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COURS DE DOCTRINE SOCIALE DE L'EGLISE

INTRODUCTION GENERALE

Ce cours portera essentiellement sur les données scripturaires et l'approche historique


et théologique de la morale sociale de l'Eglise. Il comporte aussi un exposé sur l'engagement
du chrétien dans l'économie et dans la politique, sur la théologie de la libération, ainsi qu'une
synthèse de l'enseignement du Magistère sur la démocratie comme exigence éthique pour la
politique. Nous parlerons, enfin, des objectifs du millénaire pour le développement (omds).

Le fondement essentiel de la doctrine sociale réside dans la Révélation biblique et dans la


tradition vivante de l'Eglise. C'est à cette source qui vient d'en haut qu'elle puise l'inspiration
et la lumière pour comprendre, juger et orienter l'expérience humaine et l'histoire 1. Pour ce
faire, la doctrine sociale a la valeur d'un instrument d'évangélisation et se développe dans la
rencontre toujours renouvelée entre le message évangélique et l'histoire humaine. Ainsi
comprise, cette doctrine est une voie caractéristique pour l'exercice du ministère de la Parole
et la fonction prophétique de l'Eglise2.

Ces considérations nous poussent, de fait, à réfléchir sur la nature même de la doctrine
sociale de l'Eglise. La DSE ne se réduit pas à une simple connaissance théorique, mais elle est
appelée à être concrétisée. Elle est orientée vers la vie et elle doit être appliquée de manière
créative et pratiquée de manière active. Et en tant que telle, comme l'a bien souligné Saint
Jean-Paul II, elle n'entre pas dans le domaine de l'idéologie mais dans celui de la théologie et
particulièrement de la théologie morale3. On ne peut pas la définir en fonction des paramètres
socio-économiques. Elle n'est pas un système idéologique ou pragmatique visant à composer
les rapports économiques, politiques et sociaux, mais bien une catégorie en soi: "elle est la
formulation précise des résultats d'une réflexion attentive sur les réalités complexes de
l'existence de l'homme dans la société et dans le contexte international, à la lumière de la foi
et de la tradition ecclésiale. Son but principal est d'interpréter ces réalités, en examinant leur
conformité ou leurs divergences avec les orientations de l'enseignement de l'Evangile sur
l'homme et sur sa vocation à la fois terrestre et transcendante; elle a donc pour but d'orienter
le comportement chrétien"4.

Il va s'en dire que la DSE est de nature théologique et spécifiquement "théologico-morale"


car elle est destinée à guider la conduite de la personne5. De fait, elle se situe à la rencontre de
la vie et de la conscience chrétienne avec les situations du monde, et elle se manifeste dans
les efforts accomplis par les individus, les familles, les agents culturels et sociaux, les
politiciens et les hommes d'Etat pour lui donner sa forme et son application dans l'histoire 6.
Les textes magistériels ont élaboré la doctrine sociale de l'Eglise à partir de plusieurs
1
Cf. CONSEIL PONTIFICAL "JUSTICE ET PAIX", Compendium de la doctrine sociale de l'Eglise, Libreria edittrice
Vaticana, Cité du Vatican 2005, n. 74.
2
Cf. JEAN PAUL II, Lettre encyclique Sollicitudo rei socialis, n. 41, in AAS 80 (1988), 570-572.
3
Cf. Ibid., n. 41;
4
Ibid.
5
Ibid.
6
Cf. JEAN PAUL II, JEAN PAUL II, Centesimus annus, n. 50, in AAS 83 (1991), 864-865.
2

éléments fondamentaux constitutifs. Née au XIXè siècle de l'affrontement entre le message


évangélique et l'évolution des problèmes sociaux de l'époque, la doctrine sociale a maintenant
une identité et une autonomie propres. Réflexion, surtout théologique, axée sur la juste
intelligence de l'homme et de sa destinée à travers l'évolution de ses conditions de vie, cette
doctrine a trois dimensions: théorique, historique et pratique. Sa méthodologie en trois temps
(voir, juger, agir) lui permet d'analyser les causes de l'injustice sociale, en s'appuyant sur des
bases philosophiques et théologiques et l'apport positif de sciences sociales. En d'autres
termes, la DSE reflète les trois niveaux de l'enseignement théologico-moral: le niveau
fondateur des motivations, niveau directif des normes de la vie sociale et le niveau délibératif
des consciences, appelées à actualiser les normes objectives et générales dans les situations
concrètes et particulières. Ces trois niveaux définissent implicitement aussi la méthode propre
et la structure épistémologique spécifique de la doctrine sociale de l'Eglise.

Comme nous venons de le souligner ci-haut, la doctrine sociale bénéficie des apports de la
connaissance, d'où qu'ils proviennent; elle a pour ainsi dire, une dimension interdisciplinaire.
Aussi le Pape Jean-Paul II, que nous avons déjà commencé à citer, écrit-il à ce propos: "Pour
mieux incarner l'unique vérité concernant l'homme dans des contextes sociaux, économiques
et politiques différents et en continuel changement, cette doctrine entre en dialogue avec les
diverses disciplines qui s'occupent de l'homme, elle en assimile les apports". 7 La DSE se
prévaut tant des apports de sens de la philosophie que des apports descriptifs des sciences
humaines. Par le biais de la philosophie la doctrine sociale intègre la philosophie dans sa
logique interne, à savoir dans l'argumentation qui lui est propre. Il sied cependant de
souligner qu'affirmer que la DSE appartient à la théologie et plus précisément à la théologie
morale et non à la philosophie, ne signifie pas méconnaître ou sous-estimer le rôle de l'apport
de cette dernière. En fait, la philosophie est un instrument adéquat et indispensable pour une
compréhension correcte des concepts de base de DSE. Comme par exemple les notions de la
personne, la société, la liberté, la conscience, la justice, etc.

Les sciences humaines constituent, elles aussi, un apport on ne peu plus important à la DSE.
Dans le Motu proprio de l'érection de l'institut de l'Académie Pontificale des Sciences
Sociales, du 1er janvier 1994, Sa Sainteté le Pape Jean-Paul II nous enseigne: "Les
recherches en sciences sociales peuvent contribuer efficacement à affermir les apports entre
les hommes, comme le montrent les progrès dans divers domaines de la société au cours du
siècle qui touche à son terme. Pour cette raison, l'Eglise, qui se soucie toujours du bien de
l'homme, se tourne avec empressement à l'heure actuelle vers ce domaine de la recherche,
pour découvrir des indices précis appropriés à l'accomplissement de son Magistère" 8. Comme
on peut le voir, la DSE n'exclut aucun savoir car tout savoir comporte une part de vérité.
L'Eglise reconnaît et accueille tout ce qui contribue à la compréhension de l'homme dans le
réseau toujours plus étendu, variable et complexe, des relations sociales.

Après avoir montré quelle est la nature de la doctrine sociale et sa dimension


interdisciplinaire, il importe présentement de parler de son importance. En introduisant le

7
Ibid., n. 59.
8
JEAN PAUL II, JEAN PAUL II, Motu proprio Socialium Scientiarum (1er janvier 1994), in AAS 86 (1994), n.
209.
3

cours de l'enseignement social de l'Eglise dans la formation, les Pères Evêques de la RD


Congo tiennent à montrer la centralité de cette discipline dans la transformation des
comportements et sa pertinence pour le relèvement sociopolitique et économique de notre
continent. En effet, de par sa doctrine sociale, l'Eglise réalise sa mission spécifique: celle
d'être dans le monde, le reflet de l'amour de Dieu pour tout être humain.

L'enseignement social de l'Eglise est d'une importance capitale pour la mission en général et
particulièrement en Afrique. Dans une Afrique meurtrie par les conflits, la haine, les
injustices, la famine et beaucoup d'autres maux, les principes fondamentaux de la doctrine
sociale de l'Eglise nous guident pour lutter contre ces situations pour la promotion d'une
société plus juste, plus humaine et qui se soucie de la promotion de la dignité et des droits de
la personne humaine. Nous affirmons fermement que lorsque nos Eglises locales prendront
au sérieux la doctrine sociale de l'Eglise, une espèce d'irradiation s'étendra dans tous les coins
et les recoins de notre cher continent. De toutes façons, l'enseignement social de l'Eglise
renferme des trésors qu'il sied de mettre en œuvre pour tirer l'homme africain de l'empire des
ténèbres. Pour ce faire, il importe que nos maisons de formation, nos universités catholiques,
nos écoles supérieures de théologie, nos mouvements d'apostolat, voire nos catéchistes,
revisitent leurs programmes de formation et y insèrent la doctrine sociale. Il faut
nécessairement lui donner une importance qui épouse la gravité des problèmes que l'Afrique
doit affronter. La doctrine sociale est, pour ainsi dire, un ferment capable d'aider à la
révolution des comportements. Elle est un puissant moyen d'éducation de la conscience du
chrétien en général et du laïc en particulier.

La méthode du travail pour laquelle nous optons pourra stimuler les étudiants à la
participation active. Les étudiants seront ainsi attentifs pendant l'exposé du Professeur car ce
dernier ne donnera que les points essentiels du cours laissant ainsi aux étudiants le temps
d'approfondir le cours par des recherches personnelles en se référant à bibliographie qui est
contenue dans ce cours. Cet approfondissement personnel du cours par des lectures leur
permettra, par ailleurs, de présenter un travail écrit à la fin du cours. C'est pourquoi il importe
de signaler dès à présent, que les pages qui suivent n'offrent pas un traité complet du cours.
Elles ne sont qu'une sorte de guide pour aider l'étudiant dans ses recherches, elles servent
seulement comme un "matériel" de référence. Cette approche méthodologique nous permettra
de développer les thèmes ci-après:

I. ETHIQUE OU MORALE SOCIALE: CONSIDERATIONS GENERALES


II. APERCU HISTORIQUE DE LA DOCTRINE SOCIALE DE L'EGLISE
 III. LA DEMOCRATIE, EXIGENCE ETHIQUE POUR LA POLIQUE
IV. LES STRUCTURES DE PECHE
V. REFLEXION SUR LA DEMOCRATIE AFRICAINE
VI. THEORIE DE LA JUSTICE
VII. L'IDENTITE ET LA MISSION DU FIDELE LAIC DANS L'EGLISE ET DANS
LE MONDE
VIII. OBJECTIFS DE MILLENAIR POUR LE DEVELOPPEMENT
4

INDICATIONS BIBLIOGRAPHIQUES

La bibliographie sur la doctrine sociale de l'Eglise est abondante. Outre les documents du
Magistère, nous y ajoutons aussi des auteurs africains et occidentaux dont les écrits ont trait à
la démocratie, etc. Nous nous contentons de signaler entre autres:

I. SOURCES

1.1 Sources bibliques

La Bible de Jérusalem. (Ecole Biblique de Jérusalem, trad. et dir.), Cerf, Paris 2001.

1.2 Sources antiques

ARISTOTELE, Etica Nicomachea, V, 1-5, (C. Mazzarelli, a cura di), Bomponi Testi a fronte,
Milano 2009.

1.3 Sources patristiques

AUGUSTIN, De Civitate Dei, 1. IV, c. VI PL, t. XLI, in Œuvres de saint Augustin,


« Bibliothèque augustinienne », n. 33, DDB, Paris 1977.

1.4 Le Magistère

1.4.1 Le Magistère universel

1.4.1.1 Les documents conciliaires (par ordre chronologique)

CONCILE ŒCUMÉNIQUE VATICAN II, Constitution dogmatique sur l’Eglise, Lumen gentium
(Rome, 21 novembre 1964), in AAS 57 (1965), 5-71.

______, Décret sur l’apostolat des laïcs Apostolicam actuositatem (Rome, 18 novembre
1965), in Concile œcuménique Vatican II. Constitutions, décrets, déclarations, messages,
493-536.

______, Constitution pastorale sur l’Eglise dans le monde de ce temps, Gaudium et spes
(Rome, 7 décembre 1965), in AAS 57 (1966), 1025-1120.

______, Décret sur l’activité missionnaire de l’Eglise Ad gentes (Rome, 7 décembre 1965), in
AAS 57 (1966), 947-990.

______, Déclaration sur la liberté religieuse Dignitatis humanae (Rome, 7 décembre 1965),
in AAS 57 (19966), 930-946.

1.4.1.2 Synodes
5

SYNODE DES EVÊQUES, Justitia in mundo (Rome, 30 novembre 1971), in AAS 63 (1917),
923-942. Texte français in DC 1600 (1972), 12-18, et in Le discours social de l’Eglise
catholique. De Léon XIII à Benoît XVI, Bayard, Paris 2009, 608-634.

SYNODE DES EVÊQUES, IIème Assemblée pour l’Afrique. Lineamenta :« L’Eglise en Afrique


au service de la réconciliation, de la justice et de la paix. «Vous êtes le sel de la terre… Vous
êtes la lumière du monde» (Mt 5,13.14), Cité du Vatican 2006.

1.4.1.3 Lettres encycliques, exhortations et lettres apostoliques des Papes (Selon l’ordre
chronologique)

LÉON XIII, Lettre encyclique Diuturnum illud (Rome, 29 juin 1881), in Enchiridion delle
Encicliche3, Leone XIII (1878-1903), Edizione bilingue, Dehoniane, Bologna 1997, 170-195.

_____, Lettre encyclique Libertas praestantissimum (Rome, 20 juin 1888), in Enchiridion


delle Encicliche3, Leone XIII (1878-1903), 432-478.

______, Lettre encyclique Rerum novarum (Rome, 15 mai 1891), in AAS 23 (1991), 641-671.
Texte français in Le discours social de l’Eglise catholique. De Léon XIII à Benoît XVI,
Bayard, Paris 2009,29-65.

Actes de Benoît XV, t. II, La Bonne Presse, Paris 1926.

PIE XI, Lettre encyclique Quadragesimo anno (Rome, 15 mai 1931), in AAS 23 (1931), 177-
228.Texte français in DC 569 (1931), 1403-1450.

JEAN XXIII, Lettre encyclique, Mater et Magistra (Rome, 15 mai 1961), in AAS 53 (1961),
401-464.

______, Lettre encyclique Pacem in terris (Rome, 11 avril 1963), in AAS 55 (1963), 258-304.
Texte français in DC 1398 (1963), 514-546 et in Le discours social de l’Eglise catholique. De
Léon XIII à Benoît XVI, 349-392.

PAUL VI, Lettre encyclique Populorum progressio (Rome, 26 mars 1967), in AAS 49 (1967),
257-299. Texte français in DC 1492 (1967), 674-704 et in Le discours social de l’Eglise
catholique. De Léon XI à Benoît XVI, 531-564.

______, Lettre apostolique Octogesima adveniens (Rome, 14 mai 1971), in AAS 63 (1971)
401-441. Texte français in DC 1887 (1971), 502-513.

______, Exhortation apostolique post-synodale Evangelii nuntiandi (Rome, 8 décembre


1975), in AAS 68 (1976), 5-76. Texte français in DC 1689 (1976), 1-21.

JEAN-PAUL II, Lettre encyclique Redemptor hominis (Rome, 4 mars 1979), in AAS 71 (1979),
256-324.

______, Lettre encyclique Laborem exercens (Rome, 14 septembre 1981), in AAS 73 (1981),
577-647.
6

______, Lettre encyclique Sollicitudo rei socialis (Rome, 30 décembre 1987), in AAS 80
(1988), 513-586. Texte français in DC 1957 (1988), 234-256.

______, Lettre apostolique, Mulieris dignitatem (Rome, 15 août 1988), Saint Paul Afrique,
Kinshasa 1988.

______, Exhortation apostolique post-synodale Christifideles laici (Rome, 30 décembre


1988) in AAS 81 (1989), 393-521. Texte français in DC 1978 (1989) 152-193.

______, Lettre encyclique Redemptoris missio (Rome, 7 décembre 1990) in AAS 83 (1991),
249-292.Texte français in DC 2022 (1991), 152-187.

______, Lettre encyclique Centesimus annus (Rome, 1er mai 1991), in AAS 83 (1991), 793-
867. Texte français in DC 2029 (1991), 518-548.

______, Lettre encyclique Veritatis splendor (Rome, 6 août 1993), in AAS 85 (1993), 1133-
1228. Texte français in DC 2081 (1993), 901-944.

______, Exhortation apostolique post-synodale Ecclesia in Africa (Yaoundé, 14 septembre


1995), in AAS 88 (1996), 5-82. Texte français in DC 2123 (1995) 817-852.

______, Exhortation apostolique Reconciliatio et paenitentia (Rome, 2 décembre 1984).Texte


français : La réconciliation et la pénitence dans la mission de l’Eglise d’aujourd’hui, Centre
diocésain de documentation, Tournai 1985.

______, Lettre apostolique Novo millenio ineunte (Rome, 6 janvier 2001), in AAS 93 (2001),
266-309. Texte français in DC 2240 (2001) 69-89.

BENOÎT XVI, Lettre encyclique Caritas in veritate (Rome, 29 juin 2009), in AAS(2009), 641-
709. Texte français in DC 2429 (2009), 753-793 et in Le discours social de l’Eglise
catholique. De Léon XIII à Benoît XVI, 920-999.

_____, Exhortation apostolique post-synodale Africae munus, (Ouidah, 19 novembre 2011),


Libreria Editrice Vaticana, Città del Vaticano 2011.

FRANÇOIS, Laudato si', Lettera enciclica sulla cura della casa comune (Rome 24 mai 2011),
Libr. Paoline, Milan 2015.

1.4.1.4 Messages, Allocutions, Discours et Homélies des Papes (selon l’ordre


chronologique)

PIE XII, Message radiophonique du 24 décembre 1944, in AAS 37 (1945), 10-23.

PAUL VI, Lettre à la hiérarchie et aux peuples d’Afrique Africae terrarum, in AAS 59 (1967)
1073-1102. Version française, in DC 1504 (5 novembre 1967), col. 1937-1956.

______, Message pour la Journée mondiale de la Paix 1968, in AAS 49, (1967), 1098-1100.
7

______, « La promotion des droits de l’homme chemin vers la paix », Message de la journée
mondiale de la paix 1969, in L’Eglise et la paix. 25 ans des messages pontificaux pour la
paix, 44-48.

______, Message de la Journée mondiale de la paix 1972 : « Si tu veux la paix, agis pour la
justice », in AAS 63 (1971), 865-868.

______, Message pour la Journée mondiale de la Paix 1974, « La paix dépend aussi de toi »,
in AAS 65 (1973), 668-673.Texte français in L’Eglise et la paix. 25 ans de messages
pontificaux pour la paix, 93-101.

JEAN-PAUL II, Message pour la Journée mondiale de la paix 1979 : « Pour parvenir à la paix,
éduquer à la paix », in L’Eglise et la paix. 25 ans des messages pontificaux pour la paix, 156-
165.

_____, « La vérité, force de paix », Message de la Journée mondiale de la Paix 1980, (texte
original en français), in AAS 71 (1979), 1572-1580. Et in L’Eglise et la paix.25 ans de
messages pontificaux pour la paix, 172-179.

_____, Message pour la Journée mondiale de la paix : « La paix : don de Dieu confié aux
hommes », du 1er janvier 1982, in Sur la paix et la guerre, 23-26.

_____, Message pour la Journée mondiale de la paix 1983 « Le dialogue pour la paix : un
défi pour notre temps », in DC (1983), 725-726.

_____, «D’un cœur nouveau surgit la paix» : Message pour la Journée mondiale de la Paix
(1er janvier 1984), in DC 1866 (1984), 67.

______, Message pour le 40ème anniversaire de l’ONU (18 octobre 1985), in L’Osservatore
Romano, éd. française, du 29 octobre 1985.

______, Message pour la Journée mondiale de la paix 1986 : « La paix est une valeur sans
frontières. Du nord au sud, de l’est à l’ouest : une seule paix », in L’Eglise et la paix. 25 ans
de messages pontificaux pour la paix, 264-273.

______, Message pour la Journée mondiale de la paix 1999, in AAS 91 (1999), 382.

______, Message pour la Journée mondiale de la Paix 2000, : « Paix sur la terre aux hommes
que Dieu aime », in AAS 92 (2000), 359-371.

______, « Il n’y a pas de paix sans justice, il n’y pas de justice sans pardon », Message de la
Journée mondiale de la Paix, 1er janvier 2002, in AAS 94 (2002), 132-140.

BENOÎT XVI, «Dans la vérité la paix». Message pour la Journée mondiale de la Paix 2006, in
AAS 98 (2006), 56-64. Texte français in DC 2349 (2006), 2-6.

_____, « La personne humaine, cœur de la paix ». Message pour la journée mondiale de la
Paix 2007, in AAS 99 (2007), 18-21. Texte français in DC 2372 (2007), 55-60.
8

_____, « La famille humaine, communauté de paix ». Message pour la journée mondiale de la
paix 2008, in AAS 100 (2008), 38-45.

_____, Message pour la journée mondiale de la paix 2009, in L’Osservatore romano, édition
française, du 16 décembre 2008, 3-4.

______, Message pour la Journée mondiale de la paix 2010, in AAS 102 (2010), 41-51.Texte
français in DC 2437 (2010) ,2-8.

1.4.1.5 La Curie romaine


CONGREGAZIONE PER LA DOTTRINA DELLA FEDE, Libertà cristiana e liberazione, ed. Logos,
Roma 1986.

CONGRÉGATION POUR L’ÉDUCATION CATHOLIQUE, Orientations pour l’étude et


l’enseignement de la doctrine sociale de l’Eglise dans la formation sacerdotale (30
décembre 1988).

CONGRÉGATION POUR LA DOCTRINE DE LA FOI, Note doctrinale sur certains aspects de


l’Evangélisation, n. 6, (3 décembre 2007), in AAS 100 (2008), 489-504.Texte français in DC
2394 (2008), 59-67.

CONSEIL PONTIFICAL « JUSTICE ET PAIX », Compendium de la doctrine sociale de l’Eglise,


Libreria Editrice Vaticana, Città del Vaticano, 2005.

_____, La doctrine sociale de l'Eglise. Un itinéraire africain, Tipografia Vaticana, Rome


2012.

_____, La dimension sociale de la foi aujourd'hui. Caritas in veritate et Evangelii gaudium.


Textes de la XXVIIIème Assemblée générale du Conseil Pontifical "Justice et Paix", Libreria
edittrice Vaticana, Rome 2016.

1.4.1.6 Autres documents de l’Eglise Universelle

COMMISSION THÉOLOGIQUE INTERNATIONALE, Les chrétiens d’aujourd’hui devant la dignité


et les droits de la personne humaine, Commission Pontificale « Iustitia et Pax », Cité du
Vatican 1985.

Catéchisme de l’Eglise Catholique, Centurion, Paris 1998.

1.4.2. Magistère particulier

1.4.2.1 Le Magistère des Grands Lacs


9

CONFÉRENCE ÉPISCOPALE DES ÉVÊQUES DES GRANDS LACS, « ‘Vous êtes tous des frères’ (Mt
23,8) : arrêtez la guerre. Message des évêques de la R.D.C., du Burundi et du Rwanda, in
Congo-Afrique, XXXIXe année, n. 340, décembre 1999, 581-585.

______, «Qu’en ce temps de Noël, l’emporte notre volonté de paix», in Congo-Afrique,


XXXIXe année, n. 340, décembre 1999,579-580.

CENCO, «Pour une transition apaisée», Message aux fidèles catholiques et aux hommes de
bonne volonté, Kinshasa, 24 juin 2006.

______, Message adressé aux fidèles catholiques et aux hommes de bonne volonté, 07 juillet
2007, (http://fr.f232.mail.yahoo.com/dc/launch?.rand=4fgrklq1b7).

______, «Changeons nos cœurs. Appel à un engagement réel pour la reconstruction de notre
pays». Message du comité permanent des évêques de la R.D. Congo, in Congo-Afrique, n.
423 (mars 2008), 169-175.

______, «Il est temps de nous réveiller» (Rm 13,11b). Appel à la vigilance pour sauvegarder
la souveraineté nationale et bâtir notre destinée, in Congo-Afrique, n. 427 (septembre 2008),
549-558).

______, «Encore du sang des innocents en R.D. Congo» (cf. Jr 19,4). Déclaration du 13
octobre 2008 sur la reprise des hostilités à l’Est et au Nord-est de la R.D.C., in Congo-
Afrique, n. 429, du novembre 2008, 715-716.

______, «La R.D. Congo pleure ses enfants, elle est inconsolable» (cf. Mt 2,18). Déclaration
du 13 novembre 2008 du comité permanent des évêques sur la guerre dans l’Est et dans le
Nord-est de la R.D.C., in Congo-Afrique, n. 430, (décembre 2008), 791-793.

______, « Soyez vigilants », Message des évêques catholiques de la RDC aux hommes et aux
femmes de bonne volonté, du 12 février 2009.

CONFÉRENCE DES EVÊQUES DU BURUNDI, «Message des évêques catholiques sur la situation
de guerre civile au Burundi», in Vivons en Eglise, n. 3-4, (mars/avril 1994) 77-81.

______, «A l’Heure du Centenaire, agir pour la justice et la paix», in Vivons en l’Eglise, n. 1,


(1998), 1-67.

1.4.2.2 Autres documents du Magistère particulier

CONFÉRENCE ÉPISCOPALE DES ETATS-UNIS, « Le Défi de la paix », in DC (1983) ,721-732.

CONFERENZA EPISCOPALE ITALIANA, COMMISSIONE ECCLESIALE GIUSTIZIA E PACE, Educare


alla Pace, nota pastorale, Roma, marzo 1998.

Lettre pastorale des évêques d’Allemagne Fédérale « La justice construit la paix », in DC
(1983), 568-594.
10

SCEAM, Eglise-Famille de Dieu : lieu et sacrement de pardon, de réconciliation et de paix en


Afrique. ‘Christ est notre Paix’, (Ep 2,14), in DC 2262 (20 janvier 2006), 64-84.

______, Vers une nouvelle évangélisation de la société africaine. Actes de la Conférence


continentale de présentation en Afrique du Compendium de la doctrine sociale de l'Eglise,
(Dar-es-Salaam, Tanzanie, 27-30 août 2008), Libreria edittrice Vaticana, Città del Vaticano
2008.

II. ETUDES

2.1 QUELQUES OUVRAGES

BAYART Jean-François, L’Etat en Afrique. La politique du ventre, Fayard, Paris 2006.

CAIRATI Angelo, “ Giustizia e Pace si baceranno” (Sal 85,11). Il Pontificio Consiglio della
Giustizia e della Pace e la dottrina sociale della Chiesa, Libreria Editrice Vaticana, Città del
Vaticano 2009.

Ce que dit le Pape sur la Paix, (Moines de Solesmes prés.), Fayard, Paris 1991.

Charte des Droits de l’homme des Nations Unies de 1948.

CLAPHAM Christopher, Africa and the International System. The Politics of State Survival,
Cambridge University Press, Cambridge1996.

COMBLIN Joseph, Théologie de la paix, t. II, Editions universitaires, Paris 1963.

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14

CHAP. I. ETHIQUE OU MORALE SOCIALE: CONSIDERATIONS GENERALES

1.1 Approche conceptuelle: doctrine ou enseignement social de l'Eglise,

morale ou éthique sociale

Du fait de la polysémie, ces concepts ont été et sont souvent toujours utilisés de façons quasi
synonymes. C'est ainsi qu'on a parfois discuté sur la légitimité des mots "doctrine sociale de
l'Eglise" en voulant le remplacer par un autre qui conviendrait plus. Actuellement beaucoup
préfèrent utiliser le terme "enseignement" à celui de "doctrine", car cette dernière évoque
"quelque chose de fermé et de monolithique".

La Congrégation pour l'éducation catholique, dans ses orientations de1998 pour l'étude et
l'enseignement de la doctrine sociale de l'Eglise dans la formation sacerdotale, a mis en
évidence quelques points qu'il sied de rappeler:

* le but est de pouvoir utiliser cette doctrine dans l'activité pastorale dans son intégralité.

* on ignore pas les nuances entre ces deux termes (doctrine sociale et enseignement social).
"Doctrine" souligne davantage l'aspect théorique du problème et "enseignement" l'aspect
historique et pratique, cependant l'un et l'autre veulent indiquer la même réalité.

* De fait le Magistère est intervenu et intervient souvent en ce domaine, avec une doctrine
que tous les fidèles sont appelés à connaître, à enseigner et à pratiquer.

En ce qui concerne les concepts, "ce qui est significatif, c'est qu'à chaque fois qu'on tente de
s'attaquer au mot, on aboutit simultanément à affaiblir la chose".

* Le mot "doctrine" est un mot fort, il signifie non seulement qu'il s'agit d'un
enseignement, - mot que les papes emploient aussi, car il est vrai - mais que cet enseignement
est fondé sur une science véritable, des principes tout à fait universels et que ces principes
déterminent chez ceux qui sont fils de l'Eglise une obligation morale intime et certaine. Le
principe que l'homme est sujet de droit, parce qu'il est revêtu d'une dignité éminente, qu'il
n'est ni une chose ni un simple objet de l'Etat ou du capital, ce principe n'est pas une simple
matière d'enseignement, et moins encore un discours contingent. C'est un point de doctrine.

Il en va de même pour les droits humains énumérés des numéros 8 à 27 de l'encyclique


Pacem in Terris du Pape Jean XXIII. Qu'on les réalise. Ils décrivent immédiatement le droit
naturel qu'ils concrétisent. Mais ce sont des points de doctrine. Si l'on veut que cette doctrine
soit appliquée, il faut avoir la force de montrer sa connexion nécessaire avec un devoir moral
qui ne dépend ni du lieu, ni du temps. Un simple enseignement contingent, ce sont des
situations auxquelles nous devons appliquer les principes et les droits et devoirs qui les
manifestent. Les Papes d'ailleurs, depuis Léon XIII, ont tous, et sans hésiter, employé les
mots "doctrine sociale de l'Eglise", non exclusivement, mais résolument.

Le Compendium de la doctrine sociale de l'Eglise élaboré à la demande du Pape Jean-Paul II,


pour exposer de manière synthétique, mais exhaustive, l'enseignement social de l'Eglise,
confirme cette démonstration.
15

En effet, au n. 2 de l'introduction du Compendium nous retrouvons la recommandation


solennelle adressée par Saint Paul à son disciple Timothée: "Proclame la parole, insiste à
temps et à contretemps, réfute, menace, exhorte, avec une patience inlassable et le souci
d'instruire. Car un temps viendra où les hommes ne supporteront plus la saine doctrine, mais
au contraire, au gré de leurs passions et l'oreille les démangeant, ils se donneront des maitres
en quantité et détourneront l'oreille de la vérité pour se tourner vers les fables. Pour toi, sois
prudent en tout, supporte l'épreuve, fais œuvre de prédicateur de l'Evangile, acquitte-toi à la
perfection de ton ministère" (2Tm 4, 2-5).

La méthode d'enseignement utilisée classiquement en doctrine sociale (savoir théorico-


pratique): - voir, juger, agir - n'est de ce fait valable que si elle est fondée à la lumière du
message évangélique. C'est incontournable. La compréhension est facilitée par cette méthode:
voir, juger agir laquelle conduit un processus dynamique inductif-déductif, précisé dans
l'encyclique Mater et Magistra et la constitution pastorale Gaudium et spes.

1.2 Théologie morale et éthique sociale

Les cursus de formation théologique comportent tous aujourd'hui une composante touchant à
la théologie morale. Au sein de cette dernière, on opère en général une distinction entre les
cours dits de morale fondamentale et les cours de morale sectorielle. La morale sectorielle
elle-même est souvent répartie en deux sous-matières: la morale sexuelle et familiale -
morale rapportée implicitement au champ de la morale individuelle ou privée - et la morale
sociale. La morale sociale, dans notre tradition théologique, devrait donc être appelée
théologie morale ou éthique théologique appliquée au champ social, en rigueur de termes.
Quoi qu'il en soit, la perspective est bien celle de l'application de la théologie morale à
l'éthique sociale et elle renvoie aux "dimensions sociales de notre foi".

S'il est vrai que la morale sociale au XXe siècle a fait une entrée tardive en théologie, la
tradition catholique comporte en ce début de XXIe siècle une réflexion et un enseignement
théologiques spécifiques et développés en la matière.

1.2.1 Théologie morale et éthique sociale

L'enseignement social de l'Eglise revêt un caractère éminemment théologique, et il le


revendique. Ainsi de Paul VI dans Evangelii nuntiandi: "Entre évangélisation et promotion
humaine - développement, libération - il y a des liens profonds. Liens d'ordre
anthropologique, parce que l'homme à évangéliser n'est pas un être abstrait, mais qu'il est
sujet aux questions sociales et économiques. Liens d'ordre théologique, parce qu'on ne peut
dissocier le plan de la création du plan de rédemption qui, lui, atteint les situations très
concrètes de l'injustice à combattre et de la justice à restaurer. Liens de cet ordre éminemment
évangélique qui est celui de la charité: comment en effet proclamer le commandement
nouveau sans promouvoir dans la justice et la paix la véritable croissance de l'homme?" (EN
31). Mais cela ne va pas de soi. Et la question qu'a eu à affronter la morale sociale, à ce sujet,
dans le cadre de la théologie moderne - et qui reste d'actualité - est ainsi bien résumée par
Dominique Greiner: "La morale sociale a progressivement intégré l'insertion historique et
concrète de l'homme en lutte contre les situations d'injustice. Mais comment penser cette
16

insertion dans l'histoire du salut? La question demeure ouverte. Comment éviter les écueils de
l'utopie ou de l'idéalisme qui menacent tout discours sur le social, et refuser une dissolution
de l'identité chrétienne dans les luttes nécessaires pour la justice et la dignité de l'homme?"

Ce caractère théologique s'inscrit aussi dans ne finalité pastorale de service pour le monde -
service de tout l'homme, de tout homme, et de tous les hommes - où l'Eglise offre sa
contribution à la solution des problèmes humains au nom du Dieu de Jésus Christ. C'est dans
cette perspective qu'est abordée la question de la morale sociale pour le théologien moraliste:
"il s'agit, dans des sociétés désorientées, en quête de sens, de proposer une orientation
fondamentale fondée sur une signification de l'être humain révélé dans le mystère du Christ.
En scrutant les signes des temps, en interprétant le monde dans lequel elle est insérée, l'Eglise
contribue à faire surgir un monde. A charge ensuite aux communautés chrétiennes de
montrer que le monde est habitable - en tout cas préférable au monde produit par les forces
du marché et le recours à la violence. La perspective n'est pas idéologique ou utopique. Elle
est prophétique. Elle ne fait pas que dénoncer des maux présents. Elle fait surgir un autre
grâce aux ressources d'une tradition qui n'a pas fini de se développer et grâce aux capacités
que Dieu donne de vivre ensemble autrement". La vocation théologique de la morale sociale
étant suffisamment éclairée à ce stade, c'est maintenant son orientation sociale qu'il convient
d'approfondir.

1.2.2 La question de la définition du social pour la définition de la morale sociale

On peut s'interroger sur l'origine de l'enseignement social de l'Eglise, pour savoir si la morale
sociale chrétienne est aussi vieille que le christianisme, ou bien si elle naît avec l'encyclique
Rerum novarum, en 1891, premier texte du Magistère abordant les questions sociales au sens
moderne du terme. Mais la réponse à cette question dépend de ce que l'on met derrière le mot
"morale sociale". Y met-on le même sens quand on regarde l'histoire de l'Eglise depuis les
origines ou quand on regarde les dernières décennies, par exemple sous la plume du Pape
Jean-Paul II dans Centesimus annus? Derrière ces questions, il y a en fait la question de la
définition du "social": Qu'entend-on par "morale sociale"?

Une première option consiste à considérer que la morale sociale a toujours existé en tant que
souci d'un vivre ensemble dans la cité, le "social" étant assimilé à la capacité de l'homme à
créer une communauté et renvoyant à une théorie des relations humaines. La doctrine sociale
n'a pas fait son apparition avec Rerum novarum. L'Eglise en possède depuis toujours la
substance. L'accent mis alors sur les relations interpersonnelles et l'éthique sociale est
relativement proche dans ce cas de l'éthique familiale ou personnelle en ce sens que les
mêmes vertus doivent être cultivées dans en famille qu'en société. Dans cette perspective, on
peut se contenter d'une définition de l'éthique sociale, au sens large, en ces termes: "l'éthique
sociale a pour objet les normes et les principes de la vie en communauté institutionnalisée ou
non".

En revanche, on peut partir du fait que les groupes sociaux ne sont pas que la somme
d'individus, mais qu'ils possèdent une dynamique propre au sein de la société, chacun des
groupes ayant ses valeurs, ses pratiques, sa logique économique et politique. L'idée centrale
est que le groupe est irréductible à la somme des individualités qui le composent. Est alors
17

"social" tout ce qui relève des relations humaines dans le domaine de la vie socio-
économique avec ses institutions spécifiques et avec les conséquences qui en découlent dans
les relations entre les divers groupes sociaux: rapports de force, phénomènes de concurrence,
options politiques variées de la société. Selon cette seconde option, la morale sociale est née
de la rupture épistémologique introduite par la pensée socialiste et la sociologie. L'idée
d'éthique sociale est donc une idée neuve. Elle supposait pour se constituer, la découverte sui
generis de la société et des groupes sociaux. On définira alors l'éthique sociale comme une
réflexion normative sur les politiques, stratégies pratiques des groupes, communautés et
institutions sociales et non pas seulement sur le comment les individus doivent se comporter
dans la société.

Il est vrai, historiquement, que c'est dans le contexte de la révolution industrielle du XIXe
siècle, avec la prise de conscience de la question ouvrière, qu'est né un enseignement social
de l'Eglise catholique, avec la parution de Rerum novarum (1891). Mais cela ne revient pas à
dire que l'Eglise n'a pas œuvré à plus de justice et de charité dans la société au cours des
siècles précédents. Au contraire, de nombreuses institutions chrétiennes - particulier au
travers des œuvres des congrégations religieuses se consacrant à l'éducation, au soin des
malades, au soutien aux plus déshérités - ont pris une part active dans la vie sociale, comblant
souvent les carences graves des pouvoirs civils en matière d'aide sociale. De plus, au plan
même de son enseignement, l'Eglise a profondément façonné les comportements sociaux en
soutenant des valeurs centrales telles que la justice et la charité. Des théologiens comme Saint
Thomas d'Aquin (1225-1274) ou Vitoria et Suarez au XVI e siècle ont eu une influence
considérable dans la réflexion morale en traitant des problèmes d'éthique sociale touchant à la
justice, la guerre, le devoir d'aide aux plus pauvres, etc.

