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Faut-il chercher à faire le bien 

Je précise qu’il s’agit d’une question de société. Je ne traite pas ici la question morale. Nous pourrons
peut-être y revenir.
Lors du décès de ma mère, début décembre, j’ai été interpelé par la directrice de la société de pompes
funèbres qui était chargée des obsèques au sujet des problèmes de notre société. Lors de notre
discussion, elle m’a déclaré, sans que je ne demande rien, qu’elle était catholique, très croyante mais
non pratiquante, et qu’elle gardait en mémoire et en pratique ce que lui avait appris sa mère en lui
demandant chaque soir de dire ce qu’elle avait fait de bien dans la journée. Une confession à l’envers
en quelque sorte, car dans une confession on vous demande ce que vous avez fait de mal, n’est-ce
pas ?
Sur le moment, je n’avais pas trop envie de discuter de philosophie avec elle. Dans mon esprit, comme
dans le votre j’espère, je pense qu’il faut éviter de faire le Mal. Par contre, l’idée de vouloir faire le
Bien me semble lié à la connaissance de la vérité. Aussi, je m’en méfie comme je me méfiais de la
position de Georges Bush lorsqu’il prétendait combattre l’axe du Mal sur les bases d’un mensonge sur
les armes de destruction massive. Elle relève d’un messianisme politique dont témoigne la démesure
interventionniste de l’Occident, mettant une partie du monde à feu et à sang.
Quelques jours plus tard, un article publié dans la matinale du Monde, le 29 décembre 2016, sous le
titre « La tentation du Bien est bien plus dangereuse que celle du Mal » semblait répondre à cette
maxime. Cet article, signé par Boris Cyrulnik et Tzvetan Todorov, deux intellectuels français, est un
dialogue sur la capacité des individus à basculer dans la barbarie ou à y résister. Boris Cyrulnik est
neuropsychiatre et directeur d’enseignement à l’université de Toulon. Tzvetan Todorov est – ou plutôt
était – historien et directeur de recherche honoraire au CNRS.
Pour Tzvetan Todorov, la tentation du Mal n’existe presque pas, elle est très marginale à ses yeux
même s’il pense qu’il existe sans doute quelques marginaux ici et là qui veulent conclure un pacte
avec le diable et faire régner le Mal sur la Terre. Mais il reste plutôt disciple de Grossman, pour qui le
Mal vient essentiellement de ceux qui veulent imposer le Bien aux autres. Vassili Grossman considère
que toute forme d'imposition d’un « Bien suprême » à l'humanité se termine en carnage. Ce « Bien su-
prême » se pervertit inéluctablement, engendrant le Mal. Le Mal est toujours fait au nom du Bien  :
« Là où se lève l'aube du Bien, des enfants et des vieillards périssent, le sang coule.  » La tentation du
Bien semble donc beaucoup plus dangereuse que la tentation du Mal. Tous les grands criminels de
l’histoire ont été animés par le désir de répandre le Bien. Même Hitler, notre Mal absolu, qui souhaitait
effectivement le Mal pour toutes sortes de populations, espérait en même temps le Bien pour la race
élue germanique aryenne à laquelle il prétendait appartenir. C’est encore plus évident pour le commu -
nisme, qui est une utopie universaliste, même si, pour réaliser cette universalité, il aurait fallu éliminer
plusieurs segments sociaux de cette même humanité, qui ne méritaient pas d’exister : la bourgeoisie,
les koulaks, etc. Rappelez-vous ! Les Khmers Rouges l’ont hélas mis en pratique. Et les djihadistes
d’aujourd’hui ne paraissent pas animés par le désir de faire le Mal, mais de faire le Bien, par des
moyens que nous jugeons absolument abominables.
Alors quand notre VM a demandé un sujet de société, je lui ai proposé celui-ci :
« Faut-il chercher à faire le bien ? »
C’était le mardi 7 février, jour de la mort de Tzvetan Todorov mais je ne l’ai apprise que le lendemain.
Pour alimenter le débat, je citerais un passage qu’il a écrit dans Mémoire du mal, tentation du
bien (Robert Laffont, 2000) : « Vouloir éradiquer l’injustice de la surface de la Terre ou même seule-
ment les violations des droits de l’homme, instaurer un nouvel ordre mondial dont seraient bannies les
guerres et les violences, est un projet qui rejoint les utopies totalitaires dans leur tentative pour rendre
l’humanité meilleure et établir le paradis sur Terre », avant de conclure avec sa morale d’humaniste
sceptique : « Il est possible de résister au Mal sans succomber à la tentation du Bien. »
Cela n’empêche pas la bonté d’un individu à l’égard d’un autre, bonté sans témoin et sans idéologie.
C’est d’ailleurs, d’après Grossman, la seule voie possible. Et Tzvetan Todorov précise  : « Si on veut
défendre l’être humain contre les forces sociales qui le détruisent, il ne suffit pas de l’imaginer comme
produit uniquement par des principes abstraits, mais il faut accepter de le voir porter les traces de son
destin. »
VM, j’espère que ces quelques réflexions vont susciter des demandes de parole sur les colonnes.
J’ai dit.

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