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TAYLOR

INSTITUTION

LIBRARY

ST. GILES OXFORD


V5 , C3 , 1766

VOLTAIRE FOUNDATION FUND


O
600
зо
henri Etienne heurdafey

1.

1
CANDIDE ,

ου

L'OPTIMISME ,

TRADUIT DE L'ALLEMAND

DE

MR. LE DOCTEUR RALPH.

Par M. de V.

M. DCC. LXVI.

J
R
O
L
Y
A
T
‫ܐ܂‬ UNIVO
13 20
" 1705
OF OXFAS
K
CANDIDE ,

ου

L'OPTIMISME.

CHAPITRE PREMIER.

Comment Candide fut élevé dans un


- beau Château , & comment il fut

chaffé d'icelui.

Ly avait en Weftphalie, dans


le Château de Mr. le Baron de
Thunder-ten-tronckh , un jeune
garçon à qui la nature avait don
né les mœurs les plus douces. Sa phyfiono
mie annonçait fon ame. Il avait le jugement
A 2

heurdefen
4 CANDIDE ,

affez droit , avec l'efprit le plus fimple ; c'eft ,


je crois , pour cette raifon qu'on le nommait
Candide. Les anciens domeftiques de la mai
fon foupçonnaient qu'il était fils de la fœur
de Mr. le Baron , & d'un bon & honnête
Gentilhomme du voifinage , que cette De
moiſelle ne voulut jamais épouſer , parce
qu'il n'avait pu prouver que foixante & onze
quartiers , & que le refte de fon arbre gé
néalogique avait été perdu par l'injure du
tems.
Monfieur le Baron était un des plus puif
fans Seigneur de la Weftphalie , car fon
Château avait une porte & des fenêtres.
Sa grande Salle , même , était ornée d'une
Tapifferie. Tous les chiens de fes baffes
cours conpofaient une meute dans le be
foin; fes palefreniers étaient fes piqueurs ;
le Vicaire du village était fon grand Au
mônier. Ils l'appellaient tous Monſeigneur ,
& ils riaient quand il faifait des contes.
Madame la Baronne , qui pefait environ
trois cens cinquante livres , s'attirait par- là
une très-grande confidération , & faifait
les honneurs de la maifon avec une di
OU L'OPTIMISME 5
gnité qui la rendait encor plus reſpecta
ble. Sa fille Cunégonde , âgée de dix-fept
ans , était haute en couleur , fraîche , graf
fe , appétiffante. Le fils du Baron paraiſſait
en tout digne de fon pere. Le Précepteur
Panglofs était l'oracle de la maiſon , & le
petit Candide écoutait fes leçons avec tou
te la bonne foi de fon âge , & de fon ca
ractere.
Panglofs enſeignait la Métaphifico-théo
logo-cofmolo-nigologie. Il prouvait admi
rablement qu'il n'y a point d'effet fans
caufe , & que dans ce meilleur des Mon
des poffibles , le Château de Monſeigneur
le Baron était le plus beau des Châteaux
& Madame la meilleure des Baronnes pof
fibles.
Il eſt démontré , difait-il , que les cho
ſes ne peuvent être autrement : car tour
étant fait pour une fin , tout est néceſſai
rement pour la meilleure fin. Remarquez
bien que les nez ont été faits pour por
ter des lunettes , auffi avons-nous des lu
nettes. Les jambes font viſiblement inſti →
tuées pour être chauffées , & nous avons
A 3
6 CANDIDE ,

des chauffes. Les pierres ont été formées


pour être taillées , & pour en faire des
Châteaux ; auffi Monfeigneur a un très
beau Château , le plus grand Baron de la
Province doit être le mieux logé : & les
cochons étant faits pour être mangés , nous
mangeons du porc toute l'année : par con
féquent , ceux qui ont avancé que tout eft
bien , ont dit une fottife : il fallait dire que
tout eft au mieux.
Candide écoutait attentivement , &
croyait innocemment ; car il trouvait Ma
demoiſelle Cunégonde extrêmement belle,
quoiqu'il ne prît jamais la hardieffe de le
lui dire. Il concluait qu'après le bonheur
d'être né Baron de Thunder ten-tronckh ,
le fecond degré de bonheur était d'être
Mademoiſelle Cunégonde , le troifieme de
la voir tous les jours , & le quatrieme
d'entendre Maître Panglofs , le plus grand
Philofophe de la Province , & par confé
quent de toute la Terre.
Un jour Cunégonde en fe promenant
auprès du Château , dans le petit bois
qu'on appellait Parc , vit entre des brouf
1
OU L'OPTIMISME. 7
failles le Docteur Panglofs qui donnait
une leçon de Phifique expérimentale à la
femme-de-chambre de fa mere , petite bru
ne très-jolie & très-docile. Comme Ma
demoiſelle Cunégonde avait beaucoup de

difpofition pour les fciences , elle obferva ,


fans foufler , les expériences réitérées dont
elle fut témoin ; elle vit clairement la rai
fon fuffifante du Docteur , les effets & les
cauſes : & s'en rerourna toute agitée , tou
1
te penfive , toute remplie du defir d'être
favante ; fongeant qu'elle pourrait bien
être la raiſon fuffifante du jeune Candide ,
qui pouvait auffi être la fienne.
Elle rencontra Candide en revenant au
Château, & rougit ; Candide rougit auffi ;
elle lui dit bonjour d'une voix entrecou
pée , & Candide lui parla fans favoir ce
qu'il difait. Le lendemain après le dîner
comme on fortait de table , Cunégonde &
Candide fe trouverent derriere un para
vent ; Cunégonde laiffa tomber fon mou
choir , Candide le ramaffa , elle lui prit
innocemment la main , le jeune homme
baifa innocemment la main de la jeune
8 CANDIDE,
Demoiſelle avec une vivacité , une fenfibi
lité , une grace toute particuliere ; leurs
bouches fe rencontrerent , leurs yeux s'en
flammerent, leurs genoux tremblerent, leurs
mains s'égarerent. Monfieur le Baron de
Thunder-ten-tronckh pafla auprès du pa
ravent, & voyant cette caufe & cet effet
chaffa Candide du Château à grands coups

すde pied dans le derriere ; Cunégonde s'éva


nouït ; elle fut foufletée par Madame la Ba
ronne dès qu'elle fut revenue à elle-même ;
& tout fut confterné dans le plus beau & le
plus agréable des Châteaux poffibles.

CHAPITRE II.

Ce que devint Candide parmi les

Bulgares.

ndide chaffé du Paradis terreftre


Andide ,
marcha long-tems fans favoir où , pleurant ,
levant les yeux au Ciel , les tournant fou
vent vers le plus beau des Châteaux , qui
renfermait la plus belle des Baronnettes ; iĮ
fe coucha fans fouper au milieu des champs
OU L'OPTIMISM E. 9
entre deux fillons , la neige tombait à gros
flocons. Candide tout tranfi fe traîna le len
demain vers la Ville voifine , qui s'appelle
Waldberghoff- trarbk - dikdorff , n'ayant
point d'argent , mourant de faim & de laf
fitude , il s'arrêta triftement à la porte d'un
cabaret. Deux hommes habillés de bleu le
remarquerent : Camarade , dit l'un , voilà
un jeune homme très-bien fait & qui a la
taille requife ; ils s'avancerent vers Can
dide , & le prierent à diner très- civilement.
Meffieurs , leur dit Candide , avec une
modeftie charmante , vous me faites beau
coup d'honneur , mais je n'ai pas de quoi
payer mon écot. Ah Monfieur ! lui dit un

des bleus , les perſonnes de votre figure &


de votre mérite ne paient jamais rien : n'a
vez-vous pas cinq pieds cinq pouces de
haut ? Oui , Meffieurs , c'eft ma taille , dit
il en faifant la révérence . Ah Monfieur !
mettez-vous à table , non-feulement nous
vous défrayerons , mais nous ne ſouffrirons
jamais qu'un homme comme vous manque
d'argent ; les hommes ne font faits que
pour le fécourir les uns les autres. Vous
10 CANDIDE ,

avez raiſon , dit Candide ; c'eft ce que M.


Panglofs m'a toujours dit , & je vois bien
que tout eft au mieux. On le prie d'accep
ter quelques écus , il les prend & veut fai
re fon billet , on n'en veut point , on ſe met
à table. N'aimez-vous pas tendrement ...?
Oh oui ! répond-il , j'aime tendrement Ma
demoiſelle Cunégonde. Non , dit l'un de
ces Meffieurs , nous vous demandons fi
vous n'aimez pas tendrement le Roi des
Bulgares ? Point du tout , dit-il , car je ne
l'ai jamais vu. Comment ! c'eft le plus
charmant des Rois , & il faut boire à fa
fanté ; Oh! très-volontiers , Meffieurs , &
il boit. C'en eft affez , lui dit-on , vous
voilà l'appui , le foutien , le défenſeur
le héros des Bulgares ; votre fortune eft.
faite, & votre gloire eft affurée. On lui met
fur le champ les fers aux pieds , & on le
mene au Régiment. On le fait tourner à
droite , à gauche , hauffer la baguette , re
mettre la baguette , coucher en joue , ti
rer , doubler le pas , & on lui donne tren
coups de bâton ; le lendemain il fait l'e

xercice un peu moins mal , & il ne reçoit

·
OU L'OPTIMISME. II
que vingt coups ; le furlendemain on ne
lui en donne que dix , & il eft regardé
par fes camarades comme un prodige.
Candide tout ftupéfait ne démêlait pas
encore trop bien comment il était un hé
ros: il s'avifa un beau jour de printemps
de s'aller promener , marchant tout droit
devant lui , croyant que c'était un privilé
ge de l'efpece humaine , comme de l'efpe
ce animale , de fe fervir de fes jambes à
fon plaifir. Il n'eut pas fait deux lieues ,
que voilà quatre autres héros de fix pieds
qui l'atteignent , qui le lient , qui le me
nent dans un cachot ; on lui demanda ju
ridiquement ce qu'il aimait le mieux , d'ê
tre fuftigé trente-fix fois par tout le Régi
ment , ou de recevoir à la fois douze ba
les de plomb dans la cervelle ; il eut beau
dire que les volontés font libres , & qu'il
ne voulait ni l'un ni l'autre , il fallut faire
un choix ; il fe détermina , en vertu du
don de Dieu , qu'on nomme liberté , à
paffer trente-fix fois par les baguettes ; il
effuya deux promenades. Le Régiment
était compofé de deux mille hommes ; cela
12 CANDIDE ,

lui compofa quatre mille coups de baguet


tes , qui , depuis la nuque du cou jufqu'au
cu, lui découvrirent les muſcles & les nerfs.

Comme on allait procéder à la troifieme


courſe , Candide n'en pouvant plus deman
da en grace qu'on voulût bien avoir la
bonté de lui caffer la tête ; il obtint cette
faveur ; on lui bande les yeux , on le fait
mettre à genoux ; le Roi des Bulgares paf
fe dans ce moment , il s'informe du crime
.
du patient ; & comme ce Roi avait un
grand génie , il comprit par tout ce qu'il
aprit de Candide que c'était un jeune Mé
taphyficien , fort ignorant des choſes de ce
monde , & il lui accorda fa grace avec une
clémence qui fera louée dans tous les jour
naux & dans tous les fiécles. Un brave
Chirurgien guérit Candide en trois ſemai
nes avec les émollients enfeignés par Diof
coride. Il avait déjà un peu de peau , &
pouvait marcher , quand le Roi des Bul
gares livra bataille au Roi des Abares.

CHAPITRE
OU L'OPTIMISME. 13

CHAPITRE III.

Comment Candide fe fauva d'entre

les Bulgares , & ce qu'il devint.


}
Rien n'était fibeau , fi lefte , fi brillant ,

fi bien ordonné que les deux armées. Les


trompettes , les fifres , les haut- bois , les
tambours , les canons formaient une har
monie telle qu'il n'y en eut jamais en En
fer. Les canons renverferent d'abord à peu

près fix mille hommes de chaque côté ;


i
enfuite la moufqueterie ôta du meilleur
des mondes environ neuf à dix mille co

quins qui en infectaient la furface . La bayon


nette fut auffi la raifon fuffifanté de la mort
de quelques milliers d'hommes. Le tout
pouvait bien fe monter à une trentaine
de milles ame. Candide qui tremblait com
me un Philofophe , fe cacha du mieux
qu'il put pendant cette boucherie héroïque.
Enfin tandis que les deux Rois faifaient
B
14 CANDIDE ,
chanter des Te-Deum , chacun dans fon
camp, il prit le parti d'aller raifonner ail
leurs des effets & des caufes. Il paffa par
deffus des tas de morts & de mourants 2

& gagna d'abord un village voifin , il était


en cendres ; c'était un village Abare que
les Bulgares avaient brûlé felon les loix du
droit public. Ici des vieillards criblés de
coups regardaient mourir leurs femmes
égorgées , qui tenaient leurs enfans à leurs
mammelles fanglantes ; là des filles éven
trées après avoir affouvi les hefoins natu
rels de quelques héros , rendaient les der
niers foupirs ; d'autres à demi brûlées criaient
qu'on achevât de leur donner la mort. Des
cervelles étaient répandues fur la terre , à
côté de bras & de jambes coupés, rob›
Candide s'enfuit au plus vite dans un
autre village : il apartenait à des Bulgares :
& les héros Abares l'avaient traité de mê
me. Candide toujours marchant fur des
membres palpitans , ou à travers des ruines
arriva enfin hors du théâtre de la guerre
portant quelques petites provifions dans fon
biffac , & n'oubliant jamais Mademoiſelle
OU L'OPTIMISME. 15
Cunégonde. Ses provifions lui manquerent
quand il fut en Hollande : mais ayant en
tendu dire que tout le monde était riche
dans ce pays-là , & qu'on y était Chré
tien, il ne douta pas qu'on ne le traitât auffi
bien qu'il l'avait été dans le Château de
M. le Baron avant qu'il en eût été chaffé
pour les beaux yeux de Mademoiſelle Cu
négonde.
Il demanda l'aumône à plufieurs graves
perfonnages , qui lui répondirent tous , que
s'il continuait à faire ce métier on l'enfer
merait dans une maifon de correction pour
lui apprendre à vivre.
Il s'adreffa enfuite à un homme qui ve
nait de parler tout feul une heure de fuite
fur la charité dans une grande aſſemblée.
Cet Orateur le regardant de travers , lui
dit: que venez-vous faire ici ? y êtes-vous
pour la bonne cauſe ? Il n'y a point d'effet
fans cauſe , répondit modeftement Candi
de , tout est enchaîné néceffairement , &
arrangé pour le mieux. Il a fallu que je
fuffe chaffé d'auprès de Mademoiſelle Cuné
gonde , que j'aie paffé par les baguettes , &
B 2
16 CANDIDE ,

il faut que je demande mon pain , jufqu'à ce


que je puiffe en gagner ; tout cela ne pou
vait être autrement. Mon ami , lui dit l'O
rateur, croyez-vous que le Pape foit l'Ante
Chrift ? Je ne l'avais pas encore entendu
dire , répondit Candide ; mais qu'il le foit ,
ou qu'il ne le foit pas , je manque de pain.
Tu ne mérites pas d'en manger , dit l'autre ;

va , coquin , va , miſérable , ne m'aproche


de ta vie. La femme de l'Orateur ayant
mis la tête à la fenêtre , & avifant un
homme qui doutait que le Pape fût l'Ante
Chrift , lui répandit fur le chef un plein ....
O Ciel ! à quel excès fe porte le zèle de
A
la Religion dans les Dames !
Un homme qui n'avait point été baptifé ,
un bon Anabatifte , nommé Jaques , vit la
maniere cruelle & ignominieuſe dont on
traitait ainfi un de fes freres , un être à deux
pieds fans plumes , qui avait une ame ; il
l'amena chez lui , le nétoya , lui donna du
pain & de la bierre , lui fit préſent de deux
florins , & voulut même lui apprendre à
travailler dans fes manufactures aux étoffes
de Perfe qu'on fabrique en Hollande . Can
$
OU L'OPTIMISME. 17
dide ſe profternant preſque devant lui , s'é
criait : Maître Panglofs me l'avait bien dit,
que tout eft au mieux dans ce monde , car
je fuis infiniment plus touché de votre ex
trême générofité que de la dureté de ce
Monfieur à manteau noir , & de Madame
fon Epoufe.
Le lendemain en fe promenant , il ren
contra un gueux tout couvert de puftules ,
les yeux morts , le bout du nez rongé , la
bouche de travers , les dents noires , &
parlant de la gorge , tourmenté d'une toux
violente , & crachant une dent à chaque
effort.
309

B 3
18 CANDIDE,

CHAPITRE HISIV.

tendan
Comment Candide rencontra fon an

cien Maitre de Philofophie , lei

Docteur Panglofs , & ce qui en


19 no nine di
advint.
09 100* 75.
und at ...
C Andide , plus ému encore de compaf
fion que d'horreur , donna à cet épouvanta
ble gueux les deux florins qu'il avait reçus
de fon honnête Anabatiſte Jaques. Le fan
tôme le regarda fixement , verſa des larmes
& fauta à fon cou . Candide effrayé recule.
Hélas ! dit le miférable à l'autre miférable ,
ne reconnaiſſez-vous plus votre cher Pan
glofs ? Qu'entends-je ! vous mon cher
Maître vous dans cet état horrible ! quel
malheur vous eſt-il donc arrivé ? pourquoi
n'êtes-vous plus dans le plus beau des Châ
teaux ? qu'eft devenue Mademoiſelle Cu
négonde , la perle des filles , le chef- d'œeu
vre de la nature ? Je n'en peux plus , dit
OU L'OPTIMISME. 19
Panglols ; auffi-tôt Candide le mene dans
l'étable de l'Anabatifte , où il lui fit man
gerun peu de pain ; & quand Panglofs fut
refait : eh bien , lui dit-il , Cunégonde ?
Elle eft morte , reprit l'autre . Candide s'é
vanouit à ce mot; fon ami rapella fes fens
avec un peu de mauvais vinaigre qui fe trou
va par hafard dans l'étable. Candide r'ou
vre les yeux , Cunégonde eft morte ! ah
meilleur des mondes , où êtes-vous ? mais
de quelle maladie eft-elle morte ? ne fe
rait-ce point de m'avoir vu chaffer du beau
Château de Mr. fon pere à grands coups
de pied ? Non , dit Panglofs , elle a été
éventrée par des foldats Bulgares , après
avoir été violée autant qu'on peut l'être ;
ils ont caffé la tête à Mr. le Baron qui
voulait la défendre ; Madame la Baronne
a été coupée en morceaux ; mon pauvre
pupille traité précifément comme fa fœur ;
& quant au Château , il n'eſt pas refté pier
re fur pierre , pas une grange , pas un mou
ton , pas un canard , pas un abre : mais
nous avons été bien vengés , car les Aba
res en ont fait autant dans une Baronnie !
20 CANDIDE,

voiſine qui appartenait à un Seigneur Bul


gare.
A ce difcours Candide s'évanouit en
core : mais revenu à foi , & ayant dit tout
ce qu'il devait dire , il s'enquit de la cau-.
fe & de l'effet , & de la raifon fuffifante
qui avait mis Panglofs dans un fi piteux état..
Hélas , dit l'autre , c'eſt l'amour ; l'amour
le confolateur du Genre-humain , le con
fervateur de l'Univers, l'ame de tous les
Etres fenfibles , le tendre amour. Hélas !
dit Candide , je l'ai connu cet amour, ce
fouverain des cœurs , cette ame de notre
ame ; il ne m'a jamais valu qu'un baiſer
& vingt coups de pied au cu. Comment
cette belle cauſe a-t-elle pù produire en
vous un effet fi abominable ?
Panglofs répondit en ces termes : ô mon
cher Candide ! vous avez connu Paquette ,

cette jolie fuivante de notre auguſte Ba


ronne ; j'ai goûté dans fes bras les délices
du Paradis , qui ont produit ces tourments
d'Enfer dont vous me voyez dévoré ; elle
en était infectée , elle en eft peut-être morte.
Paquette tenait ce préfent d'un Cordelier
OU L'OPTIMISM E. 27
très-fçavant , qui avait remonté à la fource ;
car il l'avait eue d'une vieille Comteffe
qui l'avait reçue d'un Capitaine de Cava
lerie , qui la devait à une Marquife , qui
la tenait d'un Page , qui l'avait reçue d'un
Jéfuite, qui étant novice l'avait eue en droite
ligne d'un des compagnons de Chriſtophle
Colomb. Pour moi je ne la donnerai à per
fonne , car je me meurs.
O Panglofs ! s'écria Candide , voilà une
étrange généalogie ! n'eft-ce pas le Diable
qui en fut la fouche ? Point du tout , re
pliqua ce grand homme ; c'était une choſe
indifpenfable dans le meilleur des mondes ,
un ingrédient néceffaire ; car fi Colomb
n'avait pas attrapé , dans une Iſle de l'A
mérique , cette maladie qui empoiſonne la
fource de la génération , qui fouvent même
empêche la génération , & qui eſt évidem
ment l'opposé du grand but de la nature,
nous n'aurions ni le chocolat , ni la coche
nille ; il faut encore obferver que juſqu'au
jourd'hui dans notre Continent , cette ma
ladie nous eft particuliere comme la con
troverfe, Les Turcs , les Indiens , les Per
22 CANDID E ,
fans , les Chinois , les Siamois , les Japo
nois ne la connaiffent pas encore ; mais il
y a une raiſon fuffifante pour qu'ils la con
naiffent à leur tour dans quelques fiécles.
En attendant , elle a fait un merveilleux
progrès parmi nous , & fur-tout dans ces
grandes armées compofées d'honnêtes ſti
pendiaires bien élevés , qui décident du
deftin des Etats ; on peut affurer que quand
trente mille hommes combattent en bataille
rangée contre des troupes égales en nom
bre , il y a environ vingt mille vérolés de
chaque côté.
Voilà qui eft admirable , dit Candide
mais il faut vous faire guérir. Eh comment
le puis-je dit Panglofs , je n'ai pas le fou ,
mon ami ; & dans toute l'étendue de ce
Globe on ne peut ni ſe faire faigner , ni
prendre un lavement fans payer , ou fans
qu'il y ait quelqu'un qui paie pour nous.
w Ce dernier difcours détermina Candideei;

il alla fe jetter aux pieds de fon charitable


Anabatifte Jaques, & lui fit une peinture
fi touchante de l'état où fon ami était ré
duit , que le bon homme n'héfita pas à re
OU L'OPTIMISME. 23
cueillir le Docteur Panglofs ; il le fit gué
rir à fes dépens. Panglofs dans la cure ne
perdit qu'un œil & une oreille. Il écrivait
bien , & favait parfaitement l'arithmétique.
L'Anabatifte Jaques en fit fon teneur de li
vres. Au bout de deux mois étant obligé
d'aller à Lisbonne pour les affaires de fon
commerce , il mena dans fon vaiffeau fes
deux Philofophes. Panglofs lui expliqua
comment tout était , on ne peut mieux. Ja
ques n'était pas de cet avis. Il faut bien ,
difait-il , que les hommes aient un peu cor
rompu la nature , car ils ne font point nés
loups , & ils font devenus loups : Dieu ne
leur a donné ni canon de vingt- quatre ,
ni bayonnettes ; 瀛 & ils fe font faits des
bayonnettes & des canons pour ſe détrui
re. Je pourrais mettre en ligne de compte.
les banqueroutes , & la Juftice qui s'em
pare des biens des banqueroutiers pour en
fruftrer les créanciers. Tout cela était in L
difpenfable , répliquait le Docteur borgne ,
& les malheurs particuliers font le bien
général ; de forte que plusil y a de malheurs
particuliers , & plus tout eft bien. Tandis

‫ܪ‬
24 CANDIDE ,

qu'il raiſonnait , l'air s'obſcurcit , les vents


fouflerent des quatre coins du monde , &
le vaiffeau fut affailli de la plus horrible
tempête à la vue du port de Lisbonne.

CHAPITRE V.

Tempête , naufrage , tremblement de


terre , & ce qui advint du Docteur
P
Panglofs de Candide , & de l'A
nabatifte Jaques.‫ܐܐܝ‬

Lic RIZMON &


LA moitié des paffagers affaiblis , expi
rants de ces angoiffes inconcevables que
le roulis d'un vaiffeau• porte dans les nerfs
& dans toutes les humeurs du corps agit
tées en fens contraires , n'avait pas même la
force de s'inquiéter du danger. L'autre moi
tié jettait des cris & faifait des prieres ; les
voiles étaient déchirées , les mâts brifés
. le vaiffeau entr'ouvert. Travaillait qui pou
vait , perfonne ne s'entendait , perfonne
ne commandait, L'Anabatifte aidait un
peu
OU L'OPTIMISME. 25
peu à la manoeuvre ; il était fur le tillac ;
un Matelot furieux le frappe rudement &
l'étend fur les planches ; mais du coup qu'il
lui donna , il eut lui-même une fi violente
fecouffe , qu'il tomba hors du vaiffeau la
tête la premiere. Il reftait fufpendu & ac
croché à une partie de mât rompue . Le
bon Jaques court à fon fecours , l'aide à
remonter , & de l'effort qu'il fit il eſt pré
cipité dans la mer à la vue du Matelot,
qui le laiffa périr fans daigner feulement
le regarder. Candide approche , voit fon
bienfaicteur qui reparait un moment & qui
eft englouti pour jamais. Il veut ſe jetter
*
après lui dans la mer , le Philofophe Pan
glofs l'en empêche , en lui prouvant que
la rade de Lisbonne avait été formée ex
près pour que cet Anabatifte s'y noyât.
Tandis qu'il le prouvait a priori , le vaif
feau s'entr'ouvre , tout périt à la réſerve
de Panglofs , de Candide, & de ce brutal
de Matelot qui avait noyé le vertueux A
nabatifte ; le coquin nagea heureuſement
jufqu'au rivage , où Panglofs & Candide
furent portés fur une planche.
C
26 CANDI DE ,
Quand ils furent revenus un peu à eux
ils marcherent vers Lisbonne ; il leur refer
tait quelqu'argent avec lequel ils eſpéraient
fe fauver de la faim après avoir échapé à
la tempête. A
213
A peine ont-ils mis le pied dans la ville
en pleurant la mort de leur bienfaiteur ,
'ils fentent la terre trembler fous leurs
pas : la mer s'éleve en bouillonnant dans
le port , & brife, les vaiffeaux qui font à V
l'ancre. Des tourbillons de flammes & de
cendres couvrent les rues & les places pu

bliques , les maifons s'écroulent, les toîts


font renversés fur les fondemens , & les
fondemens fe difperfent ; trente mille ha
bitans de tout âge & de tout fexe font
écrafés fous des ruines. Le Matelot difait
en fiflant & en jurant : il y aura quelque
chofe à gagner ici . Quelle peut être la rai
fon fuffifante de ce phénomêne ? difait
Panglofs. Voici le dernier jour du monde ,
s'écriait Candide. Le Matelot court incon
tinent au milieu des débris , affronte la

mort pour trouver de l'argent , en trou


ve , s'en empare , s'enivre , & ayant cuvé
OU L'OPTIMISME. 27
fon vin , achéte les faveurs de la premiere
fille de bonne volonté qu'il rencontre fur
les ruines des maifons détruites & au mi
lieu des mourants & des morts. Panglofs
de tirait cependant par la manche ; mon
37
ami , lui difait-il , cela n'eft pas bien , vous
-manquez à la raifon univerfelle , vous pré
nez mal votre tems. Tête & fang , répon
dit l'autre , je fuis Matelot & né à Bata
via ; j'ai marché quatre fois fur le Cruci
fix * dans quatre voyages au Japon ; tu as
bien trouvé ton homme avec ta raiſon uni
verfelle.
Quelques éclats de pierre avaient bleſſé
Candide ; il était étendu dans la rue &
couvert de débris. Il difait à Panglofs :
Hélas ! procure-moi un peu de vin & d'hui
de , je me meurs. Ce tremblement de ter
re n'eft pas une chofe nouvelle , répondit
Panglofs ; la ville de Lima éprouva les
mêmes fecouffes en Amérique l'année paf
* fée ; mêmes caufes , mêmes effets : il y a
certainement une traînée de foufre fous
⚫ terre depuis Lima jufqu'à Lisbonne. Rien
n'eft plus probable , dit Candide ; mais
C 2
28 CANDID E90
pour Dieu un peu d'huile & de vin. Com
ment probable ? répliqua le Philoſophe ;
je foutiens que la chofe eft démontrée.
Candide perdit connaiffance , & Panglofs
lui apporta un peu d'eau d'une fontaine
voifine.
Le lendemain ayant trouvé queques pro
vifions de bouche en fe gliffant à travers
des décombres , ils réparerent un peu leurs
forces. Enfuite ils travaillerent comme les

autres à foulager les habitans échappés à


la mort. Quelques citoyens fecourus par
eux leur donnerent un auffi bon dîner qu'on
le pouvait dans un tel défaftre : il eft vrai
que le repas était trifte , les convives arro

faient leur pain de leurs larmes; mais Pan


glofs les confola , en les affurant que les
chofes ne pouvaient être autrement ; car,
dit-il , tout ceci eft ce qu'il y a de mieux i
car s'il y a un volcan à Lisbonne , il në
pouvait être ailleurs. Car il eft impoffible
que les chofes ne foient pas où elles font.
Car tout eft bien.
Un petit homme noir , familier de l'In
quifition , lequel était à côté de lui , prit

¡
OU L'OPTIMISME.
ότι 29
poliment la parole , & dit : apparemment
que Monfieur ne croit pas au péché origi
nel ; car fi tout eft au mieux , il n'y a donc
eu ni chûte ni punition.
Je demande très-humblement pardon à
votre Excellence , répondit Panglofs enco
re plus poliment , car la chûte de l'hom
mé & la malédiction entraient néceffai
rement dans le meilleur des Mondes pof
fibles. Monfieur ne croit donc pas à la li
berté ? dit le familier. Votre Excellence
m'excufera , dit Panglofs ; la liberté peut
fubfifter avec la néceffité abfolue ; car il

était néceffaire que nous fuffions libres ;


car enfin la volonté déterminée .

Pangloſs était au milieu de fa phraſe , quand


le familier fit un figne de tête à fon efta
fier qui lui fervoit à boire du vin de Porto »
eu d'Opporto.

C 3
DE
(30 CANDI ;

CHAPITRE VI.

Comment on fit un bel Auto-da-fé


pour empêcher les tremblemens de

terre , & comment Candide fut

felle.

Après le tremblement de terre qui avait


détruit les trois quarts de Lisbonne , les
Sages du pays n'avaient pas trouvé un
moyen plus efficace pour prévenir une rui
ne totale , que de donner au peuple un
bel Auto-da-fé ; il était décidé par l'Uni
*
verfité de Coimbre , que le fpectacle de
quelques perfonnes brûlées à petit feu en
grande cérémonie , eſt un ſecret infaillible
pour empêcher la terre de trembler.
On avait en conféquence faifi un Bif
cayen convaincu d'avoir époufe' fa com
mere , & deux Portugais qui en mangeant
un poulet en avaient arraché le lard : on
? vint lier après le dîner le Docteur Pan
OU LOPTIMISME. 31
glofs , & fon difciple Candide , l'un pour
avoir parlé , & l'autre pour l'avoir écouté
avec un air d'approbation : tous deux fu
rent menés féparément dans des apparte
mens d'une extrême fraîcheur , dans lef
quels on n'était jamais incommodé du
Soleil : huit jours après ils furent tous deux
revêtus d'un Sanbenito , & on orna leurs
têtes de mitres de papier : la mitre & le
Sanbenito de Candide étaient peints de
flammes renverfées & de Diables qui n'a
vaient ni queues , ni griffes; mais les Dia
bles de Panglofs portaient griffes & queues ,
& les flammes étaient droites. Ils marche
rent en proceffion ainfi vêtus , & enten
dirent un Sermon très-patétique fuivi d'une
belle mufique en fauxbourdon. Candide
fut feffé en cadence pendant qu'on chan
tait ; le Biſcayen & les deux hommes qui
n'avaient point voulu manger de lard fu
rent brûlés , & Panglofs fut pendu quoi
que ce ne foit pas la coutume. Le même
jour la terre trembla de nouveau avec un
fracas épouvantable.
Candide épouvanté , interdit , éperdu

?
32 CANDIDE ,

tout ſanglant , tout palpitant , ſe difait


lui-même : Si c'eft ici le meilleur des Mon
des poffibles , que font donc les autres ?
paſſe encore fi je n'étais que feffé , je l'ai
été chez les Bulgares ; mais , ô mon cher
Panglofs ! le plus grand des Philofophes ,
faut -il vous avoir vu pendre fans que je
fache pourquoi ! ô ! mon cher Anabatiſte , 1
le meilleur des hommes , faut-il que vous
ayez été noyé dons le port ! 6 ! Mademoi
felle Cunégonde , la perle des filles , faut
il qu'on vous ait fendu le ventre !
Il s'en retournait fe foutenant à peine ,
prêché , feffé , abſous & beni , lorſqu'une
vieille l'aborda , & lui dit: mon fils , pre
nez courage , fuivez-moi..
OU L'OPTIMISME. 33

CHAPITRE VII.

Comment une vieille prit foin de


Candide , & comment il retrouva

ce qu'il aimait.

Candide ne prit point courage , mais


il fuivit la vieille dans une mafure : elle
lui donna un pot de pommade pour fe
frotter , lui laiffa à manger & à boire ; elle
lui monrra un petit lit affez propre ; il y
avait auprès du lit un habit complet. Man⚫
gez , buvez , dormez , lui dit-elle , & que
Notre Dame d'Atocha , Monfeigneur S.
Antoine de Padoue , & Monfeigneur S. Jas
ques de Compoftelle prennent foin de vous:
je reviendrai demain. Candide toujours
étonné de tout ce qu'il avait vu , de tout ce
qu'il avait fouffert , & encore plus de la cha
rité de la vieille , voulut lui baiſer la main.
Ce n'eft pas ma main qu'il faut baiſer , dit
la vieille ; je reviendrai demain . Frottez
34 CANDIDE;
vous de pommade , mangez & dormez.
Candide malgré tant de malheurs man◄
gea & dormit. Le lendemain la vieille lui
apporte à déjeûner , vifite fon dos , le frot 1

te elle-même d'une autre pommade : elle


lui apporte enfuite à dîner: elle revient
fur le foir & apporte à fouper. Le furlen
demain elle fit encore les mêmes cérémo

nies. Qui êtes-vous ? lui difait toujours


Candide ; qui vous a infpiré tant de bonté?
quelles graces puiffe-je vous rendre ? La
bonne femme ne répondait jamais rien :
elle revint fur le foir , & n'apporta point
à fouper ; venez avec moi , dit-elle , &
ne dites mot. Elle le prend fous le bras ,
& marche avec lui dans la campagne en
viron un quart de mille : ils arrivent à une
maifon ifolée , entourée de jardins & de
canaux. La vieille frappe à une petite por
te. On ouvre : elle mene Candide par un
efcalier dérobé dans un cabinet doré , le
laiffe fur un canapé de brocard , referme la
porte , & s'en va. Candide croyait rêver ,
& regardait toute fa vie comme un fonge
funefte , & le moment préfent comme un
"
Longe agréable.
OU, L'OPTIMISME. 35
La vieille reparut bientôt : elle foutenait
avec peine une femme tremblante d'une tail
le majestueufe , brillante de pierreries , &
couverte d'un voile. Otez ce voile , dit la
vieille à Candide. Le jeune homme aproche,
& leve le voile d'une main timide . Quel mo
ment ! quelle furprife ! il crutvoir Mademoi
felle Cunégonde, il la voyait en effet, c'était
elle-même. La force lui manque , il ne
peut proférer une parole , il tombe à fes
pieds. Cunégonde tombe fur le canapé. La
vieille les accable d'eaux fpiritueufes ; ils
reprennent leurs fens , ils fe parlent : ce
font d'abord des mots entre-coupés , des
demandes & des réponſes qui fe croiſent ,
des foupirs , des larmes , des cris, La vieil
le leur recommande de faire moins de
bruit & les laiffe en liberté. Quoi ! c'eſt
vous , lui dit Candide , vous vivez ! Je
vous retrouve en Portugal ! On ne vous a
donc pas violée ? On ne vous a point fen
du le ventre , comme le Philofophe Pan
glofs me l'avait affuré ? Si fait , dit la belle
Cunégonde , mais on ne meurt pas tou
jours de ces deux accidens. Mais votre
311AD
E
DID
36 CAN ,
pere & votre mere ont-ils été tués ? Il
n'eft que trop vrai , dit Cunégonde , en
pleurant. Et votre frere ? Mon frere a été
tué auffi. Et pourquoi êtes-vous en Portu
gal , & comment avez-vous fçu que j'y
étais , & par quelle étrange aventure m'a
vez-vous fait conduire dans cette maiſon ?
Je vous dirai tout cela , répliqua la Dame ;
mais il faut auparavant que vous m'appre
niez tout ce qui vous eft arrivé depuis le
baifer innocent que vous me donnâtes , &
les coups de pied que vous reçûtes.
Candide lui obéit avec un profond ref
C
pect ; & 2 quoiqu'il fût interdit , quoiqué
fa voix fût faible & tremblante , quoique
og
l'échine lui fit encore un peu mal , il
Jui raconta de la maniere la plus naïve tout
ce qu'il avait éprouvé depuis le moment
de leur féparation. Cunégonde levait les
yeux au Ciel ; elle donna des larmes à là
mort du bon Anabatifte , & de Panglofs ;
après quoi elle parla en ces termes à Can
dide , qui ne perdait pas une parole , &
qui la dévorait des yeux.
din 2 3377 <
CHAPITRE
OU L'OPTIMISME. 37

CHAPITRE VIII.

Hiftoire de Cunégonde.

J'Etais dans mon lit & je dormais pro


fondément , quand il plut au Ciel d'envoyer
les Bulgares dans notre beau Château de
Thunder-ten-tronkh : ils égorgerent mon
pere & mon frere , & couperent ma mere
par morceaux. Un grand Bulgare , haut de
fix pieds , voyant qu'à ce fpectacle j'avais
perdu connaiſſance , ſe mit à me`violer ;
cela me fit revenir ; je repris mes fens , je
criai , je me débattis , je mordis , j'égrati
gnai , je voulais arracher les yeux à ce grand
Bulgare , ne fçachant pas que tout ce qui
arrivait dans le Château de mon pere était
une choſe d'ufage : le brutal me donna un
coup de couteau dans le flanc gauche dont
je porte encore la marque. Hélas ! j'eſpere
1 bien la voir , dit le naïf Candide. Vous la
verrez , dit Cunégonde , mais continuons.
Continuez , dit Candide.
INST

LOR
D TAY
OX
FO
RD
CANDIDE ,
38
Elle reprit ainfi le fil de ſon hiftoire . Un
Capitaine Bulgare entra , il me vit toute
fanglante , & le foldat ne fe dérangeait pas.
Le Capitaine fe mit en colere du peu de
reſpect que lui témoignait ce brutal , &
le tua fur mon corps. Enfuite il me fit
panſer & m'emmena priſonniere de guer
re dans fon quartier. Je blanchiffais le peu
de chemiſes qu'il avait , je faiſais fa cuifi
ne ; il me trouvait fort jolie , il faut l'a
vouer ; & je ne nierai pas qu'il ne fût très
bien fait , & qu'il n'eût la peau blanche
& douce ; d'ailleurs peu d'efprit , peu de
Philofophie ; on voyoit bien qu'il n'avait
pas été élevé par le Docteur Panglofs. Au
bout de trois mois ayant perdu tout fon
argent , & s'étant dégoûté de moi , il me
vendit à un Juif nommé Don Iffachar ,
qui trafiquait en Hollande & en Portugal ,
& qui aimait paffionnément les femmes.
Ce Juif s'attacha beaucoup à ma perſon
ne , mais il ne pouvait en triompher ; je
lui ai mieux réfifté qu'au foldat Bulgare .
Une perfonne d'honneur peut être violée
une fois , mais fa vertu s'en affermit. Le
OU L'OPTIMISME. 39
Juif pour m'aprivoifer me mena dans cette
maiſon de campagne que vous voyez. J'a

vais cru jufques- là , qu'il n'y avait rien fur


la Terre de fi beau que le Château de
Thunder-ten-tronkh . J'ai été détrompée.
Le grand Inquifiteur m'apperçut un jour
à la Meffe , il me lorgna beaucoup , & me
fit dire qu'il avait à me parler pour des
affaires fecrettes. Je fus conduite à fon Pa
lais , je lui appris ma naiſſance ; il me re
préfenta combien il était au-deffous de mon
rang d'appartenir à un Ifraëlite. On propoſa
de fa part à Don Iffachar de me céder à
Monſeigneur. Don Iffachar qui eſt le ban
quier de la Cour , & homme de crédit ↑
n'en voulut rien faire. L'Inquifiteur le me
naça d'un Auto -da-fè. Enfin mon Juif inti
midé conclut un marché , par lequel la mai
fon & moi leur appartiendraient à tous deux
en commun , que le Juif aurait pour lui les
lundis , mercredis & le jour du Sabbat , &
que l'Inquifiteur aurait les autres jours de
la femaine. Il y a fix mois que cette con
vention fubfifte. Ce n'a pas été fans que
XX
relles , car fouvent il a été indécis fi la nuit
Da
40 CANDIDE,

du famedi au Dimanche appartenait à l'an


eienne Loi , ou à la nouvelle. Pour moi
J'ai réfifté juſqu'à préſent à toutes les deux ,
& je crois que c'eft pour cette raiſon que
j'ai toujours été aimée .