Ceci étant, nous sommes bien requis d'enregistrer le changement opéré aux XIXe siècle dans
la façon de considérer la vie en société et les questions éthiques qui s'y rattachent. Rerum
novarum est bien le symbole d'un véritable tournant historique dans l'enseignement social de
l'Eglise et, plus largement, dans la façon d'envisager la morale sociale. Le terme "social"
qualifiant la morale sociale sera désormais relatif aux problèmes de la société considérés
comme tels. Comme nous l'avons souligné dans l'introduction, le Pape Jean-Paul II dans
Sollicitudo rei socialis n. 41, a dit, à juste raison, que la DSE est la formulation précise des
résultats d'une réflexion attentive sur les réalités complexes de l'existence de l'homme dans la
société et dans le contexte international, à la lumière de la foi et de la tradition ecclésiale. La
précision "à la lumière de la foi et de la tradition ecclésiale" mérite d'être soulignée si l'on
veut sauvegarder le caractère théologique de la morale sociale. Le risque est en effet d'être
prisonnier des sciences humaines et sociales, certes nécessaires pour appréhender ces réalités
complexes de l'homme dans la société en ce qu'elles ont de spécifique. Mais ces sciences
doivent être envisagées d'un point de vue critique et les grilles de lectures qu'elles proposent
ne doivent pas être absolutisées. Un autre point récurrent et important dans les débats
théologiques autour de la morale sociale est celui en rapport avec le lien entre évangélisation
et éthique sociale. Aussi mérite-t-il d'être abordé dans les lignes qui suivent.

1.2.3 Lien entre évangélisation et éthique sociale


18

Lors du synode des évêques, en 1971, cette question a été abordée dans le document sur la
justice dans le monde. Ce document propose une approche originale du rapport entre justice
et foi résumée dans cette phrase: "L'action pour la justice et la participation à la
transformation du monde nous appraissent pleinement comme une dimension constitutive de
la prédication de l'Evangile qui est la mission de l'Eglise pour la rédemption de l'humanité et
sa libération de toute situation oppressive"9.

Le texte du synode s'interesse principalement à la justice au niveau international. Il se situe


dans la dynamique de l'encyclique Populorum progressio et lie la question de la justice
internationale à celle des droits des peuples au développement. Les principales atteintes à ces
droits sont identifiées à la domination injuste des pays riches sur les pays pauvres, à travers le
systèteme international d'économie de marché, système non contrôlé qui favorise les forts au
détriment des faibles. Ce droit au développement et à la libération n'est pas envisagé comme
étant de l'ordre de la charité - faire l'aumône - mais de l'ordre de la justice et de la solidarité;
aussi le synode donne-t-il des exemples d'injustice dans le monde actuel. Le synode fonde
son souci de la justice dans le message du Christ qui a proclamé la paternité de Dieu pour
tous les hommes et l'intervention de la justice de Dieu en faveur des indigents et des opprimés
(Justitia in mundo, n. 34). L'amour du prochain et la justice sont inséparables. Ce qui définit
avant tout l'amour c'est l'exigence absolue de justice. Le synode s'interroge sur ce qu'il peut
apporter au monde : si "l'Eglise, en tant que communauté religieuse et hiérarchique, n'a pas
de solutions concrètes à apporter" (n. 40), par contre les membres de l'Eglise sont invités à
s'engager en faveur de la justice. L'Eglise doit d'abord examiner sa propre conduite avant de
prêcher aux autres la justice: qu'il s'agisse d'administrer les biens de l'Eglise comme
"patrimoine des pauvres"; de respecter les droits de ceux qui travaillent pour l'Eglise; de la
place des femmes dans la vie de l'Eglise; des droits des membres de l'Eglise à prendre la
parole et de leur rapport aux autorités. L'action de l'Eglise est envisagée ensuite selon
plusieurs directions: l'éducation à la justice - via la famille, l'école, la D.S.E., la liturgie -, la
coopération entre les Eglises locales, la collaboration au niveau œcuménique, l'appui et
l'engagement des catholiques vis-à-vis des organisations travaillant pour la défense des droits
de l'homme, la diminution de la course aux armements, la solidarité entre les peuples, le
développement et la protection de l'environnement.

1.3 Actualité de l'enseignement social chrétien. Méthode et démarches10

Le souci des plus pauvres, des marginaux et des exclus est tellement au cœur de l'Evangile et
de l'annonce du Règne de Dieu qu'il fait l'objet de la première béatitude (Lc 6, 20; Mt 5,7).
L'Evangile de Matthieu le signifie comme critère du jugement dernier (Mt 25, 31-46) avec

9
SYNODE DES EVÊQUES, Justitia in mundo (Rome, 30 novembre 1971), in AAS 63 (1917),
923-942. Texte français in DC 1600 (1972), 12-18, et in Le discours social de l’Eglise
catholique. De Léon XIII à Benoît XVI, Bayard, Paris 2009, 608-634.

10
Il s'agit ici d'une synthèse de la présentation de la doctrine sociale de l'Eglise de l'étude faite par Roger
BERTHOUZOZ, O.P., Professeur à l'Université de Fribourg en Suisse. Cet article a été publié sur le site Web
consacré à l'Ethique sociale, consulté en février 2010.
19

tout le poids donné aux ultimes paroles de Jésus avant sa passion et sa résurrection. Présent
dans les premières communautés chrétiennes, il se développe à la mesure que progresse
l'évangélisation et s'ouvre aux problèmes posés par les structures mêmes de la société, dans
l'Empire romain, en ce qu'elles avaient d'injuste produisant la misère et l'exclusion. A chaque
époque de l'histoire, le peuple de Dieu et ses pasteurs ont manifesté la conscience des
responsabilités sociales engagées par la foi et le commandement de l'amour inconditionnel du
prochain, particulièrement de celui qui est en situation de détresse (Lc 10, 29-37). A l'époque
moderne, la question sociale devient plus urgente à la suite de l'évolution industrielle et prend
une extension nouvelle avec l'émergence du prolétariat ouvrier. Les circonstances politiques
déterminées par la Révolution française rendront plus difficile le discernement dans l'action
de l'Eglise. Les conditions de vie et la misère effrayante des ouvriers susciteront l'engagement
déterminé de laïcs, de prêtres et d'évêques, peu suivis d'abord par l'ensemble des
communautés chrétiennes en raison de la confusion des intérêts politiques, mais écoutés dans
la mesure où leur parole prophétique dénonçait une situation intolérable. L'encyclique Rerum
novarum (1891) de Léon XIII recueille ce qu'il y a de meilleur et de plus pertinent dans cette
réflexion et surmonte l'alternative qui divisait les esprits entre un front conservateur, le
catholicisme libéral et un socialisme doctrinaire. L'encyclique inaugure, de façon
systématique une approche qui va marquer tout l'enseignement social chrétien durant notre
siècle. Elle se concrétise par une triple attitude:

1° elle propose une doctrine positive en abordant la question sociale à propos de la condition
des ouvriers, ne se limitant pas à condamner les erreurs (celles du socialisme doctrinaire et du
libéralisme sauvage) mais en énonçant les exigences chrétiennes en matière d'économie et de
politique;

2° elle veut réconcilier l'Eglise et le monde moderne issu des mutations du XIXe siècle en ces
domaines;

3° elle affronte les problèmes sociaux qui demandent une action de la part des chrétiens et
dans toute la société, aussi bien au niveau des institutions de l'Etat qu'à celui des groupes
constitués, en particulier des patrons et des ouvriers. Les éléments essentiels de la méthode et
des démarches mises en oeuvre par l'enseignement social chrétien tout au long du XXe siècle
sont présents dans le texte de Léon XIII. Nous les résumons dans le cadre limité de cette
contribution.

1.3.1 Le fondement de l'enseignement social chrétien

Il est constitué par le message de la révélation tel qu'il nous est transmis dans la tradition
vivante de l'Ecriture Sainte dont les pasteurs de l'Eglise en union avec le Pape, pasteur
universel, ont la responsabilité ministérielle. Le Concile Vatican II, dans la Constitution
pastorale Gaudium et spes (1965) dégage clairement ce fondement: "Le Concile, témoin et
guide de la foi de tout le Peuple de Dieu rassemblé par le Christ, ne saurait pas donner une
preuve plus parlante de solidarité, de respect et d'amour à l'ensemble de la famille humaine, à
laquelle ce peuple appartient, qu'en dialoguant avec elle sur les problèmes fondamentaux qui
se posent à l'homme et aux sociétés humaines, en les éclairant à la lumière de l'Evangile, et en
20

mettant à la disposition du genre humain la puissance salvatrice qu'est l'Eglise, conduite par
l'Esprit Saint, reçoit de son Fondateur".

C'est dans une attitude de dialogue qui suppose l'accueil et l'écoute de l'autre que l'Eglise
propose la lumière de l'Evangile qui éclaire, approfondit, radicalise les enjeux de l'existence
humaine tels que les aperçoit la raison. Ainsi, en ce qui touche à la dignité inaliénable de
chaque être humain, les droits et les devoirs qui lui sont attachés, à son aspiration au " bien-
vivre", toutes réalités que connaît et désire l'être humain de bonne volonté, le message de
l'Evangile en dit le caractère inconditionnel, l'appel à les promouvoir pour tous les êtres
humains. Il manifeste encore la vocation transcendante qui leur est adressée et son
accomplissement au-delà de l'histoire dans la communion d'amour avec Dieu. Avec cette
lumière, l'Eglise est porteuse d'une promesse, celle du soutien de la grâce, puissance du salut
et assistance dans l'agir que donne le Christ et son Esprit qui est aussi Celui de son Père.

Rerum novarum, n. 1, exprime encore autrement et de façon complémentaire le fondement de


l'enseignement social chrétien. Les principes d'une solution aux problèmes posés sont à
rechercher "dans la conformité à la vérité et à l'équité". Ce fondement est ainsi désigné
dans la capacité de la raison humaine à reconnaître ce qui est vrai et établir l'équitable,
orientée par les indications de la loi naturelle inscrite par la Sagesse divine dans la création.
Elle exprime en effet le droit naturel de chaque être humain particulièrement et de ses
sociétés. Beaucoup d'équivoques ont surgi à l'époque contemporaine à propos de l'utilisation
des termes "nature" et de "naturel" pour traiter de problèmes éthiques concernant la personne
humaine et la société. La nature aujourd'hui désigne ordinairement la dimension organique
de l'existence humaine marquée par le déterminisme, le hasard et la spontanéité vitale,
préalables à l'action personnelle et susceptibles de la conditionner. Dans la tradition de pensée
de la théologie catholique au contraire, surtout celle qui se réfère à S. Thomas d'Aquin, la
"nature humaine" et le "droit naturel" concernent l'homme dans la triple dimension de son
existence naturelle, culturelle et de liberté. Elle exprime à la fois la capacité originale et
commune à chacun de chercher et de connaître la vérité par la raison ainsi que celle d'établir
des relations justes avec ses semblables, sans nier les différences légitimes qui existent entre
les cultures et les projets de société. Le sens de la référence au droit naturel, dans les
documents du Magistère, est de manifester le terrain commun d'une délibération et d'une
attestation de valeurs que peut reconnaître la raison, ainsi, de façon exemplaire, la
reconnaissance des droits de la personne humaine qui ne sont d'aucune manière institués par
la société.

L'enseignement social chrétien se présente donc comme une confrontation permanente de


toutes les réalités vécues dans la société avec la lumière et le soutien de la grâce de
l'Evangile en vue d'établir plus de justice et de paix entre les humains, selon le dessein et
la volonté de Dieu. Il est à peine besoin de dire que si ce dessein est constant en sa source
transcendante, il est contingent dans sa réalisation et ne suit pas les voies d'un progrès
continu. Des problèmes entièrement nouveaux surgissent, comme l'a été le développement de
la condition ouvrière au XIXe siècle, ou la prise de conscience du caractère mondial de la
question sociale au moins dès le milieu du XXe siècle. Dans le cadre de la civilisation
scientifique et technique, succède aux trente "glorieuses" une crise aggravée par la ruine des
21

systèmes de planification centrale en Europe centrale et orientale. Cette crise débouche sur un
malaise social de plus en plus inquiétant. Malgré leurs richesses, nos sociétés connaissent un
chômage croissant, des phénomènes d'exclusion avec une désarticulation de la solidarité et
l'effacement de valeurs qui leur ont donné vie et dynamisme durant les dernières décennies.
L'érosion du sens et la perte de référence est au cœur de ce malaise social. L'actualité de
l'enseignement social chrétien se mesurera à l'horizon d'espérance et à l'engagement nouveau
qu'il pourra susciter parmi les chrétiens et les hommes de bonne volonté.

1.3.2 La méthode de l'enseignement social chrétien

Nous venons d'évoquer un certain nombre de situations qui ne rendent pas justice à l'humain
et qui font problème. La première tâche de l'enseignement social est celle d'une analyse
sérieuse de la réalité considérée, en particulier des déficiences qu'elle présente, des
insatisfactions voire des dénis de justice que l'on peut objectivement constater. Il s'agit
ensuite de dégager les problèmes et les questions posés du point de vue éthique par cette
analyse de la situation. La recherche d'une orientation pratique pour la faire évoluer
positivement entraîne la question de savoir quelle doit être l'action à entreprendre et celle-ci
comprend une autre, celle de choisir et mettre en œuvre des moyens qui soient justes, c'est-à-
dire respectueux des droits et des devoirs des personnes et des groupes.

Ainsi, du point de vue éthique, à partir de l'analyse de la situation et pour définir des
orientations pratiques, la méthodologie de l'enseignement sociale comportera trois moments
de référence et de réflexion, qui ont été indiqués par Paul VI dans la lettre "Octogesima
adveniens" (1971) n. 4 : " Il revient aux communautés chrétiennes d'analyser avec objectivité
la situation propre de leur pays, de l'éclairer par la lumière des paroles inaltérables de
l'Evangile, de puiser des principes de réflexion, des normes de jugement et des directives
d'action dans l'enseignement social de l'Eglise tel qu'il s'est élaboré au cours de l'histoire et
notamment, en cette ère industrielle, depuis la date historique du message de Léon XIII sur '
la condition des ouvriers' ".

Dans un premier moment il s'agira de dégager les principes fondamentaux, fondés sur la foi et
la révélation qui mettent en évidence les valeurs et les exigences inconditionnelles de justice
à inscrire dans la contingence des cultures et de l'histoire.

Le premier de ces principes fondamentaux est celui de la dignité inaliénable de chaque


personne, créée " à l'image de Dieu" (Gn 1, 26-27) et des droits imprescriptibles qui lui sont
attachés. Le caractère absolu de la dignité humaine est fondé sur la foi en la création, mais il
n'est pas inaccessible à la raison, ainsi qu'en témoignent les Déclarations des droits de
l'homme; en particulier celle de l'ONU (1948) sans référence explicite à Dieu Créateur ou à
un Absolu transcendant. On voit ici qu'il n'y a pas d'opposition entre la reconnaissance de
droits fondamentaux par la raison et le message de ma révélation. Jean XXIII le notait
expressément dans "Pacem in terris" (1963) n. 9-10. Il y va plutôt d'une radicalisation du
fondement reconnu et confessé de la dignité humaine. Parmi les principes fondamentaux mis
en œuvre par les documents du magistère pontifical et épiscopal on peut noter : la socialité ou
"cohumanité" qui caractérise l'être humain, envisagé non comme un individu abstrait, mais
toujours engagé dans des relations humaines et sociales (conjugalité en Gn 1, 27; 2, 18-25;
22

filiation; appartenance à un groupe humain ou à une cité, etc.): le bien commun comme
fondement de l'ordre sociopolitique; la solidarité et la subsidiarité comme principes
régulateurs de la vie sociale; le principe de communauté sociale comportant le primat des
personnes sur les structures et les institutions; la participation sociale; la destination
universelle des biens de la terre ainsi que toutes les valeurs de la justice qui s'expriment au
travers de ces principes. La réflexion visant à cerner les enjeux éthiques fondamentaux et les
valeurs à promouvoir devra s'établir sur un système de principes convergents applicables à la
question étudiée.

En un deuxième moment ces principes fondamentaux doivent pouvoir s'appliquer à des


personnes et à des sociétés dans la contingence de leur culture et de leur histoire. Ce sera le
lieu des normes pratiques qui visent à mettre en relation l'absolu des principes et le relatif des
situations. Ainsi, par exemple, dès Rerum novarum s'est posée la question d'articuler le
principe de la destination universelle des biens de la terre et le régime de la propriété privée à
l'origine de la condition misérable des populations ouvrières, en raison de la pratique adoptée
par les patrons industriels. Léon XIII définit alors comme norme pratique, de droit naturel, le
droit de propriété privée et cela contre le rejet de cette institution par le socialisme (cf. Rerum
novarum, n. 7) et simultanément il établit le droit du travail, qui donne lieu à d'autres normes
pratiques liées à l'évolution intervenue avec l'apparition de l'emploi industriel. Ces normes
pratiques sont constantes, c'est-à-dire applicables à toutes les situations humaines où se pose
la question envisagée, ici celle de la propriété privée et celle du droits des travailleurs. Le
problème sera d'assurer la cohérence des différentes normes pratiques orientant le jugement
éthique.

Enfin, à un troisième niveau, il s'agit d'énoncer des directives d'action s'inspirant des
principes fondamentaux et orientées par les normes pratiques. Il s'agit de concrétiser le
jugement éthique dans la décision et l'action effective. Se pose en particulier la question des
moyens mis en œuvre et surtout le redoutable dilemme du préférable, là où il n'y a pas la
simple alternative d'une action bonne et d'une action mauvaise. A ce troisième niveau doivent
être affrontés aussi les conflits de conscience et de valeurs, ainsi lorsqu'il faut choisir de
sauver la vie d'une mère ou celle de son enfant ou lorsqu'il s'agit d'assurer le bien ou les droits
légitimes d'une minorité et ceux de la majorité. L'enjeu est de rendre justice à l'humain et de
prendre en compte la réalité telle qu'elle est, en vue d'y inscrire des espaces de dignité, de
respect, de liberté et de justice sociale. Il est important de constater que la visée des directives
d'action demeure l'inconditionnel des principes et la constance des normes, mais leur validité
sera conditionnelle et relative à une situation particulière. Il arrive en effet que face à un
même état de fait en mettant en œuvre les mêmes normes, mais que question concrète de
l'agir juste reçoive des réponses légitimement différentes.

1.3.3 Conclusion

Dès ses origines modernes, l'enseignement social de l'Eglise relève de la responsabilité


pastorale du Pape et des évêques. Essentiellement parce qu'il appartient à leur mission
d'évangélisation de dire une parole afin que la dignité de l'homme qui est le premier des
23

principes fondamentaux soit respectée, rétablie là où elle est bafouée et promue dans toutes
les sociétés ainsi que le rappelle avec insistances Saint Jean-Paul II, à la suite de ses
prédécesseurs, du Concile du Vatican II et du Synode des évêques sur la justice (1971)
(Sollicitudo rei socialis, n. 41).

Suivant les indications de Paul VI, dans la lettre Octogesima adveniens citée plus haut,
l'activité des évêques et de conférences épiscopales est non seulement reconnue par le Pape,
en matière d'enseignement social, mais elle est exigée pour les situations variées dans
lesquelles vivent les chrétiens qui rendent difficile l'énoncé d'une parole unique et la
proposition de solutions qui aient valeur universelle " Telle n'est pas notre ambition, ni même
notre mission" dit Paul VI (cf. lettre citée n. 4). C'est ainsi que, surtout à partir du Concile
Vatican II, mais en fait dès la publication de Rerum novarum s'est développée l'expression du
magistère épiscopal en matière sociale, dans chaque continent. Le Centre de documentation et
de recherche en éthique sociale chrétienne de l'Université de Fribourg a élaboré un Répertoire
de ces documents depuis un siècle, qui marque la vitalité et l'actualité de ces interventions. Il
demeure que toutes les communautés chrétiennes en solidarité avec les hommes et les
femmes de bonne volonté sont appelées à l'engagement et à la réflexion pour que se réalise le
dessein d'amour de Dieu dans nos sociétés et que s'accomplissent, dans la justice, leurs
aspirations.

CHAP. II : APERCU HISTORIQUE DE LA DOCTRINE SOCIALE DE L'EGLISE:


ENSEIGNEMENT SOCIAL DE L'EGLISE DE LEON XIII A FRANCOIS

Introduction

Après ces considérations générales sur l'approche conceptuelle, il nous sied présentement de
donner succinctement un aperçu historique de l'enseignement social de l'Eglise. Toutefois,
avant d'aborder cet aspect historique, nous voudrions de prime abord parler du fondement
anthropologique et théologique de la théologie morale.

- Fondements anthropologiques

Habituellement, quand on parle de la théologie morale, on pense directement à la morale


fondamentale et à la morale spéciale. Cette dernière, à son tour, comprend d'une part, la
morale sexuelle et familiale et d'autre part, la morale sociale. La morale sociale traite de tout
ce qui concerne les relations au-delà de la sphère familiale.

Le domaine de la morale sociale est donc extrêmement vaste et inclut des questions aussi
diverses telles que la guerre juste, l'organisation de la société, la place et les limites de la loi,
la question des droits, les questions liées aux relations économiques, au travail, à
l'environnement, celles liées à l'immigration, etc.
24

Il sied, par ailleurs, de souligner les limites et la distinction entre morale sexuelle et familiale,
et morale sociale. Les questions de la morale sexuelle et familiale sont elles aussi en partie
liées à des questions d'ordre social. Ce lien intrinsèque entre morale individuelle et morale
sociale a un fondement anthropologique: parce que l'homme est une personne sociale, toute
morale a une dimension sociale. En effet, l'agir de l'individu est toujours en partie une
expression de la société qui le porte; si la responsabilité de l'individu est toujours engagée et
reste première, celle de la société n'est jamais totalement exclue.

- Fondements théologiques

Dans le judaïsme, la morale a directement un fondement théologique. On peut dire de façon


simplifiée que Dieu est juste, par conséquent, l'union à Dieu requiert que le fidèle soit ajusté à
la justice de Dieu.

Dans le christianisme, religion fondée sur la révélation du Fils de Dieu fait homme,
l'importance de la morale et son fondement théologique sont encore accentués par rapport au
judaïsme. L'incarnation et la perspective de la résurrection de la chair renforcent la dignité de
toute personne. La révélation d'un Dieu "tripersonnel" ou trinitaire éclaire l'importance de la
communauté. Enfin, la célébration eucharistique suppose la réalisation d'une communion de
la communauté et donc nécessairement la réalisation de la justice au sein de la communauté.

Cependant, alors que dans le judaïsme la réalisation de la justice sociale apparaît comme une
absolue d'une relation vraie avec Dieu, qui est Juste, dans le christianisme, le caractère
impératif de la justice sociale peut apparaître moins immédiatement. En effet, Jésus est venu
nous sauver par grâce, dans un monde qui est marqué par l'injustice. On peut d'une part être
tenté d'absolutiser le "déjà là" du salut, et occulter le "pas encore". On peut d'autre part
considérer le salut par grâce dans la dimension individuelle (indépendamment de toute
dimension sociale). Enfin la séparation du temporel et du spirituel inaugurée par le
christianisme peut favoriser un repli dans la sphère du spirituel.

- Un développement historique tardif

Le développement de la Doctrine Sociale de l'Eglise s'est opéré tardivement, essentiellement


à partir de 1891, quand le Pape Léon XIII publia la première encyclique de morale sociale:
Rerum novarum (Rome, le 15 mai 1891). Quelques raisons peuvent justifier le retard du
développement de cette discipline.

° Une société "chrétienne": L'Eglise est fortement imbriquée dans l'ordre temporel: La
question n'est pas tant d'élaborer une doctrine sociale communicable ad extra que de la mettre
en œuvre concrètement. Plutôt que des réflexions spéculatives sur ce qui ferait une société
"chrétienne", l'Eglise contribue à des réalisations concrètes: écoles, universités, hôpitaux,
orphelinats, etc.

° Une société fortement structurée, de type aristocratique: dans la mesure où l'individu tend à
se penser à l'intérieur du réseau relationnel et de la structure sociale qui le porte, la dimension
sociale de la morale n'est pas thématisée de manière indépendante.
25

° La théologie morale est essentiellement développée en vue des confesseurs qui doivent
guider et accompagner la sanctification personnelle des chrétiens.

Au contraire, à partir du XVIIIe et XIXe siècles certains facteurs rendent nécessaire le


développement par l'Eglise d'une doctrine sociale:

° Après le Siècle des Lumières, avec son insistance sur la liberté individuelle éclairée par la
raison, une anthropologie du sujet autonome prend le pas sur l'anthropologie thomiste;

Ensuite, le bouleversement des structures sociales traditionnelles, lié au développement de


l'économie, et de l'industrie: le développement économique contribue à réduire l'appartenance
héréditaire d'un individu à son groupe social d'origine, et donc au développement d'une
identité du "je" plus prépondérante par rapport à l'identité du "nous"; le mouvement vers les
sociétés démocratiques va dans le même sens.

°A cette tendance à l'individualisme s'oppose le développement de théories socialistes qui


tendent à subordonner l'individu aux considérations sociales;

° L'Eglise n'est plus la référence d'un ordre social qui tend à se développer indépendamment
d'elle: elle se trouve même en opposition avec une partie de la société. Entre individualisme
et libéralisme d'une part, et collectivisme et socialisme d'autre part, l'Eglise doit préciser le
chemin médian qu'elle propose en articulant sa doctrine sociale.

- Nature du discours

De par sa nature, le discours social de l'Eglise est adressé à un public qui comprend à la fois
des chrétiens et des non chrétiens.

°Type d'arguments: philosophiques et théologiques

Compte tenu de ce double public, l'Eglise fait appel à la fois à la raison et à la foi, à la loi
naturelle et à la révélation; avec une insistance plus marquée sur l'un ou l'autre, suivant les
époques: avant Vatican II, les références scripturaires sont peu nombreuses11. Dans les
"Orientations pour l'étude et l'enseignement de la doctrine sociale de l'Eglise dans la
formation sacerdotale", document publié en juin 1989, par la Congrégation pour l'Education
catholique, il est clairement affirmé :

"Cette doctrine se forme par le recours à la théologie et à la philosophie, lesquelles lui


donnent un fondement, et par le recours aux sciences humaines et sociales qui lui
apportent un complément. Cette doctrine se projette sur les aspects éthiques de la vie,
sans négliger les aspects techniques des problèmes, pour les juger avec le critère
moral. En se basant sur des 'principes toujours valables', elle entraîne des "jugements
contingents" puisqu'elle se développe en fonction des circonstances changeantes de
l'histoire et qu'elle oriente vers 'l'action ou la praxis chrétiennes' ".
11
Dans Mater et Magister (1961) et Pacem in terris (1963), l'enseignement de Jean XXIII est presque
exclusivement basé sur la loi naturelle; Gaudium et spes (1965) fait appel à une anthropologie qui n'est plus
basée sur la seule nature et raison, mais il y associe la création et la rédemption, ainsi que la réalité du péché.
Cf. Charles E. Curran, Direction in Catholic Social Ethics, 43-48.
26

(Texte original français de l'imprimerie polyglotte vaticane. Pour le texte intégral, voir La
DC, 1989, n. 1990, 774-803, n. 3).

°"Doctrine" ou "enseignement" social?

Le terme d' "enseignement social de l'Eglise s'était substitué au terme plus traditionnel de
"doctrine " sociale de l'Eglise après Vatican II. Le Pape Jean-Paul II est revenu au terme
"doctrine".

- Le terme "doctrine évoque le caractère stable, intemporel, "dogmatique" des positions de


l'Eglise en matière sociale. Il évoque aussi le caractère central des réflexions sociales: elles ne
sont pas un complément accessoire.

- Le terme d' "enseignement" implique un caractère moins formel et définitif: il évoque plus
des principes et des normes de références générales à appliquer en fonction des situations
particulières.

Par rapport aux développements en matière de morale sexuelle et familiale, l'enseignement


(ou la doctrine) social de l'Eglise reste beaucoup moins prescriptif et précis: l'appel à la
conscience et au discernement personnel y est beaucoup plus large. Quant à la Doctrine
sociale de l'Eglise, elle comporte essentiellement des principes de réflexion, des normes de
jugement et des guides pour l'action. Voilà la triple dimension qu'explicite par ailleurs le
document d' " Orientations pour l'étude et l'enseignement de la doctrine sociale de l'Eglise
dans la formation sacerdotale" déjà évoquées plus haut:

"La doctrine sociale de l'Eglise comporte une triple dimension: théorique, historique
et pratique. Ces dimensions décrivent sa structure essentielle et sont connexes et
inséparables entre elles. Il y a avant tout une 'dimension théorique', parce que le
Magistère de l'Eglise a formulé explicitement dans ses documents sociaux une
réflexion organique et systématique. Le Magistère indique le chemin sûr pour
construire les relations de vie commune dans un ordre nouveau, selon des critères
universels qui puissent être acceptés de tous. Il s'agit, bien entendu, des principes
éthiques permanents, non des jugements historiques changeants ni des 'choses
techniques pour lesquels il (le Magistère) ne possède ni les moyens proportionné ni
aucune mission'. Il y a ensuite dans la doctrine sociale de l'Eglise 'une dimension
historique', étant donné qu'en elle l'utilisation des principe est située dans une
perception réelle de la société et est inspirée par la prise de conscience de ces
problèmes. Il y a enfin 'une dimension pratique', parce que la doctrine sociale ne
s'arrête pas au seul énoncé des principes permanents de réflexion, ni à la seule
interprétation des conditions historiques de la société, mais se propose aussi
l'application effective de ces principes dans la praxis, en les traduisant concrètement
dans les formes et la mesure que permettent ou réclament les circonstances" (n.6).

2.1 Sources de la doctrine sociale


27

2.1.1 Le Nouveau Testament et la tradition chrétienne

En ce qui concerne la morale sociale, le Nouveau Testament s'inscrit dans la continuité de


l'Ancien Testament. Au long de son ministère, Jésus montre une attention particulière aux
pauvres, aux malades, veuves, etc. Cependant, on peut noter quelques changements:

- L'amour plus que la justice: le concept central pour les relations interpersonnelles n'est plus
la justice comme dans l'Ancien Testament, mais l'amour.

- Argent: la richesse est considérée dans l'Ancien Testament comme signe de bénédiction;
Jésus, au contraire, montre qu'il est un obstacle presque insurmontable au salut et invite à le
donner (Mt 19, 16-30; Lc 16, 19-31).

- Relation Eglise-Etat: alors que dans l'Ancien Testament, la structure sociale est considérée
comme une théocratie, Jésus établit une distinction entre le religieux et l'ordre politique, entre
l'autorité de Dieu et l'autorité séculière; Paul ajoute que toute autorité séculière est voulue par
Dieu et doit donc être respectée.

- Egalité et dignité de toutes personnes12: l'inégalité des talents permet à chacun de contribuer
au bien commun.

Conscience individuelle et conscience collective

Cependant, le Nouveau Testament modifie les bases qui fondent la conscience personnelle:
la tradition juive insiste sur la dimension communautaire (L'alliance établit une relation entre
Dieu et son peuple en tant que peuple); la tradition chrétienne rend possible l'émergence
d'une conscience individuelle qui deviendra prédominante.

Au cours de son ministère, Jésus appelle individuellement ses disciples, guérit des personnes
concrètes et singulières, recommande de s'isoler pour prier le Père... Ainsi, dans la tradition
chrétienne, l'agir moral, le péché, le jugement et le salut sont essentiellement envisagés au
plan individuel13; on devient chrétien par une décision personnelle et chacun est jugé selon
ses œuvres (Rm 2,6); enfin, la résurrection des corps donne une pérennité à la singularité de
la personne. La révélation chrétienne introduit le concept de personne qui transforme la
manière dont l'homme se pense.

Dans un tel contexte, la compréhension et la mise en œuvre des préceptes de la morale


sociale seront plus problématiques que dans un contexte juif.

2.1.2 La morale sociale dans l'Eglise avant le développement de la 'doctrine sociale'

Au plan de l'engagement social concret, l'action de l'Eglise porte sur l'amélioration du sort
des plus pauvres et des exploités plus que sur la transformation des structures sociales.

12
"Il n'y a ni Juif ni Grec, il n'y a ni esclave ni homme libre, il n'y a ni homme ni femme; car tous vous ne faites
qu'un dans le Christ Jésus" (Ga 3, 28).
13
Il ne faut pas absolutiser cette perspective: dans le christianisme, la dimension ecclésiale reste incontournable;
c'est par l'Eglise que s'opère le salut; c'est au sein de l'Eglise que la relation personnelle avec Dieu se développe.
28

L'Eglise ne considère pas que la réforme des structures sociales ou économiques injustes
fasse partie de sa mission: ces structures injustes étant le résultat du péché, elles doivent être
acceptées14... . La séparation de l'Eglise et de l'Etat est liée à une distinction entre ordres
temporel et spirituel qui induit un certain désengagement par rapport au monde. Cette
position est en contraste avec la conception juive d'une théocratie au sein de laquelle la
transformation des structures sociales est centrale.

Les Pères de l'Eglise développent cependant un enseignement social fondé sur l'Ecriture:

- légitimité de l'Etat: les chrétiens ont le devoir de se soumettre à l'autorité des gouvernants,
même injustes, car ils la tienne de Dieu; la résistance à une loi injuste est légitime mais ne
doit jamais se traduire par la violence.

- Distinction du temporel et du spirituel

- Egalité de tous en matière de dignité et de droits: les inégalités de talents sont voulues par
Dieu et ont une fonction sociale; de même les inégalités de richesses ne sont pas rejetées,
elles sont plutôt une occasion de sanctification pour les riches15;

- Propriété privée: Dieu a crée toutes choses pour l'usage commun selon le besoin de chacun
(destination universelle des biens); la propriété privée introduit des inégalités et est une
conséquence du péché, elle est légitime, mais elle n'est pas absolue: d'une part, tout appartient
à Dieu, d'autre part, le droit de propriété reste limité par les besoins des autres16.

- Richesses et aumône: Les richesses ne sont pas un mal en soi; ce qui est condamnable c'est
la cupidité et l'avarice qui rendent l'homme esclave des richesse 17. Partager avec les pauvres
est une obligation de justice, mais plus encore les chrétiens doivent donner au pauvre parce
que le Christ s'est identifié à eux.

- Valeur du travail: contre l'oisiveté, qui est condamnée, les Pères encouragent tous les
chrétiens à travailler.

- Relations économiques: les Pères dénoncent le prêt à intérêt, la spéculation et les profits
supplémentaires réalisés en tirant partie de la faiblesse de la partie cocontractante pour
imposer un échange déséquilibré.

Les Pères de l'Eglise ont posé un grand nombre de principes qui restent des fondements de la
doctrine sociale de l'Eglise.
14
La conception qu'ont les Pères de l'Etat emprunte à la fois à Aristote, Cicéron et Sénèque: l'Etat est une
structure naturelle pour l'homme dont la nature est sociale, et aussi à Epicure: l'Etat est nécessaire pour
circonscrire la violence entre les hommes, il est donc aussi une conséquence du péché (on retrouvera cette
conception de l'Etat chez Hobbes). On retrouve ce double fondement de l'Etat chez Augustin (fondement
naturel: De Civitatae Dei, L. 19, Ch. 12, 14; mal nécessaire: De Civitatae Dei, L. 19, Ch. 15).
15
Saint Basile de Césarée appelle les pauvres "les portiers du Royaume".
16
Saint Basile de Césarée considère que le pain appartient aux affamés et les vêtements à qui est nu; considérer
la propriété comme absolue revient à commettre un vol; cf. Je déduirai mes granges. De même Saint Ambroise
de Milan déclare que faire l'aumône aux pauvres ce n'est rien que leur rendre ce qui leur est du; cf. De Nabutha.
17
Saint Augustin invite les fidèles qui ne peuvent renoncer totalement à leurs propriétés de renoncer au moins à
l'amour de leurs biens; cf. Discours sur le Psaume 131,6. Voir aussi Jean Chrysostome, Origène, Cyprien
d'Alexandrie, etc.
29

2.2 LEON XIII (1879-1903)

Son enseignement sociopolitique se trouve principalement dans les encycliques: "Quod


apostolici muneris" (1878), "Diuturnum illud" (1881), "Immortale Dei" (1885), "Libertas
praestantissimum" (1888) et "Rerum novarum" (1891). Pour l'instant, nous ne parlerons
d'abord que de Rerum novarum.

2.2.1 Lettre encyclique Rerum novarum

Parue le 15 mai 1891, l'encyclique Rerum novarum du Pape Léon XIII sur la condition des
ouvriers est considérée comme l'acte originaire de l'enseignement social de l'Eglise. Il est
toujours difficile de parler d'une origine historique, car elle a inévitablement été précédée par
quelques préliminaires dont on se plaît de dévoiler ultérieurement.

La publication de l'encyclique Rerum novarum est un tournant dans l'histoire de l'Eglise. En


effet, pour la toute première fois, l'Eglise traite des relations économiques au sein de la
société et des enjeux moraux qui y sont associés. Mais pour comprendre ce tournant, il sied
de parler brièvement de la situation historique et sociale de cette époque.

2.2.1.1 Contexte historique

De son époque, Léon XIII a perçu les questions clés: la forme nouvelle des Etats et de leurs
relations, le problème ouvrier dans le monde industriel. Il a aussi perçu les chances nouvelles:
communications facilitées, rôle à prépondérance morale que peut jouer l'Eglise, efficacité de
la centralisation romaine, etc.

