondratievna était venue lui apprendre que Smerdiakov
s'était tué. Elle l'avait trouvé pendu à un clou fiché dans
le mur, et, avant d'aller faire sa déclaration aux autorités,
elle était accourue tout droit chez Alioscha. Il s'était
rendu avec elle dans le logis de Smerdiakov ; il était encore
comme Maria Kondratievna l'avait vu . Sur la table on
trouva un papier qui portait ces mots : « Je meurs par ma
propre volonté ; qu'on n'accuse personne de ma mort. »
Alioscha laissa ce billet sur la table et alla chez l'ispravnik :
- Et de là je suis venu chez toi, dit Alioscha en regar
dant fixement Ivan , dont le visage le surprenait.
❤M Frère, dit-il tout à coup, tu es probablement très
LES FRÈRES KARAMAZOV . 228
malade . Tu me regardes comme si tu ne comprenais pas
ce que je te dis .
- C'est bien d'être venu, dit Ivan d'un air absorbé et

comme s'il n'avait pas entendu l'exclamation d'Alioscha .


Je savais qu'il se pendrait .
- Par qui le savais-tu ?
―――
Je ne sais pas par qui, mais je le savais... Le savais-je ?
Oui, c'est lui qui me l'a dit , il vient justement de me le
dire...
Ivan se tenait au milieu de la chambre, l'air toujours
absorbé, regardant la terre.
Qui, lui? demanda Alioscha en regardant involontai
rement tout autour.
― Il vient de se sauver.
Ivan leva la tête et sourit avec douceur.
‫ ܚ‬C'est de toi qu'il a eu peur, toi , la colombe. Tu es
un << pur cherubin » . C'est Dmitri qui t'appelle ainsi ché
rubin...Le cri formidable des séraphins ... Qu'est-ce qu'un
séraphin? Toute une constellation peut-être , et peut
être cette constellation n'est- elle qu'une molécule chi
mique... Existe-t- il une constellation du Lion et du Soleil ?
Sais-tu?
- Frère, assieds-toi , dit Alioscha effrayé, assieds - toi
sur le divan, je t'en prie . Tu as le délire. Appuie-toi sur le
coussin... C'est cela . Veux-tu une serviette mouillée sur la
tête ? Ça te ferait du bien.
- Oui, donne-moi la serviette , ici sur la chaise... je
viens de l'y jeter .
- Non, elle n'y est pas. Ne t'inquiète pas , la voici , dit
Alioscha en ramassant dans un coin de la chambre , auprès
224 LES FRÈRES KARAMAZOV .

de la table à toilette , une serviette propre et encore


sèche.
Ivan considéra cette serviette avec un regard étrange .
- Attends, dit-il en se dressant sur le divan . Il y a une
heure, cette même serviette, je l'ai prise, mouiilée, appli
quée sur ma tête et puis jetée ... Comment donc est-elle
sèche ? Il n'y en avait pas d'autre .
Tu as appliqué cette serviette sur ta tète ?
- Mais oui, il y a une heure, quand je marchais à tra
vers la chambre... et pourquoi ces bougies sont-elles con
sumées ? Quelle heure est-il ?
--- Bientôt minuit .
- Non , non , non ! cria Ivan , ce n'était pas un rêve, il
était ici, sur ce divan . Quand tu as frappé à la fenêtre , je
lui ai jeté un verre , celui- ci ... Attends un peu . Cela
m'est déjà arrivé... Alioscha, j'ai maintenant des rêves...
Mais ce ne sont pas des rêves , c'est réel ! Je marche, je
parle, je vois ... et pourtant , je dors ! ... Il était ici , assis
sur ce divan... Il était terriblement bète , Alioscha, terri
blement bêtel
Il éclata de rire et se mit à marcher dans la chambre .
-Qui ? de qui parles-tu , frère ? demanda anxieusement
Alioscha.
- Du diable. Il vient chez moi. Il est venu deux, trois

fois. Il m'exaspère, il me reproche de lui en vouloir parce


qu'il n'est que le diable , au lieu du Satan traditionnel, aux
ailes entamées par le feu et qui arrive dans le tonnerre et
. les éclairs. Ce n'est qu'un imposteur , un diable de la der
nière classe ! Il prend des bains . S'il ôtait ses habits, tu
lui verrais certainement une queue longue , lisse comme
LES FRÈRES KARAMAZOV : 225

celle d'un chien danois , longue d'une arschine, couleur


d'argile. Alioscha ! tu as froid, tu as reçu la neige , veux-tu
du thé ? Tiens, il est froid ! on va faire bouillir le samovar...
C'est à ne pas mettre un chien dehors ...
Alioscha courut à la table à toilette , mouilla la serviette,
persuada Ivan de s'asseoir de nouveau et lui enveloppa la
tète, puis il s'assit auprès de lui .
―― J'ai peur , demain , de Katia. Je la crains plus que
tout au monde dans l'avenir. Elle me trahira demain , elle
me foulera aux pieds. Elle croit que je perds Mitia par jalou
sie, à cause d'elle, oui , elle croit cela ! Eh bien, non, de
main... ce sera la croix et non pas le gibet . Non , je ne me
pendrai pas . Sais-tu que je ne pourrais jamais me tuer,
Alioscha? Est- ce par lâcheté ? Non , je ne suis pas lâche .
C'est par amour de la vie ! Comment savais-je que Smer
diakov s'était pendu ! Oui , c'est lui qui me l'a dit ...
Tu es bien sûr que quelqu'un est entré ici ? demanda
Alioscha.
Sur ce divan, dans le coin . Tu l'aurais mis à la porte...
D'ailleurs, c'est toi qui l'as fait partir. J'aime ton visage,
Alioscha. Le sais -tu ? Et lui, c'est moi , Alioscha, c'est moi
même .Tout ce qu'il y a en moi de vil, de bas, d'humiliant,
c'estlui ! Oui, je suis un romantique , il l'a bien dit . Pourtant,
quelle calomnie ! Il est terriblement bête , mais c'est là sa
force. Il est rusé, bestialement rusé . Il sait très-bien me
mettre hors de moi . Il m'irritait en me disant que je crois
en lui ; c'est comme cela qu'il m'a forcé à l'écouter . Il
m'a trompé comme un gamin . D'ailleurs , il m'a dit sur
mon propre compte beaucoup de vérités , des choses que je
ne me serais jamais dites. Sais-tu , Alioscha , sais- tu , ajouta
I. 8
926 LES FRÈRES KARAMAZOV .

Ivan d'un air confidentiel, je voudrais bien que ce fût


Béellement lui et non pas moi.
―- Il t'a fatigué, dit Alioscha avec pitié.
― Il m'a exaspéré, et très- adroitement, sais-tu bien :
La conscience qu'est-ce que cela ? C'est moi qui l'ai in
ventée pourquoi donc le remords ? Par habitude ! par
cette habitude humaine qui date de sept mille ans ! Échap
pons à l'habitude et nous serons des dieux ! > C'est lui qui
disait tela.
-- Et pas toi? pas toi ? s'écria malgré lui Alioscha en le
regardant d'un air serein . Oublie-le donc ! qu'il emporte
avec lui tout le mal qui était en toi et qu'il ne revienne
plus!
-- Il est méchant, Alioscha, il se moque de moi ! C'est
an insolent, Alioscha ! dit Ivan en tremblant de rage. Il
m'a calomnié, il m'a calomnié devant moi-même ! Oh ! tu
vas accomplir une grande action ! Tu vas déclarer que tu es
le véritable assassin , que ce laquais n'a tué ton père qu'à
ton instigation ... >

– Frère , ce n'est pas toi qui as tué , ce n'est pas vrai .
- C'est lui qui l'a dit et il le sait ! « Tu vas accomplir

une action vertueuse et pourtant tu ne crois pas à la vertu :


voilà ce qui t'exaspère ! Il l'a dit et il sait ce qu'il dit.

C'est toi qui l'as dit , ce n'est pas lui. Tu as le délire .
-
Non, il sait ce qu'il dit . « C'est par orgueil que tu iras
dire, c'est moi qui ai tué ! Pourquoi avez -vous peur de
moi ? Vous mentez , je méprise votre jugement et je me
ris de votre peur . Il disait encore : Sais-tu ce que tu
reux ? Tu veux qu'on t'admire . C'est un assassin, dira-t-on ,
un grand criminel, mais quel noble cœur ! Il a voulu sauver
LES FRÈRES KARAMAZOV . 227

son frère, il s'est accusé... » Mais cela est faux , Alioscha,


je ne veux pas de l'admiration des smerdes ! Je te jure qu'il
mentait . Je lui ai pour cela jeté un verre qui lui a fracassé
le museau !
-Frère, calme-toi , cesse...
- Non ! c'est un savant bourreau ! Et quelle cruauté !

Je sais bien pourquoi il vient ! « Soit, disait-il , tu iras par


orgueil, mais tu garderas l'espoir qu'on envoie Smerdiakov
au bagne, qu'on absolve Mitia et qu'on te condamne mora
lement seulement. Mais Smerdiakov est mort ! Qui donc
voudra consentir à me croire ? Je suis pourtant résolu à y
aller, à dire.... Mais pourquoi faire , maintenant ? C'est
affreux, Alioscha !
- Frère !... Mais comment a-t-il pu te parler de la mort
de Smerdiakov avant mon arrivée ? Personne encore ne
savait cela...
C'est lui qui me l'a dit , dit Ivan d'un ton péremptoire.
◄ Mais sais-tu toi - même pourquoi tu y vas ? Tu n'en sais
rien, et tu donnerais beaucoup pour le savoir. D'ailleurs,
es-tu bien décidé à y aller? Tu iras par lâcheté, parce que
tu n'oseras pas ne pas y aller. Et pourquoi n'oseras-tu pas?
Devine toi-même ! ... » Là-dessus , tu es entré et il est parti.
Il m'a traité de lâche. Smerdiakov aussi . Il faut les tuer.
Katia me méprise , je le vois depuis un mois . Et toi aussi,
tu me méprises , Alioscha ! Je te détesterai désormais ! Je
hais aussi le fauve, l'autre qu'il pourrisse au bagne!
J'irai demain leur cracher au visage à tous !
Ivan se leva avec violence , arracha la serviette et se
mit à courir à travers la chambre . Alioscha n'osa le laisser
seul pour aller chercher le médecin . Et peu à peu Ivan
228 LES FRÈRES KARAMAZOV .

achevait de perdre la raison . Il ne cessait de proférer des


phrases incohérentes. Tout à coup, il chancela, Alioscha
le saisit, le conduisit à son lit et le coucha. Le malade
tomba dans un profond sommeil . Alioscha resta pendant
deux heures auprès de son chevet, puis s'étendit sur le
divan après avoir prié pour ses deux frères. Il commen
çait à comprendre la maladie d'Ivan . « Trop d'orgueil,
trop de conscience . Dieu et la Vérité, que repoussait Ivan,
assiégeaient son cœur révolté. « Oui , pensait Alioschą,
puisque Smerdiakov est déjà mort , personne ne croira
Ivan. Il ira pourtant. Il déposera . Dieu vaincra, se dit Alios
cha avec un doux sourire . Ou Ivan se redressera dans la
lumière de la vérité , ou bien ... il périra dans la haine , en
se vengeant de lui-même et des autres et pour s'être
V asservi à une foi dont il n'était pas convaincu.
LIVRE X
UNE MÉPRISE JUDICIAIRE.

Le lendemain, à dix heures du matin , la séance du tri


bunal s'ouvrit et le jugement de Dmitri Fédorovitch
Karamazov commença ; cette affaire a eu un grand reten
tissement dans tout le pays. On est venu, pour la suivre,
de Moscou et même de Pétersbourg . Les femmes étaient
pour Mitia et souhaitaient son acquittement ; la plupart des
hommes étaient contre lui.
Longtemps avant l'heure, la salle était pleine. On se
montrait les pièces à conviction , sur une table devant les
juges la robe de chambre ensanglantée de Fédor Pavlo
vitch, le pilon, la chemise et la redingote de Mitia, son
mouchoir , ses pistolets , l'enveloppe des trois mille roubles.
A la droite des juges se tenaient les douze jurés :
trois tchinovniks, deux marchands, six moujiks et un
mechtchanine . On se demandait comment des gens si
simples, surtout ces moujiks , pourraient comprendre une
affaire de psychologie si compliquée. Pourtant leur attitude
imposait le respect.
230 LES FRÈRES KARAMAZOV .

Enfin le président ouvrit la séance et ordonna d'intro


duire l'accusé. Il se fit un grand silence . Mitia produisit
une impression défavorable. Il se présenta en gentleman ,
habillé de neuf, ganté, un linge éblouissant de blancheur.
Il entra , roide , marchant à grands pas , et s'assit avec un
calme imperturbable. Aussitôt après lui parut son défen
seur, le célèbre Fetioukovitch . Une rumeur sourde parcou
rut la salle . C'était un homme long , sec, avec de grandes
jambes fluettes, des doigts pâles et effilés ; le visage glabre ,
les cheveux courts ; ses lèvres minces étaient plissées par
un sourire sardonique ; la physionomie eût été agréable
sans les yeux, qui manquaient d'expression et étaient très
rapprochés l'un de l'autre. Il y avait de l'oiseau dans cet
'homme. Il portait le frac et la cravate blanche .
On donna lecture de la liste des témoins. La nouvelle
de la mort de Smerdiakov fit sensation.
―― A chien mort de chien ! s'écria Mitia.

Son défenseur se jeta aussitôt vers lui pour le faire


taire ; le président le menaça de prendre des mesures
sévères à sa première incartade .
Ce petit épisode n'était pas de nature à lui concilier la
bienveillance du public.
On lut l'acte d'accusation , puis on procéda à l'interroga
toire de l'accusé .
-Accusé, vous reconnaissez -vous coupable ?
Mitia se leva.
- Je me reconnais coupable d'ivresse , de débauche et
de paresse. Je voulais m'amender à l'heure même où la
destinée m'a frappé . Quant à la mort du vieillard qui fut
mon ennemi et mon père , je n'en suis point coupable. Je ne
LES FRÈRES KARAMAZOV . 231

l'ai pas volé non plus, non, jamais . Je n'aurais pu voler.


Dmitri Karamazov est un vaurien, mais un voleur , non !
Il prononça ces paroles avec emportement et s'assit tout
frémissant .
Le président lui fit observer qu'il devait répondre le
plus brièvement possible.
On procéda à la formalité du serment des témoins . Les
deux frères de Mitia en étaient naturellement exemptés.
Après les exhortations du pope et de son président à « dire
toute la vérité et seulement la vérité » , on fit sortir les
témoins pour les rappeler ensuite l'un après l'autre.

II

On interrogea d'abord les témoins à charge, et chacun


remarqua toute la gravité de l'accusation . La culpabilité res
sortait si évidemment de leurs dépositions , qu'on se rendit
aussitôt compte que les débats n'auraient lieu que pour la
forme, que l'accusé était réellement coupable.
On commença par interroger Grigori.
Quand il eut répondu au procureur, ce fut au défenseur
à l'interroger. Il se mit aussitôt à le questionner au sujet
de ce paquet où étaient, « disait-on , cachés trois mille
roubles destinés à « une certaine personne » .
- – L'avez-vous vu vous-même, vous en qui votre bârine

avait depuis si longtemps confiance ?


Grigori répondit qu'il ne l'avait jamais vu et qu'il n'en
232 LES FRÈRES KARAMAZOV .

avait même entendu parler que depuis l'événement.


Le défenseur fit, avec une persistance qui fut remar
quée, cette même question à tous les témoins : tous répon
daient qu'ils n'avaient pas vu le paquet, mais qu'ils en
avaient entendu parler.
-Pourrais-je vous demander, reprit Fetioukovitch , en
quoi consistait ce baume, cette liqueur que vous absorbez
en guise de remède ?
Grigori le regarda d'un air stupide , puis, après un silenec ,
murmura :
- Il y a de la sauge.
- Et rien de plus ?
- Du plantain .
-Et peut- être du poivre aussi ?
Oui, du poivre aussi.
Et tout cela avec de la petite vodka ?
Oui, avec de la vodka pure.
Un léger rire passa dans la salle .
- C'est cela, de la vodka pure . Vous vous êtes d'abord
frotté le dos avec la mixture , puis vous avez, après une
pieuse prière dont votre épouse garde la secrète formule ,
bu le reste de la bouteille, n'est- ce pas ?
- Oui.
- Y en avait-il beaucoup ? un petit verre ou deux ?
Un grand verre .
Ah ! un grand verre ! un verre et demi peut-être ?
Grigori garda le silence . Il semblait se méfier.
- Un verre et demi de vodka pure , ce n'est pas mal ,

qu'en pensez-vous ? On peut voir ouvertes les portes du


paradis avec un verre et demi de vodka !
LES FRÈRES KARAMAZOV. 233

Grigori se taisait toujours . Un nouveau rire parcourut


l'assistance. Le président fit un mouvement .
- Ne pourriez-vous me dire, reprit Fetioukovitch, si

vous étiez en train de reposer » quand vous avez vu læ


"
porte du jardin ouverte?
- Non, j'étais sur mes jambes.
wado Cela ne me prouve pas que, même sur vos jambes,
vous ne fussiez pas en train de reposer » .
(Un nouveau rire. )
- Auriez-vous pu, à ce moment-là, si quelqu'un vous
l'avait demandé, dire dans quelle année nous sommes ?
Au fait, en quelle année sommes- nous , depuis, bien entendu
la naissance de Jésus-Christ ? Le savez-vous ?
Grigori était intimidé et regardait fixement son bour
reau. Cela peut paraître étrange, mais il ne savait pas « en
quelle année nous sommes » .
- Au moins, pourriez-vous me dire combien vous avez
de doigts aux mains?
- Je suis un humble , dit tout à coup Grigori d'un ton

net, et s'il plaît aux autorités de se moquer de moi, je


dois le supporter .
Fetioukovitch demeura un peu déconcerté. Le président
l'invita à faire des questions plus étroitement liées à
l'affaire. Le but du défenseur - dont le système général
-
consistait à discréditer la valeur des témoins à charge —
n'en était pas moins atteint. Il procéda tout aussi adroi
tement avec le témoin Rakitine. (Il est à noter qu'en trois
jours, Fetioukovitch s'était mis au fait du caractère de
chacun des témoins. ) Rakitine, qui avait fait une étude du
milieu où étaient nés des types tels que les Karamazov ,
234 LES FRERES KARAMAZOV .

fut obligé, comme les autres, de répondre à la question :


« Avez-vous vu le paquet de trois mille roubles ? » qu'il ne
l'avait jamais vu personnellement .
-- Permettez-moi de vous demander, continua lé défen

seur avec un sourire aimable, si vous n'avez pas beaucoup


connu madame Svitlova (Grouschegnka) ?
- Je ne suis pas responsable de toutes les personnes que

je connais... Je suis un jeune homme ... dit Rakitine en


rougissant.
- Oh ! je comprends, je comprends à merveille , dit le
défenseur en feignant lui-même de regretter sa question
indiscrète. Vous avez fort bien pu vous intéresser comme
tout le monde à une jeune et belle femme qui recevait
chez elle la fleur de la jeunesse de cette ville ; mais je
voulais seulement vous demander un renseignement. Vous
savez qu'il y a deux mois, madame Svitlova désirait vive
ment faire la connaissance du plus jeune des Karamazov,
Alexey Fédorovitch . Elle vous a promis vingt-cinq roubles,
si vous le lui ameniez dans le costume de novice qu'il por
tait alors . Vous avez conduit Alexey Fédorovitch chez
madame Svitlova et vous avez reçu vingt-cinq roubles.
Je voulais savoir si le fait est vrai.
- C'était une plaisanterie...Je ne vois pas en quoi cela
vous intéresse... J'ai pris cet argent par plaisanterie, pour
le rendre après.
- Par conséquent , vous l'avez pris , mais vous ne l'avez
pas encore rendu ... ou bien l'auriez-vous déjà rendu?
- Bagatelles ! murmura Rakitine . Certes, je le rendrai .
Le président intervint. Le défenseur déclara qu'il n'avait
plus rien à demander à M. Rakitine.
LES FRÈRES KARAMAZOV. 235

La réputation du penseur Rakitine était quelque per


endommagée . <

Mitia, mis hors de lui par le ton sur lequel Rakitine avait
parlé de Grouschegnka, cria de sa place :
- Bernard !

Et quand, après les dépositions de Rakitine, le prési


dent demanda à Mitia s'il n'avait rien à dire , Mitia s'écria :
- Chez moi, dans ma cellule de prisonnier, il venait
me chiper de l'argent, ce misérable , cet athée !
On imposa silence à Mitia, mais Rakitine était achevé.
Vint le tour de Trifon Borissitch. Il affirmait avoir vu
lui-même jusqu'au dernier kopek les trois mille roubles
entre les mains de Mitia.
- Avez-vous remis à l'accusé, demanda Fetioukovitch,
les cent roubles qu'il a perdus chez vous lors de son pre
mier voyage à Mokroïe ?
Trifon Borissitch nia d'abord avoir trouvé les cent roubles ;
puis, comme il fut prouvé par les témoignages des mou
jiks que le fait était réel, l'hôtelier affirma les avoir rendus
à Mitia.
Les choses se passèrent d'une sorte analogue avec les
Polonais . Ils entrèrent la tête haute , en déclarant qu'ils
avaient servi la couronne et que Mitia leur avait proposé
d'acheter leur honneur pour trois mille roubles. Mais Fetiou
kovitch rappela sur la sellette Trifon Borissitch et le con
traignit, malgré ses hésitations , à déclarer qu'il avait pris
les panove en flagrant délit de tricherie, ce qui fut con
firmé par Kalganov.
Ainsi Fetioukovitch parvint à déconsidérer chacun des
témoins les plus importants aux yeux des juges et du
236 LES FRÈRES KARAMAZOV .

public. Les amateurs et les jurisconsultes l'admirèrent.


Mais ils se demandaient à quoi servirait tant d'adresse ,
puisque la culpabilité de l'accusé n'en restait pas moins
évidente. L'assurance « du grand mage » ne laissait pour
tant pas d'étonner , et l'on attendait ce n'était pas pour
rien qu'un pareil homme était venu de Saint-Pétersbourg !

III

On passa aux témoins à décharge. Tout d'abord on inter


rogea Alioscha. Il était visiblement sympathique aux
ennemis aussi bien qu'aux amis de l'accusé . Il décrivit le
caractère de son frère comme un homme emporté par ses
passions, mais noble, orgueilleux , généreux , capable de se
sacrifier lui-même. Il accorda pourtant que sa passion pour
Grouschegnka l'avait rendu « difficile à vivre » . Mais il nia
formellement la culpabilité.
Votre frère vous a-t-il dit qu'il avait l'intention de
tuer son père ? demanda le procureur. Vous pouvez ne
pas répondre si cela vous plaît.
-Directement, il ne me l'a pas dit.
- Indirectement, alors ?
- Il m'a parlé un jour de sa haine pour notre père; il
semblait craindre ... que, poussé à bout….. il pût le tuer.
G L'avez-vous cru ?
- Je ne peux l'affirmer ; j'étais toujours convaincu

qu'un bon sentiment le sauverait au moment fatal : c'est


LES FRERES KARAMAZOV . 2372

oe qui est arrivé en effet, car ce n'est pas lui qui a tué mon
père dit Alioscha d'une voix forte et qui résonna dans
toute la salle.
Le procureur tressaillit comme un cheval de bataille au
son de la trompette . 1
- Soyez sûr que je ne mets pas en doute votre sincé

rité ; je ne la crois pas compromise par votre partialité na


turelle pour votre malheureux frère . Mais je ne vous cache
pas que votre opinion est isolée ; elle est contraire à toutes
les dépositions que l'instruction a reçues. Je persiste donc
à vous demander sur quelles données est fondée votre con
viction et de l'innocence de votre frère et de la culpabilité
d'une autre personne que vous avez désignée au cours de
Pinstruction .
- Pendant l'instruction je n'ai répondu qu'aux ques
tions qui m'ont été posées, répondit tranquillement Alioscha.
Je n'ai pas commencé par accuser Smerdiakov.
Pourtant vous l'avez désigné.
- Oui, d'après les affirmations de mon frère Dmitri. Je
crois fermement à l'innocence de mon frère, et si ce n'est
pas lui qui a tué, alors...
―― C'est Smerdiakov . Mais pourquoi précisément lui ? et
pourquoi êtes-vous si convaincu de l'innocence de votre
frère ?
- Je ne puis pas douter de lui ; je sais qu'il ne peut me
mentir, j'ai lu la vérité sur son visage.
― Seulement sur son visage ! Ce sont là toutes vos

preuves ?
-- Je n'en ai pas d'autres.