Enfin pour détourner le fléau des trem
blemens de terre , & pour intimider Don
Iffachar , il plut à Monſeigneur l'Inquifiteur
de célébrer un Auto-da-fè. Il me fit l'hon
neur de m'y inviter. Je fus très -bien pla
cée ; on fervit aux Dames des rafraîchiffe
ments entre la Meffe & l'exécution. Je fus
à la vérité faifie d'horreur en voyant bru
ler ces deux Juifs & cet honnête Biſcayen
qui avait épousé fa commere : mais quelle
fut ma furpriſe , mon effroi , mon trouble ,
quandje vis dans un Sanbénito , & fous une
mitre , une figure qui reffemblait à celle de
Panglofs ! Je me frottai les yeux , je regar
dai attentivement , je le vis pendre ; je tom
bai en faibleffe ; à peine reprenais-je mes
fens que je vous vis dépoullé tout nud ; ce
fut-là le comble de l'horreur, de la confter
nation, de la douleur , du défeſpoir. Je vous
dirai , avec vérité , que votre peau eft encore

"
OU L'OPTIMISME. 41
plus blanche , & d'un incarnat plus parfait
que celle de mon Capitaine des Bulgares.
Cette vue redoubla tous les fentimens qui
m'accablaient , qui me dévoraient. Je m'é
criai , je voulus dire arrêtez , barbares , mais
la voix me manqua , & mes cris auraient
été inutiles. Quand vous eûtes été bien fef
fé : comment ſe peut-il faire , difais-je , que
l'aimable Candide & le fage Pangloſs ſe
trouvent à Lisbonne , l'un pour recevoir
cent coups de fouet , & l'autre pour être
,pendu par l'ordre de Monfeigneur l'Inqui
fiteur dont je fuis la bien-aimée ? Panglofs
m'a donc bien cruellement trompée quand
il me difait que tout va le mieux du monde.
Agitée , éperdue , tantôt hors de moi
même , & tantôt prête de mourir de faibleſ
fe , j'avais la tête remplie du maffacre de
mon pere , de ma mere , de mon frere , de
l'infolence de mon vilain foldat Bulgare ,
du coup de couteau qu'il me donna , de mą

fervitude , de mon métier de cuifiniére , de


mon Capitaine Bulgare , de mon vilain Don
Iffachar , de mon abominable Inquifiteur ,
de la pendaiſon du Docteur Pangloſs , de
D 3
42 CANDIDE,

ce grand miferere en faux-bourdon pendant


lequel on vous feffait , & fur-tout du bai
fer que je vous avais donné derriere un pa
ravent , le jour que je vous avais vu pour
la derniere fois. Je louai Dieu qui vous ra
menait à moi par tant d'épreuves . Je recom
mandai à ma vieille d'avoir foin de vous,
& de vous amener ici dès qu'elle le pour
rait. Elle a très-bien exécuté ma commif

fion ; j'ai goûté le plaifir inexprimable de


vous revoir , de vous entendre , de vous
parler. Vous devez avoir une faim dévo
rante , j'ai grand appétit , commençons par
fouper.
Les voilà qui fe mettent tous deux à ta
ble , & après le fouper ils fe replacent fur
ce beau canapé dont on a déja parlé ; ils
y étaient quand le Signor Don Iffachar,
l'un des Maîtres de la maiſon , arriva. C'était
le jour du Sabbat. Il venait jouir de fes
droits , & expliquer fon tendre amour.
OU L'OPTIMISME. 43

CHAPITRE IX.

Ce qui advint de Cunégonde , de Can

dide , du grand Inquifiteur & d'un


Juif.

CEt Iffachar était le plus colérique Hé


breu qu'on eût vu dans Ifraël depuis la cap
tivité en Babilone. Quoi , dit-il , chienne
de Galiléenne , ce n'eſt pas affez de Mr.
l'Inquifiteur ; il faut que ce coquin partage
auffi avec moi ! En difant cela il tire un
long poignard dont il étoit toujours pour
vu , & ne croyant pas que fon adverſe partie
eût des armes , il fe jette fur Candide :
mais notre bon Weftphalien avait reçu une
belle épée de la vieille avec l'habit com
plet.Il tire fon épée , quoiqu'il eût les mœurs
fort douces , & étend l'Ifraëlite roide mort
fur le carreau aux pieds de Cunégonde.
Sainte Vierge ! s'écria-t-elle , qu'allons
nous devenir ? un homme tué chez moi ! fi
44 CANDIDE ;
la Juftice vient , nous fommes perdus. Si
Panglofs n'avait pas été pendu , dit Candi
de , il nous donnerait un bon confeil dans
cette extrémité , car c'était un grand Philo
fophe. A fon défaut confultons la vieille,
Elle était fort prudente , & commençait à
dire fon avis , quand une autre petite porte
s'ouvrit. Il était une heure après minuit ,
c'était le commencement du Dimanche. Ce
jour apartenait à Monſeigneur l'Inquifiteur.
Il entre & voit le feffé Candide l'épée à la
main , un mort étendu par terre , Cuné
gonde effarée , & la vieille donnant des
confeils.
Voici dans ce moment ce qui fe paffa
dans l'ame de Candide , & comment il rai
fonna : Si ce faint homme appelle du fe
cours , il me fera infailliblement brûler ; il
pourra en faire autant de Cunégonde : il m'a
fait fouetter impitoyablement ; il eſt mon
rival ; je fuis en train de tuer , il n'y a pas à
balancer. Ce raiſonnement fut net & rapi
de , & fans donner le tems à l'Inquifiteur
de revenir de fa furprife , il le perce d'ou
tre en outre , & le jette à côté du Juif, En
OU LOPTIMISME. 45
voici bien d'une autre , dit Cunégonde ; il
n'y a plus de remiffion ; nous fommes ex
communiés , notre derniere heure eft ve
nue. Comment avez-vous fait , vous qui
êtes né fi doux , pour tuer en deux minu
tes un Juif & un Prélat ? Ma belle Demoi
felle , répondit Candide , quand on eſtamou
reux , jaloux & fouetté par l'Inquifition , on
ne fe connait plus.
La vieille prit alors la parole , & dit : Il
y a trois chevaux Andaloux dans l'écurie
avec leurs felles & leurs brides , que le bra
ve Candide les prépare ; Madame a des
moyadors , & des diamans ; montons vîte
à cheval , quoique je ne puiffe me tenir que
fur une feffe , & allons à Cadix , il fait le
plus beau tems du monde , & c'eft un grand
plaifir de voyager pendant la fraîcheur de
la nuit.
Auffi-tôt Candide felle les trois chevaux.
Cunégonde , la vieille & lui font trente
milles d'une traite. Pendant qu'ils s'éloi
} gnaient , la Sainte Hermandad arrive dans
la maiſon ; on enterre Monſeigneur dans
une belle Eglife & on jette Iffachar à la
voirie.
46 CANDID E,
Candide , Çunégonde & la vieille étaient
déjà dans la petite ville d'Avacéna au mi
lieu des montagnes de la Sierra Morena ; &
ils parlaient ainfi dans un cabaret.

CHAPITRE X.

Dans quelle détreffe Candide , Cuné

gonde & la vieille arrivent à Cadix ,


& de leur embarquement .
1

Q Ui a donc pu me voler mes piftoles


& mes diamants ? diſait en pleurant Cuné
gonde ; de quoi vivrons-nous ? comment
ferons-nous ? où trouver des Inquifiteurs &
des Juifs qui m'en donnent d'autres ? Hé
las , dit la vieille , je foupçonne fort un ré
vérend Pere Cordelier qui coucha hier
dans la même auberge que nous à Badajos.
Dieu me garde de faire un jugement témé
raires , mais il entra deux fois dans notre
chambre , & il partit long-tems avant nous.
Hélas , dit Candide , le bon Pangloſs m'a
OU L'OPTIMISME. 47
yait fouvent prouvé que les biens de la terre
font communs à tous les hommes , que cha
cun y a un droit égal. Ce Cordelier devait
bien fuivant ces principes nous laiffer de
quoi achever notre voyage. Il ne vous reſte
donc rien du tout , ma belle Cunégonde ?
Pas un maravedis , dit- elle. Quel parti pren
dre ? dit Candide . Vendons un des che
vaux , dit la vieille , je monterai en croupe
derriere Mademoiſelle , quoique je ne puif
fe me tenir que fur une feffe , & nous arri
verons à Cadix.
Il y avait dans la même hôtellerie un
Prieur de Bénédictins , il acheta le cheval
bon marché. Candide , Cunégonde & la
vieille pafferent par Lucéna , par Chillas ,
par Lebrixa , & arriverent enfin à Cadix.
On y équipait une flotte , & on y affem
blait des troupes pour mettre à la raiſon
les Révérends Peres Jéfuites du Paraguai
qu'on accufait d'avoir fait révolter une de
leurs hordes contre les Rois d'Eſpagne &
de Portugal , auprès de la ville du S. Sa
crement. Candide ayant fervi chez les Bul
gares fit l'exercice Bulgarien devant le Gé

7
CANDIDE ,
néral de la petite armée avec tant de grace ,
de célérité , d'adreffe , de fierté , d'agilité
qu'on lui donna une compagnie d'infan
terie à commander. Le voilà Capitaine
il s'embarque avec Mademoiſelle Cuné
gonde , la vieille , deux valets , & les deux
chevaux Andaloux qui avaient appartenu
à M. le grand Inquifiteur de Portugal.
Pendant toute la traversée , ils raiſonne
rent beaucoup fur la Philofophie du pau
vre Panglofs. Nous allons dans un autre
Univers , difait Candide , c'eft dans celui
là fans doute que tout eft bien. Car il faut
avouerqu'on pourraitgémir un peu de ce qui
fe parle dans le nôtre en Phyfique & en Mo
rale. Je vous aime de tout mon cœur ,
diſait Cunégonde , mais j'ai encore l'ame
toute effarouchée de ce que j'ai vu , de ce
que j'ai éprouvé. Tout ira bien , répliquait
Candide ; la Mer de ce nouveau Monde
vaut déjà mieux que les Mers de notre Eu
rope , elle eft plus calme , les vents plus
conftans. C'eft certainement le nouveau

Monde qui eft le meilleur des Univers


poffible. Dieu le veuille , difait Cunégon
de ;
OU L'OPTIMISME. 49
de; mais j'ai été fi horriblement malheu
reufe dans le mien , que mon cœur eft pref
que fermé à l'efpérance. Vous vous plai
gnez , leur dit la vieille ; hélas ! vous n'a
vez pas éprouvé des infortunes telles que
les miennes. Cunégonde fe mit prefque à
rire , & trouva cette bonne femme fort
plaifante , de prétendre être plus malheu
reufe qu'elle . Hélas ! lui dit-elle , ma bon
ne , à moins que vous n'ayez été violée par
deux Bulgares , que vous n'ayez reçu deux
coups de couteau dans le ventre , qu'on
n'ait démoli deux de vos Châteaux , qu'on
n'ait égorgé à vos yeux deux meres & deux
peres , & que vous n'ayez vu deux de vos
amans fouettés dans un Auto-da-fè , je ne
vois pas que vous puiffiez l'emporter fur
moi ; ajoutez que je fuis née Baronne avec
foixante & douze quartiers , & que j'ai été
cuifiniere. Mademoiſelle , répondit la vieil
le , vous ne fçavez pas quelle eſt ma naif
fance , & fi je vous montrais mon derrie
re , vous ne parleriez pas comme vous
faites , & vous fufpendriez votre jugement.
Ce difcours fit naître une extrême curiofi
E
CANDIDE,
50
té dans l'efprit de Cunégonde & de Can
dide. La vieille leur parla en ces termes.

CHAPITRE XI.

Hiftoire de la Vieille.

JE n'ai pas eu toujours les yeux éraillés


& bordés d'écarlate ; mon nez n'a pas
toujours touché à mon menton ; & je n'ai
pas toujours été fervante. Je fuis la fille
du Pape Urbain X , & de la Princeffe de
Paleſtrine. On 单 m'éleva jufqu'à quatorze

áns dans un Palais auquel tous les Châ


teaux de vos Barons Allemands n'auraient

pas fervi d'écurie ; & une de mes robes.


valait mieux que toutes les magnificences
de la Weftphalie je croiffais en beauté ,
en graces , en talens , au milieu des plaifirs ,
des refpects & des efpérances. J'inſpirais
déjà de l'amour. Ma gorge fe formait , &
quelle gorge ! blanche , ferme , taillée com
me celle de la Vénus de Médicis ; & quels
yeux ! quelles paupieres ! quels fourcils
OU L'OPTIMISME. 51
noirs ! quelles flammes brillaient dans mes
deux prunelles , & effaçaient la fcintilla
tion des étoiles , comme me difaient les
Poëtes du quartier ! Les femmes qui m'ha
billaient & que me déshabillaient , tom
baient en extaſe en me regardant par de
vant & par derriere , & tous les hommes
auraient voulu être à leur place.
Je fus fiancée à un Prince Souverain de

Maffa Carara. Quel Prince ! auffi beau


que moi , paitri de douceur & d'agrémens ,
brillant d'efprit & brûlant d'amour . Je l'ai
mais comme on aime pour la premiere
fois , avec idolâtrie , avec emportement. Les
nôces furent préparées. C'était une pom
pe , une magnificence inouïe ; c'étaient
des fêtes , des Carouzels , des Opéra Buf-,
fa continuels , & toute l'Italie fit pour moi
des Sonnets dont il n'y eut pas un feul de
paffable. Je touchais au moment de mon
bonheur , quand une vieille Marquiſe qui
avait été maîtreffe de mon Prince l'invita
à prendre du chocolat chez elle . Il mou
rut en moins de deux heures avec des con

vulfions épouvantables. Mais ce n'eſt qu'u


E 2
52 CANDIDE ,
ne bagatelle. Ma mere au défeſpoir , &
bien moins affligée que moi , voulut s'ar
racher pour quelque tems à un féjour fi
funefte. Elle avait une très-belle Terre au

près de Gaïette . Nous nous embarquâmes


1
fur une galere du pays , dorée comme l'Au
tel de Saint Pierre de Rome. Voilà qu'un
Corfaire de Salé fond fur nous & nous
aborde. Nos Soldats fe défendirent com
me des Soldats du Pape ; ils fe mirent tous
à genoux en jettant leurs armes , & en
demandant au Corfaire une abfolution in
articulo mortis. 7
Auffi-tôt on les dépouilla nuds comme
des finges , & ma mere auffi , nos filles
d'honneur auffi , & moi auffi. C'eſt une
chofe admirable que la diligence avec la
quelle ces Meffieurs déshabillent le monde.
Mais ce qui me furprit davantage , c'eft
qu'ils nous mirent à tous le doigt dans un
endroit où nous autres femmes nous ne
nous laiffons mettre d'ordinaire que des
canules. Cette cérémonie me paraiſſait bien
étrange ; voilà comme on juge de tout
quand on n'eft pas forti de fon pays. J'ap
OU L'OPTIMISME. 13
pris bientôt que c'était pour voir fi nous
n'avions pas caché là quelques diamants.
C'eſt un ufage établi de tems immémorial
parmi les Nations policées qui courent fur
mer. J'ai fçu que Meffieurs les Religieux
Chevaliers de Malte n'y manquent jamais
quand ils prennent des Turcs & des Tur
ques. C'eſt une Loi du droit des gens à la
quelle on n'a jamais dérogé. ,
Je ne vous dirai point combien il eft dur
pour une jeune Princeffe d'être inenée
efclave à Maroc avec fa mere. Vous con
cevez affez tout ce que nous eûmes à fouf•
frir dans le vaiffeau Corfaire . Ma mere
était encore très-belle , nos filles d'hon
neur , nos fimples femmes de C chambre
avaient plus de charmes qu'on n'en peut
trouver dans toute l'Afrique . Pour moi ,
j'étais raviffante , j'étais la beauté , la grace
même , & j'étais pucelle. Je ne le fut pas
long-tems : cette fleur qui avait été réfer
vée pour le beau Prince de Maſſa Carara ,
me fut ravie par le Capitaine Corfaire.
C'était un Négre abominable , qui croyait
encore me faire beaucoup d'honneur, Cer
E 3
54 CANDIDE ,
tes il fallait que Madame la Princeffe de
Paleſtrine , & moi , fuffions bien fortes
pour réfifter à tout ce que nous éprouvâ
mes jufqu'à notre arrivée à Maroc. Maist
paffons ; ce font des chofes fi communes
qu'elles ne valent pas la peine qu'on en
parle.
1
- Maroc nageait dans le fang quand nous
arrivâmes. Cinquante fils de l'Empereur
Muley-Ifmaël avaient chacun leur parti :
će qui produifait en effet cinquante guer
res civiles , de noirs contre noirs , de noirs
contre bazanés , de bazanés contre baza
nés , de mulâtres contre mulâtres. C'était
un carnage continuel dans dans toute l'é ་
tendue de l'Empire.
4
A peine fûmes-nous débarquées , que
des noirs d'une faction ennemie de celle
de mon Corfaire , fe préfenterent pour lui
enlever fon butin. Nous étions , après les
diamants & l'or , 1 ce qu'il avait de plus
précieux. Je fus témoin d'un combat tel
que vous n'en voyez jamais dans vos cli
mats d'Europe . Les peuples Septentrionaux
n'ont pas le fang affez ardent. Ils n'ont pas
OU L'OPTIMISME. 55
la rage des femmes au point où elle eft
commune en Afrique. Il femble que vos
Européans aient du lait dans les veines ;

c'eft du vitriol , c'eft du feu qui coule dans
celles des Habitans du Mont Atlas & des
pays voifins. On combattit avec la fureur
des lions , des tigres & des ferpens de la
contrée , pour fçavoir à qui nous aurait.
Un Maure faifit ma mere par le bras droit ,
le Lieutenant de mon Capitaine la retint
par le bras gauche ; un foldat Maure la
prit par une jambe , un de nos pirates la
tenait par l'autre. Nos filles fe trouverent

prefques toutes en un moment tirées ainfi


à quatre foldats. Mon Capitaine me tenait
cachée derriere lui. Il avait le cimeterre
au poing , & tuait tout ce qui s'opofait à
fa rage. Enfin , je vis toutes nos Italiennes
& ma mere déchirées , coupées , maffa
crées par les monftres qui fe les difpu
taient. Les captifs mes compagnons , ceux
qui les avaient pris , foldats , matelots ,
noirs, blancs , mulâtres , & enfin mon Capi
taine , tout fut tué , & je demeurai mou
rante fur un tas de morts. Des fcènes pa
36 CANDIDE, "
reilles fe paffaient , comme on fçait, dans'
l'étendue de plus de trois cent lieues , fans
qu'on manquât aux cinq prieres par jour
ordonnées par Mahomet.
Je me débarraffai avec beaucoup de
peine de la foule de tant de cadavres fan
glans entaffés , & je me traînai fous un
grand oranger au bord d'un ruiffeau voi
fin ; j'y tombai d'effroi , de laffitude , d'hor
reur , de défefpoir & de faim. Bientôt a-i
près mes fens accablés fe livrerent à un
fommeil qui tenait plus de l'évanouiffe
ment que du repos. J'étais dans cet état
de faibleffe & d'infenfibilité , entre la mort
& la vie , quand je me fentis preffée de
quelque chofe qui s'agitait fur mon corps .
J'ouvris les yeux , je vis un homme blanc
& de bonne mine qui foupirait , & qui
difait entre fes dents : ô che fciagura d'ef
fere fenza coglioni !

1
DU LOPTIMISME. 57

CHAPITRE XII.

Suite des malheurs de la Vieille.

É Tonnée & ravie d'entendre la langue


de ma patrie , & non moins furpriſe des
paroles que proférait cet homme , je lui
répondis qu'il y avait de plus grands mal
heurs que celui dont il fe plaignait. Je l'inf
"
truifis en peu de mots des horreurs que
j'avais effuyées , & je retombai en faiblef
>
fe. Il m'emporta dans une maiſon voifine ,
me fit mettre au lit , me fit donner à man
ger, me fervit , me confola , me flatta , me
dit qu'il n'avait rien vu de fi beau que
moi , & que jamais il n'avait tant regretté
ce que perfonne ne pouvait lui rendre. Je
fuis né à Naples , me dit-il , on y cha
ponne deux ou trois mille enfans tous les
ans , les uns en meurent , les autres ac
quierent une voix plus belle que celle des .
femmes , les autres vont gouverner des
Etats. On me fit cette opération avec un
CANDIDE ,
38
très-grand fuccès , & jai été Muficien de
la Chapelle de Madame la Princeffe de
Paleſtrine. De ma mere ! m'écriai -je. De
votre mere ! s'ecria-t-il en pleurant. Quoi !
vous feriez cette jeune Princeffe que j'ai 1
élevée jufqu'à l'âge de fix ans , & qui pro
mettait déjà d'être auffi belle que vous
êtes ? C'est moi- même ; ma mere eft à
quatre cens pas d'ici coupées en quartiers
fous un tas de morts.
Je lui contai tout ce qui m'était arrivé ;
il me conta auffi fes aventures , & m'apprit
comment il avait été envoyé chez le Roi
de Maroc par une Puiffance Chrétienne
pour conclure avec ce Monarque un Trai
té , par lequel on lui fournirait de la pou
dre , des canons , & des vaiffeaux pour
l'aider à exterminer le commerce des au
tres Chrétiens. Ma miffion eft faite , me
dit cet honnête Eunuque , je vais m'em
barque à Ceuta , & je vous ramenerai en
Italie. Ma che fciagura d'effere fenza coglio
ni !
Je le remerciai avec des larmes d'atten
driffement , & au lieu de me mener en
OU L'OPTIMISME. 59
Italie , il me conduifit à Alger , & me ven
dit au Dey de cette Province. A peine
fus-je vendue , que cette Pefte qui a fait
le tour de l'Afrique , de l'Afie & de l'Eu
rope , fe déclara dans Alger avec fureur.
Vous avez vu des tremblements de terre ;
mais , Mademoiſelle , avez-vous jamais eu
la peſte ? Jamais , répondit la Baronne.
Si vous l'aviez eue , reprit la vieille ,
vous avoueriez qu'elle eft bien au deffus
d'un tremblement de terre. Elle eft fort
commune en Afrique ; j'en fus attaquée.
Figurez-vous quelle fituation pour la fille
d'un Pape âgée de quinze ans , qui en trois
mois de tems avait éprouvé la pauvreté ,
l'esclavage , avait été violée prefque tous
les jours , avait vu couper fa mere en qua
tre , avait effuyé la faim & la guerre , &
mourait peftiférée dans Alger. Je n'en
mourus pourtant pas. Mais mon Eunuque
& le Dey , & prefque tout le Serrail d'Al
ger périrent.
Quand les premiers ravages de cette
épouvantable pefte furent paffés , on ven
dit les efclaves du Dey. Un Marchand
60 CANDID E,
m'acheta & me mena à Tunis. Il me ven
dit à un autre Marchand , qui me reven
dit à Tripoli ; de Tripoli je fus revendue
à Aléxandrie , d'Aléxandrie revendue à
Smirne , de Smirne à Conftantinople. J'ap
partins enfin à un Aga des Janiffaires ,
qui fut bientôt commandé pour aller dé
fendre Afof contre les Ruffes qui l'affié
geaient.
L'Aga qui était un très-galant homme ,
mena avec lui tout fon Serrail , & nous
logea dans un petit Fort fut les Palus Méo
tides , gardé par deux Eunuques noirs &
vingt Soldats. On tua prodigieufement de
Ruffes , mais ils nous le rendirent bien.
Afoffut mis à feu & à fang , & on ne par
donna ni au fexe , ni à l'âge ; il ne refta
que notre petit Fort ; les ennemis voulurent
nous prendre par famine. Les vingt Janif
faires avaient juré de ne ſe jamais rendre.
Les extrémités de la faim où ils furent ré
duits les contraignirent à manger nos deux
Eunuques , de peur de violer leur ferment.
Au bout de quelques jours ils réfolurent
de manger les femmes,
Nous
U L'OPTIMISME. 61
Nous avions un Iman très-pieux & très
compatiſfant , qui leur fit un beau fermon ,
par lequel il leur perfuada de ne nous pas
tuer tout-à-fait. Coupez , dit-il , feulement
une feffe à chacune de ces Dames , vous
ferez très-bonne chere ; s'il faut y revenir
vous en aurez encore autant dans quelques
jours ; le Ciel vous fçaura gré d'une ac
tion fi charitable , & vous ferez ſecourus.
Il avait beaucoup d'éloquence ; il les
perfuada. On nous fit cette horrible opé
ration. L'Iman nous appliqua le même
baume qu'on met aux enfans qu'on vient
de circoncire. Nous étions toutes à la
mort.
A peine les Janiffaires eurent - ils fait
le repas que nous leur avions fourni , que
les Ruffes arrivent fur des batteaux plats ;
il ne réchapa pas un Janiffaire. Les Ruf
fes ne firent aucune attention à l'état où
nous étions. Il y a par-tout des Chirur
giens Français ; un d'eux qui était fort
adroit prit foin de nous , il nous guérit ;
& je me fouviendrai toute ma vie , que
quand mes plaies furent bien fermées il
F
62 CANDI DE ,

mé fit des propofitions . Au refte , il nous


dit à toutes de nous confoler , il nous af
fura que dans plufieurs fiéges pareille cho
fe était arrivée , & que c'était la loi de la
guerre .
€ Dès que mes compagnes purent mar
cher , on les fit aller à Mofcou . J'échus en
partage à un Boyard , qui me fit fa Jardi
niere , & qui me donnait vingt coups de
fouet par jour. Mais ce Seigneur ayant été
roué au bout de deux ans avec une tren
taine de Boyards , pour quelque tracaffe-.
rie de Cour , je profitai de cette aventure ;
je m'enfuis ; je traverſai toute la Ruffie ;
je fus long-tems fervante de cabaret à Ri
ga , puis à Rostock , à Viſmar , à Leipfick ,
à Caffel , à Utrecht , à Leyde , à la Haye ,
à Rotterdam : j'ai vieilli dans la mifere &
dans l'opprobre , n'ayant que la moitié d'un
derriere , me fouvenant toujours que j'é
tais fille d'un Pape : je voulus cent fois me
tuer , mais j'aimais encore la vie. Cette fai
bleffe ridicule eft peut-être un de nos pen
chans les plus funeftes. Car y a-t- il rien
de plus fot que de vouloir porter continuel
OU L'OPTIMISME.
lement un fardeau qu'on veut toujours jet
ter par terre ? d'avoir fon être en horreur ,
& de tenir à fon être enfin de careffer
le ferpent qui nous dévore , juſqu'à ce qu'il
nous ait mangé le cœur ?
J'ai vu dans les pays que le fort m'a
fait parcourir , & dans les cabarets où j'ai
fervi , un nombre prodigieux de perſon
nes qui avaient leur exiftence en éxécra
tion ; mais je n'en ai vu que huit qui aient
mis volontairement fin à leur mifere , trois
Négres , quatre Anglais , & un Profeffeur
Allemand nommé Robek. J'ai fini par être
fervante chez le Juif Don Iffachar ; il me
mit auprès de vous , ma belle Demoiſelle ;
je me fuis attachée à votre deſtinée , & j'ai
été plus occupée de vos aventures que des
miennes . Je ne vous aurais même jamais par
lé de mes malheurs , fi vous ne m'aviez pas
un peu piquée , & s'il n'était d'ufage dans
un vaiffeau de conter des hiftoires pour fe
défennuyer. Enfin , Mademoifelle , j'ai de
l'expérience , je connais le monde ; don
nez-vous un plaifir , engagez chaque paf
fager à vous conter fon hiftoire ; & s'il
F. 2
CAND
64 IDE ,
s'en trouve un feul qui n'ait fouvent mau
dit fa vie , qui ne ſe foit ſouvent dit à lui
même qu'il était le plus malheureux des
hommes , jettez-moi dans la mer la tête
la premiere .

CHAPITRE XIII.

Comment Candide fut obligé de fe

féparer de la belle Cunégonde &


de la Vieille.

LA belle Cunégonde ayant entendu l'hif


toire de la Vieille , lui fit toutes les poli
teffes qu'on devait à une perſonne de fon
rang & de fon mérite. Elle accepta la pro
pofition ; elle engagea tous les paffagers
l'un après l'autre à lui conter leurs aven
tures ; Candide & elle avouerent que la
Vieille avait raiſon . C'eſt bien dommage "
difait Candide , que le fage Pangloſs ait été
pendu contre la coutume dans un Auto
da-fé , il nous dirait des choſes admirables
7
OU LOPTIMISME. 65
fur le mal phyfique , & fur le mal moral
qui couvrent la Terre & la Mer , & je me
fentirais affez de force pour ofer lui faire
7
refpectueuſement quelques objections.
C A mefute que chacun racontait fon hif

toire , le vaiffeau avançait. On aborda dans


Buenos · Aires. Cunégonde , le Capitaine
Candide & la Vieille allerent chez le Gou
verneur Don Fernando d'Ibaraa , y Figueo
ra , y Maſcarenes , y Lampourdos , y Sou
za. Ce Seigneur avait une fierté convena →
ble à un homme qui portait tant de noms.
Il parlait aux hommes avec le dédain le
plus noble , portant le nez fi haut , éle
vant fi impitoyablement la voix , prenant
un ton fi impoſant , affectant une démar
che fi altiere , que tous ceux qui le faluaient
étaient tentés de le battre. Il aimait les fem
mes à la fureur. Cunégonde lui parut ce
qu'il avait jamais vu de plus beau. La
premiere chofe qu'il fit , fut de deman
der fi elle n'était point la femme du Ca
pitaine. L'air dont il fit cette queſtion alar
ma Candide il n'ofa pas dire qu'elle était
fa femme, parce qu'en effet elle ne l'était
F 3
66 CANDIDE ,

point; il n'ofait pas dire que c'était fa


foeur , parce qu'elle ne l'était pas non plus ;
& quoique ce menfonge officieux pût lui
être utile , fon ame était trop pure pour
trahir la vérité. Mademoiſelle Cunégonde ,

dit-il , doit me faire l'honneur de m'épou


fer, & nous fuplions Votre Excellence de
daigner faire notre nôce.
Don Fernando d'Ibaraa , y Figueora , y
Mafcarenes , y Lampourdos , y Souza , re
levant fa mouftache , fourit , amérement ,
& ordonna au Capitaine Candide d'aller
faire la revue de fa Compagnie. Candide
obéit ; le Gouverneur demeura avec Ma
demoiſelle Cunégonde. Il lui déclara fa
paffion , lui protefta que le lendemain il
l'épouferait à la face de l'Eglife , ou au
trement, ainfi qu'il plairait à fes charmes
Cunégonde lui demanda un quart d'heure
pour le recueillir , pour confulter la Vieille
& pour fe déterminer.
La Vieille dit à Cunégonde ; Mademoi
felle , vous avez foixante & douze quar
tiers , & pas une obole ; il ne tient qu'à
vous d'être la femme du plus grand Sei
OU L'OPTIMISME. 67
gneur de l'Amérique Occidentale , qui a
une très-belle mouftache ; eft-ce à vous de
,
vous piquer d'une fidélité à toute épreu
ve ? Vous avez été violée par les Bulga
res; un Juif & un Inquifiteur ont eu vos
bonnes graces. Les malheurs donnent des
droits. J'avoue que fi j'étais à votre place ,
je ne ferais aucun fcrupule d'époufer Mon
fieur le Gouverneur , & de faire la fortu
ne de Monfieur le Capitaine Candide . Tan
dis que la Vieille parlait avec toute la pru
dence que l'âge & l'expérience donnent ,
on vit entrer dans le port un petit vaiſſeau ;
il portoit un Alcade & des Alguazils , &
voici ce qui était arrivé.
La Vieille avoit très-bien deviné , que

ce fut un Cordelier à la grande manche


qui vola l'argent & les bijoux de Cuné
gonde dans la ville de Badajox , lorfqu'elle
fuyait en hâte avec Candide. Ce Moine
voulut vendre quelques-unes des pierreries
à un Jouaillier. Le Marchand les reconnut

pour celles du grand Inquifiteur. Le Cor


delier avant d'être pendu avoua qu'il les
avait volées. Il indiqua les perfonnes & la
68 CANDIDES

route qu'elles prenaient. La fuite de Cu


négonde & de Candide étaient déjà con
nues. On les fuivit à 我吧 Cadix. On envoya
fans perdre tems un vaiffeau à leur pour
fuite. Le vaiffeau étoit déjà dans le port
de Buenos-Aires. Le bruit fe répandit qu'un
Alcade allait débarquer , & qu'on pour
fuivait les meurtriers de Monſeigneur le
grand Inquifiteur. La prudente Vieille vit
dans l'inftant tout ce qui était à faire . Vous
ne pouvez fuir , dit - elle à Cunégonde , &
vous n'avez rien à craindre ; ce n'eft pas
vous qui avez tué Monfeigneur ; & d'ail
leurs , le Gouverneur qui vous aime ne
fouffrira pas qu'on vous maltraite ; demeu
rez. Elle court fur le champ à Candide ;
fuyez , dit-elle , ou dans une heure vous al
lez être brûlé. Il n'y avait pas un moment

à perdre ; mais comment fe féparer de


Cunégonde , & où fe réfugier 11

1: 4
.
OU L'OPTIMISME. 69m

CHAPITRE XIV .

Comment Candide & Cacambo fu

rent recus chez les Jéfuites du


Paraguai.

Candide avait amené de Cadix un va

let tel qu'on en trouve beaucoup fur les


côtes d'Eſpagne , & dans les Colonies. C'é
tait un quart d'Eſpagnol , né d'un Métis
dans le Tucuman ; il avait été Enfant de
choeur , Sacriftain , Matelot , Moine , Fac
teur , Soldat , Laquais. Il s'appellait Ca
cambo , & aimait fort fon Maître , parce
que fon Maître était un fort bon homme.
Il fella au plus vite les deux chevaux An
daloux. Allons , mon Maître , fuivons le
confeil de la Vieille , partons & courons.
fans regarder derriere nous. Candide ver
fa des larmes : ô ma chere Cunégonde !
faut-il vous abandonner dans le tems que
Monfieur le Gouverneur va faire nos nô
70 CANDIDE ,
ces ! Cunégonde amenée de fi loin , que
deviendrez- vous ? Elle deviendra ce qu'elle
pourra , dit Cacambo ; les femmes ne font

jamais embarraffées d'elles , Dieu y pour


voit , courons. Où me menes-tu ? où al
lons-nous ? que ferons-nous fans Cunégon
de ? difait Candide . Par Saint Jacques de
Compoftelle , dit Cacambo , vous alliez
faire la guerre aux Jéfuites ; allons la faire
pour eux ; je fçai affez les chemins , je
vous menerai dans leur Royaume , ils fe
ront charmés d'avoir un Capitaine qui faffe
l'exercice à la Bulgare , vous ferez une
fortune prodigieufe ; quand on n'a pas
fon compte dans un monde , on le trou
ve dans un autre. C'eft un très-grand plai
fir de voir & de faire des chofes nouvel
les.
Tu as donc été déjà dans le Paraguai ,
dit Candide ? Eh vraiment oui , dit Ca
cambo , j'ai été cuiftre dans le Collége
de l'Affomption , & je connais le Gou
vernement de Los Padres comme je con
nais les rues de Cadix . C'eft une chofe ad
mirable que ce Gouvernement. Le Royau
OU L'OPTIMISME. 71
me a déjà plus de trois cens lieues de dia
3
métre ; il eſt divifé en trente Provinces ;
Los Padres y ont tout , & les Peuples rien ;
c'eft le chef- d'oeuvre de la raifon & de
la justice. Pour moi je ne vois rien de fi
divin que Los Padres , qui font ici la guer
re au Roi d'Eſpagné & au Roi de Portu
-gal , & qui en Europe confeffent ces Rois ;
qui tuent ici des Eſpagnols , & qui à Ma
drid les envoient au Ciel ; cela me ravit,
avançons ; vous allez être le plus heureux
de tous les hommes. Quel plaifir auront
Los Padres quand ils fçauront qu'il leur
vient un Capitaine qui fçait l'exercice Bul
gare !
Dès qu'ils furent arrivés à la premiere
barriere , Cacambo dit à la garde avancée
qu'un Capitaine demandait à parler à Mon
feigneur le Commandant. On alla avertir
la grande garde. Un Officier Paraguain
courut aux pieds du Commandant lui don
ner part de la nouvelle . Candide & Ca
cambo furent d'abord défarmés , on fe fai
fit de leurs deux chevaux Andaloux. Les

deux étrangers font introduits au milieu de


72 CANDIDE ,
deux files de foldats : le Commandant était
au bout , le bonnet à trois cornes en tête,
la robe retrouffée , l'épée au côté , l'ef
ponton à la main. Il fit un figne , auffi-tôt
vingt-quatre foldats entourent les deux nou
veaux venus. Un Sergent leur dit qu'il faut
attendre , que le Commandant ne peut
leur parler , que le Révérend Pere Pro
vincial ne permet pas qu'aucun Eſpagnol
ouvre la bouche qu'en fa préſence , & de
meure plus de trois heures dans le pays.
Et où eft le Révérend Pere Provincial ?
dit Cacambo ; il eft à la parade après avoir
dit fa Meffe , répondit le Sergent , & vous
ne pourrez baiſer ſes éperons que dans
trois heures. Mais , dit Cacambo , Mon
fieur le Capitaine qui meurt de faim com
me moi , n'eſt point Eſpagnol , il eſt Al
lemand , ne pourrions-nous point déjeûner
en attendant fa Révérence ?
Le Sergent alla fur le champ rendre comp
te de ce difcours au Commandant . Dieu
foit bénit , dit ce Seigneur , puiſqu'il eft
Allemand , je peux lui parler ; qu'on le
mene dans ma feuillée , auffi-tôt on con
duit
OU L'OPTIMISME. 75
duit Candide dans un cabinet de verdure

orné d'une très-jolie colonade de marbre


verd & or , & des treillages qui renfer
maient des perroquets , des colibris , des
oiſeaux mouches , des pintades , & tous
les oifeaux les plus rares. Un excellent dé
jeûner était préparé dans des vaſes d'or :
& tandis que les Paraguains mangerent du
maïs dans des écuelles de bois en plein
champ à l'ardeur du Soleil , le Révérend
Pere Commandant entra dans la feuillée.
C'était un très-beau jeune homme , le
viſage plein , affez blanc , haut en couleur ,
le fourcil relevé , l'œil vif, l'oreille rou
ge , les levres vermeilles , l'air fier , mais
d'une fierté qui n'était ni celle d'un Ef
pagnol , ni celle d'un Jéfuite. On rendit à
Candide & à Cacambo leurs armes qu'on
leur avait faifies , ainfi que les deux che
vaux Andaloux ; Cacambo leur fit man
ger l'avoine auprès de la feuillée , ayant
toujours l'œil fur eux , crainte de ſurpriſe.
Candide baifa d'abord le bas de la robe
du Commandant , enfuite ils fe mirent à
table. Vous êtes donc Allemand lui dit le
G
74 CANDIDE ,
CAND
Jéfuite en cette langue, Oui , mòn Révé
rend Pere , dit Candide. L'un & l'autre
en prononçant ces paroles fe regardaient
avec une extrême ſurpriſe , & une émo
tion dont ils n'étaient pas les maîtres . Et
de quel pays d'Allemagne êtes-vous ? dit
le Jéfuite . De la fale Province de Weft
phalie , dit Candide je fuis né dans le
Château de Thunder-ten-tru nckh. O Ciel !
eft - il poffible ! s'écria le
Commandant.
Quel miracle ! s'écria Candide. Seroit-ce
vous ? dit le Commandant. Cela n'eft pas.
poffible , dit Candide. Ils fe laiffent tom
ber tous deux à la renverfe , ils s'embraf
fent , ils verfent des ruiffeaux de larmes.
Quoi ! ferait-ce vous , mon Révérend
Pere ? vous le frere de la Belle Cuné
gonde ! vous qui fûtes tué par les Bul
gares ! vous le fils de M. le Baron ! vous
Jéfuite au Paraguai ! Il faut avouer que ce
Monde eſt une étrange choſe. O Panglofs !
Panglofs ! que vous feriez aife fi vous n'a
viez pas été pendu !
Le Commandant fit retirer les esclaves
Négres & les Paraguains qui fervaient à
OU L'OPTIMISME. 75
boire dans des gobelets de cryſtal de ro
che. Il remercia Dieu & S. Ignace mille
fois ; il ferrait Candide entre fes bras ; leurs
viſages étaient baignés de pleurs. Vous fe
riez bien plus étonné , plus attendri , plus
hors de vous-même , dit Candide , fi je
vous difais que Mademoiſelle Cunégonde
votre four que vous avez crue éventrée ,
eft pleine de fanté. Où ? Dans votre voi
finage , chez Monfieur le Gouverneur de
Buenos-Aires ; & je venais pour vous faire
la guerre. Chaque mot qu'ils prononcerent
dans cette longue converfation , accumu
lait prodige fur prodige. Leur ame toute
entiere volait fur leur langue , était atten
tive dans leurs oreilles , & étincelante dans
1 leurs yeux. Comme ils étaient Allemands ,
ils tinrent table long-tems , en attendant
le Révérend Pere Provincial ; & le Com
mandant parla ainfi à fon cher Candide.

G 2
76 CANDIDE ,

CHAPITRE XV.

Comment Candide tua le frere de fa

chere Cunégonde.

