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Critique historique

Partie 3 : L’image immobile avant 1800

11/02/2021 — cours 1

Nous allons nous intéresser, dans la perspective de la critique historique, aux


représentations figurées non mobiles — essentiellement la peinture, la sculpture et la gravure avant
1800. L’intégration de représentations figurées dans un cours de critique historique constitue une
nouveauté dans l’histoire de notre Université. Dans les années 80, il y avait un cours appelé critique
historique donné par un historien qui traitait uniquement de l’utilisation critique qu’il convenait de
faire des textes écrits. La primauté de l’écrit était encore une évidence dans la formation en
philosophie et lettres et il était considéré comme tout à fait normal qu’un cours de critique historique
soit entièrement donné par un historien et que ce cours concerne uniquement les sources écrites.
Cette primauté de l’écrit en tant que source historique allait de pair avec tout un contexte, notamment
un contexte pédagogique qui dès le secondaire privilégiait de manière à peu près absolue l’écrit. Ce
contexte n’a d’ailleurs pas tout à fait changé aujourd’hui et, dans la formation que reçoit un étudiant
dans le secondaire, la primauté de l’écrit est manifeste. Pensons au nombre d’heures de français et
comparons-les au nombre d’heures d’histoire de l’art et nous pouvons voir à quel point la formation
dispensée dans l’enseignement secondaire demeure une formation littéraire. Regardons la
médiocrité des équipements, la difficulté de trouver un projecteur de diapositives. Dans l’ensemble,
le document visuel reste une rareté dans l’enseignement secondaire en Belgique francophone. Cette
situation est en fait une situation extrêmement ancienne et il n’est pas difficile de la mettre en relation
avec des traditions extrêmement anciennes qui ont modelé notre culture judéo-chrétienne. Dans le
monde gréco-romain, la présence de la divinité sur terre s’incarne à travers des statues, des images,
conservées dans les temples. Cette présence particulièrement dans le monde grec et romain est
liée à des statues, des images. Le contraste est extrêmement net avec la culture judéo-chrétienne
qui va, au contraire, considérer que l’unique manifestation de la divinité sur terre, quelle qu’elle soit,
est avant tout le livre, le texte écrit, qu’il s’agisse de l’Ancien Testament, du Nouveau Testament ou
du Coran. Les religions de la révélation sont des religions qui ont accordé une place exclusive aux
textes sacrés aux dépens de l’image. Même dans la religion chrétienne qui continue à produire des
images et à les valoriser, la présence du livre demeure envahissante. Nous en avons une preuve,
lorsque nous regardons cette image qui est le registre supérieur de la partie centrale du polyptyque
de l’Agneau mystique des frères Van Eyck. Une œuvre emblématique de l’art flamand (1432).

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Dans ce registre supérieur, nous avons l’image de Dieu le Père sous la forme du Christ, à gauche
la Vierge Marie et à droite, le dernier prophète saint Jean-Baptiste. Aussi bien la Vierge Marie que
le prophète sont représentés avec des manuscrits à la main. Ces livres occupent une place
considérable dans l’image. Même avec une image picturale comme celle-ci, il importe de mettre en
scène des actes de lecture et de représenter des livres. Non seulement ils tiennent des livres, mais
chacun des personnages est encore entouré par des inscriptions. Cette omniprésence de l’écriture
et du texte est véritablement l’une des caractéristiques de l’art chrétien et de l’imagerie chrétienne
surtout si on la compare avec l’imagerie gréco-romaine qui était particulièrement avare en
inscriptions. Dans ce contexte de valorisation du texte aux dépens de l’image jusque dans notre
culture judéo-chrétienne, on peut comprendre que notre enseignement ait accordé une place
exclusive aux textes et aux disciplines qui s’appuient sur ces textes, à savoir la littérature et l’histoire
au sens strict.
Les choses ont évolué dans les années 90. À l’université, les professeurs qui montraient des
images étaient ceux qui enseignaient l’archéologie et l’histoire de l’art. C’est avec la révolution
introduite par les programmes PowerPoint à partir de l’extrême fin du 20e siècle, vers 1998, 2000
que nous avons vu un groupe toujours croissant de professeurs intégrer des PowerPoint à leur
cours. L’un des impacts les plus significatifs de la révolution digitale est sans doute l’accessibilité au
plus grand nombre des documents visuels que celle-ci a rendue possible. Cette accessibilité
constitue un fait réel qui a pour résultat qu’un nombre croissant d’enseignants, non plus simplement
ceux d’archéologie et d’histoire de l’art, présentent aujourd’hui dans leur enseignement des
documents visuels. Dans ce contexte de la révolution digitale, l’ULB ne souhaitait pas rester en

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marge, de sorte qu’il y a eu toute une réflexion en 2009-2010 visant à transformer le cours
traditionnel de critique historique, donc le cours de critique historique textuel, en un cours plus
général intitulé « critique des sources » qui accueillerait non seulement la critique historique des
textes, mais également la critique historique des documents figurés.
Le but du cours sera de définir ce qu’est un document historique figuré, à la différence d’un
document historique écrit. Nous nous intéresserons à des documents historiques figurés qui se
présentent de manière explicite comme des documents, comme des images qui prétendent
reproduire une réalité ancienne donnée. Nous nous intéresserons également à des documents
figurés qui ne se donnent pas a priori comme des documents, mais que l’historien d’art peut fort bien
utiliser comme des documents. Nous essaierons de voir quels sont les faux semblants, les risques
que contient l’exploitation en tant que source historique de ce type de document.

Chapitre I : documents figurés explicites

Nous commençons par des représentations figurées qui, par le biais d’une légende, d’un
texte se présente à nous comme la reproduction de quelque chose. Nous verrons comment ces
documents figurés tiennent leurs promesses au terme d’un processus d’analyse qui nous amènera
à prendre en considération le caractère d’image, c’est-à-dire fondamentalement de chose fabriquée.

Le château de Middelburg

Intéressons-nous à une gravure du 17e siècle qui se trouve dans un ouvrage savant publié
en 1641 publié à Amsterdam, non pas à Cologne comme indiqué dans la légende. Nous sommes
dans le contexte des guerres de religion et l’auteur de cet ouvrage était un chanoine de la cathédrale
d’Ypres dans le nord-ouest de la Flandres. Il aura jugé bon de signaler que son ouvrage avait été
imprimé dans la très catholique Cologne plutôt que dans la calviniste Amsterdam. L’ouvrage est
rédigé par un érudit local du nom de Antonio Sanderus, nom flamand qu’il a latinisé et son ouvrage
s’appelle la Flandre illustrée, c’est-à-dire une description de ce comté particulièrement célèbre sur
la terre entière divisée en 3 tomes. Au 17e siècle, il y avait cet usage des titres-fleuves. Cette gravure
est accompagnée d’une légende qui nous dit que ce château de Middelburg appartient au très illustre
comte d’Isengien. Le château nous est présenté dans un environnement pittoresque avec des
personnages au premier plan habillé à la mode du 17e siècle. La légende constitue donc bien un
élément essentiel dans cette image. Il s’agit d’un document figuré explicite, ce qui signifie que la
légende établit un lien entre cette image et une localité, la ville de Middelburch en Flandres et renvoie
au château qui se serait trouvé dans cette ville. Cette ville ne doit pas être confondue avec la ville
de Middelburg en Zélande (Pays-Bas). Cette ville ancienne a conservé son Église Saints-Pierre et
Paul qui date du 15e siècle, ville dans laquelle on aperçoit en revanche aucun château. S’il y avait
un château à Middelburg, celui-ci a disparu. Il n’y a aucun document du 18e, 19e ou 20e siècle qui

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le mentionne. Nous pouvons estimer la valeur de ce témoignage a priori en parcourant la totalité de
la source. Il y a de nombreux exemplaires du tome I qui nous sont parvenus. En tournant les pages,
nous trouvons de nombreuses représentations d’édifices qui existent encore à l’heure actuelle de
sorte que nous pouvons opérer une confrontation utile entre ces illustrations et l’état actuel des
bâtiments.

Antonius SANDERUS, Flandria


illustrata, sive Descriptio
comitatus istids per totem
terrarium orbem celebernnimi, III
tomis absoluta (Description du
très célèbre Comté de Flandre
dans sa totalité en trois tomes), I,
Cologne, 1641.

Église Saints-Pierre et Paul, Middelburg


(west-Vlaanderen).

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Place de Brug,
à Bruges
dans
Sanderus
(1641).

Place du Beffroi à Bruges, dans Sanderus (1641). Il y a une


volonté de magnifier la place avec les nuages qui suggèrent
que la tour du beffroi s’élève à une hauteur absolument
vertigineuse.

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Au milieu, l’hôtel de ville du 14e siècle, à droite la Basilique du Saint-Sang et à gauche, le tribunal
du Franc (palais du Franc de Bruges). Ces édifices sont bien présents sur la gravure de 1641.Les
proportions sont différentes, on a souhaité représenter la place plus grande qu’elle ne l’était.
Il y a un effet d’amplification caractéristique du 17e siècle. La place du Beffroi est également
reproduite dans Sanderus et si on le compare à cet édifice aujourd’hui, il est clairement
reconnaissable.

Le couronnement charpenté
de la tour octogonale a été
détruit au 18e siècle par la
foudre.

Les graveurs qui ont travaillé pour Sanderus peuvent être considérés a priori comme extrêmement
fiables comme le montre cette illustration :

Cathédrale
Saint-
Donatien à
Bruges.

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La cathédrale se trouvait place du Bourg, face à l’hôtel de ville. Elle a été détruite à la Révolution
française. Bruges fait partie avec Liège, Cambrai et Arras des localités qui possédaient une
cathédrale qui a été détruite dans le contexte de la Révolution française. Cette cathédrale
aujourd’hui disparue est reproduite avec une attention toute particulière. Il y a une légende qui
montre que nous sommes dans le domaine des images qui se montrent à connaître comme des
documents au niveau de l’intention du producteur. Le graveur n’a pas effacé les différentes phases
de construction. En général, les cathédrales romanes et gothiques ont été construites en procédant
de l’est vers l’ouest, du cœur vers la nef et cela apparaît très bien ici. Nous avons un cœur roman
du 12e siècle avec des bandes lombardes. Ce sont des frises d’arceaux, des séries d’arcades qui
se trouvent au sommet des murs latéraux de l’édifice. Nous voyons également des fenêtres
terminées sour la forme d’arc en plein cintre. Le transept date déjà du début du 13e siècle. Il est
dans un style de transition entre le roman et le gothique lancéolé avec des ouvertures qui sont plus
étroites, un décor architectural très caractéristique du premier gothique. Enfin, nous avons une nef
qui remonte au 14e siècle avec des arcs brisés et non plus en plein cintre. La surface des fenêtres
est sublimisée en compartiments par des meneaux et des arcades. Nous sommes ici clairement
dans une architecture de style gothique rayonnant. La construction de l’édifice en procédant de l’est
vers l’ouest, porte des traces stylistiques que le graveur ayant travaillé pour Sanderus a fort bien
reproduites. Ces traces permettent encore aujourd’hui de dater assez précisément les phases de
construction de l’édifice.
L’intention de Sanderus était bien de représenter le château de Middelburg ou ce qu’il
considérait comme le château de Middelburg. Il convient évidemment de toujours juger un document
historique en fonction des intentions que l’on peut prêter à l’auteur, au graveur. Dans le cas présent,
nous avons une photographie de la page de titre de la Flandria Illustrata à une époque où les livres
ne comportaient pas de reliure. Au moment où on le vendait, le livre était un ensemble de pages qui
étaient reliées par l’acheteur qui prenait lui-même la décision de faire lier l’ouvrage de manière plus
ou moins luxueuse selon ses moyens. De sorte qu’il n’y avait pas de couverture standardisée. En
revanche, les livres comportaient ce qu’on appelle un frontispice, une page de titre qui pouvait
présenter un décor très élaboré comme c’est le cas ici. La partie inférieure de ce décor évoque une
porte triomphale, une façon d’entrer dans le livre. Nous apercevons les blasons des 3 évêchés du
comté de Flandre : Gand, Bruges et Ypres. D’autre part, nous avons une représentation allégorique
de la Flandre, un type d’image qui ne se donne pas comme une image documentaire, une image
reproduisant quasiment comme un portrait des édifices existants. Ici, nous avons une image
allégorique qui est signalée assez clairement comme telle étant donné qu’au premier plan nous
avons ces personnages assez étranges qui déversent de l’eau sur le sol. Le caractère relativement
absurde de la représentation si on la prend au premier degré suffit à signaler qu’il s’agit d’une
représentation qui doit être interprétée en termes de signes conventionnels. Nous avons deux
personnifications. À gauche, celle d’un fleuve avec une ville qui se trouve sur sa tête et à droite,
celle d’une mer avec un voilier qui se trouve aussi sur sa tête. Ce sont des représentations

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allégoriques, conventionnelles inspirées du modèle romain de fleuves et de mers sous la forme de
personnages masculins dénudés à longue barbe qui tiennent des récipients et qui déversent cette
eau. Il y a la mer du Nord à droite et l’Escaut à gauche qui traverse l’ancien comté de Flandres.
Nous sommes clairement dans une imagerie non pas de type documentaire, comme une sorte de
portrait d’une réalité visible, mais bien dans une imagerie qui fondamentalement visualise des
concepts. Il y a aussi la représentation de l’agriculture sous la forme d’une femme tenant dans ses
bras une corne d’abondance. Les animaux évoquent l’élevage. Nous avons un vague paysage
flamand avec une ville qui ne peut être identifiée clairement. Nous avons un paysage générique qui
complète cette image allégorique de la Flandres. C’est l’exemple clair d’une image sans vocation
documentaire.

Sanderus,
frontispice.

Sur la base de la gravure du château de Middelburg, les historiens ont identifié le château
sur un triptyque flamand dont l’auteur est Rogier de le Pasture. Tournaisien, il vient s’installer dans
les années 1430 à Bruxelles où il va flamandiser son nom en Rogier van der Weyden (traduction de
« prairie » en néerlandais) suivant un usage de l’Ancien Régime qui consiste à traduire les noms
propres. C’est sous ce nom qu’il va faire une remarquable carrière à Bruxelles. Il va notamment
réaliser ce triptyque conservé au Staatliche Museen à Berlin. Au revers, nous avons l’Annonciation
en grisaille et lorsque nous ouvrons le triptyque nous avons sur le panneau central une nativité avec
un personnage habillé à la mode bourguignonne de l’époque qui se trouve représenté en avant d’un
château qui présente des ressemblances remarquables avec le château de Middelburg. C’est sur la
base de ces ressemblances que l’on a considéré que le château représenté sur ce triptyque devait
être le château de Middelburg. Dans ces conditions, le portrait de donateur visible au premier plan
a pu être identifié avec le fondateur de la ville de Middelburg, un haut fonctionnaire de la cour du
duc de Bourgogne Philippe le Bon. Ce haut fonctionnaire qui s’appelle Pierre Bladelin (d’où le nom
du triptyque) aurait eu l’idée de faire représenter sur son triptyque non seulement ses propres traits,

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mais également son château. Ce qui plaide assez clairement en faveur du fait que ce triptyque s’est
bien trouvé à Middelburg c’est que l’on en conserve encore une copie sur toile du 17e siècle qui se
trouve toujours à l’église Saints-Pierre et Paul de Middelburg qui constitue vraisemblablement une
copie de substitution en échange de l’original lorsqu’il a quitté l’église. Nous voyons comment
fonctionne la démarche historique où, à partir de ce qui est considéré comme un document, il est
possible d’opérer des identifications. Le triptyque, qui comporte ce qui a été considéré comme une
image du château de Middelburg, devait vraisemblablement se trouver encore à Middelburg au
17e siècle. Quand la copie sur toile a été réalisée on a pu en attribuer la commande à Pierre Bladelin,
l’homme le plus riche Middelburg et le fondateur de la ville et c’est surement lui qui possédait le
château représenté a l’arrière-plan. Il était fier de ses habits et de son château.

Triptyque
Bladelin.

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La valeur de document de la gravure contenue dans Sanderus a été pendant longtemps
considérée comme parfaitement établie, nous en voulons pour preuve un ouvrage publié en 1934
par un historien de l’art néerlandais du nom de Jan de Jong. Il ne pouvait manquer d’étudier dans
son livre le triptyque Bladelin comportant ce qu’il considérait comme un véritable portrait du château
de Middelburg. Est-ce que ces correspondances ne sont pas par trop étroites ? La gravure du
17e siècle reproduit le château vieux à cette époque de plus d’un siècle et demi sans aucune
modification, comme s’il n’y avait eu aucune modernisation. Un détail plus surprenant encore est
celui du ventail droit de la porte qui est ouvert de la même façon. Les arbres qui dissimulent la partie
gauche de l’édifice sont également disposés de la même façon et même la girouette au sommet de
la toiture est orientée de la même manière. Cela fait trop de correspondances pour ne pas avoir le
soupçon qu’en réalité la gravure reproduit tout simplement un détail du triptyque Bladelin et qu’il y a
fondamentalement une dépendance pour le moins suspecte de la gravure par rapport au tableau du
15e siècle. La gravure, de prime abord, donne l’impression de reproduire le château au 17e siècle
puisque nous apercevons au premier plan des personnages en habit du 17e siècle, mais pour le
reste, les correspondances sont telles que l’on se pose des questions. Il se pourrait bien que la seule
partie remontant au 17e siècle dans cette gravure soit les habits du 17e siècle. Les spécialistes en
histoire des châteaux, les castellologues, ont également fait remarquer qu’il était surprenant que
Pierre Bladelin qui construit la ville au 15e siècle se soit fait construire un château dont le style est
manifestement démodé pour le 15e siècle. Il fait plutôt penser à des donjons du 12e siècle. Nous
pouvons remarquer qu’il s’agit véritablement d’un château du 12e siècle avec des baies géminées
romanes en plein cintre enserrées dans des arcs également en plein cintre. Du point de vue de
l’histoire de l’architecture, ce sont des fenêtres du 12e siècle ou du début du 13e siècle. La différence
est très nette avec un château du 15e siècle comme par exemple le Palais Grhuutuse à Bruges.
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Il est clair que ce prétendu château de Pierre Bladelin semble une anomalie. Dans l’œuvre de Rogier
de le Pasture, nous avons de nombreux exemples de tours romanes combinées à des édifices
gothiques.

Rogier de le
Pasture,
Tryptique de
Sainte-Colomba,
Munich, Alte
Pinakothek.

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Il représentait souvent des édifices romans dans ses arrière-plans. Nous avons une représentation
de l’adoration des mages avec un donateur et à l’arrière-plan, une ville censée évoquer Bethléem,
mais sous la forme d’une ville flamande avec des édifices gothiques modernes et romans plus
anciens. Il apparaît assez clairement qu’en réalité cette architecture, ce château avec un donjon
roman relève de formules qui s’observent fréquemment à l’arrière-plan des peintures de Rogier.
C’est une formule à laquelle il a eu recours dans d’autres de ses œuvres. C’est une formule qui nous
permettait de représenter une ville ayant une certaine épaisseur chronologique et Rogier aura estimé
qu’il représenterait Bethléem de manière suggestive en évoquant une ville comportant des édifices
romans et gothiques. D’ailleurs, la grange de la nativité est de style roman. De manière générale, le
style roman au 15e siècle sert à représenter une antiquité pour les peintres. Ils ne pouvaient pas
s’appuyer sur l’existence de ruines antiques. Ce fameux château de Middelburg est donc une
architecture de fantaisie créée par Rogier pour évoquer en termes anachroniques et donc très
suggestifs Bethléem. Ce qui est intéressant dans ce dossier c’est que vraisemblablement on a dû
considérer au 17e siècle, le château représentée de manière aussi réaliste par Rogier avait dû
exister. Le peintre qui a inventé complètement ce donjon a reproduit des tâches d’humidité et de
mousse sur la paroi et également sur les créneaux comme si ses constructions imaginaires inspirées
par des constructions réelles du 12e siècle ou du début du 13e siècle avaient été soumises au climat
humide de nos régions (photo ci-dessous).

Rogier de le Pasture, Tryptique Bladelin. Berlin,


Staatliche Museen.