– Et vous n'avez pas d'autres preuves de la culpabilité
238 LES FRÈRES KARAMAZOV.

de Smerdiakov que les paroles de votre frère et l'expres


sion de son visage ?
Non .
Le procureur se tut.
La déposition d'Alioscha produisit une très- mauvaise
impression.
Fetioukovitch prit la parole . Il demanda à Alioscha à
quel moment précis l'accusé lui avait parlé de sa haine
pour son père. Alioscha tressaillit comme si un souvenir
imprévu lui revenait et raconta la scène sur la route du
monastère , en insistant sur le geste de Mitia se frappant la
poitrine, -- geste qu'Alioscha n'avait pas compris alors ,
mais qui ne pouvait avoir trait, il en était convaincu main
tenant, qu'à l'amulette où étaient cachés les quinze cents
roubles .
Précisément, cria Mitia de sa place , c'est cela, Alios
cha, c'est cela ! C'est sur elle que je frappais.
Fetioukovitch le supplia de se taire et revint aussitôt
avec instance à Alioscha.
- C'est cela c'est bien cela s'écria Alioscha très

animé. Mon frère m'a dit à ce moment qu'il pourrait encore


se laver de la moitié de sa honte, mais qu'il était si peu
maître de lui qu'il n'en ferait rien...
- Et vous vous rappelez nettement qu'il se frappait à
cet endroit de la poitrine ? demandait avidement Fetiou
kovitch .
- Très-nettement ! Je me demandais même alors :
Pourquoi se frappe-t-il si haut ? le cœur est plus bas ! ►
C'est à cause de ce détail que ce souvenir m'est resté.
Le procureur se mêla à la lutte pour demander si
LES FRÈRES KARAMAZOV . 238

l'accusé, en se frappant la poitrine avec le poing, avai


semblé désigner quelque chose : peut-être sè frappait-il an
hasard.
- Mais il ne se frappait pas avec le poing, répondit
Alioscha . Il désignait avec son doigt, ici, très-haut. Com
ment ai-je pu l'oublier jusqu'ici !
Le président demanda à Mitia s'il voulait ajouter quelque
chose à cette déposition . Mitia confirma le récit de son
frère.
La déposition d'Alioscha était terminée. Elle avait cela
de caractéristique qu'elle établissait un fait à la décharge
de Mitia, un fait insignifiant en lui- même, il est vrai , mais
qui prouvait l'existence des quinze cents roubles et par con
séquent la véracité de Mitia . Alioscha était tout rouge de
joie. Comment ai-je pu l'oublier ? Comment ne me le
suis-je rappelé que maintenant ? > disait-il en retournant
à la place qui lui avait été désignée .
On passa à l'interrogatoire de Katherina Ivanovna .
A son entrée dans la salle , il se fit un mouvement. Les
dames saisirent leurs jumelles, les hommes chuchotaient,
quelques-uns se levèrent pour mieux voir. Mitia devint
pâle comme un mouchoir » . Toute vêtue de noir, elle
s'approcha modestement, presque timidement, du tribunal.
Son visage ne trahissait aucune émotion , mais le feu sombre
de ses yeux révélait la résolution . Elle était merveilleu
sement belle. Elle parla d'une voix douce, mais distincte.
Le président l'interrogeait avec discrétion, comme s'il eût
craint de toucher certaine corde . Dès les premiers
mots, elle déclara qu'elle avait été fiancée avec l'accusé
jusqu'au moment où il l'avait abondonnée lui-même.
240 LES FRÈRES KARAMAZOV .

Quand on l'interrogea au sujet des trois mille roubles


qu'elle avait confiés à Mitia pour qu'il les envoyât à Mos
cou, elle répondit avec fermeté :
Mon intention réelle n'était pas qu'il fit immédiate
-ment parvenir cette somme à ma famille. Je savais qu'il
avait un très-pressant besoin d'argent... à ce moment... Je
lui ai donné ces trois mille roubles pour qu'il les envoyât a
Moscou quand il voudrait, dans le délai d'un mois. Il avait
tort de s'affliger tant à propos de cette dette. J'étais sûre
qu'il me rendrait l'argent aussitôt qu'il l'aurait reçu de
son père, j'avais confiance en son honneur... son incontes
table honneur... relativement aux questions d'argent. Il
devait recevoir de son père trois mille roubles. Je savais qu'il
était en mauvaises relations avec son père ; je savais que
son père l'avait lésé dans ses intérêts. Je ne me rappelle
1 pourtant pas qu'il ait jamais, devant moi, proféré des me
naces contre son père . S'il était venu chez moi, je l'aurais
aussitôt rassuré quant à ces malheureux trois mille roubles
qui l'ont tant fait souffrir. Mais il n'est pas revenu ... Et
moi-même... j'étais dans une certaine situation... qui ne
me permettait pas de l'inviter à venir. D'ailleurs, je n'avais
nullement le droit de me montrer exigeante avec lui quant
à cette dette, dit -elle tout à coup avec l'accent d'une réso
lution profonde . J'ai moi- même reçu de lui , un jour , une
somme plus considérable que j'ai acceptée, bien qu'il ne
me fût pas possible de prévoir alors un temps où je pour
rais la lui rendre.
Il y avait quelque chose de provocant dans son accent.
- Non, reprit-elle , jamais je n'oublierai cet instant !
Et elle raconta tout, tout cet épisode, tel que Mitia l'avait
LES FRÈRES KARAMAZOV . 241

confié à Alioscha. Elle omit toutefois de dire que Mitia


avait exigé qu'on envoyât Katherina Ivanovna elle-même
chez lui pour chercher l'argent. Tous les membres du tri
bunal écoutaient avec recueillement. Le procureur ne se
1
permit pas une question sur ce thème . Fetioukovitch fit à
Katherina un profond salut . Oh ! il triomphait presque : se
pouvait-il que l'homme si noble qui avait donné, dans un
élan de générosité, ses derniers cinq mille roubles fût le
même qui avait tué son père , pour lui dérober trois mille
roubles ? La sympathie commençait à pencher en faveur
de Mitia. Mais lui qui , plusieurs fois , pendant la déposition
de Katia, s'était levé et avait couvert son visage de ses
mains, s'écria, quand elle eut fini :
- Katia ! pourquoi achèves-tu de me perdre ?
Il fondit en larmes, puis il ajouta :
- Maintenant, je suis condamné.
Katherina Ivanovna pâlit, frissonna et s'assit à la place
qu'on lui désignait, la tète baissée , tremblant comme dans
un accès de fièvre.
Ce fut le tour de Grouschegnka.
Elle était aussi habillée de noir, les épaules entourées
d'un superbe châle . Elle s'approcha lentement du tribu
nal, en regardant fixement le président.
Elle dit n'avoir pas vu le paquet , mais elle en avait
entendu parler par le brigand » .
> Mais tout cela, sottises ! Je ne serais allée chez Fédor
Pavlovitch pour rien au monde !
Qui traitez-vous de ( brigand »? demanda le procureur.
-
Eh ! le laquais Smerdiakov qui a tué son bârine et
qui s'est pendu hier.

?
242 LES FRÈRES KARAMAZOV .

On lui demanda sur quoi elle fondait une accusation si


catégorique.
- C'est Dmitri Fédorovitch qui me l'a dit, répondit
elle , et vous pouvez l'en croire . C'est cette dame qui l'a
perdu, c'est elle qui a fait tout le mal , ajouta- t-elle avec
un tremblement haineux . •
- De qui parlez-vous ? demanda le procureur.
- Mais de cette barichnia, cette Katherina Ivanovna
qui m'a appelée chez elle et voulait me séduire ...
Le président l'interrompit en la priant de contenir ses
ressentiments.
―――― Mais, dit le procureur, quand on a arrêté l'accusé, à
Mokroïe, vous avez crié : « C'est moi qui suis coupable ! je
le suivrai au bagne ! ... » Vous le croyiez donc parricide ?
Je ne me rappelle pas ce que j'ai cru à ce moment.
Mais dès qu'il m'a déclaré qu'il n'était pas coupable , je n'ai
point douté de sa parole.

IV

On introduisit Ivan . Il avait été appelé avant Alioscha ;


mais l'huissier informa le président qu'une indisposition
subite empêchait le témoin de se présenter devant le tri
bunal et qu'il viendrait aussitôt qu'il le pourrait. Son entrée
fut à peine remarquée. La curiosité avait été presque
satisfaite par l'interrogatoire des deux rivales.
Il s'approcha du tribunal avec une lenteur étrange, sans
LES FRÈRES KARAMAZOV . 243

regarder personne , le front penché, comme perdu en ses


pensées . Il était vêtu correctement , mais son visage por
tait les traces de sa maladie : il y avait la pâleur du sépulcre
sur ce visage , c'était le visage d'un homme qui se meurt ;
les yeux se voilaient. Il leva la tête et regarda circulaire
ment la salle .
Alioscha se dressa et laissa échapper un « Ha ! » mais
personne n'y prit garde .
Le président rappela à Ivan qu'il était témoin non asser
menté, qu'il pouvait taire ou dire ce que bon lui semble
rait, etc. Ivan Fédorovitch écoutait, les yeux vagues. Tout
à coup, ses traits se détendirent dans un sourire, et aussi
tôt que le président, qui le regardait avec étonnement, eut
fini, Ivan éclata de rire .
- Et puis quoi encore ? demanda-t-il à haute voix.
Il se fit un silence . Le président s'agita.
-Vous... peut - être êtes-vous encore indisposé ? dit-il
en cherchant du regard l'huissier .
- Ne vous inquiétez pas , Votre Excellence , je me sens

suffisamment bien et puis vous raconter quelque chose de


très- curieux, dit Ivan d'un ton tranquille et décent.
― Vous avez une communication particulière à nous

faire ? demanda le président avec une certaine méfiance.


Ivan Fédorovitch baissa la tête et garda le silence durant
quelques secondes, puis, se redressant , répondit :
-Non... je n'ai rien à dire de particulier.
On l'interrogea. Il parlait à peine , laconiquement, avec
une sorte de dégoût, mais sans incohérence . Il dit ne
rien savoir sur les comptes pécuniaires qui faisaient le
fond des différends de Fédor Pavlovitch et de Dmitri.
244 LES FRÈRES KARAMAZOV .
- Toujours la même chose ! interrompit-il tout à coup
d'un air fatigué . Je n'ai rien à dire aux juges..
- Je vois que vous êtes indisposé, reprit le président .

Il consulta le procureur et le défenseur pour leur de


mander s'il avaient des questions à faire au témoin . Tout
à coup, Ivan dit, de sa voix brisée :
-- Permettez -moi de me retirer, Votre Excellence . Je ne
suis pas bien .
Là-dessus, sans attendre l'autorisation, il se retourna et
se dirigea vers la sortie. Mais après avoir fait quelques pas,
il s'arrêta, parut réfléchir, sourit et revint à sa place.
- Voilà, dit-il en tirant de sa poche une liasse de bil

lets de banque , voilà l'argent : c'est le même qui était


dans cette enveloppe. (Il la désignait parmi les pièces à
conviction. ) C'est celui pour lequel on a tué mon père.
Où faut-il le déposer ? Monsieur l'huissier , veuillez le
remettre à Son Excellence.
L'huissier prit la liasse et la donna au président.
― Comment cet argent peut-il être entre vos mains, si
c'est bien le même ? demanda le président étonné.
― Je l'ai reçu de Smerdiakov, de l'assassin , hier . J'étais
chez lui avant qu'il se pendît. C'est lui qui a tué mon père.
Ce n'est pas Dmitri . C'est lui qui a tué, c'est moi qui l'y
ai poussé. Qui ne désire pas la mort de son père ?
Avez-vous ... votre raison ?
-Parfaitement... j'ai toute ma présence d'esprit, de
cet esprit vil , comme le vôtre , comme celui de tous ces
museaux ! Ils ont tué leurs pères et feignent la terreur !...
dit -il avec dégoût et en grinçant des dents . Les menteurs !
Tous désirent la mort de leurs pères ! Un reptile dévore
LES FRÈRES KARAMAZOV . 245

un autre reptile ... S'il n'y avait pas de parricide , il n'y


aurait pas de spectacle ... Le spectacle ! Panem et circenses !
Eh ! je suis joli aussi, moi ! Avez-vous de l'eau ? donnez
moi de l'eau au nom du Christ ! dit-il en étreignant tout à
coup sa tête .
L'huissier s'approcha de lui aussitôt.
Alioscha se leva et cria :
- - Il est malade ! ne le croyez pas ! il a la fièvre chaude !
Katherina Ivanovana se leva à son tour, blème de ter
reur et considérant Ivan Fédorovitch . Mitia le regardait
avec un sourire qui le défigurait.
- Tranquillisez - vous ! je ne suis pas un fou, reprit Ivan ,
je ne suis qu'un assassin . On ne peut exiger d'un assassin
l'éloquence... dit-il en riant .
Le procureur, visiblement agité, se pencha vers le pré
sident. Les juges chuchotaient entre eux . Fétioukovitch
dressa l'oreille . La salle était anxieuse .
――――- Témoin , votre langage est incompréhensible et vous

tenez des discours qui ne sont pas de mise ici . Tâchez de


vous contenir, et parlez si vous avez quelque chose à nous
dire . Par quoi pouvez -vous confirmer votre aveu, si ce
n'est pas un effet du délire ?
- Mais je n'ai pas de témoin ! Ce chien de Smerdiakov

ne reviendra pas de l'autre monde pour faire sa déposi


tion... dans une enveloppe. Vous voudriez toujours des
enveloppes ! Vous en avez assez d'une . Je n'ai pas de té
moins, sauf un seul... peut - être, dit-il, d'un air réfléchi.
― Qui donc ?
Il a une grande queue, Votre Excellence : cela n'est
point prévu par la procédure . Le diable n'existe point.
246 LES FRÈRES KARAMAZOV .

Ne faites pas attention, c'est un tout petit diable, ajouta


t- il sur un ton de confidence , en cessant de rire. Il doit être
quelque part ici, sous la table des pièces à conviction . Où
serait-il, sinon là ? Écoutez- moi ! Je lui ai dit : « Je ne veux
pas me taire et il me répond de cataclysmes géologi
ques ! Sottises! Mettez le fauve en liberté... Il a chanté son
hymne ; il le pouvait , lui , il a le cœur léger ! Moi, pour deux
secondes de joie je donnerais un quatrillion de quatrillions!
Vous ne me connaissez pas... Oh ! que tout est bête parmi
vous ! Eh bien ! saisissez-moi donc à sa place ! Je ne suis
pas venu ici pour rien... Pourquoi tout ce qui existe est-il
si bête !...
Il se tut et regarda la salle, très-absorbé . Tout le monde
était ému . Alioscha courait vers Ivan , mais l'huissier
l'avait déjà saisi par le bras .
- Qu'est-ce encore ? s'écria Ivan Fédorovitch et regar
dant fixement le visage de l'huissier .
Et tout à coup il le prit par les épaules et le ren
versa par terre . Les soldats de service au tribunal accou
rurent et s'emparèrent d'Ivan. Il se mit à hurler de toutes
ses forces , on l'emporta sans parvenir à le faire taire.
Une grande agitation régnait dans la salle , et le public
n'était pas encore calmé, quand à cette scène une autre
succéda. Katherina Ivanovna avait une crise de nerfs.
Elle pleurait et sanglotait avec violence, sans vouloir
s'en aller ; elle suppliait qu'on lui permît de rester. Tout
à coup, elle cria au président :
-- J'ai encore quelque chose à dire, tout de suite ! tout

de suite ! Voici un papier, une lettre... Lisez vite ! C'est la


lettre du fauve, celui-là ! celui-là ! criait- elle, en désignant
LES FRÈRES KARAMAZOV . 247

Mitia. C'est lui qui a tué son père ! Il m'a écrit comment il
le tuerait ! L'autre est malade ... il a là fièvre chaude , de
puis trois jours...
L'huissier prit le papier et le tendit au président. Kathe
rina Ivanovna retomba sur sa chaise et, cachant son visage
entre ses mains, elle sanglota sans bruit, étouffant ses
moindres gémissements , de crainte qu'on la fit sortir.
Cette lettre était celle que Mitia lui avait écrite et que
Ivan avait considérée comme une preuve matérielle » .
Elle parut telle aux juges. Sans cette lettre , Mitia n'eût
peut-être pas été condamnée.
Le président demanda à Katherina Ivanovna si elle était
remise.
- Je suis prète ! répondit-elle vivement, je suis prête !
Je suis tout à fait en état de vous répondre.
Sa plus grande crainte était qu'on ne l'écoutât pas. On
la pria d'expliquer en détail dans quelles circonstances
cette lettre avait été écrite .
― Je l'ai reçue la veille de l'assassinat. Il me haïssait

au moment où il me l'écrivait , il m'abandonnait pour cette


créature….. Il me haïssait aussi parce qu'il me devait ces
trois mille roubles . Voici la vérité là-dessus... Je vous con
jure de m'écouter... Trois semaines avant de tuer son père,
il était venu chez moi , un matin. Je savais qu'il avait besoin
d'argent et dans quel but c'était précisément pour
séduire cette femme et l'emmener avec lui . Je savais
déjà qu'il me trahissait, et pourtant je lui donnai cet
argent sous prétexte de l'envoyer à Moscou par son entre
mise, et en le lui donnant je l'ai regardé en face et je lui
ai dit qu'il pourrait l'envoyer quand bon lui semblerait,
248 LES FRÈRES KARAMAZOV .

fût-ce dans un mois. Pouvait-il ne pas comprendre que


c'était lui dire : Il te faut de l'argent pour me trahir ?
En voici, c'est moi qui te le donne prends, si tu en as le
cœur ! Je voulais lui faire honte, mais il l'a pris , cet
argent, il l'a emporté et l'a dépensé en une nuit ! Il avait
pourtant compris que je savais tout, je vous assure ! Il
avait compris que c'était une épreuve !
- C'est vrai, Katia , s'écria Mitia. Je t'avais comprise ,
et j'ai pourtant pris ton argent. Méprisez tous un misé
rable, je l'ai mérité !
-――― Accusé, encore un mot, et je vous fais sortir de la
salle ! dit sévèrement le président.
Cet argent a été pour lui , dans la suite, une cause de
tortures, reprit Katia avec précipitation . Il voulait me le
rendre, mais il lui en fallait pour sa maîtresse . C'est
pourquoi il a tué son père, mais il ne m'a rien rendu ; il
a dépensé avec elle l'argent volé, dans le village où on l'a
arrêté . Un jour avant l'assassinat, il m'a écrit cette lettre ,
étant ivre. J'avais deviné aussitôt qu'il l'avait écrite en
état d'ivresse ; il pensait que je ne la montrerais à per
sonne, même s'il accomplissait le crime autrement, il
ne me l'aurait pas écrite . Mais lisez , lisez attentivement,
je vous prie ! Vous verrez qu'il décrit tout à l'avance .
comment il tuera son père et où est caché l'argent. Re
marquez surtout cette phrase : « Je tuerai dès qu'Ivan sera
parti . »
Le président demanda à Mitia s'il reconnaissait cette
lettre.
- -
Oui , oui ! et je ne l'aurais pas écrite si je n'avais pas
été ivre... Nous nous haïssons pour beaucoup de causes,
LES FRÈRES KARAMAZOV . 249

Katia et moi. Mais je te jure , Katia, qu'à travers ma haine


je t'aimais tu ne m'aimais pas !
Il retomba sur son banc en se tordant les mains.
Le procureur et le défenseur se mirent à la fois à
demander à Katia pourquoi elle avait d'abord caché ce
document et déposé dans un autre esprit .
-– J'ai menti , tout à l'heure, contre mon honneur et ma
conscience, mais je voulais le sauver, précisément parce
qu'il me haïssait et me méprisait . Oh ! oui, il me mépri
sait . Il m'a toujours méprisée ! Il m'a méprisée dès l'instant
où je l'ai salué jusqu'à terre pour le remercier de son
argent . Je l'ai senti aussitôt , mais je fus longtemps sans
pouvoir le croire . Que de fois j'ai lu dans ses yeux : « Tu
n'en es pas moins venue toi-même chercher l'argent » !
Oh ! il n'avait pas compris pourquoi j'étais venue, il ne
peut rien comprendre de noble, de pur ! Il juge tous les
hommes selon lui-même ! Il ne voulait m'épouser que pour
mon héritage, pour cela seulement, je m'en suis toujours
doutée ! C'est un fauve ! Il savait que , toute ma vie, je
tremblerais de honte devant lui, qu'il aurait toujours le
dessus avec moi , voilà pourquoi il voulait m'épouser !
J'ai essayé de le vaincre par un amour infini . Je voulais
même supporter sa trahison : il n'a rien compris, rien,
rien Peut - il rien comprendre ? C'est un misérable ! ...
Je n'ai reçu cette lettre que le lendemain soir….. Le matin`
encore , j'étais résolue à lui pardonner tout , même sa
trahison...
Le président et le procureur s'efforçaient de la calmer.
Ils semblaient avoir honte eux-mêmes de profiter de son
exaltation pour recevoir de tels aveux. Mais elle continua
250 LES FRÈRES KARAMAZOV .

et décrivit nettement comment l'esprit d'Ivan Fédorovitch


avait commencé à se troubler durant ces deux derniers
mois, perdu par cette idée fixe de sauver le fauve, l'assas
sin , son frère !
- - Qu'il a souffert ! s'exclamait-elle. Il voulait atténuer la
faute, il avait résolu d'avouer que lui -même n'aimait pas
son père et avait peut-être désiré sa mort. Oh ! c'est une
conscience merveilleuse, il en meurt ! ... Il venait chez moi
tous les jours, comme chez son unique amie, - car j'ai
l'honneur d'être son unique amie ! s'écria-t-elle avec un
éclair dans les yeux . Il est allé chez Smerdiakov deux fois.
Une fois, il m'a dit : « Si ce n'est pas mon frère qui a tué,
si c'est Smerdiakov, je suis peut- être aussi coupable que lui ,
car Smerdiakov savait que je n'aimais pas mon père et pen
sait peut-être que je désirais sa mort. » C'est alors que je
lui ai montré cette lettre , et il a été convaincu de la culpa
bilité de son frère . Il en était consterné . Il ne pouvait sup
porter la pensée que son propre frère fût un meurtrier. Il
ya huit jours qu'il est malade de cette pensée ; il était
comme dans un délire ; on l'a entendu parler tout seul
dans les rues. Le médecin que j'ai fait venir de Moscou l'a
examiné avant hier et m'a dit qu'un accès de fièvre chaude
était imminent. Et tout cela à cause de ce misérable ! ...
La mort de Smerdiakov l'a achevé... Tout cela, à cause de
ce misérable !
Elle eut une nouvelle crise de nerfs. On l'emporta. A
ce moment, Grouschegnka se jeta vers Dmitri en criant,
et cela si précipitamment qu'on n'eut pas le temps de la
retenir :
-
Mitia ! s'écria-t-elle , elle t'a perdu ! Vous la connais
LES FRÈRES KARAMAZOV. 251

sez, maintenant ! ajouta-t-elle avec rage en s'adressant au


tribunal.
Sur un signe du président, on la saisit et on l'emmena ;
elle se débattait et tendait les bras à Mitia . Mitia jeta un
cri et voulut s'élancer vers elle . On eut de la peine à le
maîtriser.
Le médecin de Moscou , que le président avait envoyé
chercher pour soigner Ivan, entra dans la salle et déclara
que le malade avait un accès de folie furieuse .
La lettre de Katherina Ivanovna fut ajoutée aux pièces
à conviction . "

Le président déclara la séance suspendue.