J'Aurai toute ma vie préfent à la mémoire


le jour horrible où je vis tuer mon pere &
ma mere, & violer ma foeur. Quand les
Bulgares furent retirés , on ne trouva point
cette fœur adorable , & on mit dans une
charrette ma mere , mon pere & moi , deux
fervantes & trois petits garçons égorgés ,
pour nous aller enterrer dans une chapelle
de Jéfuites à deux lieues du Château de
mes peres. Un Jéfuite nous jetta de l'eau
béníte , elle était horriblement falée ; il en
entra quelques gouttes dans mes yeux ; le
Pere s'aperçut que ma paupiere faiſait un
petit mouvement , il mit la main fur mon
cœur , & le fentit palpiter ; je fus fecouru
& au bout de trois femaines il n'y paraif
fait pas. Vous favez , mon cher Candide ,
que j'étais fort joli , je le devins encore da
OU L'OPTIMISME. 77
vantage : auffi le Révérend Pere Didrie ,
Supérieur de la Maiſon , prit pour moi la
plus tendre amitié ; il me donna l'habit de
Novice; quelque tems après je fus envoyé
à Rome. Le Pere Général avait befoin
d'une recrue de jeunes Jéfuites Allemands.
Les Souverains du Paraguai recoivent le
moins qu'ils peuvent de Jéfuites Eſpagnols ;
ils aiment mieux les étrangers dont ils fe
croient plus maîtres. Je fus jugé propre
par le Révérend Pere Général pour aller
travailler dans cette vigne. Nous partîmes,
un Polonais , un Tirolien & moi. Je fus ho
noré en arrivant du Sous-Diaconat & d'une
Lieutenance. Je fuis aujourd'hui Colonel
& Prêtre. Nous recevrons vigoureuſement
les troupes du Roi d'Eſpagne , je vous ré
ponds qu'elles feront excommuniées & bat
tues. La Providence vous envoie ici pour
nous feconder. Mais eft-il bien vrai que
ma chere fœur Cunégonde foit dans le voi
finage chez le Gouverneur de Buenos- Ai
res ? Candide l'affura par ferment que rien
n'était plus vrai. Leurs larmes recommen
cerent à couler.
G 3
78 CANDIDE ,

Le Baron ne pouvait ſe laffer d'embraf


fer Candide ; il l'apellait fon frere , ſon ſau
veur, Ah ! peut-être , lui dit-il , nous pour
rons enſemble , mon cher Candide , entrer
en vainqueurs dans la Ville , & reprendre
ma fœur Cunégonde. C'est tout ce que je
fouhaite , dit Candide ; car je comptais l'é
poufer , & je l'efpere encore. Vous info
lent ! répondit le Baron , vous auriez l'im
pudence d'époufer ma foeur qui a foixan
te & douze quartiers ! Je vous trouve bien
effronté d'ofer me parler d'un deffein fi té
méraire ! Candide pétrifié d'un tel diſcours
lui répondit : mon Révérend Pere , tous
les quartiers du monde n'y font rien ; j'ai
tiré votre fœur des bras d'un Juif & d'un
Inquifiteur ; elle m'a affez d'obligations ,
elle veut m'époufer ; Maître Planglofs m'a
toujours dit que les hommes font égaux ,
& affurément je l'épouferai. C'est ce que
nous verrons , coquin ! dit le Jéfuite Baron
de Thunder -ten- trunckh , & en même
tems il lui donna un grand coup du plat
de fon épée fur le vifage. Candide dans
l'inftant tire la fienne & l'enfonce jufqu'à
OU L'OPTIMISME. 79
la garde dans le ventre du Baron Jéſuite ;
mais en la retirant toute fumante , il ſe mit
à pleurer : Hélas mon Dieu ! dit-il , j'ai tué
mon ancien maître , mon ami , mon beau
frere ; je fuis le meilleur homme du mon
de , & voilà déjà trois hommes que je tue ;
& dans ces trois il y a deux Prêtres.
Cacambo qui faifait fentinelle à la porte
de la feuillée , accourut. Il ne nous refte
qu'à vendre cher notre vie , lui dit fon
Maître ; on va fans doute entrer dans la
feuillée , il faut mourir les armes à la main.
Cacambo, qui en avait bien vu d'autres, ne
perdit point la tête , il prit la robe de Jé
fuite que portait le Baron , la mit fur le
corps de Candide , lui donna le bonnet
quarré du mort , & le fit monter à che
val. Tout cela fe fit en un clin d'œil. Ga
L oppons , mon Maître , tout le monde vous
prendra pour un Jéfuite qui va donner des
ordres , & nous aurons paffé les frontieres
avant qu'on puiffe courir après nous. Il vo
lait déjà en prononçant ces paroles , &
en criant en Eſpagnol : place , place pour
le Révérend Pere Colonel.
80 CANDID E,

CHAPITRE XVI.

Ce qui advint aux deux Voyageurs

Avec deux filles , deux finges &

les Sauvages nommés Oreillons .

C Andide & fon valet furent au delà


des barrieres , & perfonne ne fçavait en
core dans le camp la mort du Jéfuite Al
lemand. Le vigilant Cacambo avait eu foin
de remplir fa valife de pain , de chocolat ,
de jambons , de fruit & de quelques me
fures de vin . Ils s'enfoncerent avec leurs
chevaux Andaloux dans un pays inconnu ,
où ils ne découvrirent aucune route. Enfin
une belle prairie entrecoupée de ruiffeaux
fe préſenta devant eux . Nos deux Voya
geurs font repaître leurs montures. Cacam
bo propoſe à fon Maître de manger, &
1
lui en donne l'exemple. Comment veux-tu,
difait Candide , que je mange du jambon ,
quand j'ai tué le fils de Monfieur le Ba
OU L'OPTIMISME. 81
ron , & que je me vois condamné à ne
revoir la belle Cunégonde de ma vie ? à
quoi me fervira de prolonger mes miféra
bles jours , puiſque je dois les traîner loin
d'elle dans les remords & dans le défef
poir ? & que dira le Journal de Trévoux ?
En parlant ainfi il ne laiffait pas de man
ger. Le Soleil fe couchait. Les deux éga
rés entendirent quelques petits cris qui pa
raiffaient pouffés par des femmes. Ils ne
fçavaient fi ces cris étaient de douleur ou
de joie ; mais ils fe leverent préciſément
avec cette inquiétude & cette alarme que
tout inſpire dans un pays inconnu. Ces cla
meurs partaient de deux filles toutes nues
qui couraient légérement au bord de la
C
prairie , tandis que deux finges les fuivaient
en leur mordant les feffes. Candide fut
touché de pitié : il avait apris à tirer chez
les Bulgares , & il aurait abattu une noi
fette dans un buiffon , fans toucher aux
feuilles. Il prend ſon fufil Eſpagnol à deux
coups , tire , & tue les deux finges. Dieu
foit loué , mon cher Cacambo , j'ai déli
vré d'un grand péril ces deux pauvres créa
82 CANDIDE ,

tures ; fi j'ai commis un péché en tuant


un Inquifiteur & un Jéfuite , je l'ai bien
réparé en fauvant la vie à deux filles . Ce
font peut-être deux Demoiselles de con
dition , & cette aventure nous peut pro
curer de très - grands avantages dans le
pays.
Il allait continuer , mais fa langue de
vint percluſe quand il vit ces deux filles
embraffer tendrement les deux finges , fon 1
dre en larmes fur leurs corps , & remplir
l'air dès cris les plus douloureux . Je ne m'at
tendais pas à tant de bonté d'ame , dit- il

enfin à Cacambo , lequel lui repliqua : vous
avez fait là un beau chef-d'œuvre , mon
Maître ; vous avez tué les deux Amants
de ces Demoifelles. Leurs Amants ! ferait
il poffible ? vous vous moquez de moi ,
Cacambo ; le moyen de vous croire ? Mon
cher Maître , repartit Cacambo , vous êtes
toujours étonné de tout ; pourquoi trou
vez-vous fi étrange que dans quelques pays
il y ait des finges qui obtiennent les bon
nes graces des Dames ; ils font des quarts
d'hommes comme je fuis un quart d'Eſpa
OU L'OPTIMISME. 83
gnol. Hélas ! reprit Candide , je me fou
viens d'avoir entendu dire à Maître Pan
glofs qu'autrefois pareils accidents étaient
arrivés & que ces mêlanges avaient pro
duit des Egipans , des Faunes , des Satyres ;
que plufieurs grands perfonnages de l'an
tiquité en avaient vus ; mais je prenais cela
pour des fables. Vous devez être convain
cu à préfent , dit Cacambo , que c'eſt une
vérité , & vous voyez comment en ufent
les perfonnes qui n'ont pas reçu une cer
taine éducation ; tout ce que je crains
c'eft que ces Dames ne nous faffent quel
que méchante affaire.
Ces réflexions folides engagerent Can
dide à quitter la prairie , & à s'enfoncer
dans un bois. Il y foupa avec Cacambo ;
& tous deux après avoir maudit l'Inquifi
teur de Portugal , le Gouverneur de Bue
nos-Aires , & le Baron , s'endormirent fur
de la mouffe. A leur reveil ils fentirent qu'ils
ne pouvaient remuer ; la raifon en était
que pendant la nuit les Oreillons habitans
du pays , à qui les deux Dames les avaient
dénoncés , les avaient garottés , avec des
84 CA ,
ND
I
cordes d'écorce d'arbre.D
IlsEétaient entou
rés d'une cinquantaines d'Oreillons tous
nuds , armés de fléches , de maſſues & de
haches de caillou ; les uns faifaient bouil
lir une grande chaudiere ; les autres pré
paraient des broches, & tous criaient : c'eft
un Jéfuite , c'eft un Jéfuite ; nous ferons
vengés , & nous ferons bonne chere ; man
geons du Jésuite , mangeons du Jéfuite.
Je vous l'avais bien dit , mon cher Maî
tre , s'écria triftement Cacambo , que ces
deux filles nous joueraient d'un mauvais
tour. Candide appercevant la chaudiere &
les broches , s'écria : nous allons certaine
ment être rôtis ou bouillis. Ah que dirait
Maître Panglofs s'il voyaient comme lapure
nature eft faite ? Tout eft bien ; foit ; mais
j'avoue qu'il eft bien cruel d'avoir perdu
Mademoiſelle Cunégonde , & d'être mis
à la broche par des Oreillons. Cacambo ne
perdait jamais la tête ne défeſpérez de
rien , dit-il au déſolé Candide : j'entends
un peu le jargon de ces peuples , je vais leur
parler. Ne manquez pas , dit Candide , de
leur repréfenter quelle eft l'inhumanité af
freufe
OU L'OPTIMISME. 85
freufe de faire cuire des hommes , & com
bien cela eft peu chrétien.
Meffieurs , dit Cacambo , vous comp
tez donc manger aujourd'hui un Jéfuite ;
c'eſt très-bien fait ; rien n'eſt plus juſte que
de traiter ainfi fes ennemis. En effet ", le
droit naturel nous enfeigne à tuer notre
prochain , & c'eſt ainſi qu'on en agit dans
toute la Terre. Si nous n'ufons pas du droit
de le manger , c'eft que nous avons d'ail

leurs de quoi faire bonne chere ; mais vous


n'avez pas les mêmes reffources que nous ;
certainement il vaut mieux manger fes en
nemis , que d'abandonner aux corbeaux &
aux corneilles le fruit de fa victoire . Mais ,
Meffieurs , vous ne voudriez pas manger vos
amis. Vous croyez aller mettre un Jéfuite
en broche , & c'eft votre défenſeur , c'eft
l'ennemi des vos ennemis que vous allez
rôtir. Pour moi je fuis né dans votre pays ;
Monfieur que vous voyez eft mon Maître
& bien loin d'être Jéfuite , il vient de tuer
un Jéfuite , il en porte les dépouilles , voilà
le fujet de votre méprife . Pour vérifier ce C
que je vous dis , prenez ſa robe , portez-la
H
86 CANDID E,

à la premiere barriere du Royaume de Los


Padres ; informez-vous fi mon Maître n'a
pas tué un Officier Jéfuite. Il vous faudra
peu de tems ; vous pourrez toujours nous
manger, fi vous trouvez queje vous aimenti.
Mais fi je vous ai dit la vérité , vous con
naiffez trop les principes du droit public
les mœurs & les loix pour ne nous pas faire
grace.
Les Oreillons trouverent ce difcours très
raiſonnable ; ils députerent deux Notables
pour aller en diligence s'informer de la vé
rité ; les deux députés s'acquitterent de leur
commiffion en gens d'efprit , & revinrent
bientôt apporter de bonnes nouvelles. Les
• Oreillons délierent leurs deux prifonniers ,
leur firent toutes fortes de civilités , leur
offfirent des filles , leur donnerent des
rafraîchiffements , & les conduifirent juſ
qu'aux confins de leurs Etats , en criant
avec allégreffe ; il n'eſt point Jéſuite , il n'eſt
point Jéfuite.
Candide ne fe laffait point d'admirer le
fujet de fa délivrance. Quel peuple ! difoit
, quels hommes ! quelles moeurs ! Si je
OU L'OPTIMISME. 87
n'avais pas eu le bonheur de donner un
grand coup d'épée au travers du corps du
frere de Mademoiſelle Cunégonde , j'étais
mangé fans remiffion . Mais après tout la
pure nature eft bonne , puifque ces gens
ci , au lieu de me manger , m'ont fait mille
honnêtetés dès qu'ils ont fçu que je n'étais
pas Jéfuite.

CHAPITRE XVII.

Arrivée de Candide & de fon valet

au pays d'Eldorado , & ce qu'ils


y virent.

Q Uand ils furent aux frontieres des


Oreillons , vous voyez , dit Cacambo à Can
dide , que cet Hémiſphere-ci ne vaut pas
mieux que l'autre ; croyez-moi , retournon's
en Europe par le plus court chemin . Com
menty retourner, dit Candide, & où aller?
Si je vais dans mon pays , les Bulgares &
les Abares y égorgent tout ; fi je retourne
H 2

FORD
88 CANDIDE , }
en Portugal , j'y fuis brûlé ; fi nous reſtons
dans ce pays- ci , nous riſquons à tout mo
ment d'être mis en broche. Mais comment 1

fe réfoudre à quitter la partie du monde


que Mademoiſelle Cunégonde habite ?
Tournons vers la Cayenne , dit Cacam
bo , nous y trouverons des Français qui
vont par tout le Monde , ils pourrons nous
aider , Dieu aura peut- être pitié de nous.
Il n'était pas facile d'aller à la Cayen
ne; ils fçavaient bien à peu près de quel
côté il falloit marcher ; mais des monta
gnes , des fleuves , des précipices , des bri
gands , des fauvages , étaient par-tout des
terribles obftacles. Leurs chevaux mouru

rent de fatigue : leurs provifions furent con


fumées ils fe nourrirent un mois entier
de fruits fauvages , & fe trouverent enfin
auprès d'une petite riviere bordée de coco
tiers , qui foutinrent leur vie & leurs efpé
rances.
" Cacambo , qui donnait toujours d'auffi
bons confeils que la Vieille , dit à Can
dide : nous n'en pouvons plus , nous avons
affez marché , j'apperçois un canot vuide
OU L'OPTIMISME. 89
fur le rivage , empliffons-le de cocos , jet
tons-nous dans cette petite barque , laiffons
nous aller au courant , une riviere mene
toujours à quelque endroit habité. Si nous
ne trouvons pas des choſes agréables , nous
trouverons du moins des chofes nouvel
les. Allons , dit Candide , recommandons
nous à la Providence.
Ils voguerent quelques lieues entre, des
bords tantôt fleuris , tantôt arides , tantôt
unis , tantôt efcarpés. La riviere s'élargif
foit toujours ; enfin elle fe perdait fous une
voûte de rochers épouvantables qui s'éle
vaient jufqu'au Ciel, Les deux voyageurs
eurent la hardieffe de s'abandonner aux flots
fous cette voûte. Le fleuve refferré en cet
endroit les porta avec une rapidité & un
bruit horrible. Au bout de vingt-quatre
heures ils revirent le jour , mais leur ca
not fe fracaffa contre les écueils. Il fallut
fe traîner de rocher en rocher pendant une
lieue entiere : enfin ils découvrirent un ho
rifon immenſe bordé de montagnes inac
ceffibles. Le pays était cultivé pour le plai-'
fir comme pour le befoin, Par-tout l'utile
H3
90 CANDIDE,
était agréable . Les chemins étaient cou
verts , ou plutôt ornés de voitures d'une
forme & d'une matiere brillante , portant
des hommes & des femmes d'une beauté
finguliere , traînés rapidement par de gros
moutons rouges qui furpaffaient en vîteffe
les plus beaux chevaux d'Andaloufie , de
Tetuan & de Méquinez.
Voilà pourtant, dit Candide , un pays qui
vaut mieux que la Weftphalie. Il mit pied à
terre avec Cacambo auprès du premier
village qu'il rencontra. Quelques enfans
du village couverts de brocards d'or tout
déchirés , jouaient au palet à l'entrée du
bourg. Nos deux hommes de l'autre Mon
de s'amuferent à les regarder. Leurs palets
étaient d'affez larges pieces rondes , jau
nes , rouges , vertes qui jettaient un éclat
fingulier. Il prit envie aux voyageurs d'en
ramaffer quelques-uns ; c'etait de l'or , c'é
tait des éméraudes, des rubis, dont le moin
dre aurait été le plus grand ornement du
trône du Mogol. Sans doute , dit Cacam
bo , ces enfans font les fils du Roi du pays
qui jouent au petit palet. Le Magifter du
OU L'OPTIMISME. 91
village parut dans ce moment pour les faire
rentrer àl'école. Voilà, dit Candide, le Pré
cepteur de la famille Royale.
Les petits gueux quitterent auffi-tôt le
jeu , en laiffant à terre leurs palets , & tout
ce qui avait fervi à leurs divertiffemens. Can
dide les ramaffe , court au Précepteur , &
les lui préfente humblement , lui faiſant
entendre par fignes que leurs Alteffes Roya
les avaient oublié leur or & leurs pierre
ries. Le Magifter du village en fouriant les
jetta par terre , regarda un moment la fi
gure de Candide avec beaucoup de fur
prife , & continua fon chemin.
Les Voyageurs ne manquerent pas de
ramaffer l'or , les rubis & les émeraudes.
Où fommes-nous ? s'écria Candide , il faut
que les enfans des Rois de ce pays foient
bien élevés , puiſqu'on leur aprend à mé
prifer l'or & les pierreries. Cacambo était
auffi furpris que Candide. Ils aprochent en
fin de la premiere maifon du village. Elle
était bâtie comme un palais d'Europe. Une
foule de monde s'empreffait à la porte ,
& encore plus dans le logis. Une mufique
D2 CANDIDE
très-agréable fe faifait entendre , & une
odeur délicieuſe de cuiſine fe faiſait fentir.
Cacambo s'approcha de la porte & enten
dit qu'on parlait Péruvien ; c'était fa lan
gue maternelle ; car tout le monde fçait
que Cacambo était né au Tucuman , dans
un village où l'on ne connaiſfait que cette
langue. Je vous fervirai d'interprête , dit
il à Candide ; entrons , c'eft ici un cabaret.
Auffi-tôt deux garçons & deux filles de
l'hôtellerie , vêtus de drap d'or , & les che
veux renoués , avec des rubans , les invitent
à fe mettent à la table de l'hôte. On fer
vit quatre potages garnis chacun de deux
perroquets , un contour bouilli qui pefait
deux cens livres , deux finges rotis d'un
goût excellent ; trois cens colibris dans un
plat , & fix cens oifeaux mouches dans un
autre , des ragoûts exquis , des pâtiſſeries
délicieuſes ; le tout dans des plats d'une
efpece de criſtal de roche. Les garçons &
les filles de l'hôtellerie verfaient pluſieurs
liqueurs faites de cannes de fucre.
Les convives étaient pour la plupart des
marchands & des voituriers , tous d'une e
OU L'OPTIMISME. 93
politeffe extrême , qui firent quelques quef
tions à Cacambo avec la difcrétion la plus
circonfpecte , & qui répondirent aux fien
nes d'une maniere à le fatisfaire .
Quand le repas fut fini , Cacambo crut ,
ainfi que Candide , bien payer fon écot
en jettant fur la table de l'hôte deux de
ces larges pieces d'or qu'il avait ramaffées ;
l'hôte & l'hôteffe éclaterent de rire , & fe
tinrent long-tems les côtés. Enfin ils fe remi
rent. Meffieurs, dit l'hôte, nous voyons bien
que vous êtes des étrangers , nous ne fom
mes pas accoutumés à en voir. Pardonnez
nous fi nous nous fommes mis à rire quand
vous nous avez offert en paiement les cail
loux de nos grands chemins. Vous n'avez
pas fans doute de la monnoie du pays ,
mais il n'eſt pas néceffaire d'en avoir pour
dîner ici. Toutes les hôtelleries établies
pour la commodité du commerce font
payées par le Gouvernement. Vous avez
fait mauvaiſe chere ici , parce que c'eſt un
pauvre village ; mais par-tout ailleurs vous
ferez reçus comme vous méritez de l'être.
{
Cacambo expliquait à Candide tous les
CANDIDE ,
94
difcours de l'hôte , & Candide les écou
tait avec la même admiration & le même
égarement que fon ami Cacambo les ren.
dait. Quel eft donc ce pays, difaient-ils l'un
& l'autre , inconnu à tout le refte de la
Terre , & où toute la nature eft d'une ef
pece fi différente de la nôtre ? C'eſt pro
bablement le pays où tout va bien ; car il
faut abfolument qu'il y en ait un de cette
efpece. Et quoi qu'en dît Maître Panglofs ,
je me fuis fouvent apperçu que tout allait
affez mal en Weftphalie.

CHAPITRE XVIII.

Ce qu'ils virent dans le pays d'El

dorado.

C Acambo témoigna à fon hôte toute fa


curiofité : l'hôte lui dit , je fuis fort igno
tant , & je m'en trouve bien ; mais nous
avons ici un Vieillard retiré de la Cour ,
qui eft le plus fçavant homme du Royau
1 me , & le plus communicatif. Auffi-tôt il
OU L'OPTIMISM E. 95
mene Cacambo chez le Vieillard . Candide

ne jouait plus que le fecond perfonnage ,


& accompagnait fon valet. Ils entrerent
dans une maiſon fort fimple , car la porte
n'était que d'argent , & les lambris des ap
partemens n'étaient que d'or , mais travail
lés avec tant de goût , que les plus riches
lambris ne l'effaçaient pas. L'antichambre
n'était à la vérité incrustée que de rubis
& d'émeraudes , mais l'ordre dans lequel
tout était arrangé réparait bien cette extrê
me fimplicité.
Le Vieillard reçut les deux étrangers fur
un fopha matelaffé de plumes de colibris ,
& leur fit préfenter des liqueurs dans des
vafes de diamant ; après quoi il fatisfit à
leur curiofité en ces termes :

Je fuis âgé de cent foixante & douze


ans , & j'ai apris de feu mon pere , Ecuyer
du Roi , les étonnantes révolutions du Pé
rou dont il avait été témoin. Le Royaume
où nous fommes eft l'ancienne patrie des In
cas qui enfortirent très-imprudemment pour
aller fubjuguer 7 une partie du Monde , &
qui furent enfin détruits par les Eſpagnols.
IDE
96 CAND ,
Les Princes de leur famille qui refterent
dans leur pays natal furent plus fages ; ils or
donnerent , du confentement de la nation ,
qu'aucun habitant ne fortirait jamais de no
tre petit Royaume ; & c'eft ce qui nous a
confervé notre innocence & notre félicité.
Les Espagnols ont eu une connaiſſance con
fufe de ce pays , ils l'ont appellé El Do
rado ; & un Anglais nommé le Chevalier
Raleigen a même approché il y a envi
ron cent années ; mais comme nous fom
mes entourés de rochers inabordables &
de précipices , nous avons toujours été juſ
qu'à préfent à l'abri de la rapacité des na
tions de l'Europe , qui ont une fureur in
concevable pour les cailloux & pour la fan
ge de notre terre , & qui pour en avoir
nous tueraient tous jufqu'au dernier.
La converfation fut lougue ; elle roula
fur la forme du Gouvernement , fur les
mœurs , fur les femmes , fur les ſpectacles
publics , fur les arts. Enfin Candide qui avait
toujours du goût pour la Métaphyfique ,
fit demander par Cacambo fi dans le pays
ily avait une Religion.
Le
OU L'OPTIMISME.
" Le Vieillard rougit un peu. Comment

donc , dit-il , en pouvez-vous douter ?


eft-ce que vous nous prenez pour des in
grats Cacambo demanda humblement
quelle était la Religion d'Eldorado. Le Vieil
lard rougit encore. Eft-ce qu'il peut y avoir
deux Religions ? dit-il ; nous avons , je
crois , la Religion de tout le Monde ; nous
adorons Dieu du foir jufqu'au matin. N'a
dorez-vous qu'un feul Dieu ? dit Cacam
bo , qui fervait toujours d'interprête , aux
doutes de Candide. Apparemment , dit le

Vieillard , qu'il n'y en a ni deux , ni trois ,


ni quatre. Je vous avoue que les gens de
votre Monde font des queſtions biens fin
gulieres. Candide ne fe laffait pas de faire
interroger ce bon Vieillard ; il voulut fa
voir comment on priait Dieu dans l'Eldo
rado. Nous ne le prions point , dit le bon
& refpectable Sage ; nous n'avons rien à
lui demander ; il nous a donné tout ce
qu'il nous faut , nous le remercions fans
ceffe. Candide eut la curiofité de voir des
Prêtres ; il fit demander où ils étaient. Le
bon Vieillard fourit. Mes amis , dit-il , nous
I
IDE
98% CAND ,
fommes tous Prêtres ; le Roi & tous les
Chefs de famille chantent des cantiques
d'actions de graces folemnellement , tous
les matins ; & cinq ou fix mille Muficiens
les accompagnent. Quoi ! vous n'avez point
de Moines qui enſeignent , qui difputent,
qui gouvernent , qui cabalent , & qui font
brûler les gens qui ne font pas de leur avis
Il faudroit que nous fuffions fous , dit le:
Vieillard , nous fommes tous ici du même
avis , & nous n'entendons pas ce que vous
voulez dire avec vos Moines. Candidé à
tous ces difcours demeurait en extafe , &
difait en lui-même : ce bien différent
de la Weftphalie & du Château de Mr. le
Baron ; fi notre ami Panglofs avait vu El
dorado , il n'aurait plus dit que le Château
de Thunder -ten -trunckh était ce qu'il y
avait de mieux fur la terre ; il eft certain:
qu'il faut voyager.
Après cette longue converfation , le bon
Vieillard fit atteler un caroffe à fix mou
tons , & donna douze de ſes domeftiques
aux deux Voyageurs pour les conduire à la
Cour. Excufez-moi , leur dit-il , fi mon âge
OU L'OPTIMISME. 99
me prive de l'honneur de vous accompa
gner. Le Roi vous recevra d'une maniere

dont vous ne ferez pas mécontents &


vous pardonnerez fans doute aux uſages
du pays s'il y en a quelques-uns qui vous
déplaïfent.
Candide & Cacambo montent en carof
fe , les fix moutons volaient , & en moins
de quatre heures on arriva au Palais du
Roi , fitué à un bout de la capitale. Le por
tail était de deux cens vingt pieds de haut ,
& de cent de large illa eftmati voit
ere . Ond'ex
impoffible
primer quelle en
affez quelle fuperiorite prodigieufe elle de
vait avoir fur ces cailloux & fur ce fable
que nous nommons or & pierreries.
Vingt belles filles de la garde reçurent
Candide & Cacambo à la defcente du ca
roffe , les conduifirent aux bains , les vê
tirent de robes d'un tiffu de duvet de coli
bri ; après quoi les grands Officiers & les
grandes Officieres de la Couronne les mé
nerent à l'appartement de Sa Majesté au
milieu de deux files chacune de mille Mu
ficiens , felon l'ufage ordinaire. Quand ils
I 2
100 CANDIDE ,

approcherent de la falle du trône , Ca


cambo demanda à un grand Officier , com
ment il fallait s'y prendre pour faluer Sa
Majefté , fi on fe jettait à genoux ou ven
tre à terre , fi on mettait les mains fur la
tête ou fur le derriere , fi on léchait la
pouffiere de la falle , en un mot quelle était
la cérémonie. L'ufage , dit le grand Offi
cier , eft d'embraffer le Roi & de le baifer
des deux côtés. Candide & Cacambo fau
terent au cou de Sa Majefté qui les reçut
avec toute la grace imaginable , & qui les
pria poliment à ſouper.
En attendant on leur fit voir la Ville ,
les édifices publics élevés juſqu'aux nues ,
les marchés ornés de mille colonnes , les
fontaines d'eau pure , les fontaines d'eau
rofe , celles de liqueurs de canne de fucre
qui coulaient continuellement dans de gran
des places pavées d'une espece de pierre
ries qui répendaient une odeur ſemblable
à celle du girofle & de la canelle . Can
dide demanda à voir la Cour de Juftice
le Parlement ; on lui dit qui n'y en avait
point , & qu'on ne plaidait jamais. Il s'in
OU L'OPTIMISME. TOY
forma s'il avait des prifons , & on lui dit
que non. Ce qui le furprit davantage &
qui lui fit le plus de plaifir , ce fut le Pa
lais des Sciences , dans lequel il vit une ga
derie de deux mille pas , toute pleine d'expé
riences de Phyfique.

Après avoir parcouru toute l'après- dinée


a peu près la millieme partie de la ville ,

on les ramena chez le Roi ; Candide fe mit


à table entre Sa Majeſté , ſon valet Cacam
bo & plufieurs Dames. Jamais on ne fit
meilleure chere , & jamais on n'eut plus
d'efprit àfouper qu'en eut Sa Majefté . Ca
cambo expliquait les bons mots du Roi ă
Candide , & quoique traduits ils parai
faient toujours des bons mots. De tout ce
qui étonnait Candide ce n'était pas ce qui
l'étonna le moins.
Ils pafferent un mois dans cet hofpice.
Candide ne ceffait de dire à Cacambo , il
eft vrai mon ami , encore une fois , que le
Château où je fuis né ne vaut pas le pays
où nous fommes ; mais enfin , Mademoi

felle Cunégonde n'y eft pas , & vous avez.


fans, doute quelque maîtreffe en Europe,
13
102 CANDIDE,
Si nous reftons ici , nous n'y ferons que
comme les autres " au lieu que fi nous re
tournons dans notre Monde " feulement
avec douze moutons chargés de cailloux
d'Eldorado , nous ferons plus riches que tous
les Rois enſemble , nous n'aurons plus
d'Inquifiteurs à craindre , & nous pourrons
aifément reprendre Mademoiſelle Cuné
gonde.
Ce difcours plut à Cacambo ; on aime
tant à courir, à fe faire valoir chez les fiens ,
à faire parade de ce qu'on a vu dans fes
voyages , que les deux heureux réfolurent
de ne plus l'être , & de demander leur con
gé à Sa Majefté.
Vous faites une fottife , leur dit le Roi ;
je fçais bien que mon pays eft peu de cho
´fe ; mais quand on eft paffablement quel
que part , il faut y refter ; je n'ai pas affuré
ment le droit de retenir des étrangers ; c'eft
une tyrannie qui n'eft ni dans nos mœurs ,
ni dans nos Loix ; tous les hommes font
libres ; partez quand vous voudrez , mais
1 la fortie eft bien difficile. Il eft impoffible

de remonter la riviere rapide fur laquelle


OU L'OPTIMISME. 103
vous êtes arrivés par miracle , & qui court
fous des voutes de rochers. Les montagnes
qui entourent tout mon Royaume ont dix
mille pieds de hauteur , & font droites com
me des murailles : elles occupent chacune
En largeur un eſpace de plus de dix lieues ,
on ne peu en deſcendre que par des pré
cipices. Cependant puifque vous voulez ab
folument partir ; je vais donner ordre aux
Intendants des machines d'en faire une qui
puiffe vous tranfporter commodément.
Quand on vous aura conduits au revers
des montagnes , perfonne ne pourra vous
accompagner ; car mes fujets ont fait vœu
de ne jamais fortir de leur enceinte , & ils
font trop fages pour rompre leur vou. De
mandez-moi d'ailleurs tout ce qu'il vous
plaira. Nous ne demandons à Votre Majef
jé , dit Cacambo , que quelques moutons
chargés de vivres , de cailloux , & de là
boue du pays. Le Roi rit : je ne conçois
pas , dit-il , quel goût vos gens d'Europe
ont pour notre boue jaune : mais empor
tez-en tant que vous voudrez , & grand bien
vous faffe
104 CANDIDE ,

Il donna l'ordre fur le champ à fes In


génieurs de faire une machine pour guinder
ces deux hommes extraordinaires hors du

Royaume. Trois mille bons Phyficiens y


travaillerent ; elle fut prête au bout de
quinze jours , & ne coûta pas plus de vingt
millions de livres fterling , monnoie du pays,
On mit fur la machine Candide & Cacam
bo ; il y avait deux grands moutons rou
ges fellés & bridés pour leur fervir de mon
ture quand ils auraient franchi les monta
gnes ; vingt moutons de bât chargés de vi
vres , trente qui portaient des préfents de
ce que le pays a de plus curieux , & cin
quante chargés d'or , de pierreries & de dia
mants. Le Roi embraffa tendrement les
deux vagabonds . 1

. Ce fut un beau fpectacle que leur dé


part , & la maniere ingénieufe dont ils fu
rent hiffés eux & leurs moutons au haut des

montagnes. Les Phyficiens prirent congé


d'eux après les avoir mis en fureté , & Can
dide n'eut plus d'autre defir & d'autre objet
que d'aller préfenter fes moutons à Made
moiſelle Cunégonde. Nous avons , dit-il,
OU. L'OPTIMISME. 105
de quoi payer le Gouverneur de Buenos
Aires , fi Mademoiſelle Cunégonde peut
être mise à prix. Marchons vers la Cayen
ne , embarquons- nous , & nous verrons en
fuite quel Royaume nous pourrons acheter.

CHAPITRE XIX.

Ce qui leur arriva à Surinam , &

comment Candide fit connaiſſance


avec Martin.

LA premiere journée de nos deux Voya


geurs fut affez agréable. Ils étaient encoura
gés par l'idée de fe voir poffeffeurs de plus
de tréfors que l'Afie , l'Europe & l'Afrique
n'en pouvaient raffembler. Candide tranf
porté écrivit le nom de Cunégonde fur les
arbres. A la feconde journée deux de leurs
moutons s'enfoncerent dans des marais &

y furent abymés avec leurs charges ; deux


autres moutons moururent de fatigue quel
ques jours après ; fept ou huit périrent en
106 CANDIDE,
fuite de faim dans un défert ; d'autres tom
berent au bout de quelques jours dans des
précipices. Enfin , après cent jours de mar
che , il ne leur refta que deux moutons.
Candide dit à Cacambo : mon ami , vous
voyez comme les richeffes de ce monde
font périffables ; il n'y a rien de folide que
la vertu , & le bonheur de revoir Made
moiſelle Cunégonde . Je l'avoue , dit Ca
cambo , mais il nous refte encore deux
moutons avec plus de tréfors que n'en au
ra jamais le Roi d'Efpagne , & je vois de
loin une Ville que je foupçonne être Su
rinam , appartenante aux Hollandais . Nous
fommes au bout de nos peines , & au com
mencement de notre félicité.
En approchant de la Ville ils rencontre
rent un Négre étendu par terre , n'ayan
plus que la moitié de ſon habit , c'eſt-à-dire ,
d'un caleçon de toile bleue ; il manquait à
ce pauvre homme la jambe gauche & la
main droite. Eh mon Dieu ! lui dit Can
dide en Hollandais , que fais-tu là , mon
ami , dans l'état horrible où je te vois ?
J'attends mon maître Monfieur Vanderden

ļ
OU L'OPTIMISME. 107
dur le fameux Négociant , répondit le Né
gre. Eft- ce Monfieur Vanderdendur , dit
Candide , qui t'a traité ainfi ? Oui , Mon
fieur , dit le Négre , c'eft l'ufage . On nous
donne un caleçon de toile pour tout vête
ment deux fois l'année. Quand nous tra
vaillons aux fucreries , & que la meule nous
attrape le doigt , on nous coupe la main ;
quand nous voulons nous enfair , on nous
coupe la jambe je me fuis trouvé dans
les deux cas. C'eft à ce prix que vous man
gez du fucre en Europe. Cependant , lorf
que ma mere me vendit dix écus patagons
fur la côte de Guinée , elle me diſait : mon
cher enfant , bénis nos Fétiches , adore- les
toujours , ils te feront vivre heureux ; tu
as l'honneur d'être efclave de nos Seigneurs
les Blancs , & tu fais par là la fortune de
ton pere & de ta mere. Hélas , je ne fçais
pas fi j'ai fait leur fortune , mais ils n'ont
pas fait la mienne. Les chiens , les finges
& les perroquets font mille fois moins mal
heureux que nous : les Fétiches Hollandais
qui m'ont converti me difent tous les Di
manches que nous fommes tous enfans
108 CANDID'E ,
d'Adam , blancs & noirs. Je ne fuis pas
Généalogifte , mais fi ces Prêcheurs difent
vrai , nous fommes tous coufins iffus de
germain. Or vous m'avouerez qu'on ne peut
pas en ufer avec fes parents d'une maniere
plus horrible.
O Panglofs ! s'écria Candide , tu n'avais
pas deviné cette abomination ; c'en eft fait,
il faudra qu'à la fin je renonce à ton Opti
mifme. Qu'est-ce qu'Optimisme ? diſait
Cacambo. Hélas , dit Candide , c'eft la ra
ge de foutenir que tout eft bien quand on
eft mal ! Et il verfait des larmes en regar

dant fon Négre , & en pleurant il entra dans


Surinam .
La premiere chofe dont ils s'informent ,
c'eft , s'il n'y a point au Port quelque Vaif
feau qu'on pût envoyer à Buenos- Aires.
Celui à qui ils s'adrefferent était juſtement
un Patron Eſpagnol , qui s'offrit à faire
avec eux un marché honnête. Il leur don
na rendez-vous dans un cabaret. Candide
& le fidèle Cacambo allerent l'y attendre
avec leurs deux moutons.
Candide que avait le cœur fur le lévres ,
conta
OU L'OPTIMISME. 109
conta à l'Eſpagnol toutes fes aventures , &
lui avoua qu'il voulait enlever Mademoi
felle Cunégonde. Je me garderai bien de
vous paffer à Buenos- Aires , dit le Patron :
je ferais pendu & vous auffi . La belle Cu
négonde eft la maîtreffe favorite de Mon
feigneur. Ce fut un coup de foudre pour
Candide ; il pleura long-tems ; enfin il tira
à part Cacambo : voici , mon cher ami ,

lui dit- il , ce qu'il faut que tu faffes . Nous


avons chacun dans nos poches pour cinq
ou fix millions de diamants ; tu es plus ha
bile que moi ; va prendre Mademoiſelle
Cunégonde à Buenos-Aires. Si le Gouver
neur fait quelques difficultés , donne-lui un
million ; s'il ne fe rend pas , donne-lui-en
deux ; tu n'as point tué d'Inquifiteur , on
ne fe défiera point de toi ; j'équipérai un
autre Vaiffeau ; j'irai t'attendre à Venife ;
c'eft un pays libre où l'on n'a rien à crain
dre ni des Bulgares , ni des Abares , ni des
Juifs , ni des Inquifiteurs. Cacambo applau
dit à cette fage réfolution . Il était au dé
feſpoir de fe féparer d'un bon Maître , de
venu fon ami intime ; mais le plaifir de lui
K
110 CANDIDE
être utile l'emporta fur la douleur de le
quitter. Ils s'embrafferent en verfant des
larmes ; Candide lui recommanda de ne
point oublier la bonne Vieille. Cacambo
partit dès le jour même. C'était un très
bon homme que ce Cacambo.
Candide refta encore quelque tems à
Surinam , & attendit qu'un autre Patron
voulût le mener en Italie , lui & les deux
moutons qui lui reftaient. Il prit des do
meftiques , & acheta tout ce qui lui était
néceffaire pour un long voyage ; enfin ,
Monfieur Vanderdendur , maître d'un gros
Vaiffeau, vint ſe préſenter à lui. Combien
voulez- vous , demanda-t-il à cet homme
pour me mener en droiture à Venife "
moi, mes gens , mon bagage , & les deux
moutons que voilà ? Le Patron s'accorda
à dix mille piaftres. Candide n'héfita pas.
Oh , oh , dit à part foi le prudent Van
derdendur , cet étranger donne dix mille
piaftres tout d'un coup ! il faut qu'il foit
bien riche. Puis revenant un moment après ,
il fignifia qu'il ne pouvait partir à moins
de vingt mille. Eh bien , vous les aurez ,
dit Candide.
OU LOPTIMISME. III
Ouais , fe dit tout bas le Marchand , cet
homme donne vingt mille piaftres auffi ai
fément que dix mille. Il revint encore , &
dit qu'il ne pouvait le conduire à Vénife
à moins de trente mille piaftres . Vous en
aurez donc trente mille , répondit Candide.
Oh , oh, fe dit encore le Marchand Hol
landais , trente mille piaftres ne coûtent rien
à cet homme-ci ; fans doute les deux mou
tons portent des tréfors immenfes ; n'infif
tons pas davantage ; faifons-nous d'abord
payer les trente mille piaftres , & puis nous
verrons. Candide vendit deux petits dia
*
mants , dont le moindre valait plus que
tout l'argent que demandait le Patron. Il
le paya d'avance. Les deux moutons furent

embarqués. Candide fuivait dans un petit


bateau pour joindre le vaiffeau à la rade ';
le Patron prend fon tems , met à la voile ,
démare , le vent le favorife. Candide éper
du & ftupéfait le perd bientôt de vue. Hé
las ! cria-t-il , voilà un tour digne de l'an
cien monde. Il retourne au rivage abymé
dans la douleur ; car enfin il avait perdu
de quoi faire la fortune de vingt Monarques.
K 2

}
312 CANDIDE ,

Il fe tranfporte chez le Juge Hollandais ,


& comme il était un peu troublé , il frappe
rudement à la porte ; il entre , expoſe fon
aventure , & crie un peu plus haut qu'il ne
convenait. Le Juge commença par lui faire
payer dix mille piaftres pour le bruit qu'il
avait fait. Enfuite il l'écouta patiemment ,
lui promit d'examiner ſon affaire fi-tôt que
le Marchand ferait revenu , & fe fit payer

dix mille autres piaftres pour les fraix de


l'audience.