Quatre événements ont contribué à la maturation de l'encyclique. Des Etats-Unis, le cardinal


Gibbons vient plaider avec succès à Rome la cause des Chevaliers du travail, syndicat en lutte
contre les monopoles et accusé de constituer une société secrète. A Londres, le cardinal
Manning prend une part directe à la négociation qui fait aboutir le 4 novembre 1889 les
revendications des dockers en grève. Le Pape Léon XIII suit de près cette intervention. A
Berlin, en 1890, l'empereur Guillaume demande l'appui du Pape. Enfin, depuis 1885, Léon
Harmel conduit à la ville éternelle des trains entiers de pèlerinages d'ouvriers qui par milliers
sont reçus en audience par "leur" Pape. Voilà entre autres les événements qui ont précédé la
parution de Rerum novarum.

La fin du XIXe siècle correspond au plein développement de la révolution industrielle. Cette


évolution s'accompagne d'un bouleversement des structures sociales: transfert de la
population agricole vers les villes et les emplois salariés industriels, disparition progressive
de l'artisanat de production au profit de grandes entreprises détenues par des "capitalistes". En
France, la Révolution a aboli toutes les solidarités communautaires et les institutions de la
société civile de l'Ancien Régime pour exalter, d'un côté, l'unité de la Nation et, de l'autre, les
droits de l'individu. De ces bouleversements résulte la formation d'une nouvelle classe
sociale, le prolétariat, dont la situation matérielle est dramatique.

De plus, deux phénomènes contribuent à faire perdre à l'Eglise son emprise sur une partie de
la société et favorisent le développement de l'individualisme libéral. Un nombre croissant
30

d'intellectuels se rallient à une conception rationaliste de l'univers, un certain scientisme


exclut tout surnaturel et nourrit des courants de pensée anticléricaux. En outre, le mouvement
d'industrialisation et d'urbanisation s'accompagne d'une rupture des liens sociaux traditionnels
et des pratiques, notamment religieuse, qui leur sont associées.

Cette situation, qui résulte du développement d'une économie fondée sur des principes de
l'individualisme libéral, suscite des réactions diverses. Certains comme Lassalle et Marx
recherchent une solution au plan politique; ils considèrent que c'est à l'Etat qu'il appartient de
faire régner la justice sociale et développent les bases du socialisme. De leur côté, certains
catholiques, largement contestés à l'époque, jettent les bases du catholicisme social, qui
s'oppose à la fois à l'individualisme libéral et au socialisme. Les "catholiques sociaux" ont la
conviction que le catholicisme n'est pas une affaire privée, et a nécessairement des
conséquences pour l'ordre social. De nombreuses réalisations concrètes complètent leurs
réflexions: à la fin du XIXe siècle, on voit se développer une multitude d'institutions de
toutes sortes, associations, partis, syndicats, etc., ainsi qu'une efflorescence d' "œuvres"
diverses dans les paroisses.

Pendant longtemps, l'Eglise a gardé le silence sur ces questions. Le Pape Léon XIII, touché
profondément par la situation des ouvriers et inquiet de la division du corps social en deux
classes, encouragea les recherches engagées par les catholiques sociaux et publia, finalement
l'encyclique Rerum novarum.

2.2.1.2 Enseignements de Rerum novarum

La théorie qui sous-tend la réflexion de Rerum novarum est celle de la loi naturelle et du droit
naturel, dans sa forme thomiste remise à l'honneur et rénovée par Taparelli et Liberatore en
matière sociopolitique.

Comme principaux thèmes de l'encyclique on a: la réfutation de la solution socialiste de la


question sociale; refus de la violence; affirmation que la propriété privée est légitime de droit
naturel (lire n. 3-12). Il sied cependant de souligner que le Saint Père n'évoque pas la
destination universelle des biens, probablement pour éviter toute assimilation aux idées
socialistes. Du n. 13 au n. 24, il s'agit de la justification de l'intervention de l'Eglise dans les
affaires sociales en vue d'alléger la misère imméritées des travailleurs. Le thème relatif au
droit d'intervention de l'Etat dans la vie économique (à l'encontre de la théorie libérale du
"laissez faire"), notamment pour la détermination du juste salaire et une meilleure distribution
de la propriété entre les hommes est abordé aux n. 25-35. Le Pape prône aussi l'importance
des associations professionnelles ainsi que des organismes érigés par les catholiques en
faveur des travailleurs (n. 36-44).

2.2.2 Réception et postérité de Rerum novarum

La publication de l'encyclique RN eut un retentissement considérable dans la presse, l'opinion


publique et dans l'Eglise. Cependant, le texte fut loin de recueillir l'assentiment de tous. Parmi
les chrétiens, beaucoup estimèrent que l'Eglise intervenait dans des questions qui ne
relevaient pas de son ressort. Parmi les socialistes ou les libéraux purs et durs, les réactions
31

furent parfois plus violentes et polémiques: retour du cléricalisme, ruse nouvelle pour
reconstruire une théocratie, retour au moyen-âge,...

Rerum novarium a donné ses lettres de noblesse au catholicisme social, qui était largement
contesté dans l'Eglise: cette encyclique a posé de grands principes qui guident depuis la
réflexion sociale de l'Eglise, elle a éclairé des générations de chrétiens et les a poussées à
agir. Les textes ultérieurs préciseront les conceptions de la propriété privée, en les limitant
plus nettement, et celle du travail, dont la dimension spirituelle et le rôle dans
l'épanouissement de la personne seront mieux mis en valeur.

2.3 Pie XI (1922-1939)

Le pontificat de Pie XI couvre pratiquement la période entre les deux guerres mondiales, une
période marquée par d'inévitables polémiques et des controverses entre les vainqueurs et le
vaincus, avec comme conséquence le resurgissement de vieilles rivalités entre les Etats et des
nationalismes. C'est aussi une époque marquée par des agitations à l'intérieur même de
chaque Etat, agitations dues aux problèmes de la reconstruction "post-guerre", etc. Ce cadre
est aggravé encore par l'affirmation et la consolidation des régimes autoritaires (fascisme,
national-socialiste ou nazisme, communisme et successivement le franquisme) caractérisés
par la relativisation de l'individu ou de la personne et l'affirmation d'un Etat "omni-
compréhensif" et totalitaire étendant son intervention dans tout le domaine de la vie
individuelle et sociale.

Tout ceci est pour le Pape l'évidence de l'échec des projets sociaux entachés de laïcisme et
d'athéisme qui ont entraîné l'humanité à une effrayante régression religieuse, morale et
culturelle, drame que seul le christianisme et peut affronter et y chercher remède parce que
c'est lui uniquement qui a la capacité d'instaurer une civilisation authentique. D'où le
programme du Pontife romain d'adapter le fondement d'une régénération sociale durant tout
son pontificat18.

2.3.1 Les encycliques de Pie XI

-
Quadragesimo anno (1931): sur l'instauration de l'ordre social;
-
Non abbiamo bisogno (1931): sur le fascisme;
-
Mit brennender sorge (1937) : sur la situation de l'Eglise catholique dans le Reich
allemand;
- Divini Redemptoris (1937): sur le communisme athée
- Firmissimam constantiam (1937): le Pape reconnaît au peuple le droit de contester un
gouvernement autoritaire et qui détruit le bien commun.
2.3.2 La lettre encyclique " Quadragesimo anno" ( 15 mai 1931)

2.3.2.1 Contexte historique

Posée comme le deuxième grand jalon de l'enseignement pontifical moderne en matière


sociale, l'encyclique du 40ème anniversaire de Rerum novarum - comme l'indique son incipit

18
Pour plus d'information à ce sujet, lire PIE XI, Lettre encyclique Ubi arcano, nn. 11. 13. 17.
32

latin - matérialise la trajectoire qui a ensuite, de décennie en décennie, maintes fois été
ressaisie par les papes successifs.

Quarante années après Rerum novarum, beaucoup de chose se sont passées dans l'ancien et le
nouveau monde, notamment la Première Guerre mondiale qui a ravagé l'Europe et a
propulsé les USA au rang de première puissance économique mondiale et la Révolution russe
connue sous le nom de "révolution bolchevique (1917), bouleversements qui ont précipité les
évolutions économiques et sociales de la modernité. Au fait, avec la révolution bolchevique,
le socialisme n'est plus seulement une théorie, mais un système mis en place à grande échelle,
sous sa forme marxiste-léniniste. Par ailleurs, en Allemagne la montée du nazisme est
renforcée par les problèmes économiques; tandis qu'en Italie Mussolini accède au pouvoir
vers fin 1925 et à partir de 1930, il établit un système de corporatisme d'Etat qui lui permet
d'embrigader la jeunesse, de réaliser de grands travaux, bref de contrôler toute la vie sociale,
en attisant le sentiment de fierté nationale. Pie XI condamne cette prétention de l'Etat fasciste
d'embrigader les jeunesses catholiques ( cf. Encyclique Non abbiamo bisogno (1931). Sur le
plan économique, après une première crise en 1920-1921, la crise économique a éclatée aux
USA en octobre 1929 et progresse en Europe avec deux de retard. Le capitalisme basé sur la
libre concurrence montre ainsi ses propres limites. Dès 1930, la production industrielle
s'effondre19 tandis que le chômage prend des proportions insoutenables: en Allemagne, on
compte 500 000 chômeurs en 1927 et 6 millions en janvier 1933, tandis qu'ils sont 12
millions aux USA et 3 millions en Angleterre. Comme on peut le voir, "l'ordre social" tout
entier, on en a conscience, a subi cet ébranlement. D'où le thème de la nouvelle encyclique,
élargi de la question ouvrière à "l'instauration de l'ordre social".

Le syndicalisme s'est développé très rapidement, selon un schéma différent de celui envisagé
per Léon XIII: à côté des syndicats chrétiens qui se sont formés, l'essentiel du syndicalisme
est formé de syndicats ouvriers et interprofessionnels. C'est malgré tout la belle époque du
catholicisme social; les préoccupations sociales et apostoliques de Pie XI sont intimement
mêlées. Il préconise l' "apostolat du semblable par le semblable", encourage l'Action
Catholique, et en particulier la Jeunesse Ouvrière Catholique.

2.3.2.2 Quelques thèmes essentiels du Quadragesimo anno

Condamnation du communisme et du socialisme, y compris le socialisme réformateur.


Pour le Pape, ces régimes sont contraire à la vérité chrétienne en raison de leur matérialisme,
de la primauté du social sur l'individu qu'ils postulent ainsi que de la lutte des classes.

Critique du libéralisme: l'analyse de Pie XI porte davantage sur les causes de l'injustice et de
la pauvreté. Il met en évidence l'illégitime influence du pouvoir économique, concentré dans
les mains de quelques personnes, sur le pouvoir politique (QA §116). Tout en soutenant, à
l'instar de son prédécesseur Léon XIII (RN §14), que l'inégalité est un fait naturel, Pie XI
affirme cependant qu'une si criante inégalité n'est pas juste (QA §5). Il importe aussi de
signaler que Pie XI insiste moins que Léon XIII sur la stabilité et l'ordre: il considère que des

19
En 1932, la production industrielle aux USA est la moitié de celle de 1929.
33

transformations de structures sociales sont aussi nécessaires20, et qu'elles doivent être


réalisées au nom de la justice (lire QA §95 et le §153).

Le droit de propriété n'est pas absolu, d'autre part, la théorie de la libre concurrence qui
est à la base du libéralisme économique est qualifiée de mythe. Pie XI critique ainsi le
principe du libéralisme économique (QA §95). Pour ce faire, l'intervention dans la sphère
économique est intrinsèquement nécessaire.

Pie XI propose un modèle chrétien d'organisation de la société en insistant sur les corps
intermédiaires qu'il appelle corporations (organisation regroupant patrons et ouvriers) et le
principe de subsidiarité.

Ce qui intéresse Pie XI, c'est tout d'abord de dépasser le cadre de la lutte des classes. Sa
seconde préoccupation est de favoriser les associations et corps intermédiaire qui fondent
l'unité pratique du tissu social.

Les réflexions de Pie XI sur les corporations s'inscrivent en effet dans le cadre d'un principe
plus large: le principe de subsidiarité. Ce principe rejette les schémas socialistes où l'Etat
tend à régir toutes les questions; il rejette aussi les schémas néolibéraux où l'Etat devrait
intervenir le moins possible. En effet, l'Etat ne doit pas se désintéresser des questions traitées
aux niveaux inférieurs ; au contraire, si cela s'avère nécessaire, l'Etat doit apporter son aide
(subsidiarité vient du latin subsidium, aide) aux institutions intermédiaires pour leur permettre
de résoudre les questions qui relèvent de leur compétence, sans le faire à leur place: il s'agit
d'une aide, pas d'une suppléance.

Le travail et les relations employeur-employé

Tout d'abord il met en évidence le caractère social du travail et tente de dépasser les
oppositions entre capital et travail: la loi naturelle montre que " le travail de l'un et le capital
de l'autre doivent s'associer entre eux, puisque l'un ne peut rien sans le concours de l'autre"
(QA §58). En outre, il relativise la notion de propriété du capital en notant incidemment que
le capital est toujours du travail accumulé : " les richesses des hommes sortent des mains
des travailleurs" (QA §58). La relation employeur employé ne se limite pas à un échange
salaire contre travail, le salaire étant déterminé par le marché. Au contraire, d'une part la
rémunération doit permettre la subsistance de la famille, sans obliger les mères à travailler
(QA §77); d'autre part, il est légitime que le salarié soit aussi associé aux profits de
l'entreprise, à sa gestion, et à sa propriété 21. Le Pape légitime le travail salarié, et en étend la
conception pour y intégrer des notions qui seront plus tard nommée cogestion, actionnariat
salarié, participation...

3.3.2.3 Accueil postérieur de QA

Dans le milieu non catholiques, QA a reçu un accueil poli mais gêné. En revanche, les
catholiques les plus engagés dans l'action sociale et apostolique saisirent immédiatement son
20
Pour lui, deux choses sont nécessaires: la réforme des institutions et la réforme des mœurs (QA §84).
21
Pie XI approuve les entreprises où " les ouvriers et employés ont été appelés à participer en quelque manière à
la propriété de l'entreprise, à sa gestion ou aux profits qu'elle apporte" (QA §72).
34

importance et son sens et QA devint pour vingt ans (jusqu'à Mater et magistra) leur véritable
charte. Elle fut diffusée à des centaines de milliers d'exemplaires dans un pays comme la
France, travaillée, commentée dans les innombrables cercles d'étude et réunions de militants.
Malheureusement, certains éléments ont contribué à réduire la portée de ce texte comme le
caractère ambigu de certaines formules concernant le corporatisme, même si Pie XI s'était
démarqué du fascisme italien et de sa conception totalitaire de l'Etat. D'autre part, il y a sa
condamnation du socialisme comme incompatible avec la foi chrétienne.

2.3.3 Mit brennender sorge (14 mars 1937)

L'encyclique Mit brennender sorge traite de la situation de l'Eglise catholique dans le Reich
allemand. Dans un intervalle de cinq jours seulement le Pape Pie XI publie deux encycliques,
Mit brennender sorge le 14 mars 1937 et Divini Redemptoris le 19 mars de la même année.
En effet, le régime nazi pavoisait encore après la publication, le 19 mars 1937, de l'encyclique
Divini Redemptoris contre le "Communisme athée"; quand éclate comme une bombe celle de
l'encyclique Mit brennender Sorge. Au fait, le 21 mars 1937, dimanche des Rameaux cette
année-là, le texte, daté du 14, lu en chaire dans toutes les églises, était "comme magiquement
répandu sur toute l'étendue du Reich"; diffusé dans le plus grand secret, il avait échappé à la
vigilance des réseaux policiers et partisans. La surprise fut totale et la colère du Führer
abominable, dit-on. L'encyclique venait pourtant après des années d'avanies et de violences,
et les évêques allemands l'avaient expressément demandée au Pape Pie XI, après les mesures
de plus en plus coercitives et répressives décidées par le Reich en 1936, notamment envers la
jeunesse ( inscription obligatoire aux Jeunesses hitlériennes). Comme on peut bien le
constater, ces deux encycliques sont liées au contexte d'une époque précise et donc moins
importantes, du point de vue de la doctrine sociale de l'Eglise que Rerum novarum et
Quadragesimo anno.

Mit brennender Sorge fait une analyse profonde du national socialisme et de sa nature
intrinsèquement perverse. Pie XI met en évidence le caractère de mystique païenne de
l'idéologie nazie, basée sur l'idolâtrie de la race et de l'Etat. L'encyclique dénonce
indirectement l'antisémitisme foncier du régime allemand: le peuple juif demeure le peuple
choisi par Dieu et ses Ecritures demeurent Parole de Dieu. Le Christ est l'un de ses membres,
ce qui indique, sans le préciser, les liens inséparables qui unissent le christianisme au
judaïsme. L'encyclique souligne aussi la primauté de la personne sur la communauté.

2.3.4 Divini Redemptoris ( 19 mars1937): L'Eglise face au communisme athée

Cette encyclique condamne sans réserve le communisme athée. Il y est affirmé que le
communisme est intrinsèquement pervers. La condamnation directe ou indirecte du
communisme n'était pas cependant nouvelle. En effet, depuis 1846 (deux ans avant le
Manifeste communiste) Pie IX avait donné le coup d'envoi, sui, en 1878, par Léon XIII.

Le communisme exerçait une attraction, voire une fascination, qui touchait aussi les
catholiques. L'encyclique Divini Redemptoris vise essentiellement à s'opposer à la
propagation des idées communistes, à saper leur pouvoir d'attraction en révélant leur nature
profonde. Ainsi Pie XI dénonce le faux idéal communiste qui atteint la dimension d'un "faux
35

mysticisme" et propose une "fausse rédemption". Il dénonce le présupposé matérialiste et


athée qui est au fondement de la doctrine communiste. Dans un tel schéma, l'homme est
dépouillé de sa liberté et de sa dignité, mais aussi assujetti à la collectivité: la société est
comprise dans une perspective matérialiste qui est fortement réductrice; la propriété privée
est rejetée ainsi que les prérogatives de la famille en matière d'éducation. Pie XI considère
qu'une telle théorie est contraire au droit naturel, car elle ne connaît pas les droits attachés à la
personne humaine, et contraire à Dieu, car elle rejette toute hiérarchie au nom d'un principe
d'égalité absolue (DR n. 10).

2.4 Pie XII et ses radio-messages

Le jour de Pentecôte de l'année 1941, en pleine guerre mondiale, le Pape Pie XII lance un
radio-message pour commémorer le 50ème anniversaire de l'encyclique Rerum novarum. C'est
au cours d'une époque particulièrement grave et le Pape ne juge pas opportun de publier une
nouvelle encyclique. Sa préoccupation se concentre plutôt sur l'ordre internationale.

Dans ses radio-message le Pape évoque la question des droits de l'homme. En effet, jusque-là,
l'Eglise s'opposait à la logique qui dictait les droits de l'homme exprimés par la Révolution
Française: droits d'un individu autonome niant toute référence à Dieu, autonomie absolue de
l'homme qui porte en elle les germes du totalitarisme, ne reconnaissant aucune transcendance
au-dessus du politique: aucune norme ne limite ses prétentions. Ainsi, dans le communisme
et dans le nazisme, la négation de la transcendance divine conduit à des formes politiques
totalitaires, où la société exerce une primauté absolue sur les hommes qui la composent.

L'Eglise ne peut pas limiter les excès du pouvoir politique par référence à sa seule autorité ou
à Dieu, puisqu'ils ne sont pas reconnus. Elle reconnaît, par contre, le fondement de cette
limitation dans la personne humaine, sa dignité, et corrélativement dans une
compréhension juste du bien commun qui est la fin de l'Etat.

La personne humaine possède une dignité et des droits irréductibles que tout homme
peut reconnaître, et que l'Eglise associe à sa nature créée par Dieu. La personne a la
primauté sur la société et sur la politique: elle s'impose comme référence normative à
tout régime politique. C'est au nom de ces valeurs qu'on peut fonder la critique des
prétentions des Etats totalitaires.

Par conséquent, Pie XII précise le contenu du "bien commun" qui est la fin de l'Etat. Celui-ci
n'a pas la charge d'assumer le bien des personnes, mais seulement les "conditions extérieures
nécessaires à l'ensemble des citoyens pour le développement de leurs qualités, de leurs
fonctions, de leur vie matérielle, intellectuelle et religieuse". (Radio-messages de Noël 1942).

En articulant le " bien commun" avec "conditions extérieures", Pie XII préserve la sphère
personnelle des empiétements des Etats. Le cheminement de chacun vers sa perfection est
et doit rester le fait de la liberté personnelle. La personne est mise au centre des
institutions, elle en est le but et la fin: affirmation qui deviendra une constante
importante de la Doctrine sociale de l'Eglise.

2.5 Jean XXIII


36

Le pontificat de Jean XXIII est caractérisé par la préparation et l'ouverture du Concile


Vatican II ( où le Pape invite l'Eglise à une réconciliation et à une mise à jour de la
compréhension qu'elle a d'elle-même et de son rapport avec le monde). Son pontificat est
aussi caractérisé par un réveil de la recherche et du débat théologique, des attentes et espoirs
dans le corps de l'Eglise, ainsi que d'un intérêt rénové, une attention et une sympathie à
l'égard de l'Eglise par le monde externe.

Le monde est encore divisé en blocs, les superpuissances continuent leur affrontement qui
pèse sur l'humanité comme une grande menace, avec la crainte que les différentes crises
locales n'entraînent un conflit armé généralisé.

2.5.1 Les encycliques sociales de Jean XXIII

 Mater et magistra (15 mai 1961)


 Pacem in terris (11 avril 1963)
2.5.2 La lettre encyclique Mater et magistra (15 mai 1961)

Après les radio-messages de Pie XII, l'encyclique Mater et magistra renoue avec
l'enseignement social systématique inauguré par Rerum navarum et Quadragesimo anno. Elle
se présente, en effet, en 1961, comme une petite somme, résumant l'enseignement des
prédécesseurs de Jean XXIII avant d' "expliquer la pensée de l'Eglise du Christ sur les
nouveaux et les plus importants problèmes du moment". Laissons le Saint Père s'exprimer
lui-même à ce propos: " C'est pourquoi Nous estimons de Notre devoir de maintenir vivante
la flamme allumée par Nos Prédécesseurs et d'exhorter tous les hommes à en tirer lumière et
élan pour résoudre la question sociale par des moyens adaptés à notre temps (M M n. 50).

On remarque des nouveautés apportées par MM par rapport aux encycliques précédentes. On
peut noter tout d'abord l'insistance nouvelle sur la justice tout court (sans l'adjectif "sociale"),
avec la réduction des inégalités ou l'effort d'équité concret qu'elle suppose. Au fait, à en croire
le Pape, l'accroissement des richesses produites et disponibles risque d'accroître aussi l'écart
entre les individus et les groupes sociaux, entre détenteurs de propriété ou de capitaux et
salariés, etc. Cette visée de justice explique certains aspects inédits du texte. Ainsi, on s'est
étonné de la longueur du passage sur l'agriculture. La raison en est qu'en 1961, les
agriculteurs apparaissent comme les laissés pour compte du progrès.

2.5.2.1 Articulation du texte

Les grandes articulations de MM sont:

De 1-50: Le Pape revient sur l'enseignement de Léon XIII, de Pie XI et Pie XII, pour en
souligner les points saillants, réaffirmer la continuité de Mater et magistra par rapport à ces
prédécesseurs sur des points importants ( comme l'attitude envers le marxisme, le socialisme
et le libéralisme). Sont ensuite rappelés en trois paragraphes de synthèse, les changements
impressionnants intervenus depuis la Deuxième Guerre mondiale.

De 51-121:
37

 nécessité de l'intervention de l'Etat, mais "le principe de subsidiarité demeure


fondamental, qui délègue aux intermédiaires tout ce qui peut relever de leur initiative
et responsabilité;
 le phénomène de socialisation, comme interaction, solidarité, animation de la société
civile nationale et mondiale, doit être encouragé nonobstant certaines limites;
 le problème des rémunérations et du juste salaire: aller dans le sens de la participation;
 les structures: faites pour l'homme et pour sa dignité, elles réclament la présence des
travailleurs à tous les niveaux de la création et de la décision;
 réaffirmation du droit de propriété comme droit, mais rappel de l'inégalité injustifiable
de sa répartition et du droit de tous à la propriété: salaire et métier sont des moyens
d'y parvenir.
De 122-211: Aspects nouveaux de la question sociale

 long développement sur l'agriculture, secteur en voie de modernisation et cependant


très en retard;
 les pays en voie de développement, " peut-être le problème le plus important de notre
époque"; attitudes et dispositions concrètes que doivent prendre les pays riches;
 l'accroissement démographique; solutions de limitation inacceptables au regard de la
dignité de l'homme, possibilités humaines en ce domaine, grâce aux " horizons
illimités" qu'offrent les progrès déjà réalisés par les sciences et les techniques.
De 212-264: Directives et conseils pastoraux, applications pratiques:

 contre les idéologies séculières, réaffirmation d'un monde et d'un homme ordonnés à
Dieu;
 nécessité de la doctrine sociale pour les chrétiens, qu'elle oblige; elle doit se traduire
par des attitudes et des solutions concrètes.

2.5.2.2 Les points clés de MM

 Le bien commun
A en croire le Pape Jean XXIII, le bien commun comporte l'ensemble des conditions sociales
permettant à la personne d'atteindre mieux et plus facilement son plein épanouissement (MM
65). La responsabilité de ce bien commun incombe en premier lieu à l'Etat et aux pouvoirs
publics et justifie leur intervention dans le domaine économique. Toutefois, le Pape précise
que tous les citoyens sont partie prenante à la réalisation de ce bien commun (pour plus de
détail, lire n 79-80).

 La socialisation
La sphère des interactions sociales s'étend de la famille et du petit groupe à la région, l'Etat et
finalement au monde entier. Jean XIII désigne cette évolution sous le terme de
"socialisation". En mettant en avant cette notion de socialisation, Jean XXIII souligne que le
rapport individu société évolue dans le sens d'une importance accrue de la dimension sociale.

 L'entreprise, le travail et la spiritualité du travail


38

L'entreprise est l'un de ces lieux de socialisation et le Pape la conçoit comme devant tendre à
devenir une " communauté de personnes", un lieu permettant à ses membres un
épanouissement personnel. De ce fait, les questions de justice dans le monde de l'entreprise
ne se limitent pas seulement à la rémunération mais touchent aussi les modes de
fonctionnement des entreprises (lire le n. 82). Jean XXIII appelle aussi de ses vœux une
participation aux résultats, et une participation à la propriété de l'entreprise (MM n.
77). La capacité d'autofinancement générée par l'activité de l'entreprise ne doit pas être
considérée seulement comme la rémunération du capital, elle résulte aussi en partie du travail
des employés. C'est pourquoi " les entreprises doivent reconnaître aux travailleurs une
certaine créance" (MM n. 75). Enfin, et d'une manière plus globale, Jean XXIII préconise une
limitation des écarts de revenus (MM n. 70,80) et une réduction des inégalités de fortune
(MM 73).

Sa manière de parler du travail, laisse transparaître une véritable spiritualité du travail qui
préfigure les développements de Jean-Paul II. Il parle du "caractère propre du travail:
procédant directement de la personne humaine" (MM n. 107) et en souligne la dimension
spirituelle. Le travail n'est pas une punition conséquence du péché originel; en contribuant au
bien de l'humanité, il est un véritable lieu d'épanouissement de la personne humaine, y
compris dans sa dimension spirituelle.

 La propriété privée
Jean XXIII défend la légitimité de la propriété privée; il s'agit d'un "droit naturel, suivant
lequel l'homme est antérieur à la société" (MM n. 109). " La propriété privée doit être une
garantie de la liberté de la personne, et aussi , un élément indispensable à l'instauration d'un
ordre social authentique" (MM n.111); Jean ne fait cependant pas de ce droit de propriété un .
Outre l'intervention de l'Etat déjà mentionnée, l'Etat peut légitimement posséder des biens qui
ne peuvent " sans danger pour le bien public, être laissés dans les mains de personnes
privées" (MM 116). Plus généralement, Jean XXIII réaffirme, à la suite de Pie XII, la
subordination du droit au principe de la " destination universelle des biens".

2.5.3.3 Les relations entre pays pauvres et pays riches

Un des aspects de la socialisation est l'extension des relations entre pays pauvres et pays
riches. L'inégalité entre les pays pose une interpellation éthique universelle et constitue un
danger pour la paix. Dans la mesure où ces pays sont économiquement liés, l'inégalité de leur
situation pose la question de justice, et il ne peut y avoir de paix sans justice. A en croire le
Saint Père, le problème le plus important de notre époque est celui des relations entre pays
économiquement développés et pays en voie de développement. Le Pape envisage cette
question sous l'angle théologique en citant 1Jn 3,16-17 (lire MM n. 159). Pour le Pape, l'aide
au développement des pays les plus pauvres doit aller au-delà d'une aide alimentaire: elle doit
inclure la formation technique, la mise à disposition de capitaux (MM n. 164) et doit
permettre à la fois le développement économique et le progrès social (MM n. 168). Le Pape
n'a pas, en fait, manqué de souligner le danger liés à de telles aides: au plan culturel elles
39

doivent respecter la personnalité culturelle de chaque peuple ( MM n. 169-170), au plan


politique, elles doivent éviter de rétablir une nouvelle forme de colonialisme menée dans un
esprit de domination (MM n. 171-173); au plan éthique elles ne doivent pas se traduire par
une inversion des valeurs en faisant de l'économique une fin (MM n. 175-177).

Le Saint Père dénonce, enfin, le malthusianisme et les pratiques de contrôle de la natalité


qui en résultent. De telles pratiques sont contraires à la loi morale et à Dieu, contraires à la
dignité de la personne humaine (MM 191-192). Selon le Pape l'homme ne peut faire au
problème et le résoudre en recourant à des méthodes et des moyens contraires à sa dignité,
comme le voudraient ceux qui ont de l'homme et de la vie une conception purement
matérialiste. Or, la vie humaine, dès son origine requiert l'action créatrice de Dieu, elle doit
donc être tenue comme sacrée. Pour ce faire, les nouvelles générations doivent recevoir, non
seulement une excellente éducation culturelle et religieuse, mais aussi elles doivent avoir un
sens aigu de leurs responsabilités dans toutes les actions de la vie, et en particulier dans la
fondation de la famille, la procréation et l'éducation des enfants.

Conclusion

Alors que Rerum novarum traitait essentiellement de la question ouvrière, Quadragesimo


anno de l'ordre social et des grandes idéologies politiques, Mater et Magistra ouvre une
perspective plus large, celle de l'ordre mondial. Jean XXIII s'intéresse surtout à définir ce
qu'il faudrait faire pour améliorer l'ordre social, économique et politique, et il développe peu
le comment réaliser ces améliorations. Ses propositions peuvent paraître datées ou même
dépassées dans un monde qui n'est plus caractérisé par la croissance, comme à son époque,
mais plutôt par la crise, le chômage, la récession.

Du point de vue de la méthodologie, Jean XXIII procède par une nouvelle approche qui n'est
plus celle déductive dérivant des recommandations particulières de principes généraux
universellement valides, comme la loi naturelle. Son approche est plus inductive et
historique; elle s'appuie sur l'analyse des situations actuelles, sur ce qu'on appellera les signes
des temps.

2.6 Vatican II: Gaudium et spes

A la différence des documents précédents que nous venons d'étudier, qui sont d'origine
pontificale (encycliques, autres lettres ou messages de divers papes de Léon XIII à Jean
XXIII), Gaudium et spes est quant à elle un document du Concile. La Constitution pastorale
Gaudium et spes sur L'Eglise dans le monde de ce temps fut promulguée le 7 décembre 1965,
dernier jour du Concile œcuménique Vatican qui fut solennellement clôturé le 8 décembre.

2.6.1 Subdivision

La constitution pastorale Gaudium et spes comprend deux grandes parties subdivisées en


chapitres.
40

- Première partie: L'EGLISE ET LA VOCATION HUMAINE. Elle comprend quatre


chapitres:

1. La dignité de la personne humaine


2. La communauté humaine
3. L'activité humaine dans l'univers
4. Le rôle de l'Eglise dans le monde de ce temps
- Deuxième partie: DE QUELQUES PROBLEMES PLUS URGENTS

1. Dignité du mariage et de la famille


2. L'essor de la culture
3. La vie économico-sociale
4. La vie de la communauté politique
5. La sauvegarde de la paix et la construction de la communauté des nations
Conclusion : Rôle de chaque fidèle et des Eglises particulières.

Il sied cependant de signaler que tout en comportant ces deux parties, GS constitue un tout.
Elle est appelée constitution "pastorale", parce que, s'appuyant sur des principes doctrinaux,
elle entend exprimer les rapports de l'Eglise avec le monde et les hommes d'aujourd'hui. C'est
pourquoi l'intention pastorale ne fait pas défaut dans la première partie, ni l'intention
doctrinale dans la seconde.

Dans la première partie, l'Eglise développe sa doctrine sur l'homme, sur le monde dans lequel
l'homme est inséré, et sur les rapports avec eux. Dans la seconde partie, elle examine de plus
près divers aspects de la vie et de la société humaine actuelles, et tout spécialement des
questions et des problèmes qui paraissent avoir à cet égard un caractère de plus grande
urgence en notre temps. Il s'ensuit que, dans cette dernière partie, la matière traitée, tout en
restant soumise aux principes doctrinaux, comporte non seulement des éléments permanents
mais aussi des éléments contingents. Cette constitution doit donc être interprétée selon les
normes générales de l'interprétation théologique, en tenant compte de la vérité, surtout dans la
seconde partie, des circonstances mouvantes qui, par nature, sont étroitement liées aux
thèmes développés.

2.6.2 L'anthropologie théologique de Gaudium et spes

Cette anthropologie souligne avec force le lien indissoluble qui existe entre le spirituel et le
temporel. Il n'existe pas de nature humaine qui n'inclut pas une dimension surnaturelle, car
Dieu appelle tout homme à la communion divine, de même, le monde n'existe qu'en relation à
son Créateur: " Ce monde a été fondé et demeure conservé par l'amour du Créateur" (GS n. 2,
§2). Cette anthropologie théologique de GS intègre toutes les dimensions de l'homme.

Qu'en est-il de la nature humaine? Pour le Saint Concile, l'histoire humaine est celle d'un
homme pécheur racheté, où la grâce et la nature sont intimement liées, plutôt que celle de
l'homme "naturel" séparé de Dieu dans l'histoire duquel surviendrait la grâce surnaturelle. La
conscience de l'homme est "le sanctuaire où il est seul avec Dieu et où Sa voix se fait
entendre". Cette présentation de la conscience comme lieu de la révélation de loi morale
41

contraste avec l'approche plus légaliste, hétéronome (au sens étymologique de la loi
extérieure), qui prédominait antérieurement. Cependant, la solitude du sujet face à la
conscience (sanctuaire où il est seul avec Dieu) ne fonde pas un subjectivisme moral. Le
Concile souligne ici la dimension sociale propre à toute morale. D'une manière similaire, le
Concile présente la liberté comme capacité de l'homme à chercher son Créateur, capacité qui
n'est pleinement effective qu'avec les secours de la grâce. C'est en cela que consiste, selon
GS, la grandeur de la liberté (GS, n.17). Comme on peut le voir, le Concile exalte la liberté,
chère à nos contemporains, tout en s'opposant à leur conception de la liberté comme "licence
de faire n'importe quoi". Le Concile critique, ensuite, deux formes de ce qu'on peut appeler
un humanisme athée: la première est fondée sur un désir d'autonomie qui s'oppose à toute
dépendance envers Dieu; la seconde réduit l'homme à sa dimension temporelle et " attend la
libération de l'homme surtout de la libération économique et sociale" (GS, n. 20).

La communauté humaine

Le Concile souligne la "socialisation" croissante. Mais il situe d'emblée cette évolution dans
une perspective théologique: la personne humaine, comme les Personnes divines, est
ontologiquement relationnelle, la communauté est donc nécessaire à perfection.

Le caractère social de l'homme fait apparaître qu'il y a "interdépendance entre l'essor de la


personne et le développement de la société" (GS, n. 25). La promotion du bien commun
apparaît donc comme une condition pour que chacun puisse atteindre sa perfection. Elle
suppose un ordre social qui est fondé sur les quatre valeurs que sont la vérité, la justice,
l'amour et la liberté.

S'agissant des inégalités, le Saint Concile affirme l'égalité fondamentale de tous les hommes,
alors que Léon XIII, qui considérait l'égalité sur le plan matériel, l'avait qualifiée de mythe
contre nature. Le Concile commence d'abord par évoquer l'égalité avant d'aborder les
inégalités. Il s'agit des inégalités d'ordre économique et social. Vatican II ne se limite pas
seulement aux cas extrêmes d'inégalités dans sa critique, c'est-à-dire à la pauvreté absolue,
mais sa critique prend aussi en compte ce qu'on peut appeler la pauvreté relative. De ce fait,
la considération de GS sur les inégalités dépasse celle des documents précédents. En effet,
tandis que le Pape Léon XIII n'affirmait que le devoir de donner son superflu aux pauvres,
ceci étant selon lui un devoir de charité et non de justice, Vatican II, quant lui enseigne qu'on
est tenu de venir en aide aux pauvres, pas seulement en leur donnent de son superflu (GS n.
69).

L'activité humaine dans l'univers

L'activité humaine (...) par laquelle les hommes (...) s'acharnent à améliorer leurs conditions
de vie, correspond au dessein de Dieu" ( GS, n. 34). Ici aussi, le Concile considère l'activité
humaine du point de vue théologique en liant les dimensions temporelles et celles spirituelles.
De ce fait, de par son travail, l'homme participe et prolonge l'œuvre du Créateur.

De plus, le Concile affirme une juste autonomie des réalités terrestres et de la science par
rapport à la religion, cependant cette autonomie n'est pas hétéronomie. Les réalités terrestres
42

et la foi ayant en Dieu leur origine, la science ne sera jamais réellement opposée à la foi.
Cette "autonomie" fonde le caractère ambivalent du "progrès": elle peut "servir au bonheur
véritable des hommes" ou devenir un "instrument de péché". L'activité humaine a ainsi pour
fin la création d'une fraternité terrestre par laquelle "le Royaume est déjà mystérieusement
présent sur cette terre".