Ce fut le procureur qui rouvrit la séance par son réqui


sitoire . Hippolyte Kirillovitch commença son discours avec
une étrange émotion . Il disait plus tard qu'il considérait
ce réquisitoire comme son chef- d'œuvre, et ce fut, en effet,
si l'on peut dire , son chant du cygne, car il mourut poitri
naire huit mois après . Il était sincèrement convaincu de la
culpabilité de l'accusé .
« Messieurs les jurés , cette affaire a ému la Russie tout
entière . Au fait, qu'y a-t-il de si étonnant. Nous de
vrions être habitués à ces sortes d'affaires . Mais c'est pré
cisément là le symptôme redoutable ces affaires hor
252 LES FRÈRES KARAMAZOV .

ribles n'ont plus d'horreur pour nous, tant nous sommes


blasés . Or, pourquoi restons-nous indifférents devant de tels
phénomènes qui nous présagent un si sombre avenir ?
Est-ce cynisme de notre part ? épuisement prématuré de
la raison et de l'imagination de notre société si jeune
encore et déjà sénile ? Les fondements de la morale sont
ils ébranlés à ce point en Russie ? seraient- ils même défi
nitivement ruinés ? Je ne sais, mais il y a là , pour tout
citoyen digne de ce nom , une cause profonde de souf
france. Notre presse, dont l'essor est si timide encore , a
rendu déjà de grands services, car sans elle nous ne pour
rions connaître ces débordements de nos volontés effré
nées et la profondeur de notre chute morale . Que lisons
nous, en effet , dans nos journaux ? Oh ! des atrocités
auprès desquelles notre cause pâlit et pourrait passer pour
banale. La plupart de nos causes criminelles témoignent
d'une funeste disposition générale des esprits, d'une sorte
de naufrage national , d'une de ces plaies sociales qu'il est
si difficile de guérir . Ici , un jeune et brillant officier, né
dans la plus haute société , assassine sans remords quelque
infime tchenovnik à qui, dans une certaine mesure, il
devait quelque reconnaissance . Il assassine aussi la ser
vante de son bienfaiteur pour s'emparer d'un billet jadis
signé, et, en même temps , il vole le tchenovnik . Là un héros,
jeune officier aussi , tout chamarré de décorations qui
attestent ses exploits sur le champ de bataille, tue en
simple brigand, sur la grande route, la mère de son géné
ral en chef et, pour séduire ses complices, leur affirme
que cette femme l'aime comme un fils et par conséquent
ne prendra pas de précautions contre eux . Eh bien , je
LES FRÈRES KARAMAZOV . 253

n'ose dire que ces deux exemples ne soient que des cas
isolés . Un autre s'abstiendra d'agir ; il ne tuera pas , mais
il souhaitera la mort : - dans son âme, il est assassin.
Peut-être dira- t-on que je calomnie notre société . Soit ,
soit ! Dieu sait que je ne souhaite rien tant que de me
tromper en ceci . Considérez-moi donc comme un malade,
comme un fou , mais souvenez- vous de mes paroles : que
seulement un vingtième de mes affirmations soit vrai, il y
a déjà de quoi trembler ! Regardez combien fréquent est
le suicide parmi nos jeunes gens ! Et ils se tuent sans son
geries d'Hamlet, sans se demander ce qu'il y a ensuite.
Voyez nos débauchés, nos sensuels ! Fédor Pavlovitch, au
près d'eux, pourrait passer pour un enfant innocent : et
pourtant nous l'avons tous connu , il vivait parmi nous !...
Oui, la psychologie du crime , en Russie , aura de quoi occu
per un jour les plus éminents esprits de notre pays et même
de toute l'Europe . Pour nous , soit, nous feignons de nous
effrayer, de nous indigner devant ces crimes au fond
nous les aimons comme des spectacles qui aiguillonnent
notre paresse, notre cynique oisiveté : c'est tout au plus
si, comme des enfants , nous cachons nos yeux sous notre
oreiller pour oublier le fantôme qui passe... Le jour de la
réflexion vient pourtant ! Il faut nous connaître et la
société où nous sommes. Un de nos grands écrivains, à la
fin d'une de ses principales œuvres , représente toute la
Russie comme une troïka emportée vers un but inconnu :
Ah, Troïka ! s'écrie-t-il, oiseau troïka, où vas-tu ? > Etdans
un élan d'enthousiasme et d'orgueil il ajoute que, devant
cette troïka emportée, tous les peuples s'écartent respec
tueusement. Soit, ils s'écartent , respectueusement ou non,
254 LES FRÈRES KARAMAZOV .

mais, à mon humble avis, le grand écrivain s'est laissé


exalter par les mirages de son imagination si belle, mais si
1 puérile , ou peut-être craignait-il la censure de son temps :
car on n'attelle à cette troïka que les propres héros de
Gogol, Sobakovitch, Nozdrov et Tchitchikov, elle n'ira
pas loin avec de tels chevaux , quel que soit son yamstchik.
Et ceux-là pourtant sont les chevaux de la vieille race….. >
Ici le discours de Hippolyte Kirillovitch fut interrompu
par de vifs applaudissements . Il reprit.
• Qu'est-ce donc que cette famille des Karamazov qui
s'est fait tout à coup une si triste célébrité ? Il me semble
que cette famille synthétise notre société contemporaine,
du moins dans certains de ses éléments . Voyez ce vieil
lard débauché, ce « père de famille qui finit si tragique
ment sa carrière ; c'est un gentilhomme qui a débuté en
pique-assiette : il a fait un mariage d'argent ; un bouffon
et de plus un usurier. En vieillissant il s'enrichit, et en
s'enrichissant il devient arrogant, cynique , railleur, mé
chant et reste toujours sensuel . Nul sens moral, et voilà
l'exemple qu'il donne à ses enfants. Il se rit de ses devoirs
de père et laisse ses enfants grandir avec les domestiques.
Toute sa morale est résumée en ce mot : Après moi le
déluge .
Hippolyte Kirillovitch relata les démêlés de Fédor Pavlo
vitch et de son fils .
« Et avec l'argent de son fils il voulait acheter la mat
tresse de son fils ! Non , je ne veux pas laisser d'arguments
à l'orateur de grand talent qui est venu pour défendre
Dmitri Fédorovitch ! Je dirai moi- même toute la vérité. Je
comprends toute la colère qui s'était amassée dans le cœur
LES FRÈRES KARAMAZOV . 255

de ce jeune homme... Mais assez sur ce malheureux vieil


lard : il a expié ! Rappelons -nous cependant, que c'était
un père, un père ‹ moderne » . Et sera-ce calomnier notre
société, que de dire qu'il était un de nos nombreux pères
modernes, avec seulement plus de cynisme peut-être ?...
Voyez maintenant les fils de cet homme. L'un est devant
vous sur le banc des accusés ; des autres, l'aîné, d'une in
telligence rare , d'une instruction profonde, ne croit plus à
-
rien et nie tout, précisément comme faisait son père .
Le plus jeune, encore un adolescent, est pieux et modeste ;
mais il a les yeux pleins de ce désespoir où tombent ceux
des nôtres qui attribuent tous nos maux au progrès de l'in
fluence occidentale et ne veulent plus rien voir , plus rien
aimer que les choses de leur propre pays : comme des en
fants effrayés par les fantômes de leurs rêves se rejet
tent sur le sein tari de leur mère et voudraient y dormir,
toute la nuit durant, s'ils pouvaient à ce prix échapper
aux visions qui les épouvantent. >
Le procureur parla ensuite de l'influence des idées d'Ivan
sur Smerdiakov, et surtout de ce Tout est permis que le
laquais avait lui- même répété durant son interrogatoire . Il
estimait que jusqu'à ces derniers événements , Smerdiakov
avait été idiot, mais que , sous l'influence d'Ivan , l'idiot
était devenu fou.
« Le troisième fils de cette famille moderne est sur le
banc des accusés . Vous connaissez sa vie et ses exploits .
Ivan Fédorovitch est un occidental, Alexey Fédorovitch est
un moujikolâtre ; l'accusé représente la Russie naturelle...
Non pas toute la Russie, Dieu nous en garde ! Et pourtant
la voici, notre petite Russie, elle se reconnaît en lui, notre
256 LES FRÈRES KARAMAZOV .

petite mère ! Il y a en nous un si étonnant mélange de


mal et de bien ! Nous aimons la civilisation et Schiller , et
en même temps nous faisons du bruit dans le traktir !
Nous nous enthousiasmons parfois pour le plus noble des
idéals , mais nous ne voulons rien souffrir pour lui . « Don
nez-nous le bonheur et ne nous demandez rien ! Nous
ne sommes pas avares : donnez-nous beaucoup d'argent
et vous verrez avec quel mépris pour le vil métal nous le
prodiguerons en une nuit de débauche ! Mais si l'on ne nous
donne pas d'argent, nous montrerons comment nous sa
vons nous en procurer quand nous le voulons bien...
Le procureur résuma l'enfance et la jeunesse de Mitia.
Puis il s'arrêta sur les deux dépositions contradictoires
de Katherina Ivanovna, se demandant laquelle il fallait
croire.
Dans les cas ordinaires, c'est en faisant la moyenne de
deux affirmations contraires qu'on trouve la vérité . Il n'en
va pas de mème dans notre cas. Pourquoi ? Parce que nous
sommes en présence d'un Karamazov, d'une nature large,
capable de réunir des instincts contradictoires, capable de
voir à la fois deux abîmes : l'un en haut, l'abîme de l'idéal ;
l'autre en bas, l'abîme de la plus ignoble dégradation.
Deux abîmes dans un regard , messieurs ! Et sans l'un de
ces abîmes , l'existence ne nous est pas possible . Nous
sommes larges, larges, comme notre mère la Russie ! »
Hippolyte Kirillovitch établit l'impossibilité pour Mitia
de garder sur lui les quinze cents roubles , dont il n'aurait
pas manqué de se servir, s'il les avait possédés , pour con
tre-balancer les séductions de son père et emmener Grous
chegnka quelque part au loin : car le même homme, assez
LES FRÈRES KARAMAZOV . 257

faible pour accepfer trois mille roubles offerts dans des


conditions humiliantes, aurait-il eu la force de conserver
si longtemps, sans y toucher, une somme qui lui était né
cessaire ?
◄ Voici comment le vrai Karamazov a dû procéder : à
la première tentation , par exemple, pour procurer quelque
plaisir à sa bien- aimée , il aura pris une centaine de rou
bles, - car pourquoi garder absolument la moitié des
trois mille roubles ? quatorze cents , c'est tout de même :
« Je suis un misérable , mais non pas un voleur ! car je
rendrai quatorze cents roubles , ce dont un voleur est inca
pable . Et ce raisonnement l'aura conduit jusqu'au der
nier billet de cent roubles : « Un misérable, non pas un
voleur ! j'ai dépensé vingt- neuf billets , je rendrai le tren
tième . Un voleur ne le ferait pas ! » Mais devant le dernier
billet , il se sera dit : « Ce n'est plus la peine ! Dépensons
celui-là comme les autres ! ... >

VI

L'expertise médicale a voulu nous prouver que l'ac


cusé n'a pas l'usage de toutes ses facultés . J'affirme le
contraire. Il n'y a pas d'autre folie en lui que celle de la
jalousie. >
Hippolyte Kirillovitch entra dans l'analyse des tortures
morales qu'avait souffertes Dmitri par jalousie. Il parla de
la rivalité du père et du fils dans un tel amour, un véri
II . 9
258 LES FRÈRES KARAMAZOV .

table amour de Karamazov ! Il expliqua comment Grous


chegnka, ainsi qu'elle l'avait avoué elle- même à Mokroïe ,
avait conduit à leur perte le vieillard et son fils. Il montra
Dmitri se livrant à la débauche dans les traktirs et relata
tous les faits déjà connus du lecteur , lesquels avaient de
plus en plus affermi Dmitri dans le dessein de tuer son
père.
‹ Je vous avoue, messieurs les jurés, que je doutais jus
qu'à ce jour qu'il y eût de la préméditation dans la pensée
de l'accusé. J'étais convaincu qu'il n'avait prévu le crime
que comme une possibilité vague et sans date : le document
fatal que nous a présenté tout à l'heure madame Verkhov
tseva, a dissipé mes doutes. C'est un plan précis de l'assassi
nat. Cette lettre en a, en effet, toute cette signification . Elle a
été écrite quarante-huit heures avant l'événement et nous
prouve que, quarante-huit heures avant son crime, l'accusé
était résolu à l'accomplir pour dévaliser son père, pour
prendre l'argent dans le paquet ficelé d'une faveur rose
⚫ dès qu'Ivan serait parti . Entendez -vous ? « Dès qu'Ivan
‹ serait parti » . Tout est calculé , toutes les circonstances
sont prévues : et tout s'est passé comme l'assassin l'avait
décidé . La préméditation et le calcul sont évidents . Le vol
était le mobile de l'assassinat, comme cela ressort de la
lettre que l'accusé ne nie pas ; et quand cette lettre aurait
été écrite en état d'ivresse, qu'est-ce que cela prouverait ?
Il n'en a pas moins dit la vérité, seulement il ne l'aurait
peut-être pas dite de sang-froid . »
A l'objection que la défense pourrait tirer du fait que
l'accusé avait crié partout son projet, le procureur répon
dit d'avance que Dmitri avait cessé de se vanter de son
LES FRÈRES KARAMAZOV. 259

projet à partir du moment où sa détermination avait été


irrévocable .
Hippolyte Kirillovitch insista ensuite sur l'instrument
du crime, ce pilon dont Dmitri ne s'était pas emparé pour
rien. Puis il écarta tous les soupçons que l'accusé, ses
frères et Grouschegnka avaient voulu faire peser sur
Smerdiakov , contre qui on ne pouvait alléguer aucune
preuve. Alioscha et Grouschegnka ne l'accusant que sur
la parole de Dmitri, et d'Ivan en état de folie furieuse. La
mort de Smerdiakov ne s'expliquait que trop facilement
par sa folie constatée. Et longuement, en amassant toutes
les preuves en un faisceau infrangible , le procureur
démontra que le crime n'avait pu être commis par Smer
diakov, dont les naïvetés mêmes, l'aveu qu'il avait fait de
son adresse à feindre l'épilepsie et de la connaissance qu'il
avait des signaux convenus entre Grouschegnka et Fédor
Pavlovitch, établissaient l'innocence. Il ne pouvait même
pas être accusé de complicité .
<< Mais, continua Hippolyte Kirillovitch , supposons qu'il
soit coupable : n'eût-il pas alors, en se tuant, racheté sa
faute ? N'eût-il pas consigné cet aveu dans le billet par
lequel il déclare se donner volontairement la mort ? Ivan
Fédorovitch dit n'avoir reçu qu'hier les aveux de Smer
diakov, et en témoignage il apporte trois mille roubles .
Vous comprenez assez, messieurs les jurés, que cette
preuve ne supporte pas la critique : Ivan Fédorovitch a
pris la somme dans sa bourse . Et pourquoi , comment ne
serait-il pas venu les déposer entre nos mains hier même,
hier, après avoir vu et entendu Smerdiakov ? Mais vous
savez vous-mêmes dans quel état est Ivan Fédorovitch ! »
260 LES FRÈRES KARAMAZOV.

VII

Après avoir décrit les divers états psychologiques qui


avaient fatalement poussé au crime l'accusé, Hippolyte
Kirillovitch montra comment la pensée du suicide était
née dans l'esprit de Dmitri, après qu'il eut vu son crime
rendu inutile par le retour du premier amant de Grous
chegnka .
Il court dégager ses pistolets chez le tchinovnik Per
kotine, tire de sa poche l'argent dont il vient d'ensanglan
ter ses mains. Oh ! cet argent lui est plus nécessaire que
jamais ! Karamazov va mourir, Karamazov se tue, on s'en
souviendra ! Ce n'est pas pour rien que nous sommes poëte !
Ce n'est pas pour rien que nous avons brûlé notre vie
comme une chandelle par les deux bouts . « Vers elle ! vers
elle ! Et là-bas une fête ! une fète telle qu'on n'en a pas
encore vue de semblable! Oh! on s'en souviendra longtemps!
Au milieu des cris sauvages, des folles chansons des tzi
ganes , dans les danses, nous lèverons notre verre et nous
boirons au nouveau bonheur de la bien-aimée ! Et là , là,
devant elle , à ses pieds, nous nous fracasserons le crâne,
nous expierons tout en un instant ! Elle se souviendra
de Mitia Karamazov, elle saura qu'il l'a aimée, elle aura
pitié de Mitia ! Quel tableau romantique ! Voilà bien l'em
portement sauvage, la sensualité tragique des Karamazov !
Mais il y a quelque chose de plus, messieurs les jurés, qui
LES FRERES KARAMAZOV. 201

crie dans l'âme, qui frappe l'esprit sans cesse et empoi


sonne le cœur jusqu'à la mort ce quelque chose, c'est la
conscience, messieurs les jurés, c'est son verdict , c'est le
remords ! Les pistolets le feront taire ! c'est l'unique issue.
Quant à là- bas, je ne sais si Karamazov peut penser
comme Hamlet aux choses de là-bas . Non , messieurs les
jurés ; l'Occident possède Hamlet, nous n'avons encore que
des Karamazov ! ...
« C'est dans ces dispositions qu'il arrive à Mokroïe.
Mais il s'aperçoit que Grouschegnka l'aime : alors com
mence pour lui une crise terrible , la plus terrible , mes
sieurs, de toutes celles qu'il a traversées. Ah ! la nature
outragée et le cœur criminel ont des peines plus redouta
bles que celles de la justice humaine . On peut même dire
que la justice humaine apporte un allégement aux expia
tions de la nature la justice humaine est nécessaire au
coupable, car elle seule peut le sauver du désespoir . Oh !
pouvez-vous vous imaginer ce que dut souffrir Karamazov
en apprenant qu'il était. aimé, qu'on écartait pour lui l'an
cien amant, qu'on l'appelait , lui, lui , Mitia ! ... Une vie
nouvelle, le bonheur, et cela quand ? Quand tout est fini
pour lui, quand plus rien n'est possible ! Il se rattache à
la vie vous savez qu'il a le don de voir à la fois deux
abîmes ! Il songe à tromper la justice , il cache quelque part
la moitié de son argent, il le cache bien, car nous ne l'avons
pu retrouver. Il est arrêté devant sa maîtresse , auprès
d'elle , d'elle couchée sur un lit. Il est pris au dé
pourvu. Le voici devant ses juges , devant ceux qui doi
vent disposer de son sort. Messieurs les jurés , il y a , dans
l'exercice de nos fonctions, des moments où nous avons,
262 LES FRÈRES KARAMAZOV .

nous-mêmes, peur de l'humanité ; c'est surtout quand


nous observons chez le criminel cette terreur animale qui
l'accable, sans toutefois l'empêcher de lutter pour se sau
ver : c'est quand se lèvent en lui les instincts de la conser
vation et qu'il fait peser sur son juge son regard fixe ,
interrogateur et douloureux ; il épie les mouvements, il
étudie le visage, se tient en garde contre une • attaque
indirecte et crée en un instant dans son esprit en désarroi
des milliers de plans, mais craint de se trahir ... Moment
humiliant pour l'âme humaine ! C'est une chose horrible
que cette bestiale avidité du salut ; elle émeut de pitié le
juge d'instruction lui -même. Karamazov nous a donné ce
spectacle . Il fut d'abord ahuri , et laissa échapper dans les
terreurs du premier moment des paroles qui le compro
mettaient gravement : « Le sang….. j'ai mérité... › Mais
aussitôt il se retint. Que dire ? que répondre ? Il n'avait
rien préparé ; il ne pouvait encore que nier sans preuve :
Je ne suis pas coupable ! C'est le premier mur derrière
lequel on se cache, avec l'espérance de construire derrière
ce mur d'autres travaux de défense. Il tâche de pallier ses
premières exclamations si compromettantes , il devance
nos questions, explique qu'il se croit coupable de la mort
du domestique Grigori . Je suis coupable de ce sang !
Mais qui a tué mon père , qui l'a tué si ce n'est pas moi? >>>
Entendez-vous ? Il nous le demande , à nous qui venons
précisément pour lui poser cette question ! Comprenez- vous
cette ruse bestiale, cette naïveté, cette impatience de
Karamazov ? Il prend les devants, il avoue qu'il voulait
tuer, il a hâte de l'avouer : Mais je suis innocent,
pourtant, je n'ai pas tué. » Il nous fait une concession :
LES FRÈRES KARAMAZOV . 263

il a voulu tuer. Voyez comme je suis sincère ! Il faut


donc me croire quand je vous dis que je n'ai pas accom
pli mon dessein ! » Oh ! dans ces moments, les criminels
sont quelquefois très-puérils ! ... Comme par hasard , l'in
struction lui fait la question la plus naïve : « Ne serait- ce
pas Smerdiakov qui aurait tué ? » Et il arrive ce que
nous avions prévu : il se fâche d'être devancé, d'avoir été
pris à l'improviste , avant qu'il eût pu se préparer à choisir
le moment propice pour mettre en avant Smerdiakov.
Son tempérament l'emporte aussitôt dans une autre extré
mité, il nous soutient que Smerdiakov est incapable d'assas
siner. Mais ce n'était qu'une ruse. Il ne veut pas du tout se
priver de ce moyen de défense, il nous opposera tout à
l'heure encore Smerdiakov ; mais plus tard , car pour
l'instant l'affaire est gàtée ; demain , dans plusieurs jours
peut-être Vous voyez, je niais que ce fût Smerdiakov,
vous vous en souvenez mais maintenant j'en suis con
vaincu ! C'est Smerdiakov qui a tué ! » Il s'irrite , il s'impa
tiente et sa colère lui suggère l'explication la plus invrai
semblable : il a vu son père à la fenêtre et s'en est éloigné
doucement ! Il ne savait pas encore toute l'importance de
la déposition de Grigori . Nous faisons une perquisition
dans ses vêtements, cela le met hors de lui, mais lui rend
courage ; car nous ne trouvons sur lui que cent cinquante
roubles au lieu de trois mille . C'est alors que l'idée de
l'amulette lui vient à l'esprit. Il invente tout un roman et
s'efforce de nous y faire croire. Nous lui opposons le
témoignage de Grigori, qui a vu ouverte la porte par
laquelle est sorti l'assassin . Il n'eût pu s'imaginer que le
fait fut connu de Grigori. L'effet est colossal : Karamazov
284 LES FRÈRES KARAMAZOV.

se lève et crie : C'est Smerdiakov qui a tué ! C'est


Smerdiakov ! Or, Smerdiakov n'aurait pu assassiner
qu'après que Karamazov avait terrassé Grigori, et Grigori
avait vu la porte ouverte avant de rencontrer Karamazov !
On lui fait cette observation . Il reste atterré . Alors ,
comme dans un élan de sincérité, il se décide , soi-disant,
à nous avouer tout et parle de son amulette . Nous l'in
terrogeons sur les détails, — toujours les points faibles
dans ces sortes d'inventions. Nous lui demandons où il a
pris les matériaux de cette amulette . Il se fâche sans pou
voir nous répondre : c'est là , selon lui, chose sans impor
tance . Et pourtant, s'il pouvait établir qu'il a réellement,
avec quelque linge qu'on pût retrouver , fabriqué cette
amulette, ce serait un fait, un fait positif en sa faveur.
Mais, à ses yeux , tout cela n'est que futilité , il faudrait le
croire sur sa parole d'honneur ! Oh ! nous le voudrions ;
nous désirerions vivement le croire ! Sommes -nous des
chacals altérés de sang humain ? Établissez un seul fait
favorable à l'accusé , nous nous réjouirons ! Mais il nous
faut un fait palpable, réel ; l'opinion de son frère ne nous
suffit pas il ne nous suffit pas de savoir que Karamazov
s'est frappé la poitrine, un soir, dans l'obscurité , pour
nous convaincre de l'existence de cette amulette ! La vérité
crie, pour l'instant, nous ne pouvons nous refuser à
l'attester nous accusons ! Quoi que puisse nous dire le
défenseur célèbre de l'accusé, malgré toute l'éloquence que
vous allez admirer et qui, certes, agira sur votre sensi
bilité , n'oubliez pas que vous êtes dans le sanctuaire de
la justice . Rappelez- vous que vous êtes les serviteurs de
la vérité , les défenseurs de notre sainte Russie et de la
LES FRÈRES KARAMAZOV . 265

famille ! Car vous représentez ici la Russie tout entière,


et ce n'est pas dans cette salle seulement que retentira
votre verdict : toute la Russie vous écoute, vous , ses
apôtres et ses juges , l'arrêt que vous allez rendre va
l'attrister ou lui donner courage ! Ne trompez pas son
attente ! Notre troïka vole au galop - peut - être vers
l'abîme. Il y'a longtemps que beaucoup des nôtres lèvent
les bras et voudraient arrêter cette course folle . Eh ! si les
autres peuples s'écartent sur son passage, ce n'est peut
être pas par déférence , comme l'ont voulu les poètes , c'est
peut- être par terreur, c'est peut-être par dégoût . Eh ! il est
heureux qu'ils s'écartent ; craignez qu'ils ne dressent sur la
route un mur solide devant ce fantôme, et qu'ils n'arrêtent
cet emportement effréné de notre licence pour en pré
server leur société et la civilisation . Elles nous sont déjà
venues d'Europe, les voix inquiétantes : ne tentez donc
pas nos ennemis ! N'accumulez pas les haines qui vont crois
sant; ne les augmentez pas par l'acquittement d'un parri
cide ! ... >
La péroraison de Hippolyte Kirillovitch produisit un
grand effet. Il l'avait dite avec beaucoup de pathétique.