Ce procédé acheva de déſeſpérer Can


dide ; il avait à la vérité effuyé des mal
heurs mille fois plus douloureux ; mais le
fang froid du Juge , & celui du Patron dont
il était volé , alluma fa bile , & le plongea
dans une noire mélancolie. La méchanceté
des hommes fe préſentait à ſon eſprit dans
toute fa laideur , il ne fe nourriffait que
d'idées triftes. Enfin un vaiffeau Français
étant fur le point de partir pour Bordeaux ,
comme il n'avait plus de moutons char
gés de diamans à embarquer , il loua une
chambre du vaiſſeau à jufte prix , & fit fi
gnifier dans la ville qu'il paierait le paſſa
}
OU L'OPTIMISME. 113
ge, la nourriture , & donnerait deux mille
piaſtres à un honnête homme qui voudrait
faire le voyage avec lui ; à condition que
cet homme ferait de plus dégoûté de fon
état , & le plus malheureux de la Province.
Il ſe préfenta une foule de prétendans
qu'une flotte n'aurait pu contenir. Candi
de voulant choifir entre les plus apparens ,

il diftingua une vingtaine de perſonnes qui


lui paraiſſaient affez fociables , & qui toutes
prétendaient mériter la préférence. Il les
affembla dans fon cabaret , & leur donna
àfouper , à condition que chacun ferait fer
ment de raconter fidellement ſon hiſtoire ,
promettant de choisir celui qui lui paraîtrait
le plus à plaindre , & le plus mécontent
de fon état à plus jufte titre , & de don
ner aux autres quelques gratifications.
La féance dura jufqu'à quatre heures
du matin. Candide en écoutant toutes leurs
aventures , fe reflouvenait de ce que lui
avait dit la Vieille en allant à Buenos Ai
res ! & de la gageure qu'elle avait faite
qu'il n'y avait perfonne fur le vaiffeau au
quel il ne fût arrivé de très- grands mal
K3
CANDIDE ,
114
heurs. Il fongeait à Panglofs à chaque aven
ture qu'on lui contait. Ce Panglofs , difait
il , ferait bien embarraffé à démontrer fon
fyftême. Je voudrais qu'il fût ici. Certaine
ment fi tout va bien , c'eft dans Eldorado ,
& non pas dans le refte de la Terre . En
fin , il fe détermina en faveur d'un pauvre
Sçavant qui avait travaillé dix ans pour les
Libraires à Amfterdam . Il jugea qu'il n'y
=
avait point de métier au Monde dont on
dût être plus dégoûté.
Ce Sçavant , d'ailleurs qui était un bon
homme, avait été volé par fa femme, battu
par fon fils , & abandonné de fa fille qui
s'était fait enlever par un Portugais. Il ve
nait d'être privé d'un petit emploi duquel
il fubfiftait , & les Prédicans du Suriman
le perfécutaient parce qu'ils le prenaient
pour un Socinien. Il faut avouer que les au "
tres étaient pour le moins auffi malheureux
que lui ; mais Candide eſpérait que le Sça
vant le défennuyerait dans le voyage. Tous
ſes autres rivaux trouverent que Candide
leur faifait une grande injuſtice , mais il
les appaifa en leur donnant à chacun cent
piaftres

1
OU L'OPTIMISME. 115

CHAPITRE XX.

Ce qui arriva fur mer à Candide &


à Martin.

LE vieux fçavant qui s'appellait Martin


s'embarqua donc pour Bordeaux avec Can
dide. L'un & l'autre avaient beaucoup vu ,
& beaucoup fouffert ; & quand le vaiffeau
aurait dû faire voile de Surinam au Japon
par le Cap de Bonne-Efpérance , ils auraient
eu de quoi s'entretenir du mal moral & du
mal phyfique pendant tout le voyage.
Cependant , Candide avait un grand
avantage fur Martin , c'eft qu'il eſpérait
toujours revoir Mademoiſelle Cunégonde ,
& que Martin n'avait rien à eſpérer ; de
plus , il avait de l'or & des diamans ; &
quoiqu'il eût perdu cent gros moutons rou
ges chargés des plus grands tréfors de la
Terre , quoiqu'il eût toujours fur le cœur
la friponnerie du Patron Hollandais , cepen
dant, quand il fongeait à ce qui lui reftait
116 CANDIDE

dans fes poches , & quand il parlait de Cu


négonde , fur-tout fur la fin du répas , il
penchait alors pour le fyftême de Panglofs.
Mais vous , Monfieur Martin , dit-il au
fçavant , que penfez-vous de tout cela ?
quelle eft votre idée fur le mal moral &
le mal phyfique ? Monfieur , répondit Mar
tin , mes Prêtres m'ont accufé d'être So
cinien ; mais la vérité du fait eft que je
fuis Manichéen. Vous vous moqué de moi,
dit Candide , il n'y a plus de Manichéens
dans le Monde . Il y a moi , dit Martin ,

je ne fçai qu'y faire : mais je ne peux pen


fer autrement. Il faut que vous ayez le

Diable au corp , dit Candide ; il fe mêle


fi fort des affaires de ce Monde , dit Mar
tin , qu'il pourrait bien être dans mon corps
comme par-tout ailleurs ; mais je vous
avoue qu'en jettant la vue fur ce globe ,
ou plutôt fur ce globule , je penfe que Dieu
l'a abandonné à quelque être mal-faiſant ;
j'en excepte toujours Eldorado. Je n'ai
guéres vu de ville qui ne defirât la ruine
de la ville voifine ; point de famille qui ne
voulût exterminer quelque autre famille.

1
1
OU* L'OPTIMISME. 117
Par-tout les faibles ont en exécration les
puiffants devant lefquels ils rampent, & les
puiffants les traitent comme des troupeaux
dont on vend la laine & la chair. Un mil
lion d'affaffins enrégimentés , courant d'un
bout de l'Europe à l'autre , excerce le meur
tre & le brigandage avec diſcipline pour
gagner fon pain , parce qu'il n'a pas de
métier plus honnête , & dans les villes qui
paraiffent jouir de la paix & où les arts
fleuriffent , les hommes font dévorés de
plus d'envie , de foins & d'inquiétudes
qu'une ville affiégée n'éprouve de fleaux.
Les chagrins fecrets font encore plus cruels
que les miféres publiques. En un mot , j'en
ai tant vu , & tant éprouvé , que je fuis
Manichéen.
Il y a pourtant du bon , répliquait Can
dide. Cela peut être , difait Martin , mais
je ne le connais pas.
Au milieu de cette difpute , on enten
dit un bruit de canon. Le bruit redouble à
chaque inftant. Chacun prend fa lunette.
On apperçoit deux vaiffeaux qui combat
taient à la diftance d'environ trois milles.
18 CANDIDE ;

Le vent les amena l'un & l'autre fi près


du vaiffeau Français ; qu'on eut le plaifir
de voir le combat tout à fon aife. Enfin
l'un des deux vaiffeaux lâcha à l'autre une
bordée fi bas & fi jufte qu'il le coula à
fond. Candide & Martin apperçurent dif
tinctement une centaine d'hommes fur le

tillac du vaiffeau qui s'enfonçait , ils le


vaient tous les mains au Ciel , & jettaient
des clameurs effroyables ; en un moment
tout fut englouti.
Eh bien , dit Martin , voilà comme les
hommes fe traitent les uns les autres. Il
eſt vrai , dit Candide , qu'il y a quelque
chofe de diabolique dans cette affaire . En
parlant ainfi il apperçut je ne fçai quoi
d'un rouge éclatant qui nageait auprès de
fon vaiffeau. On détacha la chaloupe pour
voir ce que ce pouvait être , c'était un de
fes moutons. Candide eut plus de joie de
retrouver ce mouton ; qu'il n'avait été af
fligé d'en perdre cent tous chargés de gros
diamans d'Eldorado.
Le Capitaine Français apperçut bientôt
que le Capitaine du vaiffeau fubmergeant
OU L'OPTIMISME. 119
était Efpagnol , & que celui du vaiffeau
fubmergé était un Pirate Holandais ; c'é
tait celui-là même qui avait volé Candide.
Les richeffes immenfes dont ce fcélérat s'é
tait emparé furent enfévelies avec lui dans
la mer , & il n'y eut qu'un mouton de
fauvé. Vous voyez , dit Candide à Martin ,
que le crime eft puni quelquefois ; ce co
quin de Patron Hollandais a eu le fort qu'il
méritait. Oui , dit Martin ; mais fallait-il
que les paffagers qui étaient fur fon vaiffeau
périffent auffi ? Dieu a puni ce fripon , le
Diable a noyé les autres.

Cependant le vaiffeau Français , & l'EL


pagnol continuerent leur route , & Candi
de contínua fes converfations avec Martin,

Il diſputerent quinze jours de fuite , & au


bout de quinze jours ils étaient auffi avan
cés que le premier. Mais enfin ils parlaient ,
ils fe communiquaient des idées , ils fe con.
folaient. Candide careffait fon mouton,

Puifque je t'ai retrouvé , dit-il, je pourrais


bien retrouver Cunégonde.
120 CANDIDE ,

CHAPITRE XXI.

Candide & Martin approchent des


Côtes de France & raifonnent.

ON apperçut enfin les côtes de Fran


ce. Avez-vous jamais été en France , Mon

fieur Martin ? dit Candide. Oui , dit Mar


tin , j'ai parcouru plufieurs Provinces. Il y
en a où la moitié des habitans eft folle ,
quelques-unes où l'on eft trop rufé , d'au
tres où l'on eft communément affez doux ,
& affez bêtes , d'autres où l'on fait le bel
efprit , & dans toutes la principale occupa❤
tion eft l'amour , la feconde de médire ,
& la troifieme de dire des fottifes. Mais ,
Monfieur Martin, avez-vous vu Paris ? Oui,
j'ai vu Paris ; il tient de toutes ces eſpeces
là , c'eft un cahos , c'eft une preffe dans
laquelle tout le monde cherche le plaifir
& où prefque perſonne ne le trouve , du
moins à ce qu'il m'a paru, J'y ai féjourné
peu ;
OU LOPTIMISME. 12
peu ; j'y fus volé en arrivant de tout ce
que j'avais par des filoux à la Foire S.
Germain. On me prit moi-même pour un
voleur , & je fus huit jour en prifon ; après
quoi je me fis Correcteur d'Imprimerie
pour gagner de quoi retourner à pied en
. Hollande. Je connus la canaille écrivante ,
la canaille cabalante , & la canaille con
vulfionnaire. On dit qu'il y a des gens

fort polis dans cette Ville-là , je le veux


croire.
Pour moi je n'ai nulle curiofité de voir
la France , dit Candide , vous devinez ai
fément que quand on a paffé un mois dans
Eldorado , on ne fe foucie plus de voir
rien fur la Terre , que Mademoiſelle Cu
négonde ; je vais l'attendre à Veniſe , nous
traverferons la France pour aller en Italie ;
ne m'accompagnerez-vous pas ? Très-vo
lontiers , dit Martin ; on dit que Venife

n'eft bonne que pour les nobles Venitiens ,
mais que cependant on y reçoit très-bien
les étrangers quand ils ont beaucoup d'ar
gent , je n'en ai point , vous en avez , je
vous fuivrai par-tout. A propos , dit Can
L
1
122 CANDIDE,
dide , penfez-vous que la Terre ait été ori
ginairement une mer , comme on l'affure
dans ce gros livre qui appartient au Capi
taine du vaiffeau ? Je n'en crois rien du

tout , dit Martin , non plus que de toutes


les rêveries qu'on nous débite depuis quel
que-tems. Mais à quelle fin ce monde a
t-il donc été formé ? dit Candide . Pour
nous faire enrager , répondit Martin , N'êtes
vous pas bien étonnez , continua Candide ,
de l'amour que ces deux filles du pays des
Oreillons avaient pour ces deux finges , &
dont je vous ai conté l'aventure ? Point du
tout , dit Martin , je ne vois pas ce que
cette paffion a d'étrange ; j'ai tant vu de
chofes extraordinaires , qu'il n'y a plus rien
d'extraordinairé . Croyez -vous , dit Candi
de , que les hommes fe foient toujours mu
tuellement maffacrés , comme ils font au
jourd'hui , qu'ils aient toujours été men
teurs , fourbes , perfides , ingrats , brigands ,
faibles , volages , lâches , envieux »y ' gour
mands , ivrognes , avares , ambitieux , fan
guinaires , calomniateurs , débauchés , fa
natiques , hypocrites & fots ? Croyez-vous
OU L'OPTIMISME. 123
dit Martin , que les éperviers aient toujours
mangé des pigeons quand ils en ont trou
vé ? Oui fans doute , dit Candide. Eh bien ,
dit Martin , fi les éperviers ont toujours eu
le même caractere , pourquoi voulez-vous
que les hommes aient changé le leur ? Oh!
dit Candide il y a bien de la différence , car
le libre arbitre......En raifonnant ainfi ils
arriverent à Bordeaux .

CHAPITRE XXII.


Ce qui arriva en France à Candide
1
& à Martin.

1
Candide ne s'arrêta dans Bordeaux

qu'autant de tems qu'il en fallait pour ven


dre quelques cailloux du Dorado , & pour
s'accommoder d'une bonne chaiſe à deux
places ; car il ne pouvait plus fe paffer de
fon Philofophe Martin ; il fut ſeulement
très-fâché de fe féparer de fon mouton
qu'il laiffa à l'Académie" des Sciences de
Bordeaux , laquelle propofa pour le ſujet du
L 2
124 CANDID E,

prix de cette année , de trouver pourquoi


la laine de ce mouton était rouge ; & le
prix fut adjugé à un Sçavant du Nord , qui
démontra par A , plus B , moins C , divi
fé par Z , que le mouton devait être rou
ge , & mourir de la clavellée.
Cependant tous les Voyageurs que
Candide rencontra dans les cabarets de la
route lui diſaient , nous allons à Paris. Cet
empreffement général lui donna enfin l'en
vie de voir cette Capitale ; ce n'était pas
beaucoup fe détourner du chemin de Ve
nife.
Il entra par le fauxbourg Saint Marceau ,

& crut être dans le plus vilain village de la


Weftphalie .
A peine Candide fut-il dans fon auberge
qu'il fut attaqué d'une maladie légere cau
fée par fes fatigues. Comme il avait au
doigt un diamant énorme , & qu'on avait
apperçu dans fon équipage une caffette pro
digieufement pefante , il eut auffi-tôt au
près de lui deux Médecins qu'il n'avait pas
mandés , quelques amis intimes qui ne le
quitterent pas , & deux dévotes qui fai
OUt L'OPTIMISME. 125
faient chauffer fes bouillons. Martin difait
Je me fouviens d'avoir été malade auffi à
Paris dans mon premier voyage , j'étais
fort pauvre , auffi n'eus-je ni amis , ni dé
votes , ni Médecins ; & je guéris.
Cependant , à force de médecines & de
faignées , la maladie de Candide devint fé
rieuſe. Un habitué du quartier vint avec
douceur lui demander un billet payable au
porteur pour l'autre monde. Candide n'en
voulut rien faire , les dévotes l'affurerent
que c'était une nouvelle mode. Candide 4
répondit qu'il n'était point homme à la
mode. Martin voulut jetter l'habitué par
les fenêtres. Le Clerc jura qu'on n'enter
rerait point Candide. Martin jura qu'il en
terrerait le Clerc s'il continuait à les im
portuner. La querelle s'échauffa , Martin
le prit par les épaules & le chaffa rude
ment ; ce qui caufa un grand ſcandale dont
if <.
on fit un procès -verbal.
* Candide guérit , & pendant fa convalef
cence il eut très- bonne compagnie à fou
per chez lui. On jouait gros jeu. Candide
était tout étonné que jamais les as ne lui
L3
126 " CANDIDE,

vinffent , & Martin ne s'en étonnait pas.


Parmi ceux qui lui faifaient les honneurs
de la ville , il y avait un petit Abbé Péri
gourdin , l'un de ces empreffés , toujours
alertes , toujours ferviables , effrontés , car
reffans , accommodans , qui guettent les
étangers à leur paffage , leur content l'hif
toire fcandaleufe de la ville , & leur of
frent des plaifirs à tout prix. Celui-ci mena
d'abord Candide & Martin à la Comédie.
On y jouait une Tragédie nouvelle, Can
dide fe trouva placé auprès de quelques
beaux efprits. Cela ne l'empêcha pas de
pleurer à des fcenes jouées parfaitement.
Un des raisonneurs qui étaient à fes côtés
lui dit dans un entr'acte ; vous avez grand
tort de pleurer , cette Actrice eft fort mau
vaife, l'Acteur qui joue avec elle eft plus
mauvais Acteur encore , la piece eft encore
plus mauvaiſe que les Acteurs : l'Auteur
ne fçait pas un mot d'Arabe , & cepen
dant la fcene eft en Arabie ; & de plus ,
c'eft un homme qui ne croit pas aux idées
innées , je vous apporterai demain vingt
brochures contre lui, Monfieur , lui dit
OU L'OPTIMISME. 127
l'Abbé Périgourdin , avez-vous remarqué
cette jeune perfonne , qui a un viſage fi
piquant , & une taille fi fine ? Il ne vous
en coutera que dix mille francs par mois ,
& pour cinquante mille écus de diamans.

Je n'ai qu'un jour ou deux à lui donner ,


répondit Candide , parce que j'ai un ren
dez-vous à Venife qui preffe.
Le foir après fouper l'infinuant Périgour.
din redoubla de politeffes & d'attentions.
Vous avez donc , Monfieur , lui dit-il, un
rendez-vous à Venife ? Oui , Monfieur
l'Abbé , dit Candide ; il faut abfolument
que j'aille trouver Mademoiſelle Cunégon
de. Alors , engagé par le plaifir de parler
de ce qu'il aimait , il conta felon fon uſage
une partie de fes aventures avec cette illuf
tre Weftphalienne. J
Je crois , dit l'Abbé , que Mademoiſelle
Cunégonde a bien de l'efprit , & qu'elle
écrit des lettres charmantes ? Je n'en ai

jamais reçu , dit Candide ; car figurez-vous


qu'ayant été chaffé du Château pour l'a
mour d'elle , je ne pus lui écrire , qué bien
tôt après j'appris qu'elle était morte , qu'en
128 CANDIDE ; O
fuite je la retrouvai , & que je la perdis ;
& que je lui ai envoyé à deux mille cinq
cens lieues d'ici un exprès dont j'attends
la réponſe.
L'Abbé écoutait attentivement , & pa
raiffait un peu rêveur. Il prit bientôt con
gé des deux étrangers , après les avoir ten
drement embraffés. Le lendemain Candi
de reçut à fon réveil une lettre conçue en
ces termes.
» Monfieur , mon très- cher Amant , il y
» a huit jours que je fuis malade en cette
» ville ; j'apprends que vous y êtes. Je
» volerais dans vos bras fi je pouvais re
» muer. J'ai fçu votre paffage à Bordeaux ,
» j'y ai laiffé le fidèle Cacambo & la Vieil
» le qui doivent bientôt me ſuivre. Le Gou
» verneur de Buenos-Aires a tout pris
mais il me refte votre cœur. Venez
» votre préſence me rendra la vie , où
» me fera mourir de plaifir. «
→ Cette lettre charmante , cette lettre inef
pérée , tranfporta Candide d'une joie inex
primable ; & la maladie de fa chere Cuné

gonde l'accabla de douleur. Partagé entre


OU L'OPTIMISM E. 129
ces deux fentiments , il prend fon or & A
fes diamants , & fe fait conduire avec Mar
tin à l'hôtel où Mademoiſelle Cunégonde
demeurait. II entre en tremblant d'émo

tion , fon cœur palpite , fa voix fanglotte ;


il veut ouvrir les rideaux du lit , il veut
faire apporter de la lumiere : gardez-vous
en bien , lui dit la fuivante , la lumiere la
tue ; & foudain elle referme le rideau. Ma
chere Cunégonde , dit Candide en pleu
rant , comment vous portez-vous ? fi vous
ne pouvez me voir , párlez-moi du moins.
Elle ne peut parler , dit la fuivante. La
Dame alors tire du lit une main potélée
que Candide arrofe long-tems de fes lar
mes , & qu'il remplit enfuite de diamants ,
en laiffant un fac plein d'or fur le fau
teuil. Jus
Au milieu de fes tranfports arrive un
Exempt fuivi de l'Abbé Périgourdin &
d'une Efcouade . Voilà donc , dit-il , ces
deux étrangers fufpects ? Il les fait incon
tinent faifir , & ordonne à fes braves de
les traîner en prifon. Ce n'eft pas ainfi qu'on
traite les voyageurs dans le Dorado , dit
130 CANDIDE ,
Candide. Je fuis plus Manichéen que ja
mais , dit Martin. Mais , Monfieur , où nous
menez-vous ? dit Candide. Dans un cu de
baffe-foffe , dit l'Exempt.
Martin ayant repris fon fang froid , ju
gea que la Dame qui fe prétendait Cu
négonde , était une friponne , M. l'Abbé
Périgourdin un fripon qui avait abufé au
plus vite de l'innocence de Candide , &
l'Exempt un autre fripon dont on pouvait
aifément fe débarraffer.
* Plutôt que de s'expofer aux procédures
de la Juſtice , Candide éclairé par fon con
feil , & d'ailleurs toujours impatient de
revoir la véritable Cunégonde , propofe
à l'Exempt trois petits diamants d'envi
ron trois mille piſtoles chacun. Ah , Mon
fieur , lui dit l'homme au bâton d'ivoire
euffiez-vous commis tous les crimes imagi
nables , vous êtes le plus honnête homme
du Monde ; trois diamants ! chacun de trois
mille piftoles ! Monfieur , je me ferais tuer
pour vous , au lieu de vous mener dans
3
un cachot. On arrête tous les étrangers
mais laiffez-moi faire ; j'ai un frere à Diep
OU L'OPTIMISME. 131
pe en Normandie , je vais vous y méner ;
& fi vous avez quelque diamant à lui don
ner, il aura foin de vous comme moi
même.

९ Et pourquoi arrête-t-on tous les étran


gers dit Candide . L'Abbé Périgourdin
prit alors la parole, & dit : C'est parce qu'un
gueux du pays d'Atrébatie a entendu dire
des fottifes , cela feul lui a fait commettre
un parricide, non pás tel que celui de 1610
au mois de Mai , mais tel que celui de
1594 au mois de Décembre , & tel que
plufieurs autres commis dans d'autres an
nées & dans d'autres mois par d'autres
gueux qui avaient entendu dire des fotti
fes
L'Exempt alors expliqua de quoi il s'a
giffait. Ah les monftres ! s'écria Candide ,
quoi de telles horreurs chez un peuple qui
danfe & qui chante ! ne pourrai-je fortir
au plus vîte de ce pays où des finges aga
cent des tigres ? J'ai vu des ours dans mon
pays ; je n'ai vu des hommes que dans le
Darado. Au nom de Dieu , Monfieur l'E
xempt , menez-moi à Veniſe , où je dois
132 CAN ,
DID
E
attendre Mademoiſelle Cunégonde. Je ne
peux vous mener qu'en Baffe-Normandie,.
dit le Barigel. Auffi-tôt il lui fait ôter fes
fers , dit qu'il s'eft mépris , renvoie ſes gens
& emmene à Dieppe Candide & Martin ,
& les laiffe entre les mains de fon frere.
Il y avait un petit vaiffeau Hollandais à la
rade. Le Normand , à l'aide de trois autres
diamants , devenu le plus ferviable des hom
mes , embarque Candide & fes gens dans
le vaiffeau qui allait faire voile pour Portf
mouth en Angleterre. Ce n'était pas le che
min de Venife ; mais Candide croyait être
délivré de l'Enfer , & il comptait bien re
prendre la route de Venife à la premiere
occafion.

CHAPITRE
OU L'OPTIMISME. 133

CHAPITRE XXIII.

Candide & Martin vont fur les Côtes

d'Angleterre, ce qu'ils y voient.

AH Panglofs ! Panglofs ! Ah Martin !


Martin ! Ah ma chere Cunégonde ! qu'eſt
ce que ce monde-ci ? diſait Candide fur le

vaiffeau Hollandais. Quelque chofe de


bien fou & de bien abominable , répon
dait Martin. Vous connaiffez l'Angleterre ,
y eft-on auffi fou qu'en France ? C'eſt
une autre espece de folie , dit Martin ; vous
fçavez que ces deux Nations font en guerre
pour quelques arpens de neige vers le
Canada , & qu'elles dépenfent pour cette
belle guerre beaucoup plus que tout le Ca
nada ne vaut. De vous dire précisément
s'il y a plus de gens à lier dans un pays
que dans un autre , c'eft ce que mes fai
bles lumieres ne me permettent pas. Je
fçais feulement qu'en général les gens que
nous allons voir font fort atrabilaires.
M
134 CANDID E,
En caufant ainfi ils aborderent à Port
mouth ; une multitude de peuple couvrait

le rivage , & regardait attentivement un


affez gros homme qui était à genoux , les
yeux bandés , fur le tillac d'un des vaiffeaux
de la flotte ; quatre foldats poftés vis-à-vis
de cet homme lui tirerent chacun trois
balles dans le crâne le plus paisiblement
du monde , & toute l'affemblée s'en retour
na extrêmement fatisfaite. Qu'eft- ce donc
que tout cecidit Candide , & quel Dé
mon exerce par-tout fon empire ? Il de
manda qui était ce gros homme qu'on ve
nait de tuer en cérémonie . C'eſt un Ami
ral , lui répondit-on ? Et pourquoi tuer cet
Amiral ? C'eft , lui dit-on , parce qu'il n'a
pas fait tuer affez de monde ; il a livré
un combat à un Amiral Français , & on a
trouvé qu'il n'était pas affez près de lui.
Mais , dit Candide , l'Amiral Français était
auffi loin l'Amiral Anglais que celui- ci l'é
tait de l'autre ? Cela eft inconteſtable ,
lui repliqua-t-on. Mais dans ce pays- ci il
eft bon de tuer de tems en tems un Ami
ral pour encourager les autres.
OU L'OPTIMISME. 435
Candide fut fi étourdi & fi choqué de
ce qu'il voyait , & de ce qu'il entendait ,
qu'il ne voulut pas feulement mettre pied
Ко
à terre , & qu'il fit fon marché avec le
Patron Hollandais ( dût-il le voler comme
celui de Surinam ) pour le conduire fans
délai à Venife.
1
Le Patron fut prêt au bout de deux jours.
On côtoya la France. On paffa à la vue
de Lisbonne , & Candide frémit. On en
tra dans le détroit , & dans la Méditerra
née. Enfin on aborda à Venife. Dieu foit
loué , dit Candide , en embraffant Martin ,
c'eft ici que je reverrai la belle Cunégon
de. Je compte fur Cacambo comme fur
moi-même. Tout eft bien , tout va bien
tout va le mieux qu'il foit poffible. $
8

M 2
CANDIDE,
736

J
CHAPITRE XXIV.

De Paquette , & de Frere Giroflée.

Dès qu'il fut à Venife , il fit chercher


Cacambo dans tous les.cabarets , dans tous
les caffés , chez toutes les filles de joie ,
& ne le trouva point. Il envoyait tous les
jours à la découverte de tous les vaiffeaux
& de toutes les barques. Nulles nouvelles
de Cacambo. Quoi ! difait-il à Martin
j'ai eu le tems de paffer de Surinam à
Bordeaux , d'aller de Bordeaux à Paris
'de Paris à Dieppe, de Dieppe à Portſmouth,
de côtoyer le Portugal & l'Eſpagne , de
traverſer toute la Méditerranée , de paffer
quelques mois à Venife , & la belle Cu
négonde n'eft point venue ! Je n'ai ren
contré au lieu d'elle qu'une drôleffe , &
un Abbé Périgourdin ! Cunégonde eft
morte fans doute , je n'ai plus qu'à mourir.
Ah ! il valait mieux refter dans le Paradis
du Dorado que de revenir dans cette mau
OU L'OPTIMISME. 137
dite Europe. Que vous avez raifon , mon
cher Martin ! tout n'eft qu'illufion & ca
lamité.
Il tomba dans une mélancolie noire ,

& ne prit aucune part à l'Opéra alla mo


da , ni aux autres divertiffements du Car
naval ; pas une Dame ne lui donna la
moindre tentation . Martin lui dit : Vous êtes
bien fimple, en vérité, de vous figurer qu'un
valet métis , qui a cinq ou fix millions dans
fes poches , ira chercher votre Maîtreffe
au bout du Monde & vous l'amenera à
Venife. Il la prendra pour lui , s'il la trou
ve. S'il ne la trouve pas , il en prendra une
autre. Je vous confeille d'oublier votre va
let Cacambo & votre maîtreffe Cunégonde.
Martin n'était pas confolant. La mélanco
lie de Candide augmenta, & Martin ne
ceffait de lui prouver qu'il y avait peu de
vertu & peu de bonheur fur la Terre ,
excepté peut-être dans Eldorado , ой per.
fonne ne pouvait aller.
En difputant fur cette matiere impor
tante , & en attendant Cunégonde , Can
dide apperçut un jeune Théatin dans la
M 3
738 f CANDIDE ,

Place St. Marc , qui tenait fous le bras une


fille. Le Théatin paraiffait frais , potelé ,
" vigoureux ; fes yeux étaient brillants , fon
air affuré , fa mine haute , fa démarche fiere .
La fille était très-jolie & chantait ; elle
regardait amoureuſement fon Théatin , &
de tems en tems lui pinçait fes groffes joues.
Vous m'avouerez du moins , dit Candide
à Martin , que ces gens-ci font heureux ;
je n'ai trouvé jufqu'à préfent dans toute
la Terre habitable , excepté dans Eldora
do , que des infortunés ; mais pour cette
fille & ce Théatin , je gage que ce font des
créatures très-heureuſes. Je gage que non ,
dit Martin. Il n'y a qu'à les prier à dîner ,
dit Candide , & vous verrez fi je me
trompe.
Auffi-tôt il les aborde , il leur fait fon
compliment , & les invite à venir à fon
hôtellerie manger des macaronis , des per
drix de Lombardie , des œufs d'efturgeon ,
& à boire du vin de Montepulciano , du
Lacryma-Chrifti , du Chypre & du Samos.
La Demoiſelle rougit , le Théatin accepta

la partie , & la fille le fuivit en regardant


OU L'OPTIMISME. 139
Candide avec des yeux de furpriſe & de
confufion , qui furent obfcurcis de quel
ques larmes. A peine fut-elle entrée dans
la chambre de Candide , qu'elle lui dit :
Eh quoi , Monfieur Candide ne reconnaît
plus Paquette ! A ces mots Candide qui
ne l'avait pas confidérée jufques-là avec
attention , parce qu'il n'était occupé que
de Cunégonde , lui dit : Hélas ! ma pauvre
enfant , c'eſt donc vous qui avez mis le
Docteur Panglofs dans le bel état où je
l'ai vu ?
My Hélas ! Monfieur , c'eft moi-même , dit
Paquette , je vois que vous êtes inftruit de
tout. J'ai fçu les malheurs épouvantables
arrivés à toute la maifon de Madame la
Baronne & à la belle Cunégonde . Je vous 3

jure que ma deſtinée n'a gueres été moins


trifte. J'étais fort innocente quand vous m'a
vez vue. Un Cordelier qui était mon Con
feffeur me féduifit aifément. Les fuites en
furent affreuſes ; je fus obligée de fortir
du Château quelque tems après que Mr.
le Baron vous eut renvoyé à grands coups
de pieds dans le derriere. Si un fameux
140 CANDIDE,

Médecin n'avait pas pris pitié de moi ,


j'étais morte. Je fus quelque tems par re
connaiffance la maîtreffe de ce Médecin.
Sa femme , qui était jalouſe à la rage , me
battait tous les jours impitoyablement , c'é
tait une Furie. Ce Médecin était le plus
laid de tous les hommes , & moi la. plus
malheureuſe de toutes les créatures , d'être
battue continuellement pour un homme
que je n'aimais pas. Vous fçavez , Mon
fieur , combien il eft dangereux pour une
femme acariâtre d'être l'épouſe d'un Mé
decin. Celui -ci outré des procédés de fa
femme , lui donna un jour pour la guérir
d'un petit rhûme , une médecine fi effica
ce , qu'elle en mourut en deux heures de
tems dans des convulfions horribles. Les
parents de Madame intenterent à Monfieur
un procès criminel ; il prit la fuite , &
moi je fus mife en priſon. Mon innocence
ne m'aurait pas fauvée , fi je n'avais été
un peu jolie. Le Juge m'élargit à condition
qu'il fuccéderait au Médecin. Je fus bien +
tôt fupplantée par une rivale , chaffée fans
récompenfe , & obligée de continuer cé
OU LOPTIMISME. 141
métier abominable, qui vous paraît fi plaifant
à vous autres hommes , & qui n'eſt pour
nous qu'un abyme de miferes. J'allai exer
cer la profeffion à Venife. Ah ! Monfieur ,
fi vous pouviez vous imaginer ce que c'eſt
que d'être obligée de careffer indifférem
ment , un vieux Marchand , un Avocat ,
un Moine , un Gondolier , un Abbé ; d'être
expofée à toutes les infultes , à toutes les
avanies ; d'être fouvent réduite à emprun
ter une jupe pour aller fe la faire lever
par un homme dégoûtant ; d'être volée
par l'un de ce qu'on a gagné avec l'autre ;
d'être rançonnée par les Officiers de Juſti
ce , & de n'avoir en perſpective qu'une
vieilleffe affreuſe , un hôpital & un fu
mier ; yous conclueriez que je fuis une
des plus malheureuſes créatures du Monde.
Paquette ouvrait ainfi fon cœur au bon
Candide dans un cabinet , en préſence de
Martin , qui difait à Candide : Vous voyez
que j'ai déja gagné la moitié de la ga
geure.
Frere Giroflée était resté dans la falle
à manger , & buvait un coup en attendant
742 CANDIDE ,

le dîner. Mais , dit Candide à Paquette à


vous aviez l'air fi gaie , fi contente , quand
je vous ai rencontrée , vous chantiez ,
vous careffiez le Théatin avec une com
plaifance naturelle ; vous m'avez paru auf
fi heureuſe que vous prétendez être infor
tunée. Ah ! Monfieur , répondit Paquette ,
c'eft encore là une des miferes du métier.
J'ai été hier volée & battue par un Offi .

cier , & il faut aujourd'hui que je paraif


fe de bonne humeur pour plaire à un
Moine.
Candide n'en voulut pas davantage , il
avoua que Martin avait raifon. On fe mit
à table avec Paquette & le Théatin ; le
repas fut affez amufant ; & fur la fin on
fe parla avec quelque confiance. Mon
Pere , dit Candide au Moine , vous me
paraiffez jouir d'une deftinée que tout le
monde doit envier ; la fleur de la fanté
brille fur votre vifage , votre phyfionomie
annonce le bonheur ; vous avez une très
jolie fille pour votre récréation , & vous
paraiffez très content de votre état de
Théatin.
OU L'OPTIMISME. 143
Ma foi , Monfieur , dit Frere Giroflée
je voudrais que tous les Théatins fuffent
au fond de la mer. J'ai été tenté cent fois
de mettre le feu au Couvent , & d'aller
me faire Turc. Mes parens me forcerent
à l'âge de quinze ans d'endoffer cette dé
teſtable robe , pour laiffer plus de fortune
à un maudit frere aîné que Dieu confon
de. La jaloufie , la difcorde , la rage ha
bitent dans le Couvent. Il eſt vrai que j'ai
prêché quelques mauvais fermons qui m'ont
valu un peu d'argent, dont le Prieur me vole
la moitié , le refte me fert à entretenir des
filles ; mais quand je rentre le foir dans le
Monaftere , je fuis prêt de me caffer la
tête contre les murs du dortoir ; & tous mes
confreres font dans le même cas.
Martin fe tournant vers Candide avec fon
fang froid ordinaire , eh bien , lui dit-il ,
n'ai-je pas gagné la gageure toute entiere ?
Candide donna deux mille piaftres à Pa
quette , & mille piafres à Frere Giroflée :
je vous réponds , dit-il , qu'avec cela ils fe
ront heureux. Je n'en crois rien du tout ,.
dit Martin ; vous les rendrez peut-être avec
CANDIDE ,
144
ces piaftres beaucoup plus malheureux ens
core. Il en fera ce qui pourra , dit Can
dide mais une chofe me confole , je vois
qu'on retrouve fouvent les gens qu'on ne
croyait jamais retrouver ; il fe pourra bien
faire qu'ayant rencontré mon mouton rou
ge & Paquette , je rencontre auffi Cuné
gonde. Je fouhaite , dit Martin , qu'elle
faffe un jour votre bonheur ; mais c'eſt de
quoi je doute fort. Vous êtes bien dur
dit Candide. C'eſt que j'ai vécu , dit Martin.
Mais regardez ces Gondoliers , dit Can
dide , ne chantent-ils pas fans ceffe ? Vous
ne les voyez pas dans leur ménage , avec
leurs femmes & leurs marmots d'enfans ,
dit Martin. Le Doge a fes chagrins , les
Gondoliers ont les leurs. Il eft vrai qu'à tout
prendre , le fort d'un Gondolier eft préfé
rable à celui d'un Doge ; mais je crois la
différence fi médiocre , que cela ne vaut
pas la peine d'être examiné.
On parle , dit Candide , du Sénateur
Pococurantè , qui demeure dans ce beau Pa
lais fur la Brenta , & qui reçoit affez bien
les étrangers. On prétend que c'eft un hom
me

1
OU L'OPTIMISME. 145
me qui n'a jamais eu de chagrin. Je vou
drais voir une efpece fi rare , dit Martin.
Candide auffi-tôt fit demander au Seigneur
Pococurante la permiffion de venir le voir
le lendemain.
**

CHAPITRE XXV.

Vifite chez le Seigneur Pococurantè


Noble Vénitien.

C Andide & Martin allerent en gondole


fur la Brenta , & arriverent au Palais du
Noble Pococurantè. Les jardins étaient
bien entendus , & ornés de belles ftatues
de marbre , le Palais d'une belle Architec
ture. Le Maître du logis , homme de foi
xante ans , fort riche , reçut très-poliment
les deux curieux , mais avec très-peu d'em
preffement , ce qui déconcerta Candide , &
ne déplut point à Martin.
...D'abord deux filles jolies & proprement
miſes fervirent du chocolat , qu'elles firent
très-bien mouffer. Candide ne put s'empê
N
146 CANDIDE ,
1
cher de les louer fur leur beauté , fur leur
bonne grace & fur leur adreffe : ce font
d'affez bonnes créatures , dit le Sénateur
Pococurante ; je les fais quelquefois cou
cher dans mon lit , car je fuis bien las des
Dames de la ville , de leurs coquetteries ,
de leurs jaloufies , de leurs querelles , de
leurs humeurs , de leurs petiteffes , de leur
orgueil , de leurs fottifes , & des fonnets
qu'il faut faire ou commander pour elles :
mais après tout , ces deux filles commencent
fort à m'ennuyer .
Candide après le déjeûner fe promenant
dans une longue galerie , fut furpris de la
beauté des tableaux. •Il demanda de quel
Maître étaient les deux premiers ? Ils font
de Raphaël , dit le Sénateur ; je les ache
tai fort cher par vanité il y a quelques an
nées ; on dit que c'eft ce qu'il y a de plus
beau en Italie ; mais ils ne me plaifent point
du tout ; la couleur en eft très-rembrunie
les figures ne font pas affez arrondies , &
ne fortent point affez ; les draperies ne
reffemblent en rien à une etoffe. En un
mot , quoi qu'on en dife , je ne trouve point
OU L'OPTIMISME. 147
là une imitation vraie de la nature. Je n'ai
merai un tableau que quand je croirai voir
la nature elle-même : il n'y en a point de
cette efpece. J'ai beaucoup de tableaux
mais je ne les regarde plus.
Pococurantè en attendant le dîner fe fit
donner un concerto. Candide trouva la mu
fique délicieufe . Ce bruit , dit Pococuran
tè , peut amuſer une demi-heure ; mais s'il
dure plus long-tems , il fatigue tout le mon
de , quoique perfonne n'ofe l'avouer. La
mufique aujourd'hui n'eft plus que l'art d'e
xécuter des chofes difficiles ; & ce qui
n'eft que difficile ne plaît point à la longue.
J'aimerais peut-être mieux l'Opéra , fi
on n'avait pas trouvé le fecret d'en faire un
monftre qui me révolte. Ira voir qui voudra
de mauvaiſes Tragédies en mufique , où les
ſcènes ne font faites que pour amener très
mal à propos deux ou trois chanfons ridi
cules qui font valoir le gofier d'une Ac
trice. Se pâmera de plaifir qui voudra , ou
1 qui pourra , en voyant un châtré fredon
ner le rôle de Céfar & de Caton , & fe
promener d'un air gauche fur des plan
N 2
CANDIDE , O
#48
ches. Pour moi il y a long-tems que j'ai
renoncé à ces pauvretés , qui font aujour
d'hui la gloire de l'Italie , & que des Sou
verains paient fi cherement. Candide diſ,
puta un peu , mais avec diſcrétion . Mar
tin fut entierement de l'avis du Sénateur.
On fe mit à table ; & après un excel
lent dîner on entra dans la bibliothéque.
Candide en voyant un Homere magnifi
quement relié , loua l'Illuftriffime fur fon
bon goût. Voilà , dit-il , un livre qui fai
fait les délices du grand Panglofs , le meil
leur Philofophe de l'Allemagne . Il ne fait
pas les miennes , dit froidement Pococu
rantè on me fit accroire autrefois que j'a
vais du plaifir en le lifant. Mais cette ré,
pétition continuelle de combats qui fe ref
femblent tous , ces Dieux qui agiſſent tou
jours pour ne rien faire de décifif ; cette
Hélène qui eft le fujet de la guerre , &
qui à peine eft une Actrice de la piece ;
cette Troie qu'on affiége & qu'on ne prend
point ; tout cele me caufait le plus mor
tel ennui. J'ai demandé quelquefois à des
fçavans , s'ils s'ennuyaient autant que moi
K
OU L'OPTIMISME. 149
à cette lecture ? Tous les gens finçeres
m'ont avoué que le livre leur tombait des
mains ; mais qu'il fallait toujours l'avoir dans
fa bibliothéque , comme un monument de
l'antiquité , & comme ces médailles rouil
lées qui ne peuvent être de commerce.
Votre Excellence ne penfe pas ainfi de
Virgiledit Candide. Je conviens , dit
Pococurante que le fecond , le quatrieme ,
& le fixieme livre de fon Enéïde font ex
cellens ; mais pour fon pieux Enée , & le
fort Cloanthe , & l'ami Achates , & le petit
Afcanius , & l'imbécille Roi Latinus , &
la bourgeoife Amata , & l'infipide Lavi
nia , je ne crois pas qu'il y ait rien de
fi froid & de plus défagréable. J'aime mieux
le Taffe , & les contes à dormir debout de
l'Ariofte. re
...Oferais-je vous demander , Monfieur ,
dit Candide , fi vous n'avez pas un grand
plaifir à lire Horace ? Il y a des maximes
dit Pococurantè , dont un homme du
monde peut faire fon profit , & qui étant
refferrées dans des vers énergiques fe gra
vent plus aifément dans la mémoire. Mais
N 3
750 CANDIDE
je me foucie fort peu de fon voyage à
Brindes & de fa defcription d'un mauvais
dîner , & de la querelle de crocheteurs
entre je ne fçai quel Pupilus , dont les
paroles , dit-il , étaient pleines de pus , &
un autre dont les paroles étaient du vinai
gre. Je n'ai lu qu'avec un extrême dégoût
fes vers groffiers contre des vieilles & con
tre des forcieres , & je ne vois pas quel mé
rite il peut y avoir à dire à fon amis Mé
cenas , que s'il eft mis par lui au rang des
Poëtes Liriques , il frapera les Aftres de fon
front fublime. Les fots admirent tout dans
un Auteur eſtimé. Je ne lis que pour moi ,
je n'aime que ce qui eft à mon uſage. Can
dide qui avait été élevé à ne jamais juger
de rien par lui-même , était fort étonné de
ce qu'il entendait , & Martin trouvait la
façon de penfer de Pococurantè affez rai
fonnable.
Oh , voici un Ciceron , dit Candide :
pour ce grand homme - là , je penſe que
vous ne vous laffez point de le lire ? Je
ne le lis jamais , répondit le Vinitien. Que
m'importe qu'il ait plaidé pour Rabirius ou
OU L'OPTIMISME. 151
pour Cluentius ? J'ai bien affez de procès
que je juge ; je me ferais mieux accom
modé de fes Œuvres Phylofophiques , mais
quand j'ai vu qu'il doutait de tout , j'ai con
clu que j'en fçavais autant que lui , & que
je n'avais befoin de perfonne pour être
ignorant.
Ah , voilà quatre- vingt volumes de re
cueils d'une Académie des Sciences , s'é
cria Martin ; il ſe peut qu'il y ait là du bon,
Il y en aurait dit Pococurantè , fi un feul
des Auteurs de ces fatras avait inventé feu
lement l'art de faire des épingles ; mais il
n'y a dans tous ces livres que de vains fif
ftêmes & pas une feule choſe utile.
•{ Que de Pieces de Théâtre je vois - là !
dit Candide , en Italien , en Eſpagnol , en
Français. Oui , dit le Sénateur , il y en
trois mille , & pas trois douzaines de bon
nes. Pour ces recueils de Sermons , quí
tous enſemble ne valent pas une page de
Sénèque , & tous ces gros volumes de
Théologie , vous pensez bien que je ne
les ouvre jamais , ni moi , ni perfonne.
Martin apperçut des rayons chargés de
152 CANDID E,
livres Anglais. Je crois , dit-il , qu'un Ré
publicain doit fe plaire à la plupart de ces
ouvrages écrits fi librement : oui , répon
dit Pococurantè , il eft beau d'écrire ce
qu'on penſe ; c'eft le privilége de l'hom
me. Dans toute notre Italie on n'écrit que
ce qu'on ne penfe pas ; ceux qui habitent
-la patrie des Céfars & des Antonins n'o
fent avoir une idée fans la permiffion d'un
Jacobin. Je ferais content de la liberté qui
inſpire les génies Anglais , fi la paſſion &
l'efprit de parti ne corrompaient pas tout
ce que cette précieufe liberté à d'eftimable.
Candide appercevant un Milton , lui de
manda s'il ne regardait pas cet Auteur com
me un grand homme. Qui ? dit Poco
curanté , ce barbare qui fait un long Com
mentaire en dix livres de vers durs du pre

mier chapitre de la Genéfe ; ce , groffier


imitateur des Grecs , qui défigure la créa
tion , & qui tandis que Moïfe repréſente
l'Etre Eternel produifant le Monde par la
parole , fait prendre un grand compas par le
Meffiah dans une armoire du Ciel pour
tracer fon ouvrage ? Moi j'eftimerais celui
O U po L
' OPTIMISME. 153
qui a gâté l'Enfer & le Diable du Taffe ;
qui déguife Lucifer tantôt en crapaud , tan
tôt en Pigmée ; qui lui fait rebattre cent
fois les mêmes difcours ; qui le fait diſpu
ter fur la Théologie ; qui en imitant férieu
fement l'invention comique des armes à
feu de l'Ariofte , fait tirer le canon dans
le Ciel par les Diables ? ni moi , ni per
fonne en Italie n'a pu fe plaire à toutes
ces triftes extravagances ; & le mariage du
péché & de la mort , & les 2.couleuvres
dont le péché accouche , font vomir tout
homme qui a le goût un peu délicat. Ce
f
Poëme obfcur , bifarre & dégoûtant , fut
méprifé à ſa naiſance , je le traite aujour
d'hui comme il fut traité dans fa patrie par
les contemporains. Au refte , je dis ce que
je penſe , & je me ſoucie fort peu que les
autres penfent comme moi.
Après avoir fait ainfi la revue de tous
les livres , ils defcendirent dans le jardin.
Candide en loua toutes les beautés. Je ne
fçai rien de fi mauvais goût , dit le Maî
tre ; nous n'avons ici que des colifichets :
mais je vai dès demain en faire planter un,
d'un deffein plus noble.
CANDIDE ,
154
Quand les deux curieux eurent pris con
gé de fon Excellence : or ça , dit Candi
de à Martin , vous conviendrez que voilà
le plus heureux de tous les hommes ; car
il eft au deffus de tout ce qu'il pofféde . Ne
voyez-vous pas , dit Martin , qu'il eft dégoûté
de tout ce qu'il pofféde ? Platon a dit , il y
a long-tems , que les meilleurs eftomacs
ne font pas ceux qui rebutent tous les ali
mens. Mais , dit Candide , n'y a-t-il pas du
plaifir à tout critiquer ? à fentir des défauts
où les autres hommes croient voir des beau
tés ? C'est-à-dire , reprit Martin , qu'il y a
du plaifir à n'avoir pas de plaifir ? Oh bien !
dit Candide , il n'y a donc d'heureux que
moi , quand je reverrez Mademoiſelle Cu
négonde. C'eſt toujours bien fait d'efpérer,
dit Martin.
Cependant les jours , les femaines s'é
coulaient , Cacambo ne revenait point , &
Candide était fi abymé dans fa douleur ,
qu'il ne fit pas même réflexion que Paquette
& Frere Giroflée n'étaient pas venus feu
lement le remercier.
OU L'OPTIMISME. 155

CHAPITRE XXV I.

