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qu’il en a et de la crainte qu’il en a. La plus douce chose peut être la plus redoutée. À quoi bon cette attention à ce
que tu as dit, ce souvenir de ce que tu as ordonné, cette revue de tes chères pensées ? À quoi bon ce mouvement
que tu imprimes et entretiens autour de toi afin que tes pensées soient les pensées de tous ? Tu seras négligent tout
à l’heure ; et, à ton image, toute cette tyrannie autour s’assoupira.
D’où cette paix qui vient avec le soir. L’œil du jour se ferme. C’est une invitation à être bon et juste ; et certes
la fatigue termine nos soupçons ; mais de toute façon il faut être bon et juste. Non pas demain. Le sommeil nous
presse par cette lente approche. Selon la vue platonicienne, qu’on n’épuisera pas, il te faut la paix en toi brigand.
D’où peut-être une disposition à se par- donner à soi-même, ce qui suppose qu’on pardonne aux autres. N’est-ce
pas prier ? Comment ne pas remarquer que le geste de plier les genoux est aussi de fatigue, ainsi que la tête basse ?
Prier, ce serait sentir que la fatigue vient, et la nuit sur toutes les pensées.
Ma fille, va prier ; vois, la nuit est venue,
Une planète d’or là-bas perce la nue.
Il faut maintenant que la douceur l’emporte. Il y a assez à dire sur la fureur. Mais n’est-il pas de précaution,
si l’on veut juger équitablement ces violentes et difficiles natures qui sont nous, de remarquer que ni la colère, ni
l’orgueil, ni la vengeance ne tiendront jamais à aucun homme plus longtemps qu’un tour de soleil ? Oui, par l’excès
même de la force, il viendra le consentement, le renoncement, l’oubli de soi-même, l’enfance retrouvée, la confian-
ce retrouvée, enfin cette nuit de la piété filiale, première expérience de tous, expérience quotidienne de tous. Ainsi
la commune nuit finit par nous vaincre.
En ces fortes peintures de l’ambition, de l’envie, de l’emportement, de la férocité, qui ne manquent point, il
n’y a qu’un trait de faux qui est la durée. La moitié de l’histoire est oubliée. C’est une perfection, dans Homère,
que toutes les nuits y sont, aussi celles où l’on dort. D’où certainement une règle de durée pour les tragédies ; car,
la nuit divine, il se peut qu’elle roule une fois vainement ses ombres, une fois, mais non pas deux.
Il est à croire que nous tenons ici la plus grande idée concernant l’histoire de nos pensées. Car à oublier la
nuit, comme naturellement on fait toujours, on imaginera un développement continu. Mais cela n’est point.
Certainement un relâchement, et bien plus d’un ; un renoncement, et bien plus d’un ; un dénouement, et bien plus
d’un. J’aperçois même que chacune de nos pensées imite ce rythme de vouloir et de ne plus vouloir, de prétendre
et de ne plus prétendre, de tenir ferme et de laisser aller. Et sans doute nos meilleures pen- sées sont celles qui
imitent le mieux cette respiration de nature ; ainsi, dans les pires pensées comme dans les sottes pensées, je
retrouverais aisément ce bourreau de soi qui ne veut point dormir, et ce tyran qui n’ose point dormir. Habile par-
dessus les habiles celui qui sait dormir en ses pensées de moment en moment, ce qui est rompre l’idée en sa force.
Dans ce jeu, Platon n’a point d’égal »
Alain, Les idées et les âges (1927), Livre I, Chapitre I, « La nuit ».