2.6.3 Le rôle de l'Eglise dans le monde ce temps

Il s'agit ici des relations mutuelles entre l'Eglise et le monde. En effet, l'Eglise existe dans le
monde et de ce fait, elle vit et agit avec lui. Elle a pour ainsi dire, besoin de l'apport de ceux
qui vivent dans le monde pour que la Vérité révélée soit sans cesse mieux perçue, mieux
comprise et présentée sous une forme plus adaptée. L'Eglise, à la fois "assemblée visible et
communauté spirituelle" s'avance ensemble avec toute l'humanité et elle fait, avec le monde,
l'expérience du même sort terrestre. Elle est comme le ferment et l'âme de la société humaine
destinée à être renouvelée dans le Christ et à être transformée en famille de Dieu (GS n. 40).
La relation entre l'Eglise et le monde doit être vue comprise en termes d'aide et non pas en
termes de tutelle ou de dépendance.

A en croire les Pères conciliaires, cette compénétration de la cité terrestre et celle céleste ne
peut être perçue que par la foi, aussi demeure-t-elle le mystère de l'histoire humaine qui est
troublée par le péché jusqu'à la pleine révélation de la gloire de Dieu.

L'Eglise apporte à chaque homme une aide. En effet, celle-ci ayant la mission de manifester
le mystère de Dieu qui est la fin ultime de l'homme, elle révèle en même temps à l'homme le
sens de sa propre existence, c'est-à-dire le fond de la vérité sur l'homme (GS, n. 41).

En matière sociale GS fait appel à des arguments théologiques. En effet, l'enseignement


social de l'Eglise est situé dans le mystère central du Christ. De même, le document
conciliaire fait une approche inductive: l'Eglise a le devoir, à tout moment, de scruter les
signes des temps et de les interpréter à la lumière de l'Evangile, de telle sorte qu'elle puisse
répondre, d'une manière adaptée à chaque génération. Les Pères lient aussi la prédication de
l'Evangile à une œuvre de libération: " Aucune loi humaine ne peut assurer la dignité
personnelle et la liberté de l'homme comme le fait l'Evangile du Christ, confié à l'Eglise. Cet
Evangile annonce et proclame la liberté des enfants de Dieu, rejette tout esclavage qui en fin
de compte provient du péché" (GS n. 41).

2.6.4 Quelques problèmes urgents

Après avoir exposé quelle est la dignité de la personne humaine et quel rôle individuel et
social elle est appelée à remplir dans le monde entier, le Concile, à la lumière de l'Evangile et
de l'expérience humaine, attire l'attention de tous sur quelques besoins plus particulièrement
urgents de notre temps, qui affectent au plus haut point le genre humain.

Parmi les nombreuses questions qui suscitent aujourd'hui les préoccupations de tous, le
Concile insiste surtout sur celle-ci: le mariage et la famille, la culture humaine, la vie
économico-sociale et politique, les liens qui unissent la famille des peuples, la paix.
43

Promouvoir la dignité du mariage et de la famille

Les Pères enseignent que la santé de la personne et de la société aussi bien humaine que
chrétienne est étroitement liée à l'état de prospérité de la communauté conjugale et familiale.
Ainsi les chrétiens se réjouissent des efforts de tous ceux qui soutiennent cette communauté
d'amour (GS, n. 47). Cependant ils ne manquent pas d'exprimer leur indignation du fait que la
dignité de cette institution est parfois ternie par la polygamie, l'épidémie du divorce, l'amour
soi-disant libre et d'autres déformations. C'est pourquoi le Concile met en lumière certains
points de la doctrine de l'Eglise pour éclairer et encourager les chrétiens et tous ceux qui
s'efforcent de protéger et de promouvoir la dignité originelle et la valeur éminente et
sacrée de l'état de mariage.

La culture

Les Pères affirment la capacité de l'Eglise à entrer en communion avec les diverses
civilisations, tout en prenant en compte la diversité des cultures et leur juste autonomie.
L'action de l'Eglise n'uniformise pas les cultures; elle les enrichit en fécondant "comme de
l'intérieur les qualités spirituelles et les dons propres à chaque peuple et à chaque âge, elle les
fortifie, les parfait, les restaure dans le Christ" ( GS, n. 58, §4).

La sauvegarde de la paix et la construction de la communauté des nations

Le Concile se tient pendant la période de la guerre froide. La perspective de conflits est


réelle: la construction du mur de Berlin en 1961 et la crise des missiles de Cuba et
l'engagement américain au Vietnam.

Les Pères du Concile abordent la question de la paix d'une manière beaucoup plus large que
ne l'avait fait la théologie chrétienne en développant des théories de la "guerre juste" et du
droit de la guerre (jus ad bellum et jus in bello)22. Le Concile se situe à un niveau plus
fondamental: la paix est liée à la réalisation de l'ordre divin; le danger de la guerre est lié
au péché et doit être surmonté par l'amour. "La paix n'est pas pure absence de guerre (...)
équilibre des forces adverses (...) . Elle est le fruit d'un ordre inscrit dans la société humaine
par son divin Fondateur, et qui doit être réalisé par les hommes qui ne cessent d'aspirer à une
justice plus parfaite. La paix n'est jamais une chose acquise une fois pour toutes, mais sans
cesse à construire (...). La ferme volonté de respecter les autres hommes et les autres peuples
ainsi que leur dignité, la pratique assidue de la fraternité sont absolument indispensables à la
construction de la paix. Ainsi la paix est-elle aussi le fruit de l'amour qui va bien au-delà de
ce que la justice peut apporter" (GS, n. 78).

22
Selon Saint Thomas d'Aquin, pour qu'une guerre soit juste (jus ad bellum), elle doit être l'initiative de
l'autorité souveraine compétente et non la décision de personnes privées; la cause soutenue par la guerre doit
être juste (rétablir la justice lésée, restaurer la paix et l'ordre); enfin, l'initiative du belligérant doit être droite,
c'est-à-dire en vue de la paix, et non de la conquête ou du mal à infliger à l'ennemi, sans se laisser entraîner par
la cruauté. Le jus bello porte sur la conduite pendant la guerre: traitement des soldats blessés, des prisonniers,
les armistices, l'attitude vis-à-vis des civils, etc.
44

Vatican II rappelle sommairement les préceptes du jus in bello et limite le jus ad bellum en le
formulant de manière négative, et en l'appliquant uniquement à la légitime défense (GSn n.
79). La seule condamnation que fasse le Concile et qui soit véritablement nouvelle porte sur
les actes de la destruction massive ( GS, n. 80, §4). Il condamne fermement la course aux
armements, dont le coût est inadmissible au regard de la situation des plus pauvres (GS, n.
81, § 3), et les théories de la dissuasion qui en sont le fondement. Pour le Concile, la
dissuasion n'est pas une voie sûre pour le ferme maintien de la paix car le soi-disant équilibre
qui en résulte n'est ni une paix stable ni une paix véritable (GS, n. 81, §2).

2.6.5 Conclusion

L'approche déductive et universelle fait place à une approche inductive et historique, prenant
en compte la réalité des situations concrètes dans leur disparité. On conçoit plus volontiers
l'action de l'Eglise en termes d'énonciation de principes de réflexion, et de normes de
jugement, en laissant ouvertes les formulations de solutions concrètes dans chaque situation
particulière. C'est pourquoi en tendra plus volontiers à parler d' "enseignement" que de
"doctrine" sociale de l'Eglise.

Par ailleurs, GS se démarque de la distinction entre naturel et surnaturel et développe une


anthropologie théologique aux accents personnalistes: cette anthropologie tient à la fois d'un
"humanisme intégral" qui souligne l'unité des dimensions temporelles et spirituelles, et d'un
personnalisme théologique qui insiste sur la dimension relationnelle de la personne, à
l'image des personnes divines. Cette perspective sera largement développée par le Pape Jean-
Paul II.

Enfin, sur la base de cette anthropologie, les Pères affirment avec insistance le lien entre la
foi et la vie dans le monde. Cette approche donne à l'enseignement social une importance
accrue: le salut s'opère au cœur de la société et des cultures, il suppose la réalisation dans le
monde de l'ordre divin fondé sur la vérité, la liberté, la justice et l'amour.

2.7 Paul VI: Lettre encyclique Populorum progressio

L'encyclique du Pape Paul VI "Le développement des peuples" (Populorum progressio) surgit
dans la fête de Pâques 1967 (le 26 mars) pour apporter la lumière de l'Evangile et de la
Résurrection sur les questions sociales du temps. Elle invite d'emblée à un changement
d'horizon. "Aujourd'hui le fait majeur dont chacun doit prendre conscience est que la question
sociale est devenue mondiale". Elargissement aux dimensions de la planète, mais aussi
implication personnelle de chacun dans la scène internationale des années 60 et dans le
prolongement du concile Vatican II.

La décolonisation engagée après la fin de la seconde guerre mondiale se poursuit même si


l'indépendance des pays concernés reste limitée par la situation économique. Les inégalités
entre pays riches et pays envoie de développement se sont en effet largement développées
pendant les années 50-60. Au cours de ces mêmes années (50-60), sur le plan institutionnel,
la coopération internationale s'est organisée pour répondre à ce défi de la du XX e siècle:
développement de la FAO (agriculture et alimentation); création de la CNUCED (Conférence
45

des Nations Unies pour le Commerce et le Développement); première Décennie du


développement (1960-1970); programme d'aides bilatérales et multilatérales.

C'est dans ce contexte que Paul VI écrit l'encyclique Populorum progressio. Cette encyclique
comprend deux parties: "Pour le développement intégral de l'homme", et "Vers le
développement solidaire de l'humanité".

2.7.1 Contenu de Populorum progressio

Le Pape stigmatise le déséquilibre croissant et le mécanisme de l'économie moderne. A en


croire le Saint Père, laissé à son seul jeu, le mécanisme de l'économie moderne peut entraîner
le monde vers l'aggravation, et non l'atténuation, de la disparité des niveaux de vie: les
peuples riches jouissent d'une croissance rapide, tandis que les pauvres se développent
lentement. Le déséquilibre s'accroît: certains produisent en excédent des denrées alimentaires
qui manquent cruellement à d'autres (PP, n.8). C'est pourquoi pour Paul VI, la pauvreté et le
sous-développement ne sont pas seulement le résultat de causes naturelles ou des capacités
des populations concernées, mais elles sont aussi dues à des structures qui doivent être
transformées (PP n. 32). Au fait, le développement exige des transformations audacieuses. le
Pape souligne aussi le lien entre les dimensions économique et sociale du problème: ces pays
ne sont pas en mesure d'offrir à leurs citoyens les conditions d'un "plein épanouissement
humain". Paul VI fait ici allusion à la conception intégrale du développement. De manière
indirecte, il pose aussi la question de savoir si ces pays sont capables d'assurer seuls la
transition vers le développement. Implicitement il répond par la négative: Populorum
progressio est un appel à tous les pays riches, et à leurs populations, à se mobiliser pour
aider les pays pauvres à créer les conditions de leur développement par une coopération
étendue.

Comme on peut le voir, l'ensemble de l'analyse de Paul VI apparaît comme une extension de
l'enseignement social de l'Eglise aux questions internationales: "la question sociale est
devenue mondiale".

Pour Paul VI, le développement ne se réduit pas à la simple croissance économique. Pour être
authentique, il doit être intégral, enseigne le Pape. Il s'agit donc de promouvoir tout
homme et tout l'homme. C'est pourquoi, experte en humanité, l'Eglise propose une vision
globale de l'homme et de l'humanité. C'est grâce à cette vision que le Pape déduit les
conditions nécessaires à l'épanouissement humain et donc la forme du développement requis:
un développement intégral. Autrement, pour Paul VI, le développement est à la fois
temporel et spirituel (tout l'homme), personnel et communautaire (tout homme) (PP n. 14).

Paul VI affirme que "chacun demeure l'artisan principal de sa réussite comme de son échec"
(PP n. 15)23. La croissance personnelle est un devoir, une vocation; mais compte tenu de sa
nature sociale, l'homme est lié à l'humanité et ne peut assurer son développement seul; donc
la solidarité universelle est aussi un devoir (PP n. 17).

23
C'est ici seulement où le pape est proche des arguments des libéraux.
46

Cette solidarité universelle, en tant qu'elle est fondée sur le principe de la destination
universelle des biens, a une dimension matérielle. (mais cette dimension n'est pas l'unique
qu'elle a). Le Saint Père le rappelle en citant GS n. 69, 1, puis il ajoute de manière
extrêmement ferme: " tous les autres droits, y compris ceux de propriété et de libre
commerce, y sont subordonnés" (PP n. 22). Ceci revient à dire que la propriété privée ne
constitue pour personne un droit inconditionnel et absolu. Nul n'est fondé à réserver à son
usage exclusif ce qui passe son besoin, quand les autres manquent du nécessaire (PP n. 23).

Les peuples pauvres devront faire face à la tentation matérialiste. Dans leurs rapports avec les
pays riches, les pays pauvres sont donc appelés à un véritable discernement. ce discernement
ne porte pas seulement sur le rapport aux biens matériels, car les échanges ont aussi une
dimension culturelle. Paul VI met en garde contre un abandon des valeurs propres à chaque
pays: " un peuple qui y consentirait perdrait par là le meilleur de lui-même, il sacrifierait,
pour vivre, ses raisons de vivre" (PP n. 40).

Paul VI porte un regard globalement positif sur l'industrialisation, il critique l'organisation


scientifique du travail qui "risque de déshumaniser son exécutant" (PP n. 28) et rappelle la
dimension personnaliste de l'entreprise qui doit devenir "une communauté de personnes" (cf.
MM n. 91). Plus profondément encore, le Pape critique le capitalisme libéral "qui considérait
le profit comme motif essentiel du progrès économique, la concurrence comme loi suprême
de l'économie, la propriété privée des biens de production comme un droit absolu, sans
limites ni obligations sociales correspondantes". Il critique l'oligarchie des pays pauvres qui
laissent le pauvre " privé de toute possibilité d'initiative personnelle et de responsabilité , et
souvent même placée dans des conditions de vie et de travail indignes de la personne
humaine" (PP n. 9). Sa Sainteté critique aussi les riches qui transfèrent à l'étranger de
capitaux provenant des ressources et de l'activité nationales pour leur seul avantage
personnel, sans souci du tort évident qu'ils font par là subir à leur patrie (PP n. 24).

Pour le Pape, il faut des réformes profondes, il faut affronter courageusement la situation
présente, combattre et vaincre injustices qu'elle comporte (PP n. 32). Toutefois, le Pape
condamne l'usage de la violence24 car, selon lui, on ne saurait combattre un mal réel au prix
d'un plus grand malheur. Le Pape est ici dans la ligne de ses prédécesseurs.

2.7.2 Le développement solidaire de l'humanité

Au n. 43 de Populorum progressio, le Pape affirme à juste raison que le développement


intégral de l'homme ne peut aller sans le développement solidaire de l'humanité. Il identifie
trois types de devoirs pour le pays riches: le devoir de solidarité, le devoir de justice et le
devoir de charité.

2.7.3 Nouvelles perspectives

L'encyclique Populorum progressio a ouvert de nouvelles perspectives à la morale sociale,


c'est pourquoi on compare, sans risque de se tromper, Paul VII à Léon XIII. En effet, après

24
Sauf le cas de tyrannie évidente et prolongée qui porterait gravement atteinte aux droits fondamentaux de la
personne et nuirait dangereusement au bien commun du pays.
47

Rerum novarum, on ne peut plus ignorer les enjeux moraux propres aux relations
économiques, plus particulièrement dans l'entreprise, tout comme après Populorum
progressio on ne peut plus ignorer que les relations internationales posent des questions
d'ordre moral.

Par ailleurs, il sied de constater que ce qui intéresse le Pape, c'est plus la réforme des
structures que la conversion des cœurs. Il importe aussi de souligner encore la fermeté de
la critique des inégalités au plan matériel. Paul VI relativise, pour ce faire, la portée du droit
de propriété en légitimant l'expropriation de terres qui restent insuffisamment
exploitées.

Aussi ces éléments seront-ils repris par les évêques et les théologiens latino-américains.
Cependant eux traitent le thème de la libération tel que abordée par Gaudium et spes. Ils
insistent sur la nécessité d'aider les populations de leurs pays à devenir les artisans de
leur destin. Cette perspective contraste avec celle de Paul VI dont les propositions
concernent essentiellement les pays riches: ils appelés à mettre en place des institutions
régulatrices, des programmes d'aide et de coopération pour permettre aux pays pauvres de
devenir vraiment maîtres de leur propre développement. C'est dans cette perspective que Paul
VI conclut son encyclique avec cette célèbre phrase: " si le développement est le nouveau
nom de la paix qui ne voudrait y œuvrer de toutes ses forces?".

2.8 CELAM de Medellin (1968) et la théologie de la libération

En août 1968, s'est tenue à Medellin, en Colombie, la deuxième Conférence générale de


l'épiscopat de l'Amérique du Sud. Ses conclusions sont publiées le 6 septembre 1968. Ces
évêques ont introduit des perspectives nouvelles ou certains décalages par rapport à
Populorum progressio.

2.8.1 Principales idées du document

Les points les plus importants de ce document sont: le caractère structurel de l'injustice 25;
l'engagement de l'Eglise pour la libération; la nécessité d'éveiller la conscience du peuple
(conscientisation); la pauvreté de l'Eglise.

Les évêques mettent en relation la rédemption opérée par Jésus Christ et la libération
temporelle, sans toutefois réduire la première à la seconde. Ils veulent éviter qu'une
focalisation sur la conversion des cœurs ne serve à justifier un statu quo au plan des
structures. L'Eglise doit donc engager les actions nécessaires pour créer les conditions
effectives d'un développement humain intégral.

L'Eglise sud-américaine s'engage dans une mission de "conscientisation et d'éducation


sociale". Les évêques recommandent une action d'évangélisation s'appuyant sur une
"pastorale conjointe" des laïcs et des clercs, visant à développer des "communautés de
25
Il importe de lire: NEBEL Mathias, La catégorie morale de péché structurel. Essai de systématique, Cerf, Paris
2006 pour avoir une idée de ce caractère structurel de l'injustice.
48

base". Ainsi organisées en structures intermédiaires, les classes populaires pourront


participer à la vie de la société, et établir "un équilibre face aux groupes minoritaires que sont
les groupes de pouvoir".

L'Eglise latino-américaine critique les systèmes politiques dont "les décisions attentent
souvent au bien commun et favorisent des groupes privilégiés". Une telle position induit
nécessairement des tensions au sein de la société, et les évêques en sont conscients.

Ils invitent aussi l'Eglise à se transformer elle-même, ils recommandent à tous les membres
de l'Eglise la pauvreté évangélique, selon la vocation propre à chacun. En référence au Christ,
qui "non seulement aima les pauvres, mais, étant riche, s'est fait pauvre".

2.8.2 Le CELAM et Populorum progressio

Le document s'écarte de Populorum progressio sur certains points particuliers. Alors que
Paul VI engageait principalement une action externe d'aide des pays riches aux pays pauvres,
les évêques envisagent une action interne. Ce faisant, et peut-être sans le réaliser
pleinement, ils se démarquent des élites traditionnelles et des militaires, et, en quelque sorte,
ils rentrent dans l'opposition, alors même qu'ils veulent la dépasser. Bien qu'ils rejettent tout
recours à la violence, les évêques s'engagent dans une voie d'affrontement, sans peut-être en
percevoir toutes les conséquences.

En outre, le fait que les évêques parlent de libération et non plus de développement, marque
une évolution significative. Parler de développement, comme le fait Populorum progrssio -
qui n'utilise qu'une seule fois le terme de libération pour caractériser le programme de
développement (PP n. 34) - c'est comprendre les inégalités comme un retard qui est appelé à
être comblé, notamment grâce à des actions volontaristes. Parler de libération, c'est
comprendre les inégalités comme résultant de contraintes qu'il faut relâcher, d'une oppression
à laquelle il faut s'opposer. Enfin, les évêques introduisent la notion nouvelle de
"préférence" pour les pauvres: "le mandat spécifique du Seigneur pour évangéliser les
pauvres nous conduit à donner une préférence effective aux secteurs les plus pauvres dans la
répartition de nos efforts et des ressources apostoliques" (XIV, 9). Cette notion donnera
naissance à l' "option préférentielle pour les pauvres" qui sera affirmée plus clairement à
Puebla.

2.9 Paul VI, Octogesima adveniens (1971)

Bien qu'elle ne porte pas le titre d'encyclique, la lettre publiée à l'occasion du 80 e anniversaire
du Rerum novarum (Octogesima adveniens) et que le Pape Paul VI adresse au Cardinal
Maurice Roy, alors président de la Commission "Justice et Paix" et du Conseil des laïcs,
prend le geste de papes précédents: marquer cet anniversaire dans la continuité et
l'innovation, par une manifestation significative liée aux évolutions en cours.

Dans cette lettre, le Saint Père précise que l'Eglise ne propose pas une solution aux questions
sociales, mais " des principes de réflexion, des normes de jugement et des directives pour
l'action" (OA n. 4). A en croire le Pape, il revient aux communautés chrétiennes d'analyser
avec objectivité la situation propre de leur pays, de l'éclairer par la lumière des paroles
49

inaltérables de l'Evangile, de puiser des principes de réflexion, des normes de jugement et des
directives d'action dans l'enseignement social de l'Eglise tel qu'il s'est élaboré au cours de
l'histoire et notamment, en cette ère industrielle, de la date historique du message du Pape
Léon XIII sur la condition des ouvriers. Pour ce faire, Paul VI conforte le travail des évêques
sud-américains visant à élaborer une réflexion propre à la situation de leurs églises.

Il sied aussi de remarquer que le Pape revient d'une façon ou d'une autre sur l'idée de "l'option
préférentielle pour les pauvres" lorsqu'il souligne que " l'Evangile, en nous enseignant la
charité, nous apprend le respect privilégié des pauvres" (OA n. 23). En outre, Paul VI met le
chrétien en garde contre les idéologies qui ne reposeraient pas sur "une doctrine vraie" (OA n.
28) ou qui "s'opposent (...) à sa foi et à sa conception de l'homme" (OA n. 26). Il dénonce
aussi le marxiste et le libéralisme26. Le Pape critique l'utilisation par la théologie de la
libération des schémas marxistes d'analyse historique. Pour lui, on ne peut pas utiliser les
schémas d'analyse marxiste comme le font certains théologiens de la libération, sans en
même temps intégrer l'idéologie dont elle est inséparable.

Il souligne, enfin, que les hommes aspirent à se libérer du besoin et de la dépendance. Mais
cette libération commence par la liberté intérieure qu'ils doivent retrouver face à leurs
pouvoirs (...) Sinon (...) les idéologies les plus révolutionnaires n'aboutissent qu'à un
changement de maitres (...) (OA n. 45).

En outre, alors que Jean XXIII avait souligné que la participation aux responsabilités dans
l'entreprise et la vie économique était nécessaire à l'homme, Paul VI étend cette nécessaire
participation au champ social et politique, et appelle à inventer de nouvelles formes de
démocratie moderne.

2.10 Paul VI, Evangelii nuntiandi (1975)

Dans cette exhortation apostolique, Paul VI élargit la perspective et met en avant une
conception plus intégrale de la libération (lire les n. 33-34). Dans cette perspective,
l'engagement de l'Eglise pour la libération de l'oppression économique et politique fait bien
partie de l'œuvre d'évangélisation, mais seulement en tant qu'il est lié à la libération au sens le
plus large, la libération du péché. Ainsi, " l'Eglise rapproche mais n'identifie jamais
libération humaine et salut en Jésus" (EN n. 35).

De plus, Paul VI, conscient du risque d'utilisation de la violence au nom de la libération


rejette explicitement tout recours à la violence (EN n. 37). En effet, d'une part, le recours à la
violence ne peut pas permettre d'établir un ordre juste, d'autre part il ne peut concerner que et
pas la conversion des cœurs. C'est pourquoi Paul VI met en avant la nécessité d'une
transformation des "consciences individuelles et collectives" et plus largement
l'évangélisation des cultures (cf. EN n. 18 et 24). On voit là que Paul VI a bien conscience du
26
Si le Pape condamne le marxisme c'est à cause de son matérialisme athée, sa dialectique de violence et parce
qu'elle résorbe la liberté individuelle dans la collectivité et son déni de toute transcendance à l'homme. Il
condamne le libéralisme car il exalte la liberté individuelle en la soustrayant à toute limitation, en la stimulant
par la recherche exclusive de l'intérêt et de la puissance, et en considérant les solidarités sociales comme
conséquences plus ou moins automatiques des initiatives individuelles et non pas comme un but et un critère
majeur de la valeur de l'organisation sociale ( OA n. 26).
50

double lien existant entre la conversion personnelle et la transformation des structures qui
déterminent partiellement les personnes: les valeurs par rapport auxquelles l'individu se
détermine sont certes toujours personnelles, mais elles sont aussi des réalités sociales qui
transcendent l'individu. Là encore, le Pape donne à la libération une profondeur qui dépasse
largement ses dimensions économiques et politiques.

2.11 Jean-Paul II

2.11.1 Développement et correction

Participant à l'ouverture de la troisième conférence du CELAM à Puebla en 1979, Jean-Paul


II critique sans ménagement certaines théologies de la libération: christologie déficiente,
conceptions réductrices du salut et de la libération, ecclésiologie incorrecte, politisation,
références marxistes, etc. Il ne rejette pas pour autant la théologie de la libération; il affirme
en particulier, que "l'action de l'Eglise pour la justice et la promotion humaine est une partie
indispensable de l'évangélisation" (Discours d'ouverture à Puebla, n. 3,2); et aussi l'option
préférentielle pour les pauvres. Enfin, en remettant en vigueur le terme de "doctrine
sociale" que Paul VI avait remplacé par celui d' "enseignement", Jean-Paul II affirme d'une
part que les questions de morale sociale n'ont pas pour l'Eglise une place incidente, d'autre
part il évite les tentatives de pressions ou de récupérations politiques tant à droite qu'à
gauche: les questions de morale sociale ne sont pas réductibles au plan politique, elles font
partie de la "doctrine".

2.11.2 Lettre encyclique Laborem exercens (1981)

L'encyclique du Pape Jean-Paul II sur "Le travail humain" (Laborem exercens) du 14


septembre 1981 se situe dans un double contexte évolutif - celui de la société, celui de
l'Eglise - qui permet d'en mieux apprécier les enracinements, le sens, la portée.

A la fin du XXe siècle, la société connaît des mutations profondes dans les du travail; l'Eglise
les constate et réfléchit à partir d'elles.

1° Les technologies les plus modernes, l'électronique en particulier, se sont introduites dans le
processus du travail (informatique, télématique, microprocesseurs...) suscitant des
transformations dans la production, dans les structures et les relations de travail;
transformations aussi considérables que celles de la Révolution industrielle au XIX e siècle.
Elles exigent que l'on découvre les "nouvelles significations du travail humain et l'on formule
les nouvelles tâches qui, dans ce secteur, se présentent à tout homme, à la famille, aux nations
particulières, à tout le genre humain et enfin à l'Eglise elle-même" (LE n. 2,1). Tâche de
l'Eglise, non par l'analyse scientifique des conséquences de ces changements, mais par le
rappel de la relation fondamentale entre l'homme et le travail dans ces nouveaux contextes.
De telles mutations supposent une adaptation des hommes dans leurs relations à la nature et à
l'organisation, mais aussi dans les relations entre eux. Aussi l'Eglise entend-elle prendre part à
ces formulations.
51

2° L'encyclique "Le travail humain" rejoint l'ouverture décisive apportée par Populorum
progressio (1967). La "question sociale", question concernant spécialement le monde ouvrier
et traitée jusqu'ici dans le cadre national, prend aujourd'hui une dimension internationale,
voire mondiale. Autrefois on mettait surtout en évidence le problème de la "classe", à une
époque plus récente, on met au premier plan le problème du monde (LE n. 2,4). D'où pour
trouver des solutions, en particulier pour le chômage, un appel à la collaboration
internationale, en signant des traités et des accords entre nations, et l'action des Organisations
internationales (LE n. 18,3).

3° Une autre évolution concerne les rapports entre le capital et le travail dans la phase
actuelle de l'histoire (lire chap. III).

4° Enfin, l'encyclique est marquée par la montée inquiétante du chômage; ce phénomène non
plus conjoncturel ou cyclique, mais structurel et permanent, touche les pays industrialisés et
plus encore les pays en développement. D'où l'importance donnée à l'emploi (voir chap. IV,
consacré aux droits des travailleurs).

2.11.2.1 Une conception du travail alliant anthropologie et théologie

Jean-Paul II démarre sa réflexion sur le travail par une référence à l'Ecriture, situant d'emblée
son propos dans une perspective théologique. Le travail de l'homme s'inscrit dans le
prolongement du "travail" de création de Dieu. Le Pape Jean-Paul II se démarque donc de
la conception grecque pour laquelle, le travail, en tant qu'il est lié à la nécessité, est considéré
comme dégradant. Mais le travail n'est pas seulement un mandat, il est aussi un "bien de
l'homme" (LE n. 9,11) dans lequel l'homme s'humanise, en un certain sens, "il devient plus
homme" (LE n. 9). Le travail a aussi une dimension sociale et contribue à établir les
hommes dans une communauté. Finalement à travers le travail, l'homme participe à l'œuvre
rédemptrice du Christ et trouve "comme une annonce des cieux nouveaux et de la terre
nouvelle" (LE n. 27).

2.11.2.2 Le travail au sens objectif et le travail au sens subjectif. Caractère personnel


du travail

La dignité propre du travail humain est fondée sur le fait que celui qui l’exécute est une
personne (Cf. LE n. 6, 6) ; ainsi le travail est « avant tout pour l’homme » et non l’homme
pour le travail (LE n. 6, 6). Jean-Paul II souligne la portée de cette réflexion en concevant
d’une manière particulière la distinction entre le travail au sens objectif et le travail au sens
subjectif. En général, le travail au sens objectif désigne le produit du travail, l’objet qui est
réalisé ; tandis que le travail au sens subjectif désigne l’activité.

Cette conception permet de bien centrer le travail au sens subjectif sur la personne et en
particulier d’affirmer la primauté de la personne au travail sur les moyens et techniques
qu’elle utilise pour ce travail. C’est pourquoi, il faut affirmer que « même à l’époque du
‘‘travail’’ toujours plus mécanisé, le sujet propre du travail reste l’homme » (LE n. 5, 3).
52

Jean-Paul II donne au travail au sens subjectif la primauté absolue sur le travail au sens
objectif (LE n. 6) et conditionne même le caractère éthique du travail à la prise en compte de
cette primauté. C’est en tant que personne que l’homme est sujet du travail.

2.11.2.3 Le capital du travail

Comme ses prédécesseurs, Jean-Paul II refuse l’opposition entre capital et travail ; il


affirme la priorité du travail sur le capital et donne une justification approfondie.

Les biens produits incorporent en effet des ressources naturelles et des connaissances sur
lesquelles le propriétaire des moyens de production n’a pas de droit exclusif. Le capital « est
né du travail et porte les marques du travail humain » (LE n. 2, 4), il est « en même temps le
produit du travail des générations » (LE n. 14, 4). L’opposition du capital au travail est liée
à une conception du travail comme simple marchandise. Cette erreur résulte d’une
perspective « économique » basée sur une conception réductive du travail et d’un
« matérialisme » pratique qui pose la primauté du matériel sur le spirituel et le personnel
(LE n. 3, 3). Au contraire, la conception du travail que développe le Pape Jean-Paul II conduit
à affirmer la primauté du travail sur le capital, qui dérive de la primauté de la personne sur les
choses.

En donnant la primauté à la dimension objective du travail sur la dimension subjective, on


commet une erreur et « c’est précisément cette inversion d’ordre (…) qui mériterait (…) le
nom de ‘‘capitalisme’’. Jean-Paul II ne rejette pas ici le capitalisme en soi, au sens de
propriété privée des moyens de production, mais plutôt la conception du ‘‘capitalisme
rigide’’ qui défend le droit exclusif de la propriété privée des moyens de production comme
un dogme intangible de la vie économique » (LE n. 14, 4). Le Saint Père introduit en effet
une limitation spécifique au droit de propriété des moyens de production. Si le droit de
propriété en général est limité par le principe de destination universelle des biens (LE n. 4,
2), la propriété des moyens de production est sujette à une autre limitation : « Les moyens de
production ne sauraient être possédés contre le travail, et ne peuvent être non plus possédés
pour posséder, parce que l’unique titre légitime à leur possession (…) est qu’ils servent au
travail. Dans cette perspective, Jean-Paul II reprend les propositions de ses prédécesseurs
concernant la « propriété des moyens de travail, la participation des travailleurs à la gestion
et/ou aux profits des entreprises » (LE n. 14, 5), tout en s’opposant à la collectivisation des
moyens de production.

De plus, le Pape s’oppose à la conception marxiste de l’organisation du travail et de la


société, en particulier sur deux points : la propriété collective des moyens de production
(qui n’assure pas la vraie socialisation de cette propriété) et la lutte des classes (ce qui
n’empêche pas une lutte pour la justice).

2.11.3 Les droits des travailleurs

Les droits des travailleurs ne sont pas des droits subjectifs et absolus, ils dérivent en premier
lieu du fait que le travail est une obligation (LE n. 16, 1). Le Pape Jean-Paul II développe
53

différents droits des travailleurs, dans la ligne de la doctrine sociale de l’Eglise : droit au juste
salaire, droit d’association, droit à l’émigration, etc. 27. Le Pape ne parle pas spécifiquement
de droit à l’emploi mais souligne la nécessité de « trouver un emploi adapté à tous les sujets
qui en sont capables » (LE 18, 1). Cette nécessité dérive du caractère obligatoire du travail, et
renvoie directement au problème du chômage. Le chômage est toujours un mal, même si il
est indemnisé. En effet, le travail n’a pas pour fin unique d’assurer la subsistance, mais aussi
de permettre le développement de la personne et sa contribution au bien commun.

La question de l’emploi déborde la seule relation entre l’employeur et ses employés, elle
renvoie plus largement à l’ensemble des acteurs influençant l’activité économique dans la
société. Dans cette perspective, Jean-Paul II introduit un nouveau concept fondé sur la
distinction employeur direct et employeur indirect : ce concept d’employeur indirect est
très large puisqu’il englobe tous les acteurs impliqués dans les réseaux d’interdépendance que
forme l’activité économique. Il permet de mettre en évidence l’influence et donc la
responsabilité des donneurs d’ordres sur les sous-traitants, des consommateurs sur les
producteurs, etc. et en particulier des Etats.

2.11.4 Sollicitudo Rei Socialis (1987)

En publiant Sollicitudo rei socialis vingt ans après Populorum progressio, Jean-Paul II établit
une nouvelle succession de documents (1967-1987) et conforte ainsi la position centrale des
questions de développement dans la Doctrine Sociale de l’Eglise.

Contexte historique

La situation au plan économique a largement évolué depuis 1967 : on est sorti des « trente
glorieuses » ; les deux chocs pétroliers de 1973 et 1979-1980 28 ont mis à mal les économies
des pays riches et plus encore celles des pays les plus pauvres. La croissance s’est fortement
ralentie. Les conséquences de cette détérioration sont plus importantes …… dans les pays les
plus pauvres, et l’écart avec les pays les plus riches s’est encore accru. Au plan mondial, la
population atteint les 5 milliards en 1987. Alors que depuis 1970, l’objectif de l’aide publique
au développement des 14 pays de l’OCDE membres du CAD ‘Comité d’Aide au
Développement) est de 0,7 % du BNB l’aide au développement stagne au tour de 0,35% du
PNB. Elle atteint 26,7 milliards de dollars en 1980, soit 5 % des dépenses d’armement dans le
monde.

2.11.5 Un panorama très critique

Les formes que prennent ce sous-développement incluent notamment l’analphabétisme, le


manque d’instruction, l’incapacité de participer à la construction de son propre pays, les

27
Jean-Paul II souligne la perte que subit le pays avec le départ de compétences. Cet aspect de l’immigration
mérite d’être souligné, car il contribue notablement à la difficulté de développement des pays pauvres.
28
Le prix du baril de pétrole léger est passé de 2,59$ en 1972 à 11,65$ en 1974 et à 35,5$ en janvier 1981.
54

diverses formes d’exploitation et d’oppression économiques, sociales, politiques et


religieuses, les discriminations, les restrictions au droit à l’initiative économique, l’usurpation
par un groupe social du rôle de guide unique de la société… (SRS n.15). Ces éléments
concernent principalement les pays les plus pauvres. Cependant, le développement n’est
pas seulement un problème des pays pauvres, il touche aussi les pays riches. « Il existe
des inégalités sociales allant jusqu’au niveau de la misère dans les pays riches » (SRS n.14).

En outre, Jean-Paul II montre qu’en dépit d’une abondance de biens matériels il subsiste une
« insatisfaction radicale » (SRS n.28) chez ceux qui en bénéficient.  Non seulement ; « la
pure accumulation de biens et de services, même en faveur du plus grand nombre, ne suffit
pas pour réaliser le bonheur humain » (SRS n.28), mais un certain « sur-développement »
induit même une forme d’aliénation envers les choses matérielles (cf. SRS n.28).
Jean-Paul II résume la situation en termes d’être et d’avoir ; » il y a ceux – le petit nombre
possédant beaucoup – qui n’arrivent pas à « être » parce que, par suite d’un renversement de
la hiérarchie des valeurs, ils en sont empêchés par le culte de l’ « avoir » et il y a ceux – le
plus grand nombre, possédant peu ou rien – qui n’arrivent pas à réaliser leur vocation
humaine fondamentale, parce qu’ils sont privés des biens élémentaires » (SRS n.28).

Globalement, c’est la notion même de « progrès » dans sa conception mécaniste héritée des
Lumières que Jean-Paul II met en question (SRS n.27). Non seulement le développement
doit être intégral, toucher toutes les dimensions de la personne, mais il doit aussi inclure une
dimension de libération (SRS n.48).