D'un fouper que Candide & Martin

firent avecfix Etrangers , & qui ils


- étaient.

UN foir que Candide , fuivi de Martin ,


allait fe mettre à table avec les Etran
gers qui logeaient dans la même hôtelle
rie , un homme à vifage couleur de ſuie ,
l'aborda par derriere , & le prenant par le 7
bras , lui dit : Soyez prêt à partir avec nous ,
n'y manquez pas. Il fe retourne , & voit
Cacambo. Il n'y avait que la vue de Cu
négonde qui pût l'étonner & lui plaire da
vantage. Il fut fur le point de devenir fou
de joie. Il embraffe fon cher ami. Cuné
gonde eft ici fans doute , où eft elle ? mé
ne-moi vers elle , que je meure de joie avec
elle. Cunegonde n'eft point ici , dit Ca
cacambo , elle eft à Conftantinople. Ah
Ciel à Conftantinople ! Mais fût-elle à

espitom
156 CANDIDE ,
la Chine , j'y vole , partons. Nous parti
rons après ſouper , reprit Cacambo ; je
ne peux vous en dire davantage ; je fuis
efclave , mon Maître m'attend , il faut que
j'aille le fervir à table ; ne dites mot ; fou
pez & tenez-vous prêt.
Candide , partagé entre lajoie & la dou
leur , charmé d'avoir revu fon agent fidèle
étonné de le voir eſclave , plein de l'idée
de retrouver fa maîtreffe , le cœur agité ,
T'efprit bouleverfé , fe mit à table avec Mar
tin , qui voyoit de fang froid toutes ces
aventures , & avec fix Etrangers qui étaient
venus paffer le Carnaval à Venife.
Cacambo qui verfait à boire à l'un de
ces fix Etrangers , s'approcha de l'oreille
de fon Maître fur la fin du repas , & lui
dit : Sire , Votre Majefté partira quand elle
voudra , le vaiffeau eft prêt. Ayant dit ces
"mots , il fortit. Les convives étonnés fe re
gardaient fans proférer une feule parole ,
lorfqu'un autre domeftique s'aprochant de
"fon Maitre lui dit : Sire , la chaife de Vo
tre Majefté eft à Padoue , & la barque eft
prête. Le Maître fit un figne , & le de
meftique
OU L'OPTIMISME. 157
meftique partit. Tous les convives fe re
garderent encore , & la furpriſe commune
redoubla. Un troifieme valet s'aprochant
´auffi d'un troiſieme Etranger , lui dit : Sire ,
croyez-moi , Votre Majefté ne doit pas ref
ter ici plus long-tems , je vais tout prépa
rer ; & auffi-tôt il diſparut.
Candide & Martin ne douterent pas alors
que ce ne fût une mafcarade du Carnaval.
Un quatrieme domeftique dit au quatrie
Maître , Votre Majeſté partira quand elle
voudra , & fortit comme les autres. Le
cinquieme valet en dit autant au cinquie
me Maître. Mais le fixieme valet parla
différemment au fixieme Etranger qui était
auprès de Candide ; il lui dit : ma foi ,
Sire , on ne veut plus faire crédit à Votre
Majefté , ni à moi non plus ; & nous pour
rions bien être coffrés cette nuit vous &
moi ; je vais pourvoir à mes affaires ; Adieu.
Tous les domeftiques ayant difparu , les
fix Etrangers , Candide & Martin , demeu
rerent dans un profond filence. Enfin Can
dide le rompit ; Meffieurs , dit-il , voilà
une finguliere plaifanterie , pourquoi êtes
Q
CANDIDE ,
#58
vous tous Rois ? pour moi je vous avoue
que ni moi ni Martin nous ne le fommes.
Le Maître de Cacambo prit alors gra,
"
vement la parole , & dit en Italien : Je
ne fuis point plaiſant , je m'apelle Achmet
III. J'ai été grand Sultan plufieurs années ;
je détrônai mon frere ; mon neveu m'a
détrôné ; on a coupé le cou à mes Vifirs ;
j'acheve ma vie dans le vieux Serrail. Mon
neveu, le grand Sultan Mahmoud, me per
met de voyager quelquefois pour ma fan
té , & je fuis venu paffer le Carnaval à
Venife.
Un jeune homme qui était auprès d'A
chmet parla après lui & dit : Je m'apelle
Ivan : j'ai été Empereur de toutes les Ruf
fies ; j'ai été détroné au berceau : mon pere
& ma mere ont été enfermés ; on m'a
élevé en prifon j'ai quelquefois la per
miffion de voyager , accompagné de ceux
qui me gardent , & je fuis venu paffer le
Carnaval à Venife.
Le troifieme dit : Je fuis Charles-Edouard
Roi d'Angleterre ; mon Pere m'a cédé fes
droits au Royaume. J'ai combattu pour les
(*
OU L'OPTIMISME. 159
foutenir ; on a arraché le cœur à huit cens dé
mes partiſans & on leur en a battu les joues.
J'ai été mis en prifon.; je vais à Rome faire
une viſite au Roi mon pere , détrôné , ainfi
que moi & mon grand- pere , & je fuis venu
paffer le Carnaval à Venife.
Le quatrieme prit alors la parole , & dit :
Je fuis Roi des Polaques ; le fort de la
guerre m'a privé de mes Etats héréditai
res, mon pere a éprouvé les mêmes revers ;
je me réfigne à la Providence comme le
Sultan Achmet , l'Empereur Ivan , & le
Roi- Charles Edouard , à qui Dieu donne
une longue vie ; & je fuis venu paffer le
Carnaval à Veniſe.
Le cinquieme dit : je fuis auffi Roi des
Polaques ; j'ai perdu mon Royaume deux
fois ; mais la Providence m'a donné un au
tre Etat , dans lequel j'ai fait plus de bien
que tous les Rois des Sarmartes enfemblé
n'en ont jamais pu faire fur les bords de la
Viftule ; je me réfigne auffi à la Provi
dence ; & je fuis venu paffer le Carnaval
à Veniſe.
Il reftait au fixieme Monarque à parler.
O 2
160 CANDIDE ,

Meffieurs , dit-il , je ne fuis pas fi grand


Seigneur que vous ; mais enfin j'ai été Roiv
tout comme un autre. Je fuis Théodore ;
on m'a élu Roi en Corfe ; on m'a apellé Vo
tre Majefté , & à préfent à peine m'ap
pelle-t-on Monfieur. J'ai fait frapper de la
monnoie , & je ne poffède pas un denier ;
j'ai eu deux Secrétaires d'Etat , & j'ai à
peine un valet. Je me fuis vu fur un Thône ,
& j'ai long-tems été à Londres en prifon ,
fur la paille. J'ai bien peur d'être traité
de même ici , quoique je fois venu com
me Vos Majeftés paffer le Carnaval à Ve
nife.
Les cinq autres Rois écouterent ce dif
'cours avec une noble compaffion. Cha
cun d'eux donna vingt fequins au Roi Théo
dore pour avoir des habits & des chemi
fes ; & Candide lui fit préfent d'un diamant
de deux mille fequins. Quel eft donc , di
faient les cinq Rois ; ce fimple particulier
qui eft en état de donner cent fois autant
que chacun de nous , & qui le donnne ?
• Dans l'inftant qu'on fortait de table , il
arriva dans la même hôtellerie quatre Al
OU L'OPTIMISME.
A 161

teffes Séréniffimes , qui avaient auffi perdu


leurs Etats par le fort de la guerre , & qui
yenaient paffer le refte du Carnaval à Ve
nife. Mais Candide ne prit pas ſeulement
garde à ces nouveaux venus. Il n'était oc
cupé que d'aller trouver fa chere Cuné
gonde à Conftantinople.:

CHAPITRE XXVII,

Voyage de Candide à Conftantinople.

LE fidèle Cacambo avait déjà obtenu


du Patron Turc qui allait reconduire le
Sultan Achmet à Conftantinople , qu'il re
cevroit Candide & Martin fur fon bord.
L'un & l'autre s'y rendirent après s'être prof
ternés devant fa miférable Hauteffe . Can
dide , chemin faifant , difait à Martin : voilà
pourtant fix Rois détronés , avec qui nous
avons foupé , & encore dans ces fix Rois
il y en a un à qui j'ai fait l'aumone . Peut
être y a-t-il beaucoup d'autres Princes plus
infortunés. Pour moi je n'ai perdu que cent
0 3
162 CANDID E;

moutons , & je vole dans les bras de Cu


négonde . Mon cher Martin , encore une
fois , Panglofs avait raiſon , tout eft bien.
Je le fouhaite, dit Martin . Mais, dit Candi
de, voilà une aventure bien peu vraisembla
ble que nous avons eue à Venife. On n'a

vait jamais vu ni oui conter que fix Rois


détronés foupaffent enſemble au cabaret.
Ce n'eft pas plus extraordinaire , dit Mar
tin , que la plupart des chofes qui nous
font arrivées. Il est très-commun que des
Rois foient détronés ; & à l'égard de l'hon
neur que nous avons eu de fouper avec
eux , c'eſt une bagatelle qui ne mérite pas
notre attention.
A peine Candide fut-il dans le vaiffeau ,
qu'il fauta au cou de fon ancien valet , de
fon ami Cacambo . Eh bien , lui dit-il , que
fait Cunégonde ? eft-elle toujours un pro
dige de beauté ? m'aime-t- elle toujours ?
comment fe porte - t - elle ? Tú lui as fans
doute acheté un Palais à Conftantinople .
Mon cher Maître , répondit Cacambo ,
Cunégonde lave les écuelles fur le bord
de la Propontide , chez un Prince qui a
2

OU L'OPTIMISME. 163
très-peu d'écuelles ; elle eft efclave dans
la maifon d'un ancien Souverain nommé
Ragotsky , à qui le grand Turc donne trois
écus par jour dans fon afyle : mais ce qui
eft bien plus trifte , c'eft qu'elle a perdu fa
beauté , & qu'elle eft devenue horrible
ment laide. Ah ! belle ou laide , dit Can
dide , je fuis honnête homme , & mon de
voir eft de l'aimer toujours. Mais comment
peut-elle être réduite à un état fi abject
avec les cinq ou fix millions que tu avais
apportés , Bon? dit Cacambo , ne m'en a-t-il
fallu donner deux millions au Sennor Don

Fernando d'Ibaraa , y Figueora , y Mafca


renes , y Lampourdos , y Souza , Gouver
neur de Buenos-Aires , pour avoir la per
miffion de reprendre Mademoiſelle Cuné
gonde ? & un Pirate ne nous a -t-il pas bra
vement dépouillé de tout le refte ? Ce Pi
rate ne nous a-t-il pas menés au Cap de
Matapan , à Milo , à Nicarie , à Samos , à
Petra , aux Dardanelles , à Marmora , å
Scutari ? Cunégonde & la Vieille fervent
chez ce Prince dont je vous ai parlé , &
moi je fuis eſclave du Sultan détrôné. Que
CANDIDE ,
164
d'épouvantables calamités enchaînées les
unes aux autres ! dit Candide. Mais après
tout , j'ai encore quelques diamans , je dé
livrerai aifément Cunégonde. C'eſt , bien
dommage qu'elle foit devenue fi laide.
Enfuite ſe tournant vers Martin , Que
penfez-vous , dit-il , qui foit le plus à plain
dre , de l'Empereur Achmet , de l'Empe
reur Ivan , du Roi Charles-Edouard , ou
de moi- ? Je n'en fçai rien , dit Martin ;
il faudrait que je fuffe dans vos cœurs pour
le fçavoir. Ah , dit Candide , fi Panglofs
était ici , il le fçaurait & nous l'apprendrait.
Je ne fçai , dit Martin , avec quelles ba
lances votre Panglofs aurait pu pefer les
infortunes des hommes , & apprécier leurs
douleurs. Tout ce que je préfume , c'eſt
qu'il y a des millions d'hommes fur la Terre
cent fois plus à plaindre que le Roi Char
les-Edouard , l'Empereur Ivan , & le Sul
tan Achmet. Cela pourrait bien être , dit
Candide.

On arriva en peu de jours fur le canal


de la Mer noire. Candide commença
par racheter Cacambo fort cher ; & fans
OU L'OPTIMISME. 165
perdre de tems il fe jetta dans une galére ,
avec fes compagnons , pour aller fur le ri
vage de la Propontide , chercher Cuné
gonde , quelque laide qu'elle pût être. 2
Il y avait dans la chiourme deux forçats
qui ramaient fort mal , & à qui le Levanti
Patron appliquait de tems en tems quel
ques coups de nerf de boeuf fur leurs épau
les nues ; Candide par un mouvement na

turel, les regarda plus attentivement que les


autres galériens , & s'approcha d'eux avec
pitié. Quelques traits de leurs viſages défi
gurés lui parurent avoir un peu de reffem
blance avec Panglofs & avec ce malheu
Jéfuite , ce Baron , ce frere de Mademoi
felle Cunégonde. Cette idée l'émut & l'at
trifta. Il les confidéra encore plus attenti
vement. En vérité , dit-il à Cacambo , fi

je n'avais pas vu pendre Maître Pangloſs ,


& fi je n'avais pas eu le malheur de tuer
le Baron , je croirais que ce font eux qui ra
ment dans cette galére
1 Au nom du Baron & de Panglofs les
deux forçats poufférent un grand cri , s'ar
rêtérent ſur leur banc & laifférent tomber
166 CANDIDE ,

leurs rames. Le Lévanti Patron accourait


für eux, & les coups de nerf de boeuf re
doublaient. Arrêtez, arrêtez, Seigneur, s'é
cria Candide , je vous donnerai tant d'ar
gent que vous voudrez. Quoi ! c'eft Can
dide ! difait l'un des forçats ; Quoi ! c'eft
Candide ! difait l'autre. Eft-ce un fonge?
dit Candide ; veillai -je ? fuis-je dans cette
galere ? Eft-ce là Monfieur le Baron que
j'ai tué ? eft-ce là Maître Panglofs que j'ai
vu pendre ?
C'eft nous-mêmes ; c'eft nous-mêmes ,

répondaient-ils. Quoi ! c'eft-là ce grand


Philofophe ? difait Martin. Eh ! Monfieur
le Lévanti Patron , dit Candide , combien
voulez-vous d'argent pour la rançon de
Monfieur Thunder-ten-tronkh , un des pre
miers Barons de l'Empire , & de Monfieur
Panglofs , le plus profond Métaphyficien
d'Allemagne ? Chien de Chrétien , répon
dit le Lévanti Patron , puifque ces deux
chiens de forçats Chrétiens font des Barons
& des Méthaphyficiens , ce qui eft fans
doute une grande dignité dans leurs pays ,
tu m'en donneras cinquante mille fequins.
OU L'OPTIMISME. 167
- Vous les aurez , Monfieur ; remenez-moi

comme un éclair à Conftantinople , & vous


ferez payé fur le champ. Mais , non , me
nez-moi chez Mademoiſelle Cunégonde.
Le Lévanti Patron fur la premiére offre de
Candide avait déja tourné la proue vers
la ville , & il faifait ramer plus vîte qu'un
oifeau ne fend les airs.
Candide embraffa cent fois le Baron &
Panglofs. Et comment ne vous ai -je pas
tué , mon cher Baron ? & mon cher Pan
glofs , comment êtes-vous en vie après
avoir été pendu ? & pourquoi êtes-vous
tous deux aux galeres en Turquie ? Eft-il
bien vrai que ma chere fœur foit dans çe
pays ? difait le Baron. Qui , répondait Car
cambo. Je revois donc mon chér Candide ,
s'écriait Panglofs : Candide leur préſentait
Martin & Cacambo. Ils s'embraffaient tous,
ils parlaient tous à la fois. La galere vo
lait , ils étaient déja dans le port. On fit
venir un Juif à qui Candide vendit pour
cinquante mille fequins , un diamant de la
valeur de cent mille , & qui lui jura par
Abraham , qu'il n'en pouvait donner da
768 CANDIDE ,
vantage. Il paya incontinent la rançon du
Baron & de Panglofs. Celui- ci fe jetta aux
pieds de fon libérateur , & les baigna de
larmes ; l'autre le remercia par un figne
de tête , 越 & lui promit de lui rendre cet
argent à la premiere occafion . Mais eft-il
bien poffible que ma foeur foit en Turquie ?
difait-il. Rien n'eft fi poffible , reprit Cacam
bo , puifqu'elle écure la vaiffelle chez un
Prince de Tranfilvanie . On fit auffi-tôt ve
nir deux Juifs ; Candide vendit encore des
diamants ; & ils repartirent tous dans une
autre galere pour aller délivrer Cunégonde,

CHAPITRE XXVIII .

Ce qui arriva à Candide, à Cunégonde,

à Panglofs , à Martin , &c.

P Ardon encore une fois, dit Candide


au Baron ; pardon , mon Révérend Pere ,
de vous avoir donné un grand coup d'é
pée au travers du corps. N'en parlons plus ,
dit le Baron ; je fus un peu trop vif, je
l'avoue ;
OU L'OPTIMISME. 169
J'avoue ; mais puifque vous voulez fçavoir
par quel hazard vous m'avez vu aux gale
res , je vous dirai , qu'après avoir été guéri
de ma bleffure par le Frere Apoticaire du
Collége , je fus attaqué & enlevé par un
parti Eſpagnol , on me mit en priſon à
Buenos-Aires dans le tems que ma fœur
venait d'en partir. Je demandai à retourner
à Rome auprès du Pere Général. Je fus
nommé pour aller fervir d'Aumônier à
Conftantinople auprès de Monfieur l'Am
baffadeur de France. Il n'y avait pas huit
jours que j'étais entré en fonction , quand
je trouvai fur le foir un jeune Icoglan très
bien fait. Il faifait fort chaud : le jeune
homme voulut fe baigner ; je pris cette oc
cafion de me baigner auffi. Je ne fçavais
pas que ce fût un crime capital pour un
Chrétien d'être trouvé tout nud avec un
jeune Mufulman. Un Cadi me fit donner
cent coups de bâton fous la plante des
pieds , & me condamna aux galeres . Je ne
crois pas qu'on ait fait une plus horrible
injuftice. Mais je voudrais bien fçavoir
pourquoi ma fœur eft dans la cuifine d'un
P
OR
TAYL

FFO
RD
170 CANDIDE,

Souverain de Tranfilvanie réfugié chez les


Turcs ?
Mais vous , mon cher Panglofs , dit Can
dide , comment fe peut-il que je vous re
voie ? Il est vrai , dit Panglofs , que vous
m'avez vu pendre ; je devais naturellement
être brûlé ; mais vous vous fouvenez qu'il
plut à verfe lorfqu'on allait me cuire :
l'orage fut fi violent qu'on déſeſpéra d'al
lumer le feu ; je fus pendu parce qu'on
ne put mieux faire un Chirugien acheta
mon corps , m'emporta chez lui , & me
difféqua. Il me fit d'abord une incifion cru
ciale depuis le nombril jufqu'à la clavicule.
On ne pouvait pas avoir été plus mal pendu
que je l'avais été. L'Exécuteur des hautes
œuvres de la Sainte Inquifition , lequel
était Sous-Diacre , brûlait à la vérité les
gens à merveille , mais il n'était pas accou
tumé à pendre : la corde était mouillée &
gliffa mal , elle fut mal nouée ; enfin je
refpirais encore : l'incifion cruciale me fit
jetter un fi grand cri , que mon Chirurgien
tomba à la renverfè , & croyant qu'il dif
féquait le Diable , il s'enfuit en mourant
OU L'OPTIMISME. 171
de peur , & tomba encore fur l'escalier en
fuyant. Sa femme accourut au bruit d'un
cabinet voifin ; elle me vit fur la table éten
du avec mon incifion cruciale : elle eut
encore plus de peur que fon mari , s'enfuit
& tomba fur lui. Quand ils furent un peu
revenus à eux j'entendis la Chirurgienne
qui difait au Chirurgien , Mon bon , de
quoi vous avifez-vous auffi de difféquer un
Hérétique ? Ne fçavez-vous pas que le Dia
ble est toujours dans le corps de ces gens-.
là ? Je vais vîte chercher un Prêtre pour
l'exorcifer. Je frémis à ce propos , & je

ramaſſai le peu de forces qui me reftaient ,


pour crier , Ayez pitié de moi ! Enfin le
Barbier Portugais s'enhardit ; il recoufit la
peau ; fa femme même eut foin de moi ;

je fus fur pied au bout de quinze jours. Le


Barbier me trouva une condition , & me
fit laquais d'un Chevalier de Malthe qui
allait à Venife : mais mon Maître n'ayant
pas de quoi me payer , je me mis au fer
vice d'un Marchand Vénitien, & je le fuivis
à Conftantinople.
Un jouril me prit fantaifie d'entrer dans
P 2
172 CANDIDE ,

une Moſquée ; il n'y avait qu'un vieux


Iman , & une jeune dévote très-jolie qui
difait fes Patenôtres : fa gorge était toute
découverte : elle avait entre fes deux tetons

un beau bouquet de tulipes , de rofes , d'a


némones , de renoncules , d'hyacinthes , &
d'oreilles-d'ours : elle laiffa tomber fon bou
quet ; je le ramaffai , & je le lui remis avec
un empreffement très-refpectueux. Je fus
fi long-tems à le lui remettre , que l'Iman
fe mit en colere , & voyant que j'étais
Chrétien , il cria à l'aide . On me mena chez
le Cadi , qui me fit donner cent coups de
lattes fur la plante des pieds , & m'envoya
aux galeres. Je fus enchaîné précisément
dans la même galere & au même banc que
Monfieur le Baron. Il y avait dans cette
galere quatre jeunes gens de Marſeille
cinq Prêtres Napolitains , & deux Moines
de Corfou , qui nous dirent que de pareil
les aventures arrivaient tous les jours.
Monfieur le Baron prétendait qu'il avait
effuyé une plus grande injuftice que moi :
je prétendais moi , qu'il était beaucoup
plus permis de remettre un bouquet fur la
OU L'OPTIMISME. 173
gorge d'une femme , que d'être tout nud
avec un Icoglan. Nous difputions fans ceffe ,
& nous recevions vingt coups de nerf de
bœuf par jour , lorfque l'enchaînement
des événements de cet Univers vous a
conduit dans notre galere , & que vous.
nous avez rachetés.
Eh bien , mon cher Panglofs , lui dit
Candide , quand vous avez été pendu ,
difféqué , roué de coups , & que vous
avez ramé aux galeres , avez-vous toujours
penſé que tout allait le mieux du monde ?
Je fuis toujours de mon premier ſentiment ,
répondit Panglofs ; car enfin je fuis Philo
fophe , il ne me convient pas de me dédi
re , Leibnitz ne pouvant pas avoir tort ;
& l'harmonie préétablie eft d'ailleurs la
plus belle choſe du monde , auffi-bien que
le plein & la matiere ſubtile.

P 3
174 CANDID
E

CHAPITRE XXIX.

Comment Candide retrouva Cunégonde


& la Vieille.

P Endant que Candide, le Baron , Pan


glofs , Martin & Cacambo contaient leurs
aventures , qu'ils raifonnaient fur les événe→

ments contingents ou non contingents de


cet Univers , qu'ils difputaient fur les effets
& les cauſes , fur le mal moral & fur le
mal phyfique , fur la liberté & la néceffité,
fur les confolations que l'on peut éprouver
lorfqu'on eft aux galeres en Turquie ; ils
abordérent fur le rivage de la Propontide
à la maifon du Prince de Tranfilvanie.
Les premiers objets qui fe préfentérent fu
rent Cunégonde & la Vieille qui étendaient
des ferviettes fur des ficelles pour les faire
fécher.

Le Baron pâlit à cette vue. Le tendre


amant Candide en voyant fa belle Cuné
gonde rembrunie , les yeux éraillés , la gorge
OU L'OPTIMISME. 175
féché , les joues ridées , les bras rouges &
écaillés , recula trois pas faifi d'horreur ,
& avança enfuite par bon procédé. Elle
émbraffa Candide & fon frere : on embraf
fá la Vieille : Candide les racheta toutes
deux.

Il y avait une petite métairie dans le


voifinage ; la Vieille propofa à Candide
de s'en accommoder , en attendant que
toute la troupe eût une meilleure deſtinée.
Cunégonde ne fçavait pas qu'elle était en
laidie , perfonne ne l'en avait avertie : elle
fit fouvenir Candide de fes promeffes avec
un ton fi abfolu , que le bon Candide n'ofa
pas le refufer. Il fignifia donc au Baron
qu'il allait fe marier avec fa four. Je ne
fouffrirai jamais , dit le Baron , une telle
baffeffe de fa part , & une telle infolence
de la vôtre ; cette infamie ne me fera ja
mais reprochée : les enfans de ma fœur
ne pourraient entrer dans les Chapitres
d'Allemagne. Non , jamais ma ſœur n'é

poufera qu'un Baron de l'Empire. Cuné
gonde fe jetta à fes pieds , & les baigna
de larmes ; il fut inflexible. Maître fou ,
176 CANDIDE ;

lui dit Candide , je t'ai réchappé des ga


leres , j'ai payé ta rançon , j'ai payé celle
de ta fœeur ; elle lavait ici des écuelles ,
elle eft laide , j'ai la bonté d'en faire ma
femme , & tu prétends encore t'y oppo
fer ; je te retuerais fi j'en croyais ma co
lere. Tu peux me tuer encore , dit le Ba
ron , mais tu n'épouferas pas ma fœur dẹ
mon vivant.

CHAPITRE XXX.

Conclufion.

C Andide dans le fond de fon cœur n'a

vait aucune envie d'époufer Cunégonde.


Mais l'impertinence extrême du Baron le
déterminait à conclure le mariage , & Cu
négonde le preffait fi vivement , qu'il ne
pouvait s'en dédire. Il confulta Panglofs ,
Martin & le fidèle Cacambo. Panglofs fit
un beau mémoire , par lequel il prouvait
le Baron n'avait nul droit fur fa fœur ,
& qu'elle pouvait felon toutes les Loix de
OU L'OPTIMISME. 177
l'Empire épouser Candide de la main gau
che. Martin conclut à jetter le Baron dans
la Mer ; Cacambo décida qu'il fallait le
rendre au Lévanti Patron , & le remettre
aux galeres , après quoi on l'enverrait à
Rome au Pere Général par le premier vaif
feau. L'avis fut trouvé fort bon ; la Vieille
l'approuva ; on n'en dit rien à fa foeur ;
la chofe fut exécutée pour quelqu'argent ,
& on eut le plaifir d'attraper un Jéſuite "
& de punir l'orgueil d'un Baron Allemand.
Il était tout naturel d'imaginer qu'après
tant de défaftres , Candide marié avec fa
maîtreffe , & vivant avec le Philoſophe
Panglofs , le Philofophe Martin , le pru
dent Cacambo & la Vieille , ayant d'ail
leurs rapporté tant de diamants de la pa
trie des anciens Incas , ménerait la vie du
monde la plus agréable ; mais il fut tant
friponné par les Juifs , qu'il ne lui refta
plus rien que fa petite métairie ; fa femme
devenant tous les jours plus laide , devint
acariâtre & infupportable : la Vieille était
infirme , & fut encore de plus mauvaiſe hu
meur que Cunégonde. Cacambo qui tra
CANDIDE ,
178
vaillait au Jardin , & qui allait vendre des
légumes à Conftantinople , était excédé
de travail , & maudiffait fa deftinée . Pan
glofs était au défefpoir de ne pas briller
dans quelqu'Univerfité d'Allemagne. Pour
Martin , il était fermement perfuadé qu'on
eft également mal par-tout , il prenait les
chofes en patience. Candide , Martin , &
Panglofs difputaient quelquefois de Méta
phyfique & de Morale. On voyait fou
vent paffer fous les fenêtres de la métairie
des bateaux chargés d'Effendis , de Bachas ,
de Cadis qu'on envoyait en exil à Lem
nos , à Mitilène , à Erzerum. On voyait
venir d'autres Cadis , d'autres Bachas , d'au
tres Effendis , qui prenaient la place des
expulfés , & qui étaient expulfés à leur tour.
On voyait des têtes proprement empail
lées qu'on allait préfenter à la Sublime
Porte. Ces fpectacles faifaient redoubler
les differtations ; & quand on ne diſputait
pas , l'ennui était fi exceffif, que la Vieille.
ofa un jour leur dire : je voudrais ſçavoir
lequel eft le pire , ou d'être violée cent
fois par des Pirates Négres , d'avoir une
OU L'OPTIMISME. 179
fèffe coupée , de paffer par les baguettes
chez les Bulgares , d'être fouetté & pendu
dans un Auto-da-fè , d'être difféqué , de
ramer aux galeres , d'éprouver enfin toutes
les miferes par lefquelles nous avons tous
paffé , ou bien de refter ici à ne rien fai
re ? C'eſt une grande queftion , dit Can
dide.
Ce difcours fit naître de nouvelles ré
flexions , & Martin fur-tout conclut , que
l'homme était né pour vivre dans les con
vulfions de l'inquiétude , ou dans la létar
gie de l'ennui. Candide n'en convenait pas ,
mais il n'affurait rien. Panglofs avouait
qu'il avait toujours horriblement fouffert ;
mais ayant foutenu une fois que tout allait
à merveille , il le foutenait toujours , &
n'en croyait rien.
Une chofe acheva de confirmer Martin
dans fes déteftables principes , de faire hé→
fiter plus que jamais Candide , & d'embar
raffer Panglofs ; c'eſt qu'ils virent un jour
aborder dans leur métairie Paquette & le
Frere Giroflée , qui étaient dans la plus
extrême mifere ; ils avaient bien vîte man,
180 CANDIDE ,
gé leurs trois mille piaftres , s'étaient quittés ,
s'étaient raccommodés , s'étaient brouil
lés, avaient été mis en priſon , s'étaient en
fuis , & enfin Frere Giroflée s'était fait

Turc. Paquette continuait fon métier par


tout , & n'y gagnait plus rien. Je l'avais
bien prévu , dit Martin à Candide , que
vos préſens feraient bientôt diffipés , & ne
les rendraient que plus miférables . Vous
avez regorgé de millions de piaftres vous
& Cacambo , & vous n'êtes pas plus heu
reux que Frere Giroflée & Paquette . Ah ,
ah , dit Panglofs à Paquette , le Ciel vous
ramene donc ici parmi nous , ma pauvre
enfant ! Sçavez-vous bien que vous m'a
vez coûté le bout du nez , un œil & une
oreille ? Comme vous voilà faite ! & qu'eft
ce que ce monde ! Cette nouvelle aven
ture les engagea à philoſopher plus que
jamais.
Il y avait dans le voifinage un Derviche
très-fameux , qui paffait pour le meilleur
Philofophe de la Turquie ; ils allerent le
confulter ; Panglofs porta la parole , & lui
dit : Maître , nous venons vous prier de
- nous
OU L'OPTIMISM E. 181
nous dire pourquoi un auffi étrange animal
que l'homme a été formé ?
De quoi te mêles-tu ? dit le Derviche ,
eft-ce-là ton affaire ? Mais , mon Reverend
Pere, dit Candide , il y a horriblement de
mal fur la Terre. Qu'importe , dit le Der
viche , qu'il y ait du mal ou du bien ? Quand
Sa Hauteffe envoie un vaiffeau en Egypte ,
s'embarraffe-t-elle fi les fouris qui font dans
le vaiffeau font à leur aife ou non ? Que
faut-il donc faire ? dit Panglofs. Te taire,
dit le Derviche. Je me flattais, dit Panglofs ,
de raiſonner un peu avec vous des effets
& des cauſes , du meilleur des Mondes
poffibles , de l'origine du mal , de la na
ture de l'ame, & de l'harmonie préétablie.
Le Derviche à ces mots leur ferma la por
te au nez.
Pendant cette converfation , la nouvelle
s'était répandue qu'on venoit d'étrangler
à Conſtantinople deux Vifirs du Banc , &
le Mouphti , & qu'on avait empalé plufieurs
de leurs amis . Cette cataſtrophe faiſait par
tout un grand bruit pendant quelques heu
res. Panglofs , Candide & Martin , en re
Q
182 CANDIDE;
tournant à la petite métairie , rencontre
rent un bon Vieillard qui prenait le frais
à fa porte fous un berceau d'orangers. Pan
glofs qui était auffi curieux que raiſonneur ,
lui demanda comment fe nommait le Mou
phti qu'on venait d'étrangler. Je n'en fçai
rien , répondit le bon homme , & je n'ai ja
mais fçu le nom d'aucun Mouphti ni d'aucun
Vifir. J'ignore abſolument l'aventure dont
vous me par-lez ; je préfume qu'en général
ceux qui le mêlent des affaires publiques pé
riffent quelquefois miférablement , & qu'ils
le méritent ; mais jamais je ne m'informe de
ce qu'on fait à Conftantinople ; je me con
tente d'y envoyer vendre les fruits du jar
din que je cultive. Ayant dit ces mots ;
il fit entrer les étrangers dans fa maiſon :
fes deux filles & fes deux fils leur préſen
terent plufieurs fortes de forbets qu'ils fai
faient eux-mêmes , du kaïmak piqué d'é
corces de cédra confit , des oranges , des
citrons , des limons , des ananas , des piſta
ches , du café de Moka qui n'était point
mêlé avec le mauvais café de Batavia &

des Ifles. Après quoi les deux filles de ce


OU L'OPTIMISME. 183
bon Mufulman parfumerent les barbes de
Candide , de Panglofs & de Martin.
Vous devez avoir, dit Candide au Turc,
une vafte & magnifique Terre ? Je n'ai
que vingt arpens , répondit le Turc ; je
les cultive avec mes enfans ; le travail éloi
gne de nous trois grands maux, l'ennui , le
vice & le befoin.
Candide en retournant dans fa métairie ,
fit de profondes réflexions fur le difcours
du Turc. Il dit à Panglofs & à Martin :
Ce bon vieillard me paraît s'être fait un
fort bien préférable à celui des fix Rois
avec qui nous avons eu l'honneur de fou
per. Les grandeurs , dit Panglofs , font
fort dangereufes , felon le raport de tous
les Philofophes. Car enfin Eglon Roi des
Moabites fut affaffiné par Aod ; Abfalon
fut pendu par les cheveux & percé de
trois dards. Le Roi Nadab fils de Jéroboam ,
fut tué par Baza , le Roi Ela par Zambri ,
Okofias par Jehu , Attalia par Joiada ; les
Rois Joakim Jéconias , Sédécias furent ef
claves. Vous fçavez comment périrent Cré
fus , Aftiage , Darius , Denys de Siracuſe ,
Q 2
184 CANDI
DE ,
Pyrrhus , Perfée , Annibal , Jugurtha , Ario
vifte , Céfar , Pompée , Néron , Othon ,
Vitellius , Domitien , Richard fecond d'An
gleterre , Edouard fecond , Henri fix ,
Richard trois , Marie Stuard , Charles pre
mier , les trois Henri de France , l'Empe
reur Henri quatre ? Vous fçavez ..... Te
fçai auffi , dit Candide , qu'il faut cultiver
notre jardin. Vous avez raifon , dit Pan
glofs ; car quand l'homme fut mis dans le
jardin d'Eden , il y fut mis , ut operaretur
eum , pour qu'il travaillât ; ce qui prouve
que l'homme n'eſt pas né pour le repos.
Travaillons fans raifonner , dit Martin , c'eſt
le feul moyen de rendre la vie fuportable.
Toute la petite fociété entra dans ce
louable deffein ; chacun fe mit à exercer
fes talents. La petite terre rapporta beau
coup. Cunégonde était à la vérité bien
laide ; mais elle devint une excellente
patiffiere ; Paquette broda ; la vieille eut
foin du linge. Il n'y eut pas jufqu'à Frere
Giroflée qui ne rendît fervice ; il fut un
très-bon menuifier , & même devint hon
nête homme ; & Panglofs difait quelquefois
OU L'OPTIMISME. 185
à Candide : Tous les événements font en
chaînés dans le meilleur des Mondes pof
fibles ; car enfin , fi vous n'aviez pas été
chaffé d'un beau Château à grands coups
de pied dans le derriere , pour l'amour de
Mademoiſelle Cunégonde , fi vous n'aviez
pas été mis à l'Inquifition , fi vous n'aviez
pas couru l'Amérique à pied , fi vous n'a
viez pas donné un bon coup d'épée au
Baron , fi vous n'aviez pas perdu tous
vos moutons du bon pays d'Eldorado , vous
ne mangeriez pas ici des cédras confits
& des piftaches. Cela eft bien dit , ré
pondit Candide , mais il faut cultiver no
tre jardin,

FIN

Q;
186

TABLE

DES CHAPITRES.