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C’est cette fiction qui aura vraisemblablement abusé la famille des comtes d‘Isengien qui aura
considéré qu’était représenté sur le triptyque non seulement un glorieux ancêtre, mais également
un château ayant appartenu au Comte d’Isengien. À partir du 17e siècle, les tableaux du 15e siècle
sont en général rejetés en termes de goût et également pour des raisons d’ordre théologiques et
ses œuvres vont souvent être conservées que pour des raisons relevant de la gloire familiale comme
autant de documents renvoyant à l’histoire familiale et qui ne vont pas toujours être interprétés de
manière correcte. C’est au 17e siècle qu’est née la légende de ce château de Middelburg que ni
Bladelin, ni Rogier, ni Sanderus n’ont jamais vu. Château qui tout d’un coup en raison du pouvoir de
suggestion d’un arrière-plan d’un tableau flamand du 15e siècle a commencé à exister au point
d’être reproduit par un graveur travaillant pour Sanderus et à entrer dans un corpus des demeures
nobles et des châteaux de Flandres. Le graveur aura estimé qu’il rendrait ce château encore plus
suggestif en ajoutant des promeneurs du 17e siècle et en ajoutant également un saule du côté droit
rendu dans un style très caractéristique du paysage pittoresque flamand du 17e siècle. L’image a
été modernisée, ce qui explique qu’elle ait été considérée pendant si longtemps comme un
témoignage du 17e siècle relatif à un château qui n’a en réalité jamais existé si ce n’est dans
l’imaginaire d’un peintre flamand du 15e siècle.

La gravure de Wenceslas Hollar

Nous allons nous intéresser à un deuxième cas correspondant également à cette typologie
d’image qui se donne véritablement à connaître comme des documents par le biais d’une légende.
C’est dans cette légende que véritablement réside la prétention documentaire de l’image.

Wenceslas Hollar, Saint


Thomas de Cantorbéry,
1647.

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Il s’agit à nouveau d’une gravure sur cuivre représentant un personnage extrêmement important de
l’histoire sainte du nord de l’Europe, Saint-Thomas de Cantorbéry. Cette gravure est due à un
graveur originaire de Bohême qui a fait sa carrière à Anvers d’une part, grand centre d’édition et,
d’autre part, à Londres. La gravure est pourvue d’une légende en latin qui était la langue
internationale de l’époque (l’anglais du 17e siècle). S’agit-il vraiment d’une effigie de Saint-Thomas
appelé aussi Saint Thomas Becket comme le dit la légende ? Saint Thomas Becket est associé à
Cantorbéry et à la cathédrale la plus prestigieuse de l’Angleterre chrétienne puisque l’archevêque
de Cantorbéry est primat de l’Église d’Angleterre. Saint-Thomas est un évêque de Cantorbéry du
12e siècle qui devient archevêque de Cantorbéry en 1163. il va avoir un conflit avec Henri II
Plantegenêt, roi d’Angleterre. C’est essentiellement un conflit lié aux prérogatives de l’église par
rapport aux prérogatives royales. Henri II qui aspirait à renforcer le pouvoir royal va décider
d’éliminer purement et simplement Thomas Becket et va le faire assassiner en 1170. Son assassinat
va susciter un grand émoi et une condamnation de la part du Pape. Henri II va demander pardon au
Pape et faire enterrer dignement Saint-Thomas dans le chœur de la cathédrale de Cantorbéry en
1173. À partir de ce moment, la dépouille de celui-ci, qui sera canonisé quasiment dès sa mort,
considérée comme une dépouille sainte sera l’objet de pèlerinage et Cantorbéry va devenir un des
centres de pèlerinage les plus populaires de la fin du Moyen Âge dans le nord de l’Europe.

Cathédrale de
Cantorbéry.

Nous avons l’endroit où se trouvait son tombeau dans le chœur de la cathédrale. En effet, lorsque
le roi Henri VIII en 1538 va introduire la réforme anglicane dans son royaume, il va faire retirer de la
cathédrale ce martyre qui, d’une certaine façon de par son simple statut de Saint Martyr, continuait

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d’accuser de meurtre la Couronne d’Angleterre. Le tombeau et ses reliques vont disparaître en 1538.
Le culte de Saint-Thomas était extrêmement populaire en Angleterre chez ceux qui étaient restés
fidèles au catholicisme et c’est vraisemblablement pour ce milieu de catholiques anglais qui vivaient
en partie en exil dans les anciens Pays-Bas espagnols que Hollar a réalisé cette gravure. La gravure
relève, comme toutes les productions d’images dans cette société d’Ancien Régime, de stratégie
commerciale. Si on réalise ce portrait gravé, si on prend le temps de réaliser une matrice gravée au
burin c’est évidemment, car on espère tirer de cette image un revenu important. La légende qui
figure sur l’image relève toujours de stratégie commerciale. Il s’agit de vendre le produit par une
légende suggestive qui rencontrera l’intérêt du public potentiel. C’est ce qui explique le titre de Vera
effigies qui est utilisé, car ce terme de « vrai portrait » est un terme utilisé très souvent dans la
tradition chrétienne pour désigner des images dont l’authenticité est pleinement établie. Il a été utilisé
dès le Moyen-Âge notamment pour le voile de Sainte-Véronique, la fameuse relique du voile sur
lequel le Christ, au moment du portement de croix, aurait imprimé son visage conservé à Saint-
Pierre de Rome. Il est traditionnellement dénommé la Vera effigies. On suggère que ce portrait est
une vraie effigie de Saint-Thomas en utilisant un terme normalement associé aux vraies effigies du
Christ et plus particulièrement au voile mentionné ci-dessus. Ensuite, nous avons un commentaire
censé établir pour un public d’amateur d’art la vérité de cette image. On nous dit qu’Hollar a réalisé
cette œuvre selon un original de Van Eyck. La référence à Van Eyck considérait une énorme vérité
à cette image puisque celui-ci était encore considéré au 17e siècle comme peut-être le plus réaliste
de tous les portraitistes flamands.

Jean Van Eyck, portrait du cardinal Albergati (dessin).


Les inscriptions en néerlandais concernent l’état de la peau
du cardinal.

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Le tableau conservé à Vienne.

On a pu identifier l’original qu’il a utilisé. C’est un portrait de chanoine qui est conservé au conservé
aujourd’hui au Metropolitan Museum of Arts de New York.

Albrecht van Ouwater, portrait de


chanoine.

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C’est un portrait de chanoine qui remonte à l’époque de Van Eyck. C’est l’œuvre d’un peintre
hollandais du nom Albrecht van Ouwater. C’est un peintre qui a certainement été influencé par Van
Eyck. Peut-être que ce portrait passait pour une œuvre de Van Eyck. L’attribution à Van Eyck avait
peut-être été faite indépendamment de Hollar qui se sera dit qu’il était utile de mentionner le nom
de Van Eyck dans la légende de la gravure pour crédibiliser le fait que ce prétendu portrait était un
portrait extrêmement réaliste. Qu’Hollar lui-même ait jamais cru que ce personnage représentait
Becket est beaucoup plus difficile à admettre puisqu’on voit très bien la manipulation qu’il a fait subir
au portrait peint en ajoutant des mains en prière et en ajoutant surtout cette espèce de sabre enfoncé
dans le crâne de Saint-Thomas. Ce sabre constitue un élément fréquent de l’iconographie de Saint-
Thomas. La gravure ci-dessous date du 17e siècle. Elle date de la même époque de celle d’Hollar.
il n’y a aucune mention du fait qu’il s’agirait d’une véritable effigie et Hollar a dû considérer que sa
gravure serait d’avantage concurrentielle sur ce marché des représentations de Saint-Thomas. Il y
a la volonté par une légende particulièrement suggestive de donner l’impression qu’Hollar offre au
spectateur un véritable portrait de Becket là où d’autres graveurs ou peintres du 17e siècle réalisent
très clairement des images qui se donnent comme des interprétations modernes et subjectives. Ce
coup de bluff d’Hollar fait rire aujourd’hui, dans la mesure où il est tout à fait inimaginable que Van
Eyck ait pu réaliser un portrait de Saint-Thomas puisque Van Eyck n’est pas un contemporain de
celui-ci. C’est un peintre du 15e siècle et Becket a été assassiné en 1170 et, à l’époque où Saint-
Thomas a été assassiné, il n’y avait aucune pratique du portrait physionomique. Le portrait dit
ressemblant est une pratique qui se met en place en Italie au cours du 14e siècle et qui au nord de
l’Europe se développe à l’extrême fin du 14e siècle. Van Eyck est un des premiers portraitistes
accomplis au sens moderne du terme. Après la floraison du portrait physionomique dans le monde

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grec et romain, il n’y a plus de portrait physionomique dans l’histoire de l’art avant le 14e siècle (en
tout cas dans le monde européen). Il n’existe certainement aucune véritable effigie du Saint. La
légende qui figure au-dessous de la gravure est un exemple de stratégie visant à donner une plus-
value à une représentation figurée. La légende confère une plus-value commerciale et s’inscrit dans
une stratégie mercantile qu’il convient de démonter dans le cadre d’un cours de critique des sources.
Cette effigie a suscité un certain succès. Nous avons au-dessus à droite, une copie qui a été
exécutée au 19e siècle. C’est une copie lithographiée. Il y a visiblement des gens qui ont cru pendant
des siècles que grâce à un portrait perdu de Van Eyck on conservait les traits du Saint martyre.
En conclusion, les légendes figurant sur des gravures peuvent donner lieu à une illusion
documentaire. Le document accompagné d’une légende acquiert une valeur particulière. Nous
venons de rencontrer deux cas dans lesquels l’image ne tenait pas la promesse contenue dans la
légende. Nous voyons qu’il y a eu des personnes et même des historiens d’art qui se sont laissés
abuser par une illusion de document.

Cours 2 - 18/02/2021

Les portraits de Hans Memling

Nous allons continuer à nous intéresser à des images peintes ou gravées qui se donnent de
manière ouverte à connaître comme des documents, c’est-à-dire comme des images qui renvoient
à un fragment de réalité par le biais d’une inscription qui affirme que l’image en question représente
bien tel ou tel fragment du monde réel connu a priori du spectateur ou de l’acheteur de l’image. Ce
point mérite d’être élucidé dans la mesure où il apparaît très souvent que les inscriptions qui figurent
sur des images ont été apposées avec des intentions qui relèvent de stratégies commerciales.
L’inscription est un élément qui permet de renforcer le potentiel économique d’une image en
établissant un lien avec une réalité extérieure à cette image, une réalité plus ou moins importante
pour l’acheteur potentiel. L’inscription qui figure sur une image est constitutive de manière
intrinsèque de la valeur marchande de cette image. L’inscription n’est donc pas nécessairement
« honnête » comme on pourrait le croire dans une perspective idéalisant le passé. Il apparaît
souvent que des inscriptions ont pu être ajoutées à des images de façon à leur conférer une valeur
marchande supérieure. Cela a notamment été le cas pour des œuvres du 15e siècle, des portraits
qui ne présentaient plus nécessairement un intérêt considérable un siècle plus tard, au moment où
le modèle était décédé ou plus connu. Il apparaît que des collectionneurs ont souhaité contrer cette
diminution de valeur de l’image en dotant celle-ci d’une nouvelle identité. Nous en avons un exemple
ci-dessous.

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Il s’agit d’un portrait peint par un artiste flamand d’origine allemande du nom de Hans Memling. Il
s’établit à Bruges peu après 1465. Il va devenir le portraitiste favori des élites bourgeoises de la ville.
En 1480 (date qui figure en haut de l’encadrement), il va réaliser ce portrait de jeune femme
appartenant à une famille huppée de la bourgeoisie brugeoise, vraisemblablement la famille des
Moreel qui a fourni un bourgmestre à la ville de Bruges. Ce portrait tirait sa valeur du fait qu’il
conservait les traits de manière quasiment illusionniste d’une personne relevant de la haute société
brugeoise. Un siècle après, cette personne devait être décédée, on ne savait sans doute plus
exactement de qui il s’agissait et même si l’identité avait été conservée, elle n’intéressait plus grand
monde. À la fin du 16e siècle, le tableau a été pourvu d’inscriptions qui donnent au modèle
représenté une nouvelle identité plus intéressante pour l’acheteur potentiel. Il faut avoir une certaine
connaissance de l’histoire de l’art pour déterminer que ces inscriptions ne sont pas originales et
n’ont pas été apposées par Memling lui-même sur le tableau. Ce sont des inscriptions sans doute
même de la fin du 16e siècle. On peut le déterminer facilement dans la mesure où les caractères
sont des capitales romaines - dont l’usage s’impose à Bruges dans les années 1520-1530 - et non
plus des lettres gothiques utilisées de manière exclusive à Bruges au 15e siècle. Le cartouche dans
l’angle supérieur gauche présente une forme typique de la seconde moitié du 16e siècle. Ces
inscriptions affirment que cette jeune demoiselle n’est autre que la Sybille Sambetha, la Sybille
persique, l’une des sibylles qui auraient annoncé dans le monde païen la venue du Messie sur terre.
Ce portrait d’une jeune femme de la bourgeoisie brugeoise a été transformé par l’apposition
d’inscriptions en un portrait d’une Sybille de la tradition gréco-romaine et cette Sybille intéressait
beaucoup plus le public d’acheteurs potentiels. La peinture a changé d’identité. On a ajouté sur le
talus de l’encadrement, dans la partie intérieure, sous la forme d’un phylactère (l’ancêtre des bulles
dans les bandes dessinées modernes), une citation attribuée à cette Sybille en relation avec le salut
de l’humanité.

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Ce genre de changement d’identité met en évidence le fait que l’inscription dans l’histoire de l’art
occidental constitue un levier permettant d’augmenter la valeur d’une œuvre, notamment lorsque le
sujet de cette œuvre n’intéresse plus le public potentiel suite au passage du temps. D’autres œuvres
de Memling ont également reçu au cours des siècles une nouvelle identité.
Ce portrait d’homme du Metropolitan Museum of Art de New York a été pourvu à un certain moment
d’une auréole. On a transformé le personnage en saint et on lui avait ajouté entre les mains une
flèche qui transformait le portrait d’homme en une effigie de Saint-Sébastien. On a considéré qu’un
changement d’identité était souhaitable pour cette œuvre. Les ajouts ont été enlevés par un
restaurateur moderne. Nous voyons simplement des traces plus sombres qui correspondent à la
flèche et à l’auréole. Ici, le changement d’identité ne passe pas par une inscription, mais par
l’adjonction de motifs visuels qui correspondent à un saint particulier.

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Attardons-nous sur un dossier qui a beaucoup intéressé les historiens d’art : le dossier des
portraits de Lambert Lombard. Lambert Lombard a orné pendant les années soixante et au début
des années septante, un billet de banque belge qui a été très largement diffusé : le billet de cent
francs correspondant à deux francs cinquante. C’était une somme non négligeable à l’époque et les
enfants recevaient un Lambert Lombard lorsqu’ils étaient sages.
Nous sommes dans le contexte de l’État belge qui doit affirmer, notamment par les billets de
banque, une identité collective belge tout en tenant compte du fait que depuis 1963, la Belgique se
compose de deux ethnies dont les droits identitaires sont de plus en plus largement reconnus : les
Flamands et les Wallons. Dans ce contexte d’une Belgique composée de deux peuples, il convient
que les symboles nationaux soient justement et symétriquement répartis entre les deux
communautés. Puisqu’il y a la peinture flamande, il fallait qu’il y ait la peinture wallonne. Il fallait
honorer les grands maîtres de la Renaissance de chaque communauté. Dans ce contexte, la figure
de Lambert, peintre liégeois de la Renaissance - une figure connue dont on possède des œuvres -
apparaissait comme un personnage tout à fait digne d’être honoré par un billet de la Banque
Nationale de Belgique. Lambert intéresse depuis la fin du 19e siècle les milieux érudits liégeois qui
s’efforçaient de créer une histoire de l’art wallon (bien avant les années soixante) qui pourrait
répondre à l’histoire de l’art flamand. Lambert est une personnalité qui va retenir d’autant plus
l’attention des chercheurs que celui-ci avait déjà retenu l’attention des contemporains et il est
d’ailleurs le premier artiste de nos régions à avoir bénéficié en 1565 de ce que l’on peut considérer
comme la première monographie consacrée à un artiste de nos régions qui ait jamais été publiée.

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Dominique Lampson élève de Lambert publie à Bruges une vie du très célèbre peintre
éburon. Les Éburons sont un peuple mentionné par César qui aurait peuplé plus ou moins la région
de Liège. L’œuvre est publiée de son vivant (il est mort en 1566). Ce portrait imprimé figure sur le
frontispice de la monographie sur Lombard publiée à Bruges en 1565 en latin (la langue
internationale du moment) avec une inscription « Lambert Lombard peintre liégeois », avec son âge
(il aurait eu 45 ans). La date est écrite en chiffres romains. On en déduit qu’il a dû naître vers 1505-
1506. C’est ce portrait de 1551 de Lambert à l’âge de 44 ans qui orne le frontispice de la première
monographie sur Lambert Lombard.

Le portrait-obiit.

En 1954, la ville de Liège fait l’acquisition du portrait ci-dessus. Ce portrait est pourvu d’une
inscription sur l’encadrement. On peut lire en haut « Lambert Lombard en toute chose j’ai espéré en
Dieu ». En contrebas, sur le talus du cadre, on lit la date de sa mort. La ville de Liège était
particulièrement enchantée d’accueillir une telle œuvre qui concernait la plus grande figure de la
Renaissance liégeoise. Ce portrait semblait compléter la galerie de portraits qu’on associe à
Lambert.

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Le portrait aux bésicles.

Le portrait le plus célèbre de Lambert est celui ci-dessus et est conservé au Musée des
Beaux-Arts de Liège. Il existe plusieurs autres exemplaires et, depuis le début du 18e siècle, une
tradition érudite affirme qu’il s’agit d’un autoportrait. La chose a parfois été contestée. Il y a une
tradition érudite qui remonte à un érudit liégeois du nom de Abry qui identifie cette série de portraits
(il y en a plusieurs exemplaires) à des portraits de Lambert Lombard.

Au portrait gravé
et au portrait peint s’ajoute donc en 1954, un troisième portrait du même Lambert avec cette
possibilité exceptionnelle pour l’histoire de l’art du 16e siècle de pouvoir contempler le même
personnage historique à trois âges différents. C’est en tout cas la conclusion qu’en ont tirée plusieurs

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historiens de l’âge liégeois. Particulièrement, la confrontation du portrait aux bésicles avec le portrait-
obiit est apparue comme une possibilité de se faire une idée concrète du parcours existentiel de
l’artiste.

Voici un article de Jean Yernaux :

Liège était une ville avec une grande activité de viticulture. Toute la rive gauche de la Meuse était
plantée de vignes qui disposaient d’un bon ensoleillement. Nous savons par les documents que
Lambert était non seulement actif comme peintre et graveur, mais qu’il s’occupait également de la
gestion d’un vignoble à Sclessin. Yernaux est convaincu qu’il s’agit du même personnage qui est
représenté sur les deux tableaux. L’homme aux bésicles représenterait Lambert qui aurait la
quarantaine (comme sur la gravure de la monographie) et l’autre portrait représenterait Lambert âgé.
La même conclusion se retrouve dans un ouvrage d’André Piron à forte connotation identitaire
wallonne :

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À une époque, le portrait aux bésicles et le portrait-obiit étaient tous deux présents au musée d’art
wallon. On voit quelles conclusions ont été tirées des inscriptions présentes sur le portrait-obiit. Ce
qui se présente à nous comme un document figuré, le portrait d’une personne donnée à un âge
donné, a été considéré comme un document fiable par toute une génération d’historien de l’art
liégeois qui a été très heureux de pouvoir enrichir d’une dimension aussi personnelle, aussi
individuelle, la vie de Lambert Lombard. En général, pour la plupart des peintures du 15e siècle ou
de la première moitié du 16e siècle, nous ignorons quel visage ils pouvaient présenter et nous
ignorons également quelles furent les transformations physiques de leur apparence durant leur vie.
Le fait de posséder deux portraits d’un même artiste du milieu du 16e siècle à deux moments
différents de sa vie enrichit la biographie de Lambert d’une manière qui n’est certainement pas
fréquente dans le nord de l’Europe au 16e siècle.
En réalité, il apparaît que ce prétendu portrait-obiit de Lambert n’est nullement un portrait-
obiit de celui-ci et que l’œuvre ne présente aucune relation avec le milieu artistique liégeois du
16e siècle. L’œuvre peut être attribuée à Barthel Bruyn le Jeune, fils de Barthel Bruyn l’Ancien, un
portraitiste colonais du 16e siècle. Père et fils ont été les figures dominantes de la peinture colonaise
de la Renaissance, en particulier dans le domaine de l’art du portrait.

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Barthel Bruyn l’Ancien, Arnold von Brauweiler.