2.11.6 L’Analyse des causes de la situation d’inégalité

- facteurs économiques et politiques

Au plan économique, le Saint Père n’occulte pas les responsabilités importantes des pays en
voie de développement. Sur le plan international, il dénonce l’influence des mécanismes
économiques, financiers, les limitations à l’accès aux technologies par les pays pauvres. Le
pape évoque aussi l’importance de la dette. Mais aussi, les conséquences de l’opposition
des blocs Est-Ouest.

-Les aspects moraux et spirituels - structures du péché


A l’origine des problèmes de développement se trouvent aussi des questions d’ordre moral et
spirituel. Sur ce point, Jean-Paul II va plus loin que Paul VI, qui préconisait surtout des
programmes d’aide. Ce décalage correspond à une évaluation différente des causes des
problèmes de développement : Paul VI semblait y voir un simple retard qui n’est pas
surmonté à cause de l’égoïsme des pays riches ; Jean-Paul II souligne plus fortement la
gravité de ces causes et leur caractère peccamineux.

Jean-Paul II dénonce explicitement « d’une part le désir exclusif du profit et, d’autre part,
la soit du pouvoir dans le but d’imposer aux autres sa volonté ». A ces péchés qui sont
55

propres aux attitudes individuelles, le pape ajoute ce qu’il appelle les « structures de
péché », concept nouveau dans la doctrine sociale de l’Eglise29.

2.11.7 Approche théologique du développement

Après avoir identifié la nature morale et spirituelle des obstacles au développement intégral,
le pape Jean-Paul II met en évidence les valeurs supérieures qui peuvent être reconnues
par tous : le bien commun, le développement intégral de tout l’homme et de tous les
hommes. Jean-Paul II souligne que, compte tenu de l’interdépendance entre les hommes, ces
valeurs supérieures ne peuvent être atteintes qu’en développant des attitudes morales et
sociales de solidarité. Il définit la solidarité comme « détermination ferme et persévérante de
travailler pour le bien commun, c’est-à-dire pour le bien de tous et de chacun parce que tous
nous sommes vraiment responsables de tous » (SRS n.38).

Cependant la solidarité ne trouve toute sa profondeur qu’éclairée par a foi. Ce modèle d’unité
suprême reflet de la vie intime de Dieu un en trois personnes, est ce que nous chrétiens
désignons par le mot « communion » (SRS n.40).

2.11.8 Jean-Paul II, « Centesimus annus » (1991)

Lettre encyclique du pape Jean-Paul II à l’occasion du centenaire de ‘’Rerum novarum’’.

22.11.8.1 Contexte historique :

L’événement le plus important à cette époque est l’effondrement de l’URSS, initié par le
bouleversement en Pologne, et symbolisé par la chute du mur de Berlin le 9 novembre 1989 ;
Le monde qui était jusque là divisé en deux blocs change radicalement de configuration ; le
système capitaliste et libéralisme économique semblent être la seule alternative au régime
communiste qui s’est effondré.

2.11.8.2 Double critique du socialisme et du libéralisme économique :

Il s’agit d’analyser à la fois les causes de l’échec des systèmes communistes, et de faire une
critique qui souligne les aspects positifs et négatifs du capitalisme. Pour le pape Jean-Paul II
après l’échec du marxisme, il existe un risque de voir se répandre une idéologie radicale de
type capitaliste (cf. CA n. 42).

Les causes de l’échec des pays de l’Est : le Saint Père met en évidence les dimensions
anthropologiques et théologiques qui sont sous-jacentes : »l’erreur fondamentale du
socialisme est de caractère anthropologique » (CA n.43). L’individu y est considéré comme
un élément de l’organisme social, auquel il est subordonné. De cette erreur anthropologique
résulte une conception du droit qui ne respecte pas la liberté de la personne, et un refus de la
propriété privée (CA n.13). Ainsi, pour le pape ; la cause ultime de cette erreur se trouve dans
l’athéisme hérité des Lumières.

29
Il importe de noter que lors du synode de Rome de 1971, les évêques avaient mentionné l’existence
d’ »obstacles que les structures sociales apposent à la conversion des cœurs » (JM n.17).
56

Les aspects positifs du libéralisme économique : parmi les facteurs positifs du libéralisme,
Jean-Paul II souligne d’abord la liberté des personnes et la stimulation qui est liée à leur
responsabilisation personnelle ainsi que la capacité du marché à assurer une répartition
efficace des ressources (CA n.34). Enfin, il reconnaît au profit le rôle d’un indicateur de
bon fonctionnement de l’entreprise.

Critique du libéralisme économique : d’une part, un grand nombre de personnes (dans les
pays en voie de développement ou même dans les pays riches) ne sont pas en mesure de
participer au fonctionnement de l’économie, faute de compétences suffisantes30. D’autre part,
le fonctionnement du marché libre n’est efficace que pour satisfaire les besoins « solvables ».
La satisfaction de tels besoins est « un strict devoir de justice et de vérité ». De plus, le
marché ne peut pas être la solution unique car il existe «  des besoins collectifs et qualitatifs
qui ne peuvent être satisfaits par ses mécanismes » et « des biens qui, par leur nature, en
sont et ne peuvent être de simples marchandises » (CA n.40).

La propriété des moyens de production est légitime lorsqu’elle sert au travail, mais elle ne
l’est pas lorsqu’elle s’oppose au travail.

Plus généralement, le profit ne peut pas être le seul indicateur de bon fonctionnement de
l’entreprise, car l’entreprise a aussi pour but « l’existence même de l’entreprise comme
communauté de personnes (…) au service de la société tout entière (CA n.35).

Critique de la société libérale – société du « bien-être », société de consommation : la


société libérale tend à s’établir sur une vision réductrice de l’homme comme ‘’homo
oeconomicus’’ et non pas sur une conception intégrale de l’homme/ on observe ainsi, dans
les sociétés occidentales une véritable aliénation qui s’accompagne de la perte du sens
authentique de l’existence (CA n.41) : aliénation au niveau de la consommation, qui
engage l’homme dans « un réseau de satisfactions superficielles et fausses », aliénation dans
le travail, qui n’est valorisé qu’en fonction des productions et des revenus, sans prendre en
compte la dimension d’épanouissement du travailleur (CA n.41).

Cette anthropologie déficiente jaillit sur les choix des biens produits et des investissements
(CA n.36).

Finalement, le saint Père rejette également la société de consommation, et la société


marxiste : si la première est plus efficace pour satisfaire les besoins matériels, toutes deux se
rejoignent en « réduisant totalement l’homme à la sphère économique et à la satisfaction des
besoins matériels », et en « excluant également les valeurs spirituelles » (CA n.19).

Les Propositions : Jean-Paul II préconise « une société du travail libre, de l’entreprise et de


la participation. Elle ne s’oppose pas au marché, mais demande qu’il soit, dûment contrôlé
par les forces sociales et par l’Etat, de manière à garantir la satisfaction des besoins
fondamentaux de toute la société » (CA n.35).

30
Pour les pauvres, s’est ajoutée à la pénurie des biens matériels celle des connaissances qui les empêchent de
sortir de leur état d’humiliation, de subordination (CA n.35°.
57

Dans ce cadre, l’entreprise ne doit pas être considérée seulement comme « société de
capital » mais aussi comme « société de personnes ». Les pauvres ne doivent pas être
considérés comme un fardeau, mais comme ceux dont le « progrès est une chance pour la
croissance morale, culturelles et même économique de toute l’humanité » (CA n.28)31. La
mondialisation ne doit pas être réprouvée : contrôlée par de bons organismes internationaux,
elle peut être une occasion de mieux être (CA n.58).

2.11.8.3 La politique et la culture

Les principes d’action de l’Etat doivent être la solidarité et la subsidiarité (CA n.15) ; l’Etat
en matière économique, « a le devoir (…) de sauvegarder (…) les conditions premières d’une
économie libre, qui présuppose une certaine égalité entre les parties ». Il reprend en outre les
recommandations de Léon XIII en matière de juste salaire (CA n.8), de droits sociaux (CA
n.7). Plus largement, l’Etat doit aussi assurer la sécurité, l’emploi, la propriété, la solidarité
envers les plus pauvres (CA n.10), et surtout les droits de la famille (CA n.11) et la liberté
religieuse (CA n.9). Cependant, Jean-Paul II développe sa réflexion au-delà de l’interaction
entre Etat et économie ; il aborde plus largement la question des régimes politiques, et plus
fondamentalement encore, la question de la culture.

La démocratie et ses limites

En ce qui concerne les formes politiques, Jean-Paul II déclare que l’Eglise apprécie le
système démocratique, comme système qui assure la protection des citoyens aux choix
politiques et garantit aux gouvernés la possibilité de choisir et de contrôler leurs gouvernants,
ou de les remplacer de manière pacifique lorsque cela s’avère opportun » (CA n.46).
Cependant il précise qu’une démocratie authentique suppose une conception correcte de
la personne humaine et cette condition n’est pas satisfaite le plus souvent.

Pour le pape, la négation de l’existence d’une vérité transcendante aboutit au totalitarisme. Le


pape critique tant le marxisme que les démocraties. Cette mise en question de la démocratie
est profonde ; elle met en jeu la distinction entre la vérité, telle qu’elle est perçue par
l’homme ou par la majorité, et la Vérité.

La culture

S’il faut en croire le Pape, la manière dont l’homme se consacre à la construction de son
avenir dépend de la conception qu’il a de lui-même et de son destin (CA n.51) ; celle-ci
dépend notamment de la culture qui détermine le contexte au sein duquel se développe la
recherche de la vérité, et de ce que le Saint Père Jean-Paul II appelle « la personnalité » de la
société. C’est pourquoi il s’avère nécessaire que ‘’l’évangélisation s’insère dans la culture des
nations, en affermissant sa recherche de la vérité et en l’aidant à accomplir son travail de
purification et d’approfondissement » (CA n.50). Aider l’homme à se comprendre lui-même
et à comprendre son destin, « c’est à ce niveau que se situe la contribution spécifique et
décisive de l’Eglise à la véritable culture (CA n.51).

31
Selon cette perspective du Saint Père, l’option préférentielle pour les pauvres n’est pas de l’ordre de l’aide,
elle est vraiment de l’ordre du progrès, de la perfection tant pour celui qui aide que pour celui qui en bénéficie.
58

2.12 Conseil Pontifical Justice et Paix et le Compendium de la doctrine sociale de 1'Eglise


(CDSE)

La DSE est désormais disponible sous forme de compendium. Le Compendium comporte


trois parties:

1. Fondements théologiques et philosophiques et principes de la DSE (chap. 1-4)

2. Les domaines d'application de ces principes (chap. 5-11)

3. Doctrine Sociale et Agir de l'Eglise (chap. 12).

Première partie:

Fondements théologiques et philosophiques de la DSE

1. Le dessein d'amour de Dieu pour l'humanité ( la création, la révélation au peuple


d'Israël, l'accomplissement en Jésus Christ)

2. La mission de l'Eglise et sa doctrine sociale

3. La personne humaine et ses droits

4. Les principes de la doctrine sociale de l'Eglise:

 La dignité de la personne humaine

 Le bien commun

 La destination universelle des biens et l'option préférentielle pour les pauvres

 La subsidiarité

 La participation

 La solidarité

Deuxième partie:

Domaines d'application de ces principes

1. La famille

2. Le travail humain

3. La vie économique

4. La communauté politique

5. La communauté internationale
59

6. La sauvegarde de l'environnement

7. La promotion de la paix

Troisième partie:

La Doctrine sociale et l'agir de l'Eglise

 Le ministère de l'action sociale témoigne de la doctrine sociale de l'Eglise.

 L'engagement des Laïcs pour la transformation des institutions, des structures et des
conditions de vie qui ne respectent pas la dignité humaine

 L'autonomie de l'Etat ( c'est-à-dire la distinction entre la sphère politique et la sphère


religieuse) assure le libre exercice des activités rituelles, spirituelles, culturelles et
caritatives par la communauté des croyants.

Il importe de souligner que dans société pluraliste, la société est un lieu de communication
entre les diverses traditions spirituelles et la nation ( cf. CDSE, n. 572). Il sied aussi de noter
que la sécularité est différente de l'intolérance séculière qui exclut la religion du domaine
public et discrédite l'engagement social et politique des croyants.

La Doctrine Sociale de l'Eglise (DSE)

Le 7 juillet 2009 dernier, veille de l'ouverture du sommet annuel du G8 à l'Aquila, était


présentée au Vatican « Caritas in veritate », 3ème encyclique du Pape Benoît XVI. Ce texte
situé dans la continuité de l'enseignement social de l'Eglise en est aussi une actualisation pour
une économie mondialisée en crise. La date de sa parution, 40 ans après celle de « Populorum
progressio » (1967) et 5 ans après celle du « Compendium de la doctrine sociale de l'Eglise»
(2004) en est d'ailleurs l'illustration. Aussi, afin de mieux situer ce texte dans la dynamique
de la Doctrine Sociale de l'Eglise, il est utile d'en repréciser à grands traits les principales
caractéristiques et lignes directrices.

La DSE : rapide définition

- Corpus de textes du Magistère regroupés dans le Compendium de la DSE : « La DSE est la


formulation précise des résultats d'une réflexion attentive sur les réalités complexes de
l'existence de l'homme dans la société et le contexte international, à la lumière de la foi et de
la tradition ecclésiale. » Sollicitudo rei socialis n. 41 (1987)

- C'est un outil de discernent et non une liste de principes à appliquer : « Ce document se


propose comme un instrument au service du discernement moral et pastoral des événements
complexes qui caractérisent notre époque; comme un guide pour inspirer, au niveau
individuel et collectif, des comportements et des choix qui permettent de regarder vers
l'avenir avec confiance et espérance.» Introduction au Compendium - n. l 0.

- Ce n’est pas une « troisième voie entre, capitalisme et marxisme, entre libéralisme et
socialisme » : « Cette doctrine a une profonde unité, qui jaillit de la Foi en un salut intégral,
60

de l'Espérance en une justice pleine et de la Charité qui rend tous les hommes vraiment frères
dans le Christ ». Introduction au Compendium n. 10.

La DSE: une doctrine située historiquement et riche d’une tradition

« L’enseignement social de l’Eglise tire son origine de la rencontre du message évangélique


et de ses exigences éthiques avec les problèmes qui surgissent dans la 'lié de la société. »
Orientations pour l'étude et J'enseignement de la DSE dans la formation sacerdotale,
Congrégation pour l'Education catholique, D.C. n.1990 - Septembre 1989 - §3.
Il est important de souligner dans le développement de la doctrine sociale que, tom en étant
un ‘‘corps’’ de doctrine de grande cohérence, elle ne se réduit pas à un système clos, mais se
montre attentive à l'évolution des situations et capable de répondre adéquatement aux
nouveaux problèmes et à la manière dont ils se posent » Ibid., §84
A l'appui de ces affirmations, il suffit de regarder la date de publication et le contenu des
grandes encycliques sociales qui ont précédé « Caritas in veritate ».

La DSE : une doctrine située historiquement et riche d'une tradition

 Rerum Novarum (1891) - Léon XIII: acte de naissance de la DSE. En réponse aux
propositions socialistes, volonté de sensibiliser l'Eglise au monde ouvrier, exploité et
méprisé, vivant sans protection sociale.
 Quadragesimo Anno (1931) - Pie XI : réflexion sur la société industrielle juste après
la crise de 1929 (Grande Dépression et chômage massif) en réponse à la « lutte des
classes ». Encouragement du catholicisme social et appel à l'humanisation des
conditions de travail.
 Pacem in Terris (1963) - Jean XXIII: sur les enjeux de la paix dans le monde en
pleine « guerre froide ».

La DSE : une doctrine ancrée dans une anthropologie chrétienne

Dieu crée l'homme à son image et à sa ressemblance et en fait ainsi l'acteur d'une Création
continuée. Le Salut, amour de Dieu pour tout homme, manifesté par le Christ, par son
incarnation, sa mort et sa résurrection, est offert à tout homme et tout homme qui l'accueille,
le manifeste à son tour dans ses relations avec ses frères en humanité. Ancrée dans ces vérités
de foi, la DSE prend en compte l'homme, tout l'homme et tout homme.

La DSE : une doctrine ancrée dans une anthropologie chrétienne

 Gaudium et Spes (1965) - Vatican II : l'homme passe avant tout. Analyse le mystère
de l'homme. Contribution de l'Eglise au monde.
 Populorum progressio (1967) - Paul VI : l'homme comme être de relations et membre
de la communauté humaine. Insistance sur le développement des peuples avec une
exigence de solidarité entre les nations. Développement intégral, économique, culturel
et religieux en réponse aux inégalités entre les pays riches et le tiers-monde. La
question sociale est devenue mondiale.
61

 Laborem exercens (1981) -Jean-Paul II : à la lumière des évènements polonais


(Solidarnosc), la place du travail comme élément constitutif de la dignité humaine.
 Centesimus annus (1991) - Jean-Paul II : l'homme doit être à la première place dans
la société. Après la chute du mur de Berlin, alors que le libéralisme ne fonctionne plus
que pour -lui-même, comment bâtir un espace commun à tous : question des droits de
l'homme et-de la-solidarité internationale.

La DSE : une doctrine qui ouvre à l'eschatologie chrétienne

L'analyse de situations présentes, en s'appuyant sur l'histoire du Salut et la Tradition, nous


ouvre un avenir: c'est le sens du mémorial en régime chrétien et cela s'applique aussi en-
théologie morale. En cela, la DSE a une dimension eschatologique. Pour ne prendre qu'un
exemple de cette dimension eschatologique dans les textes de la DSE, on peut citer « Justice
dans le monde », rédigé lors du synode de 1971 : si la justice est conçue dans une perspective
de libération par Dieu qui demande la participation de l'homme, alors la justice est
constitutive de l'évangélisation. Faire œuvre de justice est alors faire œuvre d'évangélisation
et, dans ce sens, l'autre nom de la justice est le développement. Nous entrons bien dans la
dimension eschatologique du Royaume de Dieu en tension entre le « déjà là » et le « à venir
». Nous sommes totalement dans le champ d'action de la DSE.

Les principes de la DSE

L'éclairage par l'histoire du Salut et la Tradition, l'enracinement dans une vision chrétienne de
l'homme et l'ouverture sur le Royaume de Dieu sont les 3 axes à partir desquels ont été
élaborés les principes de la DSE. Ce sont des principes normatifs qui se présentent selon 2
niveaux: les principes généraux et les jugements prudentiels.

1. La dignité de la personne humaine

"Parce qu'il est créé à l'image de Dieu, l'individu humain a la dignité de personne: il n'est pas
seulement quelque chose, mais quelqu'un". CDSE, n. 108. Par ailleurs, une société juste ne
peut être réalisée que dans le respect de la dignité transcendante de la personne. Celle-ci
représente la fin dernière de la société, qui lui est ordonnée: aussi l'ordre social et son progrès
doivent-ils toujours tourner au bien des personnes,... et non l'inverse (cf. n. 132). La personne
humaine ne peut être à des projets de caractère économique, social et politique imposés par
quelque autorité que ce soit, même au nom de présumés progrès de la communauté civile
dans son ensemble ou d'autres personnes (cf. n. 133). De fait, la racine des droits de l'homme
doit être recherchée dans la dignité qui appartient à chaque être humain (cf. Gs, n. 27).

2. Le bien commun

De la dignité, de l'unité et de l'égalité de toutes les personnes découle avant tout le principe
du bien commun, auquel tout aspect de la vie sociale doit se référer pour trouver une
plénitude de sens.
62

Par le bien commun on entend: " cet ensemble des conditions sociales qui permettent, tant
aux groupes au'à chacun de leurs membres, d'atteindre leur perfection d'une façon plus totale
et plus aisée" (CDSE n. 164).

Le bien commun ne consiste pas dans la simple somme des biens particuliers de chaque sujet
du corps social. Etant à tous et à chacun, il est et demeure commun, car indivisible et parce
qu'il n'est possible qu'ensemble de l'atteindre, de le croître et de le conserver, notamment en
vue de l'avenir. Comme l'agir moral de l'individu se réalise en faisant le bien, de même l'agir
social parvient à sa plénitude en accomplissant le bien commun. De fait, le bien commun peut
être compris comme la dimension sociale et communautaire du bien moral.

Pour ce faire, la responsabilité à l'égard du bien commun incombe à tous. Cela exige les
conditions suivantes: alimentation, santé, logement convenable, transport, travail, éducation,
accès à la culture, liberté de communication et d'expression, liberté religieuse, système
juridique solide, environnement sain (cf. n. 166).

3. La destination universelle des biens ►L'option préférentielle pour les


pauvres

Parmi les multiples implications du bien commun, le principe de la destination universelle


des biens revêt une importance immédiate: " Dieu a destiné la terre et tout ce qu'elle contient
à l'usage de tous les hommes et de tous les peuples, en sorte que les biens de la création
doivent équitablement affluer entre les mains de tous, selon la règle de la justice, inséparable
de la charité" ( CDSE n. 171; cf. Gs n. 69).

Le principe de la destination universelle des biens de la terre est à la base du droit universel à
l'usage des biens. (n. 172). La destination universelle des biens comporte un effort commun
visant à obtenir pour chaque personne et pour tous les peuples les conditions nécessaires au
développement intégral, de sorte que tous puissent contribuer à la promotion d'un monde plus
humain, où, comme le souligne la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, chacun puisse
donner et recevoir, et où le progrès des uns ne sera pas un obstacle au développement des
autres, ni un prétexte à leur à leur asservissement.32

Le principe de la destination universelle des biens requiert d'accorder une sollicitude


particulière aux pauvres, à ceux qui se trouvent dans des situations de marginalité et, en tout
cas, aux personnes dont les conditions de vie entravent une croissance appropriée. A ce
propos il faut réaffirmer, dans toute sa force, l'option préférentielle pour les pauvres (cf.
CDSE, n. 182.

4. Le principe de Subsidiarité

Dans l'ensemble des rapports entre individus et entre sociétés intermédiaire, c'est-à-dire la
société civile, il est possible de reconnaître des formes plus élevées de socialité. (Ex:
gouvernement fédéral► gouvernement provincial► gouvernement municipal► organisation
communautaire► famille) (cf n. 185).

32
Cf. CONGRÉGATION POUR LA DOCTRINE DE LA FOI, Instr. Libertatis conscientia, n. 90.
63

Sur la base de ce principe, toutes les sociétés d'ordre supérieur doivent se mettre en attitude
d'aide (subsidium) par rapport aux sociétés d'ordre mineur. De la sorte, les corps sociaux
intermédiaires peuvent remplir de manière appropriée les fonctions qui leur reviennent, sans
devoir les céder injustement à d'autres groupes sociaux de niveau supérieur. La subsidiarité
impose " à l'Etat de s'abstenir de tout ce qui restreindrait, de fait, l'espace vital des cellules
mineures et essentielles de la société. Leur initiative, leur liberté et leur responsabilité ne
doivent pas être supplantées (n. 186). La négation de la subsidiarité ou sa limitation au nom
d'une prétendue démocratisation ou égalité de tous dans la société, limite et parfois même
annule l'esprit de liberté et d'initiative (cf. n. 187).

5. Le principe de la participation

La participation s'exprime, essentiellement, en une série d'activités à travers lesquelles le


citoyen, comme individu ou en association avec d'autres, directement ou au moyen de ses
représentants, contribue à la vie culturelle, économique, sociale et politique de la
communauté civile à laquelle il appartient ( n. 189, cf. Gs n. 75). Il sied de souligner que la
participation est un devoir que tous doivent consciemment exercer, d'une manière
responsable et en vue du bien commun.

6. Le principe de la solidarité

La solidarité confère un relief particulier à la socialité intrinsèque de la personne humaine, à


l'égalité de tous en dignité et en droit, au cheminement commun des hommes et des peuples
vers une unité toujours plus convaincue.

Comme vertu morale la solidarité est la détermination ferme et persévérante de travailler pour
le bien commun; c'est-à-dire pour le bien de tous et de chacun parce que tous nous sommes
vraiment responsables de tous ( n. 193, cf. Sollicitudo rei socialis, n. 38).

Elle est avant tout un principe social ordonnateur en vertu duquel les structures de péché ...
doivent être dépassées et transformées en structures de solidarité, à travers l'élaboration ou la
modification opportune de lois, de règles du marché ou la création d'institutions.

Il existe des liens étroits entre solidarité et bien commun, solidarité et destination universelle
des biens, solidarité égalité entre les hommes et les peuples, solidarité et paix dans le monde.

Quadragesimo Anno (1931) - §86

 La propriété privée: est comprise comme expression de la liberté, à condition qu'elle


soit accessible à tous et qu'elle ne soit pas absolutisée. Peut se trouver en tension avec
le principe de bien commun.
 la destination universelle des biens : les biens de la terre sont destinés à tous les
hommes et à tous les peuples « de sorte que les biens de la création doivent
équitablement affluer entre les mains de tous, selon la règle de justice inséparable de
la charité » Gaudium et Spes (1965) - §69. Les jugements prudentiels Ils sont
proposés au fil des textes et sont des exemples de ce qui peut être fait pour respecter
les principes généraux dans telle ou telle situation.
64

De l'importance de (re)découvrir la DSE


La DSE est l'outil indispensable à un agir chrétien, autant pour la personne que pour la
communauté : « La Bonne Nouvelle est force de renouvellement dans la société » Proposer
la foi dans la société actuel1e – Lettre aux catholiques de France, Paris, Cerf, 1996
Elle est une aide et un critère de discernement pour juger et ainsi agir à partir du réel, selon
les trois étapes «voir, juger, agir» décrites dans l'encyclique « Mater et Magistra » §239 et
240. Elle permet d'articuler et de mettre en tension le singulier, le particulier et l’universel
dans un cadre éthique fondé sur Foi, l'Espérance et la Charité et d'ainsi répondre à la
définition de la vie morale selon Paul Ricœur : « Vivre pour soi la vie bonne, avec et pour
autrui, dans des institutions justes ».
La DES : une doctrine située historiquement et riche d'une-tradition--

 Rerum Novarum (1891)- Léon XIII: acte de naissanca.de la DSE. En réponse aux
propositions socialistes, volonté de sensibiliser l'Eglise au monde ouvrier, exploité et
méprisé, vivant sans protection sociale.
 Quadragesimo Anno (1931) - Pie XI: réflexion sur la société industrielle juste après
la crise de 1929 (Grande Dépression et chômage massif) en réponse à la « lutte des
classes ». Encouragement du catholicisme social et appel à l'humanisation des
conditions de travail.

* Pacem in Terris (1963) - Jean XXIII : sur les enjeux de la paix dans le monde en pleine «
guerre froide»

La DSE : une doctrine ancrée dans une anthropologie chrétienne

 Gaudium et Spes (1965) - Vatican II : l'homme passe avant tout. Analyse le mystère
de l'homme. Contribution de l'Eglise au monde;
 Populorum progressio (1967) - Paul VI : l'homme comme être de relations et
membre de la communauté humaine. Insistance sur le développement des peuples
avec une exigence de solidarité entre les nations. Développement intégral,
économique, culturel et religieux en réponse aux inégalités entre les pays riches et le
tiers-monde. La question sociale est devenue mondiale.
 Laborem exercens (1981) - Jean-Paul II : à la lumière des évènements polonais
(Solidarnosc), la place du travail comme élément constitutif de la dignité humaine.
 Centesimus annus (1991) - Jean-Paul II : l'homme doit être à la première place dans
la société. Après la chute du mur de Berlin, alors que le libéralisme ne fonctionne plus
que pour lui-même, comment bâtir un espace commun à tous : question des droits de
l'homme et de la solidarité internationale.

2.13 Benoît XVI et son Encyclique Caritas in veritate

L'encyclique étant récente, il n'y a pas encore des études très approfondies du document. C'est
pourquoi, nous nous contentons ici d'un commentaire, fait par un Evêque bien rôdé dans cette
matière, mais aussi un pasteur, capable de proposer des lignes d'action, à la lumière de la
nouvelle Encyclique.
65

Saint-Siège - 09 septembre 2009


Eclairage de S.E. Mgr Michel Dubost sur l'encyclique Caritas in Veritate : "Qui est
mon prochain ?"
Le Pape vient d'écrire une encyclique. La particularité de « Caritas in veritate » est d'inciter à
l'action : Elle n'est pas d'abord une méditation, ou une réflexion mais elle est une invitation à
se développer, à grandir. Grandir c'est le mot. Son titre exact est « Lettre encyclique Caritas
in veritate du Souverain Pontife Benoît XVI aux Evêques, aux Prêtres, aux Diacres, aux
personnes consacrées, aux fidèles laïcs et à tous les hommes de bonne volonté sur le
développement humain intégral dans la charité et la vérité ».

Bref, c'est un traité de développement personnel, communautaire et mondial.

Beaucoup ont commenté les 78 paragraphes de ce texte. J'y renvoie. Mon propos n'est pas de
commenter, mais d'inviter, à la suite du Pape, à une sorte d'examen de conscience : pour le
Pape le développement de l'humanité nécessite le développement personnel et le
développement personnel nécessite de prendre en compte le développement de l'humanité.
Dès lors la question est: que fais-je pour grandir?

Être intelligent

Il n'y a pas de développement possible si l'on ne pense pas que le développement est possible.
L'imaginaire est essentiel. Regretter le passé, se plaindre du présent, être catastrophique dans
son appréhension du futur sont trois attitudes à l'opposé de l'enseignement du Pape. On
imaginaire, celui qu'il propose, est plein d'espoir. L'homme, tout homme et tous les hommes
peuvent grandir... et doivent grandir. Pour autant, l'encyclique n'a pas été écrite pour la
bibliothèque rose. Grandir suppose des efforts, un véritable travail. Il est facile de se dire
chrétien. Il est facile de chanter l'amour...

Mais le problème du Pape est d'inviter à ce que toutes nos actions soient, en vérité, une
expression d'amour. Toutes nos actions ... même les plus prosaïques, même les plus
techniques, expression de l'amour ! Et le Pape d'ajouter qu'il n'invite pas à un vague
sentimentalisme entourant d'un halo de générosité notre vie courante, mais d'un amour vrai
qui cherche le bien de l'autre et de toute la société : « un christianisme de charité sans vérité
peut facilement être confondu avec un réservoir de bons sentiments, utiles pour la coexistence
sociale, mais n'ayant qu'une incidence marginale » (CIV, 4).

Comment parvenir à cette vérité de l'amour ? Soyons clairs : Caritas in veritate est un
formidable appel à la conversion. Et le chemin indiqué pour parvenir à cette conversion est
d'abord celui du renouvellement de l'intelligence... oui de l'intelligence.

Et ce renouvellement a sa source dans la contemplation du mystère de Dieu. En Dieu l'amour


est vrai. Et il n'est vrai qu'en Dieu. Jésus, notre Christ, nous a appris qu'en Dieu tout est
relation. Chacune des personnes est totalement accueil et totalement don aux autres personnes
: « Dieu veut nous associer nous aussi à cette réalité de communion » (CN, 54).
66

Certains ont déjà critiqué Benoît XVI parce que son encyclique affirme clairement qu'il ne
peut pas exister de développement intégral de l'homme sans cette référence à la vérité de
l'amour en Dieu.

La critique, lorsqu'elle est formulée par des chrétiens, témoigne d'une juste volonté de respect
et de dialogue avec les non chrétiens: comment ne pas se réjouir de rencontrer des non
chrétiens s'engager dans la vérité de l'amour au service du développement? Mais pourquoi ne
pas reconnaître qu'ils s'engagent là sur le chemin de Dieu ? Car il est vrai - comme le
souligne le Pape - que Dieu seul est le garant du véritable développement humain en fondant
la dignité transcendante de l'homme, en justifiant sa soif d'être plus, en consacrant la
fraternité universelle de l’humanité.

Ce renouvellement de l'intelligence a sa source dans la méditation du mystère de l'homme.

A la suite de Paul VI (Populorum progressio), Benoît XVI souligne que le développement de


chacun ne peut être qu'unifié et prendre en compte toutes les facettes de sa personnalité : « le
développement authentique de l'homme concerne unitairement la totalité: de la personne dans
chacune de ses dimensions » (CIV, 11). Parmi ces dimensions le Pape est attentif à la
dimension culturelle dans ses particularités mais aussi à la dimension « naturelle» (il réclame
une sorte d'écologie; de respect de cette nature humaine à propos par exemple de la différence
sexuelle). Cela dit, pour le Pape, l'homme se forge dans la encontre de l'autre, du différent
parce que la fraternité universelle est inscrite dans sa nature.

Au cœur du mystère de l'homme dans la mission du Pape se situe la liberté - qu'il faut
toujours respecter - et sa capacité à avancer, à grandir grâce à cette liberté, à condition
toutefois qu'il refuse de croire qu'il peut se construire uniquement par lui-même et que, au
contraire, il accepte aussi de se recevoir. Et de donner.

Une des nouveautés de Caritas in veritate est de souligner que « l'être humain est fait pour le
don » (CIV, 34)... même si cette caractéristique de son « mystère » lui échappe à cause de sa
« nature blessée », du péché originel.

Ce « péché originel », cette blessure se manifeste aussi dans les domaines sociaux,
économiques et politiques, lorsqu'il fait oublier ce qu'est le sens de la vie de l'homme. Le
travail sans perspective - voire sans loisirs - sans repos ni contemplation devient aliénant.

Au fond, devant l'échec du tout économique, du tout politique, du tout par la technique,
Caritas in veritate, plaide pour une spiritualité incarnée qui seule peut permettre aux hommes
et aux femmes de vivre le mystère qu'ils sont, mystère qui est nié quand l'homme est entraîné
par la faute , la consommation ou la dictature, mystère qui est protégé quand il accepte de
donner sens à sa liberté grâce à Dieu.

Toute l'encyclique peut être reçue comme une participation de l'Église catholique au bon
fonctionnement de la société humaine (alors que l'Église a souvent demandé à l'État de la
protéger, on assiste à un renversement, c'est l'Église qui se met au service de la société) en
disant: il faut que l'homme soit au centre de la vie sociale, politique et économique et en
proposant à la société un véritable examen de conscience.
67

Les six chapitres de l'encyclique sont autant de manière de proposer cet examen de
conscience, le premier le fait en reprenant le texte de Paul VI Populorum progressio. Les
titres des autres sont explicités :

 Développement humain aujourd'hui


 Fraternité, développement économique et société civile
 Développement des peuples, droits et devoirs, environnement
 Collaboration de la famille humaine
 Développement des peuples et de la technique

Je ne peux ici que renvoyer aux commentaires et surtout à la lecture. Il est frappant, dans
cette lecture, de voir le Pape chercher à prendre en compte le monde tel qu’il est sans
nostalgie ni moralisme : l'analyse de la situation de la mondialisation, de la financiarisation,
des ruptures qui viennent de modifier l’économie mondiale, comme l'innovation,
lé .développement technologique de l'information, la tertiarisation - c'est à dire l'économie
fondée sur les services, les idées, les images... sont précises et – me semble-t-il - pertinentes.
Il en est de même de la description de l'entreprise moderne, de la place de l'État, de la
complexité de la société.

Le Pape invite à la réflexion. « La charité n'exclut pas le savoir, mais le réclame, le forme et
l'anime de l'intérieur. Le savoir n'est jamais seulement l'œuvre de l'intelligence ... il doit être
relevé avec le sel de la charité » (CIV, 30). Pour autant le regard de l'encyclique peut être
critique et inviter à une action réformatrice. Il admet le marché mais refuse le libéralisme
absolu, demande aux financiers comme d'ailleurs à tous les entrepreneurs de prendre
conscience de leur responsabilité sociale, aux médias de lutter pour la formation et le
développement des peuples ... aux chercheurs et aux techniciens de penser au sens de ce qu'ils
font, à l'État de se repenser dans la société actuelle.

On notera l'importance attachée à la culture comme facteur de développement, à l'attention,


au respect de la vie humaine, au plaidoyer pour une véritable liberté religieuse, au soutien des
organisations syndicales (alors que les partis politiques ne sont pas cités), au souhait d'une
gouvernance mondiale renouvelée et active dans le domaine économique.

Et à chaque instant l'insistance sur la justice et le bien commun. Le grand défi qui se présente
à nous...

« L'activité économique ne peut résoudre tous les problèmes sociaux par la simple extension
de la logique marchande. Celle-là doit viser la recherche du bien commun, que la
communauté politique d'abord doit aussi prendre en charge. C'est pourquoi il faut avoir
présent à l'esprit que séparer l'agir économique, à qui il reviendrait seulement de produire de
la richesse, de l'agir politique, à qui il reviendrait de rechercher la justice au moyen de la
redistribution, est une cause de graves déséquilibres.

L'Église a toujours estimé que l'agir économique ne doit pas être considéré comme antisocial.
Le marché n'est pas de soi, et ne doit donc pas devenir, le lieu de la domination du fort sur le
faible. La société ne doit pas se protéger du marché, comme si le développement de ce
68

dernier comportait ipso facto l'extinction des relations authentiquement humaines. Il est
certainement vrai que le marché peut être orienté de façon négative, non parce que c'est là sa
nature, mais parce qu'une certaine idéologie peut l'orienter en ce sens. Il ne faut pas oublier
que le marché n'existe pas à l'état pur. Il tire sa forme des configurations culturelles qui le
caractérisent et l'orientent. En effet, l'économie et la finance, en tant qu'instruments, peuvent
être mal utilisées quand celui qui les gère n'a comme point de référence que des intérêts
égoïstes. Ainsi peut-on arriver à transformer des instruments bons en eux mêmes en
instruments nuisibles. Mais c'est la raison obscurcie de l'homme qui produit ces
conséquences, non l'instrument lui-même. C'est pourquoi, ce n'est pas l'instrument qui doit
être mis en cause mais l'homme, sa conscience morale et sa responsabilité personnelle et
sociale.