CHAPITRE I. Comment Candidefut éle


vé dans un beau Château , & comment il
en fut chaffe , page 3
CHAP. II. Ce qu'il devint parmi les Bulga
res. 8
CHAP. III. Comment il s'en fauva , & ce
qu'il devint. 13
CHAP. IV. Comment il rencontra le Doc
teur Panglofs, & ce qui en advint. 18
CHAP. V. Tempête , naufrage , tremblement
de terre , & ce qui advint du Docteur
Panglofs , de Candide, & de l'Anaba
tifte Jaques. 24
CHAP. VI. Comment on fit un bel Auto
da-fè pour empêcher les tremblemens de
terre , & comment Candide fut felle. 30
CHAP . VII. Comment une Vieille pritfoin
de lui , & comment il retrouva ce qu'il
aimait. 33
CHAP. VIII. Hiftoire de Cunégonde. 37
CHAP. IX. Ce qui advint de Cunégonde
de Candide , du grand Inquifiteur & d'un
Juif, 43
TABLE DES CHAP. 187

CHAP. X. Dans quelle détreffe Candide ,


Cunégonde & la Vieille arrivent à Cadix,
& de leur embarquement, page 46
CHAP. XI. Hiftoire de la Vieille. 50
CHAP. XII. Suite de fes malheurs. 57
CHAP. XIII . Comment Candide fut obligé
de fe feparer de Cunégonde & de la
Vieille. 64
CHAP. XIV. Comment lui & Cacambofont
reçus chez les Jefuites du Paraguai. 69
CHAP. XV. Comment Candide tue le frere
de Cunégonde. 76
CHAP. XVI. 8 Ce qui advint aux deux
Voyageurs avec deux filles , deux finges ,
& les Sauvages appellés Oreillons. 80
CHAP. XVII. Arrivée de Candide & defon
valet au pays d'Eldorado. 87
CHAP. XVIII . Ce qu'ils y virent. 94
CHAP. XIX. Ce qui leur arriva à Suri
nam , & comment Candide fit connaif
fance avec Martin. 105
CHAP. XX. Ce qui arriva fur mer à Can
dide & à Martin. 115
CHAP. XXI. Ils approchent des côtés de
France & raifonnent. 120
CHAP. XXII. Ce qui leur arriva en Fran
ce.
123
CHAP. XXIII. Ils vont fur les côtes d'An
gleterre , ce qu'ils y voyent. 133
CHAP. XXIV, De Paquette & de Frere
Giroflée. 136
SECES CHAP.

eer Signor Poco


page 145
Ju fer me Candid
Frangers , &
155
Candide “à
161
mrrive à Candi
- Sempois , a Mar
168
mma Janaide retrou
übecke 174
176
CANDIDE ,

OU

L'OPTIMISME ,

TRADUIT DE L'ALLEMAND

DE

MR. LE DOCTEUR RALPH.

SECONDE PARTIE.

M. DCC. LXVI.
188 TABLE DES CHAP.
CHAP. XXV. Vifite chez le Signor Poco
curantè.
page 145
CHAP. XXVI. D'un fouper que Candide
& Martin firent avec fix Etrangers , &
qui ils étaient 155
CHAP. XXVII. Voyage de Candide à
Conftantinople. 161
CHAP. XXVIII. Ce qui arriva à Candi
de, à Cunégonde, à Panglofs , à Mar
tin , &c. 168
CHAP. XXIX . Comment Candide retrou
va Cunégonde & la Vieille, 174
CHAP, XXX, Conclufion. 176
CANDIDE ,
co
45
ide OU
&
-

L'OPTIMISME ,
SI
Li TRADUIT DE L'ALLEMAND

8 DE

MR. LE DOCTEUR RALPH.

SECONDE PARTIE.

M. DCC. LXVI.
ON croyait que M. le Doc
teur Ralph n'était pas dans la

réfolution de pouffer plus loin

fon Livre de L'OPTIMISME "


& on l'a traduit & publié comme

un Ouvrage fini ; mais M. le

Docteur Ralph , encouragé par

les petites tracafferies des Uni

verfités d'Allemagne , en ayant

donné lafeconde Partie , on s'eft


hâté de la traduire , pour répon

dre à l'empreffement du Public ,

&fur-tout de ceux qui ne rient


point des bons mots de Maître

Aliboron , quifavent ce que c'eft

qu'un Abraham Chaumeix, & ne


lifent pas le JOURNAL DE

TREVOUX.
TOT

ACCUR

CANDIDE ,

OU

L'OPTIMISME .

CHAPITRE PREMIER.

Comment Candide fe fépara de fa


fociété , & ce qu'il en advint.
hadamscandid

N fe laffe de tout dans la vie :


les richeffes fatiguent celui qui
les pofféde ; l'ambition fatisfaite
ne laiffe que des regrets ; les
douceurs de l'amour ne font pas long-tems
des douceurs ; & Candide , fait pour éprou
ver toutes les viciffitudes de la fortune ,
s'ennuya bientôt de cultiver fon Jardin.
CANDIDE,
192
Maître Panglofs , difoit- il , fi nous fommes
dans le meilleur des mondes poffibles , vous
m'avouerez du moins que ce n'eft pas
jouir de la portion de bonheur poffible ,
que de vivre ignoré dans un petit coin de la
Propontide , n'ayant d'autres reffources que
celle de mes bras, qui pourront me manquer
un jour ; d'autres plaifirs que ceux .que
me procure Mademoiſelle Cunégonde 9
qui eft fort laide , & qui eft ma femme
qui pis eft ; d'autre compagnie que la vô
tre , qui m'ennuie quelquefois ; ou celle de
Martin , qui m'attrifte ; ou celle de Girof
flée , qui n'eft honnête -homme que depuis
peu ; ou celle de Paquette , dont vous con
naiffez tout le danger ; ou celle de la Vieille,
qui n'a qu'une feffe & qui fait des contes
à dormir debout.
Alors Panglofs prit la parole & dit : La
Philofophie nous apprend que les Mona
des , divifibles à l'infini , s'arrangent avec
une intelligence merveilleuse pour compo
fer les différens corps que nous remarquons
dans la Nature. Les corps céleftes font ce
qu'ils devaient être ; ils font placés où ils
devaient
OU L'OPTIMISME. 193
nes devaient l'être ; ils décrivent les cercles
Ous qu'ils devaient décrire : l'homme fuit la
pente qu'il doit fuivre , il eft ce qu'il doit
pas
ple, être , il fait ce qu'il doit faire . Vous vous
la plaignez , ô Candide ! parce que la Mo
nade de votre ame s'ennuie : mais l'ennui
que
er eft une modification de l'ame , & cela n'em
ue pêche pas que tout ne foit au mieux , &

" pour vous & pour les autres. Quand vous


m'avez vu tout couvert de puftules , je
n'en foutenais pas moins mon fentiment ;

He car fi Mademoiſelle Paquette ne m'avait

f. pas fait goûter les plaifirs de l'amour &


fon poiſon , je ne vous aurais pas rencon
tré en Hollande : je n'aurais pas donné
lieu à l'Anabatifte Jacques de faire une
œuvre méritoire ; je n'aurais pas été pen
du à Lisbonne pour l'édification du pro
chain ; je ne ferais pas ici pour vous fou
tenir par mes confeils , & vous faire vivre
& mourir dans l'opinion Léibnitzienne.
Oui, mon cher Candide , tout eft enchaî
né , tout eft néceffaire dans le meilleur des
mondes poffibles. Il faut que le Bourgeois
de Montauban inftruife les Rois ; que le
R
194 CANDIDE,

ver de Quimper-Corentin critique , criti


que , critique ; que le Dénonciateur des
Philofophes fe faffe crucifier dans la rue
de S. Denis , que le Cuiftre des Récolets
& l'Archidiacre de Saint-Malo diftilent le
fiel & la calomnie dans leurs Journaux
chrétiens ; qu'on accufe de Philophie au
Tribunal de Melpomène , & que les Phi
lofophes continuent d'éclairer l'humanité
malgré les croaffemens des ridicules bêtes
qui barbotent dans les marais de la litté
rature ; & duffiez-vous être chaffé du plus
beau des Châteaux à grands coups de pied
dans le derriere , r'apprendre l'exercice
chez les Bulgares , repaffer par les baguet
2 fouffrir de nouveau les fales effets du
zèle d'une Hollandaiſe , vous renoyer de
vant Lisbonne , être très- cruellement re
feffé par l'ordre de la très-fainte. Inquifi
tion , recourir les mêmes dangers chez Los
Padres 2 chez les Oreillons & chez les
Français ; duffiez-vous enfin effuyer toutes
les calamités poffibles , & ne jamais mieux
entendre Léibnitz que je ne l'entends moi
même ; vous foutiendrez toujours que tout
OU LOPTIMISME. 195
eft bien , que tout eft au mieux , que le
plein , la matiere fubtile , l'harmonie préé
tablie & les Monades font les plus jolies
chofes du monde , & que Léibnitz eft un
grand homme pour ceux même qui ne le
comprennent pas.
A ce beau difcours Candide , l'être le
plus doux de la nature , quoiqu'il eût tué
trois hommes , dont deux étaient Prêtres ,
ne répondit pas un mot'; mais ennuyé du
Docteur & de fa fociété , le lendemain
à la pointe du jour , un bâton blanc à la
main , il s'en fut , fans favoir où , cherchant
un lieu où l'on ne s'ennuyât pas , & où les
hommes ne fuffent pas des hommes , com
me dans le bon pays d'Eldorado.
Candide d'autant moins malheureux
qu'il n'aimait plus Mademoiſelle Cunégon
de , fubfiftant des libéralités de différens
Peuples , qui ne font pas Chrétiens , mais
qui font l'aumône , arriva , après une mar
che très-longue & très-pénible , à Tauris
fur les frontieres de la Perfe , Ville célè
bre par les cruautés que les Turcs & 1les
Perfans y ont exercées tour-à-tour.
R 2
196 CANDIDE,

Exténué de fatigues , n'ayant preſque


plus de vêtemens que ce qu'il lui en fal
lait pour cacher ce qui fait l'homme , &
que l'homme appelle la partie honteuſe
Candide ne penchait gueres vers l'opinion
de Panglofs , quand un Perfan l'aborda de
l'air le plus poli , en le priant d'anoblir fa
maiſon par fa préſence. Vous vous moquez,
lui dit Candide ; je fuis un pauvre diable
qui quitte une miférable habitation que j'a
vais dans la Propontide , parce que j'ai
époufé Mademoiſelle Cunégonde , qu'elle
eft devenue fort laide , & que je m'en
nuyais : en vérité , je ne fuis point fait
pour anoblir la maiſon de perſonne ; je ne
fuis pas noble moi-même , Dieu merci ;
fi j'avais eu l'honneur de l'être , M. le Ba
ron de Thunder-ten-tronckh m'eût payé
bien cher les coups de pied au cul dont
il me gratifia , ou j'en ferois mort de honte ,
ce qui auroit été affez philofophique : d'ail
leurs , j'ai été fouetté très - ignominieuſe
ment par les bourreaux de la très -fainte
Inquifition , & par deux mille Héros à
trois fols fix deniers par jour. Donnez-moi
OU L'OPTIMISME. 197
ce que vous voudrez , mais n'infultez pas
à ma mifere par des railleries qui vous ôte
raient tout le prix de vos bienfaits. Sei
gneur répliqua le Perfan , vous pouvez être
un gueux , & cela paraît affez notoire ;
mais ma Religion m'oblige à l'hofpitalité :
il fuffit que vous foyez homme & malheu
reux, pour que ma prunelle foit le fentier
de vos pieds ; daignez anoblir ma maiſon
par votre préſence radieufe. Je ferai ce
que vous voudrez , répondit Candide . En
trez donc , dit le Perfan. Ils entrerent , &
Candide ne fe laffait pas d'admirer les at
tentions refpectueufes que fon Hôte avait
pour lui. Les Efclaves prévenaient fes de
firs; toute la maifon ne femblait occupée
qu'à établir fa fatisfaction. Si cela dure
difait Candide en lui-même , tout ne va
pas fi mal dans ce pays- ci. Trois jours
s'étaient paffés , pendant lefquels les bons
procédés du Perfan ne s'étaient point dé
mentis ; & Candide s'écriait déjà : Maître
Panglofs , je me fuis toujours bien douté
que vous aviez raiſon , car vous êtes un
grand Philofophe.
R 3
198 CANDIDE,

CHAPITRE II.

Ce qui arriva à Candide dans cette

maiſon , & comme il enfortit.

Candide bien nourri , bien vêtu & ne


s'ennuyant pas , redevint bientôt auffi ver
meil , auffi frais , auffi beau qu'il l'était en
Weftphalie. Ifmaël Raap , fon Hôte , vit
ce changement avec plaifir : c'était un
homme haut de fix pieds , orné de deux.
petits yeux extrêmement rouges , & d'un
gros nez tout bourgeonné , qui annonçait
affez fon infraction à la Loi de Mahomet :
fa mouftache était renommée dans la Pro
vince , & les meres ne fouhaitaient rien
tant à leurs fils qu'une pareille moustache.
Raab avoit des femmes , parce qu'il était
riche ; mais il penfait comme on ne penfe
que trop dans l'Orient & dans quelques
uns des Colléges de l'Europe. Votre Ex
cellence eft plus belle que les étoiles , dit
un jour le rufé Perfan au naïf Candide , en
OU L'OPTIMISM E. 199
lui chatouillant légerement le menton :
vous avez dû captiver bien des cœurs :
vous êtes fait pour rendre heureux & pour
l'être. Hélas ! répondit notre Héros , je
ne fus heureux qu'à demi , derriere un
paravent , où j'étais fort mal à mon aife.
Mademoiſelle Cunégonde était jolie alors...
Mademoiſelle Cunégonde : pauvre inno
cent ! Suivez-moi , Seigneur , dit le Per
fan. Et Candide le fuivit.
Ils arriverent dans un réduit très- agréa
ble , au fond d'un petit bois où régnaient
le filence & la volupté. Là , Ifmaël Raab
embraffa tendrement Candide , & lui fit
en peu de mots l'aveu d'un amour fembla
ble à celui que le bel Alexis exprime fi
énergiquement dans les Géorgiques de Vir
gile. Candide ne pouvait pas revenir de
fon étonnement. Non , s'écria-t-il , je ne
fouffrirai jamais une telle infamie ! Quelle
caufe & quel horrible effet ! J'aime mieux
la mort. Tu l'auras , dit Ifmaël furieux .
Comment , chien de Chrétien , parce que
je veux poliment te donner du plaifir ....
réfous-toi à me fatisfaire ou à endurer la
200 CANDIDE,

mort la plus cruelle. Candide n'hésita pas


long-tems. La raifon fuffifante du Perfan
le faifait trembler ; mais il craignait la mort
en Philofophe.
On s'accoutume à tout. Candide bien
nourri , bien foigné , mais gardé à vue , ne
s'ennuyait pas abfolument de fon état. La
bonne chere , & différens divertiffemens.
exécutés par les Eſclaves d'Ifmaël , faiſaient
trève à fes chagrins : il n'était malheureux
que lorsqu'il penſait ; & il en eſt ainſi de
la plupart des hommes.
Dans ce tems-là , un des plus fermes
foutiens de la Milice Monachale de Perfe , 3
le plus docte des Docteurs Mahométans ,
qui fçavait l'Arabe fur le bout du doigt ,
& même le Grec , qu'on parle aujourd'hui
dans la patrie des Démosthène & des So
phocles , le Révérend Ed-Ivan-Baal-Denk
revenait de Conſtantinople , où il avait été
converfer avec le Révérend Mamoud
Abram , ſur un point de Doctrine bien dé
licat ; fçavoir , fi le Prophête avait arraché
de l'aîle de l'Ange Gabriël , la plume dont
il fe fervit pour écrire l'Alcoran , ou fi
OU L'OPTIMISM E. 201
Gabriël lui en avait fait préfent. Ils avaent
1
difputé pendant trois jours & trois nuits
.
t
avec une chaleur digne des plus beaux fié
cles de la controverfe , & le Docteur s'en
revenait perfuadé , comme tous les Difci
ples d'Aly , que Mahomet avait arraché
la plume ; & Mamoud-Abram était de
meuré convaincu , comme le refte des Sec
tateurs d'Omar , que le Prophête était in
capable de cette impoliteffe , & que l'An

ge lui avait préſenté ſa plume de la meil


leure grace de monde.
On dit qu'il y avait à Conftantinople
une espece d'Eprit - fort , qui infinua qu'il
aurait fallu examiner d'abord , s'il eft vrai
que l'Alcoran eft écrit avec une plume de
l'Ange Gabriël ; mais il fut lapidé.
L'arrivée de Candide avait fait du bruit
dans Tauris : plufieurs perfonnes qui l'a
vaient entendu parler des effets contingents
& non contingents , s'étaient doutées qu'il
·
était Philofophe. On en parla au Révérend
Ed-Ivan-Baal-Denk : il eut la curiofité de
le voir ; & Raab , qui ne pouvait guéres ré
fuſer une perfonne de cetre confidération ,
202 CANDIDE ,

fit venir Candide en fa préfence. Il paru?


très-fatisfait de la maniere dont Candide
parla du mal Phyfique & du mal Moral ,
de l'Agent & du Patient. Je comprends que
vous êtes un Philofophe , & voilà tout.
Mais c'eft affez , Candide , dit le Vénéra
ble Cénobite : il ne convient pas qu'un
grand homme comme vous foit traité auffi
indignement qu'on me l'a dit dans le mon
de : vous êtes Etranger : Ifmaël Raab n'a
aucun droit fur vous. Je veux vous mener
à la Cour ; vous y recevrez un accueil fa
vorable : le Sophi aime les Sciences. If
maël , remettez entre mes mains ce jeune
Philofophe , ou craignez - d'encourir la dif
grace du Prince , & d'attirer fur yous les
vengeances du Ciel & des Moines fur-tout.
Ces derniers mots épouvanterent l'intrépi
de Perfan , il confentit à tout ; & Candide
béniffant le Ciel & les Moines , fortit le
même jour de Tauris avec le Docteur Ma
hométan. Ils prirent la route d'Iſpahan >
où ils arriverent chargés des bénédictions
& des bienfaits des peuples.
OU L'OPTIMISME. 203

CHAPITRE III.

Réception de Candide à la Cour ,


ce qui s'enfuivit.

LE
E Révérend Ed-Ivan -Baal- Denk ne
tarda pas à préſenter Candide au Roi. Sa
Majefté prit un plaifir fingulier à l'enten
dre : elle le mit aux prifes avec plufieurs
Sçavans de fa Cour , & ces Sçavans le
traiterent de fou , d'ignorant , d'idiot ; ce
qui contribua beaucoup à perfuader Sa Ma
jefté qu'il était un grand homme. Parce que,
leur dit-Elle , vous ne comprenez rien aux
raifonnemens de Candide , vous lui dites
des fottifes : mais moi , qui n'y comprends
rien non plus , je vous affure que c'eft un
grand Philoſophe ; j'en jure par ma mouſ
tache. Ces mots impoferent filence aux
Sçavans.
On logea Candide au Palais ; on lui
donna des Efclaves pour le fervir ; on le
revêtit d'un habit magnifique , & le Sophi
204 CANDIDE ,

ordonna que quelque chofe qu'il pût dire ,


perfonne ne fût affez ofé pour prouver
*
qu'il eût tort. Sa Majefté ne s'en tint
pas là. Le Vénérable Moine ne ceffait point
de la folliciter en faveur de fon protégé ,
& Elle fe réfolut enfin à le mettre au nom
bre de fes plus intimes Favoris.
Dieu foit loué & notre S. Prophête , dit
l'Iman en abordant Candide : je viens vous

apprendre une nouvelle bien agréable. Que


vous êtes heureux , mon cher Candide que
vous allez faire de jaloux ! Vous nagerez
dans l'opulence ; vous pouvez aſpirer aux
plus beaux postes de l'Empire. Ne m'ou
bliez pas au moins , mon cher ami : fon
gez que c'eſt moi qui vous ai procuré la
faveur dont vous allez jouir : que la gaieté
régne fur l'horifon de votre viſage. Le Roi
vous accorde une grace bien mendiée , &
vous allez donner un fpectacle dont la Cour
n'a pas joui depuis deux ans. Et quelles
font
*Si ceci pouvait donner envie aux Philofophes qui per
dent leur tems à aboyer dans la cabane de Procope , de.
faire un petit voyage en Perfe , cet Ouvrage futile ren
drait un aflez grand fervice à Meffieurs les Parifiens.. Cette
Note eft de M. Ralph.
OU L'OPTIMISME. 201
font les faveurs dont le Prince m'honore ,
demanda Candide ? Ce jour même , répon
dit le Moine tout ! joyeux , vous recevrez
cinquante coups de nerf de boeuf fous la
plante des pieds , en préfence de Sa Majef
té. Les Eunuques nommés pour vous par
fumer vont fe rendre ici : préparez-vous à
fupporter gaillardement cette petite épreu
5 ve , & à vous rendre digne du Roi des
Rois. Que le Roi des Rois garde ſes bon
tés , s'écria Candide en colere , s'il faut re
cevoir cinquante coups de nerf de bœuf
pour les mériter. C'eſt ainſi qu'il en uſe ,
reprit froidement le Docteur , avec ceux
fur qui il veut répandre fes bienfaits. Jes
vous aime trop pour m'en rapporter au
7
petit dépit que vous faites paraître , & je
vous rendrai heureux malgré vous.
Il n'avait pas ceffé de parler , que les
Eunuques arriverent , précédés de l'Exécu
teur des menus plaifirs de Sa Majeſté , qui
était un des plus grands & des plus robuf
tes Seigneurs de la Cour. Candide eut beau
dire & beau faire , on lui parfuma les jam
bes & les pieds , fuivant l'ufage. Quatre
S
206 CANDIDE ,
"
Eunuques le porterent dans la place defti
née pour la cérémonie , au milieu d'un dou
ble rang de Soldats , au bruit des inftru
mens de mufique , des canons , & des clo
ches de toutes les Mofquées d'Ifpahan. Le *
Sophi y était déjà , accompagné de ſes prin
cipaux Officiers , & des plus qualifiés de la
Cour. A l'inftant on étendit Candide fur
une petite Sellette toute dorée , & l'Exé
cuteur des menus plaiſirs fe mit à entrer
en fonction. Maître Panglos , Maître
Panglos , fi vous étiez ici ! ... difait Can
dide , pleurant & criant de toutes fes for
ces ; ce qui aurait été jugé très-indécent ,
fi le Moine n'eût fait entendre que fon pro
tégé n'en agiffait ainfi , que pour mieux di
vertir Sa Majefté. En effet , ce grand Roi
riait comme un fou : il prit même tant de
plaifir à la chofe , que les cinquante coups
donnés , il en ordonna cinquante autres.
Mais fon premier Miniftre lui ayant repré
fenté , avec une fermeté peu communé ,
Je me fers de ce mot Sophi , parce qu'il eft beau
coup plus connu que celui de Sefevy , qui eft le mot pro
pre , à ceque prétend M. Petit de la Croix. Sophi figni
fie, felon lui, Empereur Capucin ; mais qu'importe. Note
di Traducteur
OU.t L'OPTIMISM E. 207

que cette faveur inouie à l'égard d'un Etran


ger pourrait aliéner les coeurs de fes Su
jets , il révoqua cet ordre , & Candide fut
reporté dans ſans apartement.
On le mit au lit , après lui avoir baffi
né les pieds avec du vinaigre. Les Grands
vinrent tour-à-tour le féliciter. Le Sophi y

vint enfuite , & non feulement il lui don


na fa main à baifer , fuivant l'uſage , mais
encore un grand coup de poing fur les
dents. Les politiques en conjecturerent que
Candide ferait un fortune preſque fans
exemple ; & ce qui eft rare , quoique po
litiques , ils ne fe tromperent pas.

CHAPITRE IV.

Nouvelles faveurs que reçoit Candide.


Son Elévation.

Dès que notre Héros fut guéri on l'in


troduifit auprès du Roi , pour lui faire fes
remerciemens. Ce Monarque le reçut au
mieux: il lui donna deux ou trois foufflets
S2
108 CANDIDE ,
dans le courant de la converfation ", & le
reconduifit jufques dans la falle des Gar
des à grand coup de pied dans le derriere :
les Courtifans faillirent à en créver de dé
pit. Depuis que Sa Majesté s'était miſe en
train de battre les gens dont Elle faiſait un
cas particulier , perfonne n'avait encore
eu l'honneur d'être battu autant que Can
dide..
Trois jours après cette entrevue , notre'
Philofophe , qui enrageait de fa faveur &
trouvait que tout allait affez mal , fut nom
mé Gouverneur du Chufiftan , avec un'
pouvoir abfolu : on le décora d'un bonnet
fourré , ce qui eft une grande marque de
diſtinction en Perfe. Il prit congé du So
phi , qui lui fit encore quelques amitiés ,
& partit pour ſe rendre à Sus , Capitale de
fa Province. Depuis l'inftant que Candide
avait paru à la Cour , les Grands de l'Em
pire avaient confpiré fa perte. Les faveurs
exceffives dont le Sophi l'avait comblé
n'avaient fait que groffir l'orage prêt à fon
dre fur fa tête. Cependant il s'applaudifſait
de fa fortune & fur-tout de fon éloigné
¿
OU.L'OPTIMISME. 209
ment: il goûtait d'avance les plaifirs du rang
fuprême , & il difait du fond du cœur :
- Trop heureux les Sujets éloignés de leur Maître.
Il n'était pas encore à vingt milles d'If
pahan , que voilà cinq cens Cavaliers armés
de pied en cap qui font une décharge furieufe
fur lui & fur fon monde. Candide crut un

moment que c'était pour lui faire honneur ;


mais une balle qui lui fracaffa la jambe , lui
apprit de quoi il s'agiffait. Ses gens mi
rent bas les armes , & Candide plus mort
que vif, fut porté dans un Château ifolé.
Son bagage , fes Chameaux , fes Eſclaves ,
fes Eunuques blancs , fes Eunuques noirs
& trente-fix femmes que le Sophi lui avoit
donné pour fon uſage , tout fut la proie du
vainqueur. On coupa la jambe à notre Hé
ros , de peur de la cangrene , & l'on prit

foin de fes jours pour lui donner une mort


plus cruelle.
O Panglofs ! Panglofs ! que deviendrait

votre Optimisme fi vous me voyiez avec


une jambe de moins entre les mains de
mes plus cruels ennemis ; tandis que j'en
trais dans le fentier du bonheur ; que j'é
S 3
210 CANDIDE,
tais Gouverneur , 'ou Roi , pour ainfi direz
d'une des plus confidérables Provinces de
l'Empire , de l'ancienne Médie ; que j'a
vais des Chameaux , des Efclaves , des Eu
nuques blancs , des Eunuques noirs , &
trente-fix femmes pour mon ufage , & dont
je n'avais pas encore ufé... C'eſt ainfi
que parlait Candide , dès qu'il put parler.
Pendant qu'il fe défolait tout allait au
mieux pour lui. Le Miniftere informé de
la violence qu'on lui avait faite , avait dé
pêche une troupe de Soldats aguerris à la
pourfuite des féditieux , & le Moine Ed
Ivan-Baal-Denk avait fait publier par d'au
tres Moines , que Candidé étant l'Ouvra
des Moines , était par conféquent l'ouvra
de Dieu. Ceux qui avaient connaiſſance
de cet attentat le révélerent avec d'autant
plus d'empreffement , que les Miniftres de
la Religion affurerent de par Mahomet ,
que tout homme qui aurait mangé du co
chon , bu du vin , paffé plufieurs jours fans
aller au bain , ou vu des femmes dans le
tems où elles font fales , contre les défen
fes expreffes de l'Alcoran , ferait abfous
OU L'OPTIMISME. 211
ipfo facto , en déclarant ce qu'il favait de
la confpiration. On ne tarda pas à décou
vrir la prifon de Candide ; elle fut for
cée , & comme il étoit queftion de Re
ligion , les vaincus furent exterminés , fui
vant la régle. Candide marchant fur un tas
de morts échappa , triompha du plus grand
péril qu'il eût encore couru , & reprit avec
fa fuite le chemin de fon Gouvernement.
Ily fut reçu , comme un favori qu'on avait
honoré de cinquante coups de nerf de boeuf
fous la plante des pieds , en préfence du
Roi des Rois.

CHAPITRE V.

Comme quoi Candide eft très - grand

Seigneur & n'eft pas content.

E bon de la Philofophie eft de nous


LE
faire aimer nos femblables : Pafcal eft pref
que le feul des Philofophes qui femble vou
loir nous les faire hair. Heureufement Can
dide n'avait point lu Pafcal , & il aimait de
212 CANDIDE, VO
tout fon cœur la pauvre humanité. Les
gens de bien s'en apperçutent : ils s'étaient
toujours tenus éloignés des Miffi Dominici
de la Perfe , mais ils ne firent pas difficul
té de fe raffembler auprès de Candide &
de l'aider de leurs confeils. Il fit de fages
Réglemens pour encourager l'Agriculture
la Population , le Commerce & les Arts.
Il récompenfa ceux qui avaient fait des
expériences utiles , il encouragea ceux qui
n'avaient fait que des Livres. Quand on
fera généralement content dans ma Pro
vince , je le ferai peut-être , difait-il avec
une candeur charmante. Candide ne con
naiffait pas l'efpece humaine. Il fe vit dé
chiré dans des Libelles féditieux , & ca
lomnié dans un Ouvrage qu'on appellait
l'Ami des hommes. Il vit qu'en travaillant à
faire des heureux , il n'avait fait que des
ingrats. Ah ! s'écria Candide , qu'on a de
peine à gouverner ces Êtres fans plumes
qui végétent fur la terre ! Et que ne ſuis
je encore dans la Propontide , dans la com
pagnie de Maître Panglofs , de Mademoi
felle Cunégonde , de la fille du Pape Ur
OU L'OPTIMISME. 213
‹ bain X. qui n'a qu'une feffe , de Frere Gi
rofflée & de la très -luxurieufe Paquette !

CHAPITRE VI.

Plaifirs de Candide .

Candide dans l'armertume de fa dou


leur écrivit une Lettres très-pathétique au
Révérend Ed-Ivan-Baal-Denk. Il lui pei
gnit fi fortement l'état actuel de fon ame ,
qu'il en fut touché , au point qu'il fit agréer
au Sophi que Candide fe démît de fes Em
plois. Sa Majefté , pour récompenſer fes
fervices , lui accorda une penfion très-con
fidérable.
! Allégé du poids de la grandeur ,
notre Philofophe chercha bientôt dans
les plaifirs de la vie privée , l'Optimisme
de Panglofs : il avait vécu juſqu'alors pour
les autres , il ſemblait avoir oublié qu'il avait
un Serrail.
- Il s'en reffouvint avec l'émotion que ce
nom feul infpire. Que tout le prépare ,
dit-il à fon premier Eunuque , pour mon
entrée chez més femmes. Seigneur , ré
214 CANDIDE ,
pondit l'homme à voix claire , c'eſt à pré
fent que Votre Excellence mérite le fur
nom de fage. Les hommes , pour qui vous
avez tant fait , n'étaient pas dignes vous
occuper ; mais les femmes .... Cela peut
être , dit modeftement Candide .
Au fond d'un jardin où l'art aidait la
nature à développer fes beautés , était une
petite maiſon d'une architecture fimple &
élégante , & par cela feul bien différente
de celles qu'on voit dans les Fauxbourgs
de la plus belle Ville de l'Europe. Candide
n'en approcha qu'en rougiflant : l'air autour
de ce réduit charmant répandait un par
fum délicieux les fleurs amoureuſement
entrelaffées y femblaient guidées par l'inf
tinct du plaifir ; elles y confervaient long
tems leur différens attraits : la roſe n'y per
dait jamais fon éclat : la vu d'un rocher ,
d'où l'onde fe précipitait avec un bruit
fourd & confus , invitait l'ame à cette douce
mélancolie qui précéde la volupté . Can
dide entre en tremblant dans un fallon où
régnent le goût & la magnificence : fes
fens font entraînés par un charme fecret,
OU L'OPTIMISME. 215
Il jette les yeux fur le jeune Télémaque ,
qui refpire fur la toile au milieu des Nym
phes de la Cour de Calipfo : il les détour
ne fur une Diane à moitié nue qui fuit dans
les bras du tendre Endymion : fon trouble
augmente à la vue d'une Vénus fidellement
copiée fur la Vénus d'Italie . Tout à coup
fes oreilles font frappées d'une harmonie
divine : une troupe de jeunes Géorgiennes
paraiffent couvertes de leurs voiles ; elles
forment autour de lui un Ballet agréable
ment deffiné , & plus vrai que ces petits
Ballets de Sibarites , qu'on exécute fur des
petits Théâtres après la mort des Céfars
& des Pompées.
A un fignal convenu les voiles tom
bent des phyfionomies pleines d'expref
fion prêtent à la chaleur du divertiffement :
ces beautés étudient des attitudes féduifan
tes " & elles ne paraiffent pas étudiées :
l'une n'annonce par fes regards qu'une paf
fion fans borne ; l'autre , qu'une molle lan
gueur qui attend les plaifirs fans les cher
cher : celle-ci fe baiffe & ſe releve préci
pitamment , pour laiffer entrevoir ces ap
216 CANDI D'E ,
pas enchanteurs que le beau fexe met dans
un fi grand jour à Paris : celle-là entre
ouvre fa fimarre , pour découvrir une jam.
be feule capable d'enflammer un mørtel
délicat. La danfe ceffe & toutes les beau
tés reftent immobiles.
7 Le filence rappelle Candide à lui - mê
me ; la fureur de l'amour entre dans fon
cœur; il promene par-tout des regards avi
des : il prend un baiſer fur des lévres brû
lantes , fur des yeux humides : il paffe la
main fur des globes plus blancs que l'albâ
tre ; leur mouvement précipité la repouf
fe : il en admire les proportions ; il ap
perçoit des petits boutons vermeils , fem
blables à ces boutons de rofe qui n'atten
dent pour s'épanouir que les rayons bien
faifans du Soleil : ils les baiſe avec em
portement , & fa bouche y demeure co
lée.
- Notre Philofophe admire encore quel
que tems une taille majeftueuſe , une taille
fine & délicate. Confumé de defirs , il jette
enfin le mouchoir à une jeune perfonne
dont il avait toujours trouvé les yeux fixés
fur
OU L'OPTIMISME. •
217
fur lui , qui femblait lui dire : Apprenez
moi la raifon d'un trouble que j'ignore ;
qui rougiffait en voulant dire cela , & qui
en était mille fois plus belle. L'Eunuque
ouvrit auffi-tôt la porte d'un cabinet con
facré aux myſteres de l'amour ; ces Amans
y entrerent , & l'Eunuque dit à fon Maî
tre : C'eft ici que vous allez être heureux.
Oh ! je l'efpere bien , répondit Candide.
Le plafond & les murs de ce petit ré
duit étaient couverts de glaces : au milieu
était un lit de repos de fatin noir. Can
dide y précipita la jeune Géorgienne : il
· la déshabilla avec une promptitude in
croyable. " Cet aimable enfant le laiffait
faire , & ne l'interrompait que pour lui don
nerdes baiſers pleins de feu. Seigneur , lui
difait-elle en bon Turc , que votre Efcla
ve eft fortunée ! Qu'elle eft honorée de
vos tranſports ! Toutes les langues pei
gnent l'énergie du fentiment dans la bou
che de ceux qui en font remplis. Ce peu
de paroles enchanta notre Philofophe : il
ne fe connaiſſait plus ; tout ce qu'il voyait
était étranger pour lui. Quelle différen
T
218 CANDIDE , Y
ce de Mademoiſelle Cunégonde enlaidie
& violée par des Héros Bulgares , à une
Géorgienne de dix-huit ans , qui n'avait
jamais été violée ! C'était pour la premie
re fois que le fage Candide jouiffait. Les
objets qu'il dévorait ſe répétaient dans les
glaces ; de quel côté qu'il jettât les yeux,
il appercevait fur du fatin noir, le plus beau,
le plus blanc des corps poffibles , & le con
trafte des couleurs lui prêtait un éclat nou
veau. Des cuiffes rondes,fermes & potelées;
une chûte de reins admirable ; un ... je
fuis obligé de refpecter la fauffe délicateffe
de notre langue. Il me fuffit de dire que no
tre Philofophe goûta à plufieurs repriſes la
portion de bonheur qu'il pouvait goûter ,
& que la jeune Géorgienne devint en peu
de tems fa raifon fuffifante.
O mon Maître , món cher Maître !
s'écria Candide hors de lui-même , tout
eft ici auffi bien que dans Eldorado ; une
belle femme peut feul combler les defirs
de l'homme. Je fuis heureux autant qu'on
peut l'être. Léibnitz a raifon & vous êtes
un grand Philofophe. Par exemple , je gage
OU L'OPTIMISME. 219
que vous avez toujours penché vers l'Opti
miſme, mon aimable enfant, parce que vous
avez toujours été heureuſe, Hélas ! non, ré,
pondit l'aimable enfant , je ne fçais ce que
c'est que l'Optimisme ; mais je vous jure
que votre Efclave n'a connu le bonheur
que d'aujourd'hui . Si Monfeigneur veut bien
le permettre , je l'en convaincrai par un
recit fuccint de mes aventures. Je le veux
bien , fit Candide ; je fuis dans une pofi
tion affez tranquille pour entendre racon
ter des hiftoires, Alors la belle Efclave

prit la parole & commença en ces termes.

CHAPITRE VII.

Hiftoire de Zirza.

Mon père était Chrétien & je fuis Chré


tien auffi , à ce qu'il m'a dit. Il avait un
petit Hermitage auprès de Cotatis , dans le
quel il s'attirait la vénération des Fidèles
par une dévotion fervente , & par des
auftérités qui effraient la nature : les femme
T₂
220 CANDIDE ,
venaient en foule lui rendre leurs homma
ges , & prenaient un plaifir fingulier à lui
2
baffiner le derriere , qu'il fe déchirait tous
les jours à grands coups de difcipline. Ce
fut fans doute à une des plus dévotes que
je dois la vie. Je fus élevée dans un fou
terrein , voifin de la cellule de mon pere .
J'avais douze ans , & je n'étais pas encore
fortie de cette espece de tombeau , quand
la terre trembla avec un bruit épouvan
table : les voûtes du fouterrein s'affaiffe •
rent & l'on me retira de deffous ces décom

bres. J'étais à moitié morte , lorſque la lu


miere frappa mes yeux pour la premiere
fois. Mon pere me retira dans fon Hermi
tage comme un enfant prédeſtiné : tout
paraiſſait étrange au peuple dans cette aven
ture ; mon pere cria au Miracle , & le peu
ple auffi.
On me nomma Zirza , ce qui fignifie en
Perfan, Enfant de la Providence. Il fut bien
tôt queftion de mes faibles appas : les fem
mes venaient déjà plus rarement à l'Hermi
tage , ” & les hommes beaucoup plus fou
vent. Un d'eux me dit qu'il m'aimait, Scés .

1
OU L'OPTIMISME. 221
lérat, lui dit mon pere , as-tu de quoi l'ai
mer ? C'eſt un dépôt que Dieu ma confié :
il m'eft apparu cette nuit fous la figure d'un

Hermite vénérable , & m'a défendu de


m'en deffaifir à moins de mille fequins.
Retire-toi , miférable gueux , & crains que
ton haleine impure ne flétriffe fes attraits.
Je n'ai qu'un coeur , répondit-il , mais ,
barbare , ne rougis-tu pas de te jouer de
la Divinité pour fatisfaire ton avarice ?
De quel front , chétive créature , ofes-tu
dire que Dieu t'a parlé ? C'eft avilir l'Au
teur des êtres que de le repréſenter conver
fant avec des hommes tels que toi. O blaf
phême s'écria mon pere furieux : Dieu
lui-même ordonna de lapider les Blaſphê
mateurs. En difant ces paroles , il affomme
mon malheureux Amant , & fon fang me
réjaillit au vifage. Quoique je ne connuffe
pas encore l'amour , cet homme m'avait
intéreffée , & fa mort me jetta dans une
affliction d'autant plus grande , qu'elle me
rendit la vue de mon pere infupportable.
Je pris la réfolution de le quitter : il s'en
apperçut. Ingrate , me dit-il , c'eſt à moi
T3
222 CANDIDE ,
que tu dois le jour. Tu es ma fille... & tu
me hais ! Mais je vais mériter ta haine par
les traitemens les plus rigoureux. Il ne me
fint que trop bien parole , le cruel ! Pen
dant cinq ans que je paffai dans les pleurs
& les gémiffemens , ni ma jeuneffe ni ma
beauté ternie , ne purent affaiblir fon cour
roux : tantôt il m'enfonçait des milliers
d'épingles dans toutes les parties du corps ;
tantôt avec fa difcipline , il me mettait les
feffes en fang.... Cela vous faifait moins
de mal que les épingles , dit Candide. Cela
eft vrai , Seigneur , dit Zirza. Enfin , con
tinua-t-elle , je m'enfuis de la maifon pa
ternelle , & n'ofant me fier à perfonne ,
je m'enfonçai dans les bois : j'y fus trois
jours fans manger , & j'y ferais morte de
faim fans un Tigre à qui j'eus le bonheur
de plaire , & qui voulut bien partager ſa
chaffe avec moi ; mais j'eus bien des hor
reurs à effuyer de cette formidable bête ,
& peu s'en fallut que le brutal ne m'en
levât la fleur que Monſeigneur m'a ravie
avec tant de peine & de plaifir. La mau
vaiſe nourriture me donna le fcorbut :
OU L'OPTIMISME. 223
peine en étais-je guérie , que je uivis un

Marchand d'Efclaves qui allait à Teflis ;


la pefte y était alors , & j'y eus la pefte.
Ces différens malheurs n'influerent pas
abfolument fur mes traits & n'empêche
rént pas le Pourvoyeur du Sophi de m'a
cheter pour votre ufage. J'ai langui dans
les larmes depuis trois mois que je fuis au
nombre de vos femmes ; mes compagnes
& moi , nous nous imaginions être les
objets de vos mépris ; & fi vous fçaviez ,
Seigneur , combien des Eunuques font dé
plaifans & peu propres à confoler de jeu
nes filles qu'on méprife.... Enfin , je n'ai
pas encore dix-huit ans , & j'en ai paffé
douze dans un cachot affreux ; j'ai effuyé
un tremblement de terre ; j'ai été couverte
du fang du premier homme aimable que
j'euffe encore vu ; j'ai enduré pendant
quatre ans les tortures les plus cruelles ;
j'ai eu le fcorbut & la pefte. Confumée
de defirs au milieu d'une troupe de Monf
tres noirs & blancs , confervant toujours
ce que j'avais fauvé des fureurs d'un Ti
gre mal-adroit , & maudiffant ma deftinée ,
224 CANDIDE,

j'ai paffé trois mois dans ce Serrail , & j'y


ferais morte de la jauniffe fi Votre Excel
lence ne m'avait enfin honorée de fes em
braffemens. O Ciel ! s'écria Candide , fe
peut-il que vous ayez éprouvé dans un
âge auffi tendre des malheurs auffi fenfi
bles ? Que dirait Panglofs , s'il pouvait vous
entendre ? Mais vos infortunes font finies ,
ainfi que les miennes. Tout ne va pas mal , "
n'eft-il pas vrai ? En difant ceci Candide
recommença fes careffes , & s'affermit de
plus en plus dans le fyftême de Panglofs.