VIII

Tout se tut dans la salle quand le défenseur se leva.


Toute l'assistance avait les yeux vers lui.
« Messieurs les jurés, commença-t- il, je suis ici un
266 LES FRÈRES KARAMAZOV .

homme nouveau . Je ne pouvais avoir sur cette affaire une


opinion préconçue avant mon arrivée. Le caractère vio
lent de l'accusé n'avait pu me blesser auparavant , comme
il est arrivé déjà pour beaucoup de personnes, dans cette
ville. Certes, j'avoue que la révolte de la morale publique
semble, en l'espèce , justement provoquée. Cependant , mon
client était reçu partout, et même dans la famille de mon
honorable contradicteur , avant les récents événements.
Néanmoins, M. le procureur pouvait avoir sur Dmitri Fédo .
rovitch une opinion qui l'a rendu sévère à son endroit.
D'ailleurs le malheureux a bien mérité cette sévérité .
Mon contradicteur, dans son admirable discours , a scru
1
puleusement analysé le caractère et l'action de l'accusé ;
il nous a expliqué l'essence de l'affaire avec une psycho
logie si profonde qu'on ne peut , pourtant, prétendre qu'il
soit de parti pris contre mon client . Mais il y a pis qu'un
parti pris il y a l'enthousiasme artistique des romans
qu'on peut inventer quand on a de si riches dons « d'ima
gination psychologique » . La psychologie est en elle- même
une science merveilleuse ; mais c'est, pour ainsi dire, une
arme à deux tranchants. Par exemple, et je choisis au hasard
ce trait dans le réquisitoire , - l'accusé, la nuit, dans le
jardin, en se sauvant , escalade un mur, terrasse le domes
tique Grigori ; aussitôt après il saute par terre , dans le
jardin et, pendant cinq longues minutes, il se débat autour
de sa victime pour se rendre compte de son état : l'accu
sateur ne voudra pour rien au monde croire à la sincérité
de l'accusé qui affirme avoir été mû, en cet instant, par
un sentiment de pitié . Servons-nous donc à notre tour de
cette psychologie, mais par l'autre tranchant, et vous allez
LES FRÈRES KARAMAZOV . 267

voir comme la thèse de M. le procureur est invraisemblable.


Selon lui , Karamazov ne serait descendu dans le jardin que
pour s'assurer que son unique témoin est bien réellement
mort. Mais comment un homme si avisé, si calme en un
tel moment, serait-il le même qui a eu l'imprudence de
laisser dans la chambre de son père l'enveloppe déchirée
des trois mille roubles, une si importante pièce à convic
tion ! Ou il calcule tout, ou il ne calcule rien. S'il était si
cruel, d'ailleurs , n'aurait -il pas dû achever sa victime au
lieu de la laisser vivante, et même, au hasard , lui donner
plusieurs coups ! Loin de là , il s'agenouille auprès du vieux
domestique, étanche avec son mouchoir le sang qui lui
inonde la tête et rejette le pilon avec lequel il vient de
frapper . Évidemment, il était désespéré de l'action qu'il
avait commise, et c'est certes avec une malédiction qu'il a
jeté loin de lui l'instrument fatal ! Or, quand on a déjà tué
son père, on ne doit être guère accessible à la compassion
pour un vieux domestique indifférent ! Il n'y avait de
place dans ce cœur pour la pitié et pour les bons senti
ments, que parce qu'il était pur. Voilà toute une autre
psychologie, messieurs. Vous voyez qu'on peut, par ce
moyen, atteindre où l'on veut tout dépend du point
de vue.
Le défenseur discuta les faits. Il nia l'existence des trois
mille roubles, laquelle ne résultait avec certitude d'aucune
des dépositions par conséquent le vol était imaginaire.
Seul, Smerdiakov avait vu ces trois mille roubles , mais, à
supposer qu'il n'ait pas menti, on ne savait à quelle époque
il les avait vus. Smerdiakov affirmait que l'argent se trou
vait sous le matelas ; or le lit était intact, comme l'avait
268 LES FRERES KARAMAZOV .

démontré la perquisition au domicile du défunt. Le seul


fait évident à la charge de l'accusé était la découverte de
l'enveloppe déchirée mais nous ne savons pas si l'argent
y était . Fédor Pavlovitch , dans l'anxiété de l'attente , n'avait
il pas pu déchirer lui-même l'enveloppe pour s'assurer que
le compte y était toujours ? Dans ce cas , n'aurait-il pas pu
jeter cette enveloppe n'importe où ? Il n'y a là rien d'im
possible, le pour et le contre sont également plausibles .
« Il ne faut pas imaginer des romans à plaisir , il s'agit
de la vie et de la mort, des destinées d'un homme ! On
parle de l'argent dépensé par l'accusé si prodiguement :
pourquoi s'obstiner à croire que ce soit l'argent de son
père ? Il n'y a rien de plus probable, étant donné le carac
tère de l'accusé, que l'affirmation qu'il vous a faite, à
savoir qu'il avait depuis longtemps sur lui l'argent qu'il a
dépensé. Le roman de l'accusation suppose un autre per
sonnage, un homme de volonté faible qui accepte dans des
circonstances humiliantes l'argent d'une femme et le
dépense peu à peu. Les choses ont pu se passer autrement.
Il y a des témoins qui affirment l'avoir vu dépenser deux
fois trois mille roubles : quels sont ces témoins ? Vous
venez de voir vous-mêmes quelle confiance vous pouvez
leur accorder . Un gâteau dans la main d'un autre paraît
toujours plus grand qu'il n'est . Aucun de ces témoins n'a
compté les billets , il les ont tous jugés approximativement.
Le témoin Maximov a bien vu dans les mains de l'accusé
vingt mille roubles ! Quant à la déposition de madame
Verkhovtseva, nous en avons eu deux versions . M. le pro
cureur a respecté ce roman, j'imiterai sa délicatesse . Mais
je me permettrai toutefois d'observer que si une personne
LES FRÈRES KARAMAZOV . 269

aussi pure, aussi honorable que madame Verkhovtseva se


permet, devant un tribunal, de changer tout à coup sa
déposition dans le but évident de perdre l'accusé , il est
évident aussi que ce revirement lui est dicté par un parti
pris. On ne peut donc nous défendre de conclure que le
désir de la vengeance a pu lui faire outre-passer les bornes
de la vérité . Elle a donc pu exagérer les conditions humi
liantes dans lesquelles elle avait offert l'argent accepté par
l'accusé. Cet argent a peut-être , au contraire, été offert dans
des circonstances qui permettaient à un homme léger
comme notre client de l'accepter, surtout avec la pensée
què sa légèreté encore rendrait plausible - qu'il pour
rait le rendre avec les trois mille roubles que lui devait
son père. L'accusation ne veut pas admettre les parts que
l'accusé a faites de cette somme et cette histoire d'amu
lette. « Le caractère de Karamazov, a dit M. le procu
reur, est incompatible avec de tels sentiments . » Et pour
tant , vous nous parliez vous-même des deux abîmes
qu'un Karamazov peut envisager à la fois ! Eh bien , vous
aviez raison ! Un Karamazov peut se laisser à la fois
entraîner aux prodigalités de la débauche et se laisser
influencer par une autre force : cette autre force , c'est
l'amour, c'est ce nouvel amour qui s'est enflammé en lui
comme la poudre . Et pour cet amour, il faut de l'argent,
il en faut plus encore que pour faire la fête avec la mène
bien-aimée . Qu'elle lui dise : « Je suis à toi ! je ne veux
pas de Fédor Pavlovitch ! » Il la saisira , il l'emmènera au
loin. Comment pouvez-vous croire Karamazov incapable
de comprendre cela ? Qu'y a-t-il donc d'invraisemblable
dans cette division de la somme prêtée dont il aurait gardé
270 LES FRÈRES KARAMAZOV .

une part pour pouvoir enlever la femme qu'il aimait ?


Mais le temps passe, Fédor Pavlovitch ne donne pas à
l'accusé l'argent qu'il lui doit, et l'accusé songe : « Si mon
père ne me donne pas cet argent , je suis un voleur aux
yeux de Katherina Ivanovna ! » Et c'est un motif de plus
pour garder l'argent : « Je suis un misérable, mais je ne
suis pas un voleur . » Pourquoi refuser à l'assassin ces sen
timents d'honneur ? L'honneur est évident en lui, mal
compris, peut-être , mais évident, poussé jusqu'à la passion,
il l'a prouvé . Quant à la lettre que madame Verkhovtseva
vous a montrée et où l'accusation veut voir tout un pro
gramme d'assassinat , elle a été écrite en état d'ivresse, et
ne signifie rien ; qui nous prouvera que l'intention réelle de
Karamazov fût de s'emparer du paquet de billets de rou
bles, qu'il voulait aller chez son père? Ne savons- nous pas
qu'il était exaspéré et guidé par la jalousie ?

IX

N'oubliez pas, messieurs les jurés, qu'il s'agit de la vie


d'un homme, soyez prudents . Jusqu'ici l'accusation met
tait encore en doute la préméditation : sa conviction ne
date que de cette lettre... Le procureur vous a fait remar
quer que tout est arrivé comme l'accusé l'avait décrit
d'avance dans cette lettre. Mais veuillez observer qu'il
n'est venu chez son père que pour voir si madame Sviet
lova était chez lui. S'il l'avait rencontrée chez elle, rien
LES FRÈRES KARAMAZOV . 271

d'anormal ne se serait passé . Ce n'est pas dans son propre


domicile c'est chez elle qu'il a pris le pilon qui a tant
servi à l'échafaudage psychologique que vous savez . Pour
tant, si ce pilon n'avait pas été à la portée de sa main , il
serait parti sans arme. Quelle preuve de préméditation
veut- on donc voir ici ? Quant à ces projets d'assassinat
qu'il vociférait dans les traktirs , ils me semblent précisé
ment établir l'absence de préméditation car, et non
même par calcul, mais par pur instinct, ceux qui pro
jettent un crime se gardent d'en parler . Que de fois avons
nous entendu deux ivrognes, au sortir du cabaret, se me
nacer de mort l'un l'autre ! Pourtant ils ne se tuent pas ..
Cette fatale lettre, est-ce autre chose que ce cri d'ivrogne ?
Elle est ridicule , cette lettre, et voilà tout ! Mais le père
de l'accusé a été assassiné , l'accusé lui- même a été vu
pendant cette même nuit dans le jardin de son père : par
conséquent, tout s'est passé comme il l'avait lui-mème
annoncé. Puisqu'il était dans le jardin , donc il a tué . »
Toute l'accusation est dans ces deux mots : puisque et donc.
Et si ce donc n'avait pas raison d'être ? Oh ! je conviens
que l'ensemble des circonstances est accablant . Mais
examinez les faits en détail , sans vous laisser aveugler
par cet ensemble. Pourquoi, par exemple , l'accusation
ne veut- elle pas croire à la véracité de mon client
quand il déclare s'ètre enfui en voyant apparaître son
père ? »
Le défenseur établit longuement qu'il était en effet très-:
vraisemblable que l'accusé fût parti après avoir constaté
que Grouschegnka n'était pas là .
Mais alors qui a tué ? Je conviens que ce n'est ni
272 LES FRÈRES KARAMAZOV .

Grigori ni sa femme . Restent donc Karamazov et Smer


diakov.
< M. le procureur s'écrie pathétiquement que l'accusé ne
désigne Smerdiakov qu'en désespoir de cause . Pourquoi
ne supposerais-je pas le contraire ? Pourquoi, des deux
assassins possibles, le procureur préfère-t-il accuser mon
client plutôt que Smerdiakov ? Il est vrai que Smerdiakov
n'est désigné que par mon client, ses deux frères et
madame Svietlova. Mais il y a un autre témoignage, c'est
celte vague rumeur, cette atmosphère de mystère qui
accompagne toute notre affaire : car elle n'est pas si claire !
Le doute est possible, messieurs . Et qu'est- ce que cette
inexplicable crise d'épilepsie qui survient juste au jour de
la catastrophe ? Qu'est-ce surtout que ce suicide de Smer
diakov à la veille du jugement ? Qu'est- ce encore que
cette déposition soudaine du frère de l'accusé , cette dépo
sition accablante pour Smerdiakov ? Je sais que le dépo
sant est malade, mais convenez que c'est un énigmatique
personnage, ce Smerdiakov ! »
L'avocat s'arrêta à étudier le caractère de Smerdiakov
et prouva qu'il n'était ni aussi lâche ni aussi sot que le
procureur voulait le croire . C'était au contraire un homme
méchant, vaniteux, haineux et vindicatif. Il souffrait de son
inavouable origine, et certes cette grosse somme en billets
neufs avait pu tenter cette âme basse.
« Pourquoi ne se serait-il pas levé au moment ou Dmitri
se sauvait? Chacun sait qu'après la crise l'épileptique est
pris de sommeil : Smerdiakov a pu être réveillé par le cri de
< Parricide ! » de Grigori . On dit que la femme de Grigori
a entendu Smerdiakov gémir toute la nuit. Mais vous savez
LES FRÈRES KARAMAZOV . 273

comme on s'imagine volontiers n'avoir pas dormi de


toute la nuit quand on s'est éveillé plusieurs fois .
« Pourquoi, s'écrie le procureur, Smerdiakov n'avoue
t-il pas son crime dans le billet qu'il a écrit avant son
suicide ? Lui qui se faisait scrupule de laisser accuser de
sa mort un innocent, comment, s'il avait été coupable, au
rait- il laissé accuser un autre innocent de la mort de Fédor
Pavlovitch ? » Mais permettez. Le scrupule , c'est déjà du
repentir . Or, le suicidé a pu agir par désespoir et non par
repentir. Le désespoir est souvent méchant. Le suicidé, au
moment même où il se faisait justice et surtout à ce mo
ment, pouvait haïr plus que jamais ceux dont il avait été
jaloux durant toute sa vie. Prenez-y garde, messieurs les
jurés, vous êtes au moment de commettre une erreur judi
ciaire. Oui, cet ensemble de circonstances est écrasant :
ces taches de sang sur les mains de l'accusé, cette nuit
obscure où retentit le cri de « Parricide ! ce domestique
qui tombe assommé lui - même en jetant ce cri, et toutes
ces dépositions, oh ! tout cela peut égarer une conviction,
mais non pas la vôtre, messieurs les jurés ! Rappelez- vous
que vous êtes dépositaires d'un pouvoir illimité : plus
grand est ce pouvoir, plus dangereux en est l'exercice. A
vrai dire, le plus désastreux pour nous, c'est ce fait qu'on
a trouvé le cadavre d'un père assassiné . Vous hésiteriez ,
sur des dépositions, en somme, peu concluantes , à con
damner un homme mais le parricide vous en impose,
vous craignez de laisser un tel crime impuni et , malgré
votre sincérité, vous vous exagérez l'importance des
faits.
Le défenseur fit alors le portrait de Fédor Pavlovitch.
274 LES FRERES KARAMAZOV .

Il est terrible de penser qu'un fils peut tuer son père :


'supposons pourtant que ce soit l'espèce. Karamazov a tué
son père, - mais voyons , quel était ce père ? >
Et il examina les relations du père et du fils .
« L'amour filial non justifié est absurde . L'amour ne
vit pas de rien, et il n'y a que Dieu qui de rien fasse quel
que chose.
« Cette tribune m'est accordée par la volonté divine.
Toute la Russie m'entend , et c'est aux pères du monde
entier que je m'adresse : Pères, ne contristez pas vos
enfants. Suivons d'abord ce conseil du Christ, c'est alors
seulement que nous pourrons exiger l'amour filial. Jus
que-là, nous serons moins des pères que les ennemis de
nos enfants !
Messieurs les jurés ! Cette terrible nuit, dont on a tant
parlé aujourd'hui , vous est présente, durant laquelle le
fils escalada le mur du jardin de son père et se vit face
à face avec l'ennemi qui lui avait donné le jour . Il est
certain que, s'il ne s'était pas agi de son père , s'il s'était
agi d'un rival étranger, Karamazov se serait enfui après lui
avoir peut-être donné quelque coup . Tout ce qui lui impor
tait, à cette heure, était de savoir où était sa maîtresse.
Mais un père ! un père ! Oh ! l'aspect seul de son éternel
persécuteur, de son ennemi , car c'était un monstrueux
rival qu'il voyait devant lui ! - le jetait dans une exaspé
ration de haine irrésistible , il n'était plus maître de lui, il
cédait à un accès de démence, il allait inconsciemment se
venger au nom des lois naturelles et toutefois contre elles
mêmes , une âme d'assassin naissait en lui ... Eh bien , mes
sieurs les jurés, malgré tout, l'assassin n'a pas tué, je
LES FRÈRES KARAMAZOV . 275

l'affirme ! Il a fait un geste d'indignation et de dégoût , rien


de plus . Peut-être, s'il n'avait pas eu ce fatal pilon dans
les mains , il aurait pu frapper son père, mais il ne l'aurait
pas tué ! Pourtant , un tel assassinat n'eût pas été un parri
cide. On ne pourrait le considérer comme tel que par pré
jugé. Supposons mème qu'il ait été commis : voulez- vous
punir l'accusé terriblement ? Écrasez-le de votre pitié !
Vous verrez alors, vous entendrez son âme tressaillir ! Oh !
vous pouvez m'en croire, il y a de la noblesse, messieurs ,
dans cette âme sauvage. Votre sentence l'humiliera, il mau
dira son action, son âme en sera élargie, il adorera la misé
ricorde divine, il vénérera la justice humaine . Le repentir
l'accablera, il comprendra l'immense devoir que sa vie
passée impose à son avenir . Il ne dira pas , comme il pour
rait faire si vous le condamniez Je suis quitte ! »
Il dira au contraire : « Je suis coupable devant les
hommes ! >> Oh ! cet acte de pitié vous sera si facile , dans
cette absence de preuves irréfutables ! Et en eussiez-vous ,
de ces preuves qui font l'évidence, il vous serait pénible
encore de répondre à la redoutable question qui va vous
être faite Oui, coupable . Mieux vaut acquitter dix
coupables que punir un seul innocent . Entendez- vous
la grande voix du siècle passé de notre histoire nationale ?
Est-ce à moi, humble devant vous, de vous rappeler que
la justice russe n'a pas pour unique rôle de châtier ? Elle
sait aussi relever et sauver un homme perdu . Que chez
les autres peuples la lettre de la loi règne ! Mais nous , ser
vons l'essence, l'esprit de la loi , régénérons les déchus et
vive la Russie , alors !
Ne nous effrayez pas , vous autres, ne nous effrayez pas
276 LES FRÈRES KARAMAZOV .

avec votre troïka emportée devant laquelle s'écartent les


nations ! Il n'y a plus ici de troïka emportée : c'est un char
majestueux , qui marche solennellement et tranquillement
vers son but ! Car ce ne sont pas seulement les destinées
de mon client qui sont entre vos mains vous détenez
aussi les destinées du génie russe . Sauvez les unes et les
autres, affermissez le génie national , prouvez qu'une si
grande mission est entre de dignes mains ! »
Le discours du défenseur avait été interrompu par de
fréquents applaudissements.
Après la réponse du procureur, les jurés se retirèrent
dans la salle des délibérations . f

On était sûr de l'acquittement.


Les jurés restèrent absents durant juste une heure.
La sonnette retentit. Un silence morne régnait dans la
salle. A toutes les questions du président, et à cette pre
mière comme aux autres . Le prévenu est-il coupable
d'avoir tué avec préméditation son père et de l'avoir
volé ? » le starschina des jurés répondit d'une voix nette :
- Oui , coupable.
Mitia fut condamné à vingt ans de travaux forcés.

!
ÉPILOGUE

Le cinquième jour après le prononcé du jugement, vers


huit heures du matin , Alioscha vint chez Katherina Iva
novna pour s'entendre avec elle au sujet d'une question
qui les intéressait tous deux . Il avait d'ailleurs une prière
à lui faire de la part de Dmitri .
Elle se tenait assise dans ce même salon où elle avait na
guère reçu Grouschegnka . Ivan Fédorovitch était dans une
pièce voisine ; il délirait . Aussitôt après la scène du tribu
nal, Katherina Ivanovna avait fait transporter Ivan chez
elle, sans égard pour les jugements du monde. Une de ses
tantes était partie pour Moscou , l'autre était restée : mais
elles auraient pu partir toutes deux, la décision de Kathe
rina Ivanovna n'en eût pas été changée ; elle était décidée
à soigner elle -même Ivan Fédorovitch , avec l'aide des
docteurs Varvinsky et Herzenschtube . Quant au célèbre
médecin de Moscou , il y était retourné, refusant de se
prononcer sur l'issue de la maladie. Varvinsky et Herzens
chtube s'efforçaient de rassurer Katherina Ivanovna et
Alioscha, sans toutefois leur donner des espérances cer
taines,
278 LES FRÈRES KARAMAZOV .