C’est à Cologne que s’est imposée la formule que l’on ne rencontre quasiment jamais dans l’art des
anciens Pays-Bas ni dans celui de la principauté de Liège, la formule des panneaux cintrés. Cette
formule est attestée au 16e siècle dans la peinture flamande, mais uniquement pour les
représentations au caractère religieux (effigies du Christ ou de la Vierge). Cette forme du panneau
cintré ne se retrouve quasiment jamais dans le portrait de nos régions alors qu’elle est extrêmement
fréquente dans le portrait colonais du 16e siècle. Ce type d’encadrement cintré est véritablement
une marque de provenance colonaise. Il n’y a guère de doute à avoir quant au fait que le portrait-
obiit de Lambert est en réalité une œuvre colonaise de la seconde moitié du 16e siècle probablement
réalisée par Barthel Bruyn le Jeune.
On conserve un nombre énorme de portraits colonais du 16e siècle. La chose est
certainement due à la grande quantité de portraits qui y ont été produits. Elle est due également à
la qualité remarquable des portraits qui ont été, en raison de la virtuosité de l’exécution des œuvres,
conservés par les collectionneurs. Ce qui est assez manifeste, c’est qu’un portrait colonais des
années 1560 a dû se retrouver, au 19e siècle, dans les mains d’un collectionneur liégeois et celui-
ci (peut-être frappé par une vague ressemblance avec le visage de Lambert) s’est dit qu’il y avait la
possibilité de transformer ce portrait d’un bourgeois dévot colonais en un portrait funéraire de
Lambert. Il est apparu il y a quelques années, suite à un examen de laboratoire, que l’inscription qui
figure sur l’encadrement recouvre une inscription en allemand malheureusement fragmentaire qui a
été en partie traduite en latin puisque l’inscription en allemand affirme également que le modèle

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représenté a « pour toute chose remis son espoir en Dieu ». Ce qui est intéressant c’est que l’identité
de ce bourgeois colonais n’intéressait guère le public liégeois ou belge de la fin du 19e siècle,
époque de la falsification, et il s’agissait pour un collectionneur, peut-être un marchand, de donner
une plus-value au tableau en en faisant un document authentique concernant une figure clé du
discours d’histoire de l’art liégeois, à savoir Lambert Lombard. Le portrait colonais a été maquillé,
l’inscription allemande a été remplacée par une inscription latine et porte clairement la trace de
l’époque où l’on pratiquait encore l’exercice de thème latin (la traduction du français vers le latin),
exercice qui est aujourd’hui vigoureusement interdit par les instances pédagogiques de la
Communauté française Wallonie-Bruxelles. Ici, c’est du thème allemand-latin qui a été fait par la
personne qui a composé cette inscription latine qui a abusé les spécialistes de Lambert jusqu’au
début des années nonante du 20e siècle.

Le rhinocéros, Albrecht Dürer

Nous allons nous intéresser à une autre légende qui ne peut pas être suspectée d’avoir été
ajoutée par un collectionneur désireux de conférer une plus-value à un objet ancien. La légende
figure en effet dans la gravure. Ce n’est pas une légende qui a été peinte à la main sur un
encadrement qui a été ajoutée à un tableau ancien. La légende fait véritablement corps avec la
gravure même si cette légende a été non pas gravée sur la plaque en bois, mais composée avec
des caractères mobiles en plomb comme s’il s’agissait d’une page de livre.

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Nous avons sous les yeux l’une des gravures les plus célèbres de l’histoire de l’art, le fameux
rhinocéros du graveur allemand Albrecht Dürer qui signait ses œuvres avec le monogramme « AD »
qui l’a rendu célèbre. L’une des sources des logogrammes utilisés dans tout le système de modèle
des marques se trouve dans les signatures d’artistes. Plus particulièrement encore, dans les
monogrammes d’artistes. Avec son célèbre « AD » Albrecht a eu un impact visuel sur ses
contemporains en créant une sorte de marque associée à des images qui pouvaient être des pièces
uniques comme des tableaux, mais également des multiples comme c’est le cas de ses gravures
sur bois ou sur cuivre. Ici, il s’agit d’une gravure sur bois qui a connu un succès énorme et qui a
véritablement marqué toute l’autorité de l’artiste, contribuant ainsi au succès de cette image de
rhinocéros jusqu’au début du 18e siècle.
En 1515, Dürer réalise cette gravure qui est accompagnée d’un commentaire en allemand.
Elle est rédigée dans un allemand qui se veut standard. La gravure est un objet qui connaît dès le
début de la gravure sur bois à la fin du 14e siècle et de la gravure sur cuivre à partir du milieu du
15e siècle une diffusion internationale. Les inscriptions sont donc soit en latin soit en langue vulgaire,
mais sous une forme de la langue vulgaire qui pouvait être comprise sous un large territoire. Ce
n’est certainement pas l’allemand que Dürer parlait lui-même, mais un allemand qui pouvait être
compréhensible bien au-delà de là où il habitait.

Voici la légende :
Nous avons ce commentaire qui présente une précision documentaire et l’affirmation que le
rhinocéros est ici portraituré (le mot allemand correspond au mot « portraituré » en français). On dit
qu’il s’agit bien du portrait d’un rhinocéros. Ce portrait a un intérêt particulier dans le contexte
historique de 1515 puisque le rhinocéros est un animal qui, depuis la fin de l’Empire romain, n’était
connu qu’à travers des descriptions littéraires. On n’avait plus vu de rhinocéros en Europe depuis la
fin de l’Empire romain même si on savait qu’il existait, car il y en a une description dans un ouvrage
de Pline l’Ancien, Naturalis Historia. Pline l’Ancien est un encyclopédiste latin du 1er siècle de notre

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ère. Dans son livre, il nous laisse un passage relatif au rhinocéros. Ce passage a été lu et copié
pendant tout le Moyen-Âge sans que l’on ne sache précisément à quoi ressemblait vraiment un
rhinocéros étant donné qu’on en avait plus vu en Europe depuis sans doute le 4e siècle de notre
ère, lorsque s’est effondrée cette pratique des Romains qui consistait à aller chercher des bêtes
sauvages en Afrique et à les présenter lors de jeux, notamment dans le Colisée. Le texte de Pline
sur le rhinocéros avait créé toute une série d’attentes visuelles, on était curieux de savoir à quoi un
rhinocéros ressemblait vraiment, car il n’y avait pas de doute quant à son existence. Il est intéressant
de voir que le texte qui accompagne la gravure de Dürer, reprend des éléments du texte de Pline.
Notamment, le fait que les rhinocéros auraient l’habitude d’affûter leur corne unique sur les pierres
et qu’il serait l’ennemi héréditaire de l’éléphant. On voit très bien que, dans la stratégie commerciale
de Dürer, il s’agissait de produire une image du rhinocéros en lien avec les attentes du spectateur
cultivé qui ne connaissait le rhinocéros qu’à travers la description de Pline et les réécritures en
langue vulgaire de l’Historia de celui-ci.
Évidemment, il n’y a pas de doute quant au fait qu’un éléphant a bien été offert en 1512 au
roi Emmanuel du Portugal. Ce qui est assez clair c’est que Dürer ne l’a jamais vu et que c’est lui qui
va inventer le rhinocéros pourvu de plaques qui évoquent des carapaces de tortue. Le rhinocéros
d’Asie ne possède pas de carapace osseuse. Il y a ici un imaginaire de l’armure animale qui vient
des armures de chevaux en métal (produites dès le 14e siècle pour l’homme et dès le 15e siècle
pour le cheval), lorsqu’on a commencé à habiller l’homme et le cheval de plaques de métal. En lien
avec cet imaginaire de l’armure animale, Dürer a produit un rhinocéros avec des carapaces et même
cette pointe qui évoque une corne de licorne. C’est évidemment de l’imaginaire qui crée une image
extrêmement séduisante du rhinocéros en le rapprochant de la sphère du monstre. Ce qui
véritablement rend cette image extrêmement attractive d’un point de vue commercial est cette
prétention d’authenticité, puisque l’auteur affirme qu’il a fait le portrait du rhinocéros et donne des
informations sur sa couleur. Dürer a dû avoir sous la main un dessin assez synthétique d’un
rhinocéros et s’est dit qu’il réussirait à en faire une exploitation commerciale en combinant
habilement les attentes concernant le rhinocéros forgé par la tradition encyclopédique latine et
d’autre part, des éléments de l’imaginaire moderne comme les armures des chevaux, le monde des
tournois. Ce qui est certain c’est que la gravure a eu un succès énorme.
Il y avait toute une tradition chez Dürer consistant à offrir des images d’animaux monstrueux.
La gravure est un art commercial, ce sont des images qu’il s’agit de vendre comme sur les marchés,
par exemple.

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En 1494, il avait déjà réalisé cette gravure reproduisant une truie monstrueuse qui était née dans un
petit village alsacien du nom de Landser. Il avait offert une visualisation de cette truie monstrueuse
malgré le fait qu’il ne l’avait jamais vue. Il y avait un texte de l’humaniste Sébastien Brant qui décrit
cette truie et c’est à partir de cette description que Dürer avait mis sur le marché l’image de l’animal.
On voit assez facilement qu’il ne s’était jamais rendu en Alsace, en tout cas pas à Landser puisque
le paysage n’évoque qu’assez peu le lieu. Il n’empêche que cette gravure a été un succès. Procédant
sur cette même voie, mais avec l’adjonction d’une légende qui renforce l’attractivité du produit, Dürer
met sur le marché l’image du rhinocéros en 1515. La gravure va avoir un très grand succès, car il y
en aura encore des tirages au 17e siècle. Assez rapidement, il va y avoir des imitations et un graveur
italien du milieu du 16e siècle du nom d’Enea Vico, va réaliser une version sur cuivre du rhinocéros
de Dürer. Le monogramme « AD » est remplacé par un monogramme « EV » qui correspond au
nom du graveur italien. En contrebas, nous avons une légende en italien qui s’inspire de celle en
allemand. Nous retrouvons le terme italien « ritratto » (portrait). On nous présente l’image comme
un portrait bien que ça ne soit pas le cas. On nous dit que le rhinocéros est recouvert d’écailles
semblables à celles de la tortue.

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Pieter Coeck van Aalast.
Projet de tapisserie
conservé au British Museum
de Londres de l’artiste
flamand Pieter Coeck van
Aalst, dans les
années 1540-1550. On y
voit un éléphant et le
rhinocéros blindé de Dürer.

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Le succès de la gravure de Dürer sera tel que, lorsqu’on représente dans l’art occidental dans la
seconde moitié du 16e siècle (et ça sera encore le cas au 17e siècle) des rhinocéros, c’est toujours
le rhinocéros de Dürer. Ce portrait a abusé l’opinion publique.
Encore en 1684, un peintre animalier anglais du nom de Francis Barlow va réaliser une
représentation d’un rhinocéros et d’un éléphant gravé par un graveur hollandais du nom de Jan
Griffier établi à Londres. On peut lire dans la légende qu’il s’agit d’une représentation véritable
dessinée sur le vif.

On a encore des échos qui renvoient à Pline l’Ancien et Dürer. Ce qui est intéressant, c’est qu’en
1684, un vrai rhinocéros a été amené à Londres, mais beaucoup ne l’ont pas vu et la gravure qui a
été publiée à la suite de cette présentation officielle publique d’un rhinocéros ne s’inspire pas du

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rhinocéros montré, mais du rhinocéros de Dürer. On a fini par s’apercevoir que l’image relevait de
la falsification, mais elle va conserver un pouvoir de fascination.

Pietro Longhi, Rhinocéros.

Il faut attendre le 18e siècle pour que d’autres rhinocéros soient présentés en Europe,
notamment un rhinocéros qui a été présenté en 1751 à Venise. Pour l’occasion fut réalisé ce vrai
portrait (vero rittrato) de la main de Pietro Longhi, peintre vénitien du 18e siècle suite à une
commande du patricien de Venise présent sur le portrait (au milieu en orange) qui s’est fait
représenter parmi les spectateurs. Nous avons un véritable portrait qui a mis, d’une certaine
manière, fin au règne de la gravure de Dürer et a apporté une réfutation à une image qui a connu
un succès tout à fait exceptionnel dans l’histoire de l’art grâce à la combinaison osée d’une part ,du
rhinocéros en armure et d’autre part, un jeu sur les attentes du spectateur modelées par l’Histoire

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Naturelle de Pline l’Ancien et également de l’usage du mot « portraituré » de la part d’un artiste
comme Dürer, artiste qui était particulièrement connu en tant que portraitiste.

cours 3 - 25/02/2021

Voici un exemple d’une inscription qui apporte une dimension documentaire à un tableau. Il
s’agit d’un portrait de Van Eyck. La particularité de ce tableau est que nous conservons son
encadrement d’origine, ce qui est relativement rare. Généralement, aux 17e et 18e siècles, on
considérait que les encadrements anciens n’appartenaient pas nécessairement à l’œuvre et on
remplaçait généralement l’encadrement par un encadrement moderne.

Or, au 15e siècle, l’usage était d’apposer des inscriptions plus souvent sur l’encadrement que sur le
tableau lui-même, notamment les signatures de peintre qui sont assez rare au 15e siècle dans les
anciens Pays-Bas, mais qui ne sont tout de même pas exceptionnelles. Lorsque l’encadrement était
retiré et remplacé, les informations qui figuraient sur l’encadrement d’origine étaient souvent
perdues.

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Il n’y a aucune raison de douter des informations qui se trouvent sur l’encadrement. Les informations
concernent un personnage connu des historiens grâce à des documents d’archives de Bruges et de
Damme. Ian est notamment mentionné dans les années 1440 comme doyen de la corporation des
orfèvres de Bruges. C’est un homme qui fait une brillante carrière, car il est arrivé à la tête de la plus
riche des corporations de Bruges. Dans sa main droite, il tient une bague, car il est orfèvre. C’est un
attribut de son métier. C’est assez rare de se faire représenter avec un attribut de son métier au
15e siècle, mais lorsqu’on exerce un métier aussi prestigieux que Ian, on tenait à le montrer. On sait
qu’en 1455, il va offrir de ses deniers un prix à l’occasion d’un concours de façades ornées pour
l’entrée de Philipe le Bon à Bruges. Le magistrat de Bruges avait décidé que les maisons de la ville
devaient être ornées et pour encourager les bourgeois à décorer leur maison, Ian — qui était un
personnage semi-officiel de la vie brugeoise avait financé un prix destiné à récompenser la plus
belle façade. Ces informations peuvent être complétées par le tableau qui a valeur d’un document
d’archive. Le tableau avec son inscription nous donne notamment la date de naissance de Ian et
c’est extrêmement rare de conserver la date de naissance d’un artiste ou d’un artisan du 15e siècle.
Généralement, on possède la date de naissance des nobles à cette époque. Il faut attendre la fin du
16e siècle et le début du 17e siècle pour que les nouvelles consignes imposées aux curés de
paroisse par le Concile de Trente amènent ceux-ci à noter dans des livres de baptême le jour du
baptême de chacun de leurs paroissiens. C’est une nouveauté. Par exemple, nous ignorons la date
de naissance de Van Eyck.

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Nous remarquons que l’inscription commence par une croix. Ensuite, nous avons un petit lion qui
est le poinçon de l’orfèvre. Van Eyck a donc trouvé intéressant d’écrire le nom, non pas en toutes
lettres, mais avec le lion pour désigner « de Leeuw ». Son poinçon nous est perdu, nous ne
possédons d’ailleurs aucune de ses orfèvreries. L’orfèvrerie du 15e siècle est assez mal conservée,
notamment parce que le matériau précieux a été réutilisé pour des objets d’avantage conformes au
goût moderne. Grâce à Van Eyck, nous avons vraisemblablement la copie du poinçon de Ian. La
fidélité de Van Eyck en tant que portraitiste est bien établie, car nous possédons ce fameux dessin
de Dresde, réalisé pour un portrait qui a souvent été nommé « le portrait du Cardinal Albergati ».
Nous possédons le dessin de Dresde et le tableau conservé à Vienne. Sur le dessin, nous avons
une série d’annotations extrêmement précises concernant le personnage, notamment la couleur
d’une de ses verrues.

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Nous pouvons faire l’expérience de cette valeur documentaire des peintures de Van Eyck devant ce
célèbre panneau qui a été commandé par un chanoine du chapitre Saint-Donatien à Bruges du nom
de Georges Van der Paele. S’il n’y a aucun doute quant à l’identité du personnage représenté à
droite de la Vierge, c’est parce que le tableau a été conservé dans son encadrement primitif. Nous
avons donc une série d’inscriptions qui mentionne notamment Van der Paele. Il est connu comme
étant le donateur de ce panneau funéraire qui se trouvait jadis à la cathédrale de Bruges, mais il est
également connu par une série de documents d’archives du chapitre de Saint-Donatien qui nous
permet de suivre sa brillante carrière ecclésiastique. Il avait travaillé auprès de la curie à Rome
comme secrétaire et ensuite arrivé à un âge canonique, il est retourné à Bruges au chapitre Saint-
Donatien. Les informations fournies par les archives peuvent être complétées par le portrait réalisé
par Van Eyck. Sur la base du dessin de Dresde, on sait avec quelle précision il exécutait les portraits
et on peut postuler qu’en 1436, quand le panneau fut achevé, Van der Paele devait avoir cette
physionomie.
C’est le caractère a priori crédible des portraits du peintre qui a amené un médecin belge,
au début des années cinquante, à publier un ouvrage nommé Rigueur de Jan van Eyck et Jules
Desneux essaie de porter un diagnostic de médecin spécialiste des affections cutanées sur Van der
Paele. La précision du portrait est telle qu’elle a pu servir de support à un diagnostic médical.

Chapitre II : documents figurés implicites

À présent, nous allons nous tourner vers des représentations figurées qui peuvent constituer
des documents, mais seulement de manière implicite. Il ne s’agit pas de représentations figurées
qui se donnent de manière évidente à nous comme des documents. Nous allons considérer une
série d’images, dont on peut avec plus ou moins de rigueur et de légitimité faire des documents
visuels à condition de respecter un certain nombre de règles. Tout d’abord, mettons en évidence le
potentiel documentaire de toute représentation figurée. Tout représentation figurée possède un

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potentiel documentaire plus ou moins important. L’existence de ce potentiel s’explique par la nature
même des signes visuels qui constituent une représentation figurée. Pour reprendre les concepts
créés par un philosophe allemand du 18e siècle, Lessing, dans un ouvrage intitulé Laocoon, on peut
dire que les peintres, sculpteurs et autres pratiquants des arts figurés, travaillent avec des signes
naturels, et ce par opposition, aux écrivains et aux poètes qui travaillent avec des signes arbitraires.
Les signes linguistiques sont caractérisés par une dimension arbitraire. Dans chaque langue, les
objets portent un nom différent et la relation signifiant-signifié est une relation conventionnelle,
arbitraire. En revanche, les arts figurés œuvrent avec des signes naturels qui désignent quelque
chose par un rapport de ressemblance plus ou moins important. C’est cette désignation par
ressemblance, qui fait qu’une part de réalité visible de l’époque où l’œuvre a été réalisée entre dans
l’image. Cette part peut être plus ou moins importante, il y a un degré de ressemblance plus ou
moins important entre la représentation figurée et la réalité qui est visée par cette représentation
figurée, car il y a une part importante de convention dans les arts figurés. On peut construire une
réalité conventionnelle avec des signes naturels. Il y aune présence du monde visible dans lequel
vit l’artiste et le public auquel il s’adresse. Il y a une part de ce monde naturel qui entre en
composition dans les images. Nous pouvons identifier dans une représentation figurée un certain
nombre d’éléments alors que la culture que représente l’image ou la langue nous est étrangère. La
quantité d’informations utilisable qui entre dans l’image varie d’époque à époque. La qualité
documentaire d’une représentation figurée est fondamentalement une variable historique.

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Ce tableau peint au début du 17e siècle par Annibale Carracci présente la lapidation de Saint
Etienne. L’épisode se serait déroulé dans les années 30-40, du premier siècle de notre ère, après
la mort du Christ. Cet épisode est représenté par un artiste qui a une connaissance du texte biblique.
Concernant la valeur documentaire de l’œuvre (l’époque et le milieu dans lequel l’artiste a vécu),
elle nous apporte peu d’informations sur le monde dans lequel vivait le peintre et sa clientèle. En
effet, Annibale est un peintre moderne qui s’efforce de représenter les épisodes bibliques en les
projetant dans le monde visuel de l’Antiquité tel qu’il pouvait le reconstituer à partir des témoignages
archéologiques, notamment des sarcophages et bas-reliefs romains. Les personnages sont habillés
en partie à l’antique et non à la mode contemporaine. Le peintre s’efforce de reconstituer la
Jérusalem du premier siècle de notre ère à partir de représentations romaines du premier et du
deuxième siècle de notre ère.
Si Annibale nous fournit assez peu d’informations dans ses peintures religieuses sur l’époque
et le milieu dans lequel il a vécu, ce n’est pas le cas d’un peintre flamand du 15e siècle. Au
15e siècle, dans les anciens Pays-Bas en particulier, l’usage est d’actualiser l’épisode chrétien et
de le projeter dans le monde dans lequel vivait l’artiste. Nous avons ici une représentation de la
Visitation. C’est une peinture qui a pour base un texte biblique, l’Évangile de Luc. C’est la rencontre
entre Marie et sa cousine Élisabeth. Les deux femmes constatent qu’elles sont enceintes de manière
surnaturelle. Élisabeth avait largement dépassé l’âge auquel une femme peut espérer une
grossesse et Marie était vierge. Elles constatent avec émerveillement qu’elles sont enceintes, l’une
de Jésus, l’autre de Saint Jean-Baptiste.