1
CHAPITRE VIII.

Dégoûts de Candide. Rencontre à

laquelle il ne s'attendait pas.

Otre Philofophe , au milieu de fon


Serrail , partageait fes faveurs avec égali
té : il goûtait les plaifirs de l'inconftance ,
& retournait toujours vers l'Enfant de la
Providence avec une nouvelle ardeur. Cela
OU L'OPTIMISME. 2297
ne dura pas ; il fentit bientôt des maux
de reins violens , des coliques cuifantes ;
il defféchait en devenant heureux. Alors
la gorge de Zirza ne lui parut ni fi blan
che ni fi bien placée fes feffes ne lui
parurent ni fi dures ni fi potelées ; les yeux
perdirent aux yeux de Candide toute leur
vivacité ; fon tein , fon éclat , fes lévres , ↑
l'incarnat qui l'avait enchanté. Il s'apperçut
qu'elle marchait mal & qu'elle fentait
mauvais il vit avec le plus grand dégoût
une tache fur le mont de Vénus , qui ne ;
lui avait jamais paru taché. Les empreffe
mens de Zirza lui devinrent à charge. Il
remarqua de fang-froid dans fes autres
femmes des défauts qui lui étaient échap
pés dans les premiers emportemens de fa
paffion : il ne vit en elles qu'une honteuſe
lubricité : il eut honte d'avoir marché fur
les pas du plus fage des hommes , & in
venit amariorem morte mulierem.
Candide toujours dans ces fentimens
Chrétiens , promenait fon oifiveté dans les B
rues de Sus. Voilà qu'un Cavalier fuperbe
ment vêtu lui-faute au cou , en l'appellant
126 CANDID E,
par fon nom. Serait-il bien poffible , s'écria
Candide ! Seigneur , vous feriez ? ... Cela
n'eft pas poffible . Cependant vous reffem
blez fi fort.... Monfieur l'Abbé Périgour
din.... C'eft moi-même , répondit Périgour
din. Alors Candide recula trois pas & dit
ingénument : Etes-vous heureux , Monfieur
l'Abbé ? Belle queftion , reprit Périgour
din : la petite fupercherie que je vous ai
1
faite n'a pas peu contribué à me mettre
en crédit. La police m'a employé pendant
quelque tems ; mais m'étant brouillé avec
elle , j'ai quitté l'habit Eccléfiaftique , qui
ne m'était plus bon à rien. J'ai paffé en
Angleterre , où les gens de mon métier fon
mieux payés. J'ai dit tout ce que je fçavais
& ce que je ne ſçavais pas , du fort & du
faible du Pays que j'avais quitté. J'ai fort
affuré fur-tout , que le Français était la lie
des peuples, & que le bon fens ne réfidait →
qu'à Londres ; enfin j'ai fait une brillante
fortune , & je viens conclure un Traité à
la Cour de Perfe , qui tend à faire exter
miner tous les Européens qui viennent cher
cher le coton & la foie dans les Etats du
OU L'OPTIMISME. 227
Sophi , au préjudice des Anglais. L'objet
de votre miffion eft très-louable , dit no
tre Philofophe ; mais , M. l'Abbé , vous
êtes un fripon je n'aime point les fri
pons , & j'ai quelque crédit à la Cour.
Tremblez ? votre bonheur eft parvenu
à fon terme vous allez fubir le fort que
vous méritez. Monſeigneur Candide , s'é
cria Périgourdin en fe jettant à genoux ,
ayez pitié de moi je me fens entraîné au
mal par une force irréfiftible , comme vous
yous fentez vous-même néceffité à la ver
tu : j'ai fenti ce penchant fatal dès l'inſtant
que je fis connaiffance avec Monfieur Valfp
& que je travaillai aux feuilles. Qu'est- ce
*
que les feuilles , dit Candide ? Ce font,
dit Perigourdin , des Cahiers de foixante
& douze pages d'impreffion , dans leſquel
les on entretient le Public fur le ton de
la calomnie , de la fatyre & de la groffiere

* C'eſt un des trente ou quarante Journaux qui s'im


priment à Paris ; il n'eft connu qu'en France > où
ila affez de cours parmi le peuple de tous les états.
Au refte, il ne faut pas confondre ces cahiers de foixante &
douze pages , avec d'autres de foixante & douze pages
dont l'Auteur fe refpecte lui-même , & dont les Philofo
phes font un grand cas. Cette Note eft de M. Ralph. "
228 CANDIDE ,

té: c'eft un honnête homme qui fçait lire


& écrire , & qui n'ayant pu être Jésuite
* auffi long-tems qu'il l'aurait voulu , s'eft
mis à compofer ce joli petit Ouvrage , pour
avoir de quoi donner des dentelles à fa
femme & élever fes enfans dans la crain
te de Dieu : ce font quelques honnêtes gens,
qui pour quelques fols & quelques chopines
de vin de Brie , aident cet honnête hom
me à foutenir fon entrepriſe. Ce M. Valſp
eft encore d'une coterie délicieuſe , où
-P'on s'amufe à faire renier Dieu à quelques
gens ivres , ou à aller gruger un pauvre

diable , à lui caffer fes meubles , & à le
demander en duel au défert ; petites gen
tilleffes que ces Meffieurs appellent des
miftifications , & qui méritent l'attention
de la Police. Enfin ce très-honnête hom
me de M. Valíp , qui dit qu'il n'a pas été
aux galeres , eft plongé dans une létargie
qui le rend infenfible aux plus dures véri
tés : on ne peut l'en tirer que par certains
moyens violens , qu'il fupporte avec une
réfignation & un courage au deffus de
tout ce qu'on peut dire. J'ai travaillé quel
que
OU L'OPTIMISME. 220

que tems fous cette plume célébre , je


fuis devenu une plume célébre à mon tour ;
& je venais de quitter M. Valfp , pour me
mettre en mon particulier , quand j'eus
f l'honneur de vous rendre vifite à Paris.
8
Vous êtes un très-Fripon , M. l'Abbé ;
mais votre fincérité me touche. Allez à la
Cour ; demandez le Révérend Ed-Ivan
Baal-Denk : je lui écrirai en votre faveur ,
à condition toutefois que vous me promet
trez de devenir honnête homme , & de ne
pas faire égorger quelques milliers d'hom
mes pour de la foie & du coton. Périgour
din promit tout ce qu'exigea Candide , &
ils fe féparerent affez bons amis.

CHAPITRE IX.

Difgraces de Candide. Voyages &


Aventures.

PErigourdin ne fut pas plutôt arrivé à


la Cour , qu'il employa toute fon adreffe
pour gagner le Miniftere , & pour perdre
fon Bienfaiteur. Il répandit le bruit que

230 CANDIDE,
Candide était un traître , & qu'il avait
mal parlé de la facrée mouftache du Roi
des Rois. Tous les Courtifans le condam
nérent à être brûlé à petit feu ; mais le
Sophi , plus indulgent , ne le condamna
qu'à un exil perpétuel , après avoir préa
lablement baisé la plante des pieds de fon
Dénonciateur , ſuivant l'uſage des Perfans.
Perigourdin partit pour faire exécuter ce
Jugement : il trouva notre Philofophe en
affez bonne fanté , & difpofé à redevenir
heureux. Mon ami , lui dit l'Ambaffadeur
d'Angleterre , je viens à regret vous an
noncer qu'il faut fortir au plus vîte de cet
Empire , & me baiſer les pieds avec un
véritable repentir de vos énormes forfaits....
Vous baifer les pieds , M. l'Abbé ! en ve
rité vous n'y penſez pas ; je ne comprends
rien à ce badinage. Alors quelques muets
qui avaient fuivi Perigourdin , entrérent
& le déchaufferent. On fignifia à Cạn
dide qu'il falloit fubir cette humiliation ,
ou s'attendre à être empalé. Candide , en
vertu de fon libre arbitre , baifa les pieds
de l'Abbé. On le revêtit d'une mauvaiſe
OU L'OPTIMISME. 231
robe de toile , & le Bourreau le chaffa de
la Ville , en criant : C'eft un Traître ! il
a médit de la mouftache du Sophi ! il a
le
médit de la mouftache impériale !
а
Que faifoit l'officieux Cénobite , tandis
1
qu'on traitait ainfi fon Protégé ? Je n'en
1
fçais rien. Il eft à croire qu'il s'était laffé de 1
protéger Candide. Qui peut compter fur
la faveur des Rois , & des Moines fur
1
tout !!
r
Cependant notre Héros cheminait trifte
ment. Je n'ai jamais parlé , fe difait - il ,
de la mouftache du Roi de Perfe. Je tom
be en un moment du faîte du bonheur
dans l'abyme de l'infortune , parce qu'un
4
miférable , qui a violé toutes les loix ,
m'accufe d'un prétendu crime que je n'ai
jamais commis ; & ce miférable , ce monf
tre perfécuteur de la vertu ... il eſt heu
reux .
Candide , après quelques jours de mar
che, fe trouva fur les frontieres de la Tur
quie. Il dirigea fes pas vers la Propontide ,
dans le deffein de s'y fixer , & de paffer
le refte de fes jours à cultiver fon jardin.
▼2
CANDIDE,
132
Il vit , en paffant dans une petite Bourga
de, quantité de gens affemblés en tumul
te : il s'informa de la cauſe & de l'effet.
C'eft un événement affez particulier , lui
dit un Vieillard. Il y a quelque-tems que
le riche Mehemet demanda en mariage la
fille du Janiffaire Zamoud : il ne la trouva
pas pucelle ; & fuivant un principe tout
naturel , autorisé par les Loix , il la ren◄
voya chez fon pere après l'avoir dévisagée .
Zamoud outré de cet affront dans les

premiers tranſports d'une fureur très-natu


Felle , abattit d'un coup de cimeterre le
vifage défiguré de fa fille. Son fils aîné
qui aimait paffionnément fa fœur , & cela
eft bien dans la nature , fautafur fon pere , &
larage dans le cœur ,lui plongea tout naturel
lement un poignardtrès-aigu dans l'estomac ;
enfuite , ſemblable à un Lion qui s'enflam
me en voyant couler fon fang , le furieux
Zamoud courut chez Mehemet : il a ren

verfé quelques efclaves qui s'oppoſaient à


fon paffage , & a maſſacré Mehemet , fes
femmes & deux enfans au berceau ; ce qui
eft fort naturel dans la fituation violente
OU L'OPTIMISME. 233
où il était. Enfin , il a fini par fe donner
la mort avec le même poignard fumant du
fang de fon pere & de fes ennemis ; ce
qui eft bien naturel encore. O quelles hor
reurs ! s'écria Candide. Que diriez-vous
Maître Panglofs , fi vous trouviez ces bar
baries dans la nature ? Navoueriez - vous
pas que la nature eft corrompue , que tout
n'eſt pas ? ... Non , dit le Vieillard ; car
l'harmonie préétablie ... O Ciel ! ne me
trompez-vous pas ? Eft- ce Pangloſs que je
revois , dit Candide ? C'eſt moi-même , ré
pondit le Vieillard : je vous ai reconnu ,
mais j'ai voulu pénétrer dans vos ſentimens
avant de me découvrir. Çà difcourons un
peu fur les effets contingens , & voyons
fi vous avez fait des progrès dans l'art de
la fageffe... Hélas ! dit Candide " Vous
choififfez bien mal votre tems : apprenez

moi plutôt ce qu'eft devenue Mademoi


felle Cunégonde , & où font frere Giroflée ,
Paquette & la fille du Pape Urbain. Je
n'en fçais rien , dit Panglofs ; il y a deux
ans que j'ai quitté notre habitation pour
vous chercher : j'ai parcouru prefque tou
V 3
CANDIDE ,
234
te la Turquie ; j'allais me rendre à la Cour
de Perſe , où j'avais appris que vous fai
fiez flores ; & je ne féjournais dans cette
petite Bourgade , parmi ces bonnes gens ,
que pour prendre des forces pour conti
nuer mon voyage. Qu'est-ce que je vois ,
reprit Candide tout furpris ? Il vous man
que un bras , mon cher Docteur. Cela
n'eft rien , dit le Docteur borgne & man
chot : rien de fi ordinaire dans le meilleur
des mondes , que de voir des gens qui
n'ont qu'un œil & qu'un bras. Cet acci
dent m'eft arrivé dans un voyage de la
Mecque. Notre Caravane fut attaquée par
une troupe d'Arabes : notre eſcorte voulut
faire réfiftance ; & fuivant les droits de la
guerre , les Arabes , qui fe trouverent les
plus forts , nous maffacrerent tous impi
pitoyablement. Il périt environ cinq cens
perfonnes dans cette affaire , parmi lef
quelles il y avait une douzaine de femmes
groffes pour moi , je n'eus que le crâne
fendu & le bras coupé je n'en mourus
pas , & j'ai toujours trouvé que tout allait
au mieux. Mais vous-même mon cher
OU L'OPTIMISME. 235
Candide , d'où vient avez -vous une jambe
de bois ? Alors Candide prit la parole , &
raconta fes aventures. Nos Philofophes re
tournerent enſemble dans la Propontide
& firent gaiement le chemin en diſcourant
du mal phyfique & du mal moral , de la
liberté & de la prédeftination , des mona
des & de l'harmonie préétablie.

CHAPITRE X.

Arrivéede Candide & de Panglofs dans

la Propontide : ce qu'ils y virent ,


& ce qu'ils devinrent.

Candide difait Panglofs , pourquoi


vous êtes-vous laffé de cultiver votre jar
din ? Que n'avons-nous toujours mangé
des cédras confits & des piftaches ? Pour
quoi vous êtes-vous ennuyé de votre bon
heur ? parce que tout eft néceffaire dans
le meilleur des mondes , il fallait que vous
fubiffiez la baftonnade en préſence du Roi
de Perfe ; que vous euffiez la jambe cou
236 CANDIDE ,
pée , pour rendre le Chufiftan heureux
pour éprouver l'ingratitude des hommes ,
& pour attirer fur la tête de quelques Scé
lérats les châtimens qu'ils avoient mérités.
En parlant ainfi ils arriverent dans leur an
cienne demeure. Les premiers objets qui
s'offrirent à leurs yeux , furent Martin & Pa
quette en habits d'efclaves. D'où vient cette
métamorphofe , leur dit Candide , après les
avoir tendrement embraffés ? Hélas ! ré
pondirent-ils en ſanglottant , vous n'avez
plus d'habitation : un autre s'eft chargé de
faire cultiver votre jardin ; il mange vos .
cédras confits & vos piftaches , & nous
traités comme des Négres. Quel eft cet
autre , dit Candide ? C'eft , dirent-ils , le
Général de la Mer , l'humain le moins hu
main des hommes. Le Sultan voulant ré
compenfer fes fervices , fans qu'il lui en
coutât rien , a confifqué tous vos biens >
fous le prétexte que vous étiez paffé chez
fes ennemis , & nous a condamnés à l'ef
clavage. Croyez - moi , Candide , ajouta
Martin , continuez votre route. Je vous
l'ai toujours dit , tout est au plus mal ;

1
OU* L'OPTIMISME. 237
la fomme des maux excéde de beaucoup
la fomme des biens. Partez , & je ne dé
fefpere pas que vous ne deveniez Mani
chéen , fi vous ne l'êtes déjà. Panglofs
voulait commencer un argument enforme ,
mais Candide l'interrompit pour deman
der des nouvelles de Cunégonde , de la
Vieille , de Frere Giroflée & de Cacam
bo. Cacambo , répondit Martin , eft ici ;
il eft actuellement occupé à nétoyer un
égoût. La Vieille eft morte d'un coup de
pied qu'un Eunuque lui a donné dans la
poitrine le Frere Giroflée eft entré dans
les Janiffaires Mademoiſelle Cunégonde
a repris tout fon embonpoint & fa pre
miere beauté ; elle eft dans le Serrail de
notre Patron. Quel enchaînement d'infor
tunes , dit Candide ! Fallait-il que Made
moiſelle Cunégonde redevînt belle pour
me faire cocu ! Il importe peu , dit Pan
glofs , que Mademoiſelle Cunégonde foit
belle ou laide , qu'elle foit dans vos bras
ou dans ceux d'un autre ; cela ne fait rien
au fyftême général : pour moi je lui fou
haite une nombreuſe poftérité. Les Philo
238 CANDIDE ,
fophes ne s'embarraffent pas avec qui les
femmes font des enfans , pouvu qu'elles en
faffent. La population... Hélas , dit Mar
tin , les Philofophes devraient bien plutôt
s'occuper à rendre heureux quelques indi
vidus , que de les engager à multiplier l'ef
pece fouffrante..... Pendant qu'ils par
laient , un grand bruit fe fit entendré. C'é
tait le Général de la mer qui s'amuſait à
faire feffer une douzaine d'Efclaves. Pan

glofs & Candide épouvantés fe féparerent ,


la larme à l'œil , de leurs amis , & prirent
au plus vîte le chemin de Conftantinople.
Ils y trouverent tout le monde en émeu
te. Le feu était dans le Fauxbourg de Pera :
A
il y avait déjà cinq ou fix cens maifons de
confumées , & deux ou trois mille perfon
nes avaient péri dans les flammes. Quel
horrible défaftre , s'écria Candide ! Tout
eft bien , dit Panglofs
4 : ces petits accidens
arrivent tous les ans. Il eſt tout naturel
que le feu prenne à des maifons de bois ,
& que ceux qui s'y trouvent foient brûlés.
D'ailleurs cela procure quelques reſſources
à d'honnêtes gens qui languiffent dans la
OU L'OPTIMIS ME. 239
mifere .... Qu'est-ce que j'entends , dit
un Officier de la Sublime Porte ? Com
ment , malheureux , tu ofes dire que tout
eft bien , quand la moitié de Conftanti
nople eft en feu. Va , chien , maudit du
Prophête , va recevoir la punition de ton
audace. En difant ces paroles , il prit Pan
glofs par le milieu du corps , & le préci
pita dans les flammes. Candide à moitié
mort ſe traîna comme il put dans un quar
tier voiſin , où tout était plus tranquille ;
& nous verrons ce qu'il devint dans le
Chapitre fuivant.

CHAPITRE XI.

Candide continue de voyager , & en

quelle qualité.

JE n'ai d'autre parti à prendre , diſait


notre Philofophe , que de me faire Efcla
ve ou Turc. Le bonheur m'a abandonné
pour jamais. Un Turban corromprait tous
mes plaifirs. Je me fens incapable de goû
ter la tranquillité de l'ame , dans une Re
240 CANDIDE,

ligion pleine d'impoftures , dans laquelle je


ne ferois entré que par un vil intérêt. Non ,
jamais je ne ferai content , fi je ceffe d'être
honnête-homme : faifons-nous donc Eſcla
ve. Auffi-tôt cette réfolution prife , Can
dide fe mit en devoir de l'exécuter. It
choifit un Marchand Arménien pour mai
fre : c'était un homme d'un très-bon carac
tere , & qui paffait pour vertueux , autant
qu'un Arménien peut l'être. Il donna deux
cens fequins à Candide pour prix de fa
liberté. L'Arménien était fur le point de par
tir pour la Norvége : il emmena Candide ,
efpérant qu'un Philofophe lui ferait utile
dans fon commerce. Ils s'embarquerent ,
& le vent leur fut fi favorable , qu'ils ne
mirent que la moitié du tems qu'on met
ordinairement pour faire ce trajet. Ils n'eu
rent pas même befoin d'acheter du vent
des Magiciens Lapons , & fe contenterent
de leur faire quelques cadeaux , pour qu'ils
ne troublaffent pas leur bonne fortune par
des enchantemens ; ce qui leur arrive quel
quefois , fi l'on en croit le Dictionnaire
de Moréri,
Auffi
OU L'OPTIMISME. 241
Auffi-tôt débarqué , l'Arménien fit fa pro
vifion de graiffe de baleine , & chargea no
tre Philofophe de parcourir le pays pour
lui acheter du poiffon fec : il s'acquita de
fa commiffion le mieux qu'il lui fut poffi
ble. Il s'en revenait avec plufieurs Ren
nes chargés de cette marchandiſe , & il ré
fléchiffait profondément fur la différence
étonnante qui fe trouve entre les Lapons
& les autres hommes. Une très - petite La
ponne , qui avait la tête un peu plus grof
fe que le corps , les yeux rouges & pleins
de feu , le nez épâté & la bouche de tou
te la grandeur poffible , lui fouhaita le bon
jour , avec des graces infinies. Mon petit
Seigneur , lui dit cet Etre haut d'un pied
dix pouces , je vous trouve charmant ; fai

tes-moi là grace de m'aimer un peu. En


difant ceci , la Laponne lui fauta au cou.
Candide la repouffe avec horreur. Elle s'é
crie ; fon mari vient , accompagné de plu
fieurs autres Lapons. D'où vient ce tinta
mare , dirent-ils ? C'eft , dit le petit Etre ,
que cet Etranger... hélà ! la douleur me
fuffoque ; il me méprife. J'entends , dit le 1
X
242 CANDIDE,

mari Lapon , impoli , malhonnête , brutal ;


infame , lâche coquin ; tu couvres d'oppro
bre ma maiſon ; tu me fais l'injure la plus
fenfible ; tu refufes de coucher avec ma
femme. En voilà bien d'une autre , s'écria

notre Héros : qu'auriez-vous donc dit , fi


j'avais couché avec elle ? Je t'aurais fou
haité toutes fortes de profpérités , dit le
Lapon en colere ; mais tu ne mérites que
mon indignation. En parlant ainfi , il dé
chargea fur le dos de Candide une volée
de coups de bâton . Les Rennes furent fai
fis par les Parens de l'époux offenfé , &
Candide , crainte de pis , fe vit contraint
de prendre la fuite , & de renoncer pour
jamais à fon bon + Maître ; car , comment
ofer fe préfenter devant lui fans argent
fans graiffe de baleine & fans rennes ?

{
OU L'OPTIMISME. 243

CHAPITRE XII.

Candide Continue fes Voyages.


Nouvelles Aventures.

Candide
Andide marcha long-tems fans fçavoir
où il irait : il fe réfolut enfin à fe rendre
dans le Danemarck , où il avait ouï dire
que tout allait affez bien. Il poffédait quel
2
ques pieces de monnoie , dont l'Arménien
lui avait fait préfent , & avec ce faible fe
[
cours , il eſpérait voir la fin de fon voya-^
ge. L'eſpérance lui rendait fa miſere up
portable , & il paffait encore quelques bons ,
momens. Il fe trouva un jour dans une ,
Hôtellerie avec trois Voyageurs , qui lui
parlaient avec chaleur du plein & de la
matiere fubtile. Bon , fe dit Candide , voi
là des Philofophes . Meffieurs , leur dit-il ,
le plein eft inconteftable : il n'y a point
de vuide dans la nature , & la matiere fub
tile eft bien imaginée . Vous êtes donc Car
téfiens , firent les trois Voyageurs : Oui ,
X 2
244 CANDIDA ,
fit Candide , & Léibnitzien , qui plus eft .
Tant pis pour vous , répondirent les Phi
lofophes : Deſcartes & Léibnitz n'avaient
pas le fens commun. Nous fommes Newto
niens nous autres , & nous en faifons gloi
re : fi nous difputons , c'eſt pour mieux
nous affermir dans nos fentimens , & nous
penfons tous de même. Nous cherchons
la vérité fur les traces de Newton , parce
que nous fommes perfuadés que Newton
,
eft un grand homme... Et Defcartes auffi 2
& Léibnitz auffi , & Panglofs auffi , dit

Candide ces grands hommes-là en valent


bien d'autres. Vous êtes un impertinent ,
notre ami , répondirent les Philofophes ,
connaiffez-vous les loix de la Réfrangibilité
de l'Attraction , du Mouvement ? Avez-vous
lu les vérités que le Docteur Clark a ré
pondu aux rêveries de votre Léibnitz ? Sça
vez-vous ce que c'eft que la force cintri
fuge & la force cintripéte ? Sçavez- vous
que les couleurs dépendent des épaiffeurs ?
Avez-vous quelque notion de la théorie
de la lumiere & de la gravitation ? Con
naiffez-vous la période de vingt-cinq mille
OU L'OPTIMISME. 245

neuf cens vingt années , qui malheureu


fement ne s'accorde pas avec la Chrono
logie ? Non fans doute , vous n'avez que
de fauffes idées de toutes ces chofes : tai
fez-vous donc , chétive Monade , & gar
dez-vous d'infulter les Géans , en les com

parant à des Pigmées. Meffieurs , répondit


Candide , fi Panglofs était ici , il vous di
rait de fort belles chofes : car c'eſt un grand
Philofophe : il mépriſe fouverainement vo
tre Newton ; & comme je fuis fon Difciple ,
je n'en fais grand cas non plus. Les Philofo
phes outrés de colere fe jetterent fur Candi
de , & le pauvre Candide fut roffé très
philofophiquement.
Leur courroux s'appaifa ; ils de mande
rent pardon à notre Héros de leur vivaci
te. Alors l'un d'eux , prit la parole , & fit
un fort beau difcours fur la douceur & la
modération.
Pendant qu'ils parlaient , on vit paffer un
enterrement magnifique : nos Philofophes
en prirent occafion de difcourir fur la fotte
vanité des hommes . Ne feroit-il pas plus

raifonnable , dit l'un d'eux que les parens


X 3
246 CANDIDE ,

& les amis du mort portaffent eux-mêmes ,


fans pompe & fans bruit , le fatal cercueil ?
Cette opération funébre , en leur offrant
l'idée du trépas , ne produirait-elle pas l'ef
fet le plus falutaire , le plus philofophique ?
Cette réflexion , qui ſe préſenterait d'elle
même : Ce corps que je porte eft celui de
mon ami , de mon parent ; il n'eft plus "
& comme lui je dois ceffer d'être : ne fe
rait-elle pas capable d'épargner des crimes
à ce Globe malheureux ; de ramener àla ver
tu des Etres qui croient à l'immortalité de
l'ame ? Les hommes font trop portés à éloi
gner d'eux la penſée de la mort , pour qu'on
doive craindre de leur en préfenter de trop
fortes images. D'où vient écarter de ce
fpectacle une mere & une épouſe en pleurs?
Les accens plaintifs de la nature , les cris
perçans du défefpoir honoreraient bien
plus les cendres d'un mort , que tous ces
Individus noirs depuis la tête jufqu'aux
pieds , avec des pleureufes inutiles , & ce
tas de Miniftres qui pfalmodient gaiement
des Oraifons qu'ils n'entendent pas.
C'eft fort bien parlé , dit Candide ; fi
OU L'OPTIMISME. 247

vous parliez toujours auffi bien , fans vous


aviſer de battre les gens , vous feriez un
grand Philofophe.

Nos Voyageurs fe féparerent avec des fi


gnes de confiance & d'amitié. Candide diri
geant toujours fes pas vers le Danemarck
s'enfonça dans les bois , en y rêvant à tous.
les malheurs qui lui étaient arrivés dans le
meilleur des mondes , il fe détourna du
grand chemin & fe perdit. Le jour com
mençoit à baiffer quand il s'apperçut de
fa méprife ; le découragement le prit , &
levant triftement les yeux au Ciel , notre
Héros appuyé fur un tronc d'arbre parla
en ces termes. J'ai parcouru la moitié du
monde ; j'ai vu la fraude & la calomnie
triomphantes ; je n'ai cherché qu'à rendre
ſervice aux hommes , & j'ai été perfécuté.
Un grand Roi m'honore de fa faveur & de
cinquante coups de nerf de boeuf. J'arrive
avec une jambe de bois dans une fort belle
Province ; j'y goûte les plaifirs , après m'ê
tre abreuvé de fiel & de chagrins. Un Abbé
arrive , je le protége , il s'infinue à la Cour
par mon moyen , & je fuis obligé de lui
248 CANDIDE,
baifer les pieds.... Je rencontre mon pau
vre Panglofs , & c'eſt pour le voir brûler ....
Je me trouve avec des Philofophes , l'efpe
ce la plus douce & la plus fociable de tou
tes les efpeces d'animaux répandus fur la
furface de la Terre , & ils me battent im
pitoyablement .... Il faut que tout foit
bien , puiſque Pangloſs l'a dit , mais je n'en
fuis pas moins le plus malheureux des Etres
poffibles.
Candide s'interrompit pour prêter l'o
reille à des cris perçans qui femblaient par
tir d'un endroit voifin : il avança par cu

riofité. Une jeune perfonne , qui s'arrachait


les cheveux avec les marques du plus
cruel défefpoir , s'offrit tout - à - coup à fa
vue. Qui que vous foyez , lui dit- elle , fi
vous avez un cœur , fuivez-moi. Ils mar
cherent enſemble. Ils 1 eurent à peine fait
quelques pas , que Candide apperçut un
+
homme & une femme étendus fur l'herbe :
leurs phyfionomies annonçaient la no
bleffe de leurs ames & de leur origine ;
leurs traits , quoiqu'altérés par la douleur
qu'ils reffentaient , avaient quelque chofe
OU L'OPTIMISME. 249
j de fi intéreffant , que Candide ne put s'em
pêcher de les plaindre , & de s'informer
avec un vif empreffement de la caufe qui
les avait réduits en ce trifte état. C'eſt
a mon pere & ma mere que vous voyez ,
lui dit la jeune perfonne : oui , ce font les
it auteurs de mes miférables jours , continua
11 t-elle en fe précipitant dans leurs bras. Ils
5 fuyaient pour éviter la rigueur d'une Sen
tence injufte j'accompagnais leur fuite "
trop contente de partager leur malheur ;
" de penfer que dans les déferts où nous al
lions nous rendre , mes faibles mains pour
t raient leur procurer une nourriture nécef
faire. Nous nous fommes arrêtés ici pour
prendre quelque repos ; j'ai découvert cet
arbre que vous voyez , fon fruit m'a trom
pée ....... Hélas ! Monfieur , je fuis une
créature en horreur à l'Univers & à moi
même. Que votre bras s'arme pour ven
ger la vertu offenſée , pour punir le par
ricide ! Frappez ! ..... Ce fruit ...... j'en
ai préſenté à mon pere & à ma mere ; ils
en ont mangé avec plaifir : je m'applau
diffais d'avoir trouvé le moyen d'étancher
250 CANDID E,
la foif dont ils étaient tourmentés ... Mal

heureuſe ! c'était la mort que je leur avais


préſentée ce fruit eft un poiſon.
Ce recit fit friffonner Candide ; fes che
veux fe drefferent fur fa tête ; une fueur:
froide coula fur tout fon corps. Il s'empref
fa , autant que fa fituation lui pouvait per
mettre , de donner des fecours à cette fa
mille infortunée ; mais le poiſon avait dé
jà fait trop de progrès , & les remédes les
plus efficaces n'auraient pu en arrêter le
funefte effet.
Chere enfant , notre unique efpérance !
s'écrierent les deux malheureux , pardon
nes-toi.comme nous te pardonnons ; c'eſt
l'excès de ta tendreffe qui nous ôte la .
vie .... Généreux Etranger , daignez pren
dre foin de fes jours ; fon cœur eft noble .
& formé à la vertu ; c'eſt un dépôt que
nous vous laiffons entre les mains , qui nous
eft infiniment plus précieux que notre for
tune paffée... Chere Zénoïde , reçois nos
derniers embraffemens ; mêles tes larmes
avec les nôtres . Ha ! Ciel , que ces mo
mens ont de charmes pour nous : Tu nous
OU L'OPTIMISME. 251
à ouvert la porte du cachot ténébreux dans
lequel nous languiffons depuis quarante ans.
Tendre Zénoïde , nous te béniffons ; puif
fes-tu ne jamais oublier les leçons que notre
prudence t'a dictées , & puiffent - elles te
préſerver des abymes que nous voyons
entr'ouverts fous tes pas !

Ils expirerent en prononçant ces der


niers mots. Candide eut beaucoup de pei
né à faire revenir Zénoïde à elle-même.
La Lune avait éclairé cette fcéne touchan

te ; le jour paraiffait , que Zédoïde , plon


gée dans une morne affliction , n'avait pas
encore repris l'ufage de fes fens. Dès qu'elle
eut ouvert les yeux , elle pria Candide de
creufer la terre pour y enfouir ces cada
vres elle y travailla elle-même avec un
courage étonnant. Ce devoir rempli , elle
donna un libre cours à fes pleurs. Notre
Philofophe l'entraîna loin de ce lieu fatal :
ils marcherent long-tems fans tenir de rou
te certaine. Ils apperçurent enfin une pe
tite cabane ; deux perfonnes fur le déclin
de l'âge habitaient dans ce défert , qui
s'emprefferent de donner tous les fecours
INST

LOR
TAY

OX
FO
RD
252 CANDIDE ,
que leur pauvreté leur permettait d'offrir à
l'état déplorable de leurs freres. Ces vieil
les gens étaient tels qu'on nous peints Phi
lemon & Baucis. Il y avait cinquante ans
qu'ils goûtaient les douceurs de l'hymen ,
fans jamais en avoir effuyé l'amertume :
une ſanté robuſte , fruit de la tempérance
& de la tranquillité de l'ame ; des mœurs
douces & fimples ; un fond de candeur
inépuisable dans le caractere ; toutes les
vertus que l'homme ne doit qu'à lui-mê
me , compofaient le glorieux appanage que
le Ciel leur avait accordé. Ils étaient en
vénération dans les Hameaux voifins , dont
les Habitans plongés dans une heureuſe ruf
ticité , auraient pu paffer pour d'honnêtes
gens , s'ils avaient été Catholiques. Ils fe
faifaient un devoir de ne laiffer manquer

de rien à Agaton & à Suname , ( c'était


les noms des vieux Epoux. ) Leur charité
s'étendit fur les nouveaux vénus. Hélas !
difait Candide , c'eft grand dommage que
vous ayez été brûlé , mon cher Panglofs :
Vous aviez bien raifon ; mais ce n'eft pas
dans toutes les parties de l'Europe & de
l'Afie ,
OU •L'OPTIMISME 153
.
PAfie , que j'ai parcourues avec vous
que tout eft bien : c'eſt dans Eldorado , où
il n'eft pas poffible d'aller , & dans une
petite cabane fituée dans le lieu le plus
froid , le plus aride , le plus affreux du
inonde. Que j'aurais de plaifir à vous en
tendre parler ici de l'harmonie préétablie
& des Monades ! Je voudrais bien paffer
mes jours parmi ces honnêtes Luthériens ;
mais il faudrait renoncer à aller à la Mef
fe , & me réfoudre à être déchiré dans
le Journal Chrétien.
Candide était fort curieux d'apprendre
les aventures de Zénoïde " il ne lui en
parlait pas par difcrétion ; elle s'en apper
çut , & fatisfit fon impatience en parlant
de la forte.

fir

ja Stay a dogDeci al
3
I
1
254 CAN DAD E,

CHAPITRE XII I.
starch su 1

Hiftoire de Zénoide. Comme quoi


Candide s'enflamma pour elle , &
= Ji
1: ce qui s'enfuivit.
*
JE fors: d'une des plus anciennes Mai
fons du Danemark : un de mes Ancêtres
périt dans ce repas , où le méchant Chrif
tierne préparala mort à tant de Sénateurs.
Les richeffes & les dignités accumulées
r
dans ma famille , n'ont fait jufqu'à préſent
que d'illuftres malheureux. Mon pere eut
la hardieffe de déplaire à une homme puif
fant , en lui difant la vérité : on luifufcita des
Accufateurs qui le noircirent de plufieurs
crimes imaginaires. Les Juges furent trom
pés : Hé ! quels Juges peuvent ne jamais
donner dans les piéges que la calomnie
tend à l'innocence ? Mon pere fut con
damné à perdre la tête fur un échafaud.
La fuite pouvant le garantir du fupplice ,
OU L'OPTIMISME. 255་
il fe retira chez un ami ; qu'il croyait di
gne de ce beau nom : nous reftâmes quel
que tems cachés dans un Château qu'il pof
féde fur le bord de la mer , & nous y fe
rions encore , fi le cruel , abufant de l'é
tat déplorable où nous étions , n'avait vou
lu vendre fes fervices à un prix qui nous
- les firent détefter. L'infâme avait conçu une

paffion déréglée pour ma mere & pour


moi : il attenta à notre vertu parles moyens
les plus indignes d'un honnête homme
& nous nous vimes contraints à nous ex
pofer aux plus affreux dangers pour évi
ter les effets de fa brutalité : nous prîmes
S:
-la fuite une feconde fois , & vous fçavez
le refte.
En achevant ce récit , Zénoïde pleura
de nouveau. Candide effuya fes larmes ,
& lui dit pour la confoler : Tout eft au
-mieux , Mademoiſelle ; car fi Monfieur vo
tre pere n'était pas mort empoisonné , il
aurait été infailliblement découvert , & on
lui aurait coupé la tête : Madame votre
7
mere en ferait peut-être morte de chagrin ,
& nous ne ferions pas dans cette pauvre
Y 2
256 CANDIDE , O
chaumiere , où tout va beaucoup mieux
que dans les plus beaux Châteaux poffi
bles. Hélas ! Monfieur , répondit Zénoï
de , mon pere ne m'a jamais dit que tout
était au mieux. Nous appartenons tous à
un Dieu qui nous aime ; mais il n'a pas
voulu éloigner de nous les foucis dévorans ,
les maladies cruelles , les maux innombra
bles qui affligent l'humanité. Le poiſon croît
dans l'Amérique à côté du quinquina. Le
plus heureux mortel a répandu des larmes.
Du mélange des plaifirs & des peines , ré
fulte ce qu'on appelle la vie ; c'eſt-à-dire ,
un laps de tems déterminé , toujours trop
} long aux yeux du Sage , qu'on doit em
ployer à faire le bien de la fociété dans
laquelle on fe trouve ; à jouir des ouvra
ges du Tout-Puiffant , fans en rechercher

I follement les caufes ; à régler fa conduite


fur le témoignage de fa confcience , & fur
tout à respecter fa Religion : trop heureux
quand on peut la fuivre.
Voilà ce que me difait fouvent mon
refpectable pere. Malheur , ajoutait-il , à
ces Ecrivains téméraires , qui cherchent à
OU LOPTIMISME. 257
pénétrer dans les fecrets du Tout-Puiffant.
Sur ce principe , que Dieu veut être ho
noré par des milliers d'Atomes , à qui il a
donné l'être , les hommes ont allié des chi
meres ridicules à des vérités reſpectables.
Le Derviche chez les Turcs, le Bramine en
Perfe , le Bonze à la Chine , le Talapoin
dans l'Inde , tous rendent à la Divinité un
culte différent ; mais ils goûtent la paix de
e
l'ame dans les ténébres où ils font plongés ;
m
celui qui voudrait les diffiper leur rendrait
un mauvais ſervice : c'eft ne pas aimer les
hommes , que de les arracher à l'empire
du préjugé.
Vous parlez comme un Philofophe , dit
Candide oferais-je vous demander , ma
belle Demoifelle , de quelle Religion vous
êtes. J'ai été élevée dans le Luthéraniſme ,

répondit Zénoïde ; c'eft la Religion de


mon pays. Tout ce que vous venez de dire
continua Candide , eft un trait de lumière
qui m'a pénétré ; je me fens pour vous un
fond d'eftime & d'admiration ... Comment

fe peut-il que tant d'efprit foit logé dans


un fibeau corps.; en vérité , Mademoiſelle
Y 3
258 CANDIDE

je vous eftime & je vous admire à un point...


Candide balbutia encore quelques mots. Zé
noïde s'apperçut de fon trouble & le quitta :
elle évita depuis cet inftant de ſe trouver
feule avec lui , & Candide chercha à être
feul avec elle , ou à être tout feul. Il était
plongé dans une mélancolie qui avait pour
lui des charmes ; il aimait éperduement Zé
noïde , & vouloit fe le diffimuler : ſes re
gards trahiffaient le fecret , de fon cœur.
Hélas ! difait - il , fi Maître Panglofs était
ici , il me donnerait un bon confeil , car c'é
tait un grand Philofophe.

CHAPITRE XIV.

Continuation de l'amour de Candides


27

L'Unique confolation que goûtait Can


dide était de parler à la belle Zénoïde en
préſence de leurs Hôtes. Comment , lui
dit-il un jour , le Roi que vous approchiez
a-t- il pu permettre l'injuftice qu'on a faite
à votre Maiſon ? Vous devez bien le haïr.

Hé ! dit Zénoïde , qui peut haïr fon Roi ?