Alioscha visitait le malade deux fois par jour . Mais , ce


matin-là, il venait pour une affaire toute particulière, très
difficile à exposer, et il se hâtait, étant appelé ailleurs par
une autre importante affaire dans cette même matinée.
Katherina Ivanovna et Alioscha causaient depuis un
quart d'heure. Elle était pâle, très -fatiguée, très-agitée et
semblait pressentir le but de la visite d'Alioscha.
- Ne vous inquiétez pas de ses intentions. D'une façon
ou d'une autre il faut qu'il s'évade. Ce pauvre garçon , ce
héros d'honneur et de conscience... Je ne parle pas de
Dmitri, je parle de celui qui est malade, ici, m'a depuis
longtemps déjà expliqué divers plans d'évasion . Il a même
fait des démarches...je vous en ai déjà parlé. Voyez-vous,
ce sera sans doute à la troisième étape , quand les con
damnés seront envoyés en Sibérie . Ivan Fédorovitch a fait
le voyage exprès pour connaître le chef de la troisième
étape . Mais on ne sait pas encore qui conduira le détache
ment . D'ailleurs cela n'est jamais connu à l'avance . Je vous
montrerai demain, dans tous les détails, les plans que m'a
remis Ivan Fédorovitch , la veille du jugement... C'était
l'autre jour , vous rappelez -vous ? ce soir où vous nous
avez surpris à nous quereller. Il descendait dans l'escalier,
et moi, en vous apercevant , je l'ai prié de revenir . Savez
vous à propos de quoi nous nous querellions ?
Non.
Alors il vous a caché cela ? Il s'agissait précisément
de ces plans d'évasion . Déjà trois jours auparavant il
m'avait expliqué les principaux points de ses plans : il
voulait que Dmitri , s'il était condamné , s'enfuît à l'étran
ger avec cette créature , et c'est alors que je me suis fàchée ,
LES FRÈRES KARAMAZOV . 279

je ne sais pourquoi moi - même... ce n'était certes pas à


cause d'elle s'écria Katharina Ivanovna les lèvres trem
blantes de colère . Mais Ivan Fédorovitch me crut jalouse
d'elle et par conséquent encore éprise de Dmitri . Voilà la
cause de notre première querelle . Je ne voulus pas donner
d'explication ; m'excuser m'était impossible ét je souffrais
qu'un tel homme pût se tromper au point de me croire
encore esclave de mon amour passé pour ce... et cela
après que je lui avais dit moi - même que je n'aimais plus
Dmitri, et que je l'aimais , lui , Ivan , et lui seul ! Ce n'était
pourtant que de la colère et du mépris que j'avais pour ce
couple... Trois jours après cette première querelle , il m'ap
porta, justement le soir où vous êtes venu , une enveloppe
cachetée que je devais ouvrir dans le cas où il lui arriverait
quelque chose , à lui , Ivan , quelque chose qui le mît dans
l'impossibilité d'agir en personne. Oh ! il avait le pressenti
ment de sa maladie...Il m'avertit que cette enveloppe conte
nait les plans d'évasion et que, s'il mourait ou tombait ma
lade, je devrais , à sa place, sauver Mitia. 11 me laissa en
même temps dix mille roubles . Je fus vivement impression
née par ce fait que , tout jaloux qu'il fût de Dmitri à cause
de moi, et convaincu que je le lui préférais encore , Ivan
-
n'abandonnât pas son frère et que ce fût à moi — à moi !
qu'il confiât le soin de le sauver. Quelle sublime abnéga
tion ! Vous ne pouvez comprendre toute la grandeur de
cette action, Alexey Fédorovitch ! J'étais au moment de
tomber à genoux devant lui , mais j'ai craint aussitôt qu'il
ne prît cette démonstration pour un témoignage de ma
Joie à la pensée que Dmitri serait sauvé. La possibilité
d'une telle injustice m'irrita si fort, qu'au lieu de lui bai
280 LES FRÈRES KARAMAZOV .

ser les pieds je lui fis une nouvelle scène. Oh ! je suis


très-malheureuse ! Quel terrible caractère ! Vous verrez, il
sera obligé de m'abandonner pour une autre qui lui fera
une vie plus facile... comme Dmitri, mais alors ... Alors je
me tuerai . Au moment où vous êtes arrivé , ce soir-là, et
où j'ai ordonné à Ivan de revenir, quand vous êtes entré
tous deux , ses regards dédaigneux me jetèrent dans une
telle colère que je m'écriai tout à coup Vous vous en
souvenez ? - que c'était lui, lui seul qui m'avait dit que
Dmitri était l'assassin . Je le calomniais, car jamais il ne
m'a dit une telle chose, et c'est moi seule qui accusais
Dmitri . C'est toujours ma violence qui fait tout le mal !
Car je suis encore la seule cause de cette maudite scène
devant le tribunal ; il voulait me prouver qu'il avait l'âme
noble , que je pouvais aimer son frère, qu'il ne le perdrait
pas par vengeance, par jalousie... et c'est pourquoi il a dit
devant le tribunal ce que vous savez ! ... C'est moi qui ai
fait tout le mal ! ...
Jamais encore Katia n'avait fait de tels aveux à Alioscha.
Il comprit qu'elle était dans cette intolérable situation où
le cœur le plus orgueilleux succombe sous le poids de ses
maux, et il connaissait aux souffrances de la jeune fille
une autre cause encore, bien qu'elle la cachât depuis la
condamnation de Mitia : elle souffrait à la pensée de sa
trahison devant le tribunal , et il pressentait que la con
science droite qui dirigeait cette âme violente lui pres
crivait d'avouer aussi cette autre cause de ses souffrances
et de l'avouer précisément devant lui , le frère de la vic
time : ― terrible aveu qui n'irait pas sans larmes, sans

crise peut-être. Il redoutait cet instant et voulait l'épargner


t

LES FRÈRES KARAMAZOV . 281

à Katherina Ivanovna. Mais sa mission n'en devenait que


plus difficile . Pourtant il ramena de nouveau la conver
sation sur Mitia.
- Ne craignez pas pour lui, reprit Katia. Ses hésita

tions ne sont que momentanées, je le connais trop. Soyez


sûr qu'il finira par consentir à fuir, surtout si ce n'est pas
immédiat, si on lui laisse le temps de se décider . Ivan Fédo
rovitch sera guéri vers ce temps- là et conduira lui-même !
l'affaire , de sorte que je n'aurai pas à m'en mêler. D'ail
leurs Dmitri peut-il refuser ? Peut-il abandonner cette créa
ture ? Car on ne les laisserait pas ensemble au bagne.
C'est vous surtout qu'il craint , c'est votre blâme « au
point de vue moral » . Il faut avoir la générosité de lui
permettre de s'évader, puisque votre sanction est si néces
saire, ajouta-t- elle avec ironie .
Elle se tut un instant, sourit et continua .
- Il parle d'hymnes à chanter , de croix à porter, d'un

certain devoir ; je m'en souviens , Ivan Fédorovitch m'a ré


pété tout cela... Si vous saviez en quels termes ! si vous
saviez combien il aimait cé malheureux au moment où il
m'en parlait , ―――――― et combien peut-être ille haïssait en même
temps ! Et moi je l'écoutais parler , je le regardais pleurer
et je souriais . O créature ! créature abominable que je
suis ! C'est moi qui l'ai rendu fou ! Mais l'autre, le con
damné, est - il capable de souffrir ! Lui, souffrir ? Jamais ! Des
êtres comme lui sont à l'abri des souffrances morales ...
Une sorte de haine , de dégoût, vibrait dans sa voix.
Et pourtant c'est elle qui l'a dénoncé ! Eh bien, peut-être
ne le hait-elle que par conscience de sa culpabilité envers
lui », pensa Alioscha.
282 LES FRÈRES KARAMAZOV .

Les dernières paroles de Katia impliquaient une sorte


de provocation , mais Alioscha ne la releva pas .
― C'est pour cela que je vous ai fait venir aujourd'hui ,
pour que vous me promettiez de le convaincre . Mais peut
être jugez - vous qu'il serait malhonnête, médiocre, de
s'évader, peut- être encore... pas chrétien ? dit Katia en
accentuant sa provocation .

Non... rien... je lui dirai tout... murmura Alioscha.
Il vous prie de venir aujourd'hui , dit-il tout à coup en la
regardant en face.
Elle tressaillit et fit un mouvement en arrière.
Moi ! est-ce possible ? fit-elle en pâlissant.
- C'est possible et c'est nécessaire, dit Alioscha d'un

ton ferme. Il a plus que jamais besoin de vous . Je ne vous


aurais pas parlé de cela , je ne vous aurais pas causé cette
souffrance sans nécessité . Il est malade, il est comme fou,
il vous demande . Ce n'est pas une réconciliation qu'il
veut montrez-vous seulement sur le seuil de sa cellule.
Il comprend combien il est coupable envers vous. Il ne
vous demandera pas votre pardon : « On ne peut pas me
pardonner » , dit- il lui- même. Il veut seulement vous voir
sur le seuil de sa cellule .
- Vous ... comme cela , tout à coup ... murmura Katia.

Je pressentais depuis longtemps que vous viendriez me


demander cela... Je savais bien qu'il m'appellerait ... C'est
impossible.
-
Soit, impossible, mais vous le ferez ; souvenez-vous
que c'est la première fois qu'il a le remords de tout le mal
qu'il vous a fait , la première fois, car, jusqu'à ce jour, il ne
pouvait même comprendre toute la profondeur de ce mal.
LES FRÈRES KARAMAZOV . 283

Il répète que si vous refusez de venir, alors ( il sera tou


jours malheureux » . Entendez -vous ? un condamné à vingt
ans de travaux forcés demande une minute de bonheur !
N'aurez-vous pas pitié ? Songez qu'il est innocent , dit
Alioscha avec un air de défi . Ses mains sont pures du sang
paternel ; au nom des souffrances infinies de l'avenir,
venez maintenant, venez ! il va entrer dans les ténèbres...
Sur le seuil , seulement sur le seuil ! ... vous devez . vous
devez consentir .
- Je le dois... mais je ne le peux pas, fit Katia en san
glotant. Il me regarderait... Je ne puis.
- Vos yeux et les siens doivent se rencontrer. Comment,
si vous refusez, aurez- vous le courage de vivre ensuite ?
- Plutôt souffrir toute ma vie durant !
- Vous devez venir ! vous devez venir !
--- Mais pourquoi aujourd'hui ? pourquoi tout de

suite ?... Je ne puis pas abandonner le malade .


- Pour un instant, vous le pouvez ... Rien qu'un
instant ! Si vous ne venez pas, Dmitri aura le délire cette
nuit. Je ne vous mens pas ! grâce !
- C'est moi qui vous demande grâce ! dit avec amer
tume Katia, et elle fondit en larmes .
- Vous venez, alors ! dit Alioscha en la regardant

-pleurer, je vais lui dire que vous venez tout de suite.


- Non ! pour rien au monde ! Ne lui dites rien ! s'écria

Katia épouvantée . Je viendrai , mais ne le lui dites


pas, car... peut-être n'entrerai-je pas... Je ne sais pas
encore...
Sa voix mourut dans un sanglot . Elle respirait péni
blement. Alioscha se leva.
284 LES FRÈRES KARAMAZOV .
- Et si je rencontrais quelqu'un ? dit- elle tout bas en

pâlissant de nouveau .
-- C'est pourquoi il faut venir tout de suite : il n'y a
personne maintenant, vous pouvez m'en croire. Nous vous
attendons, dit-il avec fermeté.
ll sortit.

II

Il se hâta vers l'hôpital où était maintenant Mitia . Dès


le lendemain du jugement, il avait eu un accès de fièvre
nerveuse et avait été envoyé à cet hôpital, où d'abord on
lui assigna un lit dans la salle commune des condamnés.
Mais le docteur Varvinsky, sur la prière d'Alioscha , de
madame Khokhlakov , de sa fille et de bien d'autres , avait
fait mettre Mitia dans une chambre à part . Il est vrai qu'à
la porte se tenait un factionnaire et que la fenêtre était
grillagée : Varvinsky pouvait donc être rassuré sur les
conséquences de sa complaisance . On avait aussi permis
aux parents et aux amis du malade de le visiter . Mais
Alioscha et Grouschegnka profitaient seuls de cette per
mission. Alioscha s'était entendu avec Varvinsky pour
empêcher le séminariste Rakitine de parvenir jusqu'à
Mitia.
Alioscha trouva son frère assis sur sa couchette, dans
sa robe d'hôpital . Dmitri avait un peu de fièvre, sa tête
était entourée d'une serviette mouillée de vinaigre et
LES FRÈRES KARAMAZOV . 285

d'eau. Il jeta un regard vague sur Alioscha ; il y avait


aussi de l'appréhension dans ce regard.
En général, depuis sa condamnation, il était devenu très
absorbé. Il restait toute une demi- heure sans parler , sem
blant réfléchir sur quelque pénible sujet, et oubliait ceux
qui l'entouraient. S'il sortait de sa rêverie , c'était pour
dire toute autre chose que ce qu'il voulait dire . Il avait
parfois pour son frère de singuliers regards de pitié et se
sentait évidemment moins à l'aise avec lui qu'avec Grous
chegnka. Non qu'à celle-ci même il parlât beaucoup , mais
dès qu'elle entrait il souriait, son visage se rassérénait.
Alioscha s'assit en silence auprès de Dmitri . Dmitri
l'attendait avec impatience, pourtant il n'osait pas l'inter
roger. Il estimait impossible que Katia consentît à venir,
mais il songeait que, si elle ne venait pas, la vie serait
désormais intolérable pour lui . Alioscha devinait ce sen
timent.
- Et ce Trifon Borissitch ? dit soucieusement Mitia. On

dit qu'il a démoli toute son auberge . Il lève les feuilles


des parquets, il a jeté à bas toute sa galderie 1 » . Il est
toujours à la recherche du trésor , des quinze cents
roubles que le procureur prétend que j'ai cachés dans
cette auberge. Il s'est mis à cette belle besogne à peine
rentré chez lui . C'est bien fait ! le scélérat ! C'est le garçon
d'ici qui m'a raconté tout cela.
- Écoute, dit Alioscha, elle viendra, mais je ne sais

quand ; aujourd'hui, demain , je ne sais . Mais elle viendra,


c'est sûr.

¹ Pour galerie ; comme des gens du peuple diraient, pour cor


ridor, collidor.
286 LES FRÈRES KARAMAZOV.

Mitia tressaillit . Il voulut parler, il ne le put. Cette nou


velle lui causait une émotion profonde. Il aurait évidem
ment désiré des détails sur l'entrevue de Katherina Iva
novna et d'Alioscha , mais il n'osait les demander. Un mot
cruel ou dédaigneux de Katia eût été pour lui , en ce
moment, un coup de couteau .
Elle a dit entre autres choses qu'il fallait tran
quilliser ta conscience au sujet de l'évasion . C'est elle
qui conduira l'affaire si Ivan n'est pas guéri à ce mo
ment.
―――― Tu m'en as déjà parlé, dit Mitia.
- Et toi, tu as déjà eu le temps de répéter cela à
Grouscha, remarqua Alioscha .
― Oui, `avoua Mitia... Elle ne viendra pas ce matin ,
continua-t- il en regardant timidement son frère. Elle ne
viendra que ce soir . Quand je lui ai dit, hier, que Katia
agissait, elle n'a rien répondu d'abord , mais ses lèvres se
sont contractées, puis elle a murmuré : « Soit ! » Elle sent
que c'est nécessaire. Je ne l'ai pas interrogée, j'ai craint ...
Je crois qu'elle a compris que c'est Ivan que Katherina
Ivanovna aime, et non plus moi .
- Est-ce bien vrai ?
- Peut-être non... Enfin, elle ne viendra pas ce matin,

je l'ai chargée d'une commission... Écoute, notre frère


Ivan est un homme supérieur, c'est à lui de vivre, il
guérira.
Imagine-toi que Katia ne met presque pas en doute
cette guérison .
― Alors c'est qu'elle est convaincue
qu'il mourra; c'est
la frayeur qui la fait parler ainsi.
LES FRÈRES KARAMAZOV . 287

- Ivan a une forte constitution . Moi aussi, je crois à sa


guérison, dit Alioscha d'un air inquiet.
- Oui, il guérira, mais je te dis qu'elle a la conviction
qu'il mourra . Elle doit beaucoup souffrir...
Un silence .
--- Alioscha, j'aime beaucoup Grouscha, dit tout à coup
Mitia d'une voie entrecoupée de sanglots.
- On ne la laissera pas t'accompagner là-bas, s'empressa
de répondre Alioscha.
- C'est ce que je voulais dire... et puis... Si l'on me bat
en route ou là-bas, je ne le supporterai pas je tuerai et
l'on me fusillera. Vingt ans ! On me tutoie déjà ici , oui , les
garçons me disent tu . Toute cette nuitj'ai réfléchi : eh bien !
non, je ne suis pas en état de supporter... Je n'ai pas la
force... Moi qui voulais chanter des hymnes ! Je ne puis
pas même tolérer le tutoiement des garçons d'hôpital!
Pour Grouscha, pourtant, je supporterais tout, tout, sauf
le knout... Mais on ne la laissera pas m'accompagner
là -bas.
Alioscha sourit doucement.
— Écoute, frère , une fois pour toutes, voici mon opinion
là-dessus, et tu sais que je ne mens pas. Tu n'es pas en
état de porter cette croix , tu n'es pas prêt, et tu ne l'as
pas méritée . Si tu avais tué ton père, je regretterais que
tu voulusses te soustraire à l'expiation , mais tu es innocent
et ta condamnation est injuste . Puisque tu voulais te régé
nérer par la souffrance, garde toujours présent à ta pensée
tet idéal de la régénération , cela suffira . Le fait de te dé
rober à cet horrible avenir t'imposera seulement l'obliga
tion de te soumettre plus strictement que personne à la
288 LES FRÈRES KARAMAZOV .

loi du devoir. Peut-être cette nécessité de tendre toujours


plus haut sera-t -elle plus efficace à te régénérer que
toutes les souffrances du bagne, car tu les supporterais mal,
et peut-être, ayant tant souffert, t'estimerais-tu « quitte ».
Ton avocat a dit vrai à ce propos : il n'est pas donné à
tous de porter de lourds fardeaux , il y a des hommes qui
succombent... Voilà mon opinion , si elle t'est si nécessaire.
Si d'autres avaient à répondre pour toi , si des officiers,
des soldats devaient être compromis par ton évasion , « je
ne te permettrais pas de t'évader » , dit Alioscha en souriant .
Mais on dit, on assure ――――― et c'est le chef de l'étape qui
parlait ainsi à Ivan - qu'avec adresse on peut faire cela
sans danger pour personne . Certes, il est malhonnête de
corrompre les consciences, même dans ce cas , mais ici je
ne suis plus juge, car , si Ivan et Katia m'avaient confié la
direction de l'affaire , je sais que je n'aurais pas hésité à
employer la corruption, je dois te le dire en mon âme
et conscience ... Je crois avoir prévu toutes tes objections.
- En revanche, c'est moi qui ne me le pardonnerai
pas ! s'écria Mitia. Je m'évaderai , c'était déjà décidé : est-ce
que Mitia Karamazov peut ne pas fuir ? Mais je ne me le
pardonnerai pas et je consacrerai toute ma vie à expier
cette faute . N'est-ce pas ainsi que parlent les Jésuites ?
Voilà ce que nous sommes, toi et moi, mon frère, des
Jésuites !
- En effet, dit Alioscha gaiement.
Je t'aime ! tu dis toujours la vérité pure , sans rien
dissimuler ! Donc, j'ai pris Alioscha en flagrant délit de
jésuitisme ! Je voudrais t'embrasser des pieds à la tête pour
cela !... Mais je vais achever de te faire mes confidences.
LES FRÈRES KARAMAZOV . 289

Voici ce que j'ai résolu , si je réussis à m'évader , avec de


l'argent et un passe- port , et si j'arrive en Amérique , j'au
rai du moins cette pensée consolante que ce n'est pas pour
mon plaisir que je consens à revivre. En vérité , c'est un
autre bagne, et qui vaut celui de la Sibérie, que j'irai
chercher en Amérique , car Sibérie , Amérique , cela se
vaut, Alexey. Que le diable emporte cette Amérique ! je la
hais déjà... Soit, j'aurai Grouscha mais regarde - la ! est
ce une Américaine ? C'est une Russe , Russe jusqu'aux
moelles ! Elle aura le mal du pays, et sans cesse je pen
serai que je suis la cause de son malheur , qu'elle porte
sans l'avoir méritée une croix aussi lourde que la mienne .
Pourrai -je supporter les smerdes du nouveau monde ?
Et pourtant je suis pire, peut- être, que le pire d'entre
eux ! ... Oui , je la hais, cette Amérique. Ah ! les Yankees !
Ils peuvent être tous de grands ingénieurs ou n'importe
quoi de plus grand encore, mais que le diable les emporte !
Ce ne sont pas là mes gens ! ... J'aime la Russie , Alexey,
j'aime le Dieu russe, tout vaurien que je sois ! Oui , je
crèverai là-bas ! s'écria-t-il tout à coup avec un éclair dans
les yeux .
Sa voix tremblait.
-- Nous irons donc là-bas avec Grouscha . Nous nous
mettrons à travailler dans la solitude, parmi les ours ,
quelque part, bien loin . On dit qu'il y a encore des Peaux
Rouges nous irons au pays des derniers Mohicans et nous
apprendrons leur langue . Ce sera notre vie pendant trois
ans. Nous apprendrons aussi à parler l'anglais, comme les
Anglais eux- mêmes, et quand nous en serons là, plus
d'Amérique nous revenons en Russie, citoyens améri
11. 10
290 LES FRÈRES KARAMAZOV .

cains . N'aie pas peur, nous ne rentrerons pas dans cette


ville, nous irons loin au Nord ou au Sud . Je serai changé,
elle aussi d'ailleurs , je me ferai faire une mouche dans
la joue, ou bien je m'arracherai un œil , ou je porterai une
barbe blanche, longue d'un arschine (car le mal du pays
me fera vite vieillir ! ) et l'on ne me reconnaîtra pas . Et
puis, si l'on me reconnaît, qu'on me déporte ! Cette fois, je
ne m'évaderai pas , ce sera le signe de la fatalité . Sinon je
labourerai dans un lieu reculé , et toujours je me ferai pas
ser pour Américain. Voilà mon plan , je n'y changerai
rien. L'approuves-tu ?
- Oui, dit Alioscha pour ne pas le contredire.