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L’épisode se serait déroulé autour de l’an un de l’ère chrétienne. Ce qui est intéressant dans le cas
de ce tableau qui remonte aux années 1450, c’est que le paradigme de la représentation historique
de goût renaissant n’existait pas encore et le peintre représente l’épisode biblique comme s’il s’était
déroulé dans les anciens Pays-Bas dans les années 1450. Les personnages sont habillés à la mode
du 15e siècle avec de lourdes robes fourrées à l’intérieur. C’est la mode bourguignonne
contemporaine à laquelle Rogier fait écho. À l’arrière-plan, on a un édifice avec une tour du 12e,
début du 13e siècle et une salle qui remonte au 15e siècle. L’architecture et la mode sont celles de
nos régions. Il y a une projection dans l’espace-temps contemporain de l’épisode biblique. Ceci
indique clairement qu’au 15e siècle, même une représentation d’un épisode biblique a une valeur
de document historique concernant le monde visuel de l’époque dans laquelle travaille l’artiste,
valeur qui dépasse largement celle d’un tableau comparable au 16e et au 17e siècle où
normalement, la Vierge et Sainte-Anne seraient représentées en habit pseudo-antique dans une
architecture s’inspirant également de l’Antiquité. La quantité de réalité visible contemporaine que
peut contenir une image à caractère religieux est une variable. Au 15e siècle, dans nos régions,
même les épisodes empruntés à l’Antiquité classique étaient représentés en habit contemporain.

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Nous avons ci-dessus la photographie d’une tapisserie bruxelloise. De prime abord, on imagine
difficilement qu’il s’agit de l’histoire d’un roi de Rome, Tarquin l’Ancien. Il faut lire les inscriptions
pour comprendre qu’on reproduit des épisodes empruntés à la vie de Tarquin l’Ancien telle que
racontée par Tite Live. Nous avons des représentations actualisées. Ce principe d’appropriation
locale du texte, nous la retrouvons aussi bien pour les textes religieux et profanes au 15e siècle.
Toute image présente donc un potentiel documentaire qui varie d’époque à époque et de
culture à culture. Ce potentiel réside dans la nature même du signe figuratif qui ressemble à ce qu’il
représente. Il y a toutefois dans la représentation figurée une part de convention et l’on ne peut
distiller une information documentaire sur le monde dans lequel vivait l’artiste que pour autant que
l’on connaisse certains codes de représentations. Les conventions qui gouvernent l’âge égyptien
pharaonique entre le troisième millénaire avant notre ère et l’époque augustéenne sont bien
connues : le visage de profil et le corps de face avec parfois le rabattement des épaules, aussi bien
dans la peinture que dans le relief. Il faut avoir ses conventions en tête si l’on veut tirer des
informations concernant la culture matérielle de l’Égypte ancienne à l’époque pharaonique. Il faut
éviter de considérer que la représentation figurée, parce qu’elle désigne par ressemblance, serait
fondamentalement une simple reproduction de la réalité visible. Nous avons ci-dessous dans cette
caricature, une démonstration du risque qu’il peut y avoir à mettre entre parenthèses la part de
convention qui s’observe quasiment dans toute représentation figurée.

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De manière anachronique, un humoriste français du nom de Daniel Alain, en 1955,a imaginé une
sorte d’Académie des Beaux-Arts dans l’Égypte pharaonique avec des élèves qui travaillent d’après
le nu. La jeune femme qui pose a pris une position conventionnelle dans l’art égyptien comme si tout
cela avait été étudié lors d’une séance de pose comme il y en a dans les Académies des Beaux-
Arts européennes depuis le 17e siècle. Cette fiction d’un travail sur le modèle vivant est une fiction
qu’un humoriste a pu projeter sur l’art égyptien. C’est en partie une fiction, celle d’un art pictural qui
serait une simple reproduction du monde visible. C’est une fiction qui a été parfois entretenue à des
époques fort anciennes dans l’art occidental. Par exemple, au 15e siècle dans nos régions, va se
développer le thème de Saint Luc peignant la Vierge où l’on voit ce dernier (il passait pour l’auteur
des premiers portraits de la Vierge) travaillant comme un peintre flamand du 15e siècle et dessinant
le portrait de la Vierge Marie (ci-dessous). Au 15e siècle, on ne fait pas poser le modèle devant le
tableau, celui-ci était réalisé selon la technique très complexe de la peinture à l’huile avec la
superposition de fines couches translucides qui nécessitent de sécher avant que la suivante soit
posée. On faisait d’abord un portrait dessiné et on transcrivait ensuite dans son atelier le dessin en
une peinture en s’appuyant éventuellement sur des informations chromatiques que le peintre avait
notées en faisant le portrait du modèle. Si Saint Luc est représenté faisant le portrait de la Vierge
comme un portraitiste moderne, il est assez rare que la peinture du 15e siècle fonctionne de cette
manière.

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Dans la peinture du 15e siècle aussi il y a de nombreuses conventions. Par exemple, celle assez
répandue dans le monde monastique qui consistait à représenter les donateurs dans un format plus
petit que les saints pour amplifier l’écart entre le monde humain et le monde divin. Nous avons ici (à
gauche) l’œuvre d’un peintre brugeois de la fin du 15e siècle, le Maître de la Légende de sainte
Ursule, avec une sœur hospitalière qui, par souci de modestie, s’est fait représenter petite par
rapport à saint Michel. Parfois, les donateurs en format réduit s’observent aussi dans les tableaux
laïques. Nous avons un tableau de la fin du 15e siècle (à droite) avec une Vierge à l’enfant avec
saint Jean-Baptiste et Sainte-Barbe. En petit nous avons deux donateurs. La tour derrière Sainte-
Barbe nous permet de dire qu’il s’agit d’une sainte Barbe car elle renvoie à un épisode de sa vie qui,
selon la tradition, aurait été enfermée dans une tour sur ordre de son père, car elle refusait d’épouser
un prince païen. Elle est souvent représentée habillée de vert. Il y a tout un langage d’attributs et de
couleurs conventionnels attribués aux saints (agneau de dieu, manteau rouge de saint Jean-
Baptiste).

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Relève également de la pure convention un motif très souvent rencontré dans la peinture flamande
des 15e et 16e siècles, ce sont des personnages agenouillés en prière devant un prie-Dieu situé en
pleine nature comme si l’on avait fait ses dévotions en pleine nature. En réalité, dans ce triptyque
de Memling (1484), nous avons la famille du bourgmestre de Bruges, Guillaume Moreel en rouge,
ses filles et sa femme à droite avec une sainte Barbe qui tient une tour. Ces filles représentées d’une
manière abrégée sont sans doute mortes à la naissance. Le peintre a souhaité montrer combien,
par la prière, cette famille entrait dans le monde des saints.

Parfois, au contraire, la différence entre le monde des saints et celui des humains est marquée par
une différence de format tel que ce sont les saints qui paraissent plus petits que les personnages
qu’ils recommandent. C’est une convention un peu flottante. Le saint représenté à gauche ci-
dessous est reconnaissable grâce à l’auréole et à la clé et représente saint Pierre. À droite, le saint
avec une épée est saint Paul.

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Relève également de la convention la relation entre les figures et leur environnement. Pendant tout
le 15e siècle, les personnages sont représentés dans un format plus grand que le décor qui est
représenté en format réduit. Il s’agit de soumettre le cadre architectural aux figures du premier plan
et de concevoir le cadre architectural comme une sorte de niche dans lequel se trouveraient les
figures. Cette disproportion est caractéristique des œuvres de Van Eyck, comme par exemple, dans
l’Agneau mystique ci-dessous. L’espace est conçu par Van Eyck sur le modèle de la niche de
sculpture ( un espace profond s’inspirant d’architecture réelle et les proportions s’inspirent d’une
niche encadrant une statue).

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Il convient également de prendre en considération, lorsque l’on cherche à mettre en évidence
la valeur documentaire d’une image —outre les conventions — le paradigme du style. Il relève d’une
certaine manière des conventions, mais c’est un paradigme difficile à saisir. Ce paradigme oblige à
relativiser la valeur documentaire d’une image. Intéressons-nous au portrait d’un duc de Bourgogne,
Jean sans Peur. Il devient duc en 1404 et est assassiné sur ordre du roi de France en 1419. Il existe
un grand nombre de portraits, sans doute posthumes, réalisés à partir d’effigies peut-être sculptées,
des portraits de 3/4, formule qui se met en place vers les années 1420-30 dans nos régions. Nous
avons toute une série de ces portraits posthumes qui remontent aux 15e,16e et 17e siècles comme
celui-ci dessous :

Ce qui nous frappe, c’est ce visage très allongé avec un nez présentant une arrête concave.
Nous trouvons le même visage avec un long nez sur d’autres exemplaires de ce portrait qui
appartient à un premier groupe de représentation de Jean. Nous avons un deuxième groupe de
représentation de Jean, des œuvres flamandes de la fin du 15e siècle. Il y avait des commandes
régulières de ducs de Bourgogne pour les tribunaux ou les hôtels de ville. Le portrait ci-dessous est
plus tardif, fin du 15e siècle. La physionomie a changé, le visage est devenu plus massif et le nez
présente une arrête rectiligne et non plus concave.

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Maître de la Légende de
sainte Catherine

Lorsque l’on étudie l’évolution du style pictural dans nos régions entre 1400 et 1440, on constate
qu’il y a également un changement de paradigme. Nous avons à gauche une Annonciation, vers
1400. À cette époque, l’esthétique qui prédomine est celle du gothique international. Il y a une
valorisation des courbes, une tendance à allonger les personnages. Pour l’ange de l’Annonciation
de l’Agneau mystique de 1432, nous voyons que le type de drapé a changé. Nous avons des droites,
des lignes cassées, des plis écrasés sur le corps. La salutation angélique (le texte) et la figure de la
Vierge Marie sont différentes (les nez présentent une arrête concaves alors que chez Van Eyck,
l’arrête est rectiligne. C’est la recherche de ligne brisée).

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Dans ces conditions, il est assez clair que les premières versions du portrait de Jean sans Peur
portent encore la marque du gothique international (proportions allongées, nez recourbé…). En
revanche, le portrait de la fin du 15e siècle (celui du Maître de la Légende de sainte Catherine)
correspond à l’esthétique des primitifs flamands (visage plus massif, plus pesant aux proportions
plus carrées, nez à l’arrête rectiligne). D’où la question de savoir si Jean avait un nez concave ou
était-il peint en fonction des paradigmes esthétiques de l’époque ? Ce qu’on constate quand on
prend des portraits du 16e siècle, c’est la formule de la fin du 15e qui va être reprise avec le nez à
l’arrête droite, le visage plus massif.

On peut poursuivre la démarche en regardant des portraits du 17e siècle. On souhaitait le


représenter, mais en fonction du prisme esthétique propre à une époque donnée. Ce nez à l’arrête
rectiligne ne correspond plus au goût et on introduit une bosse dans l’arête du nez avec des volumes
saillants dans le visage. Il y a une volonté de déformer quelque peu le visage qui est caractéristique
de l’esthétique baroque. Son visage dépend chaque fois du paradigme esthétique dominant.

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En dessous, nous avons un Jean sans Terre baroque avec des boursouflures au niveau des joues,
au niveau du front. Les Jean Sans Peur varient selon l’époque. Même les portraits les plus anciens
peuvent attribuer à Jean des traits qui, dans le détail, relèvent davantage des paradigmes
esthétiques dominants du moment que de la réalité physionomique de celui-ci. Nous n’avons pas
de description précise de son visage. En dépit de nombreux portraits, nous ne pouvons déterminer
avec certitude la forme de son nez.

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cours 4 - 04/03/2021

Nous allons nous intéresser à des représentations qui ne se donnent pas de manière
explicite à connaître comme des documents. Il n’y a pas d’inscription qui désigne un élément de la
représentation ou la représentation dans sa totalité comme étant une image de quelqu’un ou de
quelque chose. Cependant, l’historien a la possibilité de rechercher dans les images que nous allons
étudier des éléments documentaires ou des éléments reproduisant des aspects de la réalité visuelle
du peintre.
La Crucifixion du Parlement de Paris est attribuée à André d’Ypres, un artiste d’origine
flamande qui se serait établi à Paris dans les années 1450. Ce tableau était un panneau de justice.
Cette image était suspendue à un mur d’un tribunal ou d’une cour de justice et avait pour finalité de
rappeler au juge qu’il jugeait sous les yeux du Père et du Fils et qu’il aurait à rendre compte de
l’exercice de la justice humaine face à la justice divine.

Dans un manuscrit de la fin du 15e siècle, nous avons une miniature représentant la Chambre des
comptes à Paris et on aperçoit dans le fond un panneau qui ressemble beaucoup à celui que nous
venons de voir. Il s’agit à nouveau d’une scène de la crucifixion destinée à une salle de tribunal. Ce
panneau présente un fond doré. C’était l’usage dans certaines régions au 14e siècle de représenter
les personnages devant un fond ornemental.

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Selon une mode du nord de l’Europe qui est partie des Flandres dans les années 1420-30-40, on
renonce aux fonds ornementaux et abstraits pour placer les personnages devant un paysage naturel
reproduisant le monde de la ville ou de la campagne. André va amener à Paris cette mode flamande.
Le fond est élaboré et présente une série de bâtiments. À partir du moment où le peintre renonce
au fond doré pour représenter les personnages devant une bande de nature, la valeur documentaire
potentielle de l’image s’en trouve accrue. D’une certaine manière, il s’agit, lorsque l’on place les
personnages dans un fond de paysage, de faire entrer dans l’image une certaine quantité
d’impressions naturelles qui — d’un point de vue rhétorique — va conférer à l’épisode le statut d’une
réalité qui aurait été vue par le peintre lui-même. Il s’agit de donner à l’épisode du premier plan, le
caractère de réalité observé du second plan. Toute une série d’éléments du monde dans lequel
vivait l’artiste entre dans la représentation et complète celle-ci avec la possibilité pour l’historien que
des fragments de réalité contemporaine aient été greffés sur l’épisode peint.
Au premier plan, nous avons une représentation du calvaire avec des saints. Nous avons
Louis IX, roi de France qui vécut au 13e siècle et fut canonisé à la fin du 14e siècle (il n’existe aucun
portrait ressemblant de celui-ci, son visage nous est inconnu. Il n’y a pas de valeur documentaire).
Nous avons aussi saint Jean-Baptiste qui est une invention du peintre. À droite du calvaire, nous
avons Saint-Denis (un saint céphalophore) représenté tenant sa tête entre ses mains. Il aurait, dans
la seconde moitié du premier siècle de notre ère, apporté le témoignage de la foi nouvelle à Paris et
il aurait été martyrisé à Montmartre. Après avoir été martyrisé, il aurait miraculeusement saisi sa tête
tombée au sol et l’aurait portée jusqu’à l’abbaye de Saint-Denis où il était enterré. À l’extrême droite,
nous avons saint Charlemagne, canonisé au 12e siècle. Il est représenté, selon le schéma qui se

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met en place au 14e siècle, avec une barbe fleurie et habillé d’un manteau avec le lys de France et
l’aigle germanique. Le tableau s’inspire du calvaire de Roger van der Weyden de manière évidente.
André lui a emprunté l’effigie du Christ en croix.

Cette esthétique des peintres flamands telle qu’introduite par André à Paris, se signale par la
nouveauté des fonds naturels qui peuvent intégrer des fragments de la réalité contemporaine de
l’époque du peintre. Les spécialistes de l’histoire de Paris ont remarqué que se trouvaient
représentés à l’arrière-plan deux bâtiments importants de l’histoire de Paris. À gauche, une
représentation de l’ancien Louvre avec une évocation de la Seine et à droite, le palais de la Cité
situé sur l’île de la Cité, à proximité de la cathédrale Notre-Dame.

Le palais de la Cité

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Nous apercevons un portail connu des historiens. Il s’agit du portail élevé sous le règne de
Philipe le Bel, au début des années 1300. Il s’ornait de statues et sur le trumeau du portail, il y avait
une effigie de Philipe lui-même en dessous d’un baldaquin. Ce qui est intéressant c’est de voir que
le peintre a eu l’intention de faire un portrait de l’édifice puisqu’il a reproduit non seulement le portail,
mais également la sculpture du trumeau avec cette effigie royale. Il a tenu à reproduire la
polychromie de la statue avec non seulement la dorure du baldaquin, mais également l’habit bleu
du roi et le mantelet d’hermine. Il faut avoir à l’esprit que la sculpture des portails d’époque gothique
(12e, 13e et 14e siècle) était polychromique. Elle a été entretenue jusqu’au 17e siècle, lorsque va
s’imposer, sous l’influence de la Renaissance italienne et du retour à l’antique, le principe de la
monochromie blanche en sculpture. Il y a néanmoins des restes encore visibles de la polychromie
(voir photos ci-dessous de la cathédrale de Reims, à gauche et de Lausanne, à droite).

Dans les années 90, la municipalité d’Amiens a eu l’idée de reconstituer par des jeux de lumière,
l’ancienne polychromie des portails occidentaux de la cathédrale. Grâce à l’étude chimique des
surfaces des statues, on a pu reconstituer précisément la nature des pigments naturels utilisés pour
colorer les statues.

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Notons qu’André a véritablement cherché à créer un effet de réalité dans son tableau, car il reproduit
une statue à la polychromie usée. Le peintre représente quelque chose que l’on rencontre rarement
dans la peinture occidentale des 15e et 16e siècles, c’est la représentation d’une œuvre altérée. Le
bleu était une couleur onéreuse et ce n’était peut-être pas une priorité de repeindre la statue d’un
roi défunt.

Il ne faut toutefois pas surestimer cette valeur documentaire. Soyons attentifs au fait que dans ce
portail royal, il y a non seulement la statue du roi, mais il y a également des zones sombres qui
correspondent à des dépôts d’humidité. Ces zones se trouvent dans des parties de la façade qui
s’inscrivent non pas dans un plan vertical, mais dans un plan oblique, l’humidité était retenue en
surface. Nous avons deux contreforts avec des plans obliques et l’eau s’écoulait et de la mousse se
développait. On peut considérer qu’André les a également observées. Nous avons aussi un contour
sombre là on se trouve la saillie de l’arc du portail.
On peut considérer que ces tâches relèvent d’observations faites par le peintre, mais ce n’est
pas absolument certain. En effet, on voit que les peintres flamands du 15e siècle utilisaient ces
motifs de tâches d’humidité dans les architectures pseudomédiévales ayant pour but de représenter
Jérusalem, comme sur l’image ci-dessous. Le peintre ne s’est jamais rendu à Jérusalem. Il lui donne
l’allure d’une ville flamande du 15e siècle. Toutes les surfaces présentent cette couleur sombre qui
suggère que dans cette ville, le climat est celui de la Flandre belge. Alors que les architectures sont
inventées, il a essayé de les crédibiliser en insérant des tâches d’humidité qui correspondent d’une
certaine façon à l’aspect que présentait l’architecture gothique du 15e siècle dans nos régions. Le
motif a une valeur rhétorique. C’est une manière de suggérer que la représentation reflète la réalité
telle que tout le monde la connaissait au 15e siècle.

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Sur la Crucifixion, les badauds regardent la Seine. Le motif des badauds possède aussi une tradition,
il conférait de la réalité. Il pourrait avoir été imaginé par Van Eyck (voir photo-ci dessous. La ville
derrière est une invention). Rogier de le Pasture reprendra ce motif.

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Van Eyck, Madone dans l’église, 1428-1430.

Dans ce dernier tableau, relève d’une dimension documentaire, la présence limitée de vitraux. On
voit qu’on a commencé par remplacer le verre transparent par du verre coloré. Le remplacement est
partiel. Un autre élément qui confère une valeur documentaire est l’absence de chaises dans la nef
et dans le bas-côté gauche. C’est un élément qui frappe le spectateur d’aujourd’hui, car il a en tête
la transformation des églises catholiques en salle de spectacle au 19e siècle. On va éprouver le
besoin de fournir des chaises confortables aux fidèles à partir des années 80. Jusqu’à la fin du
18e siècle, on avait quelques bancs dans les églises, mais elles étaient fondamentalement vides. Il
y a aussi une différence de style architectural entre la nef et le cœur. Il y a toute une série de
cathédrales qui ont été construites comme ça. Par exemple, la cathédrale d’Amiens.