OU L'OPTIMISME. 259
Qui peut ne pas aimer celui dans lequel eft
déposé le glaive étincelant des Loix ? Les
Rois font les vivantes images de la Divini
té; nous ne devons jamais condamner leur
conduite : l'obéiffance & le refpect font le
partage des bons Sujets. Je vous admire de
plus en plus , répondit Candide : Made
moiſelle , connaiffez-vous le grand Léib
nitz , & le grand Panglofs qui a été brûlé
après avoir manqué d'être pendu ? Con
naiffez-vous les Monades , la matiere fub
tile & les tourbillons ? Non , Monfieur , dit
Zénoïde ; mon père ne m'a jamais parlé
de toutes ces chofes ; il m'a donné feule
ment une teinture de la ‫ر‬Phyfique expéri
mentale , & m'a enfeigné à mépriſer tou
tes les fortes de Philofophies qui ne con
courent pas directement au bonheur de
l'homme ; qui lui donnent de fauffes no
tions de ce qu'il fe doit à lui - même , &
de ce qu'il doit aux autres ; qui ne lui
apprennent point à régler fes mœurs ; qui
ne lui rempliffent l'efprit que de mots bar
bares & de conjectures téméraires ; qui
ne lui donnent pas d'idée plus claire de
260 CANDIDE
l'Auteur des Etres , que celle que fui four
nit fes ouvrages , & les merveilles qui s'o
perent tous les jours fous fes yeux. Encore
un coup , je vous admire , Mademoiſelle ;
vous m'enchantez; vous me raviffez ; vous
êtes un Ange que le Ciel m'a envoyé pour
m'éclairer fur les Sophifmes de Maître Pan
gloſs. Pauvre animal que j'étais ! après avoir
effuyé un nombre prodigieux de coups de
pied dans le derriere , de coups de ba
guette fur les épaules , de coups de nerf
de boeuf fous la plante des pieds ; après
avoir effuyé un tremblement de terre ;
après avoir affifté à la pendaifon du Doc.
teur Panglofs & l'avoir vu brûler tout récem
ment ; après avoir été violé , avec des dou
leurs inexprimables , par un vilain Perfan ;
après avoir été volé par Arrêt du Divan ,
& roffé par des Philofophes ; je croyais
encore que tout était bien. Ah ! je fuis bien
défabufé. Cependant la nature ne m'a ja
mais paru plus belle que depuis que je vous
vois. Les Concerts champêtres des oiſeaux #
frappent mon oreille d'une harmonie , que
jufqu'à ce jour je ne connoiffais pas : tout
OU L'OPTIMISME. 261
s'anime , & le vernis du fentiment qui m'en
chante , femble empreint fur tous les ob
jets je ne fens pas cette molle langueur
re
que j'éprouvais dans les jardins que j'avais
à Sus ; ce que vous m'infpirez eft abfolu
ment différent. Brifons-là , dit Zénoïde ; la
fuite de votre difcours pourrait offenfer ma
délicateffe , & vous devez la refpecter. Je
me tairai , dit Candide , mais mes feux
n'en feront que plus ardents. Il regarda Zé
noïde en prononçant ces mots ; il s'apper
f
çut qu'elle rougiffait , & en homme expé
$
rimenté , il en conçut les plus flatteuſes ef
; pérances.
La jeune Danoife évita encore quelque
tems les pourſuites de Candide. Un jour
qu'il fe promenait à grands pas dans le jar
din de fes Hôtes , il s'écria , dans un tranſ
port amoureux : Que n'ai-je mes moutons
du bon pays d'Eldorado ! Que ne fuis-je
en état d'acheter un petit Royaume ! Ah !
fi j'étais Roi .... Que vous ferais- je ? dit
une voix qui perça le cœur de notre Phi
lofophe. C'est vous , belle Zénoïde , dit-il ,
en tombant à fes genoux je me croyais
262 CANDI D'E

feul. Le peu de paroles que vous avez pro


noncées femblent m'aflurer le bonheur où
j'afpire. Je ne ferai jamais Roi ni peut-être
jamais riche ; mais fi vous m'aimez ... ne
détournez pas de moi ces yeux fi pleins
de charmes ; que j'y life un aveu qui peut
feul combler mes defirs. Belle Zénoïde , je
vous adore ; que votre ame s'ouvre à la
pitié... Que vois-je ! vous répandez des
larmes : ah ! je fuis trop heureux. Oui
vous êtes heureux , dit Zénoïde ; rien ne
m'oblige à déguiſer ma fenfibilité pour un
objet que j'en crois digne : jufqu'à préſent
vous n'êtes attaché à mon fort que par
des liens de l'humanité ; il eft tems de ref
ferrer ces liens par des liens plus faints. Je
me fuis confultée , réfléchiffez mûrement
à votre tour , & fongez fur-tout qu'en n'é.
poufant , vous contractez l'obligation de
me protéger ; d'adoucir & de partager les
miferes que le fort me réferve peut-être en
core.Vous époufer , dit Candide ; ces mots
$
m'éclairent fur l'imprudence de ma con
duite. Hélas ! chere Idole de ma vie je
ne mérite pas vos bontés ; Mademoiſelle
O V, L
' O P TIMISME. 263
1 Cunégonde n'eft pas morte .... Qu'est-ce
‫ג‬ que Mademoiſelle Cunégonde ? C'eſt ma
femme , répondit Candide avec fon ingé
nuité ordinaire, nel
Nos Amans refterent quelques inftans
fans rien dire ; ils voulaient parler , & la
la parole expirait fur leurs lévres : leurs
yeux étaient mouillés de pleurs. Candide
tenait dans fes mains celles de Zénoïde , il
les ferrait contre fon3 cœur , il les dévo
rait de baifers. Il eut la hardieffe de por
ter les fiennes fur le fein de fa Maîtreffe ;
il fentit qu'elle refpirait avec peine : fon
ame vola fur fa bouche , & fa bouche col
lée fur celles de Zénoïde , fit reprendre à
la belle Danoife la connaiffance qu'elle
avait perdue. Candide crut voir ſon par
don écrit dans fes beaux yeux. Cher Amant,
lui dit-elle , mon courroux paierait mal
des tranfports que mon coeur autorife. Ar
rêtes cependant , tu me perdrais dans l'os
pinion des hommes ; tu ferais peu capa
ble de m'aimer , fi je devenais l'objet de
leur mépris. Arrêtes , & refpecte ma fai
bleffe. Comment s'ecria Candide , parce
gand
264 CANDIDE "
que le vulgaire hébêté dit qu'une fille fe dés
honore en rendant heureux un Etre qu'elle
aime , & dont elle eſt aimée , en fuivant
le doux penchant de la nature , qui dans
les beaux jours du monde .... Nous ne
rapporterons pas toute cette converfation
intéreffante; nous nous contenterons de dire
que l'éloquence de Candide, embellie par les
expreffions de l'amour , eut tout l'effet qu'il
en pouvait attendre fur une Philofophe jeu.
ne & fenfible.

Ces Amans , dont les jours coulaient


auparavant dans la trifteffe & dans l'en

nui , s'écoulerent rapidement dans une ivref


fe continuelle. La féve délicieufſe du plai
fir circula dans leurs veines. Le filence des
forêts , les montagnes couvertes de ronces
& entourées de précipices , les plaines gla
cées , les champs remplis d'horreurs , dont
ils étaient environnés , les perfuaderent de
$
plus en plus du befoin qu'ils avaient de
s'aimer ; ils étaient réfolus à ne point quit
ter cette folitude effrayante ; mais le def
tin n'était pas las de les perfécuter , ainfi
que nous le verrons dans le Chapitre fui
yant CHAP
CU L'OPTIMISME. 269

CHAPITRE XV.

Arrivée de Volhall. Voyage

à Copenhague.

Candide & Zénoïde s'entretenoient des

Ouvrages de la Divinité , du Culte que les


hommes doivent lui rendre , des dévoirs .
qui les lient entr'eux , & fur-tout de la
charité , de toutes les vertus la plus utile
au monde. Ils ne s'en tenaient pas à des
déclamations frivoles : Candide enfeignait

à de jeunes garçons le reſpect dû au frein


facré des Loix : Zénoïde inftruiſait de jeu
nes filles de ce qu'elles devaient à leurs
.1
; parens ; tous deux ſe réuniſſaient pour jetter
dans de jeunes cœurs les femences fécondes
de la Religion . Un jour qu'ils rempliffaient
ces pieufes occupations , Suname vint aver
tir Zénóïde qu'un vieux Seigneur accompa
gné de beaucoup de Domeſtiques , venait
d'arriver , & qu'au portrait qu'il lui avait
fait de celle qu'il cherchait , elle n'avait

286 · CANDIDE

pas pu douter que ce ne fût la belle Zé


noïde. Ce Seigneur fuivait de près Suna
me , & il entra preſqu'en même tems qu'elle
dans l'endroit où étaient Zénoïde & Can
dide.
Zénoïde s'évanouit à fa vue ; mais peu
fenfible à ce touchant fpectacle Volhall la
prit par la main 2 & la tira avec tant
de violence qu'elle revint à elle ; & ce
ne fut que pour répandre un ruiffeau de
farmes. Ma niece , lui dit-il , avec un fou
fire amer , je vous trouve en fort bonne
compagnie ; je ne m'étonne pas que vous
la préfériez au féjour de la Capitale , à ma
Maiſon , à votre Famille. Oui , Monfieur ,
répondit Zénoïde , je préfére les lieux où
habitent la fimplicité & la candeur , au
Téjour de la trahifon & de l'impofture . Je
ne reverrais qu'avec horreur l'endroit où
commencerent mes infortunes , où j'ai re
çu tant de preuves de la noirceur de vo
tre caractere , où je n'ai d'autres parens
que vous. ademoifelle , répliqua Volhall ,

vous me fuivrez , s'il vous plaît , duffiez


vous vous évanouir encore une fois. En
OU L'OPTIMISME. 267
parlant ainfi il l'entraîna , & la fit monter
dans une Chaife qui l'attendait. Elle n'eut
que le tems de dire à Candide de la fui
vre , & elle partit en béniffant fes Hôtes ,
ar
& en leur promettant de les récompenfer,
de leurs foins généreux .
De
Un domestique de Volhall eut pitié de
la douleur dans laquelle Candide était plon
31
12 gé ; il crut qu'il ne prenait d'autre intérêt
à la jeune Danoiſe , que celui qu'inſpire la
de
vertu malheureufe : il lui propofa de faire
le voyage de Copenhague , & lui en fa
V
cilita les moyens. Il fit plus ; il lui infinua
qu'il pourrait être admis au nombre des
113
domestiques de Volhall , s'il n'avait pas
d'autres reffources que le fervice pour fe
tirer d'affaire. Candide agréa ces offres ;
& auffi-tôt arrivé , fonf futur camarade le
préſenta comme un de fes parents , dont
il répondait, Maraut , lui dit Volhall , je
veux bien vous accorder l'honneur d'ap
procher un homme tel que moi : n'ou
bliez jamais le profond refpect que vous
devez à mes volontés ; prévenez-les , fi
vous avez affez d'inſtinct pour cela : fon
Z 2
268 CANDIDE,

gez qu'un homme tel que moi s'avilit en


parlant à un miférable tel que vous. Notre
Philofophe répondit très-humblement à ce
difcours impertinent ; & dès le même jour
on le revêtit de la livrée de fon Maître.
On s'imagine aiſément combien Zénoï
de fut furpriſe & joyeufe en reconnaiffant
fon Amant parmi les valets de fon oncle :
elle fit naître des occafions , Candide fçut
en profiter ; ils fe jurerent une conſtance
à toute épreuve. Zénoïde avait quelques
mauvais moments ; elle fe reprochait quel
quefois fon amour pour Candide ; elle
l'affligeait par des caprices : mais Candide
l'idolâtrait ; il fçavait que la perfection n'eft
pas le partage de l'homme , ni moins en
core de la femme. Zénoïde reprenait fa
belle humeur dans fes bras. L'eſpèce de
contrainte où ils étaient rendait leurs plai
firs plus piquans ils étaient encore heu
reux.
OU L'OPTIMISME. 260™

C
CHAPITRE XVI.
OU

Comment Candide retrouvafa Femme,

Ent & perditfa Maitreffe.


el
Notre Héros n'avait à effuyer que les
hauteurs de fon Maître , & ce n'était pas
acheter trop cher les faveurs de fa Maîtreffe.
es
L'amour fatisfait ne fe cache pas auffi ai
fément qu'on le dit : nos Amans fe trahi
rent eux-mêmes. Leur liaiſon ne fut plus
e
un myſtere qu'aux yeux peu pénétrans de
Volhalt ; tous les domeftiques la fçavaient.
Candide en recevait des félicitations qui
lé faifaient trembler ; il attendait l'orage
prêt à fondre fur fa tête , & ne ſe doutait
pas qu'une perſonne qui lui avait été chere
était fur le point d'accélérer fon infortune
Il y avait quelques jours qu'il avait apper
çu un vifage qui reffemblait à Mademoi
felle Cunégonde ; il retrouva ce même vi
fage dans la cour de Volhall : l'objet qu
e portait était très-mal vêtu , & il n'yi
Z3
CANDIDE ,
270
avait pas d'apparence qu'une Favorite d'un
grand Mahométan fe trouvât dans la cour
d'un Hôtel à Copenhaque; Cependant cet
objet défagréable regardait Candide fort
attentivement : cet objet s'approcha tout-)
à-coup , & faififfant Candide par les che
veux , lui donna le plus grand foufflet qu'il
eût encore reçu. Je ne me trompe pas ,
s'écria notre Philofophe ! ô ciel ! qui l'au
rait cru ? Que venez-vous faire ici , après
vous être laiffée violer par un Sectateur de
Mahomet ? Allez perfide époufe , je ne
vous connais pas. Tu me reconnaîtras à
més fureurs , répliqua Cunégonde : je fçais
la vie que tu menes , ton amour pour la
Niéce de ton Maître , ton mépris pour moi.
Hélas ! il y a trois mois que j'ai quitté le
Serrail , parce que je n'y étais plus bonne
à rien. Un Marchand m'a achetée pour
recoudre fon linge , il m'emmene avec lui
dans un voyage qu'il fait fur ces Côtes ; Mar
tin , Cacambo & Paquette , qu'il avait auffi
achetés , font du voyage ; le Docteur
Panglofs , par le plus grand hazard du mon
de , fe trouve dans le même Vaiffeau en
OU LOPTIMISME. 271
qualité de paffager ; nous faifons naufrage
à quelques milles d'ici ; j'échappe du dan
Et ger avec le fidèle: Cacambo , qui , je te
rt jure , a la peau auffi ferme que toi : je te
to revois , & je te revois infidèle. Frémis ! :
& crains tout d'une femme irritée .

1 : Candide était tout ftupéfait de cette fcè


ne touchante ; ilvenait de laiffer aller Cu
négonde , fans fonger aux ménagemens
*
qu'on doit garder à l'égard de quiconque
fçait notre fecret , lorfque Cacambo s'offrit
à fa vue : ils s'embrafferent tendrement.
Candide s'informa de toutes les chofes
qu'on venait de lui dire ; il s'affligea beau
coup de la perte du grand Panglofs , qui
après avoir été pendu & brûlé s'était noyé
W
miférablement. Ils parlaient avec cette:
effufion de cœur qu'infpire l'amitié. Un
petit billet que Zénoïde jetta par la fenê C
tre , mit fin à Cla converfation. Candide
l'ouvrit & y trouva ces mots.
» Fuyez , mon cher Amant , tout eft
» découvert. Un penchant innocent que
» la nature autorife , qui ne bleffe en rien
» la fociété , eft un crime aux yeux des
CANDI
172 DE ;
» hommes crédules & cruels. Volhall fort
» de ma chambre , & ma traitée avec la
» derniere inhumanité ; il va obtenir un
» ordre pour vous faire périr dans un ca

» chot. Fuis , trop cher Amant , mets en


» fûreté des jours que tu ne peux plus
» paffer auprès de moi. Ces tems heureux
» ne font plus , où notre tendreffe réci
» proque... Ah ! trifte Zénoïde , qu'as
» tu fait au Ciel , pour mériter un traite
» ment fi rigoureux ? Je m'égare : fou
» viens-toi toujours de ta chere Zénoïde .
» Cher Amant , tu vivras éternellement
» dans mon cœur... Non , tu n'as jamais
≫ compris combien je t'aimais... Puiffes 1
» tu recevoir fur mes lèvres brûlantes mon
» dernier adieu & mon dernier ſoupir !
» Je me fens prête à rejoindre mon mal
» heureux pere : l'éclat du jour m'eſt en
» horreur , il n'éclaire que des forfaits.
Cacambo , toujours fage & prudent ,
entraîna Candide , qui ne fe connaiſfait plus ;
ils fortirent de la Ville par le plus court
chemin. Candide n'ouvrait pas la bouche,
& ils étaient déjà affez loin de Copenha
OU L'OPTIMISME. 273
gue , qu'il n'était pas encore forti de l'ef
pece de léthargie dans laquelle il était
enféveli. Enfin , il regarda fon fidèle Ca 3
cambo , & parla en ces termes.

IS CHAPITRE XVII.
X
Comme quoi Candide voulut fe tuer

& n'en fit rien. Ce qui lui arriva


dans un Cabaret.

C Her Cacambo ,, autrefois mon valet


Her Cacambo
maintenant mon égal & toujours mon ami ,
tu as partagé quelques-unes de mes infor
tunes, tu m'as donné des confeils falutai
res , tu as vu mon amour pour Mademoi
felle Cunégonde .... Hélas ! mon ancien
Maître , dit Cacambo , c'eſt elle qui vous
a joué le tour le plus indigne ; c'eft elle
qui , après avoir appris de vos camarades
que vous aimiez Zénoïde autant qu'elle
vous aimait , a tout révélé au barbare Vol
hall. Si cela eft ainfi , dit Candide , je n'ai
plus qu'à mourir. Notre Philoſophe tira de
274 CANDIDE ;
fa poche un petit couteau " & fe mit å
l'aiguifer avec un fang-froid digne d'un an
cien Romain ou d'un Anglais. Que pré
tendez-vous faire , dit Cacambo ? Me cou
per la gorge , dit Candide. C'eft fort bien
penfer , répliqua Cacambo ; mais le fage
ne doit fe déterminer qu'après de mures
réflexions vous ferez toujours à même
de vous tuer , fi l'envie ne vous en paffe
pas. Croyez-moi , mon cher Maître , re
mettez la partie à demain ; plus vous dif
férerez , plus l'action fera courageuſe. Je
goûte tes raifons , dit Candide : d'ailleurs ,
fi je me coupais la gorge tout-à-l'heure ,
le Gazetier de Trévoux infulterait à ma
mémoire : voilà qui eft fini , je ne me tue
rai que dans deux ou trois jours. En par
lant ainfi ils arriverent. à. Elfeneur , Ville
affez confidérable , & peu éloignée de Co
penhague ; ils y couchérent , & Cacambo
s'applaudit du bon effet que le fommeil
avait produit fur Candide. Ils fortirent à
la pointe du jour de la Ville . Candide tou
jours Philofophe , car les préjugés de l'en
fance ne s'effacent jamais , entretenait fon
OU L'OPTIMISME. 275
1 ami Cacambo du bien & du mal Phyſi
que , des difcours de la fage Zénoïde , des
é vérités lumineufes qu'il avait puifées dans
fon entretien. Si Panglofs n'était pas mort ,'
en difait-il , je combattrais ſon ſyſtême d'une
façon victorieufe. Dieu me garde de de
'es venir Manichéen . Ma Maîtreffe m'a enfei

gné à respecter le voile impénétrable dont


la Divinité enveloppe fa maniere d'opérer
fur nous. C'eft peut être l'homme qui s'eft
f pécipité lui-même dans l'abyme d'infortu
nes où il gémit d'un Frugivore il a fait
un animal carnaffier. Les Sauvages que
nous avons vus ne mangent que les Jéfui
tes , & ne vivent pas mal entr'eux. Les
Sauvages , s'il en eft , répandus un à un dans
des bois , ne fubfiſtant que de glands &
d'herbes , font fans doute plus heureux en
core. La fociété a donné naiffance aux plus
grands crimes. Il y a des hommes dans la
fociété qui font néceffités par état à fou
haiter la mort des hommes. Le naufrage
d'un vaiffeau , l'incendie d'un maiſon , la
perte d'une bataille , provoquent à la triſ❤
teffe une partie de la fociété , & répandent
276 CANDIDE

la joie chez l'autre. Tout eft fort mal , mon


cher Cacambo , & il n'y a d'autre parti à
prendre pour le Sage , que de fe couper
la gorge le plus doucement qu'il eft poffi
ble. Vous avez raiſon , dit Cacambo : mais
j'apperçois un Cabaret , vous devez être
fort altéré ; allons mon ancien Maître , bû
vons un coup, & nous continuerons après
nos entretiens philofophiques.
Ils entrerent dans ce Cabaret ; une trou
pe de Payfans & de Payfannes danſaient
au milieu de la cour , au fon de quelques
mauvais inftrumens. La gaieté reſpirait fur
toutes les phyfionomies : c'était un fpec
table digne du pinceau dé Vateau. Dès
que Candide parut , une jeune fille le prit
par la main & le pria à danfer. Ma belle
Demoiſelle lui répondit Candide , quand

on a perdu fa Maîtreffe , qu'on a retrou


vé fa femme , & qu'on a appris que le
grand Panglofs eft mort , on n'a point du
tout envie de faire des cabrioles ; d'ail
leurs , je dois me tuer demain au matin ,
& vous fentez qu'un homme qui n'a plus
que quelques heures à vivre , ne doit pas
les
OU L'OPTIMISME. 177
tes perdre à danfer . Alors Cacambo s'ap
procha de Candide & lui parla de la for
te : La paffion de la gloire fut toujours
celle des grands Philofophes. Caton d'U
1
is tique fe tua après avoir bien dormi ; So
те crate avala la ciguë après s'être familiere.
ment´ entretenu avec fes amis ; plufieurs
$ Anglois fe font brûlés la cervelle au fortir
d'un repas : mais aucun grand homme ,
que je fçache , ne s'eft coupé la gorge
après avoir bien danſé. C'eſt à vous , mon
S cher Maître , que cette gloire eft réſervée.
I Croyez-moi , 4 danſons tout notre fou , &
nous nous tuerons demain au matin. N'as

5 tu pas remarqué , répondit Candide , que


cette jeune Payſanne eft une brune très
piquante ? Elle a je ne fçais quoi d'intéreſ
fant dans la phyfionomie , dit Cacambo.
Elle m'a ferré la main , reprit notre Philo
fophe. Avez-vous pris garde , fit Cacam
bo , que dans le défordre de la danfe fon
mouchoir a laiffé à découvert deux petits '
tetons admirables ? Je les ai bien v
us , fit:
Candide . Tiens , fi je n'avais pas le cœur 1
rempli de Mademoiſelle Zénoïde.... La
A a
278 C AND IDEA
petite brune interrompit Candide , & le
pria de nouveau. Notre Héros fe laiffe
aller, & le voilà qui danfe de la meilleure
grace du monde. Après avoir danfé &
embraffé la jolie Payfanne , il fe retire à
fa place fans prier la Reine du Bal à dan
fer. Auffi-tôt on murmura ; tous les Ac
teurs & les Spectateurs paraiffaient outrés
d'un mépris fi marqué. Candide ne con
naiffait pas fa faute , & conféquemment
n'était pas en état de la réparer. Un gros
Manant s'approche , & lui donne un coup
de poing fur le nez. Cacambo rend à ce
?
gros Manant un coup de pied dans le
ventre. En un inftant les inftrumens font
fracaffés , les filles & femmes décoëffées :
Candide & Cacambo fe battent en Héros ;

ils font enfin obligés de prendre la fuite


tout criblés de coups.
Tout eft empoisonné pour moi , difait
Candide en donnant le bras à fon ami
Cacambo : J'ai éprouvé bien des malheurs,
mais je ne m'attendais pas à être roué de

coups pour avoir danté avec une Payfan
ne qui m'avait prié à danſer.
N
O U L O P TI MI SME 170

CHAPITRE XVIII.

Candide & Cacambo fe retirent dans un

Hôpital. Rencontre qu'ils y font.


A
Acambo & fon ancien Maître n'en
20 pouvaient plus : ils commençaient à fe
laiffer aller à cette efpece de maladie de
l'ame , qui en éteint toutes les facultés ;
ils tombaient dans l'abattement & dans

le défefpoir , quand ils apperçurent un


Hôpital bâti pour les Voyageurs. Cacam
bo propofa d'y entrer ; Candide le fuivit.
5: On eut pour eux tous les foins qu'on a
d'ordinaire dans ces Maifons-là ; ils fu
rent traités pour l'amour de Dieu , c'eft
tout dire. En peu de tems ils furent gué
3 ris de leurs bleffures , mais ils gagnerent
la gale. Il n'y avait pas d'apparence que
cette maladie fût l'affaire d'un jour ; cette
idée rempliffait de larmes les yeux de
notre Philofophe , & il difait en fe gra
tant : Tu n'as pas voulu me laiffer couper .
Aa 2
280 2 CAN DI DE ,
la gorge , mon cher Cacambo , tes mau
vais confeils me replongent dans l'oppro
bre & l'infortune , & fi je veux me couper
la gorge aujourd'hui , on dira dans le Jour
nal de Trévoux ; c'eft un lâche , qui ne
s'eft tué que parce qu'il avait la gale :
voilà à quoi tu m'expoſe par l'intérêt mal
entendu que tu as bien voulu prendre à
mon fort. Nos maux ne font pas fans re
}
médes, répondit Cacambo : fi vous daignez
me croire , nous nous fixerons ici en qua
lité de Freres ; j'entends un peu la Chirur
gie , & je vous promets d'adoucir & de
rendre fupportable notre trifte condition.
Ah ! dit Candide , periffent tous les ânes ,
& fur-tout les ânes Chirurgiens , fi dange
reux pour l'humanité. Je ne fouffrirai ja
mais que tu te donnes pour ce que tu n'es
pas : c'eft une trahison , dont les confé
quences m'épouvantent. D'ailleurs , fi tu
pouvais comprendre combien il eſt dur ,
après avoir été Viceroi d'une belle Pro
vince , après s'être vu en état d'acheter
de beaux Royaumes , après avoir été l'A
mant favorifé de Mademoiſelle Zénoïde ,
OU L'OPTIMISME. 282
de fe réfoudre à fervir en qualité de Frere
dans un Hôpital.... Je comprends cela ,
reprit Cacambo ; mais je comprends' auffi
qu'il est bien dur de mourir de faim . Son
gez encore que le parti que je vous pro
pofe eft peut-être l'unique que vous puif
fiez prendre pour éviter les recherches du
cruel Volhall , & vous fouftraire aux châ
timens qu'il vous prépare.
Un Frere paffa comme ils parlaient ains
fi , ils lui firent quelques queftions. Il y
répondit d'une maniere fatisfaifante ; il
les affura que les Freres étaient bien nour
100 ris & jouiffaient d'une honnête liberté.
es Candide fe détermina : il prit avec Ca
cambo l'habit de Freres , qu'on leur ac
corda fur le champ , & nos deux miſéra
'es bles fe mirent à fervir d'autres miférables.

fé Un jour que Candide diſtribuait , à la


it ronde , quelques mauvais bouillons , un
ur, Vieillard fixa fon attention. Son viſage
01 était livide , fes lévres étaient couvertes

eter d'écume , fes yeux étaient à demi tour


"A nés , l'image de la mort fe peignait fur des
joues creuſes & décharnées. Pauvre hom
Aa 3
282 CANDIDE,

me , lui dit Candide , que je vous plains'


;
vous devez horriblement fouffrir. Je fou
fre beaucoup , répondit-il d'une voix fé
pulchrale : on dit que je fuis étique , pul
monique , afinatique & vérolé juſqu'aux
os : fi cela eft je fuis bien malade. Ce
pendant tout ne va pas mal, & c'eſt ce
qui me confole. Ah ! dit Candide , il n'y
á que le Docteur Panglofs , qui , dans un
état auffi déplorable , puiffe foutenir la doc
trine de l'Optimisme , quand tout autre ne
prêcherait que le Peff.... Ne prononcez
pas ce déteſtable mot , s'écria le pauvre
homme ; je fuis ce Panglofs dont vous par
lez. Malheureux , laiffez-moi mourir en
paix tout eft bien , tout eft au mieux.
L'effort 1 qu'il fit en prononçant ces mots
lui coûta la derniere dent , qu'il cracha
avec une prodigieufe quantité de pus. Il
expira quelques inftans après.
Candide le pleura , car il avait le cœur
bon. Son entêtement fut une fource de ré
T
flexions pour notre Philofophe ; il fe rap
pellait fouvent toutes fes aventures. Cu
négonde était reftée à Copenhague ; il
OU L'OPTIMISME. 283
Ins apprit qu'elle y excerçait le métier de Ra

for vaudeuſe , avec toute la diftinction poffi


ble. La paffion des voyages l'abandonna
tout-à-fait. Le fidèle Cacambo le foute
au nait par fes confeils & par fon amitié.
Co Candide ne murmura pas contre la Provi
7 dence. Je fçais que le bonheur n'eft pas
le partage de l'homme , difait-il quelque
fois le bonheur ne réfide que dans le
doc bon pays d'Eldorado ; mais il eft impof
201 fible d'y aller.
cer
Vie
J CHAPITRE XIX.

er Nouvelles rencontres.
IX
ots Andide n'était pas fi malheureux ,
ha puifqu'il avait un véritable ami. Il avait

I trouvé dans un valet métis ce qu'on cher


che vainement dans notre Europe . Peut
être que la nature qui fait croître en Amé
rique les fimples propres aux maladies cor
porelles de notre continent , y a placé
auffi des remédes pour nos maladies du
3 cœur & de l'efprit. Peut-être y a-t-il des
284 CANDIDE ;
hommes dans le nouveau monde qui font
conformés tout autrement que nous , qui
ne font pas efclaves de l'intérêt perfonnel,
qui font dignes de brûler du beau feu de
l'amitié. Qu'il ferait à fouhaiter qu'au lieu
de ballots d'Indigo- & de cochenille , tout
couverts de fang, on nous amenât quel
ques-uns de ces hommes ! Cette forte de
commerce ferait bien avantageufe pour
l'humanité . Cacambo valait mieux pour
Candide qu'une douzaine de moutons rou
ges chargés des cailloux d'Eldorado. Notre
Philofophe recommençait à goûter le plai
fir de vivre. C'était une confolation pour
-
lui de veiller à la confervation de l'efpe

ce humaine , & de n'être pas un membre


inutile dans la fociété. Dieu bénit des in
tentions auffi pures , en lui rendant , ainfi
qu'à Cacambo , les douceurs de la fanté.
Ils n'avaient plus la gale , & ils remplif
faient gaiement les fonctions pénibles de
leur état ; mais le fort leur ôta bientôt la
fécurité dont ils jouiffaient. Cunégonde
qui avait pris à cœur de tourmenter fon
époux , quitta Copenhague pour marcher

>
F
DU.LOPTIMISME. 285
fur fes traces : le hazard l'amena à l'Hô

pital ; elle était accompagnée d'un hom


me que Candide reconnut pour M. le Ba
ron de Thunder-ten-Tronckh : on s'ima

agine aiſément quelle dut être ſa ſurpriſe.


Le Baron qui s'en apperçut lui parla ainſi.
Je n'ai pas ramé long-tems fur les Galeres
21 Ottomanes : les Jéſuites apprirent mon in
N
fortune , & me racheterent pour l'honneur
de la Société. J'ai fait un voyage en Alle
00 magne , où j'ai reçu quelques bienfaits des
H héritiers de mon pere. Je n'ai rien négli
gé pour retrouver ma fœur ; & ayant ap
pris de Conftantinople qu'elle était partie
fur un Vaiffeau qui avait fait naufrage fur
re les Côtes du Danemarck , je me fuis dé
guifé. J'ai pris des Lettres de recomman
dation pour des Négocians Danois qui
font en relation avec la Société : & enfin ,
j'ai trouvé ma fœur qui vous aime , tout
3 indigne que vous êtes de fon amitié ; &
puifque vous avez eu l'impudence de cou
cher avec elle , je confens à la ratification
du mariage , ou plutôt à une nouvelle cé
lébration de mariage ; bien entendu que
186 CANDIDE,
ma fœur ne vous donnera que la main
gauche ; ce qui eft bien raiſonnable , puif
qu'elle a foixante & onze quartiers , &
que vous n'en avez pas un. Hélas ! dit Can
dide , tous les quartiers du monde fans la
beauté.....Mademoiſelle Cunégonde était
fort laide , quand j'ai eu l'imprudence de
l'époufer ; elle eft redevenue belle , & un
autre a joui de fes charmes ; elle eft re
devenue laide , & vous voulez que je lui
redonne la main. Non , en vérité , mon
Révérend Pere : renvoyez-la dans fon Ser
rail de Conftantinople , elle m'a fait trop
de mal dans ce Pays-ci. Laiffes-toi tou
cher , ingrat , dit Cunégonde , en faisant
des contorfions épouvantables ; n'obliges
pas M. le Baron , qui eft Prêtre , à nous
tuer tous deux pour laver fa honte dans
le fang. Me crois-tu capable d'avoir man
qué de bonne volonté à la fidélité que je
te devais ? Que voulais-tu que je fiffe
vis-à-vis d'un Patron qui me trouvait jo
lie ? Ni mes larmes ni mes cris n'ont pu
adoucir fa farouche brutalité . Voyant qu'il

n'y avait rien à gagner, je m'arrangeai de


OU L'OPTIMISM E. 287
façon à être violée le plus commodément
qu'il me fut poffible , & toute autre fem
me en eût fait de même : voilà mon cri
me , il ne merite pas ton courroux. Un
crime plus grand à tes yeux , c'est celui
de t'avoir enlevé ta Maîtreffe ; mais ce
crime doit te prouver mon amour. Va ,
mon cher petit cœur , fi jamais je rede
I
Niens belle , fi mes tetons , actuellement
pendans , reprennent leur rondeur & leur
élafticité ; fi.... ce ne 2 fera que pour toi,
00
mon cher Candide : nous ne fommes plus
en Turquie, & je 2 te jure bien de ne ja
mais me laiſſer violer.
Ce difcours ne fit pas beaucoup d'im

preffion fur Candide. Il demanda quelques
$
heures pour ſe déterminer fur le parti qu'il
S
avait à prendre ; M. le Baron lui accor
18
da deux heures , pendant leſquelles il con7
fulta + fon ami Cacambo. Après avoir pe
fé les raifons du pour & du contre , ils
fe déterminerent à fuivre le Jéfuite & fa
fœur , en Allemagne. Les voilà qui quit
tent l'Hôpital , & fe mettent en marche
de compagnie ; non pas à pied , mais fur
C
288 CANDID E,
de bons cheveaux qu'avait amenés le Ba
ron 4 Jéfuite. Ils arrivent fur les frontieres
du Royaume. Un grand homme d'affez
mauvaife mine confidere attentivement
notre Héros : C'eft lui-même , dit-il , en
jettant en même tems les yeux fur un petit
morceau de papier. Monfieur , fans trop
de curiofité , ne vous nommez- vous pas
Candide ? Oui , Monfieur , c'eſt ainfi
qu'on m'a toujours nommé. Monfieur ;
j'en fuis flatté pour vous ; en effet , vous
avez les fourcils noirs , les yeux à fleur
de tête , les oreilles d'une grandeur mé
diocre , le vifage rond & haut en couleur :
vous m'avez bien l'air d'avoir cinq pieds
cinq pouces. Oui , Monfieur , c'eft ma tail
le ; mais que vous font mes oreilles & ma
taille ? Monfieur , on ne faurait trop uſer
de circonfpection dans notre miniftere.
Permettez-moi de vous faire encore une
petite queftion n'avez-vous pas fervi le
Seigneur Volhall ? Monfieur , en vérité ,
répondit Candide tout déconcerté , je ne
comprends pas.... Pour moi je comprends
à merveille que vous êtes celui dont on
m'a
OU.L'OPTIMISME. 289
& m'a envoyé le fignalement. Donnez-vous
la peine d'entrer dans le Corps-de-garde."
Soldats , conduifez Monfieur , préparez la
chambre baffe , & faites appeller le Ser
rurier pour faire à Monfieur , une petite
pe chaîne du poids de trente ou quarante
livres. Monfieur Candide , vous avez là
un bon cheval ; j'avais beſoin d'un che
val du même poil , nous nous en accomè
moderons.

Le Baron n'ofa pas reclamer le cheval


on entraîna Candide. Cunégonde pleura
pendant un quart-d'heure. Le Jésuite ne
montra aucun chagrin de cette cataſtrophe,
J'aurais été obligé de le tuer ou de vous
remarier , dit-il à fa foeur ; & tout confi
deré , ce qui vient d'arriver vaut beau
coup mieux pour l'honneur de notre mai

e fon. Cunégonde partit avec fon frere , il


2
n'y eut que le fidèle Cacambo qui ne vou
lut pas abandonner fon ami.

R
}

Bb
290 CANDIDE ,

CHAPITRE XX.

Suite de l'infortuné de Candide. Com

ment il retrouva fa Maîtreffe , &


ce qu'il en advint.

Panglofs , difait Candide , c'eſt- grand


dommage que vous ayez péri miférable
ment. Vous n'avez été témoin que d'une
partie de mes malheurs , & j'efpérais de
vous faire abandonner cette opinion incon
féquente que vous avez foutenue jufqu'à la
mort. Il n'y a point d'hommes fur la terre
qui aient effuyé plus de calamités que moi ;
mais il n'y en a pas un feul qui n'ait mau
dit fon exiſtence , comme nous le difait
énergiquement la fille du Pape Urbain. Que
vais-je devenir , mon cher Cacambo ? Je
n'en fçais rien , répondit Cacambo : tout
ce que je fçais , c'eft que je ne vous aban,
donnerai pas. Et Mademoiſelle Cunégonde
m'a abandonné , dit Candide, Hélas ! ung
OU L'OPTIMISME. 297
femme ne vaut pas un amis Métis.
Candide & Cacambo parlaient ainfi dans
un cachot : on les en tira pour les rame

A ner à Copenhague. C'était là que notre


Philofophe devait apprendre fon fort : il
s'attendait qu'il ferait affreux , & nos Lec
teurs s'y attendent auffi ; mais Candide fe
trompait , & nos Lecteurs fe trompent auffi.
C'était à Copenhague que le bonheur
l'attendait. A peine y fut-il arrivé , qu'il
1
apprit la mort de Volhall : ce barbare ne
fut regretté de perfonne & tout le monde
16 s'intéreffa pour Candide. Ses fers furent
二 brifés , & la liberté fut d'autant plus flat
-teufe pour lui, qu'ellelui procura les moyens
de retrouver Zénoïde. Il courut chez elle ;
ils furent long-tems fans rien dire ; mais
ab leur filence en difait affez. Ils pleuraient ,'
ils s'embraffaient , ils voulaient parler &
ils pleuraient encore . Cacambo jouiffait de
-I ce ſpectacle fi doux pour un être fenfible ;
il partageait la joie de fon ami ; il était pref
que dans un état femblable au fien . Cher
Cacambo , adorable Zénoïde , s'écria Can
dide , vous effacez de mon cœur la trace
Bb 2
292 CANDIDES
profonde de mes maux. L'amour & l'ami
tié me préparent des jours fereins , des mo
mens délicieux. Par combien d'épreuves
ai-je paffé pour arriver à ce bonheur inat
tendu ? Tout eft oublié , chere Zénoïde ,
je vous vois , vous m'aimez ; tout va au
mieux pour moi , tout eft bien dans la na
ture.
S La mort de Volhall avait laiffé Zénoïde

maîtreffe de fon fort. La Cour lui avait


fait une penfion fur les biens de fon pere,
qui avaient été confifqués , elle la parta
gea avec Candide & Cacambo ; elle les
logea dans fa maiſon , & répandit dans le
public qu'elle avait reçu des fervices ef
fentiels de ces deux Etrangers , qui l'obli
geaient à leur procurer toutes les douceurs
de la vie , & à réparer l'injuftice de la for
tune à leur égard. Il y en eut qui pénétre
rent le motif de fes bienfaits ; cela était
<a
bien facile , puifque fa liaiſon avec Can
dide avait fait un éclat fi fâcheux. Le grand
nombre la blâma , & fa conduite ne fut
approuvée que de quelques Citoyens qui
fçavaient penſer. Zénoïde , qui faiſait un
OU L'OPTIMISME. 293
eertain cas de l'eftime des fots , fouffrait
de ne pas être dans le cas de la mériter,
go ·
La mort de Mademoiſelle Cunégonde ,
que les Correfpondans des Négocians
Jéfuites répandirent dans Copenhague ,
va procura à Zénoïde les moyens de • conci
lier les efprits ; elle fit faire une généalogie
pour Candide. L'Auteur qui était habile
Q
homme , le fit defcendre d'une des plus an
ciennes familles de l'Europe ; il prétendit
même que fon vrai nom était Canut , que
porta un des Rois de Danemarck , ce qui
était très -vraisemblable : Dide en ut n'eft
pas une fi grande métamorphofe. Et Can
dide , moyennant ce petit changement , de
vint un fort gros Seigneur. Il époufa Zé
noïde en public , ils vécurent auffi tran
for quillement qu'il eft poffible de vivre. Ca
It cambo fut leur ami commun , & Candide
diſait fouvent; tout n'eft pas auffi bien que
dans Eldorado ; mais tous ne va pas mal.

FIN

6
1
H
294

TABLE

DES CHAPITRES

Contenus en cette Seconde Partie.

Chapitre I. Comment Candide fe fèpara de


la Société , & ce qu'il en advint. pag. 191
Chap. II. Ce qui arriva à Candide dans cette
maifon , & comme il en fortit. 198
Chap. III. Réception de Candide à la Cour,
& ce qui s'enfuivit. 203
Chap. IV. Nouvelles faveurs que reçoit Can
dide. Son élévation. 207
Chap. V. Comme quoi Candide eft très-grand
Seigneur, & n'eft pas content. 211
Chap. VI. Plaifirs de Candide. 213
Chap. VII. Hiftoire de Zirza. 219
Chap. VIII. Dégoûts de Candide. Rencon
tre à laquelle il ne s'attendait pas. 224
Chap. IX. Difgraces de Candide. Voyages
& Aventures. 229
Chap. X. Arrivée de Candide. & de Pan
glofs dans la Propontide ; ce qu'ils y vi
rent, & ce qu'ils devinrent. 235
Chap. XI. Candide continue de voyager ;
& en quelle qualité. 239
TABLE DES CHAPITRES. 295
Chap. XII. Candide continue fes voyages.
Nouvelles aventures. 243
Chap. XIII. Hiftoire de Zénoïde. Comme
quoi Candide s'enflamma pour elle ; & ce
qui s'enfuivit. 254
• Chap. XIV. Continuation de l'amour de
Candide. 358
Chap. XV. Arrivée de Volhall. Voyage à
Copenhague. 265
Chap. XVI. Comment Candide retrouvafa
Femme & perdit fa Mattreffe. 269
Chap. XVII. Comme quoi Candide voulut
fe tuer, & n'en fit rien. Ce qui lui arriva
dans un Cabaret. 273
Chap. XVIII. Candide & Cacambo fe re
tirent dans un Hôpital, Rencontre qu'ils
3 y font. 279
Chap . XIX . Nouvelles rencontres, 283
Chap. XX. Suite de l'infortune de Candi,
de. Comment il retrouve fa Maîtreſſe , &
1 ce qu'il en advint, 2.99

9
Fin de la Table des Chapitres,

9

1

}
1
L'ŒEil de Mercure

9
6-7-198

[VOLT.
]

885080
Spine repaired

P Hadford 1/1974

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