Après un court silence , Mitia reprit :


Que dis-tu des piéges qu'on m'a tendus ?
- N'importe ! on t'aurait toujours condamné, dit Alioscha
en soupirant.
-- Oui , on en a assez de moi , ici. Que Dieu les bénisse ! ..
Pourtant c'est dur...
Un silence.
- Alioscha ! Tue-moi tout de suite. Viendra-t-elle ou
non ? Qu'a-t-elle dit !
- Elle viendra, mais je ne sais si ce sera aujourd'hui .
F
Cela lui est pénible, dit Alioscha doucement.
―― Je le crois ! je le crois bien ! Oh ! je deviendrai fou !
Et Grouscha qui ne cesse de me regarder ! Elle comprend ...
Dieu ! dirige-moi ! Qu'est- ce que je demande ? Katia ! Mais
est-ce que je comprends ce que je demande ? Oh ! la vio
lence des Karamazov ! Oh, les âmes viles ! Non, je ne suis
pas capable de souffrir, je ne suis qu'un vaurien ! ...
>>· La voilà , s'écria Alioscha.
LES FRÈRES KARAMAZOV. 291

La porte s'était ouverte, Katia apparut. Elle s'arrêta sur


le seuil, ses yeux hagards cherchaient Mitia. Il se leva
vivement, pâle d'effroi , mais aussitôt, un sourire timide,
suppliant, effleura ses lèvres, et tout à coup, comme
entraîné par une force irrésistible, il tendit les bras vers
Katia. Elle se jeta vers lui et le fit asseoir sur le lit. Elle
même s'assit auprès de lui . Elle lui serrait les mains avec
force et tremblait . A plusieurs reprises, tous deux, ils
voulurent parler , mais ils s'arrêtaient et se regardaient
fixement.
Deux minutes se passèrent ainsi.
― As-tu pardonné ? put enfin murmurer Mitia , et,
s'adressant à Alioscha, il lui cria avec une joie étrange :
« Entends-tu ce que je lui demande ? entends- tu ? »
-Ton cœur est généreux , c'est pourquoi je t'ai aimé,
dit Katia. Tu n'as pas besoin de mon pardon . C'est à toi de
pardonner. Mais que tu me pardonnes ou non , tu as blessé
mon âme et j'ai blessé la tienne pour jamais. D'ailleurs il
le fallait...
La respiration lui manqua.
- Pourquoi suis-je venue ? Pour baiser tes pieds , pour
serrer tes mains jusqu'à la douleur, tu te rappelles, comme
à Moscou, pour te dire une fois encore que tu es mon
Dieu, que tu es ma joie, te dire que je t'aime follement,
s'écria-t-elle avec un sanglot.
Elle appliqua ses lèvres avec avidité sur la main de
Mitia et éclata en pleurs .
Alioscha demeurait immobile , interdit, confus . Il n'avait
pas prévu cette scène .
-
L'amour est mort, Mitia, reprit-elle, mais le passé
292 LES FRÈRES KARAMAZOV.

m'est douloureusement cher. Ne l'oublie pas . Et, mainte


nant, pour ce seul instant , rêvons que ce qui aurait pu être
soit, fit-elle avec un sourire pénible. Pourtant tu en aimes
une autre , j'en aime un autre. N'importe, je t'aimerai toute
ma vie ! Et toi aussi , tu ne cesseras pas de m'aimer, le
savais-tu ? Oui , oh ! oui, aime-moi toute ta vie ! soupira
t-elle d'une voix tremblante et menaçante à la fois.
- Oui, je t'aimerai , et….. sais-tu , Katia, sais -tu qu'il y a

cinq jours, ce soir-là, je t'aimais ? Quand tu es tombée


évanouie et qu'on t'a emportée, je t'aimais ! Toute ma vie
ce sera toujours de même...
Ainsi se parlaient-ils en mots incohérents et exaltés ; ils
se trompaient peut-être, mais ils étaient sincères, ils
n'avaient pas d'arrière-pensée.
Katia s'écria tout à coup Mitia, crois-tu que j'aie
tué ? Je sais que maintenant tu ne le crois pas, mais
alors... au moment où tu m'accusais , le croyais-tu vrai
ment ? L'as-tu jamais vraiment cru ?
-Je ne l'ai jamais cru . Je te détestais, je me persuadais
que tu avais... Mais, aussitôt après ma déposition , j'ai cessé
de le croire. Je suis venuè ici pour te faire réparation...
je l'oubliais...
Cela t'est pénible, femme ! dit Mitia.
Laisse - moi, murmura-t-elle . Je reviendrai , mais...
maintenant... c'est trop ...
Elle se leva. Tout à coup , elle jeta un cri et recula.
Grouschegnka venait d'entrer . Personne ne l'attendait.
Katia s'élança vers la porte, mais s'arrêta devant Grous
chegnka, devint blanche, d'une blancheur de craie et san
glota ces mots d'une voix à peine perceptible :
LES FRÈRES KARAMAZOV . 293

Pardonnez-moi.
L'autre la regarda en face, et, après un court silence ,
lui dit d'une voix perfide :
- Nous sommes méchantes , ma petite mère , Vous
et moi , toutes deux pouvons-nous donc nous par
donner ? Mais sauve-le, et je prierai pour toi pendant toute
ma vie.
– Et tu lui refuses ton pardon ! cria Mitia.
Sois tranquille , je le sauverai ! se hâta de dire Katia ,
et elle sortit vivement.
--- Et tu as pu lui refuser ton pardon quand elle te le
demandait ! répéta Dmitri avec amertume.
- Ne lui fais point de reproches , Mitia ! Tu n'en as pas
le droit, observa Alioscha.
― C'est son orgueil qui parlait, non pas son cœur, dit

avec dégoût Grouschegnka . Quand elle t'aura sauvé, je lui


pardonnerai, et...
Elle se tut soudainement, comme si elle refoulait ses
sentiments au fond d'elle-même. D'ailleurs , nous devons
ajouter qu'elle était entrée par hasard , sans s'attendre à
rencontrer Katherina Ivanovna.
- Aloscha , cours - lui après , reprit avec violence

Mitia , dis- lui ... je ne sais quoi ... ne la laisse pas partir
ainsi !
Je reviendrai ce soir, répondit Alioscha en serrant la
main de son frère.
Il rejoignit Katia. Elle marchait vite. En entendant le
pas d'Alioscha elle se retourna et lui dit :
-Non, devant cette femme-là, il m'est impossible de
m'humilier. Je l'ai priée de me pardonner, parce que je
294 LES FRÈRES KARAMAZOV

voulais tout expier , et elle a refusé... Je l'aime pour cela !


je l'aime pour cela !
Les yeux de Katia brillaient de colère.
- Mon frère n'avait pas prévu cela, murmura Alios
cha . Il était si sûr qu'elle ne viendrait pas...
-- Sans doute, laissons ... Adieu, je vous en prie...

III

Deux semaines s'étaient écoulées ; le départ des condam


nés était fixé pour le matin de ce jour. Ivan Fédorovitch,
encore malade , ne pouvait rien pour son frère. Katherina
Ivanovna , inquiète , toujours partagée entre ses deux
amours pour ces deux êtres si différents et si semblables ,
Ivan , Dmitri, cet esprit et ce cœur , mais ces deux sensuels,
ces deux Karamazov , ――――――― ne savait que faire . Quitter Ivan,
malade, et qui avait besoin de soins dévoués , elle ne pou
vait s'y résoudre . Mais la pensée d'abandonner Mitia, de le
laisser entrer, comme avait dit Alioscha, dans les ténèbres,
subir son injuste condamnation , agoniser de la mort lente
des bagnes sibériens , cette pensée lui était insupportable .
- Alexey Fédorovitch, disait-elle à Alioscha qu'elle
avait mandé deux heures avant le départ du convoi , que
faire ? Je n'ai d'espoir qu'en vous ; il me semble que vous
trouverez les moyens de nous sauver tous ; parlez , dites,
que faire ? Lequel des deux faut- il abandonner ? car il faut
choisir ajouta-t-elle en se tordant les mains.
LES FRÈRES KARAMAZOV . 295

Oui , il faut choisir , répéta Alioscha d'une voix


étrange, oui , Katherina Ivanovna, le moment est venu, il
faut choisir.
- -Je vous comprends, je sais tout ce que vous pensez ,
je sais qu'en vous-même vous condamnez mes tergiversa
tions . Quel est celui que j'aime , n'est-ce pas ? Si c'est Ivan
ce ne peut-être Mitia, n'est - ce pas?
Alioscha sourit.
- Pourquoi riez -vous ? demanda doucement la jeune
fille.
Si c'est Ivan, ce ne peut être Dmitri...
Eh bien ?
--- Qui sait ? Peut-être est-ce Karamazov que vous
aimez...
- Oh ! Alioscha, cessez , vous me faites souffrir ! Voyez
vous , tranchez vous-même mes doutes. Dites, qui faut-il
que j'aime?
Elle était belle comme au moment tragique de sa dépo
sition devant le tribunal. A coup sûr elle parlait sincère
ment comme alors , elle jouait maintenant encore tout
son avenir, sur un mot. Alioscha devint très-grave. Il prit
dans les siennes les mains de la jeune fille et lui répondit
d'une voix profonde .
― J'y ai beaucoup pensé, toute cette nuit . Si mon frère

Ivan ne devait point guérir, je refuserais de vous donner


un conseil. Mais j'ai revu hier au soir le docteur Varvinsky,
et il assure qu'Ivan guérira si le traitement actuel continue :
<< Des soins de femme , et de femme aimante et intelligente,
la science n'a pas encore inventé pour les maladies men
tales une médication meilleure que celle-là : si Katherina
296 LES FRÈRES KARAMAZOV.

Ivanovna continue à être la garde - malade d'Ivan Fédoro


vitch, il guérira ; j'ai déjà constaté une amélioration dans
son état. Mais je ne puis dire combien de temps le traite
ment durera. Il faut compter des semaines, peut-être des
mois. » Ce sont les propres paroles du docteur. Vous êtes
donc nécessaire ici , Katherina Ivanovna. C'est une grande
tâche que vous accomplissez , une tâche digne de vous,
et peut-être, continua-t- il d'une voix changée , fallait-il
qu'Ivan vous dût la vie pour que pût s'établir entre vos
deux âmes l'harmonie absolue qui fait le bonheur. Quant
à Mitia, sa destinée l'entraîne loin de vous. Il aime une
autre femme, en est aimé. Vous disiez un jour que vous
ne cesseriez jamais de veiller sur lui : veillez , Katherina
Ivanovna , veillez sur le malheureux ,veillez de loin comme
vous auriez fait de près. Puisque vous croyez lui devoir
une grande reconnaissance, acquittez-vous en l'aidant à
supporter la vie très- dure qui sera la sienne , quelle que soit
l'issue des circonstances présentes. Pour l'évasion, je puis
vous suppléer ; je pense même que, sans quelques diffé
rends récemment survenus entre Ivan et moi, c'est moi
qu'il aurait chargé du soin de diriger, à son défaut, cette
affaire. Confiez -moi les sommes, expliquez-moi les plans ,
il me semble que je réussirai. Ayez confiance en moi.
Il serra fortement les mains de Katia.
- C'est cela, c'est cela ! Alioscha , mon cher ami (car
maintenant je ne vous appellerai plus autrement), Ivan
avait raison, il m'a dit souvent qu'il y avait en ce petit
bonhomme , - pardon , c'est de vous qu'il parlait,
plus de force de volonté qu'il n'en avait jamais vu chez
personne. Oui, il semble que toutes les énergies de votre
LES FRÈRES KARAMAZOV . 297

race se soient concentrées en vous pour concourir vers de


nobles buts, tandis qu'en d'autres, ajouta-t-elle avec un
1 soupir, elles se sont dévoyées . Certes, j'ai confiance en
vous. Tenez, voyez-vous ces deux enveloppes ? Prenez
celle- ci il y a trente mille roubles . Celle-là contient les
plans. Tout est préparé. Vous n'aurez qu'à suivre les indi
cations. Savez-vous qui conduira le détachement ?
- Oui, c'est un certain Konstantin Semenovitch Bon
darev.
- - Quel homme est-il?

Ce que je sais de lui n'est pas très-rassurant. C'est


une nature violente et bornée, et par cela même peut-être
incorruptible.
― Mon Dieu ! que faire alors
?
-Les soldats importent plus ici que le chef.
C'est vrai ! N'oubliez pas que le chef de la troisième
étape nous est acquis.
- Je le sais... Avant de partir , je voudrais revoir
Ivan.
Venez, mais ne lui parlez pas. Et s'il ne vous voit
pas, n'attirez pas son attention. Les docteurs m'ont expres
sément recommandé de varier le moins possible les visages
autour de lui.
Alioscha entra derrière Katherina Ivanovna dans la
chambre où Ivan était couché. Il sourit doucement à la
jeune fille. Un éclair de lucidité brilla dans ses yeux, mais
s'éteignit aussitôt, et une vague expression de terreur se
répandit sur ses traits . Katia le considéra quelque temps
en silence, puis se retourna vers Alioscha. Deux larmes
roulaient sur son visage.
298 LES FRERES KARAMAZOV.
1 Sortons, lui dit-elle à voix basse.
Alioscha jeta un long regard sur son frère.
- Il guérira , dit-il d'une voix douce et ferme à Katia,
quand il fut revenu dans le salon , il guérira !
― Absolument ! il guérira absolument , c'est ce que
j'ai
toujours pensé. D'ailleurs vous aviez raison , je ne le quit
terai pas, je ne dois pas le quitter ! s'écria-t- elle avec
exaltation. Il n'a que nous deux au monde , Alioscha. Mais
vous, outre que vous avez mission de sauver votre autre >
frère , l'avenir vous séparera nécessairement de l'un et de
l'autre ; moi , au contraire, Ivan Fédorovitch peut être mon
propre avenir.
Adieu , Katia.
- Adieu, frère , et adieu aussi à celui qui s'en va.

Portez-lui la dernière prière de celle qui lui a fait tant de


mal. Je ne veux pas le revoir maintenant, mais dites -lui
que nous nous reverrons... plus tard ... tous heureux ...
dites-lui que je ne cesserai jamais de l'aimer et priez-le
de me bénir ; de me pardonner... de me pardonner ! ré
péta-t-elle avec violence . Dites-lui encore que je veux
qu'il se sauve ! La liberté , l'amour avec... avec celle qu'il
aime, le bonheur....
Elle n'acheva pas, un sanglot lui coupa la voix. Elle prit
la main d'Alioscha, la porta rapidement à ses lèvres et
s'enfuit. Alioscha resta un instant interdit, puis il secoua
doucement la tête et sortit.
LES FRÈRES KARAMAZOV . 230

IV

Il courut à la prison.
: Le départ des prisonniers y mettait tout en mouvement .
Outre Mitia, on emmenait en Sibérie deux criminels
condamnés comme lui à vingt ans de travaux forcés.
Alioscha obtint sans peine l'autorisation de revoir une
fois encore son frère . Grouschegnka était auprès de lui .
-Salut ! cria Mitia, aussitôt qu'il le vit ; salut , mon petit
frère Alioschegnka, homme de Dieu !
Il était extrêmement exalté. Une joie , étrange à cette
heure, allumait son visage . Il prit Alioscha dans ses bras
et l'étreignit convulsivement.
- Et je m'en vais , reprit-il, Alioschegnka ! Sais -tu ? Je
crois que maintenant je supporterai tout sans peine, oui,
même là-bas , même en Sibérie... D'ailleurs, ajouta-t-il après
avoir regardé Grouschegnka, je m'évaderai, si on le veut .
Il prononça ces derniers mots : si on le veut, avec un
accent qui fit tressaillir Alioscha . Il y avait, dans cet aban
don aux volontés des autres sur lui-même, quelque chose
de l'indifférence d'un mourant. Il semblait détaché de la
vie, la considérer d'un regard étranger.
- Voilà ce qu'il trouve à me dire, s'écria Grouschegnka
avec emportement. Depuis que je suis là, il me répète
qu'il s'évadera si on le veut ! Pour lui , ça lui est égal !
C'est terrible, Alexey Fédorovith : certainement, il n'aime
plus personne.
300 LES FRÈRES KARAMAZOV .

Elle pleurait.
-- Ne te fâche pas, Grouschka ; ne te fâche pas, ma
chère, dit Mitia en caressant tendrement les mains de
Grouschegnka . Je t'aime, je t'aime toujours et j'aime aussi
Alioscha, et Ivan , je l'aime aussi .
-Et j'aime aussi Katherina Ivanovna, continua Grous
chegnka, en riant à travers ses larmes . Il aime tout le
monde, ajouta- t- elle en haussant les épaules.
Oui, Grouschka , j'aime tout le monde , dit Mitia
d'une voix grave, je ne peux plus haïr ! ….. j'aime même
Bondarev , dit-il avec un sérieux comique.
Grouschegnka éclata de rire.
- Et il faut que vous aussi, Grouschegnka, vous aimiez
tout le monde...
Mème Bondarev ?
Même Katherina Ivanovna, dit Dmitri du même ton
sérieux .
Grouschegnka se détourna sans répondre.
Frère, commença Alioscha, je viens de la voir ...
Elle ne viendra pas?
-Non, elle ne peut pas venir ; elle t'envoie ses adieux,
elle te fait dire que vous vous reverrez un jour ... plus
tard... tous heureux . Elle te demande de lui pardonner et
de la bénir.
Mitia leva les mains, une sorte d'illumination le transfi
gurait.
―― Qu'elle me pardonne elle-même et qu'elle soit bénie !

dit-il d'une voix tremblante, qu'elle soit bénie éternelle


ment ! Je sais que nous nous reverrons, et nous serons alors
tous heureux , car nous aurons tous changé. Quoi qu'il
LES FRÈRES KARAMAZOV . 801

arrive, j'aurai expié... Une vie nouvelle... un homme nou


veau... Alors je serai digne de son amitié ! car, sais-tu cela,
Alioscha ? elle est capable d'amitié comme un homme ! Et
nous serons unis pour quelque grande œuvre ! Elle l'aimera ,
Alioscha, dit- il en désignant Grouschegnka, car il faut
qu'elles s'aiment pour que nous soyons unis ! ... Tous heu
reux, tous meilleurs ! Vois-tu , frère , reprit- il pensif après
un silence, notre bonheur n'est plus en nous, nous l'avons
tous trop usé en espérance, nous nous dévouerons, frère ,
au bonheur des autres, à notre petite mère Russie ! Ivan
saura, quand il se réveillera , que tout n'estpas permis….. Moi ,
je le sais déjà , et toi, Alioschegnka , je ne t'ai pas appelé
pour rien, tout à l'heure , l'homme de Dieu . Tu nous diri
geras , tu seras notre tète , notre chef, notre saint !
Il se fit un grand silence ; les deux frères se regardaient
avec enthousiasme, Grouschegnka elle- même était émue.
―― Frère, pour tout cela , il faut que tu t'évades, reprit
Alioscha . Elle aussi veut que tu te sauves, comme elle te
l'a déjà fait dire ; elle m'a prié de te le répéter .
- Eh bien , je me sauverai . Je m'évaderai , Grous
chegnka, reprit- il en se tournant vers elle. Je serai libre,
puisque vous le voulez tous. Va donc pour l'Amérique !
Est-ce que je reviendrai, Alioscha ?
― Oui, Mitia, tu reviendras, ton exil ne sera pas long,
j'irai te chercher, frère.
-Toi ! Alors , c'est bien. Si j'ai ta promesse, je suis
tranquille . C'est cela . Je partirai , tu viendras me cher
cher, et de nouveau et pour toujours la petite mère Russie !
Oh ! Alioscha, j'aime joyeusement tout le monde ! .. Écoute ,
elle veut que je me sauve ? Dis-lui que, moi , je veux, insista
302 LES FRÈRES KARAMAZOV .

t-il avec un sourire, qu'elle épouse Ivan ... Mais guérira


t-il?
― Elle le croit absolument...
-Toujours !... L'as-tu revu ?
―――― Je viens de le revoir. Je ne me suis pas montré, les
médecins recommandent qu'on ne le trouble pas .
- Il faut que je m'évade , Alioscha, il le faut absolu

ment, à cause d'Ivan. Si je vais en Sibérie , Ivan ne guérira


jamais. Mais comment allons-nous faire ?
――― C'est moi qui suis chargé de tout.
-C'est toi ! Et comme il dit cela simplement ! On dirait

qu'il s'agit de la chose la plus facile ! Mais j'ai confiance,


précisément parce que c'est toi , précisément parce que
tout le monde aura confiance en toi comme moi-même . Ah !
mon petit jésuite, comme tu vas les tromper tous ! Sais-tu
que tu es un homme terrible ?
Alioscha sourit faiblement.
Promets-moi au moins de faire tout ce que je te
demanderai , dit-il avec une singulière solennité.
-Absolument ! répondit Mitia sans prendre le temps
de réfléchir, tout ce que tu voudras, fais seulement un
geste...
Un rapide sourire plissa encore les lèvres d'Alioscha,
puis il reprit avec calme :
- Nous te suivrons, Grouschegnka et moi, à petite dis
tance . Tâche de dormir et de prendre des forces pendant
les deux premières journées la troisième nuit , sois sur
tes gardes, je t'apporterai des vêtements que tu mettras
aussitôt. Grouschegnka sera là ; tu t'enfuiras avec elle , et
pour tout le reste elle te conduira . Tout sera prêt, ła troïka,
!
1
LES FRÈRES KARAMAZOV . 303

les billets de chemin de fer ; j'ai déjà les passe-ports.


C'est merveilleux ! s'écria Mitia au comble de l'en
thousiasme, et tout cela sans compromettre personne ! Ah!
frère, je suis ravi que ce soit toi , Alioscha, qui te charges
de me sauver... comme un ange ! Te rappelles-tu qu'un
jour , j'ai voulu me confesser à toi , parce que tu es un
ange ? Tu m'as toujours paru un ange…..
Les deux frères s'embrassèrent .
-J'entends qu'on vient, reprit Dmitri ; c'est l'heure,
amis ! Karamazov va partir . Mais ce n'est pas un réel
adieu... Grouschka, fit-il brusquement, fallait-il donc tout
cela pour t'avoir, pour te mériter ?...
La porte s'ouvrit , le geôlier annonça qu'il venait cher
cher le prisonnier .
- Konstantin Semenovitch
est déjà à cheval ; il jure
qu'il vous fera marcher tous trois à coups de knout ! C'est
un homme violent, Dmitri Fédorovitch .
- Il est ivre, dit Dmitri en haussant les épaules . Adieu!
Alioscha, Grouschka, adieu ! adieu !
On entendait dans la cour de la prison des voix d'hommes,
une surtout qui les dominait toutes, une voix rauque et vic
lente, mêlée à des piaffements de cheval . Dmitri descendit,
il était très- pâle, les yeux brillants de fièvre, les dents
serrées. Il prit place à côté des deux autres condamnés.
Bondarev le gratifia d'un juron , les soldats entourèren }
les prisonniers et le petit détachement sortit de la cour.
Quatre troïkas l'attendaient.
Au moment où Mitia montait en voiture, Alioscha lui
cria :
-Patience, frère !
304 LES FRÈRES KARAMAZOV .

Tout se passa, ou à peu près , comme Ivan l'avait prévu.


Le fonctionnaire et le soldat russes ne sont pas incor
ruptibles . Et puis , le charme particulier qui émanait
d'Alioscha , la confiance irrésistible qu'il inspirait facili
tèrent beaucoup sa tâche . Si le récit de cette évasion
semble d'une surnaturelle simplicité, c'est que le lecteur
se représente mal le personnage de notre jeune moine,
avec sa douceur merveilleusement captivante et sa toute
puissante volonté ; et puis, il ne faut pas oublier que les
êtres si manifestement inférieurs auxquels l'événement
l'opposait devaient invinciblement subir son ascendant.
Quelque rôle trop apparent que joue ici la vodka, c'est
pourtant la Volonté en vérité qui triomphe.
Alioscha et Grouschegnka rejoignirent le convoi à la
troisième étape. C'était le soir ; le convoi devait repartir -le
lendemain à quatre heures du matin . Alioscha et Grous
chegnka, déguisés en moujik et en baba, se mêlèrent aux
paysans qui s'étaient attroupés à l'endroit où avaient fait
halte les quatre troïkas . Dmitri reconnut ses amis et
échangea avec eux un rapide regard .
Alioscha, très-simplement , avec le ton bonasse d'un
moujik honoré par la visite d'un seigneur, aborda Bon
darev et l'invita à venir se réchauffer avec un ou deux
verres de petite vodka » .
Parbleu tout de suite, répondit le sous - officier
LES FRÈRES KARAMAZOV . 305

enchanté. Prokhor Prokhorovitch, cria-t-il à un sergent,


boucle -moi nos trois loups, tu m'en réponds !
Il accompagna son ordre d'un geste significatif, et se
retournant vers Alioscha :
―― Marche, je te suis, fit- il d'un ton bourru .

Alioscha le conduisit dans l'izba d'un moujik avec lequel


il s'était entendu d'avance et qu'il avait prémuni de quel
ques bouteilles d'excellente vodka .
- Frère, dit-il au moujik en entrant chez lui, vite ,

verse-nous de ta bonne petite vodka, nous sommes pressés.


Le moujik se hâta de disposer sur la table trois verres
qu'il remplit à la moitié .
-Imbécile ! grogna le sous-officier, et lui arrachant
des mains la bouteille, il acheva d'emplir son verre, qu'il
but d'un trait, pendant qu'Alioscha , d'un geste rapide ,
vidait le sien sous la table . Puis Alioscha lui-même prit la
bouteille et remplit de nouveau les trois verres. Bondarev
daigna sourire.
1 Alors, capitaine, commença Alioscha, vous emmenez
loin ces pauvres gens ?
-
Comment, ces pauvres gens ? hurla Bondarev et frap
pant du poing la table . Trois assassins !
Trois assassins ! répéta Alioscha avec admiration.
― Le dernier pris , surtout les deux autres n'ont sur
la conscience qu'un ou deux petits meurtres chacun ; mais
le troisième, un nommé Makarazov, a tué ses deux frères
et ses deux femmes.
― Et ses deux femmes ! répéta encore Alioscha.
Dans d'atroces tourments ! D'ailleurs, il n'y a qu'à le
voir, on devine tout de suite l'homme capable de tout ;
306 LES FRÈRES KARAMAZOV .

aussi je veille sur lui et je l'ai confié à Volodia et à Ossia,


deux vieux troupiers qui en ont vu de toutes les couleurs
et ne se laisseront pas facilement tromper.
Il but un coup de vodka et fit claquer sa langue .
- Et pourtant, reprit-il, je ne voudrais pas les voir en
tête-à-tête avec cette bouteille-là. Deux ou trois verres et
quelques roubles, hum ! ... Ah çà, où prenez-vous, dans
ce pays perdu , d'aussi bonne vodka ? dit-il en jetant sur
les deux moujiks un regard soupçonneux ; je flaire la con
trebande.
-Seigneur ! s'écria le moujik épouvanté.
―― Ah ! ah ! fit Alioscha en riant, il ne serait pas facile
de vous tromper , capitaine ! ... Nous avons à la ville un
parent qui est distillateur et qui nous fournit à bon marché
de la meilleure vodka , voilà tout notre secret. Encore un
verre, capitaine... Et alors, vous allez loin?
- En Sibérie , parbleu !
-Seriez-vous pas bien aise d'emporter quelques bou
teilles comme celle-ci pour achever le voyage ? Nous pour
rions vous en céder à moitié prix , hein ! Sans compter que
cette campagne vous vaudra sans doute un galon de plus.
―― Hé ! hé ! hé ! tu n'es pas bête pour un moujik, un
galon de plus, oui , oui , un galon de plus, ça se pourrait
bien ! Mais . diable m'emporte, je donnerais tous les galons
du monde pour un petit tonneau de ta vodka.
--
Il ne tient qu'à vous, capitaine , nous sommes à vos
ordres... D'ailleurs, vous êtes bien placé pour avoir tout :
galons, vodka et le reste ; j'imagine que si quelque ami
d'un de vos prisonniers vous offrait deux ou trois petits
tonneaux de vodka pour le laisser échapper, vous prendriez
LES FRÈRES KARAMAZOV . 307

les petits tonneaux et vous feriez mettre au fer l'ami, n'est


ce pas?
Hi ! hi ! hi ! hi !
Le sous-officier se tordait littéralement de rire.
- Moujik de mon cœur, criait-il entre deux hoquets , tu
parles d'or, je veux absolument t'embrasser.
Il se leva en chancelant et fit le tour de la table pour
rejoindre Alioscha, assis en face de lui.
Alioscha esquiva l'embrassade de l'ivrogne en lui ten
dant un verre plein.
- Parbleu ! tu as raison , dit Bondarev en brandissant le

verre dont il répandit un bon tiers sur son uniforme.