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Pietro Longhi (1702-1785)

Nous allons nous intéresser à un peintre vénitien du 18e siècle, Pietro Longhi. Il travaillait
dans le dernier siècle de l’indépendance vénitienne. La république de Venise était une grande
puissance impérialiste jusqu’à la fin du 18e siècle (conquête napoléonienne). Nous pouvons en
visualiser un certain nombre d’aspects à travers les peintures de Longhi qui représentent des scènes
de la vie quotidienne à Venise. La valeur documentaire de ses œuvres varie. Certaines de ses
peintures mettent en branle des stéréotypes de la peinture de scène de la vie populaire telle que
pratiquée en Europe dès le 16e siècle. Il y a l’influence d’un peintre flamand, David Teniers, dans
les scènes campagnardes de Longhi. La bergère au coq de ce dernier semble une variation sur des
modèles iconiques qui sont des représentations figurées préexistantes qui ont été répétées par des
peintres qui vivaient en milieu urbain et qui ne se sont pas donné la peine d’observer la paysannerie.

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Teniers

Longhi

En revanche, lorsque Longhi, un citadin, représente le monde de la ville de Venise, il y a des


informations qui peuvent être utilisées par les historiens. Par exemple, le tableau à gauche
représente une famille du patricien vénitien. Celle-ci a fait accrocher au mur un portrait de sénateur.
Le personnage se reconnaît grâce à l’habit de sénateur.

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Sur la peinture à droite, nous avons encore un autre portrait de sénateur plus ancien, car il n’a pas
de perruque. Nous remarquons le dispositif qui permettait de neutraliser les courants d’air. La porte
est précédée d’une tenture de velours vert. Il s’agissait d’un élément de l’équipement des demeures
privées vénitiennes au 18e siècle. L’usage des tapis d’Orient comme nappe est largement attesté
en Europe à partir du 17e siècle et même parfois avant.
La peinture ci-dessous est un document très intéressant. Les peintures de Longhi nous ont
conservé l’aspect que présentaient les galeries du palais ducal à Venise au 18e siècle. Ce palais a
été construit au 14e siècle en style gothique. La galerie inférieure était régulièrement couverte de ce
qu’on peut considérer comme une préfiguration des affiches électorales. Il existait un privilège qui
faisait que les propriétaires avaient la possibilité d’élire le curé de la paroisse au terme d’une
campagne électorale. Les candidats à la cure faisaient campagne sous la forme de médaillons
comportant une inscription. Ceux-ci étaient réalisés au pinceau sur les murs mêmes de la galerie
inférieure du palais. Ces affiches ont été reproduites plusieurs fois par Longhi et cela a permis de
dater certaines de ses œuvres.

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La valeur documentaire du tableau ci-dessous est également considérable. C’est une pharmacie à
Venise au milieu du 18e siècle. Nous observons la présence d’une Adoration des bergers posée sur
un meuble entre deux porcelaines de Chine. Le dispositif fait penser à un autel. C’est une
représentation de type religieux qui se trouve au-dessus de l’armoire et qui donne une aura sacrée
particulière à cette pharmacie. Apparemment, il était considéré comme légitime de convoquer le
sacré jusque dans une pharmacie.

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Ce qui est peut-être le plus intéressant chez Longhi, c’est la présence du monde du spectacle qui
constitue une réalité éphémère sur laquelle nous sommes parfois informés par les sources écrites,
mais les informations visuelles fournies par le peintre dépassent largement les mentions assez rares
dans les médias du 18e siècle. Nous avons ci-dessous une vue de la galerie basse du palais ducal
avec les inscriptions sur les colonnes liées aux campagnes électorales. Nous avons un montreur de
ce qu’on appelle le mondo novo qui est un paysage mobile de l’Amérique que l’on pouvait contempler
à travers deux orifices dans une grande caisse.

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Il s’agissait de figures plates en bois sur lesquelles on avait collé des éléments figurés, des gravures
représentant des arbres, des animaux et il y avait la possibilité de faire bouger cela en tirant des
cordelettes. Longhi a représenté différentes professions comme un coiffeur, un barbier, des
spectacles forains…

Ici, nous avons l’ambition de créer un document sur le monde du spectacle, car nous pouvons lire
sur le panneau en contrebas « La baraque au lion vue à Venise à l’occasion du carnaval en 1762.
Peinte au naturel ». C’est une œuvre de commande, car on a un personnage (au milieu avec les
cheveux blancs) qui ressemble à un portrait, c’est le commanditaire du tableau. À sa droite, nous
avons Pietro Longhi. Il se présente comme un témoin qui aurait vu la scène. C’est en mise en scène.
Longhi voulait mettre en avant les lions et les chiens, il s’est donc rejeté sur le côté. C’est un
document crédible par bien des aspects, mais qui relève aussi d’une mise en scène où il s’agit de
faire apparaître de la manière la plus satisfaisante le groupe des animaux savants.

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Nous retrouvons des formules déjà rencontrées : « vrai portrait » qui a aussi été utilisé pour le
rhinocéros de Dürer. Longhi est encore présent sur l’image. Il a relevé son masque. Le portrait de
l’artiste a été rejeté sur le côté pour permettre au spectateur d’avoir la vue la plus complète et la plus
favorable sur l’éléphant. Le montreur de l’éléphant avait d’abord été représenté à l’extrême droite.
Du point de vue optique, il faisait un peu concurrence à l’éléphant lui-même et il a donc été déplacé
et se trouve curieusement parmi les spectateurs.

En conclusion, nous avons toute une série de documents présentant une valeur informative
réelle pour l’historien de la vie privée, quotidienne à Venise au 18e siècle. Il convient de prendre en
considération la dimension esthétique de ces documents en tenant compte du fait que ceux-ci,
même lorsqu’ils se présentent à nous comme documents, sont également des toiles participantes
d’un système qui, au 18e siècle, est celui des Beaux-Arts avec notamment l’idée qu’il s’agit d’offrir
sur l’objet le plus important de la représentation un regard bien dégagé et idéal alors que dans la
réalité du spectacle et du travail de l’artiste sur le modèle, il y a pu avoir des interférences optiques
fortes entre le peintre, les spectateurs et l’animal.

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cours 6 - 11/03/2021

Chapitre III : documents figurés faux, le cas Alain Tarica

Nous allons nous intéresser à des documents figurés faux et au discours que les historiens
d’art peuvent produire pour démasquer ces documents. La dénonciation de faux en peinture,
sculpture, dessin, gravure occupe une place importante ces dernières décennies dans les médias.
Le grand public apprécie ces affaires de faux, surtout lorsque ceux-ci ont trompé des spécialistes.
La production de faux a un effet égalisant puisque, dans bien des cas, les prétendues élites
scientifiques sont victimes de faussaires et se trompent au même titre que le profane. Il s’est
développé toute une rhétorique de la dénonciation de faux. Dans un premier temps, nous allons
aborder un cas de figure d’une dénonciation de faux qui, en réalité, relève plus de la calomnie que
de la démonstration scientifique. Nous allons montrer de quelle manière un historien d’art peut
espérer démontrer qu’une œuvre ancienne est un faux, quelles sont les règles d’argumentation à
suivre et quelles sont les figures rhétoriques dont il convient de se méfier. Nous allons partir d’un
ouvrage publié en 1991, un ouvrage dû à un expert du nom d’Alain Tarica. La couverture constitue
un résumé de la thèse fondamentale du livre :

Sur la couverture, nous apercevons un tableau avec une dominante rouge-gris, mis en relation avec
ce titre avec des caractères noirs et rouges, ce qui suggère qu’il y a une sorte de relation d’identité

Page 64
entre le titre et le tableau. Lorsque l’on ouvre le livre, on retrouve le titre avec un point d’exclamation
et la mention d’une collaboration de Lorraine Lévy.

Le point de départ est donc cette peinture qui depuis la fin des années quatre-vingt est conservée
dans un musée de Malibu. La peinture est attribuée à un grand peintre du 15e siècle, mort en 1475,
Dieric Bouts, peintre qui travaille dans la ville universitaire de Louvain. Nous allons parcourir
quelques pages de l’ouvrage, de façon à comprendre comment peut se mettre en place une
argumentation visant à démontrer le caractère faux d’un tableau ancien.

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La dévalorisation de l’objet est une stratégie omniprésente et le tableau, après avoir qualifié de faux,
est associé à la notion d’autopsie. Le tableau serait donc un cadavre. La somme équivaudrait à
environ 5 millions d’euros. L’autorité de Tarica est établie : c’est un homme qui a de riches clients
américains. L’autorité de l’expert est signalée d’entrée de jeu : au premier regard il remarque qu'il
s’agit d’un faux. Son profil de quasi-visionnaire est signalé dès les premières lignes. C’est un homme
qui évolue dans des sphères sociales élevées et qui est doué d’un sens de la vision qui lui permet
de comprendre ce qui échappe au commun des mortels. La doctrine de la triple virginité est très
importante dans le christianisme. Marie était non seulement vierge avant la conception, demeure
vierge après avoir donné naissance à l’Enfant Jésus. Elle serait évidemment restée vierge après
l’accouchement. Tarica, dans le deuxième extrait, fait référence de manière implicite à d’autres
Annonciations du 15e siècle, comme par exemple celle-ci :

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Effectivement, on aperçoit dans l’angle inférieur droit, un lys qui constitue une allusion à la virginité
de Marie. Dans la main gauche de l’archange Gabriel, nous avons un sceptre cruciforme qui signale
clairement son identité de messager divin. Voici un autre exemple d’une Annonciation flamande du
15e siècle, œuvre de Hans Memling :

Nous apercevons de nouveau, à proximité de la Vierge, le vase avec les lys et le sceptre
tenu par Gabriel. Au-dessus de la tête de Marie, il y a aussi la colombe du Saint-Esprit qui
va apporter la semence divine dans le corps de la Vierge. Effectivement, aucun de ces
symboles ne se retrouve dans cette Annonciation. On constate que, fondamentalement,
l’information de Tarica est une information lacunaire et qu’il n’a pas poussé très loin la
recherche puisque, s’il l’avait fait, il se serait aperçu qu’il existait, au 15e siècle, des
Annonciations en Europe où n’apparaissaient pas ces symboles. En réalité, ce schéma de
la femme avec un ange agenouillé devant elle était un schéma caractéristique qui permettait
au spectateur de reconnaître l’Annonciation et il n’était pas nécessaire d’ajouter plus de
détail si le peintre ne le jugeait pas indispensable. Par exemple, nous avons ci-dessous une
Annonciation qui illustre un manuscrit.

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Cette obligation d’utiliser des attributs pour rendre identifiable la Vierge et l’archange par
Tarica n’est pas fondée historiquement et un peintre au 15e siècle, peut très bien décider
de représenter l’Annonciation comme une scène de la vie quotidienne. Par exemple, le vase
de lys posé à terre dans la peinture de Memling, constitue une anomalie dans ce qu’étaient
les usages de la vie quotidienne au 15e siècle.

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La référence en néerlandais contribue à augmenter l’autorité dont, a priori, le lecteur va créditer
Tarica. Le baldaquin suscite les plus grandes critiques de la part de Tarica :

On retrouve l’ironie de l’expert qui cherche à dévaloriser l’objet qui est un objet auquel on a accordé
une très grande valeur vu le prix de sa vente. De nouveau, il compare ce tableau à d’autres tableaux
de primitifs flamands. Le rouge était une couleur qui ne pouvait être obtenue qu’en utilisant des
teintures très onéreuses et ces lits rouges représentés régulièrement dans les Annonciations,
constituaient des objets de luxe. En réalité, ces baldaquins pouvaient se retrouver, non seulement
au-dessus de lits (voir ci-dessous la représentation d’une scène se déroulant dans des bains
publics), mais aussi au-dessus de baignoires.

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Jean Prévost, Annonciation.

Nous allons voir que le baldaquin du tableau critiqué est un baldaquin qui se trouve au-dessus d’un
banc. Cette formule du baldaquin située au-dessus d’un banc est courante, comme ci-dessus à
droite. La Vierge se trouve agenouillée sous un baldaquin et celui-ci surmonte un banc qui sert de
prie-Dieu. Nous sommes en présence du même dispositif et il apparaît que Tarica est mal informé.
Quant au motif de l’ange qui saisit une tenture, c’est un motif que l’on retrouve très souvent dans les
Annonciations des 15e et 16e siècles dans le nord de l’Europe.

Martin Schongauer,
Annonciation.

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À l’époque, les églises étaient de véritables quai de gare avec des courants d’air extrêmement fort,
de sorte que les fidèles les plus privilégiés obtenaient l’autorisation d’installer dans le chœur de
l’église, ou à proximité immédiate du chœur, des tentes ou des petites chapelles en bois dans
lesquelles ils pouvaient suivre la messe incognito tout en étant protégé des courants d’air. C’est ce
genre de dispositif dont le graveur ci-dessous a doté la Vierge. Les œuvres présentées sont tardives,
mais on retrouve le motif du baldaquin dont un pan des rideaux est écarté par Gabriel dans un
retable réalisé par un anonyme appelé le Maître westphalien de 1473.

Le livre de prières serait-il traité de manière désinvolte par le peintre ? En réalité, il convient de
nouveau de prendre en considération la manière dont on représente l’Annonciation au 15e siècle.
Ces représentations visent en général à faire apparaître la Vierge comme un modèle de ce qu’on a
appelé « la dévotion personnelle » (dévotion personnelle dans l’espace privé) qui à partir du
14e siècle va jouer un rôle majeur en Occident. La dévotion privée et son développement amènent
à aménager l’espace privé de telle façon que celui-ci puisse accueillir la prière. On va donc se mettre
à utiliser certains éléments du mobilier comme des prie-Dieu (voir l’exemple ci-dessous) :

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Jean Prévost, Annonciation.

La Vierge est agenouillée


devant un banc qu’elle utilise
comme un prie-Dieu.

Dans l’Annonciation critiquée par Tarica, le livre est posé sur un coffre. Dans les peintures de Prévost
et de Bouts, nous avons une volonté de montrer combien Marie avait aménagé son intérieur de
façon à pouvoir transformer sa chambre à coucher en une chapelle, de façon à pouvoir dire ses
prières dans l’espace privé. L’Annonciation au 15e siècle n’est jamais seulement la présentation de
l’épisode de l’Évangile de Luc, mais aussi une image pouvant servir d’exemple au spectateur
considéré a priori comme un fidèle. Se trouve ici utilisés des éléments des pratiques religieuses de
l’époque, de façon à légitimer ces pratiques, ici la pratique de la prière dans l’espace privé. Cette
pratique est en quelque sorte attribuée à la Vierge Marie. Il n’y a donc une désinvolture de la part
du peintre ayant réalisé la toile vis-à-vis des livres sacrés.

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Il est fait allusion aux deux grands panneaux de justice de Bouts, peints entre 1468 et 1475, pour la
salle de justice de l’hôtel de ville de Louvain. Tarica fait allusion à la peinture ci-dessus, avec un
encadrement réel qui reprend un décor architectural d’une pièce dans laquelle se déroule un
jugement de dieu (ordalie) avec une comtesse qui défend l’innocence de son mari décapité en
prenant en main un lingot de ferre porté au rouge. Bouts maîtrisait bien la perspective, comme
l’indique la forte suggestion de tridimensionnalité dans ces deux peintures. Il n’empêche qu’un
peintre flamand du 15e siècle n’avait pas la même conception de la vérité perspective qu’un peintre
académique du 19e siècle. De façon à rendre compréhensible une action, le peintre avait souvent
tendance à représenter les protagonistes au même format, indépendamment de leur position dans
l’espace. Sur le panneau gauche, avec la décapitation et la remise de la tête à la comtesse, nous
avons l’empereur Othon III et son épouse, qui ont organisé l’exécution, qui sont situés à une forte
distance du premier plan, mais qui sont représentés aussi grands que les personnages du premier
plan, car il s’agit de personnages qui jouent un rôle décisif dans l’action. Pour des raisons de
cohérence narrative, un peintre du 15e siècle, connaissant très bien les règles de la perspective,
peut les enfreindre de façon à ce que tous les personnages soient représentés dans le même format.
C’est ce qu’a fait Bouts dans sa toile, alors que l’ange est situé plus loin par rapport au premier plan
que la Vierge Marie, mais comme ceux-ci sont représentés dans une action commune, l’ange est
représenté exactement au même format que Marie. On constate que l’argumentation de Tarica
tourne autour de la rhétorique du cas unique. Toute une série de traits présentés par Tarica comme
suspects le seraient car ils ne seraient attestés dans aucune autre œuvre flamande du 15e siècle. Il
a mal fait sa recherche comme nous avons pu le constater. Il convient de remarquer qu’au-delà de
l’argumentation erronée de l’auteur et des limites assez étroites de ses connaissances en peinture
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flamande du 15e siècle, le fait qu’un motif ne soit jamais attesté au 15e siècle ne constitue pas
nécessairement un indice en faveur du caractère non authentique d’une image. Par exemple, nous
avons ci-dessous le fameux triptyque de Mérode, œuvre du Maître de Flémalle.

Comme l’avait déjà remarqué depuis longtemps un historien d’art Autrichien, cette œuvre est tout à
fait unique en tant que représentation de l’Annonciation. En effet, c’est le seul exemple au 15e siècle,
d’une Vierge de l’Annonciation qui continue à lire dans son livre de prières alors que l’ange est entré.
Il est même entré par la porte. Au même instant, entre par la fenêtre un petit Enfant Jésus portant
sa croix. Curieusement, la Vierge ne s’aperçoit de rien et demeure absorbée dans sa lecture. Il s’agit
d’une représentation unique et personne n’a jamais remis en question l’authenticité de cette
Annonciation. La solution du Maître est absolument unique comme celle élaborée par Memling dans
son Annonciation. C’est une œuvre qui par certains aspects est une Annonciation tout à fait
classique, avec le vase au lys, le sceptre, le lit à baldaquin. Néanmoins, il y a un détail qui n’existe
que dans ce tableau de Memling, et qui est unique, semble-t-il, dans toute la peinture européenne
du 15e siècle, c’est le motif des deux anges qui assistent Marie au moment de l’Annonciation et qui
semblent aider Marie à ne pas tomber en pâmoison tellement la nouvelle de la naissance future du
fils de Dieu est une nouvelle bouleversante. Le corps de Marie semble s’affaisser. Il y a à droite un
ange qui l’empoigne par le bras gauche, un autre lui passe le bras gauche dans le dos. Cette idée
d’un évanouissement est une idée que Memling a été le seul à visualiser. De manière générale, il
faut considérer que beaucoup de ses œuvres au 15e siècle sont des œuvres uniques qui sont le
résultat d’une commande, d’une relation étroite entre le peintre et un commanditaire. Quand le
commanditaire était un ecclésiastique, il pouvait avoir une vision assez précise de l’Annonciation
qu’il pouvait souhaiter voir illustrer par le peintre. Le fait que ces peintures soient des œuvres de
commande leur a souvent donné un caractère très individuel. Ce ne sont pas des peintures qui
s’adressent à un large public, ce sont parfois des images de petites dimensions qui pouvaient se
trouver soit dans l’espace privé, soit dans une chapelle privée et les conceptions que pouvaient avoir

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le client ont pu être illustrées de manière précise par le peintre, d’où le fait que cet argument de
Tarica de l’unicité comme étant la preuve du caractère faux d’une image, n’est pas recevable. Les
deux peintures mentionnées sont bien plus atypiques que celle de Bouts.
Dans le livre de Tarica, nous avons un très bel exemple d’une fausse démonstration du
caractère faux d’un tableau du 15e siècle, un entassement de figures rhétorique qui,
fondamentalement, vise à jeter le discrédit sur un objet pour la plus grande valorisation du
dénonciateur, sorte de lanceur d’alerte. En réalité, l’argumentation développée relève du mensonge
pseudoscientifique et constitue un exemple à éviter lorsqu’il s’agit d’argumenter sur la question d’un
faux.

cours 6 - 18/03/2021

Chapitre IV : documents figurés faux, le cas Joseph Van der Veken

Nous allons nous intéresser à des documents faux, qui sont véritablement des faux,
comparés à l’Annonciation qui nous a occupée au chapitre précédent. La question de la falsification
va continuer à nous occuper, car il y a de nombreux documents figurés falsifiés qui se trouvent
encore aujourd’hui dans des musées et des salles de vente. Nous allons proposer une méthode
d’argumentation qui permet de mettre en évidence des falsifications et qui permet même de
reconstituer le corpus d’un faussaire. Dans un premier temps, il convient de faire le départ entre
deux grands types de faussaires : les faussaires intuitifs et les faussaires collagistes. Par faussaire
intuitif, il faut entendre des faussaires qui, sur la base d’une connaissance d’un style ancien, d’un
type de production en vigueur à telle époque, vont estimer être capables de réaliser aujourd’hui des
œuvres dans le même style. Ceux-ci se pénètrent donc mentalement de leur modèle, regardent les
œuvres de l’artiste qu’ils souhaitent contrefaire, étudient sa manière, ses habitudes stylistiques.
Enfin, considérant qu’ils se sont véritablement imprégnés du style de l’artiste à imiter, ils produisent
une œuvre nouvelle de l’artiste. Un des faussaires intuitifs les plus connus est Han van Meegeren
qui, à la fin des années 1930, va réaliser de faux Vermeer. Vermeer est un artiste du 17e siècle qui,
à partir de la fin du 19e siècle, va être considéré comme l’un des plus grands génies de la peinture
hollandaise. Comme c’est un artiste qui a été peu productif — nous disposons d’une quarantaine
d’œuvres—, la tentation était grande pour un faussaire d’enrichir ce corpus et de réaliser, en plein
20e siècle, de nouveaux Vermeer. Han, à partir de la fin des années trente, va non seulement imiter
le style de Vermeer, mais également sa technique et ses pigments. Il va travailler avec des pigments
naturels avec lesquels on travaillait à l’époque de Vermeer. Hans réalise des œuvres à la manière
de Vermeer, mais il ne copie jamais une œuvre ou une partie d’œuvre. Ces faux relèvent de ce que
l’on peut considérer comme une démarche intuitive, fondée sur la capacité que peut avoir un individu
à s’approprier un style personnel sans répéter les œuvres réalisées dans ce style personnel. Ce
sont des créations dans le style de Vermeer. Ce type de faux se signale par sa faible durabilité. Les
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modes changeants, tout ce qu’il peut y avoir de 20e siècle dans l’esthétique d’un faussaire traduit
inconsciemment le style de son époque. En d’autres termes, les faux de type intuitifs sont des faux
qui ont une durée de vie assez courte et les faux de Han n’abuseraient plus aucun spécialiste de la
peinture hollandaise du 17e siècle aujourd’hui. Elles n’abuseraient sans doute aucun visiteur de
musée cultivé dans la mesure où, ce qui nous frappe est tout ce qui unit ces faux à des idéaux
proches du bout des années trente, quarante.