La doctrine sociale de l’église estime que des relations authentiquement humaines, d'amitié et
de socialité, de solidarité et de réciprocité, peuvent également être vécues même au sein de
l'activité économique et pas seulement en dehors d'elle ou « après » elle. La sphère
économique n'est, par nature, ni éthiquement neutre ni inhumaine et antisociale. Elle
appartient à l’activité de l'homme et, justement parce qu'humaine, elle doit être structurée et
organisée institutionnellement de' façon éthique.

Le grand défi qui .se présente à nous, qui ressort des problématiques du développement -en
cette période de mondialisation, et qui est rendu encore plus pressant par la crise économique
et financière, est celui de montrer, au niveau de la pensée comme des comportements, que
non seulement les principes traditionnels de l'éthique sociale, tels que la transparence,
l'honnêteté et la responsabilité ne peuvent être négligées ou sous évaluées, mais aussi que
dans les relations marchandes le principe de gratuité et la logique du don, comme expression
de la fraternité, peuvent et doivent trouver leur place à l'intérieur de l'activité économique
normale. C'est une exigence de l'homme de ce temps, mais aussi une exigence de la raison
économique elle-même. C'est une exigence conjointe de la charité et de la vérité ». (CIV, 36).

Devenir frère

Ils sont de plus en plus nombreux ceux quoi ne participent pas aux évènements ... mais qui les
photographient. Petit à petit nous devenons spectateurs. Il pourrait en être de même pour
Caritas in veritate. Nous pouvons l'apprécier. La discuter. L'ignorer. Être spectateur.
Apprécier la performance du Pape.

L'encyclique n'est pas une œuvre littéraire ni un pamphlet politique, c'est un appel à la
conversion de chacun d'entre nous. C'est un appel à la responsabilité. Le développement des
autres dépend de nous, de chacun d'entre nous! Personnellement.

Il est bel et bon de parler de la crise, d'être choqué par la désinvolture des grands de ce monde
ou d'admirer leur implication ... Mais, au fond, le Pape invite, nous invite, à nous situer nous-
mêmes et à réfléchir sur notre propre action: il est clair, en effet, que nous pouvons être
atteint d'une véritable schizophrénie : nous proposons des valeurs mais comme propriétaire,
salarié, épargnant, usager, résident, citoyen, consommateur, parents, nous faisons le contraire
de ce que nous professons.
69

C'est un appel à la responsabilité parce que « le thème du développement des peuples est
intimement lié à celui du développement de chaque homme ». « Le développement doit
comprendre une confiance spirituelle, et pas seulement matérielle, parce que la personne
humaine d'âme et de corps née de l'amour entier de Dieu » (CIV, 76).

Le Pape enseigne que si chacun est responsable de son développement personnel... «


Personne ne modèle arbitrairement sa conscience, mais tous construisent leur propre vie sur
la base d'un moi qui nous a été donné. Non seulement nous ne pouvons pas disposer des
autres, mais nous ne pouvons pas davantage disposer de nous-mêmes. Le développement de
la personne s'étiole, si elle prétend en être l'unique auteur» (CIV, 68).

« La charité est un amour reçu et donné. Elle est grâce. La source est l'amour jaillissant du
Père pour le Fils dans l'Esprit Saint. C'est un amour qui, du Fils, descend sur nous. C'est un
amour créateur qui nous a donné l'existence: c'est un amour rédempteur qui nous a recréés.
Un amour révélé et réalisé par le Christ et répandu dans nos cœurs par l'Esprit Saint qui nous
a été donné. Objets de l'amour de Dieu, les hommes sont constitués sujets de la charité,
appelés à devenir eux-mêmes les instruments de la grâce pour répandre la charité de Dieu et
pour être les liens de.la charité) (CIV, 5).

« Aimer c'est donner » (CIV, 6). Donner mais pas n'importe comment. Cela nécessité de
contempler l'amour du Christ et de se recevoir de Lui. Cela nécessite de réfléchir et
d'analyser… car il n'y a pas de charité sans sortir de soi-même mais aussi sans recherche de la
justice et du bien commun. La charité dépasse la justice mais suppose la justice. Elle
implique de se situer à sa juste place vis à vis de Dieu, de soi et des autres. Ceci implique un
travail sur soi et sur son rapport au monde. Il n'y a pas d'amour vrai sans ce travail. Le travail
commence par une véritable - recherche du sens de sa vie, de la vérité de son action et il
continue par une sorte d'examen de conscience qui nécessite une véritable réflexion et
s'appuie sur une connaissance du réel. Connaître le réel, c'est d'abord connaître la nature du
monde.

Le Pape insiste beaucoup pour inviter au respect de cette nature donnée, respect qui n'est ni
dans l'ignorance, ni d'oubli, ni dans la sacralisation absolue. La connaissance de notre humain
implique la reconnaissance de nos limites, de notre aspiration à être plus, de notre besoin de
fraternité et de gratuité. Pour le Pape le terme de la nature est unique et indivisible et invite au
respect de l'environnement, de la vie, de la sexualité, de l'union de l'homme et de la femme
dans le mariage, de la famille, des relations sociales.

Mais le Pape insiste aussi sur la participation de chacun à la vie sociale et politique. Il me
semble ne pas trahir le Pape en appelant d'abord en ce domaine à la réflexion et à une
réflexion marquée par notre foi: « La raison a toujours besoin d'être fortifiée par la foi - et
ceci vaut également pour la raison politique qui ne doit pas se croire toute puissante. A son
tour la religion a toujours besoin d'être purifiée par la raison afin qu'apparaisse son visage
humain authentique. La rupture de ce dialogue a un prix très lourd au regard du
développement de l'humanité. » (CIV, 56). Connaître le réel implique de s'informer et de
chercher à comprendre le monde. Le Pape insiste sur le rôle des médias pour cela. Et chacun
70

de nous peut s'interroger sur les instruments dont il se sert pour connaître le monde tel qu'il
est.

Mais il n'y a pas que les médias - et parmi les médias - il n'y a pas que les médias
électroniques : il y a dans l'encyclique comme une invitation à apprendre ou à continuer à
lire, à discuter, à rencontrer.

Cela dit une des bonnes manières de connaître est de s'engager. Le Pape parle de
l'engagement syndical, de l'engagement dans les associations et de l'engagement politique. Il
est presque surprenant lorsqu'il donne beaucoup d'importance au respect des cultures, de leur
sens profond. Il y a chez lui comme une invitation à se situer dans la vie dans un rapport de
fierté avec sa culture et à admettre sa différence et les frontières, non pour créer des murs
mais pour permettre de dialoguer en vérité. La responsabilité vis à vis du prochain et de son
développement est de chaque instant et doit informer tous les actes de la vie.

Le Pape invite ainsi chacun à être un consommateur responsable... adhérant éventuellement à


une association - de consommateurs. Le Pape envisage aussi des coopératives d'achat. « Il est
en outre utile de favoriser de nouvelles formes de commercialisation de produits en
provenance des régions pauvres de la planète afin d'assurer aux producteurs une
redistribution décente» (CIV, 66).

Le Pape invite aussi à réfléchir à sa consommation énergétique et à son respect de


l’environnement. Benoît XVI invite encore à être un touriste responsable : « Le tourisme
international est vécu bien souvent dans un esprit de consommation et de manière hédoniste :
il est comme une évasion avec des modes d'organisation spécifique aux pays de provenance,
de sorte qu'il ne favorise en rien une rencontre véritable entre personnes et cultures. Il
convient alors d'imaginer un tourisme différent ». (CIV, 61).

Le Pape invite enfin, à être un épargnant responsable. Certes il y a de longs développements


sur la nécessité d'une réglementation du monde de la finance« qui vise à protéger les sociétés
les plus faibles et à empêcher des spéculations scandaleuses » mais il demande que l'on fasse
appel à la responsabilité de l'épargnant (CIV, 65) et dans son élan encourage les m crédits.

« L'expérience de la micro finance s'enracine dans la réflexion et dans l'action des citoyens
humanistes ». (CIV, 65). « Investir, outre sa signification économique, revêt toujours une
signification morale » (CIV, 40) « et il importe de ne pas céder à la tentation de recherche de
profits à court terme sans rechercher aussi la continuité de l'entreprise» (CIV, 40). Il est clair,
pour le Pape, que celui qui investit doit réfléchir son investissement en pensant d'abord au
développement de son propre pays, et à fournir un travail décent à ceux qui l'entourent.

« Le développement a besoin de chrétiens qui ont les mains tendues vers Dieu dans un geste
de prière, conscients du fait que l'amour riche de vérité, caritas in veritate, d'où procède
l'authentique développement, n'est pas produit par nous, mais nous est donné. Tout cela vient
à la fois de l'homme parce que l'homme est le sujet de son existence et de Dieu parce que
Dieu est au principe et à la fin de tout ce qui a de la valeur et qui libère» (CIV, conclusion).
71

Bref le Pape appelle, pour toute action, à la prière, à l'amour, l'intelligence, le travail et
l'engagement.

Être ensemble pour la mission

L'encyclique, en rappelant et en actualisant la doctrine sociale de l'Église invite chaque acteur


- qu'il soit petit ou grand - à faire un véritable examen de conscience : Ma manière concrète
de vivre, d'agir, est-elle inspirée par un amour vrai qui donne aux autres la faculté de grandir?
Il est bien d'interroger ainsi les politiques, les entrepreneurs, les financiers, les commerçants.
Mais aussi chacun comme producteur ou consommateur. Mais l'examen de conscience
s'impose aussi à nous comme paroisse, comme secteur ou comme diocèse...

Nous aussi nous avons une responsabilité et un rôle à jouer. Nous aussi nous sommes au
milieu d'un monde qui attend ce que nous pouvons apporter pour qu'il grandisse. Au milieu
de nous se trouvent des représentants des peuples qui ont faim, des personnes n'ayant pas le
minimum affectif ou matériel pour vivre. Parmi nous existent de nombreux jeunes qui
aspirent à vivre pleinement...Il s'agit donc de chercher la manière dont nous pouvons
ensemble nous nourrir de l'encyclique et en vivre. Qui est mon prochain ? Cette question doit
nous tarauder ensemble. L'encyclique suppose trois chemins pour y répondre.

Tout d'abord la prière.

« L'espérance chrétienne... est une puissante ressource sociale au service du développement


humain intégral recherché dans la liberté et la justice ... Parce qu’elle est un den que tous
reçoivent, la charité dans la vérité est une force qui constitue la communauté, unifie les
hommes de telle manière qu'il n'y ait plus de barrière ni de limites » (CVI, 34).

Notre célébration, notre prière commune ont une véritable importance politique à condition
d'être vraie ou au moins de chercher à être vraie!

La question dès lors est : Quelle est notre espérance? Comment la fortifions-nous? Quel est le
sens de la vie pour nous? Quelle importance attachons-nous au fait de recevoir la vie éternelle
? Quelle joie nous donne la certitude d'être aimé ?

« L'unité du genre humain, communion fraternelle dépassant toutes divisions, naît de l'appel
formulé par la parole du Dieu Amour» (CIV, 34). Déjà le Synode nous invitait à bâtir notre
action sur la réception de la parole de Dieu... où en sommes-nous ? Personnellement?
Communautairement? Quel rôle joue - en vérité - les sacrements de la rencontre du Seigneur
dans la formation de notre communauté ? Si nous ne sommes pas témoins de l'espérance qui
le sera ?

Ensuite la réflexion.

Il est toujours difficile d'analyser une situation dans laquelle nous sommes impliqués. Et cela
est pourtant nécessaire pour ne pas faire n'importe quoi. La générosité peut être aveugle et
quelquefois même dangereuse si elle n'est pas pensée.
72

La réflexion n'est pas l'apanage des chrétiens. Certes sil est bon de réfléchir entre catholiques
(cela est même nécessaire pour lutter contre les silences qui tuent les communautés) et entre
chrétiens. Mais la foi appelle la raison et permet ainsi de rencontrer les non croyants : « Le
dialogue secret entre foi et raison ne peut que rendre plus efficace l'œuvre de charité dans le
champ social et constitue le cadre le plus approprié pour encourager la collaboration
fraternelle entre croyants et non croyants dans leur commune intention de travailler pour la
justice et pour la paix de l'humanité ». (CIV, 57). « Ce dialogue doit ravir l'imagination et
ouvrir des portes nouvelles» (CIV, 32).

Tout au long du deuxième trimestre 2009, le journal La Croix a présenté des initiatives
permettant d'avancer « à contre crise ». Notre département fourmille de telles initiatives qu'il
serait intéressant de rassembler et de faire connaître. On verrait bien qu'un site sur le Net
permette un tel effort. On imagine sans peine les rubriques de ce service d'échange
d'informations: le micro crédit (objet, capacité de remboursement nécessaire,
accompagnement de l'emprunteur), club des chercheurs d'emploi, club des consommateurs
intelligents, bourse de formation, aide à l'innovation, fiscalité choisie, etc.).

Une réflexion est aussi nécessaire, dans notre département, sur la possibilité de rencontres
interculturelles. Certes nous sommes en France et nous ne pouvons pas penser que ces
rencontres se fassent dans un autre contexte que celui de la langue, de l'histoire et de
l'organisation de notre pays. Pour autant la multiplicité des origines culturelles des habitants
du département doit être prise comme une chance et un devoir : « Toutes les cultures ont des
pesanteurs dont elles doivent se libérer, des ombres auxquelles elles doivent se soustraire. La
foi chrétienne qui s'incarne dans les cultures en les transcendant, peut les aider à grandir dans
la convivialité et dans la solidarité universelle au bénéfice développement communautaire et
planétaire ». (CIV, 59). Par les uns à côté des autres. Les uns avec les autres. Là encore le
travail-de réflexion-est immense.

Enfin l'action.

Il s'agit pour notre communauté diocésaine et pour nos communautés locales de participer à
la construction de la fraternité mondiale en commençant à bâtir cette fraternité autour de
nous. Si nos communautés semblent quelquefois fades et sans rayonnement sur la société qui
les entoure c'est que nous ne savons pas donner à l'Eucharistie sa dimension prophétique
d'annonce du salut de l'humanité rassemblée dans la paix du Christ. «L'Eucharistie est signe
et début de réalisation d'une solidarité intergénérationnelle, interculturelle, inter sociale, non
seulement dans le domaine spirituel mais dans les domaines écologique, juridique,
économique, politique, culturel. La vivre ainsi permettra« de vivre et d'orienter la
mondialisation de l'humanité en termes de relationalité, de communion et de partage ». (CIV,
42).

Avant la publication de l'encyclique, j'avais proposé que chaque communauté de


paroisse ou de secteur fasse un « geste » face à la crise pour le Noël qui vient. La
proposition demeure plus que jamais d'actualité. Préparer ce geste devrait
permettre de s'informer sur les conséquences de la crise et amener une
discussion sur ce qu'il est possible de faire pour y répondre. Mais il nous faut
73

aller plus loin.

Le Pape rappelle que chacun est « un sujet toujours capable de donner quelque
chose aux autres » (CI, 57). Chacun - c'est à dire chaque donateur potentiel et
chaque récepteur... Il est nécessaire de mettre en place des collaborations plus
que de l'assistance - sauf, bien entendu, en cas d'urgence.

Avec le Secours catholique, le CCFD, les Conférences Saint Vincent de Paul, il


nous faut réfléchir ensemble à la manière dont nous exerçons notre charité à
l'égard de ceux qui en ont besoin. Le Pape donne quelques critères qui peuvent
aider dans cette réflexion: l'aide doit permettre la responsabilité de ceux à qui
elle est destinée, elle doit éviter le particularisme des choix arbitraires pour les
victimes, elle doit éviter l'assistanat... « Cette règle de caractère général doit être
prise sérieusement en considération notamment quand il s'agit d'affronter des
questions relatives aux aides internationales pour le développement. « Malgré
l'intention des chrétiens, celles-ci peuvent parfois maintenir un peuple dans un
état de dépendance et même aller jusqu'à favoriser des situations de domination
locale et d'exploitation dans le pays qui reçoit cette aide» (CIV, 58).

Ceci est vrai de l'aide internationale, ceci est aussi vrai de 1'aide locale. Notre
diocèse est riche de multiples associations dont la générosité est souvent sans
borne, mais qui n'ont pas les moyens de réfléchir « techniquement» à ce qu'elles
font. Nous avons demandé au CCFD et au Secours catholique en particulier,
dans le cadre du vicariat solidarité, d'organiser une grande table ronde pour
réfléchir à ces questions.

En bien des domaines abordés par l'encyclique, il convient- il conviendrait - que


nous fassions entendre la voix des catholiques auprès de nos élus. Le Pape invite
sans cesse à prendre en compte le« bien commun». « Œuvrez en vue du bien
commun signifie, d'une part, prendre soin et d’autre part, se servir de 1'ensemble
des institutions qui structurent juridiquement civilement et culturelle ment la vie
sociale qui prend ainsi forme de la « polis, de la cité » (CIV, 7).

Nous avons quelque chose à dire et à faire comme chrétiens ! En affirmant que
nous sommes chrétiens ... dans le cadre d'une laïcité ouverte. Se taire sur notre
foi - au prétexte de respecter les convictions des autres - c'est se taire sur ce qui
peut permettre à la société de découvrir qu'il faut aller au delà des lois
économiques et des rapports de force, c'est accepter que l'homme soit mutilé de
ce qui, à nos yeux, constitue sa grandeur.

La participation des chrétiens à la vie politique est nécessaire. L'interpellation


des politiques est sans doute une urgence. Nous ne devons pas accepter que
1'idéologie de l'égalité à tout prix conduise dans l'éducation à une sélection par
74

l'échec, nous ne devons pas accepter que «l'exaspération des droits des uns
aboutisse à 1'oubli de leurs devoirs» (CIV, 43).Nous ne devons pas accepter que
les sans papiers» vivent dans des conditions qui ne respectent pas leur dignité. «
Tout migrant est une personne humaine qui, en tant que telle, possède des droits
fondamentaux inaliénables qui doivent être respectés par tous en toute
circonstance». (CIV, 62).

Certes notre Département a pu sembler ne pas vivre la crise de plein fouet à cause
du nombre de ses fonctionnaires et d'une certaine « tertiarisation de son emploi ».
Pour autant la crise est là et il importe que nos élus favorisent l'évolution du
plateau de Saclay, en travaillant à la question des transports, en favorisant le
maintien et même le développement d'un certain tissu industriel, en appuyant la
recherche et la création de PME ... Que sais-je? L'analyse de la situation et
l'élaboration de la solution appartiennent à chacun.

Conclusion

« Avoir en commun des devoirs réciproques mobilise beaucoup plus que la seule
revendication des droits » (CIV, 43).Nous pouvons nous sentir atteints par la crise. Nous
pouvons estimer que nous sommes plus pauvres que d'autres. Cela est légitime. Et c'est
souvent vrai. Mais pour autant nous ne pouvons pas oublier notre richesse ... et nos devoirs
vis à vis de l'humanité... en commençant par ceux qui - au milieu de nous - sont en difficultés.
Benoît XVI en appelle à une prise de conscience : Le prochain, c'est celui dont nous
acceptons de nous rendre proche. Nous qui sommes les témoins d'un Dieu incarné, d'un Dieu
proche, accepterons-nous d'entendre l'appel à sortir de nous-mêmes pour rencontrer celui qui
nous tend une main fraternelle ?

2.14 La pensée sociale du Pape François

Dans la longue tradition de la pensée sociale, le Pape François poursuit le dialogue de l'Eglise
avec les "réalités nouvelles" qu'il rencontra d'abord en Amérique latine. Le nouvel évêque de
Rome garde en effet le style pastoral du cardinal de Buenos Aires, qui envoya ses prêtres
dans les périphéries, soutenant lui-même les sans-logis, les sans-emploi et les sans-terre.
L'exhortation post-synodale Evangelii gaudium pose comme central le principe évangélique
de l'option pour les pauvres.
Plus récemment, l'encyclique Laudato si' souligne le lien étroit entre les trois crises : crise
écologique, crise sociale, crise éthique. "Ainsi, il devient manifeste que la dégradation de
l'environnement comme la dégradation humaine et éthique sont intimement liées" (n. 56). Un
lien qui paraît plus évident dans le contexte latino-américain qu'à Rome, comme en
témoignait déjà le titre d'un livre de Leonardo Boff : Ecologie, cri de la terre, cri des pauvres
(1995).
La théologie de la libération trouve donc avec le Pape François sa pleine expression
75

magistérielle. Dans même encyclique (Laudato si'), le Saint Père revient et ainsiste sur le
principe de la destination universelle des biens de la terre en montrant qu'aujourd'hui croyants
et non croyants sont tous d'accord sur le fait que la terre est essentiellement une hérédité
commune dont les fruits doivent être bénéficiés par tous (cf. n. 93). Eu égard à ce qui vient
d'être souligné, nous constatons que la pensée du Pape François est en parfaite continuité
avec la doctrine sociale de l'Eglise.

CHAP. III

LA DEMOCRATIE, UNE EXIGENCE ETHIQUE POUR LA POLITIQUE

Dans ce point, nous voulons voir la pensée sociale de l’Eglise sur la démocratie depuis Léon
XIII jusqu’à François. Nous voulons donc discerner le sens chrétien de la démocratie. Le
Magistère enseigne que pour construire la paix, il faut qu’il y ait une forme de gouvernement
qui promeut la dignité de la personne humaine, les droits de l’homme et le bien commun.
Pour lui, c’est la forme démocratique qui répond à ces critères. Pour ce faire, l’Eglise
condamne tout régime et toute autorité qui violent les droits humains. En effet, le Magistère
indique la marche sûre pour construire les relations de convivialité dans un nouvel ordre
selon les critères universels qui peuvent être acceptés par tous. Il s’agit bien entendu des
principes éthiques permanents, l’emploi de ces principes est situé dans une vision réelle de la
société, et inspiré de la prise de conscience de ses problèmes. Ces principes doivent être
appliqués dans la vie pratique selon que les circonstances le permettent ou l’exigent33.

Le Pape Léon XIII condamne le libéralisme économique (le capitalisme) dans l’encyclique
Rerum novarum (1891). Il prône un Etat de législation et de politique sociale en faveur des
ouvriers et des plus pauvres. Déjà dans les encycliques précédentes, comme par exemple dans
Diuturnum illud (1881), il parlait des fondements, des limites, des droits et des devoirs de
l’autorité34 et de la liberté liée à la vérité et au bien commun comme fondement d’un Etat
démocratique authentique dans Libertas praestantissimum35. L’objectif principal du Pape
n’est pas d’abord de proposer ou de légitimer une forme d’Etat, mais de proposer une
métaphysique étatique, une politique ordonnée au bien commun, lequel est le but de l’Etat. Il
propose une récupération du sens de Dieu dans une convivialité sociale. C’est ainsi que pour
lui, l’ordre public doit être soumis à l’ordre religieux. C’est pourquoi Léon XIII réprouve
toute forme de pouvoir qui viole l’ordre divin, lèse la justice et qui est en contradiction avec
le bien commun36. La pensée centrale de l’enseignement de Léon XIII est de présenter la
vraie nature de la convivialité politique et de l’autorité. La légitimité morale d’une forme de
gouvernement est dans l’exercice du pouvoir en conformité avec l’ordre divin et dans son

33
Cf. CONGRÉGATION POUR L’ÉDUCATION CATHOLIQUE, Orientations pour l’étude et l’enseignement de la
doctrine sociale de l’Eglise dans la formation sacerdotale, n.6, du 30 décembre 1988.
34
Cf. LÉON XIII, Lettre encyclique, Diuturnum illud, n. 12-14, in Enchiridion delle Encicliche 3, Leone XIII
1878-1903), Dehoniane, Bologna 1997, 175.
35
Id., Lettre encyclique Liberta praestantissimum, n. 7, in Ibid., 450.
36
Cf. Id., Lettre encyclique Rerum novarum, n. 26, in Le discours social de l’Eglise catholique, 47-48.
76

aptitude d’atteindre le bien commun. De plus, le Pape Léon XIII insiste sur la justice
distributive comme fondement de la citoyenneté commune37 et sur le respect de la dignité de
l’homme38. Synthétiquement nous pouvons conclure que Léon XIII reprouve toute forme de
gouvernement qui viole l’ordre divin, lèse la justice et contraste avec le bien commun, il
affirme la légitimité d’une pluralité de formes de gouvernement. Pour lui, enfin, tout
gouvernement qui respecte l’ordre moral peut être légitimé. Malgré quelques limites, ce qui
est évident pour toute entreprise humaine d’ailleurs, Léon XIII a eu le mérite de se faire
contemporain de la société en cherchant une solution à la question sociale de son époque.

De sa part, le Pape Pie XI condamne le fascisme, le socialisme et le nationalisme car ils


violent la dignité de la personne humaine et ne respectent pas les droits humains. Pour ce
faire, ils sont totalitaristes. Dans l’encyclique Quadragesimo anno, il suggère l’interaction
entre les corps de l’Etat, c’est-à-dire le principe de subsidiarité. Mais l’idée centrale de cette
encyclique est la légitimation d’un Etat de distribution équitable de la richesse nationale, un
Etat orienté vers la sécurité sociale et une économie sociale39. Dans Firmissima contestiami, il
reconnaît au peuple le droit de contester un gouvernement autoritaire et qui détruit le bien
commun. Quant aux formes de gouvernement, il affirme que le vrai gouvernement doit
promouvoir les droits fondamentaux. Enfin, le Pape Pie XI introduit un terme nouveau, à
savoir celui de « justice sociale ». En fait, le terme de justice sociale est récent. La forme de
gouvernement qu’il prône est celui de la représentativité car celui-ci n’est pas en
contradiction avec la doctrine de l’Eglise.

Pie XII préconise un Etat qui respecte non plus le droit divin comme le soutenait Léon XIII,
mais plutôt le droit naturel. Il recommande en outre, la consolidation des démocraties en
Europe et leur accompagnement. On trouve dans ses messages radiophoniques, une pensée
riche qui a beaucoup contribué à l’idée de la constitution d’un Etat social et démocratique.
Cet Etat démocratique que préconise le Pape, doit être un Etat où tout le monde a du travail,
un Etat de sécurité sociale pour tous et un Etat de politique économique sociale. Pour ce
faire, il prône un gouvernement démocratique qui respecte les droits de l’homme : droit à la
liberté et à la participation40. C’est ainsi que pour lui, la forme démocratique idéale est celle
qui répond à l’exigence de la nature humaine, la sociabilité. Pour Pie XII, la démocratie
exprime mieux la nature de l’Etat et l’Etat doit être au service de l’homme.

De même pour le Pape Jean XXIII, la convivialité politique doit impliquer l’homme selon sa
nature sociale, elle doit être fondée sur des valeurs éthiques telles que la vérité, la justice et la
liberté comme facteur dynamique de progrès. Dans l’encyclique Mater et magistra, il opte
pour un gouvernement démocratique caractérisé par la liberté 41, l’égalité42 et la participation43.
Pour Jean XXIII, la personne humaine doit être au centre de la vie sociale. C’est pourquoi le

37
Cf. Ibid., n. 27.
38
Cf. Ibid., n. 32.
39
Cf. PIE XI, Lettre encyclique, Quadragesimo anno, n. 57, AAS 23 (1931), 196-197.
40
Cf. PIE XII, Message radiophonique du 24 décembre 1944, in AAS 37 (1945), 10-23.
41
Cf. JEAN XXIII, Lettre encyclique Mater et magistra, n.15 et n. 25, in AAS 53 (1961), 405 et 407.
42
Cf. Ibid., n. 27.
43
Cf. Ibid., n. 23.
77

Pontife romain revient sur le principe de subsidiarité et de solidarité. Il postule le droit des
travailleurs et l’organisation du travail. Or ceci ne peut se réaliser que dans un gouvernement
démocratique. Dans l’encyclique Pacem in terris, le Pape parle de la dignité de la personne,
titulaire des droits et des devoirs. Cette dignité doit être respectée. Quant à la participation,
elle doit être finalisée en vue du bien commun. Et c’est le corps entier qui est responsable du
bien commun et non seulement l’autorité comme le soutenait le Pape Pie XII. Il faut donc
reconnaître la créativité de l’homme dans la société. Pour Jean XXIII, la forme démocratique
du pouvoir consiste dans le remplacement du cadre institutionnel et la soumission du pouvoir
à la loi. Elle est, selon lui, l’unique forme du pouvoir. D’où l’Etat démocratique doit être un
Etat de droit. Il doit aussi être un Etat personnaliste et communautaire, un Etat pluraliste et un
Etat d’autorité.

Le Concile Vatican II, dans sa constitution pastorale Gaudium et spes, condamne le


collectivisme marxiste, il réaffirme la possibilité de pluralité des formes de gouvernement
éthiquement légitimes, mais il n’opte pas pour une forme spécifique, ni n’indique une forme
institutionnelle idéale, contrairement à Jean XXIII pour qui l’unique forme du pouvoir est
celle démocratique. Le saint Concile condamne toutes les formes de régime en vigueur dans
quelques régions du globe qui empêchent la liberté civile ou religieuse, qui multiplient les
victimes des passions et des crimes politiques et détournent l’action de l’autorité au profit de
quelques factions ou des gouvernants eux-mêmes au lieu de la mettre au service du bien
commun44. Au demeurant, il affirme que c’est inhumain que l’autorité politique assume des
formes dictatoriales ou totalitaires qui lèsent les droits des personnes et des groupes 45. Il
condamne ainsi les régimes non libéraux, tyranniques et dictatoriaux, et implicitement ceux
absolutistes et autoritaires. En outre, le Concile évalue positivement les valeurs de liberté,
égalité et participation qui sont propres à l’idéal démocratique et les institutions qui lui
correspondent : structures juridico-politiques. Pour Vatican II, la participation est un devoir,
et elle ne peut avoir lieu que quand la liberté est garantie juridiquement. Enfin dans la
déclaration Dignitatis humanae, le Concile affirme clairement la liberté religieuse46.

Le Pape Paul VI, de son côté, enseigne que la dignité de la personne humaine trouve son
espace de réalisation dans un gouvernement démocratique. Il soutient que la double
aspiration à l’égalité et à la participation est en vue de la promotion d’une société
démocratique. C’est donc un devoir pour le chrétien de participer à la construction de cette
société démocratique47. Il lui incombe de donner un visage démocratique à la société.

Jean-Paul II est un grand défenseur de la dignité et des droits de l’homme. Pour lui,
l’Evangile du Christ est une grâce qui appelle à la liberté. Le Pape intervient sans cesse sur la
découverte et l’attention à la dignité de l’homme ; cet homme créé par Dieu à son image 48 et
aimé de lui, cet homme pour qui le Christ est mort. C’est pourquoi Jean-Paul II insiste sur la
44
Cf. CONCILE ŒCUMÉNIQUE VATICAN II, Constitution pastorale Gaudium et spes, n. 73.
45
Cf. Ibid., n.75.
46
Cf. Id., Déclaration conciliaire sur la liberté religieuse, Dignitatis humanae, texte français, in DC (1966), n.
1463, 97-110.
47
Cf. PAUL VI, Lettre apostolique Octogesima adveniens, n. 24 , in AAS LXIII (1971), 418-419.
48
Cf. JEAN-PAUL II, Lettre encyclique Centesimus annus, n. 22.
78

catégorie du respect des droits de l’homme tels que promulgués par l’ONU. Il s’agit des
droits naturels, individuels et inviolables. Ces droits expriment la nature de l’homme et
trouvent leur fondement dans l’Evangile même. Aussi le Pape s’engage-t-il dans la
concrétisation de ses affirmations. Il s’indigne contre la violation des droits humains à
Puebla49. La condamnation de la violation des droits de l’homme implique, du même coup, la
condamnation des régimes, des nations et des personnes qui la pratiquent. La dignité de la
personne humaine doit être valorisée dans les processus socio-économiques parce que ces
processus sont ordonnés à l’homme, pour son développement et sont à son service.
Concernant la convivialité sociale, le Saint Père préconise le régime démocratique. Car, à en
croire le Pontife romain, les régimes dictatoriaux contredisent la subjectivité de
l’autodétermination de l’homme. Ainsi, il prône aussi la participation, l’égalité et la liberté.
Aussi faut-il qu’il y ait des institutions qui favorisent et promeuvent ces droits. Les formes
institutionnelles doivent donc tendre vers l’idéal démocratique : la sécurité des droits de
l’homme et des institutions qui les incarnent. Le Pape souhaite que la démocratie devienne la
forme habituelle des régimes politiques, car la démocratie est une reconnaissance de la
dignité de la personne humaine. Cependant, une démocratie sans valeurs se change en
totalitarisme, qui, à son tour, devient une tyrannie de la majorité. Il y a en effet, des droits
inviolables qui ne sont pas respectés par cette majorité. Une démocratie authentique est
seulement possible dans un Etat de droit et sur la base d’une vraie conception de la personne
humaine50. Elle requiert la réalisation des conditions nécessaires pour la promotion des
personnes, par l’éducation et la formation à un vrai idéal et, aussi, l’épanouissement de la
« personnalité » de la société, par la création de structures de participation et de
coresponsabilité51. La démocratie est la meilleure forme de gouvernement, mais elle ne doit
pas faire abstraction du respect de la vérité de la personne humaine. Toujours dans la même
encyclique Centesimus annus, le Saint Père affirme qu’il est nécessaire que les nations qui
sont en train de se former donnent à la démocratie un fondement authentique et solide à
travers la reconnaissance explicite des droits de l’homme52. Enfin, pour le Pape Jean-Paul II,
la démocratie est une exigence éthique.

Quant à Benoît XVI, la démocratie véritable demeure la meilleure méthode pour disposer de
l ‘avenir de manière responsable et digne de l’homme. Selon lui, la démocratie a besoin :

"d’institutions appropriées, crédibles et honorables, qui ne se limitent pas à une stricte


gestion de la chose publique mais soit en mesure d’animer les divers modes de participation
populaire, dans le respect des traditions nationales et dans le but constant d’en garantir
l’identité".

49
Lire à ce propos le discours le discours du Pape Jean-Paul II du 28 janvier 1979 à Puebla, discours
d’inauguration lors de la plénière de la Conférence générale de l’épiscopat latino-américain, in A. L ÓPEZ
TRUJILLO, Le grand défi de la Famille, Parole et Silence, Paris 2007, 485-495.
50
Cf. Id., Exhortation apostolique Evangelium vitae, n. 71, in Enchiridion delle Encicliche 8, Giovanni Paolo I,
Giovanni Paolo II (1978-1999), 1579.
51
Cf. Id., Lettre encyclique Centesimus annus, n. 46.
52
Cf. Ibid., n. 47 ; voir aussi Id., Lettre encyclique Redemptor hominis, n. 17, in AAS 71 (1979), 295-300.
79

"Il est également prioritaire de faire un effort constant et partagé en vue de développer la
justice sociale. La démocratie atteindra sa plénitude lorsque chaque personne et chaque
peuple pourront librement accéder aux biens premiers que sont la vie, l’alimentation, l’eau,
la santé, l’instruction, le travail et le respect des droits selon un ordonnancement interne et
international assurant à tous une participation libre. La justice véritable ne pourra être accuse
que dans une optique de solidarité.

Enfin, pour le Pape François, il faut refonder la démocratie et la politique.

Que pouvons-nous conclure de cette pensée du Magistère sur la démocratie? Tout d’abord, il
sied de remarquer que la pensée du Magistère a connu un développement. Le Magistère met
en lumière la dignité de l’homme que la politique veut servir. Il montre ensuite, qu’avant
d’être mécanisme de l’Etat, la démocratie est un esprit, un ethos, une coutume et une
affirmation des valeurs. Pour le Magistère social, la démocratie est la meilleure forme de
régime puisqu’elle est conforme à la nature sociale de l’homme.

Nous ne voudrions pas clore ce chapitre relatif à la conception chrétienne de la démocratie


sans aborder la notion de structures de péché selon le Pape-Jean Paul II. En effet, comme on
pourra le remarquer, la plupart des crises en Afrique et ailleurs sont, pour la plupart des fois,
des conséquences des structures de péché. C’est pourquoi nous voudrions comprendre ce que
le Magistère veut signifier par « structures de péché » afin de pouvoir réfléchir sur les
mécanismes de les éviter.

CHAP IV. LA NOTION DES STRUCTURES DE PECHE

Qu’est-ce qu’une structure ? Le document de la Congrégation pour la doctrine de la foi


Libertatis conscientia nous fournit une définition du concept « structures » : « Celles-ci sont
l’ensemble des institutions et des pratiques que les hommes trouvent déjà existantes, et qui
orientent ou organisent la vie économique, sociale et politique » 53. Le document continue
avec une appréciation morale : 

« En soi nécessaires, elles tendent souvent à se figer et à se durcir en mécanismes


relativement indépendants de la volonté humaine, paralysant par là ou pervertissant le
développement social et engendrant l’injustice. Cependant elles relèvent toujours de la
responsabilité de l’homme qui peut les modifier et non d’un prétendu déterminisme de
l’histoire »54.

53
CONGRÉGATION POUR LA DOCTRINE DE LA FOI, Libertatis conscientia, 22 mars 1985, 77.
54
Ibid., 77.
80

Le document conclut enfin, qu’à la lumière de l’Evangile, on peut donc parler de « structures


marquées par le péché »55, car les inégalités iniques et les oppressions de toutes sortes qui
frappent aujourd’hui des millions d’hommes et de femmes sont en contradiction ouverte avec
l’Evangile du Christ56. Mais il ajoute que cette expression est à comprendre en un sens dérivé,
analogue, en ce sens que seul l’acte volontaire et libre, c’est-à-dire l’acte qui engage
pleinement la personne dans le mal, est à strictement parler un péché57.

Plusieurs crises en Afrique peuvent être analysées sous l'angle de cette catégorie que le Pape
Jean-Paul II a appelé avec raison "structures de péché"58. Selon le Pape, parmi les actes ou
les attitudes contraires à la volonté de Dieu et au bien du prochain et les « structures » qu’ils
induisent, deux éléments paraissent aujourd’hui les plus caractéristiques : il s’agit, d’une
part, du désir exclusif du profit et, d’autre part, de la soif du pouvoir dans le but d’imposer
aux autres sa volonté. On se trouve ainsi face à l’absolutisation des attitudes humaines avec
toutes les conséquences qui en découlent. Les individus ne sont pas seuls à être victimes de
cette double attitude de péché, les nations et les blocs en souffrent aussi. C’est ainsi que si
l’on considère certaines formes d’impérialisme à la lumière des critères moraux, constate le
Souverain Pontife, on découvrira que derrière certaines décisions, inspirées seulement en
apparence, par des motifs économiques ou politiques, se cachent de véritables formes
d’idolâtrie de l’argent, de l’idéologie, de la classe, de la technologie.