Hourra, pour la petite mère Russie, les galons et la vodka !
Qui est-ce qui va m'offrir des petits tonneaux pour laisser
échapper mes prisonniers ? C'est toi ? cria-t-il au moujik.
Donne-les vite que je te fasse mettre aux fers .. C'est lui
qui l'a dit , s'écria-t-il en désignant Alioscha , avec de
grands éclats de rire .
Il vida encore son verre et tomba assis . Il était complé
tement ivre. Affalé contre la table, les yeux mornes, les
lèvres crispées par un sourire idiot, tout en lui révélait
l'hébétude alcoolique. Alioscha remplit de nouveau les
trois verres , constata avec satisfaction que son compa
gnon, le vrai moujik, commençait aussi à être touché par
l'ivresse, posa une bouteille pleine sur la table , en cacha
deux autres dans les profondes poches de son cafetan et ,
sortant de l'izba , se dirigea vers la station des troïkas . A
une centaine de pas de la station était resté le groupe de
babas, au milieu d'elles Grouschegnka . En passant, Alios
cha lui fit signe de se rapprocher de la station.
308 LES FRÈRES KARAMAZOV .

Sur le seuil de la maison où les soldats et les prisonniers


se reposaient , il aperçut un homme d'une cinquantaine d'an
nées, grisonnant, dont les traits annonçaient, non pas la
finesse, mais une certaine ruse et beaucoup d'expérience.
Alioscha.devina aussitôt en lui le chef de la troisième étape ,
Guerassim Mikhaïlovitch Jekhlov , avec qui , on le sait,
Ivan s'était déjà entendu pour l'évasion de Mitia.
Alioscha le salua , Jekhlov rendit le salut .
- · Guerassim Mikhaïlovitch ? demanda Alioscha à mi
voix .
L'officier tressaillit et regarda fixement le moujik.
- Je suis le frère d'Ivan Fédorovitch .
Jekhlov considéra encore un instant Alioscha, parut
hésiter, puis lui fit signe de le suivre et entra dans la
maison.
Alioscha pénétra dans une grande salle mal éclairée, où
les trois prisonniers et une demi-douzaine de soldats som
nolaient autour d'un poêle . Jekhlov traversa la salle sans
s'arrêter. Tous les soldats levèrent la tête pour suivre des
yeux le moujik, mais les deux frères eurent le temps de
se reconnaître, et un sourire de bonheur illumina le visage
de Mitia. #
Jekhlov fit monter Alioscha à l'étage au- dessus . Les deux
hommes s'assirent.
― Ne perdons pas de temps , commença Jekhlov. Vous
voulez faire évader votre frère Dmitri Fédorovitch, n'est
ce pas ?
Alioscha inclina la tête.
-En ce qui me concerne, vous savez quelles sont mes
conditions?
t
LES FRÈRES KARAMAZOV. 30.9

Quatre mille roubles, dit Alioscha.


- Cinq !
Soit, cinq, approuva Alioscha en souriant. Les voici,
contre votre parole d'honneur.
――― Vous l'avez , répondit Jekhlov, en comptant les cin

quante billets de cent . Mais tout ne dépend pas de moi . Je


crois le chef du détachement intraitable.
Alioscha hocha la tête .
---- Konstantin Semenovitch ronfle dans une izba éloignée .
-- Ivre ?
- Ivre .
Bravo ! mais ce n'est pas tout encore. Votre frère
est particulièrement confié à deux vieux soldats, difficiles
à tromper.
- Vladimir et Ossip.
Vous savez déjà leurs noms? Oui, Vladimir Grigorie
vitch Biloï et Ossip Porfirovitch Karpenko. Je vais sortir et
vous laisser seul ici... Vous comprenez bien qu'il me faut
pouvoir prouver que je n'étais pas là au moment de l'éva
sion ... Agissez. Voici la clef des fers et une empreinte de
la serrure . Je vous donne cette empreinte afin que , si
par hasard vous vous laissez surprendre, on la trouve sur
vous... Ainsi ma responsabilité sera dégagée... Quant à la
clef, personne ne sait que je la possède ... Ce n'est pas
celle du poste, laquelle est ici dans un placard fermé.
Obtenez des deux soldats... vous y parviendrez avec des
roubles... qu'ils laissent monter ici leur prisonnier . Ils ne
voudront probablement pas le quitter , mais seul avec eux,
vous pourrez vous entendre... J'avertirai le factionnaire
qu'il ait à laisser sortir un moujik...
310 LES FRERES KARAMAZOV .

Guerassim Mikhaïlovitch sortit . Alioscha l'entendit fer


mer la porte d'en bas et, quelques minutes après, descendit
à son tour.
Les soldats s'étaient endormis. On n'entendait d'autre
bruit que les ronflements des dormeurs et les pas égaux du
factionnaire devant la porte. Il faisait sombre ; une lampe
brûlait dans un coin, dégageant plus de fumée que de
lumière. Mitia agita doucement ses fers pour attirer l'atten
tion d'Alioscha , qui s'approcha de lui sans bruit .
- Que voulez-vous ? dit tout à coup un voix rauque .
Alioscha aperçut, à la gauche de son frère, un soldat assis
qu'il n'avait pas d'abord aperçu, l'un des deux vieux trou
piers qu'on lui avait désignés .
- Vladimir Grigorievitch ? demanda Alioscha.
Il dort, que lui voulez-vous ?
- Ossip Porfirovitch ?
- C'est moi.
- J'ai deux mots à vous dire, reprit Alioscha, en fai
sant tout doucement sonner dans sa poche des pièces d'or.
Le vieux soldat dressa l'oreille .
Il se leva et suivit Alioscha dans un coin de la salle. !
- Permettez-moi ... dit Alioscha en glissant quatre

billets rouges dans la main de Karpenko, pour quelques


instants ... 1
-
Quoi ?... que faites-vous ? dit le troupier en se bais
sant pour regarder dans sa main ouverte.
- Permettez-moi, reprit Alioscha en ajoutant aux bil

lets quelques pièces d'or, de monter avec votre prison


nier... pour deux minutes seulement ... dans la chambre
au-dessus...
LES FRÈRES KARAMAZOV. 311

-Hum !... c'est impossible... grogna Karpenko , la


main toujours ouverte , sans prendre ni rendre l'argent .
Vous n'avez rien à craindre ... seulement deux mi
nutes... Vous pourriez monter avec nous...
Monter ? hum ! ... Il faut que je réveille Vladimir...
- Inutile . Montez avec nous, nous serons redescendus
dans un instant .
Ossip hésitait encore , mais Mitia, qui s'était levé , s'appro
cha en marchant très-lentement pour étouffer le bruit des
fers.
- Allons , n'est-ce pas ? reprit Alioscha.
-Vivement, alors !...
Ils montèrent .
- Dmitri Fédorovitch , dit Alioscha, un de vos amis,
hier de passage ici, m'a chargé de vous remettre cette
bouteille de bonne vodka dont vous ne refuserez peut - être
pas de goûter après les fatigues du voyage.
-Certes, dit Mitia en clignant de l'œil . Oh ! la belle
couleur, fit-il en élevant la bouteille à la hauteur de la
lumière. Merci , moujik, vous en prendrez un verre avec
moi pour la peine . Ossip , en pourrait-on pas trouver des
verres ici !
- Je parie bien... chez un vieux soldat russe...

Il ouvrit un placard , et les premiers objets qu'on y aper


çut étaient une bouteille de vodka , vide , et des verres. Il
en prit deux, les posa sur la table, puis , après un moment
d'hésitation, en ajouta un troisième.
- Avec votre permission, dit-il en le tendant à Dmitri.
Dmitri remplit le verre.
- - Fameuse fit le soldat après avoir bu.
312 LES FRÈRES KARAMAZOV .

Il s'assit.
- Causez, ne vous gênez pas, reprit-il les yeux braqués
sur la bouteille .
Alioscha et Dmitri se retirèrent dans un angle de la
pièce, tournant le dos au vieux soldat.
Il les suivait de l'œil , et quand il fut sûr de n'être pas
vu, tout doucement il atteignit la bouteille , rappliqua à ses
lèvres et but sans bruit, longtemps. Quand il la4 reposa
sur la table, la bouteille était notablement allégée .
- Tout à l'heure il va ronfler, dit Dmitri.

- Et alors, tu prendras mon cafetan, continua Alioscha.


Et les fers ?
Alioscha lui montra la clef. Dmitri sourit de joie.
- Peut-être pourrions-nous... les ouvrir tout de suite,
murmura-t-il.
Alioscha se retourna : Karpenko avait de nouveau saisi
la bouteille, ses yeux se fermaient, il la heurta violem
ment en la reposant sur la table.
-Oui, dit Alioscha, nous pouvons.
Il ouvrit les fers.
Mitia laissa échapper un soupir de soulagement. Il
toucha ses chevilles un peu meurtries et regarda son frère
avec une expression singulière, une expression de grati
tude presque douloureuse à force d'être profonde . Alioscha
sourit.
- Libre, frère, dit-il .

Mitia le prit et le serra dans ses bras.


-
Maintenant, continua Alioscha, quitte tes habits et
prend mon cafetan . Grouschka t'attend . A deux cents pas
d'ici vous trouverez une tröïka... Très-bien , te voilà
LES FRÈRES KARAMAZOV . 313

déguisé en moujik... Vite , frère, ne perdons point de temps .


Va, et que le Christ soit avec toi ! ... Grouschka t'attend ,
répéta-t-il en voyant Mitia hésiter encore .
- Mais pourquoi ne sortons- nous pas ensemble?
-- Je suis entré seul , nous éveillerions l'attention. Va ,
frère, ne fais pas attendre davantage Grouschka . Partez
tout de suite et ne soyez pas inquiets à mon sujet ; je par
tirai moi-même aussitôt que Guerassim Mikhaïlovitch sera
rentré c'est convenu entre nous, dit Alioscha en se
détournant pour cacher sa rougeur.
--- Bien , dit Mitia, c'est un honnête homme dans son
genre ; si tu as sa parole , il ne te trompera pas.
-Adieu donc, frère...
Mitia s'arrêta un instant encore à considérer le visage
de son frère. Il disait plus tard que , jamais jusqu'alors et
jamais depuis, il n'avait vu tant de beauté sur une figure
d'homme ; Alioscha avait un sourire vraiment divin !
Dévouement, résignation , mépris de la souffrance , enthou
siasme froidement et consciemment exalté , ce sourire
disait tout cela . Mais enfin Mitia se ressouvint de Grous
chegnka et de cette liberté précieuse qu'un instant de
retard pouvait compromettre ; il sortit de la pièce, des
cendit en étouffant le bruit de ses pas, et Alioscha comprit ,
plutôt qu'il n'entendit , que son frère venait de fermer la
porte extérieure.
Alioscha tomba à genoux et pria longtemps , silencieuse
ment. On n'entendait dans la pièce que les ronflements
sonores de l'ivrogne endormi . Enfin, Alioscha se releva.
Il rayonnait d'une joie surnaturelle . Il se défit sans hâte
de ses habits, prit ceux que Mitia venait de quitter , assu
314 LES FRERES KARAMAZOV .

jettit tant bien que mal les fers à ses pieds et à ses mains,
puis , sans bruit , descendit dans la salle où dormaient les
prisonniers et les soldats.
L'aspect était sinistre, de ces corps étendus, immobiles,
sauf les rares et inconscients mouvements du sommeil.
Et Alioscha songeait que tous ces hommes étaient égale
ment condamnés, aussi bien les gardiens des forçats que
les forçats eux-mêmes, tous condamnés à une dure loi de
misère, de servitude , de violence, et que peut-être en nul
de ces cerveaux obscurcis ne jaillirait l'éclair de la bonté
miséricordieuse qui seule illumine le monde. « Il est bon
qu'un innocent descende parmi eux » , songea-t-il.
Alioscha s'étendit à la place qu'avait occupée Mitia.

VI

Il s'endormit presque aussitôt. Son esprit était si tran


quille, sa conscience si pure !
Et il eut un rêve.
Celui qu'il appelait son père , son maître et son grand
ami , le starets Zossima parut devant lui . Il s'approcha
d'Alioscha, lui imposa les mains sur le front, le baisa sur
les livres, et ce baiser rafraîchit étrangement le cœur du
jeune homme.
- Bien, fils, dit le vieillard . Ta vie commence aujour

d'hui, et elle commence bien. Je t'ai toujours beaucoup


LES FRÈRES KARAMAZOV . 315

aimé, Alexey ; je savais, en t'envoyant dans le monde , que


tu y resterais moine . Tu auras bien des adversaires, mais
eux-mêmes t'aimeront . Tu souffriras beaucoup, mais tu
trouveras le bonheur dans la souffrance ; tu béniras ta vie
et, ce qui vaut mieux encore , tu feras bénir ta vie par les
autres . Ne t'étonne donc jamais et ne murmure pas tu
souffriras par l'élection de Dieu , car il faut la souffrance
pour que s'accomplissent, selon Dieu, les destinées de
l'homme.
« En vérité, en vérité, je vous le dis : si le grain de froment
ne meurt après qu'on l'a jeté dans la terre, il demeure seul;
mais s'il meurt, il porte beaucoup de fruit.
< Ton danger, Alioscha , était que le malheur te manquât ;
la vie se levait pour toi fraîche et douce , et parmi nous, au
monastère , elle eût continué de même, indifférente à la
réelle vie, laquelle est toute faite d'épreuve . C'est pourquoi
e t'ai dit qu'il te fallait connaître le siècle , et je t'ai envoyé
dans le monde pour t'apprendre à goûter le vrai bonheur
des moines. Tu m'a compris ; tu as compris, âme innocente ,
âme heureuse , qu'il te fallait ta part dans les douleurs
humaines et que pour l'obtenir tu devais prendre sur toi
les péchés des autres . Je savais que toi seul pouvais sauver
toute ta famille, toi le doux parmi les violents. Et c'est
toi qui les as sauvés : c'est toi qui as épargné le crime
à Mitia, c'est toi qui as adouci les remords d'Ivan .
―――― Père, pourquoi vous étiez-vous incliné jusqu'à terre
devant Mitia?
-Ne m'interroge pas. J'avais prévu en lui quelque
chose de terrible , j'avais lu toute sa destinée dans son re
gard. Oh ! ce regard m'a épouvanté . Une ou deux fois dans
316 LES FRÈRES KARAMAZOV.

ma vie, j'ai rencontré chez certains hommes cette expres


sion : elle présageait le crime, et le présage , hélas ! s'est véri
fié. Le crime était en Mitia. Ta figure fraternelle a beau
coup adouci son cœur . Mais il souffrira, et ce sont en lui
les grandes souffrances de l'avenir que j'ai saluées . D'ail
leurs ne t'enorgueillis pas, tout vient de Dieu et c'est lui
qui t'a donné la force d'apaisement qui est en toi . Agis !
agis ! Aime pratiquement tes semblables, toute la gloire et
tout le mérite de l'homme sont dans la pratique de la cha·
rité . Tu agis aujourd'hui pour la première fois . Étends
désormais le champ de ton action . Tu te dévoues aujour
d'hui à ton frère dévoue-toi demain à ta famille, et en
suite à ta patrie et enfin à l'humanité. Alors, tu compren
dras que le seul réel paradis , c'est la vie . O enfants , vous
êtes dès aujourd'hui en paradis, mais vous ne voulez pas
le comprendre, parce que vous n'aimez pas , et par là
même vous êtes en enfer, car l'enfer n'est pas autre chose
que la souffrance de ceux qui ne peuvent pas aimer. Si les
hommes voulaient comprendre cette vérité, aussitôt la
terre ne serait qu'un paradis, et c'est la mission des moines
de faire comprendre au monde cette grande vérité . Ils
sont, par leur institution même, plus rapprochés que qui
conque du peuple, ---- du peuple russe, qui porte en germe
le salut de la Russie et de l'humanité car souviens - toi
que plus l'homme russe est de condition humble, plus il
y a de vérité en lui, parce qu'il est lui-même plus près
de la nature , de l'humble et simple nature. Regarde le
cheval, ce grand animal, et le bœuf, ce robuste travailleur
qui te nourrit : vois ces visages songeurs ! quelle soumis
sion, quelle exquise timidité ! quel dévouement pour celui
LES FRÈRES KARAMAZOV . 817

qui si souvent les frappe sans pitié ! quelle bonté ! quelle


patience ! quelle beauté ! Il est touchant de songer que de
tels êtres sont sans péché , car tout est parfait, Alexey , tout
est sans péché, sauf l'homme. Le Christ est avec les bêtes
avant d'être avec nous. Et comment pourrait-il en être
autrement? La Parole a été dite pour tous, et toute la
création tend vers elle qu'elles s'en doutent ou non,
les petites feuilles, par le mystère de leur vie sans péché,
les petites feuilles des arbres pleurent vers le Christ et lui $
chantent des louanges qui lui sont plus agréables que
toute notre éloquence . Humilité, charité, toute la vérité
est là, et je te dis que notre mission à nous, moines , est
de persuader le monde de cette vérité . Car, malgré la hié
rarchie apparente, il n'y a point de premier » parmi
nous. Nous nous servons les uns les autres, et chacun de
nous sait qu'il est coupable devant tous. Le monde nous
raille et se plaint grossièrement de la proverbiale inutilité .
du clergé noir . Mais combien , dans ce clergé noir,
d'hommes modestes et sincères qui ne cherchent que l'iso
lement, la paix et la prière ! Et c'est de ces altérés de prière
et de solitude que viendra le salut de la terre russe . Ils
conservent la Vérité , telle qu'elle leur fut léguée par les
premiers Pères, les martyrs et les Apôtres. Quand il faudra,
ils viendront la répéter au monde chancelant. Vois donc :
les laïques n'ont que la science qui ne parle qu'à la logique
des sens ; quant au monde spirituel, ils le rejettent avec
majesté et dégoût, et, fondés sur leur science, ils ont pro
clamé la liberté . Mais qu'est devenue la liberté entre leurs

Expression russe, les moines.


318 LES FRÈRES KARAMAZOV .

mains? L'esclavage et le suicide. Le monde dit au pauvre :


« Tu as des besoins ? Satisfais-les . Tes droits sont égaux à
ceux des riches . » Mais satisfaire ses besoins , c'est les multi
plier, car d'un désir contenté naît un nouveau désir. Et voilà
la liberté, telle que l'entend le siècle. Elle engendre pour le
riche l'isolement et le suicide moral , pour le pauvre l'en
vie et le crime . « Tes droits sont égaux à ceux des riches ! »
Et tes moyens ? Et les riches se gavent et meurent de plé
thore, sans avoir trouvé dans les raffinements du luxe un
vrai contentement : et les pauvres , aux yeux de qui ces
raffinements, par cela même qu'ils les ignorent , passent
pour des réalités de parfaite béatitude , les pauvres , qui du
luxe n'ont que le rêve, se procurent ce rêve par le vin et
meurent d'alcoolisme. Un jour , au lieu de vin , on boira le
sang... Alexey, ces riches et ces pauvres , oserais-tu les
appeler des gens libres ? J'ai connu un démagogue ; il me
racontait lui - même que, privé de tabac en prison , il souf
frait tant de cette privation qu'il avait failli renier pour
une pipe les doctrines mêmes auxquelles il avait sacrifié
sa liberté. C'était pourtant un de ces hommes qui disent :
« Je me dévoue à l'humanité . » Oui , oui, un dévouement
rapide, l'héroïsme d'une heure , passe encore mais ils
sont incapables d'une longue souffrance, parce qu'il sont
esclaves de leurs sens . Par eux , la liberté est devenue un
esclavage pire que l'esclavage antique car l'esclave ro
main était au moins libre quand il pouvait échapper au
――――
regard du maître , mais tu n'échapperas jamais à ton
propre regard. - Au lieu de servir l'unité humaine, les
démagogues ont créé le morcellement des classes- riches
et pauvres ― et l'égoïsme individuel. Autre est la mission

CucanvaalDee”
LES FRÈRES KARAMAZOV . 319

des moines. On raille leurs jeûnes et leurs prières . C'est


dans ces mortifications pourtant que consiste la vraie liberté .

ti Je refrène mes désirs, j'humilie mon indépendance , je


mortifie ma chair, et c'est par là que j'arrive à la liberté
ila
de l'esprit et à la joie spirituelle . Qui donc sera , plus que
rle
ce libre et ce joyeux , capable de porter la grande pensée
en.
et de la servir ? Compare au riche ce libéré de la tyrannie
=>
des choses et des habitudes. On reproche au moine son
ole
isolement : « Tu fais ton salut entre les quatre murs de
e un
ton monastère, et les devoirs mutuels de l'humanité , tu
i ces
les oublies ! » Ah ! l'isolement n'est pas chez nous , il est
Ssent
chez les riches égoïstes et corrompus , il est chez les pau
ui du
vres vicieux et malheureux . C'est de nous autres que sor
vin et
tira le libérateur du peuple, et ce sont ces mêmes moines,
ira le
fortifiés de jeûne, de prière et de silence, qui se lèveront
-tu les
pour la grande cause . Je te le répète , c'est dans le peuple
; il me
qu'est le salut de la Russie, et le moine russe fut toujours
il souf
en communion avec le peuple. Il à nos croyances, et nul
er pour sans ces mêmes croyances n'obtiendra jamais d'influence
sacrifié
sur lui. Le peuple vaincra l'athéisme, et quand le peuple
disent: aura triomphé, nous n'aurons plus qu'une seule Église ortho
Quement doxe . Gardez donc le peuple, moines, veillez sur son cœur,
mais ils élevez lentement son esprit, voilà votre mission actuelle .Elle
qu'il sont est toute de douceur , car la force est avec les doux , avec
venue un les charitables. En Europe, le peuple s'insurge violemment
clave ro contre les riches ; les démagogues le mènent au carnage
happerau et lui enseignent que sa colère est juste. Maudite soit cette
nais à ton colère, car elle est cruelle ! Oh ! Alexey , serait- ce donc un
naine, les rêve que l'homme à la fin pût prendre sa joie dans les
s-riches exploits pacifiques d'une science non plus négatrice et dans
la mission
320 LES FRÈRES KARAMAZOV.

l'amour, et qu'il se détournât enfin de la cruauté sensuelle ,
de la débauche de la vanité ? Pour moi , je crois que les temps
sont proches, je crois que nous allons accomplir cette
œuvre avec le Christ ; combien de choses se sont produites
dans l'humanité, lesquelles, dix ans auparavant, parais
saient impossibles ! L'heure a sonné, et elles se sont accom
plies. A mon tour, je demande aux railleurs : « Et vous,
quand donc établirez- vous ce règne de la justice dont vous
parlez tant ? Il y a longtemps , mes maîtres , que vous êtes à
la tâche , et vous n'avez guère produit qu'une aggravation
notable dans l'état social ! Vraiment, après ces résultats,
si vous croyez posséder la vérité , il faut que vous soyez
encore plus rêveurs que nous-mêmes ! » Alexey, j'attends
beaucoup de toi. Souviens-toi que nul n'a le droit de
juger . Le juge même, assis sur sa chaise, est peut- être plus
coupable que le criminel du crime sur lequel lui , juge, va
se prononcer. Qui sait ? Si le juge était juste, peut - être le
criminel ne serait pas coupable. Toutes les fois que tu le
pourras, comme tu le fais aujourd'hui , prends donc sur
toi les péchés et les crimes de celui que ton cœur sera
tenté de condamner , souffre à sa place et laisse-le partir
sans reproche. D'ailleurs , demeure sans crainte ; tu tra
verseras victorieusement cette épreuve, et peut-être les
hommes vont-ils t'acclamer pour cette action qui ré
prouve leur arrêt, car ce sont des enfants, et cet éclat
d'héroïsme que toi - même tu n'as pas vu dans ta simple
action quand tu passais à tes jambes et à tes mains les fers
de ton frère , ce mirage les séduira... Ils ne verront que
lui... On peut beaucoup sur les hommes en les éblouis
sant. »

Dow
LES FRÈRES KARAMAZOV . 321

Le moine s'inclina sur Alioscha et lui traça lentement


le signe de la croix sur le front, sur les lèvres et sur la
poitrine.
Alioscha ouvrit les yeux, un sourire d'une douceur
infinie éclaircit son visage... - La salle était pleine de
bruit, le jour se levait ; Alioscha distingua des figures gros
sières et brutales en cercle autour de lui et qui le regar
daient, figures basanées de moujiks soldats , esclaves
aveugles du knout et de la consigne, que le sentiment de
leur culpabilité évidente et du châtiment certain faisait en
ce moment vraiment tragiques de crainte à la fois et de
cruauté. ― Alioscha souriait.