Han van Meegeren, Dernière


Cène (dans le style de
Vermeer).

Les personnages périphériques sont plutôt des figures de la peinture religieuse des années vingt et
trente, plutôt que des figures du temps de Vermeer. C’est dans les années soixante et septante,
lorsque les idéaux en matière de personnages ayant de grandes pulsions de foi ont changé en
fonction d’idéaux religieux différents, que les personnages de Han sont apparus comme des produits
des années trente et quarante. Parfois, le lien entre lui et l’époque où il a vécu apparaît de façon
encore plus directe :

Han van Meegeren, le


Christ au Temple
parmi les docteurs de
la Loi.

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Cette peinture a été faite lors de la Seconde Guerre mondiale et dans le style de Vermeer.
L’influence de l’antisémitisme des années vingt et trente est assez manifeste. Elle a été vendue
pendant l’occupation par Han au maréchal Göring. Cette peintre donne des docteurs de la Loi une
image qui se rapproche beaucoup des caricatures anti-juives des années trente et quarante. Les
visages des docteurs contrastent avec la pâleur aryenne de Jésus. Derrière cette imitation de
Vermeer, on retrouve clairement les stéréotypes raciaux du National Socialisme. Ces faussaires de
type intuitif réalisent des imitations d’un style ancien qui, rapidement, sont reconnaissables par les
changements de goût comme des œuvres caractéristiques de l’époque où elles ont effectivement
été peintes.

Nous allons nous intéresser à un autre type de faux bien plus difficile à déceler et qui relèvent
d’une technique de collage, d’emprunt. Ce sont des faux qui sont le résultat de collages, d’emprunts
à des tableaux de l’époque que l’on essaie de simuler. Le faussaire s’inspire directement de tableaux
de l’époque qu’il entend simuler et reprend des fragments de visage, de vêtements, de paysages…
et les combine différemment afin d’obtenir une œuvre nouvelle. Il y a donc au départ une démarche
de copiste qui souvent au 19e et au début du 20e siècle va travailler non pas d’après des
photographies de tableaux anciens, mais d’après les originaux eux-mêmes. Les photographies de
tableaux anciens ayant, jusque dans les années vingt, une grande imprécision, notamment en ce
qui concerne le drapé des personnages. De sorte que les copistes de type collagiste travaillaient
d’après les originaux, soit dans les musées, soit d’après des œuvres qui leur ont été confiées. Ces
faussaires étaient, surtout au 19e siècle et au début du 20e siècle, étaient des restaurateurs de
tableaux qui avaient une activité de faussaire en complément. Cette manière de réaliser une image
nouvelle à partir d’images préexistantes n’est pas une invention des faussaires collagistes. Au 15e
et au début du 16e siècle, il existait déjà dans certains ateliers de peintre, une sorte d’art

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combinatoire qui permettait de réaliser des images nouvelles en combinant deux ou plusieurs
modèles existants.

Par exemple, nous avons ci-dessus un tableau d’un peintre brugeois de la fin du 15e siècle, le Maître
des portraits Baroncelli. Cette peinture est due à un peintre dont il n’y a aucune raison de douter de
l’existence historique, malgré le fait que l’on ne connaisse pas son nom exact. Elle est le résultat
d’un collage d’emprunt avec, d’une part, la Madone au chanoine Van der Paele de Van Eyck — qui

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a notamment fourni le modèle de l’Enfant Jésus, mais également le modèle du carrelage — et,
d’autre part, la Madone au trône arqué — exemplaire dû au Maître des portraits Baroncelli,
exemplaire qui reproduit fidèlement cette composition perdue du peintre Dirk Bouts. Fabriquer une
image nouvelle en combinant des emprunts à deux ou plusieurs images antérieures est une
méthode qui est déjà utilisée au 15e et au 16e siècle. Le fait même du collage n’est pas la marque
distincte du faussaire, mais nous allons voir que cette étude des emprunts réalisée par un faussaire
permet de rattacher à des œuvres certaines de ce faussaire, d’autres œuvres qui pourraient sembler
authentiques.

Notre point de départ va être constitué par deux panneaux qui ont été confiés au laboratoire
du Metropolitan Museum of Art de New York en 1996. Ces deux panneaux étaient considérés par
le propriétaire comme deux œuvres de Memling. Les examens de laboratoires ont été décevants
pour ce dernier. Il est apparu que ces deux portraits de dévots ne pouvaient être des œuvres
flamandes du 15e siècle. Parmi les éléments qui indiquent bien qu’il s’agit d’imitations modernes, il
y a, d’une part, la présence dans la couche picturale de sulfite de baryum. C’est un pigment chimique
qui apparaît au 19e siècle. D’autre part, on constate également que cette couche picturale repose
sur une couche de laque qui a pour caractéristique de se fendiller rapidement, ce qui entraîne
l’apparition précoce d’un réseau de craquelures dans la surface picturale. C’est une technique très
caractéristique des faussaires de la peinture médiévale dans la mesure où un faussaire moderne
doit, non seulement simuler le style caractéristique d’une œuvre du 15e siècle, mais également l’âge
d’une peinture sur panneau de cette période. Une telle peinture sur panneau présente, en raison de
l’instabilité du bois qui réagit aux variations de température, une surface picturale qui tend à se
craqueler après un ou deux siècles. Ce craquèlement de la surface picturale rend identifiable l’âge
de l’œuvre. L’une des techniques les plus brutales pour simuler de telles craquelures consiste à
mettre le tableau peint dans un four chaud. Une meilleure méthode consiste à peindre sur une

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couche de gomme-laque qui, peu après avoir été étendue, va rapidement se craqueler. Il n’y a pas
de doute concernant le fait que ces deux portraits sont des œuvres imitant Memling avec une
intention de fraude. Ces deux panneaux formaient, jusqu’en 1993, en triptyque et le propriétaire avait
eu l’idée de vendre le panneau central du triptyque que nous ne connaissons que par une
photographie en noir et blanc.

Ce triptyque était un triptyque fragmentaire, car les volets ne présentent plus de paysages. Il semble
que le faussaire, dès l’origine, avait créé un triptyque fragmentaire. C’est très habile puisqu’il existe
d’autres triptyques dont les volets ont été abîmés. Il y a eu beaucoup d’œuvres flamandes des 15e
et 16e siècles qui ont été victimes des iconoclastes lors des troubles liés à la Réforme. Il y a eu des
bandes calvinistes qui ont investi les églises et détruit des retables. La mutilation donnait à l’œuvre
une crédibilité particulière en tant que document historique. Pour le volet gauche, il est clair que le
faussaire a utilisé un portrait de donateur. On reconnaît le visage du personnage, ses mains avec
un livre de prières. Pour le volet droit, c’est également un portrait de femme qui a été utilisé. On
retrouve clairement le même habit, la même physionomie avec ,peut-être, une volonté de renforcer
le caractère dévot de la dame qui tient, entre les mains dans la falsification un rosaire. La chemise
translucide de la femme a été remplacée par une chemise opaque. Elle semble peut-être davantage
austère et prude que dans le tableau flamand authentique qui a servi de modèle. C’est
caractéristique des faux inspirés de primitifs flamands à la fin du 19e siècle et au 20e siècle, on
renforce le caractère dévot et prude des personnages.

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Hans Memling,
Portrait de femme.

d’homme.

Bucarest.

Le panneau central a été réalisé à partir de différents emprunts (collages d’emprunts, de citations
partielles) et on peut constater que le drapé de la Vierge s’inspire partiellement d’une Vierge posant
pour Saint-Luc dû à un peintre allemand westphalien des années 1450-60. Il semble que le faussaire
ait eu la possibilité d’étudier l’œuvre alors qu’elle lui était confiée pour restauration. On retrouve
certains éléments du drapé de cette Madone de Saint-Luc.

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Ce drapé du 15e siècle était un drapé difficile à imiter pour les faussaires, dans la mesure où ceux-
ci avaient eu reçu une formation de peintre en Académie au 19e siècle. Ils avaient appris à draper
les étoffes sur le corps nu, en s’inspirant de la tradition antique. Ce drapé qui efface complètement
le corps dans la peinture du 15e siècle au nord des Alpes était un drapé difficile à produire
spontanément pour un peintre ayant eu une telle formation. Il était très important pour un faussaire
désireux de réaliser un faux primitif flamand de pouvoir s’appuyer sur des drapés de peintres du
15e siècle. Dans le cas présent, il y a deux sources qui ont été utilisées pour la Vierge du panneau
central qui appartenait à un collectionneur new-yorkais : la Madone de Saint Luc de Dirk Baegert et
l’autre, la Vierge de l’Agneau mystique des frères Van Eyck. On retrouve des éléments très précis
de drapé eyckien dans la Madone vendue à New York. Il y a un collage de deux drapés qui ont été
étudiés avec un grand souci de précision de la part du faussaire qui a opéré une sorte de greffe d’un
drapé conçu par les frères Van Eyck sur un drapé conçu par Baegert.
Cette étude des sources d’un faux est particulièrement importante pour l’historien d’art qui
souhaite reconstituer le corpus d’un faussaire. En effet, à partir de cette étude des sources d’une
œuvre dont il est démontré par l’analyse d’un laboratoire qu’il s’agit d’un faux, il devient possible de
rattacher à ce faux d’autres faux sur la base d’un argument que l’on peut désigner comme étant
l’argument du répertoire. On constate que de nombreux faussaires, à partir du moment où ils
réalisaient des œuvres dessinées à partir d’œuvres originales, ont utilisé à plusieurs reprises ces
copies dessinées. Ils se sont constitué une sorte de répertoire de motifs copiés qu’ils utilisaient à
plusieurs reprises, d’après des œuvres authentiques, à une époque où ils ne pouvaient guère utiliser
de documents photographiques, notamment pas pour copier le drapé d’une figure dans la mesure
où dans les photographies avant 1914, le drapé des personnages apparaît de manière extrêmement
floue. On peut considérer qu’il est extrêmement improbable que deux faussaires différents aient
utilisé à deux moments différents, le même motif emprunté au même tableau ancien dans la mesure
où, les faussaires à partir du 19e siècle, les faussaires ont accès à un corpus extrêmement large de
tableaux flamands du 15e siècle. Le 19e siècle est l’âge de la redécouverte des primitifs flamands
et de leur entrée massive dans les collections publiques. Il est encore plus improbable que deux
faussaires différents combinent dans une même œuvre deux emprunts à deux peintures, identifiées
par ailleurs. Sur la base de ce raisonnement, il est possible de rattacher à un faux clairement reconnu
comme faux par un examen physique et chimique, d’autres faux que l’on ne connaît que sur la base
de photographies et pas nécessairement conservé dans des musées, mais qui demeurent dans des
collections privées ou que l’on ne connaît que par des catalogues de vente.

Page 82
Faussaire
moderne,
Tryptique de la
Vierge à l’Enfant.

Voici une œuvre qui, par exemple, peut être attribuée au même faussaire que celui qui a
réalisé le triptyque de New York. Il s’agit d’une œuvre qui a été léguée par un collectionneur
américain du nom de Palmer à l’Université de Pennsylvanie. Cette peinture a été considérée
pendant longtemps comme un superbe primitif flamand perdu au beau milieu de la Pennsylvanie.
En réalité, il n’y a pas de doute à avoir quant au fait que ce triptyque attribué à Memling est dû à un
imitateur moderne, plus précisément à l’auteur du triptyque de New York puisqu’on reconnaît fort
bien dans le donateur du triptyque Palmer le détail des mains et du livre de prières que l’on avait
déjà pu remarquer sur le volet gauche de l’ancien triptyque de New York. Il est peu probable que
deux faussaires différents aient eu au même moment l’idée d’emprunter le même détail à une œuvre
relativement peu connue de Memling.

Page 83
Nous pouvons démontrer que ce triptyque est un faux non seulement par les liens qui l’unissent au
triptyque de New York, mais aussi sur la base de ce document de laboratoire :

Il s’agit d’une photographie du triptyque prise dans l’infrarouge. Les visages des personnages qui
se présentent comme des taches blanches fantomatiques sans aucun modelé sont tout à fait
caractéristiques d’une falsification moderne. Il n’y a en effet aucun dessin sous-jacent alors qu’un
authentique peintre flamand du 15e siècle mettait normalement toujours en place le modelé des
figures au niveau du dessin sous-jacent, un dessin réalisé sur la couche de craie et de colle du
panneau avant que celui-ci ne soit peint. La composition que le peintre souhaitait réaliser était
préfigurée avec un grand souci de précision dans ce qu’on appelle le dessin sous-jacent avec une
préfiguration également précise du modelé sous la forme de hachures qui dessinent un tissu plus
ou moins dense selon l’intensité de la zone d’ombre.

Hans Memling, Atelier,


Vierge à l’Enfant.

Page 84
À droite : Barthel Bruyn
l’Ancien, Portrait
d’homme.

Nous avons ci-dessus une œuvre de l’atelier de Memling, œuvre dont l’authenticité ne souffre aucun
doute. Nous voyons que, dans l’infrarouge, apparaît déjà très bien le modelé de la figure avec des
zones d’ombre et de lumière contrairement à ce qui apparaît sur l’infrarouge du triptyque de Palmer.
Les imitateurs des primitifs flamands à la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle ne pouvaient
pas s’imaginer qu’on photographierait les tableaux flamands et que l’on pourrait mettre en évidence
le dessin préparatoire que les peintres du 15e siècle réalisaient. Nous pouvons identifier d’autres
sources pour le volet gauche du triptyque Palmer. Il s’agit d’un portrait d’homme et d’un portrait de
femme d’un peintre colonais de la Renaissance du nom de Barthel Bruyn. Il est intéressant de noter
que les deux panneaux de Bruyn utilisés par le faussaire sont deux œuvres qui appartiennent au
Musée des Beaux-Arts d’Anvers. C’est une coïncidence intéressante qui va peut-être nous mettre
sur la piste de l’identité du faussaire. Dans ce triptyque Palmer, le donateur reproduit les traits d’un
bourgeois de Cologne peint par Bruyn. Au début du 20e siècle, ces deux volets qui sont reconnus
comme des œuvres certaines du peintre colonais Bruyn, le père de l’auteur du pseudoportrait obiite
de Lambert Lombard, étaient considérés au début du 20e siècle comme l’œuvre d’un peintre
bruxellois, de sorte que, devant fabriquer un faux triptyque flamand, le faussaire a pu considérer qu’il
s’inspirait de deux portraits flamands. Le lien entre la donatrice colonaise et la pseudodonatrice
flamande est tout à fait manifeste.

Page 85
Du même auteur,
Portrait de femme.

Nous allons nous rendre au musée national de Cuba, à La Havane dans ce bâtiment de la
fin du 19e siècle.

Page 86
Au premier étage se trouve une pièce qui a été considérée pendant longtemps comme la meilleure
pièce flamande de la collection. Un triptyque qui était attribué à Memling lui-même à en croire le
cartel qui a été cloué sur le talus du cadre. Apparemment, l’attribution à Memling a semblé moins
convaincante au conservateur puisque, dans une version plus récente de la carte, on se borne de
parler de l’école de Bruges au 16e siècle. En réalité, nous allons voir qu’il s’agit de l’œuvre d’un
faussaire moderne qui peut être identifié avec l’auteur du triptyque de New York et du triptyque
Palmer. Le panneau central, la Vierge à l’Enfant; les volets qui s’inspirent clairement en ce qui
concerne les pseudodonateurs du triptyque Moreel de Memling.

De sorte que, dans la littérature scientifique la plus récente sur le triptyque de La Havane, on a
considéré qu’il s’agissait d’un triptyque qui avait également été commandé par Guillaume Moreel et
son épouse Barbara Vlaenderberch à Memling. Le lien avec le triptyque de New York, dont le
caractère inauthentique a été clairement établi par un examen de laboratoire, est manifeste puisque
nous retrouvons cette toile de fond avec des fleurs, un motif dont l’origine jusqu’à présent n’a pas

Page 87
pu être retrouvée, mais c’est clairement le faussaire à plusieurs reprises ce décor végétal qu’il devait
considérer comme caractéristique du 15e siècle.

La Vierge à l’enfant dérive, sans aucun doute de la Vierge de Saint-Luc, source qui a été utilisée à
plusieurs reprises par le faussaire. On retrouve clairement le drapé de la peinture de Baegert. On
retrouve également le vase. Sur le volet gauche, nous avons un personnage qui est clairement
calqué sur l’effigie de Guillaume Moreel.

Page 88
Sur le volet droit, un personnage dont le visage est celui de l’épouse de Moreel.

Nous allons voir que la démarche du faussaire n’a pas été de produire un écho de Barbara. En
réalité, le modèle de cette figure féminine, c’est clairement le portrait de l’épouse du donateur de
l’Agneau Mystique, Élisabeth Borluut.

Page 89
Nous pouvons constater que le drapé de la robe de la pseudodonatrice du triptyque de la Havane
est véritablement calqué sur celui d’Élisabeth. Nous avons là aussi un élément très caractéristique
de la démarche des faussaires. C’est une recherche assez complaisante de beauté féminine
puisque le faux est peut-être le genre artistique le plus commercial qui soit. On ne réalise des faux
que pour les vendre. Élisabeth avait un physique assez ingrat et le peintre a certes reproduit le drapé
très élaboré de sa robe, mais s’est dit qu’il ne pouvait pas infliger à sa clientèle le visage ingrat
d’Élisabeth. On a donc remplacé Élisabeth pour la remplacer par le visage plus avenant de Barbara.
La démarche du faussaire va donc clairement dans le sens d’une certaine trivialisation de ses
modèles. L’identité des personnes représentées dans un tableau du 15e siècle ne le concerne pas
directement. De nouveau, et c’est là une véritable signature de ce triptyque de La Havane, on
constate que la robe de la Vierge sur ce triptyque combine le drapé de la Madone de Saint-Luc avec
le drapé de la Vierge de l’Annonciation de l’Agneau Mystique. Cette combinaison de deux emprunts
de détail indique clairement que c’est le même faussaire qui utilise ici une seconde fois son répertoire
de modèle.

Page 90
La Madone de Saint-Luc de Baegert est représentée dans une pose appelée la pose de la Madone
de l’humilité. C’est une formule iconographique qui apparaît au 14e siècle dans la peinture
occidentale. La Vierge est représentée assise sur un coussin, à même le sol, au lieu d’être assise
sur un trône. C’est un terme ancien.

On peut lire sur cette


pièce du 14e siècle, en
latin : « notre dame de
l’humilité ».
Bartolomeo de
Camogli, Madone de
l’Humilité.

Page 91
Elle est donc représentée assise à même le sol. La formule se rencontre souvent au 14e, 15e et au
début du 16e siècle. Elle tombe en désuétude au 17e siècle et plus encore au 19e siècle qui va
favoriser une image extrêmement distante de la Vierge Marie, puisqu’au cours du 19e siècle, la
Vierge devient, dans l’imaginaire catholique, la quatrième personne de la Trinité. On va, avec la
proclamation du dogme de l’Immaculée Conception en 1854, attribuer à la Vierge Marie une origine
surnaturelle et dans ce contexte, il est logique de voir se développer dans la seconde moitié du
19e siècle, des images de Marie extrêmement distante, comme par exemple celle-ci :

Jean-Guillaume Rosier, Beata Virgo vallis liliorum.