Pour mieux comprendre les structures de péché, il nous sied de savoir ce que le Pape Jean-
Paul II entend par péché personnel et péché social dans l’exhortation apostolique
Reconciliatio et paenitentia, et l’approche qu’il fait des structures de péché comme un frein
au développement dans la lettre encyclique Sollicitudo rei socialis.

Péché personnel et péché social selon Reconciliatio et paenitentia

Le livre de la Genèse met en évidence le lien entre la désobéissance à Dieu et la violence,


notamment à travers l’épisode tragique du meurtre d’Abel. La blessure et le désordre intérieur
du pécheur se répercutent sur ses relations avec le reste des hommes. La trame des rapports
humains est affectée par le péché. « C’est pourquoi, écrit le Pape, on peut parler de péché
personnel et social : tout péché est personnel d’un certain point de vue ; et d’un autre point de
vue tout péché est social en ce que, et parce que, il a aussi des conséquences sociales »59. Il y
a là une double blessure envers soi-même et envers le prochain. Le Pape accentue la causalité
de ce rapport ; pour lui, le péché social est de l’ordre des conséquences du péché personnel60.
Affirmer cela ne signifie pas que le Saint Père ignore l’existence des facteurs externes
capables d’atténuer la liberté du sujet, mais ce dernier est fait de sorte qu’aucun
conditionnement externe ne peut le contraindre absolument. C’est pourquoi le péché, au sens

55
Ibid., 54 et 74.
56
Cf. Ibid., 57.
57
Cf. Ibid., 67.
58
Cf. JEAN-PAUL II, Exhortation apostolique Reconciliatio et paenitentia, n. 16 ; Id., Lettre encyclique
Sollicitudo rei socialis, n. 36.
59
JEAN-PAUL II, Exhortation apostolique Reconciliatio et paenitentia, n. 15.
60
Cf. Ibid., n. 15.
81

propre et précis du terme, est toujours un acte de la personne, car il est l’acte de la liberté
d’un homme particulier et non pas, à proprement parler, celui d’un groupe ou d’une
communauté61. On peut imputer le péché des individus à des réalités extérieures, que ce soit
des structures, des situations ou tout autre conditionnement extérieur. Toutefois, l’acte
volontaire et libre qui engage au mal ne peut être que le fait d’une personne. Mais alors, pour
Jean-Paul II, qu’est-ce que le péché social ?

Le Pontife décrit trois sens de ce terme. Tout d’abord, il y a la solidarité humaine dans le mal,
tout autant réelle et concrète que mystérieuse et imperceptible, par laquelle, le péché de
chacun se répercute d’une certaine manière sur les autres62. Au fait, tout comme il existe une
communion dans le bien et une collaboration pour le bien, il existe aussi cette singulière
communion dans le mal63. Ensuite, l’objet même de certains péchés porte contre le prochain.
Ce sont tous les péchés commis contre la justice ou les droits de l’homme. Troisièmement,
l’expression « péché social » peut vouloir désigner certaines situations, certains rapports, ou
encore certains comportements collectifs, dans la mesure où ils ne sont pas conformes au
dessein de Dieu. C’est le cas des guerres, du déséquilibre croissant entre pays riches et pays
pauvres ou du poids de la dette extérieure sur certaines nations. Le caractère anonyme et la
complexité qui marquent ces rapports ou ces situations interdisent d’en attribuer la
responsabilité à quelqu’un. Aussi faut-il parler ici de « mal social », à moins de comprendre
l’expression « péché » au sens analogique64. Enfin pour le Pape, quand l’Eglise parle de
« situation de péché » :

« Elle sait et proclame que ces cas de péché social sont le fruit, l’accumulation et la
concentration de nombreux péchés personnels. Il s’agit de péchés tout à fait personnels de la
part de ceux qui, bien que disposant du pouvoir de faire quelque chose pour éviter, éliminer
ou au moins limiter certains maux sociaux, omettent de le faire par incurie, par peur et
complaisance devant la loi du silence, par complicité masquée ou par indifférence ; de la part
de ceux qui cherchent refuge dans la prétendue impossibilité de changer le monde ; et aussi
de la part de ceux qui veulent s’épargner l’effort ou le sacrifice en prenant prétexte de motif
d’ordre supérieur »65.

Cette accentuation unilatérale du caractère personnel du péché qui prélude à la formation de


structures de péché réagit à la dilution de la responsabilité individuelle et au risque d’imputer
le comportement mauvais à la société, les structures, les institutions et le milieu social. Ceux-
ci ne sont pas en soi de sujets moraux, et à ce niveau, conclut le Pape, il n’y a donc pas de
péché. Cependant, le Saint Père ne s’empêche pas de souligner que ces rapports ou, mieux,
ces situations, sont contraires à la volonté de Dieu. Et si l’on ne peut imputer ces maux à
quelqu’un, leur existence même requiert l’engagement de tous les chrétiens afin de les contrer
et de les transformer en des structures justes.

61
Cf. Ibid., n. 39.
62
Cf. Ibid., n. 16.
63
Cf. Ibid., n. 16.
64
Cf. Ibid., n. 39.
65
Ibid., n. 16.
82

Les structures de péché comme frein au développement selon Sollicitudo rei socialis

Pour le Pape Jean-Paul II, ces structures constituent un frein au développement intégral de
l’homme. Et l’approche théologique révèle la nature éthique de ces obstacles. Reprenant le
paragraphe 16 de la Reconciliatio et paenitentia, le Pape montre que ce sont des actes
concrets, personnels, qui font naître ces obstacles, les consolident et les rendent difficiles à
abolir66. Ces mécanismes pervers, précise le Pape, sont « la somme de facteurs négatifs qui
agissent à l’opposé du bien universel et du devoir de le promouvoir »67. Une de leurs
caractéristiques est de se couvrir des apparences de la nécessité et de s’imposer, tant aux
personnes qu’aux institutions, avec la puissance d’une destinée funeste, d’un sort contraire,
qui dépasse les forces humaines.

L’Eglise désigne ces réalités négatives par le terme « structures de péché ». Elle souligne
ainsi la racine du mal qui affecte l’homme dans ces situations particulières. Par cette analyse,
Jean-Paul II veut montrer la véritable nature du mal auquel on a à faire dans le problème du
développement des peuples, – développement non seulement économique, politique, culturel,
mais aussi moral – il s’agit, selon lui, d’un mal essentiellement moral, résultant de nombreux
péchés qui produisent des « structures de péché »68. Non seulement ces structures s’opposent
au dessein de Dieu, c’est-à-dire au développement authentique, mais elles blessent aussi le
rapport au prochain, auquel le Christ s’est pourtant identifié. Ces structures de péché
s’alimentent du péché personnel, qui est à leur origine et les consolident constamment. C’est
ainsi qu’elles se renforcent, se répandent et deviennent à leur tour, sources d’autres péchés 69.
Elles marquent ainsi la conduite des hommes par des conditionnements et des obstacles allant
au-delà des actions d’un individu et de la brève période de sa vie70.

En analysant minutieusement cette catégorie de péché, l’Eglise cherche à montrer aux


hommes la voie pour s’en libérer71. Il faut donc emprunter le chemin de la conversion. Mais
c’est un chemin long et complexe, d’où il faut l’aide de la grâce divine. A en croire le Pape, il
y a deux attitudes qui semblent favoriser ces structures iniques, à savoir le désir exclusif du
profit et la soif de pouvoir72. Elles peuvent caractériser non seulement des personnes, mais
également des nations, des entités collectives. Dans ce contexte, il faut une prise de
conscience de la nature du mal suivie d’une ferme décision de changement de comportement.
Pour Jean-Paul, cette prise de conscience et cette conversion passent par la redécouverte de
l’interdépendance entre les hommes et les nations. C’est la foi qui aide à découvrir que
l’autre, le prochain est une image vivante de Dieu. Cette prise de conscience du prochain
comme image de Dieu doit alors transformer la signification de cette interdépendance entre
les hommes.

66
Cf. Id., Lettre encyclique Sollicitudo rei socialis, n. 36.
67
Ibid., n. 36.
68
Cf. Ibid., n. 37.
69
Cf. Ibid., n. 36.
70
Cf. Ibid., n. 36.
71
Cf. Ibid., n. 37.
72
Cf. Ibid., n. 37.
83

Il en ressort que le prochain doit être aimé inconditionnellement. Cette exigence définit une
attitude morale : la solidarité qui est une détermination ferme et constante de travailler pour le
bien commun, c’est-à-dire pour le bien de tous et de chacun, car chacun est responsable de
chacun et de tous73. C’est par cette vertu diamétralement opposée au péché social et aux
structures qu’il génère, que peuvent être combattus et surmontées les structures de péché,
affirme le Saint Père74. Ainsi, le processus du développement et de la libération se concrétise
dans la pratique de la solidarité75. Voilà pourquoi nous conclurons cette deuxième partie de la
thèse en soulignant une transition nette, celle du passage du soutien dans la guerre à la
solidarité pour la paix et le développement. Insister sur l’interdépendance, dans l’esprit du
Pape, c’est aussi mettre en évidence l’inter-omission (la complicité dans l’omission
d’empêcher la catastrophe) qui est à la base des structures de péché. C’est dire donc que ces
obstacles au développement intégral peuvent être surmontés moyennant les efforts de
conversion soutenus par la grâce divine.

Le péché structurel selon M. Nebel

L’étude faite par Mathias Nebel sur la notion de « structure de péché » est très éclairante et
nous permettra de mieux comprendre la pensée du Pape à ce propos. En effet, s’inspirant de
l’enseignement du Magistère mais aussi de H. Arendt, d’ « interactions institutionnalisées »
dans Du mensonge à la violence76, M. Nebel montre que l’implication d’un ensemble des
sujets dans le fait institutionnel est toujours implication d’un ensemble de personnes qui
agissent en interaction77. Celle-ci désigne une action personnelle qui s’articule à celle d’autrui
et coopère avec elle, de telle façon qu’il s’agit d’entrer dans une sorte de synergie organisée
avec autrui, de collaborer à un projet commun 78. Cette interaction requiert confiance dans
l’autre ; une approbation tacite du projet commun, une vérité dans l’action et une
coordination des agents dans le projet commun. Les interactions forment quotidiennement la
vie en commun d’une société humaine. Ce sont concrètement tous les actes par lesquels une
personne participe à la réalisation commune, ceux qui l’intègrent au projet de sa société 79.
Une telle situation signifie que, lorsqu’on pose la question de la responsabilité du sujet
impliqué dans le fonctionnement institutionnel, il faut toujours envisager, pensons-nous, la
question de la coresponsabilité. En effet, selon Nebel, si quelqu’un est responsable, il ne l’est
pas tout seul. Ce n’est jamais à une seule personne que peut être imputée la responsabilité
d’une situation permanente et généralisée. Celle-ci varie évidemment, comme le remarque
l’auteur, selon le statut et le rôle que le sujet a dans le fonctionnement institutionnalisé. Il
s’agit donc toujours d’un concours d’actions diverses, d’un écheveau de responsabilités qui
s’entrelacent. Une responsabilité éthique ne saurait être assumée par une seule personne dans

73
Cf. Ibid., n. 38.
74
Cf. Ibid., n. 38.
75
Cf. Ibid., n. 46.
76
Cf. H. ARENDT, Du mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine, Pocket, Paris 1972.
77
Cf. M. NEBEL, La catégorie morale de péché structurel. Essai de systématique, Cerf, Paris 2006, 265-327 et
502-503.
78
Cf. Ibid., 273.
79
Cf. Ibid., 188.
84

une telle situation, elle ne peut que viser l’éveil simultané à la prise de responsabilité éthique
d’une pluralité de sujets impliqués en un point ou un autre du réseau.

Mathias Nebel fonde et justifie la distinction entre « structure de péché » et « péché


structurel ». La structure de péché est la donnée institutionnelle objective qui peut être
orientée vers une finalité mauvaise, soit en raison de sa nature propre, soit parce qu’elle
fonctionne de fait en produisant de l’injustice. Quant au péché structurel, il est l’actualisation
ou, mieux, la ratification par le sujet d’un fonctionnement d’injustice, son consentement et sa
participation à l’interaction instituée. Cette participation peut être de niveaux très divers,
depuis l’exercice d’un pouvoir direct de direction jusqu’au consentement passif et silencieux,
sans oublier les différentes formes possibles de collaboration et collusion 80. Toutefois, comme
nous l’avons montré, il s’agit là toujours d’un péché personnel. La responsabilité du sujet sera
d’autant plus faible que son choix professionnel sera plus limité. Somme toute, un péché
structurel, contrairement au péché dit « individuel » renvoie toujours et de façon diversifiée à
une pluralité de sujets.

Remède contre les structures de péché : la conversion

Comment se libérer alors de ces structures de péché ? L’homme est incapable de se libérer du
péché par ses propres forces. Il a besoin d’une aide. Ainsi, pour vaincre le mal, les hommes
ont besoin de l’aide de la grâce de Dieu. En fait, le dessein de la création ne peut être séparé
de celui de la rédemption. Or la rédemption s’étend aux situations concrètes de l’injustice qui
doit être éliminée et de la justice qui doit être rétablie 81, car il s’agit de libérer l’homme de
tout ce qui l’opprime, de toutes sortes d’esclavage de péché personnel et social. Il s’agit de
l’élimination des structures de péché dans la vie personnelle et sociale et d’une libération de
celles-ci par la grâce de Dieu et par l’intercession de la Très Sainte Vierge Marie. C’est en
fait comme l’affirme le Pape Benoît XVI, cette grâce de Dieu qui nous donne un cœur
nouveau et qui nous réconcilie avec lui et avec les autres 82. Sans la grâce imméritée de Dieu,
qui précède et qui accompagne l’homme, remarque Saint Augustin, l’homme ne peut ni
accéder à la foi ni y persévérer 83. Le changement des structures doit aller de pair avec le
changement de la mentalité personnelle et collective. Ce changement est appelé, en langage
théologique, la conversion. En soi, la conversion est un processus progressif. L’originalité du
message chrétien ne consiste pas dans le changement des structures, mais dans l’appel à la
conversion de l’homme qui ensuite exige un changement des structures. C’est une
transformation du cœur et du comportement. Les prophètes de l’Ancien Testament n’ont pas
cessé d’appeler le peuple d’Israël à cette conversion ; Jean-Baptiste et Notre Seigneur en
firent la condition de l’entrée dans le Royaume des Cieux. C’est pourquoi, comme nous le
verrons dans le chapitre suivant, l’Eglise, et plus particulièrement celle des Grands Lacs, doit
80
Cf. Ibid., 537.
81
Cf. PAUL VI, Exhortation apostolique Evangelii nuntiandi, n. 31, in AAS 68 (1976), 26-27 ; voir aussi H.
DENZINGER, Symboles et définitions de la foi catholique (J. Hoffmann éd.), Cerf, Paris 2005, index systématique
n. 4d, 1097.
82
Cf. BENOÎT XVI, Exhortation apostolique post-synodale Africae munus, n. 20, Libreria Editrce Vaticana, Città
del Vaticano 2011, 24.
83
Cf. AUGUSTIN, De dono perseverantiae, cité par H. DROBNER, Les Pères de l’Eglise. Sept siècles de
littérature chrétienne, (J. Feisthauer trad.), Desclée, Paris 1999, 439.
85

aussi prêcher sans se lasser cette conversion à toutes les composantes de la population de la
sous-région, mais surtout à ceux qui sont censés être à la base et continuent à perpétrer ces
structures de péché.

La promotion de la paix exige une transformation profonde du cœur et de l’esprit. En effet, si


les systèmes actuels, inventés par l’homme, s’avèrent incapables d’assurer la paix, c’est le
cœur de l’homme même qu’il faut d’abord renouveler et, après, les systèmes, les institutions
et les méthodes. D’une manière générale, il s’agit de retrouver la clairvoyance et
l’impartialité avec la liberté de l’esprit, le sens de la justice avec le respect des droits de
l’homme, le sens de l’équité avec la solidarité mondiale entre les riches et les pauvres, la
confiance mutuelle et l’amour fraternel. Cela requiert une vraie liberté d’esprit pour prendre
conscience des attitudes stériles du passé, du caractère fermé et partial des systèmes
philosophiques et sociaux qui partent de présupposés discutables et réduisent l’homme et
l’histoire à un champ clos de forces matérialistes qui ne misent que sur la puissance des
armes et de l’économie, qui enferment les hommes dans des catégories toutes faites en
opposition les unes aux autres. Ces systèmes prônent des solutions à sens unique, c’est-à-dire
de manière partiale, et font fi des réalités complexes de la vie des nations et empêchent
celles-ci de les traiter librement. Pour promouvoir la paix, il faut alors une remise en cause de
ces systèmes qui conduisent manifestement à des impasses et qui gèlent le dialogue et
l’entente en développant la méfiance, accroissant ainsi la menace et le danger sans résoudre
les vrais problèmes et sans offrir de vraie sécurité, sans rendre les peuples vraiment heureux,
en paix et libres84. Pour ce faire, le Magistère prône la construction de nouveaux modèles de
société et de relations internationales capables d’assurer la justice et la paix sur des bases
stables et universelles. Ces modèles ne peuvent pas être imposés d’en haut ni réalisés
uniquement par des méthodes et des techniques, car les racines les plus profondes des
oppositions et des tensions qui détériorent la paix et le développement se trouvent dans le
cœur de l’homme. C’est donc le cœur et les comportements des personnes qui doivent être
changés. Aussi cela nécessite-t-il un renouvellement, une conversion de la part des
personnes85. Cette transformation en profondeur de l’esprit et du cœur demande cependant un
grand courage, le courage de l’humilité et de la lucidité, elle doit atteindre la mentalité
collective à partir de la conscience des personnes. Il faut donc un cœur nouveau, une façon
nouvelle de juger et d’agir. Mais la paix ne sera authentique que si elle est fruit de la justice.
Or une société n’est juste que si elle respecte les droits fondamentaux de la personne
humaine, car l’esprit de guerre surgit et mûrit là où ces droits ne sont pas respectés. Donc,
l’esprit nouveau est un esprit qui respecte ces droits. Enfin, le cœur nouveau d’où surgit la
paix est ce cœur qui se laisse inspirer par l’amour, ce cœur converti.

Par ailleurs, la conversion requiert la grâce prévenante et aidante de Dieu, ainsi que les
secours intérieurs du Saint-Esprit qui touche le cœur et le tourne vers Dieu, ouvre les yeux de
84
Cf. JEAN-PAUL II, Message pour la Journée mondiale de la paix 1984 : « D’un cœur nouveau naît la paix », in
L’Eglise et la paix. 25 ans de messages pontificaux pour la paix, 237-238.
85
Cf. Sur la paix et la guerre, Collection « Ce que dit le Pape », (Textes choisis et présentés par les moines de
Solesmes), Fayard, Paris 1991, 36 ; voir aussi : JEAN-PAUL II, Message pour la Journée mondiale de la paix
1986 : « La paix est une valeur sans frontières. Du nord au sud, de l’est à l’ouest : une seule paix », in L’Eglise
et la paix. 25 ans de messages pontificaux pour la paix, 267-268.
86

l’esprit et donne la douceur de consentir et de vivre selon la vérité. En effet, à en croire


Gerardi Renzo, même l’histoire de la théologie a connu des périodes d’expansion ou de
décadence, selon que la conscience humaine était disposée à la grâce de Dieu et aux
exigences de la vie dans l’Esprit86. Mais la grâce aidante de Dieu a aussi besoin de la
coopération de l’homme pour qu’elle agisse efficacement et transforme ainsi l’homme en le
détournant de la route du mal vers celle du bien, de l’injustice à la justice, de l’égoïsme à la
promotion du bien commun. Il faut donc aussi des efforts de la part de l’homme pour sortir de
ces structures de péché, c’est pourquoi nous avons dit que cette conversion doit être
progressive et permanente. Elle ne peut pas être atteinte une fois pour toutes, elle est toujours
à conquérir jour après jour. Il faut donc une lutte contre soi-même, c’est-à-dire contre cet
esprit égoïste et cette soif du pouvoir et de la gloire, et une lutte contre l’entourage déjà
envenimé par ces structures de péché. C’est donc le cœur de l’homme qu’il faut d’abord
guérir par l’instruction et par la prière car c’est du cœur de l’homme que naît le péché. De
toute évidence, répétons-le, cette transformation du cœur et de l’esprit exige du courage, le
courage de l’humilité et de la lucidité. Il faut, pour ce faire un cœur nouveau, une façon
nouvelle de juger et d’agir, il faut aussi une vraie conception de l’homme, du monde et de
Dieu, car les structures de péché découlent d’une perversion de la vérité sur l’homme, sur
Dieu et sur le monde. Il faut donc une conversion, une métanoia tant individuelle que
collective impliquant un changement d’attitude.

CHAP V: NOTION DE LA DEMOCRATIE AFRICAINE : LE CONSENSUS ET LA


PALABRE

La période coloniale, caractérisée par le paternalisme, l’autoritarisme et même le


totalitarisme, n’a pas préparé les Africains à la démocratie occidentale. Or, l’Afrique
précoloniale a connu un mode de démocratie qui n’a rien à envier à l’Afrique postcoloniale.
Les principaux éléments caractérisant la démocratie, tels que la participation maximale des
diverses catégories de la population, la limitation et le partage du pouvoir ainsi que la
solidarité, n’étaient pas inconnus chez les Africains précoloniaux. Ces éléments existaient
dans les empires et les royaumes africains d’avant la colonisation. A chaque niveau du
pouvoir, il existait, en Afrique, une limitation, un partage du pouvoir et une participation au
pouvoir.

De plus, nous en Afrique, le bien commun était au-dessus du bien individuel. Il y avait donc
une bonne gestion de la chose publique et cette notion n’est pas une nouveauté pour
l’Africain traditionnel. La démocratie commençait dans des structures de la base : au niveau
de chaque clan, il y avait la représentation des différentes familles qui le composaient. Au
niveau du village, chaque clan était représenté dans le conseil du chef de village. Ce conseil

86
Cf. G. RENZO, Storia della morale. Interpretazioni teologiche dell’esperienza cristiana. Periodi e correnti,
autori e opere, Dehoniane, Bologna 2003, 505.
87

se tenait souvent une fois par semaine à la cours du chef du village pour traiter des affaires
courantes et des divers problèmes du village. Chaque chef de clan se présentait au conseil
après avoir consulté les membres des familles qu’il représentait et exposait au grand conseil
du village les propositions des siens sur tel ou tel autre problème. Chacun devait se prononcer
sur le problème qui faisait l’objet de la réunion. Au niveau de la chefferie ou du royaume,
tous les chefs du village et notables se réunissaient pour traiter des questions importantes du
royaume en apportant les propositions de la base. Les plus anciens ou les plus sages, les
grands conseillers du roi (les « bashamuka », les « bashingantahe »87 ou notables) prenaient la
parole en dernier lieu pour faire la synthèse et choisir la meilleure décision entre toutes les
propositions faites, la plus conforme à l’expression de tous et la plus partagée par un très
grand nombre pour le bien de tous.

Ainsi, les décisions prises par consensus s’imposaient à tous. A tous les niveaux, l’Africain
traditionnel était un homme social. Toutes les étapes de la vie en Afrique précoloniale, étaient
marquées par des réunions pour décider ensemble sur l’avenir et le bien de la société. Jamais
un responsable de quel que rang qu’il soit, ne pouvait prendre une décision seul et l’imposer
au peuple. C’est dans ce sens qu’on parle du débat permanent africain qui était instauré sous
l’arbre, la fameuse palabre où chaque personne avait le droit à la parole et même l’obligation
d’exprimer son point de vue. C’est la démocratie par consensus.

L’Afrique a donc connu, elle aussi, ses propres formes de démocratie avant même l’époque
coloniale. La palabre africaine est présentée comme la plus populaire de ses formes
démocratiques, car, comme on vient de le voir, le recours à la palabre s’étendait de la famille
au royaume ou à l’empire, l’équivalant de l’Etat actuel. Une palabre pouvait durer plusieurs
jours et même plusieurs mois car le but était d’arriver à un consensus. C’est pourquoi il fallait
renvoyer les débats pour une ou d’autres rencontres au lieu de prendre une décision hâtive
dont les conséquences sur la société pouvaient être regrettables. La palabre africaine reposait
sur deux principes fondamentaux : le droit à la parole pour tous et la recherche du consensus.
Le premier est une façon commune à l’Afrique noire pour exprimer la souveraineté du
peuple, le second, est une des formes originales de la démocratie africaine de nature
conciliatrice et non compétitive. En Afrique précoloniale, la démocratie n’existait pas sous la
forme de l’assemblée nationale où l’individu était représenté par des élus désignés par un
vote. On s’exprimait plutôt par groupe. La forme africaine de la démocratie, consistant dans
la recherche du consensus et la conciliation, n’est donc pas, à notre humble avis, moins
valable que celle occidentale qui procède par compétition en vue de la majorité, laquelle
majorité est souvent tyrannique. C’est pourquoi, dans le cadre de notre étude, nous proposons
aussi le recours à cette forme de démocratie.

Il faut cependant préciser qu’il y avait des cas des tyrannies en Afrique traditionnelle, comme
un peu partout dans le monde, et il y en aura toujours. Toutefois, leur existence ne constitue
pas une raison suffisante pour nier l’existence aussi réelle de vraies et authentiques

87
Pour ce qui est de l’origine de l’institution d’«Ubushingantahe», lire A. NTABONA, « Le concept
d’Ubushingantahe et ses implications sur l’éducation de la jeunesse d’aujourd’hui au Burundi », in ACA, t.
XXV, 1985, 263-301.
88

démocraties africaines. D’ailleurs, dans plusieurs cas, le peuple pouvait déposer un roi tyran
et un roi irresponsable. Le pouvoir en Afrique était partagé entre les différents groupes qui
entouraient le chef. On faisait comprendre au roi qu’il était au service du peuple, et lors de
son intronisation, il devait s’engager à travailler pour son peuple en évitant tout abus du
pouvoir. Joseph Ki-Zerbo observe à ce propos que même chez les Mossi où le chef, le
« Moronaba », était doté d’un pouvoir presque divin, il ne pouvait pas cependant gouverner
sans se référer au conseil des anciens. Ces derniers avaient le pouvoir de contrecarrer les
décisions du roi et redimensionner quelque peu son pouvoir88. Cela signifie que finalement
c’est ce conseil des anciens qui confirme l’autorité suprême au nom du peuple89.

De toute évidence, l’Etat africain précolonial était une instance de gestion du bien commun et
des décisions prises pour l’intérêt de toute la société. En effet, grâce au conseil des anciens
(Bashingantahe, Bashamuka, Wazee, ou notables), le pouvoir du monarque était tempéré par
le dialogue constant et institutionnalisé, par un partage des responsabilités à tous les niveaux.
Cela permettait une certaine concertation, une certaine collégialité et une certaine
coresponsabilité. Ce qui signifie que non seulement le roi était contrôlé par le conseil des
anciens, mais ces derniers étaient à leur tour contrôlés per le peuple qui exigeait d’eux
constamment des vertus nécessaires pour l’exercice de cette fonction. Cet Etat africain a
cessé d’exister avec la colonisation. Là où on a voulu le remplacer par de nouvelles formes de
régime démocratique, les Africains ne se sont pas retrouvés car n’y étant pas habitués, et n’y
ayant pas été suffisamment préparés. Il fallait donc partir de la forme habituelle connue par
eux. De nos jours, on ressent encore ce besoin de recourir à la démocratie africaine.

CHAP VI: LA THEORIE DE LA JUSTICE

La promotion de la justice et le respect des droits de l’homme

Tout le monde en appelle à la justice et réclame la justice. Mais la justice est un


concept très controversé. C’est un thème qui suscite beaucoup de polémiques et
de discutions. La justice, selon Karl Peschke, est une des notions fondamentales
de la vie morale et juridique qui ne peuvent être facilement définie, bien qu’elles
soient essentielles90. C’est pour cette raison que nous voulons d’abord présenter
brièvement les différentes formes de justice et la conception de la justice selon les
diverses époques et traditions. Ceci nous permettra de bien comprendre la pensée
du Magistère sur la justice.

88
Cf. J. KI-ZERBO, « Afrikanische Persönlicheit und die neue afrikanische Gesellschft”, in Pan-Africanism
Reconsidered, Berkey, 1962. Zit. bei A. Imfeld, Verlem, was mich stumm mancht. Lesebuch zur africanischen
Kultur, Zürrich 1980, 93ss, cité par B. BUJO, « Démocratie dans un monde pluriculturel », in ACA, t. LXIV, n.
1, janvier-avril 1996, 645.
89
Cf. V. MULAGO, Un visage africain du christianisme, 135.
90
Cf. K. H. PESCHKE, Etica cristiana. Teologia morale speciale2. Teologia morale alla luce del
Vaticano II, Urbaniana University Press, Roma 1989, 284.
89

6.1 Formes de justice

On distingue généralement quatre formes de justice : la justice


commutative, la justice distributive, la justice contributive et la justice sociale.

La justice commutative concerne l’échange des biens et des services


selon l’étroite égalité des valeurs. Du fait que les droits et les exigences de la
justice commutative sont plus basés sur des contrats, cette forme de justice est
aussi appelée justice contractuelle. Cette catégorie de justice est celle utilisée dans
les échanges commerciaux et dans la fixation des prix, dans la juste rémunération
du travail. A en croire le Professeur Martin McKeever, dans son interprétation de
Hayek, celle-ci est l’unique vraie justice car elle se réalise sur la base de l’état de
droit91.

La justice distributive règle les relations entre la communauté et ses


membres. Elle exige que les bénéfices et les devoirs soient distribués au sein de la
communauté selon l’égalité proportionnelle. La justice distributive doit guider
ceux qui sont investis d’autorité. Mais étant donné que les individus et les
groupes ne sont pas égaux du point de vue de leur qualification, les ressources, les
aides, les obligations et les honneurs, doivent être distribuées proportionnellement
aux besoins, aux capacités, aux mérites, c’est-à-dire selon l’égalité
proportionnelle. C’est par exemple la proportion dans tel ou tel poste de travail
selon les entrées. Le manque de proportionnalité dans la distribution des
obligations et la partialité dans l’offre des travaux sont contraires à la justice
distributive et constituent une source de conflit au sein de la communauté.

Quant à la justice contributive ou légale, elle oblige les membres de la


communauté à seconder les exigences du bien commun. Tandis que la justice
distributive s’occupe des individus de la communauté, la justice contributive
s’occupe du bien général de la communauté, c’est pour cette raison même qu’on
l’appelle aussi justice générale92. Dans un Etat de droit, la justice contributive
oblige à satisfaire les justes exigences des lois, telles que les lois fiscales, la
législation sociale, etc. ; elle oblige aussi les autorités à contribuer au bien
commun en légiférant des lois appropriées. C’est en vertu du lien étroit entre la
justice contributive et la loi de l’Etat, que cette forme de justice est appelée
justice légale. Mais, même indépendamment de la loi positive et antérieurement à
elle, l’homme a le devoir de contribuer au bien commun de la communauté qui
l’a engendré et au sein de laquelle il s’est développé, cette communauté qui l’aide
de façon déterminante à assurer son existence et son autoréalisation. C’est dans
cette perspective que la Charte des Nations Unies déclare : « L’individu a des

91
Cf. H. VON HAYEK, Coscienza, mercato, pianificazione. Saggi di economia e di epistemologia,
Il Mulino, Bologna 1988, cité par M. MCKEEVER, “ La base economica della pace. Tra dogma
neoliberale e insegnamento sociale”, in Studia Moralia Supplemento, n. 3, 45/2 (2007), 70.
92
Lire A. HONNETH, La lutte pour la reconnaissance, Cerf, Paris 2000, 113-159.
90

devoirs envers la communauté dans laquelle seule le libre et le plein


développement de sa personnalité est possible »93.

La justice sociale est un concept assez récent. Il est entré dans


l’enseignement moral de l’Eglise au temps du Pape Pie XI, dont la grande
encyclique sociale Quadragesimo anno se caractérise justement par l’emploi de
ce terme. La justice sociale se réfère au bien-être économique des groupes
sociaux. Elle exige aussi une distribution proportionnée et équitable de la richesse
de la nation entre les différentes classes sociales. C’est pour cette raison que cette
forme de justice est un critère important pour la réalisation du développement 94.
C’est ainsi que la concentration de la richesse et l’accaparement des domaines
(terres) dans les mains d’une minorité extrêmement riche tandis que la majorité
de la population croupit dans la misère, est une offense à la justice sociale et par
conséquent, une source de conflits entre les classes. Enfin, la justice sociale
impose aussi des obligations aux nations dans leurs rapports mutuels. Elle exige
aux pays riches d’assister les pays pauvres afin que leurs habitants vivent aussi
d’une manière digne des êtres humains et non plus dans des conditions
infrahumaines.

6.2 Quelques conceptions de la justice

Nous voulons montrer de façon synthétique, comment les différentes


générations ont conçu la justice. A notre époque, on entend par « justice » l’idéal
d’une distribution équitable des avantages que l’on tire de la vie en société. C’est
une vertu des institutions et de l’organisation sociale.

6.2.1 La conception de la justice selon les anciens

Chez les anciens et les médiévaux, la justice était davantage une vertu
personnelle, définie comme la volonté constante de rendre à chacun son dû.

- Chez les Grecs

En Grèce, à l’époque homérique, le terme qui correspond à la justice est dikè


et il désigne l’ordre éternel des relations justes qui structurent le monde naturel et
le monde social. Socialement, cet ordre prend la forme d’une hiérarchie de rôles
où chacun trouve sa place ; le rôle de chacun à son tour, détermine ses obligations
vis-à-vis des autres et ce qu’il peut attendre d’eux et de la société en général 95.
Les dieux et les juges humains étaient censés être liés par cet ordre, et la justice

93
Charte des Droits de l’homme des Nations Unies de 1948, art. 29, §1.
94
Cf. M. MCKEEVER, art.cit., 73.
95
Cf. A. MACINTYRE, Giustizia e razionalità. Dai greci a Tommaso d’Aquino (C. Calabi trad.),
Anabasi, Milano 1995, 24-44.
91

de telle loi ou de tel jugement était évaluée en fonction de sa conformité à la


dikè96.

Pour Platon, la justice est une des quatre qualités qui constituent la bonté
morale, et c’est là l’origine de la définition traditionnelle de la justice comme une
des quatre vertus cardinales. Platon intériorise la justice en y voyant la qualité de
l’âme qui permet de soumettre les passions à la raison par les autres vertus. Sa
conception de la justice est rationnelle97.

Quant à Aristote, la justice, au sens large, est présente dans toutes les
vertus dans la mesure où elles ont un effet sur autrui. Corrélativement tout acte
mauvais qui nuit à autrui est considéré comme une forme d’injustice. Dans un
sens plus restreint, la justice est une vertu spécifique. Elle consiste dans
l’habitude de rendre à chacun son dû selon l’égalité. Selon ce savant grec, dans
une transaction, aucune des parties ne doit être avantagée par rapport à l’autre ou
aux dépens de l’autre. Pour Aristote, la justice n’est pas une partie de la vertu
mais c’est la vertu même98. Selon le Stagirite, en fait, la justice en tant qu’elle est
l’accomplissement total de la loi99, coïncide avec la vertu morale complète. Elle
est pour ce faire, la première des vertus 100. Le juste, affirme Aristote, est ce qui est
conforme à la loi et ce qui respecte l’égalité. Il définit l’injuste comme celui qui
viole la loi, celui qui prend plus que son dû et celui qui manque à l’égalité 101.
Entant que vertu, la justice doit répondre aux mêmes exigences que les autres
vertus éthiques, en particulier à celle qui veut que toute vertu éthique soit une
« médiété », si l’expression nous est permise, c’est-à-dire ce qui correspond au
juste milieu, à l’égalité. Et rien dans la conformité à la loi ne renvoie à cette
notion. C’est plutôt la justice-égalité qui est caractérisée comme une « médiété ».
C’est pourquoi, pour Aristote, la justice étant la vertu par excellence, sa
disparition entraînerait la ruine de toutes les autres. Et si elle est la vertu par
excellence, c’est parce qu’elle assure et garantit l’égalité. Ainsi, sa fin ultime est
de garantir le vivre ensemble harmonieux des membres d’une communauté
politique.

96
Cf. J. PORTER, « Justice », in Dictionnaire critique de théologie (J-Y Lacoste dir.), PUF, Paris
2007, 741-742.
97
Cf. A. MACINTYRE, op.cit., 89-110.
98
Cf. Ibid., 129-153.
99
Il sied, cependant, de préciser qu’Aristote n’ignore pas que les actions édictées par la loi ne sont
pas justes par leur nature, mais par une disposition positive d’un législateur. Autrement dit, de
telles actions sont dites justes parce qu’une loi positive les a déclarées telles. Bien plus, la loi,
parce qu’œuvre humaine, peut varier selon les époques ou selon les divers types de constitution.
D’où sa relativité qui justifie le fait qu’Aristote a prévu la possibilité d’une loi critiquable, c’est-à-
dire injuste. Si une loi est établie au seul avantage du législateur, il mériterait d’être critiquée et
remise en question, cf. A RISTOTELE, Etica Nicomachea, V, 2, 1130a-1130b 23-25, (C. Mazzarelli,
a cura di), Bompiani Testi a fronte, Milano 2009, 193.
100
Cf. A. LENTIAMPA SHENGE, Paul Ricoeur. La justice selon l’espérance, Lessius, Bruxelles
2009, 147.
101
Cf. ARISTOTELE, op.cit., V, 2, 1129a 27-1129b 1.
92

On comprend alors pourquoi notre auteur insiste sur la justice distributive.