VII

Il va sans dire qu'il fut ramené à petites journées dans


notre ville et que son procès fut instruit sans retard .
L'affaire était claire , l'infraction évidente, si évidente que
le coupable n'avait échappé qu'à grand' peine à la juste
colère de Konstantin Semenovitch . Sans l'intervention de
Guerassim Mikhailovitch, le soudard eût fait lui - même
justice de ce misérable qui avait en sa personne outragé
les institutions et les lois de la sainte Russie » . Jekhlov
n'apaisa le sous - officier furieux qu'en l'assurant qu'Alexey
Fédorovitch serait absolument condamné aux travaux
forcés à perpétuité , mais que lui , Bondarev, risquait fort,
en se substituant aux autorités qu'il voulait venger, et
}
11
1
1

322 LES FRÈRES KARAMAZOV .

commettait par là même le crime justement d'Alioscha, etc.


Bondarev se rendit à ces bonnes raisons . D'ailleurs Gue
rassim Mikhailovitch avait personnellement un très- pro
fond mépris pour Alioscha , cet imbécile qui ouvrait une
porte à un autre pour s'enfermer lui - même quand il aurait
si bien pu rester libre ! « Quel sot ! pensait Jekhlov .
Alioscha fut donc, comme nous l'avons dit, ramené à la
ville . Le procès ne fut pas long, mais il eut une issue si
extraordinaire que , j'en suis sûr , nul de ceux qui ont
assisté à la scène finale de cet étrange drame n'ont dù
l'oublier.
Katherina Ivanovna , qui avait compris le motif réel de
l'étrange dévouement d'Alioscha, de ce dévouement era
géré, mystique , craignait que le jeune homme , dans ce
même esprit de mysticisme et d'exagération , se laissât con
damner sans chercher à se sauver . Elle le supplia donc de
lui permettre d'appeler un avocat célèbre, non pas celui
qui avait défendu Mitia , un autre , meilleur encore, un
mystique comme vous, qui vous comprendra... >
- Non, Katherina Ivanovna, n'appelez personne et ras
surez-vous.
- Mais je vous en supplie ! A quoi bon vous perdre si
vainement ? Laissez-vous défendre ! .. On comprendra si
bien !... c'est si beau ! .. Dieu , que je vous admire ! quel
homme vous êtes, Alexey ! Oh ! un homme très- précieux ,
très-utile à tous ceux qui vous approchent ! Quel bien vous
ferez quand votre influence aura un champ plus vaste !
Mais c'est pour cela même qu'il ne faut pas vous perdre
misérablement , sans profit pour personne...
Sœur, je ne sais si vous me comprenez bien . Il y a
LES FRÈRES KARAMAZOV 323

une justice humaine et il y a une justice divine. Quand fa


première se trompe, elle est quelquefois réformée par la
seconde , qui ne dédaigne pas d'employer pour cette grande
œuvre de faibles instruments comme moi . Mais une fois
cette correction divine accomplie, ce qui ne peut jamais
se faire sans une violation de l'ordre public, il faut que
cette violation mème soit punie ou pardonnée . Je ne veux
point avoir fait aux juges russes une gratuite injure . J'ai
pris la place de mon frère qu'ils avaient condamné injuste
ment ; mais ce faisant, j'ai moi-même commis une injus
tice, car les arrêts de nos juges sont vénérables jusque
dans leurs erreurs . D'ailleurs , je n'ai pu , comme je l'espérais,
sauver Mitia sans compromettre ses gardiens . Enfin, s'il
6
n'était coupable en fait , Mitia l'était en pensée ; si donc je
suis condamné, j'expierai sa pensée et mon action .
- Mais c'est une folie ! vous avez l'âme trop grande ,

Alexey, vous êtes trop nécessaire à notre pauvre pays,


vous n'avez pas le droit de vous sacrifier si légèrement !
Alioscha haussa les épaules avec impatience.
- Pardon, Katherina Ivanovna, mais comment ne com

prenez-vous pas que je ne puis ètre utile que si je suis


irréprochable ? fit-il avec une voix extraordinairement
vibrante. Pour conduire les hommes au bien , il faut avoir
le droit de les guider, il ne faut pas qu'on puisse dire
d'Alexey Karamazov Ce moine est un voleur ! » Car
j'aurai volé la liberté de mon frère tant qu'on ne me
l'aura pas accordée par le pardon ou rendue par le châti
ment. D'ailleurs, je me défendrai , mais n'appelez personne,
Katherina Ivanovna, je me défendrai moi-même , je sais ce
que je dirai...
324 LES FRÈRES KARAMAZOV .

Cette scène se passait à la prison , dans la cellule où


Alioscha avait été enfermé . A ce moment, la porte s'ouvrit
et madame Khokhlakov entra . La bonne dame se préci
pita sur Alioscha en poussant des cris et des gémissements.
Alioscha se dégagea doucement.
――― Ah ! mon Dieu, Alexey Fédorovitch , s'écria madame

Khokhlahov ; Alexey Fédorovitch - est-ce bien vous , vous


que je vois ici dans ce lieu de crime et de châtiment ?
Mais je sais tout ce que vous avez fait c'est noble , c'est
sublime , c'est digne de vous ! ... Si j'étais de vos juges, je
vous décernerais une récompense ... Seulement, vous qui
sauvez tout le monde , soyez tout à fait généreux , sauvez
ma fille, faites une prière , dites seulement un mot à
Dieu... Au moins , est-il aux mines d'or ?
Qui donc, maman ? le bon Dieu ? fit la voix perçante
de Liza , dont on n'avait pu introduire le fauteuil dans la
cellule et qui restait dans le corridor sombre.
- Liza est ici ? s'écria joyeusement Alioscha . "
Oui , il a fallu l'amener ! Je lui disais qu'elle ne pour
rait entrer, mais elle a insisté... Vous savez comme elle
/
est , Alexey Fédorovitch ! ... Mais non , Liza ! ... Je parlais
de Dmitri Fédorovitch... continua-t- elle en se tournant
vers le corridor . Eh bien , oui , elle est malade et son mal
a empiré depuis ces derniers événements ... depuis ces
dangers que vous courez ... Ah ! cela, c'est plus terri
ble que tout ! ... Si vraiment vous ne plaisantiez pas l'autre
jour , si vous étiez sincère quand vous lui parliez ma
riage , je crois que le salut est là . Épargnez-la , époușez-la,
Alexey Fédorovitch , je vous la donne avec ma bénédic
tion !...
LES FRÈRES KARAMAZOV . 325

Madame Khokhlakov fit un grand geste pathétique ; mais


elle fut tout à coup déconcertée par une nouvelle fusée
de rire de Liza, le rire le plus frais, le plus franc et aussi
le plus impertinent du monde.

D'ailleurs , je ne suis pas venue pour vous parler de
cela . Liza rit toujours, c'est bien ; les choses iront comme
il plaira à Dieu !... C'est de vous, Alexey Fédorovitch , que
je voulais vous parler .
- Non, non, fit Alioscha avec un doux sourire , parlons
de Liza, et je vous prie, laissez-moi m'approcher d'elle
jusqu'au seuil, que je puisse la voir .
- A la bonne heure ! s'écria Liza , d'une voix gaie tou
jours et pourtant mouillée de larmes.
Alioscha s'avança jusqu'au seuil du corridor et aperçut
dans l'ombre la jeune fille .
- Bonjour, Liza, bonjour ma chère !
- « Ma chère ! » Il ose me dire « Ma chère ! ….. »

Et pourquoi pas, Liza ? Avez-vous oublié que je vous


aime ?
-
- Si vous m'aimiez , auriez-vous fait cela ? Non , je
n'existe pas pour vous, vous ne m'aimez pas, vous ne
m'avez jamais aimée .
- Liza !...c'est mal , je vous avais pourtant dit
que , dans
les affaires graves, je ne consulterais que ma conscience.
-
— Oui , c'est vrai, c'est vrai….. je suis une sotte, mais je
vous aime, Alexey! Qu'allez -vous, qu'allons - nous devenir ?
mon Dieu !
Elle pleurait.
Tranquillise-toi, Liza : je traverserai victorieusement cette
épreuve...
826 LES FRÈRES KARAMAZOV.

Au bout d'une heure, Alioscha congédia ses visiteurs ,


car le moment de sa comparution devant le tribunal appro
chait. Il y avait peu de témoins à entendre , le fait était
évident, palpable ; ce fut plutôt par un sentiment de pitié
que par scrupule de conscience que les juges prolongèrent
durant trois jours les débats .
Ce procès fut tout différent de celui de Mitia. Alioscha
était adoré autant que Dmitri détesté . Tous souhaitaient ,
demandaient son acquittement. Le réquisitoire du procu
reur se ressentit de ces dispositions à la bienveillance . Lui
mème insista sur la grande jeunesse de l'accusé , sur les
sentiments de mysticisme qui avaient pu l'amener à violer
les lois civiles pour mieux servir , peut-être , quelque supé
rieure loi morale que lui seul connaissait . Après avoir tou
tefois requis l'application des lois pénales, le procureur
conclut ainsi
C'est un Karamazov encore, Messieurs , qui comparaît
devant vous. Il n'échappe point à la violence héréditaire ;
mais remarquez - le. cette violence est une force dirigée
vers le bien . Elle peut avoir toute la vertu de cette foi qui
transporte les montagnes.
" Alexey Fédorovitch a agi , je n'en doute pas, dans un
but noble , d'après une conviction profonde, et, de son
acte, il n'entend point évitér la responsabilité. Il ressort
de la déposition de Guerassim Mikhailovitch qu'au moment
où Dmitri Fédorovitch s'est évadé, rien absolument n'em
pêchait son frère de le suivre . Si ce n'est donc par folie ,
ce ne peut être que par sentiment de justice, par honnė
teté, que l'accusé est resté là pour répondre à ses juges ,
— vous avez vu vous -mêmes avec quel respect, avec quelle
LES FRÈRES KARAMAZOV . 327

sincérité. Or, de sa conduite ici mème et de l'expertise


médicale, il résulte que l'accusé a toute sa raison . Ce
n'est donc pas en présence d'un criminel ordinaire que
nous sommes . Je dirais presque que nous ne sommes pas
en présence d'un criminel . L'infraction est constante,
mais les sentiments que nous sommes accoutumés à con
stater dans l'esprit des criminels, le mépris des juges , la
révolte contre les lois , le désir de donner le change à
l'instruction, ce sont ces sentiments de criminalité dont
nous constatons l'absence chez Alexey Fédorovitch . Il n'est
point de mon rôle de demander que les yeux de la justice
se ferment ; mais pourtant , je ne puis m'empêcher de vous
inviter, messieurs , à la bienveillance ; il semble même que
je doive le faire , puisque l'accusé demeure devant nous
sans défense, car j'ai su qu'il a refusé l'aide d'un des plus
célèbres maîtres du barreau russe. H ne veut point que
des artifices d'éloquence puissent vous aveugler. A coup
sûr , vous trouveriez injuste , messieurs , que ces artifices
dont il refuse de se couvrir , nous les employions contre
lui.
A
Le procureur s'assit, son discours fut salué par une
triple salve d'applaudissements que le président ne put
réprimer. On s'attendait qu'Alioscha, à la question ordi
naire Accusé , qu'avez-vous à dire pour votre dé
fense ? » répondrait par ce doux hochement de tète qui
lui était habituel . Mais , à la surprise générale , il se
leva.
Il se fit un silence absolu. La jeunesse de l'accusé, sa
beauté, son attitude à la fois modeste et fière , tout lui ·
conciliait l'affection et l'admiration générales. Et en son
328 LES FRÈRES KARAMAZOV .

geant qu'il y allait pour lui des travaux forcés à perpé


tuité, toutes les femmes pleuraient.
« Ce n'est point une défense que j'entends faire devant
vous, murmura Alioscha . Sauf quelques exagérations de
la part du sous-officier Konstantin Semenovitch , les faits
vous ont été exposés dans toute leur vérité . Je ne nie
rien. Je vous ai repris la liberté de mon frère, victime
d'une erreur judiciaire dont, d'ailleurs, je n'accuse per
sonne ici. Le concours des circonstances qui ont causé la
mort de mon père devait égarer la justice. Le passé de
mon frère Dmitri , ses relations violentes avec mon père ,
l'égarement de mon frère Ivan, tout aceusait celui que
vous avez condamné, et qui pourtant, messieurs, est inno
cent. Car il est innocent ! Je n'entreprendrai point de
vous le démontrer, il est trop tard et vous ne me croiriez
pas plus que vous ne m'avez cru alors ; mais ma conviction
est absolue, et, ainsi que l'a dit avec bienveillance M. le
procureur, c'est elle qui m'a fait agir comme j'agirais
encore si ce n'était déjà fait . Je ne nie rien , mais je
ne regrette rien . Je m'abandonne à votre jugement. Si
vous me condamnez, vous aurez certes agi en votre âme
et conscience, ce sera strictement juste et je ne suis resté
entre vos mains — car il est très-vrai quej'aurais pu m'évader
avec mon frère - que pour vous laisser le moyen de me
punir comme vous en avez le droit. Innocent pour inno
cent, que vous importe lequel ? J'ai revètu, en prenant sa
place, la personnalité de mon frère, je suis pour vous, mes
sieurs , Dmitri Fédorovitch Karamazov. S'il est coupable ,
pourquoi n'ai-je pas poursuivi ma route vers la Sibérie ?
Je pense toutefois que vous ferez bien de me rendre la
LES FRERES KARAMAZOV . 329

liberté, de m'acquitter, parce que, et seulement pour cela,


Dmitri Fédorovitch Karamazov est innocent - du moins
en fait. Il vous a déclaré lui - même qu'il avait eu le désir
de tuer. Certes , l'intention équivaut à l'action. Pourtant ,
les secrets désirs vous échappent . Vous n'avez pas le droit
de les poursuivre dans les mystérieuses retraites du cœur .
Et d'ailleurs, dans les grandes âmes , de tels désirs sont
suivis, presque autant que les actions, de remords qui les
châtient. Mon frère échappe au bagne , mais il reste empri
sonné dans sa conscience . Toutefois , puisque le désir a été
révélé, ce châtiment invisible du remords serait peut- être
insuffisant. Il faut une peine publique au criminel désir
public . Vos codes n'ont point édicté de peines contre de
tels crimes intimes, eh bien , messieurs , faites justice ! Vous
ne pouvez point me punir d'un meurtre dont vous ne
songez pas à m'accuser, mais par le fait mème, et même
indépendamment de votre volonté, en me punissant, si
vous me punissez, ce sera la mauvaise pensée de mon
frère que vous aurez poursuivie. Car, sachez - le, je me suis
constitué votre prisonnier, seulement parce que je me
suis souvenu d'avoir entendu mon frère accompagner de
menaces de mort le nom de mon père . Non pas que je
croie qu'il aurait jamais pu exécuter ses menaces ; mais ces
menaces sont un crime et un scandale expiés du reste
peut-être déjà par l'humiliation d'une injuste condamna
tion . Ainsi , diversement , tous les coupables ont été châtiés :
mon frère Ivan , de ses erreurs purement spirituelles, par
l'égarement - momentané, plaise à Dieu ! - de son
esprit ; l'assassin, de mort; et mon frère Dmitri, par une
sorte de dégradation morale. J'estime donc que votre jus
33:0 LES FRÈRES KARAMAZOV .

tice devrait être satisfaite . Je n'ai rien de plus à dire,


messieurs, sinon que j'accepte d'avance en toute humi
lité et que je respecte votre jugement, quel qu'il puisse
être. »
Il se tut, l'émotion était telle qu'elle ne se manifesta
que par un silence de mort entrecoupé seulement de
sanglots. La séance fut suspendue de fait pendant dix
minutes.

VIII

Tout à coup, dans ce silence un bruit insolite attira


l'attention générale du côté de la porte. Pâle, échevelée ,
chancelante, une jeune fille entrait, de qui tout le monde
s'écartait avec une sorte de crainte superstitieuse.
- Liza ! s'écria Katherina Ivanovna, et elle courut à la

jeune fille . Mais Liza , silencieuse , la repoussa d'un geste,


et marchant droit devant elle , le regard fixe , s'arrêta
immobile devant le tribunal . Le public, les jurés , les juges,
tout le monde se leva ; le président fit un signe à l'huissier,
qui s'empressa de soutenir la jeune fille. Il était temps,
elle défaillait. Soudain, elle se retourna vers Alioscha qui
la considérait avec des yeux pleins de larmes de joie ; d'un
geste puéril et charmant, elle lui envoya un baiser, puis
s'adressant aux juges, elle s'écria d'une voix singuliè
rement perçante .
>
LES FRÈRES KARAMAZOV. 831

- C'est un juste ! Il m'a sauvée !


Elle s'évanouit.
Cette guérison miraculeuse, - quoiqu'elle s'explique
peut-être physiologiquement par la réaction nerveuse
d'une très-vive émotion, -
— émerveilla l'assistance . Chacun
connaissait la maladie de Liza, nul n'hésitait à attribuer à
Alioscha ce rétablissement inattendu .
L'effet fut prodigieux . Tout le monde s'agitait, parlait ;
le président ne songeait même pas à réclamer l'ordre et le
silence. Les juges partageaient l'émoi général . Alioscha
seul restait calme . Il souriait à tous ces visages où se
peignait tant d'amour pour lui ; des larmes lui venaient
aux yeux , de ces larmes sereines, mieux que de joie ,
mieux que de bonheur.
Enfin, chose sans exemple peut- être dans nos fastes
judiciaires, le président demanda aux jurés s'ils voulaient
se retirer dans la salle des délibérations . Mais tous ensemble ,
et sans se consulter, répondirent que ce n'était pas néces
saire ; séance tenante, Alioscha fut acquitté.

Katherina Ivanovna l'emmena chez elle , ainsi que Liza.


On avait eu de la peine à dérober aux ovations ce héros
du jour, mais il dominait tous ceux qui l'approchaient par
son calme extraordinaire. Chez Katherina Ivanovna, on
retrouva madame Khokhlakov, qui , ne sachant où était
sa fille , la cherchait et pensa mourir de joie en la
voyant marcher. Ce jour même , les fiançailles des
deux jeunes gens furent faites. Madame Khokhlakov
fut à cette occasion, moins exubérante qu'elle n'avait
832 LES FRÈRES KARAMAZOV .

coutume. Quant à Katherina Ivanovna, elle considérait


Alioscha avec une admiration religieuse . Et lui, souriant
toujours, avait parfois d'étranges regards dans le vague ,
au loin, comme s'il contemplait à l'avance ses destinées.
Ivan était toujours fou.
1

BIN.
TABLE DES MATIÈRES

DU TOME SECOND

TROISIÈME PARTIE
(Suite. )
Pages.
LIVRE VII. - Mitia . . 1
-- VIII. -- L'instruction. 74

QUATRIÈME PARTIE
LIVRE IX . Ivan. . . 139
--- X. - Une méprise judiciaire . 229
ÉPILOGUE • 277

PARIS, TYPOGRAPHIE PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE. — 23141 .


që"
shtry
amle
1
University of California
SOUTHERN REGIONAL LIBRARY FACILITY
Return this material to the library
from which it was borrowed .

'REC'D LD-URL

OL OCT 02 1989
OCT 1 2 1903

"
UC SOUTHERN REGIONAL LIBRARY FACILITY

A 000 039 060


EN VENTE A LA MÊME LIBRAIRIE

LITTÉRATURE RUSSE
DOSTOÏEVSKY
Le Crime et le Châtiment, traduit par V. DERÉLY. 1 vol.. 3 fr. 50
Souvenirs de la Maison des Morts, traduit par M. NEYROUD, avec une
préface du vicomte E.-Melchior DE VOGUE. 1 volume 3 fr. 50
Les Frères Karamazov, traduit et adapté par E. HALPERINE-KAMINSKY et
Ch. MORICE, avec un portrait de Dostoievsky. 1 vol. 3 fr. 50
Humiliés et Offensés, traduit par Ed. HUMBERT. 1 vol. 3 fr. 50
L'Idiot, traduit par V. DERELY, préface du vicomte E.-M. DE VOGUE. 2 vol. 7 fr. >
Cte LEON TOLSTOÏ
Contes et Fables, traduit par E. HALPERINE-KAMINSKY, précédé d'une préface
de l'auteur. 1 vol .. 3 fr. 50
PISEMSKY
Mille âmes, traduit par V. DERELY. 2 vol. 7 fr. >
Les Faiseurs (Miéchtchanié), traduit par V. DERELY. 1 vol . 3 fr. 50
GONTCHAROF
Marc le nihiliste, roman de moeurs russes, traduit par E. GOTHI.1 vol. 3 fr. 50
KRESTOVSKY
Madame Ridnieff, traduit par V. DERELY. 1 vol. 3 fr. 50
KRILOF
Fables de Krilof (le La Fontaine russe), traduites en vers français par
Charles PARFAIT . 3 fr. 50
W. GARCHINE
Nadejda Nikolaevna, traduit par N. et E. HALPERINE-KAMINSKY. 1 Vol. 1 fr. >
GARCHINE - I. BOUKHANOFF- Mme KOHANOVSKY
Barines et Moujiks, traduit par N.-A. KOLBERT. 1 vol..... 3 fr. 50
TSAKNI
La Russie sectaire (sectes religieuses) . 1 vol. · 999 3 fr. 50
Vie E.-M. DE VOGUE
Le Roman russe. 1 vol. in-16. 3 fr. 50
Maxime Gorky. L'Euvre et l'Homme. Brochure. 1 fr. >
J. PATOUILLET
Ostrovski et son théâtre de mœurs russes. 1 vol. in-8° ...... 10 fr >
DUCHESNE Univ
Michel Iouriévitch Lermontov. Sa vie et ses œuvres. 1 vol. in-8°.
WALISZEWSKI So
Le Roman d'une impératrice. Catherine de Russie. 1 vol. in-8°.
(Couronné par l'Académie française, prix Thérouanne. ) I
PARIS . TYP. PLON-NOURRIT ET cie, 8, RUE GARANCIERE. 23141.
Majoration temporaire de 30 % sur le prix des volumes à 3'50
Majoration temporaire de 20 % sur les volumes d'autres prix.
(Déc. synd . février 1918.)

Vous aimerez peut-être aussi