Cette manière de rehausser la Vierge, de l’arracher à la sphère humaine transparaît assez nettement
dans le traitement que le faussaire a fait subir à la Madone de Saint-Luc. La figure a été redressée,
rehaussée. On s’aperçoit également que les faussaires travaillent sur le mode du collage peuvent
aussi avoir une sensibilité qui est celle de leur époque, différente de la sensibilité de l’époque qu’ils
tentent de contrefaire. Le faussaire préfère établir une certaine distance entre le sol et la Vierge et
fait remonter la figure de la Vierge. Un autre élément est le rapport à la sexualité de l’Enfant Jésus.
À partir du 15e siècle, il devient assez fréquent dans la peinture occidentale de montrer les parties
génitales de l’Enfant Jésus.

Page 92
Hans Memling, Vierge à l’Enfant.

Jésus est offert aux dévots dans sa nudité complète. C’est une manière de suggérer que Dieu s’est
complètement incarné dans un enfant, ce qui implique même la dimension sexuelle. À partir du
15e siècle, on représente les parties génitales de l’Enfant Jésus. Ces parties génitales étaient
relativement évoquées par Baegert dans sa Madone de Saint-Luc et elles étaient visiblement
évoquées de manière bien trop concrètes pour le faussaire qui a éprouvé le besoin de dissimuler
complètement le départ même des parties génitales de l’Enfant Jésus. En procédant de la sorte, le
faussaire se présente à nous comme un héritier du concile de Trente, comme un héritier du
puritanisme des Temps modernes. À partir du 17e siècle, la nudité de l’enfant va être régulièrement
condamnée dans des écrits émanant d’ecclésiastique et à partir de là, il n’est plus concevable de
représenter les parties génitales de l’Enfant Jésus. Même si pour le faussaire il s’agissait de recréer
fondamentalement la peinture flamande du 15e siècle, cela ne pouvait se faire qu’en respectant les
normes de présentation de la divinité telle qu’elle s’impose après le concile de Trente dans l’Église
catholique où la nudité de Jésus constitue un tabou, d’où la dissimulation, même dans des faux, des
parties génitales de l’Enfant Jésus.

Une autre œuvre encore du même faussaire qui peut être rapprochée du triptyque de La
Havane est ce panneau mis en vente à Zurich dans une maison de vente tout à fait sérieuse en
1992 pour un prix relativement haut.

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Faussaire moderne, Vierge à l’Enfant.

Nous pouvons constater que c’est à nouveau Guillaume Moreel qui a servi de modèle pour le
donateur. En réalité, il s‘agit même d’un collage puisque ce donateur du panneau zurichois présente
certes le drapé de Guillaume Moreel, mais son visage est plutôt celui de son fils qui était un visage
plus avenant que celui de son père. Nous avons un collage où le visage un peu sévère de Moreel
est remplacé par celui bien plus charmant d’un jeune homme. Pour la donatrice, le drapé est de
nouveau le drapé d’Élisabeth Borluut que notre faussaire avait étudié de manière systématique.
Pour la Vierge, c’est la Vierge à l’Enfant de Hans Memling, que nous venons de voir ci-dessus.
L’enfant est identique, mais les parties génitales dénudées ont été soigneusement dissimulées.
Dans le panneau de Zurich, la moitié inférieure de la figure s’inspire d’une Vierge à l’enfant de Hans
Memling qui se trouve à Vienne avec cette robe qui est remontée au-dessus du genou gauche et
qui rend apparente une autre robe. Le drapé est rigoureusement identique.

Page 94
Nous allons voir que cette Madone du triptyque de Vienne de Memling a souvent été utilisée par
notre faussaire. On retrouve la même source dans ce panneau qui se trouvait dans les années
cinquante dans une collection privée bruxelloise.

Faussaire moderne,
Vierge à l’Enfant.

Page 95
Pour la partie supérieure, c’est une Vierge à l’Enfant de Memling.

Hans Memling, Vierge à


l’Enfant.

Pour la partie inférieure, nous reconnaissons à nouveau le drapé de la partie inférieure de la Vierge
du panneau central du triptyque de Vienne. C’est encore cette source qui a été utilisée dans ce
panneau qui se trouvait dans les années cinquante dans une collection privée du Michigan.

Faussaire moderne,
Vierge à l’Enfant.

Page 96
Pour la partie supérieure, c’est une Vierge à l’enfant attribuée pendant longtemps à Bouts, mais qui
est sans doute plus une imitation d’un peintre du 15e siècle de l’atelier de Bouts. L’Enfant Jésus
était entièrement dénudé dans l’original et dans l’œuvre du faussaire, il est partiellement habillé. De
nouveau, dans le bas nous avons une référence à la Madone du triptyque de Vienne.

Dirk Bouts, Vierge à l’Enfant.

Apparemment, le faussaire dont nous reconstituons le corpus a répété à plusieurs reprises certaines
de ses compositions. C’est un art commercial. Nous avons une exemple assez rare d’une œuvre de
ce faussaire qui peut être datée assez précisément. Nous avons un terminus ante quem puisque
cette composition se trouvait en 1904 dans une vente publique à Munich. Nous pouvons constater
que l’œuvre imite assez bien le style des primitifs flamands au niveau du style pictural. En revanche,
la morphologie du support est totalement fantaisiste puisque ce genre de triptyque avec des cables
extrêmement pointus n’était pas du tout produit dans les Flandres au 15e siècle.

Page 97
Faussaire moderne, Vierge
à l’Enfant.

Les faux, même de type collagiste reflètent une connaissance de l’histoire de l’art qui est la
connaissance de l’époque du faussaire et, en 1904, on avait certainement une connaissance
stylistique assez profonde d’un certain nombre de grandes figures de la peinture flamande du
15e siècle. En revanche, il n’y avait guère de connaissance réfléchie, élaborée et formulée sous
forme de texte en ce qui concerne les supports utilisés par les primitifs flamands. Nous avons donc
un type de triptyque qui ne correspond pas du tout aux triptyques utilisés au 15e siècle dans les
anciens Pays-Bas.

Faussaire moderne,
Vierge à l’Enfant.

Page 98
Nous avons vraisemblablement ici une œuvre du faussaire à ses débuts dans la mesure où sont
combinées ici des sources assez connues : la Madone à la fontaine de Van Eyck pour le drap
d’honneur tenu par des anges et la Madone de Lucques de Van Eyck pour la Vierge et l’enfant.

Jan van Eyck, Madone à la fontaine.

Jan van Eyck, Madone de Lucques.

L’ange de droite et de gauche du panneau central du triptyque viennent aussi d’œuvres de Memling.
Il s’agit bien du même faussaire. Un des plus beaux succès remportés par le faussaire est
certainement ce triptyque qui a suscité dès les années vingt des commentaires extrêmement
élogieux dans la presse locale.

Page 99
Faussaire
moderne,
Tryptique de la
Vierge à
l’Enfant.

Le panneau central a été plusieurs fois restauré sans qu’on sache si l’œuvre avait été endommagée
intentionnellement par le faussaire. Dans les volets, on retrouve dans le bas de la robe de la
donatrice, les plis de la robe d’Elizabeth Borluut. La physionomie de la donatrice est plus charmante.
Pour le panneau central, on a un collage de plusieurs drapés empruntés à Quentin Metsys. Pour
l’Enfant Jésus et sa mère, une source qui n’a pas été identifiée clairement, vraisemblablement un
tableau qui a été conservé dans une collection privée. Parmi les œuvres de ce faussaire qui ont eu
le plus de succès se trouvent deux panneaux des collections du musée du Petit Palais à Paris légué
dans les années trente. Ces deux peintures ont été publiées au début des années soixante dans la
revue du Louvre comme étant des œuvres de jeunesse d'un grand peintre espagnol, Bartolomé
Bermejo. Il y a un saint Michel avec un donateur et un saint Sébastien. Le saint Michel s’inspire
clairement d’un saint Michel avec donateur de Bermejo. La figure a été reprise et la figure a été
largement simplifiée. Le diable a été remplacé par un dragon dont la source se trouve dans le revers
des volets d’un triptyque de l’atelier de Rogier de le Pasture. Le saint Sébastien dérive d’un saint
Sébastien du bréviaire de Venise. Le pseudodonateur est un collage à partir de deux portraits
flamands du 15e siècle. D’une part, l’homme au turban, souvent considéré comme un autoportrait
de van Eyck. Dans ce portrait, nous avons également des éléments du portrait de Philipe de Croÿ
(cheveux, mains). En revanche, certains éléments de l’habit ont été calqués à nouveau sur le portrait
d’Élisabeth Borluut, ce qui constitue une véritable signature permettant de rattacher les deux
panneaux au corpus de ce faussaire.

Page 100
<- Faussaire moderne, Saint Michel avec
donateur.

Faussaire moderne, Saint Sébastien (?). ->

Bartolomé Bermejo, Saint Michel


avec donateur.

Page 101
Rogier de le
Pasture, Atelier,
Tryptique Sforza.

Il existe un faisceau d’indices permettant d’identifier ce faussaire. Cela a été une des grandes
révélations des années 2004-2005. Il y a eu une exposition au musée Groeninge de Bruges intitulée
Fake/not fake ? qui était consacrée aux falsifications dans le style des primitifs flamands. À cette
exposition fut présenté un certain nombre de dessins et d’outils ayant appartenu à un restaurateur
belge qui, depuis longtemps, passait pour un restaurateur douteux qui à côté de ses restaurations
avait également réalisé des faux. Il s’agit du fameux Joseph Van der Veken.

Page 102
On avait recommencé à en parler au début des années 2000 quand il est apparu qu’un tableau du
musée de Tournai avait été hyper restauré par ce dernier. Tout ce qui apparaît en rouge a été repeint
par Joseph qui était véritablement un restaurateur extrêmement interventionniste ayant une
conception de la restauration participant d’une activité visant à créer de la plus-value.

Joseph de la Pasture et Joseph Van der


Veken, Madone Renders.

À partir d’une œuvre en mauvais état, il réalisait des chefs-d’œuvre des primitifs flamands, souvent
en retirant des parties endommagées et en les repeignant complètement. Non seulement Joseph
pratiquait l’hyperrestauration, mais il a également pratiqué la falsification intégrale comme il apparaît
fort bien sur la base de cette planchette d’étude découverte par un historien.

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Dans les années nonante, à travers ses recherches entreprises dans les archives de famille des
descendants de Joseph, une série d’indices qui montre que le faussaire était bien Joseph. Le
brocard qui a été étudié sur cette planchette se retrouve dans plusieurs des faux présentés
aujourd’hui. C’est exactement le même motif végétal complexe. Dans les archives familiales, on a
également retrouvé ce dessin préparatoire pour un pseudotriptyque flamand :

Joseph était né à Anvers et a passé toute sa jeunesse à Anvers et il a fort bien pu étudier les
collections du musée des Beaux-Arts d’Anvers et a pu recevoir des demandes de restauration
d’œuvres émanant de collectionneurs. À travers de la reconstitution du corpus de l’œuvre du
faussaire Joseph, il est possible pour l’historien d’art de développer une véritable argumentation
scientifique qui permet d’établir le caractère de falsification d’une œuvre, non pas sur la base de
sophismes comme dans le cas de Tarica, mais sur la base de raisonnement probabiliste qui crée
un cadre de référence à l’intérieur duquel on peut établir, avec une immense probabilité, le caractère
faux d’une œuvre.

Page 104
cours 7 - 25/03/2021

Chapitre V : images de la Vierge noire de Liesse. Ou comment représenter une


statue miraculeuse

Nous allons étudier le cas particulier des représentations suscitées par une image
miraculeuse, la Vierge noire de Liesse. La localité qui nous intéresse, Liesse, est une petite localité
du département français de l’Aisne. Cette petite localité n’est plus connue aujourd’hui que des
érudits de l’histoire du catholicisme. Avant le 19e siècle et depuis la fin du 15e siècle, c’est sans
doute le lieu de pèlerinage le plus célèbre et celui qui attirait le plus important public de pèlerins dans
le nord de la France. Liesse est encore dominée par l’Église Notre-Dame construite au 15e siècle
dans le style gothique flamboyant. Si elle a attiré, jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, un très vaste
public depuis le 19e siècle, la localité est tout à fait éclipsée en termes de rayonnement touristique
par la ville de Laon. Si Liesse attirait les foules, c’est en raison d’une statue de la Vierge qui passait
pour miraculeuse.

Ceci est le frontispice d’une histoire de Liesse qui fut publié à Paris en 1708 par un chanoine de
Laon, du nom de Villette. Cet ouvrage était destiné aux pèlerins les plus fortunés qui se rendaient à

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Liesse et qui souhaitaient s’informer, éventuellement à distance - l’ouvrage étant en vente à Paris
—, de la légende de la statue miraculeuse. L’ouvrage de Villette est un ouvrage luxueux puisqu’il
est illustré. Nous allons résumer la légende en parcourant certaines illustrations gravées d’après des
compositions de Jacques Stella, réalisées au 17e siècle, présentes dans l’ouvrage.

Jacques Stella
(d’après) : Vénération de
Notre-Dame de Liesse.

Nous avons une représentation du sanctuaire de Notre-Dame de Liesse. À l’époque de la publication


du livre, c’est une représentation qui n’est pas exacte du point de vue architectural, mais qui visualise
bien les compétences attribuées à la statue miraculeuse puisqu’on voit dans l’assistance, la
représentation d’un possédé qui crache un diable sous l’influence positive de la statue de la Vierge.
Nous avons un couple d’estropiés qui attend sa guérison. Nous avons aussi une mère qui a amené
son enfant devant l’hôtel, qu’il soit vivant et qu’elle le place sous la protection de Notre-Dame de
Liesse, soit qu’éventuellement l’enfant est mort et qu’elle espère la résurrection de celui-ci. Nous
voyons aux parois des ex-voto, avec notamment une béquille, et la statue habillée qui apparaît dans
un nuage.
Cette statue miraculeuse est associée à un récit de conversion qui met en scène trois croisés
picards au 12e siècle en terre sainte.

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Arrestation des Trois Chevaliers.

Nous voyons que ce sont des croisés puisqu’ils sont représentés avec une croix sur le torse. C’est
la représentation de leur arrestation par les Mamelouk au 12e siècle. Les trois croisés sont faits
prisonniers et vont être conduits au Sultan. Comme l’histoire est censée se passer dans une certaine
Antiquité chrétienne, les personnages sont représentés en habits romains avec des cuirasses à
lambrequins et des casques à haut cimier. Ils sont représentés comme des légionnaires romains,
ce qui est conforme à l’usage au 18e siècle. On voit une manière d’appréhender le passé chrétien
médiéval qui diffère de la nôtre puisque le costume romain sert à représenter le passé en général.
C’est un attribut du passé, que celui-ci soit romain ou médiéval.

Les Trois Chevaliers devant


le Sultan.

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Les trois croisés picards sont donc conduits devant le Sultan, sorte de roi d’Égypte avec une
couronne posée sur un turban. Ils sont confrontés à des théologiens musulmans qui essaient
d’obtenir leur conversion à l’islam, mais les trois croisés refusent de se convertir et vont être
enfermés dans un cachot.

Ismérie reçoit la statue de


Notre-Dame de Liesse
des mains des Trois
Chevaliers.

C’est alors qu’ils vont recevoir la visite d’Ismérie, la fille du Sultan. Ismérie avait apparemment
quelques doutes quant à la foi musulmane. En tout cas, elle désirait voir de ses propres yeux la
Vierge Marie. Nous avons Ismérie entrant dans le cachot. Elle est habillée de manière
conventionnelle en Égyptienne, avec une coiffure plate en cercle de gitane. Les gitans étaient
considérés dans l’Europe d’Ancien Régime comme étant originaires d’Égypte, le terme est d’ailleurs
une corruption d’ « égyptien ». Pour représenter une Égyptienne, on a habillé cette femme dans un
costume pseudoantique, mais en lui donnant une coiffure plate circulaire calquée sur l’habit des
gitanes des 15e et 16e siècles. Face à elle, les trois croisés du 12e siècle. On voit combien les
systèmes de représentation peuvent changer et nous découvrons les systèmes de convention des
17e et 18e siècles très différents des systèmes de représentation actuels. Il n’y a aucune évocation
ni de l’art médiéval, ni des armures médiévales, ni de l’habit égyptien qu’on va, à partir du 19e siècle,
associer à l’art égyptien d’époque pharaonique. Ismérie désire voir de ses propres yeux la Vierge et
un des trois croisés demande à Ismérie de lui fournir des outils de sculpteur et du bois, de façon à
ce qu’il puisse réaliser une statue de la Vierge qui lui permette de satisfaire son désire de
visualisation. Elle apporte dans le cachot des outils de sculpteur, ainsi qu’un morceau de bois et
affirme qu’elle reviendra le lendemain pour prendre livraison de la sculpture. Le croisé s’aperçoit

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qu’il ne possède nullement les capacités techniques de réaliser une sculpture de la Vierge et
renonce à son projet. La nuit, un ange amène une statue de la Vierge toute faite. Ayant reçu cette
statue qui n’est pas faite de main d’homme, les croisés peuvent remettre cette sculpture d’origine
surnaturelle à Ismérie.

Ismérie vénère la statue de Notre-Dame de


Liesse.

Ismérie est fascinée par la statue et s’agenouille devant elle. Pendant la nuit, elle a une vision où
elle voit en rêve la Vierge et la reconnaît immédiatement.

Ismérie et les Trois


Chevaliers se réveillent en
Picardie.

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Elle décide de prendre la fuite avec les trois croisés et ouvre la porte du cachot. Ismérie et les croisés
fuient avec la statue. Ils vont être transportés par un nuage porté par des anges. Le nuage va tous
les ramener en Picardie. Lorsqu’à son réveille l’un deux demande où ils sont, le berger leur répond
qu’ils sont en Picardie.

Baptême d’Ismérie.

Ismérie va demander le baptême. Les trois croisés, toujours en habits romains, sont les parrains.
Elle va demander que l’on fasse construire une église pour la statue miraculeuse et le projet va être
mis à exécution.

Construction de l’église
de Notre-Dame de
Liesse.

Page 110
Alors que l’histoire est censée se passer au 12e siècle, nous voyons l’architecte qui se présente
avec un dessin de la façade de l’église qui correspond à la façade du 15e siècle.

La Vierge et l’Enfant
remettant la statue de Notre-
Dame de Liesse aux Trois
Chevaliers. Saint-Jean de la
Vallette, chapelle Notre-
Dame de Liesse.

Ce culte de Notre-Dame de Liesse a connu une certaine diffusion en Europe. Il y a notamment une
chapelle dans la capitale de Malte. On peut voir ce groupe du 19e siècle représentant les trois
croisés, avec la fameuse croix des croisés sur la poitrine, avec la Vierge Marie qui envoie sur Terre
une statue d’exécution angélique qui va amener à la conversion d’Ismérie.

Duval : Le parvis de Notre-


Dame de Liesse. Illustration
de J. De Saint-Pérés,
Histoire miraculeuse de
Notre-Dame de Liesse […],
Paris, 1657.

Page 111
On peut se faire une idée de l’agitation qui régnait à Liesse au 17e siècle grâce à cette gravure.
C’est une illustration d’un ouvrage publié en 1657 à Paris. Ce lieu de pèlerinage accueillait toutes
les classes de la population : des mendiants, un carrosse… C’était un des rares lieux où, au
17e siècle dans cette France partagée en classes sociales étanches, se rencontraient toutes les
classes de la population. Au plan médian, cette église avec une adaptation intéressante. En termes
d’interprétation de documents, la grande baie de la façade occidentale telle que représentée en
1657 se présente comme une baie en plein cintre alors qu’en réalité elle comporte un arc brisé
gothique. En réalité, au 17e siècle, existe un climat de grande hostilité contre l’architecture gothique,
ressentie comme barbare et non conforme aux principes de l’art romain. On va, de manière
systématique, même quand on représente un édifice gothique, remplacer les arcs brisés par des
arcs en plein cintre pour des raisons de pure convenance esthétique. Il convient de connaître les
codes esthétiques à une époque donnée pour pouvoir interpréter correctement le document en
termes de référence historique. À l’arrière-plan, au niveau de l’horizon, nous apercevons la fameuse
colline de Laon avec la cathédrale de Laon. Le graveur a situé la ville dans le prolongement du
chœur de la basilique de Liesse, ce qui est incorrect du point de vue de la géographie puisqu’elle se
situe au sud-ouest de Liesse et non à l’est. Il s’agissait d’introduire dans la gravure - qui a l’ambition
de donner une image générale, représentative du sanctuaire - une référence à l’évêché dont
dépendait Liesse, à savoir l’évêché de Laon.
On peut se faire une vague idée de l’image miraculeuse qui drainait les foules à partir
d’images miraculeuses qui ont été conservées. Celle de Notre-Dame de Liesse a été jetée dans un
four de boulanger à la Révolution française, sans doute en 1790 et brûlée. Nous pouvons supposer
qu’il devait s’agir d’une de ces vierges du 12e, début du 13e siècle, dont, à partir des années 1100,
un très grand nombre de sanctuaires en Europe vont être équipés, avec ce retour très caractéristique

Page 112
de l’époque romane (un des marqueurs de l’époque romane), d’une imagerie tridimensionnelle d’un
certain format, de certaines dimensions dans les pratiques religieuses après l’effacement de la
pratique des statues dans le culte païen.

