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Texte de Greaber sur Imagination et Politique.

« L'une des idées centrales de cet essai est que la violence structurelle génère des structures
déséquilibrées de l'imagination. Ceux qui sont en bas de l'échelle doivent dépenser quantité
d'énergie imaginative pour essayer de comprendre les dynamiques sociales qui les entourent, ils
doivent notamment imaginer les points de vue de ceux d'en haut, tandis que ces derniers peuvent se
mouvoir en ignorant superbement une bonne part de ce qui se passe autour d'eux. Autrement dit, les
faibles finissent par faire non seulement le gros du travail physique, concret, nécessaire pour
maintenir la société en fonctionnement mais aussi l'essentiel du travail interprétatif.
Ce principe semble se vérifier partout où l'on trouve une inégalité systématique. Il était tout
aussi vrai dans l'Inde antique ou dans la Chine médiévale que n'importe où aujourd'hui. Et on peut
présumer qu'il restera vrai tant que les inégalités structurelles se perpétueront. Mais notre propre
civilisation bureaucratique introduit un élément supplémentaire. Les bureaucraties, je l'ai dit, sont
moins des formes de stupidité en elles-mêmes que des moyens d'organiser la stupidité – de régir des
relations déjà caractérisées par des structures de l'imagination extrêmement inégalitaires, dont
l'existence s'explique par celle de la violence structurelle. C'est pour cela que, même si l'on instaure
une bureaucratie pour des raisons entièrement bienveillantes, elle produira malgré tout des
absurdités. »

David Graeber, Bureaucratie, p. 98.

«  D'un point de vue de gauche, donc, la réalité de la vie humaine, c'est que le monde ne se
contente pas « d'arriver ». Ce n'est pas un phénomène naturel, bien que nous ayons tendance à le
traiter comme tel : il existe parce que nous tous collectivement, nous le produisons. Nous
imaginons des choses qui nous plairaient, puis nous les réalisons. Mais dès l'instant où l'on pense en
ces termes, il est évident que quelque chose a horriblement mal tourné. En effet, si chacun pouvait
simplement imaginer un monde qu'il aime puis le construire, qui créerait un monde comme celui-
ci ? Peut-être est-ce le philosophe marxiste John Holloway qui a exprimé la sensibilité de gauche
sous sa forme la plus pure le jour où il a voulu intituler un livre Cessons de fabriquer le
capitalisme. Le capitalisme, disait-il, n'est pas quelque chose qui nous est imposé par une force
extérieure. Il n'existe que parce que chaque jour nous nous levons et nous continuons à le produire.
Si un matin au réveil nous décidons tous collectivement de produire autre chose nous n'aurions pas
le capitalisme. C'est la question révolutionnaire suprême : quelles sont les conditions qui doivent
exister pour nous donner les moyens de faire cela, de nous réveiller et imaginer et produire autre
chose ?
Face à cette mise en avant des forces de la créativité et de la production, la droite réplique en
général que les révolutionnaires négligent systématiquement l'importance sociale et historique des
''moyens de destruction'' : les Etats, les armées, les bourreaux, les invasions barbares, les criminels,
les foules déchaînées, etc. Faire comme si tout cela n'existait pas, ou croire qu'on peut le faire
disparaître parce qu'on le désire, ajoute t-elle, aboutit à un résultat assuré : les régimes de gauche
feront, dans les faits, infiniment plus de morts et de destructions que ceux qui ont la sagesse de s'en
tenir à une approche plus ''réaliste'' ».

David Graeber, Bureaucratie, p.107-108.

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