Notre-Dame de Liesse. Laon,


Cathédrale.

Vierge à l’Enfant, Soissons, Cathédrale.

Ce sont des images du 19e siècle qui auraient été créées à partir d’une nouvelle statue de Notre-
Dame de Liesse qui contiendrait des charbons qui auraient été recueillis dans le four où la statue
authentique avait été jetée. Ces statues donnent une certaine impression de vérité, notamment car
il y en a de nombreux exemplaires dans les églises du Nord de la France. Elles ne s’appuient
toutefois sur aucun prototype ancien. Lorsqu’on tente de savoir à quoi ressemblait cette statue qui
pendant des siècles a drainé les foules, on est confronté à des images extrêmement différentes.

Page 113
Nous avons des images gravées qui représentent la statue habillée avec l’Enfant Jésus posé sur
les genoux de la Vierge :

Graveur français : Notre-


Dame de Liesse.

C’est une gravure sur cuivre de la fin du 17e siècle. Voici une autre image remontant également au
17e siècle, représentant Notre-Dame toujours habillée, mais debout avec l’enfant non pas sur les
genoux, mais posés sur le bras gauche :

Page 114
D’où la question de savoir à quoi pouvait bien ressembler cette statue. Un cas tout à fait particulier
d’une image de Notre-Dame est constitué par cette gravure qui a été éditée à Paris par un éditeur
de gravure relativement connu du nom de Jean Messager. Il a publié dans les années 1620-1630,
cette gravure qui pote le titre Notre-Dame de Liesse et on peut constater qu’elle ne ressemble pas
aux images que nous venons de voir. Il n’y a pas de doute quant au fait qu’il s’agit de Notre-Dame,
car il y a une inscription sur la gravure qui le mentionne. En plus de cette inscription, nous avons
deux vases comportant des lys. C’est un rébus puisque nous avons des lys et un « s ». Cette
représentation est un rébus qui correspond au nom de Liesse. Encore au 17e siècle, la fleur de lys
se prononçait « li ». En contrebas, nous avons une prière en latin où il est précisé que Notre-Dame
de Liesse est plus blanche que le lys.

Jean Messager, éditeur :


Notre-Dame de Liesse.

On trouvait déjà ce motif du lys de Liesse dans des enseignes de pèlerinage de Notre-Dame de
Liesse. La formule remontait au moins au 15e siècle, époque où a été réalisée la gravure. Cette
gravure comporte une Vierge à l’Enfant dont l’historien d’art soupçonnera qu’elle devait être plus
ancienne que la gravure. La gravure porte la signature de l’éditeur, mais lorsqu’on examine le drapé
de la Vierge, on est dans une époque qui est celle des plis cassés et écrasés sur le corps. C’est le
drapé typique du 15e et du début du 16e siècle dans le nord-ouest de l’Europe. Cette Notre-Dame
a pour origine une composition d’un peintre flamand qui travaille à Anvers à la fin du 15e et dans le
premier quart du 16e siècle : Quentin Metsys. Il existe plusieurs exemplaires de cette composition
très proches de Quentin, notamment celle-ci :

Page 115
Quentin Metsys, atelier
(?) : Vierge à l’Enfant.

C’est clairement la même composition. Le manteau, la robe et surtout la manche gauche sont tout
à fait similaires. Cet exemplaire de Varsovie est sans doute le plus proche de Quentin. Il y a un
deuxième exemplaire conservé au musée de Saragosse en Espagne. C’est certainement une œuvre
anversoise attribuable à un disciple de Quentin.

Maître de la Madeleine de Mansi : Vierge à l’Enfant.

Page 116
Il y a un troisième exemplaire qui fut mis en vente à Paris en 1907 :

Peintre anversois : Vierge


à l’Enfant.

Ce sont les trois exemplaires anversois les plus anciens. Cette dernière composition a été reprise
par un graveur anversois du nom de Jérôme Wierix, un des principaux graveurs à l’époque de la
contre-réforme à Anvers, à l’extrême fin du 16e et au début du 17e siècle et qui a réalisé en très
grand nombre des images de dévotion. Tenant compte du caractère parfois très conservateur des
acheteurs d’images pieuses, il a réédité des œuvres relevant du siècle précédant et relevant de
l’esthétique des primitifs flamands. Il y a deux versions de cette Vierge à l’Enfant d’après un modèle
de Quentin qui ont été gravées par Jérôme.

Jérôme Wierix.

Page 117
L’existence de différents exemplaires d’une même composition permet à l’historien d’essayer de
reconstituer un modèle commun. Dans le cas présent, on peut considérer que la critique de copie
est un cas de figure de la critique de témoignage. On peut considérer que chaque copiste apporte
un témoignage sur une composition, sur un modèle dont l’original a disparu et que l’on peut essayer
de reconstituer en confrontant les différents témoignages qui sont, d’une certaine façon, autant
d’exemplaires de l’œuvre originale. Dans le cas présent, on peut reconstituer avec beaucoup de
précision le drapé de cette Vierge à mi-corps, car les lignes du drapé sont semblables dans les trois
exemplaires plus anciens qui sont tous trois dus à un peintre différent. Il s’agit de trois témoignages
indépendants à partir du même modèle. Ces témoignages diffèrent et pour certains éléments de la
composition de départ, on demeure extrêmement perplexe. Est-ce que l’Enfant Jésus dans le
modèle originel était représenté tenant en main un oiseau ou était-il représenté avec un rosaire
autour du cou ? Nous l’ignorons. Nous aussi ignorons comment se présentait le paysage du fond
dans le modèle original. Dans ses grandes lignes, on peut reconstituer une composition attestée dès
le début du 16e siècle dans l’atelier de Quentin qui remonte vraisemblablement à un modèle de la
dernière décennie du 15e siècle, créé par Quentin. Modèle qui, à la fin du 16e siècle a été repris par
le graveur Wierix qui a modifié la position de l’enfant, de façon à créer un rapport plus affectif entre
l’enfant et sa mère, conformément au goût esthétique et à cette valorisation d’une certaine
sentimentalité qui caractérise l’art religieux de la fin du 16e, des 17e et 18e siècles. C’est par le
truchement d'une des deux gravures de Jérôme que le graveur qui a travaillé pour Messager
connaissait la composition de Quentin. Nous retrouvons Jésus présenté dans la même position que
dans les deux gravures de Wierix. Apparemment, cette valorisation d’une sentimentalité plus grande
en image était plus impérieuse encore pour le graveur ayant travaillé pour Messager puisqu’il a
rapproché encore l’enfant par rapport à la solution adoptée par Jérôme Wierix. La main droite de
l’enfant touche quasiment la joue de la Vierge et devait donc renforcer le potentiel émotionnel de
l’image. Pour le reste, cette utilisation d’un modèle de la fin du 15e siècle pour représenter Notre-
Dame de Liesse, interpelle : qu’est-ce que dans la perspective du 17e siècle, une image de Notre-
Dame de Liesse ? Dans le cas présent, c’est clairement un tableau flamand de la fin du 15e siècle
ressenti comme ancien qui sert à représenter une statue miraculeuse qu’apparemment on ne
souhaitait pas reproduire en image.
Il existe une deuxième représentation de Notre-Dame qui a été également éditée par Jean
Messager qui avait une capacité remarquable à proposer des images de dévotion à un large public.

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Jérome Wierix : Vierge à l’Enfant.

Il s’agit d’une image qui, visiblement, a été commandée par une confrérie de Notre-Dame de Liesse
qui était installée dans la chapelle de l’hôpital du Saint-Esprit à Paris. La gravure fut commandée en
1614, probablement par cette confrérie qui avait été fondée en 1413 par le roi de France, Charle IV
qui fut le premier roi de France à se rendre à Liesse. Cette gravure représente les dévots agenouillés
devant une Notre-Dame qui ne ressemble ni à celle de la gravure précédente, ni à celles des
gravures proposées aux pèlerins au 17e et au 18e siècle. Il y a également deux anges qui
couronnent la Vierge qui font pleuvoir des lys sur la tête des dévots. De nouveau, la source (à droite)
est une gravure de Jérôme Wierix qui a été combinée à d’autres sources d’inspiration. On reconnaît
la Vierge de Jérôme Wierix, mais nous pouvons constater les deux figures d’anges qui viennent
certainement d’un autre modèle puisque celles-ci sont éclairées par la gauche alors que la Vierge
et l’enfant sont éclairées par la droite. C’est une anomalie dans l’art haut de gamme du 16e, 17e,
18e siècle en Occident. Normalement, la lumière vient d'un seul côté, de la gauche normalement et
parfois de la droite. Dans le cas présent, on sent un artiste plus expert qui s’inspire de différents
modèles sans avoir reconstruit le modelé selon une source de lumière unique. En contrebas, nous
avons ce qui correspond vraisemblablement aux capacités graphiques de la personne qui a conçu
la gravure qui a ajouté ces dévots, des marches en contrebas du trône. Ce troisième intervenant ne
maîtrisait guère le langage de la perspective et ne maîtrise pas nettement mieux le modelé puisque
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les figures de gauche sont éclairées par la droite et les figures de droite sont éclairées par la gauche
avec une curieuse symétrie de la source de lumière. Les personnages se présentent avec le torse
de face et dans trois cas avec le visage de profil. Ou encore, le dos occupant la totalité du plan
combiné à un visage de profil, tout cela n’est pas conforme au haut de gamme de l’art de cette
période en Occident et indique un collage d’emprunt pour la Vierge et les anges et une initiative
personnelle d’un artiste peu formé au dessin anatomique et au dessin perspectif dans le bas de la
gravure. Le même éditeur parisien édite donc deux images fort différentes de Notre-Dame de Liesse.
Dans les deux cas, il a dû avoir le sentiment de s’inspirer de traditions flamandes anciennes, même
s’il ne les connaît qu’à travers les gravures de Jérôme puisque Jérôme s’est également inspiré d’une
composition plus ancienne dont nous retrouvons un écho dans le tableau de Jan Massys :

Jan Massys, Sainte


Famille.

Ces deux représentations, qui en dépit de l’inscription, ne représentent nullement la sculpture


miraculeuse. Le seul élément qui représente une certaine volonté de rencontrer la forme matérielle
de la statue miraculeuse est le fait qu’une composition à mi-corps de la Vierge empruntée à Wierix
et à Quentin a été complétée de manière à devenir une figure en pied puisque Notre-Dame de Liesse
était une statue en pied. Il n’y a pas de doute que Messager était conscient du fait qu’il utilisait, à
travers les gravures de Wierix, des prototypes anciens du 15e ou du début du 16e siècle. Nous
connaissons le style de Messager en tant que graveur par la gravure ci-dessous.

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Jean Messager :
Adoration des mages.

Nous voyons que Messager, lorsqu’il gravait dans le style moderne, gravait dans un style marqué
par le style raphaelien, pas du tout marqué par le style des primitifs flamands dont il percevait
certainement l’ancienneté.
Pourquoi avoir eu recours à des œuvres relativement anciennes et flamandes, puisque
Messager les connaissait à travers des gravures dont il pouvait ignorer l’origine flamande ? On peut
constater, à partir de la seconde moitié du 16e siècle, que la peinture flamande ancienne est
considérée comme particulièrement apte à servir de support à l’esprit de dévotion. La première
attestation de cette association entre peinture flamande ancienne et dévotion, nous la retrouvons
dans la bouche de Michel-Ange qui, selon le témoignage du peintre portugais François de Hollande,
aurait eu de nombreux entretiens avec la Marquise Colonna. François va retranscrire ces dialogues
qui resteront inédits jusqu’au 19e siècle. À partir du 19e siècle, ces dialogues en portugais vont
susciter un énorme intérêt de la part des historiens d’art. L’un d’eux, qui aurait été « enregistré » par
François de Hollande vers 1538-1540, fournit un témoignage extrêmement intéressant concernant
ce qui pouvait être la perception dans le monde savant européen de la peinture flamande. La
Marquise Colonna pose une question à Michel-Ange :

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Michel-Ange, qui va apparaître ici comme un défenseur de l’art italien - essentiellement de l’art
florentin à cette époque - répond, de manière extrêmement claire à la Marquise. Nous avons ici sous
une forme négative, émanant d’un artiste qui représentait l’avant-garde de son temps, un jugement
associant la peinture flamande à la dévotion, en suggérant que cette peinture est particulièrement
apte à susciter des larmes, surtout auprès des femmes. Dans la seconde moitié du 16e siècle, on
constate en effet que l’ancienne peinture flamande du 15e siècle va être considérée comme un
support particulièrement adéquat pour la dévotion. C’est à ce moment-là que le roi d’Espagne
Philipe II, qui monte sur le trône d’Espagne en 1556, va faire réaliser une copie du retable de
l’Agneau mystique des frères Van Eyck (1432). Cette copie était destinée à être posée sur l’hôtel de
la chapelle du palais de Madrid où elle va rester pendant une cinquantaine d’années. Pour le roi
d’Espagne, qui régnait d’ailleurs également sur nos régions depuis 1555, un retable vieux de
quelque 130 ans était le summum de l’art pictural religieux. Cette valorisation du retable de l’Agneau
mystique donnera lieu en Espagne à la réalisation de toute une série de copies du retable eyckien
qui se retrouve ici par exemple à l’église des dominicains :

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À la même époque, Philipe II va également faire venir le Calvaire de Rogier de le Pasture qui se
trouvait à la chapelle des chartreux à Anderlecht, qui date des années 1450 va être amené en
Castille et placé sur l’hôtel de la chapelle de la sacristie.

Rogier de le Pasture, Calvaire.

Jan van Eyck : Madone au


chanoine Van der Paele.

La Madone au chanoine Van der Paele va être placée peu avant 1600 sur le maître autel de la
cathédrale Saint Donatien de Bruges alors qu’au départ il ne s’agissait pas d’un tableau autel, mais
bien d’un tableau épitaphe accrochée à une colonne de la cathédrale de Bruges.

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Jean Gossart :
Adoration des
Mages.

La fameuse Adoration des Mages de Gossart qui remonte aux premières années du 16e siècle qui
se trouvait à l’abbaye de saint Adrien de Grammont va être achetée par les archiducs Albert et
Isabelle pour être placée sur le maître autel de la chapelle de Bruxelles. Nous savons que
l’archiduchesse Isabelle possédait cette Vierge à l’Enfant de Quentin Metsys :

Quentin Metsys : Vierge à


l’Enfant.

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Il y avait donc cette idée dans la seconde moitié du 16e et dans le premier tiers du 17e siècle, que
la peinture des primitifs flamands offrait des modèles de contemplation religieuse particulièrement
adéquats.

Willem Van Haecht : Visite des archiducs Albert et Isabelle à Cornelis van der Geest.

Nous avons ici une représentation de la visite des archiducs Albert et Isabelle à un collectionneur
anversois, œuvre des années 1620-1630 et ceux-ci se font montrer une œuvre de Metsys du siècle
précédent.
Le style des primitifs flamands a dû sembler adéquat pour représenter notre dame de liesse
à Messager. Un peu avant lui, d’autres représentations gravées de Notre Dame de Liesse peuvent
être signalées.

Graveur français : Notre Dame


de Liesse. Illustration de
Giacomo Bosio, Histoire de
Nostre Dame de Liesse […],
Troyes, 1602.

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Peintre flamand : Repos pendant la Fuite en Égypte.

Dans ce livre, la Vierge est représentée vivante, assise sur un talus selon une iconographie qui
s’inspire du repos pendant la fuite en Égypte et le lien avec l’Égypte est bien connu en ce qui
concerne l’histoire de Notre-Dame de Liesse. Dans le même ouvrage, nous avons une
représentation de la Vierge sous la forme de la Vierge de l’Apocalypse.

Vierge de l’Apocalypse.

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La statue elle-même est représentée en tout petit dans cette image de l’exercice de Nicole Obry. En
1566, une possédée de la petite localité de Vervuns fut conduite à Liesse pour être exorcisée. Un
exorcisme difficile puisqu’en deux séances on réussit à faire sortir, à en croire les témoignages
contemporains, non moins de vingt-six diables de son corps. Nous avons au premier plan la pauvre
Nicole avec un diable qui semble s’échapper de sa bouche. La scène se déroule devant l’hôtel
principal de la basilique Notre-Dame de Liesse, sur lequel il y avait, selon une tradition recueillie à
la fin du 15e siècle, non moins de trois statues de la Vierge.

Exorcisme de Nicole
Obry.

Une autre représentation encore de notre dame de Liesse illustre un ouvrage de dévotion rédigé par
un père jésuite du nom de René de Cériziers, avec cette image qui suggère que Notre-Dame était
une statue ou peut-être même la Vierge vivante, l’image est ambiguë. Si c’est une image, elle est
réalisée dans le style du classicisme français du 17e siècle.

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Graveur français : Notre-
Dame de Liesse. Illustration
de René de Cériziers.

Comment expliquer ces images toutes contradictoires ? Comment expliquer le véritable


processus de substitution par lequel la statue miraculeuse a été remplacée par un primitif flamand
? Le texte de René donne des indications et permet de comprendre ce qui a dû être un véritable
conflit entre goût et dévotion. Notre Dame de Liesse était ressentie comme une statue extrêmement
laide qui mettait mal à l’aise les tranches les plus cultivées du public dévot. Ce qui explique des
représentations ayant pour vocation d’obérer la véritable statue.

René est une des rares sources qui formalise dans un texte ce qui devait être une perception très
largement répandue au 17e siècle. Cette statue d’origine céleste faite par des anges semblait une
véritable horreur.

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Vierge à l’Enfant. Soissons,
Cathédrale.

Voilà un exemple de l’aspect que devrait avoir la statue et qui a dû mettre très mal à l’aise René. La
statue ne peut être le portrait d’une Égyptienne. Voici quelques exemples de Vierges noires :

Il y a toute une tradition de Vierges noires en Occident à partir du 13e siècle. Ce sont en général
des statues plus anciennes qui ont été peintes en noir à partir du 13e siècle, vraisemblablement
parce que ces statues s’étaient obscurcies sous l’influence de la fumée des cierges. La statue
choque le goût de René, mais il va en tirer un argument pour fonder son caractère miraculeux :

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Se développe toute une argumentation qui permet de sauver théologiquement la laideur de la statue.
C’est un instrument imparfait, déficitaire par rapport à l’art, mais c’est justement son imperfection qui
indique que, derrière son pouvoir exceptionnel, ne peut se cacher que Dieu puisque, à la différence
de l’Homme qui a besoin de bons instruments pour obtenir un quelconque résultat, Dieu peut obtenir
des résultats exceptionnels en se servant d’instruments imparfaits. L’imperfection même de la statue
démontre que c’est bien Dieu qui agit à travers elle. Le raisonnement permet de sauver et de justifier
la laideur de la statue. Ce raisonnement ne permet toutefois pas de la déqualifier esthétiquement et
donc toutes les représentations de Notre-Dame de Liesse relèvent de stratégies d’évitement
esthétique. Elle n’a jamais été représentée précisément et a toujours été évitée autant que possible
par ceux qui l’ont reproduite. Les reproductions relèvent de mécanismes de substitution avec, dans
le cas de Messager, un remplacement pur et simple d’un Moyen-Âge esthétiquement intolérable par
un Moyen-Âge acceptable (le Moyen-Âge tardif, celui de la fin du 15e siècle déjà plus proche des
conventions esthétiques modernes - de celles du 17e siècle - que l’art roman). Avec Messager, c’est
une sorte de Moyen-Âge de substitution qui est utilisé pour représenter Notre-Dame de Liesse plutôt
que le style roman.
Cette exploration du dossier de Notre-Dame de Liesse permet de mettre dans une
perspective historique la notion même de représentation : qu’est-ce que représenter Notre-Dame de
Liesse dès que l’on se tourne vers le 16e, le 17e et le 18e siècle ? On s’aperçoit que représenter
Notre-Dame de Liesse c’est, d’une certaine façon, simplement évoquer son nom et visualiser la
statue miraculeuse selon des démarches de substitution qui correspondent à un fort idéal esthétique
dont il n’était pas vraiment question de priver une quelconque représentation de la Vierge, même au
nom de la vérité documentaire. Au terme de ces leçons sur la critique des sources appliquées au
champ de l’image, nous concluons en mettant bien en évidence l’extrême complexité de la notion
de représentation qui doit toujours déjà être abordée dans une perspective historique en tenant
compte du fait que la notion même de représentation, de reproduction peut recouvrir des pratiques
culturelles bien différentes de celles de la photographie documentaire.

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