Et pour lui, la distribution doit être placée du côté de la logique de la proportion.
Cela se justifie par le fait que la théorie politique d’Aristote reconnaît la
différence entre les membres de la communauté. Tous n’exercent pas la même
fonction dans la société, et pour ce faire, ils n’ont pas le même mérite. C’est ainsi
que la justice distributive doit tenir compte du mérite de chacun. Autant dire que,
lorsqu’il s’agit de la distribution, la règle générale de la justice, « chacun selon
son dû », doit s’énoncer ainsi : « chacun selon son mérite ». Ce qui signifie que le
dû de chacun dépend de son mérite. Cette règle implique que, chez Aristote, la
justice distributive s’exerce selon une égalité proportionnelle et non selon une
égalité arithmétique, puisqu’il s’agit, non pas de donner des parts égales à tous les
citoyens, mais des parts proportionnées à leurs mérites.

Enfin, les stoïciens ramènent la pratique de la justice à la loi naturelle.


Bien que cette loi naturelle n’ait jamais eu un contenu bien défini, elle suppose
toujours pour les stoïciens l’idée d’égalité des hommes en tant qu’agents moraux.

- L’Ancien Testament

Dans la Bible, le mot mishpat est généralement traduit par « justice »,


mais il peut avoir différents sens. Il désigne parfois une des prescriptions légales
du Pentateuque, parfois une coutume ou une pratique ordinaire. Mais il désigne
aussi l’ordre juste de la société et dont le respect est une obligation morale. Dans
ce cas, il est accompagné de çedȃqȃh (droiture), les deux termes ensemble
caractérisent Dieu102. Dieu est juste et droit. Vue sous cet angle, la justice
humaine, dans le récit de l’Alliance de Dieu, ne serait autre que la réponse que
l’homme donne à cette Alliance, elle en est indissociable. La pratique de la justice
humaine est intérieure à l’Alliance, elle peut ainsi être considérée comme le lieu
où seul se vérifie l’adhésion de l’homme à l’Alliance de Dieu et même à sa
connaissance. Les prophètes n’ont cessé de développer cet aspect. Pour eux en
fait, il ne pouvait y avoir aucune vérité dans le culte rendu à Dieu si les injustices
continuaient à être pratiquées. Les prophètes Amos et Osée ne se sont pas lassés
de le répéter, mais le plus éloquent à ce sujet est le premier chapitre d’Isaïe où
Dieu récuse la totalité des actes cultuels d’Israël parce que ses mains sont
« pleines de sang » (cf. Is 1,15). Le prophète exhorte le peuple à faire le bien, à
rechercher le droit, secourir l’opprimé, être juste envers l’orphelin et plaider pour
la veuve (cf.Is 1,17). En dehors de ce comportement, il n’y a pas de connaissance
de Dieu. C’est ce que Jérémie rappelle au roi Joachim :

« Malheur à qui bâtit sa maison sans la justice et ses chambres hautes sans
le droit, qui fait travailler son prochain pour rien et ne lui verse pas de
salaire, qui dit : ‘‘Je vais me bâtir un palais spacieux avec de vastes
chambres hautes, qui y perce des ouvertures, le recouvre de cèdre et peint
102
Cf. J. PORTER, art. cit., 741.
93

en rouge. Règnes-tu parce que tu as la passion du cèdre ? Ton père [le roi
Josias, qui fut un homme juste] ne mangeait-il et ne buvait-il pas ? Mais il
pratiquait le droit et la justice ! Alors, pour lui tout allait bien. Il jugeait la
cause du pauvre et du malheureux. Alors, tout allait bien. Me connaître,
n’est-ce pas cela ? – oracle de Yahvé. » (Jr 22,13-16).

Osée, face à l’injustice qui sévissait en Israël a pu de même écrire : « Il n’y a ni
sincérité, ni amour du prochain ni connaissance de Dieu dans le pays ». (Os 4,1-
2). Remarquons que pour les prophètes, et, donc, pour l’Ancien Testament, la
connaissance de Dieu passe nécessairement par la justesse du rapport à autrui 103.
Elle se construit dans la pratique de la justice.

6. 2.2 La conception chrétienne de la justice

Dans le Nouveau Testament, c’est la justice divine qui sert de principe


pour juger toutes les conceptions humaines de la justice. Dans les évangiles
synoptiques, cet idéal est à la base de la réévaluation radicale des relations
humaines qu’on trouve dans le sermon sur la montagne : «Soyez parfaits comme
votre Père céleste est parfait » (Mt 5,17-6,18)104. La justice des disciples de Jésus
doit être supérieure à celle des pharisiens et des scribes qui se contentent de
l’accomplissement extérieur et légaliste des prescriptions de la loi, mais ne font
pas attention à l’esprit de justice, lequel consiste dans une véritable préoccupation
du prochain. Cette perfection à laquelle nous exhorte le Seigneur doit donc se
matérialiser dans les rapports avec autrui. C’est dans cette perspective même que
saint Jean illustre la place occupée par la relation au frère à partir de
l’impossibilité de vérifier quoi que ce soit de notre situation devant Dieu : « Dieu,
personne ne l’a jamais vu », et plus loin l’Apôtre ajoute : « Si quelqu’un dit
‘‘j’aime Dieu’’ et s’il déteste son frère, c’est un menteur : celui qui n’aime pas
son frère qu’il voit ne saurait pas aimer le Dieu qu’il ne voit pas » (1 Jn 4,20).

Avec ce passage, nous remarquons que pour le Nouveau Testament, on


n’est pas dans une perspective de pure justice mais dans celle de l’amour. Il ne
s’agit pas non plus de n’importe quel amour mais d’un amour qui met en œuvre
un comportement de justice : la pratique de la justice ayant sa source dans
l’amour du frère. Ainsi, loin de se substituer à la justice, l’amour en est l’aiguillon
le plus ardent. Pratiquer la justice à l’égard de quelqu’un prend tout son sens dans
l’amour envers lui. L’accomplissement de la justice devient infiniment plus qu’un
devoir ou une loi à respecter : c’est une responsabilité à l’égard d’autrui et que
seul l’amour peut nous inciter à porter. Aussi cela découle-t-il de notre fidélité à
Dieu qui est Amour.  

103
On peut lire pour plus d’information sur la justice dans l’Ancien Testament : K. H. PESCHKE,
op.cit., 285-265 ; J. PORTER, art.cit., 741.
104
Cf. K. H. PESCHKE, op.cit., 286.
94

On comprend dès lors pourquoi saint Augustin soutient qu’aucune société


n’a jamais atteint la véritable justice, car selon lui, il ne peut y avoir de justice que
si l’on reconnaît le vrai Dieu et si l’on ordonne toute sa vie en fonction de lui. Il
ne peut même pas y avoir de véritable idée de justice en dehors de la révélation de
Dieu en Christ. Cependant l’Evêque d’Hippone reconnaît que les sociétés
humaines peuvent atteindre une sorte de justice qui a sa valeur, puisque la vie
serait impossible sans elle. Car, une fois la justice mise de côté, les empires ne
peuvent devenir que des brigandages en grand105. Le chrétien peut donc, et doit
donc, faire allégeance aux sociétés terrestres, à condition d’en connaître le
caractère imparfait et transitoire.

Quant à saint Thomas d’Aquin, contrairement à saint Augustin, il pense


qu’il peut exister chez les non-chrétiens une vraie justice, la justice naturelle,
laquelle force même les chrétiens à respecter les droits légitimes de non-
chrétiens106. Chez saint Thomas aussi, la justice est une des quatre vertus
cardinales, elle est la vertu spécifique de la volonté 107. Le Docteur Angélique
admet la définition traditionnelle de la justice comme volonté de rendre à chacun
son dû selon la règle de l’égalité 108. C’est sur cette base qu’il distingue la justice
commutative et la justice distributive109. La première est constituée des règles qui
gouvernent les rapports entre individus. La seconde est quant à elle constituée des
règles selon lesquelles la société distribue récompenses et châtiments et impose
des obligations à ses membres. La justice commutative est constituée des règles
qui gouvernent les individus, y compris la règle de ne pas nuire à autrui, qui
comprend par exemple l’interdiction du meurtre, de l’adultère et du vol.

Notons, enfin, que outre la conception grecque, hébraïque et chrétienne de


la justice, il y a aussi l’approche des auteurs modernes de la justice, telles que la
pensée de John Rawls sur la justice110, celle d’Axel Honneth111, de Nancy
Franser112 et celle de Michel Walzer113, pour ne citer que ceux-ci.

6.2.3 Quelques théories modernes de la justice

Depuis quelques décennies, toute interrogation sur la justice sociale fait de plus en
plus appel à la pensée des auteurs comme John Rawls, Axel Honneth, Nancy Franser et
Michel Walzer. Nous voudrions aussi montrer leur approche de la justice.

105
Cf. AUGUSTIN, De civitate Dei, 1. IV, c. 4, PL 41,115.
106
Cf. THOMAS D’AQUIN, Somme théologique IIa IIae, q. 10, a. 12.
107
Cf. Ibid., IIa IIae, q. 56, a. 6; q. 58, a. 4; q. 61, a. 2.
108
Cf. Ibid., IIa IIae, q. 58, a. 1, 2, 11.
109
Ibid., IIa IIae, q. 61, a. 1, 2.
110
J. RAWLS, Théorie de la justice, Seuil, Paris 1987. L’original fut publié en anglais, en 1971.
111
A. HONNETH, La lutte pour la reconnaissance, (déjà cité).
112
N. FRANSER, Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, La
Découverte, Paris 2005.
113
M. WALZER, Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de l’égalité, Seuil, Paris 1997.
95

Dans sa Théorie de la justice, John Rawls prend une certaine distance par rapport à la
pensée anglo-saxonne dominante dans son pays. En effet, il rompt délibérément avec
l’utilitarisme. Selon lui, il y a des inégalités acceptables et des inégalités inacceptables. La
justice d’une société ne se réfère pas à la situation faite à toutes et à chacune des personnes
vivant dans cette société, mais à la maximisation du bien-être de l’ensemble, c’est-à-dire la
somme obtenue par l’addition de tous les bien-être individuels. Avec cette conception de la
justice, les populations démunies n’ont pas lieu d’être prises en compte pourvu que la somme
globale des utilités soit jugée satisfaisante. Ceci revient à dire que la distribution du bien-être
n’intervient pas dans le concept de société juste, mais seulement la somme globale des bien-
être individuels. Il s’ensuit que l’on peut sacrifier le bien-être de certains individus ou
groupes à l’augmentation de la somme globale du bien-être dans la société.

Au départ, la pensée de John Rawls est apparue comme une alternative possible à la
pensée marxiste. Certains auteurs comme Christian Arnsperger et Philippe Van Parijs n’ont
pas manqué de voir dans cette théorie, le fondement même de l’éthique économique et
sociale114. D’autres l’ont considérée comme la théorie la plus complète et la plus cohérente de
la justice sociale115, et pour d’autres enfin, elle est la théorie de la justice la plus importante du
siècle116. Selon les commentateurs, cette théorie est appelée « libérale-solidariste »117, ou
« libérale-égalitaire »118 ou encore pour certains autres « égalitarisme libéral »119.

Le principe fondamental de la Théorie de la justice de John Rawls est que les


inégalités sociales et économiques ne sont acceptables que si elles procurent un bénéfice plus
grand aux membres les plus désavantagés de la société. Autrement dit, dans une société juste,
ne peuvent être acceptées que les seules inégalités dont la suppression entraînerait une
situation encore plus grave pour les moins avantagés. Pour mieux comprendre la pensée de
John Rawls, il importe de rappeler, en passant, les principes de justice qu’il prône et auxquels
se réfèrent ceux qui traitent de la théorie de la justice. Pour notre auteur, une société juste est
celle dans laquelle sont répartis équitablement les biens premiers sociaux, c’est-à-dire tous les
moyens qui permettent aux personnes de poursuivre effectivement leur conception
déterminée du bien, il s’agit de tous les biens utiles à la réalisation de leur projet de vie : les
libertés de pensée et de conscience, la liberté de se déplacer et de choisir son emploi, l’accès
aux postes et responsabilités divers, au revenu et à la richesse et les conditions sociales du
respect de soi-même, ce dernier est, à en croire John Rawls, le bien le plus important 120. Les
deux principes fondamentaux de la théorie de John Rawls peuvent être énoncés ainsi :

- Il ne peut y avoir de société juste que s’il y a d’abord et avant tout, un égal
partage par tous des mêmes libertés de base. L’ensemble de ces libertés de base est

114
Cf. C. ARNSPERGER et P. VAN PARIJS, Ethique économique et sociale, La Découverte, Paris 2003, 56.
115
C’est le cas par exemple de Simon Wuhl dans sa Discrimination positive et justice sociale, PUF, Paris 2007,
49.
116
On peut lire à ce propos A. SEN, Repenser l’inégalité, Seuil, Paris 2000, 114.
117
Cf. S. WUHL, L’Egalité. Nouveaux débats, PUF, Paris 2002, 62-67.
118
Cf. C. ARNSPERGER et P. VAN PARIJS, op.cit., 56.
119
Cf. J.P. MARÉCHAL, Ethique et économie. Une opposition artificielle, PUR, Rennes 2005, 105.
120
Cf. J. RAWLS, op.cit., 479.
96

donc pour chacun tel qu’il doit être compatible avec le même ensemble partagé
pour tous les autres121.
- Les inégalités sociales et économiques doivent satisfaire à deux conditions :
1° elles doivent d’abord être attachées à des fonctions et à des positions ouvertes à
tous, des conditions de juste égalité des chances,
2° elles doivent procurer le plus grand bénéfice aux membres les plus
désavantagés de la société122.

Ces principes peuvent être résumés en principe des libertés de base, principe d’égalité de
chance et en principe de différence. Pour John Rawls, le principe des libertés de base égales
pour tous est le plus important et il est inviolable. C’est pourquoi le respect des libertés de
base et de l’égalité de chances constituent le contexte dans lequel ne seront considérées
comme acceptables que les inégalités sociales et économiques qui procurent un plus grand
bénéfice aux plus défavorisés. De ce fait, les inégalités qui ne profitent qu’aux mieux lotis
sont injustes. Il sied, enfin, de rappeler que la pensée de Rawls n’est pas, selon lui, une
éthique mais une théorie politique de la justice. Il s’agit de recueillir les principes de base sur
lesquels des hommes sensés, mis dans une situation de départ la plus impartiale possible,
peuvent s’accorder pour vivre en société123. Il ne s’agit donc pas des principes retenus en
raison de leur valeur éthique. La justice dont parle Rawls est une justice procédurale en ce
sens qu’on estimera une mesure juste non en raison de sa valeur éthique mais parce qu’elle
est obtenue légitimement par une procédure sur laquelle les hommes se sont préalablement
mis d’accord.

Néanmoins des critiques ont été lancées contre la conception rawlsienne de la justice.
Toutefois, il ne faudra pas méconnaître le mérite de Rawls dans ce domaine 124. En effet, en ce
temps où les inégalités croissent de façon considérable dans le monde et où la pauvreté frappe
des centaines de millions de personnes, le principe rawlsien de différence, selon lequel les
seuls inégalités acceptables sont celles dont l’abolition aggraverait la situation des moins
lotis, continue à être valable. Et même si l’auteur dénie à son principe le caractère éthique, un
121
Cf. Ibid., 480.
122
J. RAWLS, Libéralisme politique, PUF, Paris 1995, 347.
123
On voit que Rawls s’est inspiré ici, d’une façon ou d’une autre, de Rousseau et de Kant. Il s’est référé au
principe de contrat social que soutiennent ces deux éminents auteurs.
124
Certains auteurs, comme Paul Ricoeur et Michael Walzer, s’interrogent sur le caractère prétendument non
éthique de la théorie de la justice de Rawls. Ils soutiennent que s’il fallait vraiment reconnaître un caractère
éthique à ce principe chez Rawls – alors que lui-même entend mener une démarche purement procédurale –, il
s’agirait d’une éthique où chaque individu est avant tout tourné vers la défense de ses propres intérêts. Car dans
la situation abstraite que Rawls invente pour établir des principes de justice sur lesquels tous peuvent s’entendre,
chaque sujet est supposé ignorer la position qu’il occupe dans la société et ne fait un choix raisonnable en faveur
du principe favorable aux plus démunis que parce qu’il pourrait découvrir, lorsque sera levé le voile de
l’ignorance, qu’il appartient aussi à la classe des défavorisés. C’est pourquoi il doit militer pour les défavorisés.
Le problème « non éthique » de la théorie de Rawls se pose du moment que, une fois les sujets défavorisés
revenus dans la société réelle, pourquoi continueraient-ils à militer pour les moins lotis alors que eux sont déjà,
lotis. C’est pourquoi Michael Walzer a pu écrire que la formule de Rawls n’aide pas beaucoup à déterminer
quels choix les gens vont faire à partir du moment où ils savent qui et où ils sont. Cf. M. W ALZER, Sphères de
justice. Une défense du pluralisme et de l’égalité, Seuil, Paris 1997, 123. Quant à Johann Michel, le virage
kantien opéré par Rawls, s’il introduit une conception morale de la personne, n’implique en revanche aucune
concession au point de vue de la conception purement procédurale de la justice. J. M ICHEL, cité par P. RICŒUR,
Une philosophie de l’agir humain, Cerf, Paris 2006, 400.
97

théologien chrétien bien averti ne peut manquer d’y voir le principe chrétien d’option
préférentielle pour les pauvres. Et une politique qui mettrait en pratique cette orientation, ne
serait pas loin de l’Evangile et serait bien accueillie par les citoyens du pays, en l’occurrence
les plus démunis. C’est pourquoi Paul Ricœur pense qu’il s’agit là d’un argument éthique
déguisé sous un argument technique emprunté à la théorie de la décision sous sa forme la plus
élémentaire, la théorie des jeux, où il y a des gagnants et des perdants dépourvus de tout souci
éthique125. Cette conviction de Ricœur se fonde sur le fait que, selon Rawls, la conception de
la justice comme équité se veut d’abord un dépassement de l’utilitarisme. Or, on sait que
l’utilitarisme contre lequel se dirige l’argumentation de Rawls est basé sur le principe
sacrificiel, qui veut qu’on sacrifie quelques individus ou groupes défavorisés pour le bien du
plus grand nombre. En ce sens, toute l’argumentation du philosophe de Harvard se déploie
dans un élan essentiellement anti-sacrificiel, comme l’atteste ce passage de la Théorie de la
justice :

« Chaque personne possède une inviolabilité fondée sur la justice qui, même au nom
du bien-être de l’ensemble de la société, ne peut être transgressée. Pour cette raison, la
justice interdit que la perte de liberté de certains puisse être justifiée par l’obtention,
par d’autres, d’un plus grand bien. Elle n’admet pas que les sacrifices imposés à un
petit nombre puisse être compensés par l’augmentation des avantages dont jouit le
plus grand nombre »126.

Pour Ricœur, cette défense, du moins cette sollicitude envers les faibles et les moins
lotis qu’il faut protéger d’un éventuel sacrifice au profit des nantis, est en quelque sorte la
formalisation de la Règle d’Or « Ne fais à autrui ce que tu ne souhaites pas qu’il fasse de
toi ». Paul Ricœur soutient donc que cette Règle d’Or répond à la voix de la sollicitude et
donc, à l’éthique en son sens téléologique qui demande que la pluralité des personnes et leur
altérité ne soient pas oblitérées par l’idée englobante d’humanité127.

A côté de l’approche rawlsienne de la justice, il y a aussi la nouvelle approche, celle


de la redistribution et la reconnaissance prônée par Axel Honneth, Nancy Franser et Michael
Walzer. Ces auteurs quant à eux, envisagent la justice sous l’angle de la distribution des
biens. Nous avons retenu chez Aristote la notion de la justice distributive visant une
répartition équitable des biens entre les citoyens libres et égaux. Avec le développement des
courants socialistes depuis le XIXème siècle, on s’est essentiellement préoccupé de la façon
dont il fallait répartir les biens économiques dans la société.

C’est ainsi qu’une nouvelle manière de considérer la justice a vu le jour depuis


quelques années. La question de la répartition des biens n’est pas abandonnée, mais elle est
située dans une perspective plus vaste, celle de la reconnaissance. De ce fait, une société juste
est celle qui assure les conditions d’une reconnaissance mutuelle. C’est ainsi que pour A.
Honneth, il est nécessaire d’être reconnu par quelqu’un car cela permet au sujet d’entretenir

125
Cf. P. RICŒUR, Le Juste, Esprit, Paris 1995, 91.
126
J. RAWLS, Théorie de la justice, 29-30.
127
Cf. P. RICŒUR, Soi-même comme un autre, Seuil, Paris 1990, 264.
98

un rapport positif avec lui-même. Car, s’il faut en croire l’auteur, chaque homme a besoin
d’être reconnu selon les modalités suivantes : l’expérience de l’amour faite en relation de
proximité avec un nombre restreint de personnes qui donne accès à la confiance en soi. Il faut
aussi être reconnu par les autres comme sujet de droits et de devoirs, ce qui permet d’accéder
à la conscience de sa dignité et au respect de soi. Enfin, il faut la reconnaissance par autrui de
notre capacité à contribuer à la société, ce qui ouvre à l’estime de soi ou sentiment de sa
propre valeur. Une société est injuste lorsqu’elle ne permet pas l’accès de ses membres à ces
trois niveaux de reconnaissance128. Cette nouvelle conception d’une société juste opère un
passage de l’idée de « redistribution » à celle de « reconnaissance ». Dans le concept
traditionnel de justice, il s’agit de distribuer les biens de façon équitable ; dans ce nouveau
concept, il s’agit d’assurer, par reconnaissance, la dignité individuelle de chacun. Cependant
il ne faudrait pas opposer ces deux justices. C’est pourquoi Nancy Franser a raison de dire
que la justice aujourd’hui requiert à la fois la distribution et la reconnaissance 129. Ce nouveau
concept de justice s’empare des questions de société en les orientant sur le sujet humain dans
la diversité de ses dimensions, le saisissant toujours comme sujet constitué et par ses relations
avec les autres.

Quant à Michael Walzer, la justice ne peut concerner que les biens sociaux. Par biens
sociaux, l’auteur entend les biens que les hommes conçoivent et créent. En soi, la répartition
de ces biens n’est ni juste ni injuste de façon absolue et abstraite, mais en rapport avec les
biens dont il est question130. C’est pourquoi, en vertu de la signification sociale du pouvoir,
toute répartition du pouvoir en fonction de la richesse sera jugée comme injuste. Les biens
qui sont objet de la justice sont donc des biens socialement valorisés, des biens qui sont dans
l’esprit des gens avant d’être dans leurs mains, selon les mots mêmes de Walzer131. Ainsi pour
notre auteur, une répartition sera estimée juste ou injuste selon la signification sociale du bien
concerné (éducation, richesse, honneur, appartenance nationale, etc.), c’est-à-dire selon la
compréhension que les membres partagent entre eux à son sujet. La justice établit les
répartitions selon des conceptions partagées de ce que sont les biens et de ce à quoi ils
servent.

Toutes ces approches de la justice nous renvoient à une vision beaucoup plus
complète de l’être humain dans la diversité de ses dimensions personnelles et sociales, que la
conception habituelle de la justice à dominance économique. La justice peut dès lors
s’étendre à l’ensemble du champ recouvert par les droits humains, eux-mêmes compris dans
le cadre des relations réciproques qui nous constituent en sujets. Il va s’en dire qu’une société
est juste qui répartit équitablement entre tous ses membres ce bien humain fondamental
qu’est la reconnaissance, laquelle permet un accès équitable de tous aux différents niveaux où
s’opère la reconnaissance nécessaire à chaque sujet pour qu’il puisse entretenir un rapport
réellement positif avec lui-même et avec les autres. Une telle conception de la justice la rend

128
Cf. A. HONNETH, La lutte pour la reconnaissance, Cerf, Paris 2000, 113-159.
129
Cf. N. FRANSER, Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, La Découverte, Paris
2005, 43.
130
Cf. M. WALZER, op.cit., 30.
131
Cf. Ibid., 28.
99

plus proche de l’idée de bonheur, car un être humain ne peut être heureux s’il n’est pas
reconnu par autrui et s’il se sous-estime.

Considérant toutes ces diverses conceptions de la justice, depuis les anciens jusqu’à
ces auteurs contemporains, on aboutit aux trois théories qui constituent, selon Otto Bird,
l’essence de la justice : la théorie de la loi positive, la théorie du bien social et la théorie du
droit naturel132. La théorie de la loi positive définit la justice comme conformité à la loi, et
réduit ce qui est juste à ce qui est conforme à la loi. Vu sous cet angle, le concept de justice
pourrait être facilement substitué à celui de légalité 133. La théorie du bien social définit la
justice comme le fait de faire ce qui est utile pour le bien social. Ici la justice est un concept
plus ample que celui de la légalité. La justice oblige dans ce cas à faire ce qui promeut le bien
social antérieurement aux exigences de la loi positive, au-delà de la loi positive, et même
contre elle, si elle va contre le bien de la société. La théorie du droit naturel affirme quant à
elle que le droit naturel est à la base de la justice. Selon cette théorie, la personne humaine a
des droits non parce qu’elle les a acquis de la société, mais parce que sa nature d’être humain
les lui confère de facto. Ainsi, les droits qui sont objet de la justice découlent du principe des
lois inhérentes à la nature même de l’homme. Les hommes et la communauté humaine ont un
droit naturel à une existence bien ordonnée à l’autoréalisation et au progrès de tous les
membres de la société. Et selon le Pape Jean-Paul II, la paix se réduit au respect des droits
inviolables de l’homme, car opus iustitiae pax, tandis que la guerre naît de la violation de ces
droits et entraîne encore de plus graves violations de ceux-ci134.

6.3 La promotion de la justice et des droits humains, gage d’une paix


pérenne

La paix se réconcilie avec la justice sociale, elle est œuvre de la justice ‘‘


opus iustitiae pax’’ selon la devise du Pape Pie XII et selon l’enseignement du
prophète Isaïe (cf. Is 32,17). Et pour le psaume 85,11, la justice et la paix
s’embrassent. Ce qui veut dire que pour promouvoir la paix, il faut tout d’abord
faire régner la justice. La justice a pour fondement la dignité de l’homme. Et pour
nous les croyants, nous savons que l’égalité fondamentale des hommes renvoie à
Dieu. En effet, c’est la paternité de Dieu sur toute créature humaine qui fonde
l’égalité fondamentale de tous les hommes. Un tel fondement est l’objet d’une
expérience morale. La dignité présente en tout être humain peut être considérée
comme le fondement objectif de toute exigence de justice. Le souci de
sauvegarder la paix sociale implique ainsi la réduction d’inégalités extrêmes qui,
à la longue, suscitent des révoltes.

La paix, fruit de la justice, est entendue au sens plus ample comme le


respect de l’équilibre de toutes les dimensions de la personne humaine 135.
L’orientation herméneutique donnée par le Magistère est très claire. A la base de
132
Cf. O. BIRD, The Idea of Justice, Frederick A. Praeger, New York 1967, 10ss.
133
Contre une telle conception, objecte Karl Peschke, il y a le fait qu’on fait souvent appel à la justice même en
matière où il n’y a aucune loi positive. Cf. K. H. PESCHKE, op.cit., 289.
134
Cf. JEAN-PAUL II, Lettre encyclique Redemptor hominis, n. 17, in AAS 71 (1979), 295-300.
100

l’œuvre pour la justice et la paix, il y a la personne humaine considérée dans


toutes ses dimensions. Ainsi, le non respect de la dignité humaine et la non
orientation de la société en vue du bien commun des personnes, constituent un
attentat à la justice et donc à la paix. D’où la nécessité de la défense et de la
promotion des droits humains. En effet, le Pape Paul VI nous enseigne que la
promotion des droits de l’homme est un chemin vers la paix 136. Selon
l’enseignement de Paul VI, la paix est intrinsèquement liée à la reconnaissance
idéale et à l’instauration effective des droits de l’homme 137. Or, le respect des
droits de l’homme relève de la justice en tant que celle-ci entend attribuer à
chacun ce qui lui revient de droit. Déjà le Pape Jean XXIII, avait affirmé que les
rapports entre les communautés politiques devraient se conformer aussi aux
règles de la justice, ce qui pour le Pape, implique la reconnaissance des droits
mutuels et l’accomplissement des devoirs correspondants. Et dans leurs rapports
privés, les hommes ne peuvent pas poursuivre leurs intérêts propres aux prix de
l’injustice envers les autres ; pareillement les communautés politiques ne peuvent
légitimement se développer en causant un préjudice aux autres ou en exerçant sur
elles une pression injuste138. Ainsi donc, promotion de la justice et respect des
droits humains ont tous pour fin la consolidation de la paix.

Il en découle que la promotion et le maintien de la paix exigent la justice


et le respect des droits fondamentaux de l’homme. L’Eglise catholique a toujours
déclaré dans ses documents officiels, en l’occurrence, dans l’encyclique Pacem in
terris, que la paix est produit du respect des droits humains. L’encyclique précise
que la paix durable est fondée sur la vérité (reconnaissance de la dignité et des
droits), sur la justice (respect de ces droits), sur l’amour (promotion des droits) et
sur la liberté (condition qui rend possible l’exercice de la responsabilité
personnelle), comme valeurs constitutives d’un nouvel ordre mondial 139. La
promotion des droits de l’homme est un point de passage obligé pour construire la
paix140. Depuis le magistère du Pape Jean XXIII, l’action pour la paix est devenue
le centre de l’activité pastorale et même pour les autres pontifes, comme l’a bien
écrit le théologien Alessandro D’Elia141.

L’encyclique Populorum progressio de Paul VI a préconisé les termes


« justice » et « paix » comme expression du programme pour le développement

135
Cf. CONSEIL PONTIFICAL « JUSTICE ET PAIX », Compendium de la doctrine sociale de l’Eglise,
n. 494.
136
Cf. PAUL VI, « La promotion des droits de l’homme chemin vers la paix », Message de la
journée mondiale de la paix 1969, in L’Eglise et la paix. 25 ans des messages pontificaux pour la
paix, 41.
137
Cf. Ibid., 44.
138
Cf. JEAN XXIII, Lettre encyclique Pacem in terris, n. 91-92, in AAS 55, (1963), 282. Texte
français in Le discours social de l’Eglise catholique. De Léon XI à Benoît XVI, 371-372.
139
Cf. JEAN XXIII, Ibid., n. 8-27.
140
Cf. Théo. L’encyclopédie catholique pour tous, Droguet-Ardant/Fayard, Paris 2007, 877.
141
Cf. A. D’ELIA, E liberaci dalla rassegnazione: la teologia della pace in don Tonino Bello, La
Meridiana, Molfetta 2000, 28.
101

intégral de la personne et pour la croissance solidaire de l’humanité 142. Eu égard à


cette conviction, le Pape se décida de créer, en 1967, le Conseil Pontifical Justice
et Paix comme organe de la papauté pour promouvoir le lien entre la justice et la
paix, pour que celles-ci deviennent la base de la convivialité humaine entre les
peuples. Son message de la Journée mondiale de la paix 1972 est particulièrement
consacré à ce lien entre la justice et la paix143.

Mais c’est le document fondamental du Concile Vatican II, Gaudium et


spes, qui a exigé la création de la Commission Justice et Paix. Cet organisme
universel de l’Eglise aurait pour rôle de stimuler la communauté des croyants à
promouvoir le développement des régions nécessiteuses ainsi que la justice
sociale entre les nations144. Pour le Concile, la paix est donc inconcevable sans la
justice dont elle est l’œuvre.

Un autre document important, mais peu connu des gens, dans lequel se
renforce le lien indissoluble entre paix et justice, est celui du Synode des Evêques
(1971), Justitia in mundo (La Justice dans le monde). Les évêques catholiques du
monde entier soulignent que la construction d’un monde de justice est
fondamentale pour la convivialité humaine afin d’éviter toutes les formes
d’exploitation et de domination des nations pauvres. Par ailleurs, les évêques
soulignent que cet engagement pour la justice est une exigence essentielle de
l’Evangile et comporte le courage prophétique de dénoncer les oppressions et les
injustices.

Le pontificat de Jean-Paul II, à travers l’encyclique Sollicitudo rei


socialis, appelle à la solidarité pour surmonter l’injustice sociale provoquée par le
développement capitaliste. Le document souligne l’importance de la volonté de
changement de la culture de la mort et de l’exploitation pour faire naître celle de
la solidarité. Dans l’encyclique Centesimus annus, le Pontife romain récupère la
pensée de son prédécesseur Paul VI, en affirmant que c’est seulement
l’engagement intégral de toutes les personnes pour la solidarité entre les peuples
qui peut résoudre les conflits sociaux, et ceci sera donc le nouveau nom de la
paix145. En outre, le même Pape fait émerger ce lien entre la paix et la justice à
travers les messages annuels pour la célébration de la Journée mondiale de la
paix, celui de 2002 est plus parlant à ce propos.

Le Pape Benoît XVI, bien que sa première encyclique Deus caritas est ne
soit pas une encyclique sociale au sens courant du terme et, de fait, ne parle pas
142
Cf. PAUL VI, Lettre encyclique Populorum progressio n. 5, in AAS 49 (1967), 259-260. Texte
français in Le discours social de l’Eglise catholique. De Léon XI à Benoît XVI, 533.
143
Id., Message de la Journée mondiale de la paix 1972 : « Si tu veux la paix, agis pour la
justice », in AAS 63, (1971), 868.
144
Cf. CONCILE ŒCUMÉNIQUE VATICAN II, Constitution pastorale Gaudium et spes, n. 90, in AAS
58, (1966), 1079.
145
Cf. JEAN-PAUL II, Lettre encyclique, Centesimus annus, n. 52, in AAS 83 (1991), 856-857.
102

directement de la paix, la seconde partie intitulée « l’exercice de l’amour », fait


allusion à la paix quand le Pape aborde la question du rapport entre l’engagement
nécessaire pour la justice et le service de la charité. En effet, pour le Saint Père,
l’ordre juste de la société et de l’Etat est le devoir essentiel du politique. Ainsi, un
Etat qui n’est pas dirigé selon la justice peut se réduire à une grande bande de
vauriens146. Ce qui peut signifier, à notre humble avis, un Etat où règne le
désordre. C’est dans l’encyclique Caritas in veritate que le Pape établit un lien
entre la vérité et la charité d’une part, et la justice et la paix de l’autre. Selon le
Souverain pontife, en effet, sans vérité, sans confiance et sans amour du vrai, il
n’y a pas de conscience ni de responsabilité sociale, et l’agir social devient la
proie d’intérêts privés et de logiques de pouvoir qui ont pour effet d’entraîner la
désagrégation de la société147. Pour ce faire, le Pape appelle à l’engagement en
faveur de la justice et du bien commun en vue de la promotion de la paix148.

Enfin Benoît XVI établit un lien nécessaire entre la justice et la charité,


cette dernière étant de loin supérieure à la première en ce sens qu’aimer c’est
donner, offrir du mien à l’autre. Toutefois, elle n’existe pas sans la justice qui
amène à donner à l’autre ce qui est sien, c’est-à-dire ce qui lui revient en raison
de son être et de son agir. Selon le Pape, je ne peux pas donner à l’autre du mien,
sans lui avoir donné tout d’abord ce qui lui revient selon le droit. Qui aime les
autres avec charité est d’abord juste envers eux149.

Toujours dans cette même perspective d’établissement d’un lien


nécessaire entre justice et paix, la Conférence épiscopale italienne (CEI), à travers
la Commission ecclésiale Justice et Paix, n’a pas manqué de s’exprimer. Selon les
évêques italiens, en effet, le dynamisme de la paix impose une stratégie de
mouvement qui s’harmonise avec la dilatation des horizons de la justice, que ce
soit dans les rapports entre les hommes et entre les institutions, ou dans le cœur
même de l’homme150.

CHAPITRE VII

L’IDENTITE ET LA MISSION DU FIDELA LAIC DANS L’EGLISE ET DANS LE


MONDE

146
Cf. BENOIT XVI, Lettre encyclique Deus caritas est, n. 28, in Le discours social de l’Eglise
catholique. De Léon XIII à Benoît XVI, Bayard, Paris 2009, 904.
147
Cf. Id., Lettre encyclique Caritas in veritate, n. 5, in Ibid., 923.
148
Cf. Ibid., n. 6.
149
Cf. ibid., n. 6.
150
Cf. CONFERENZA EPISCOPALE ITALIANA, Commissione Ecclesiale Giustizia e Pace, Educare
alla Pace, nota pastorale, Roma, marzo 1998.
103

7.1 DANS L’EGLISE

Aujourd’hui, plus qu’hier, le fidèle laïc africain est appelé à un engagement massif et
déterminé dans la vie de l’Eglise et de l’Etat. Au fait, la mission des laïcs appartient à la
nature même de l’Eglise. Et aujourd’hui en Afrique, elle est d’une actualité et d’une
nécessité toute particulière.

Cette actualité et cette nécessité ne se justifient pas tant du fait de la croissance de la


conviction sur la responsabilité et la participation des laïcs dans l’agir de l’Eglise dans le
monde, mais bien plus de la conscience de la vraie nature même de la mission de l’Eglise
dans le monde.

Pour comprendre cette actualité et cette nécessité de la mission du laïc au sein de l’unique
mission de l’Eglise, il sied de repartir d’une compréhension de l’Eglise comme famille,
comme « lieu d’entraide et de disponibilité au service »151, comme communauté de vie, dans
laquelle il y a diversité de talent, de charisme, de ministère, de fonction, de devoir et de
service, lesquels, chacun à sa manière, contribuent à l’édification de l’œuvre commune.
Elle est composée de plusieurs membres, mais unie ; elle est le Corps du Christ, le peuple de
Dieu.

C’est à partir de cette référence au Christ et au Dieu qu’il révèle comme amour que tout se
comprend et se justifie.

Tous sont à son service ; chacun à sa manière contribue à l’édification de son corps. A ce
service sont destinés les dons reçus de Dieu (cf. 1 Co 7,7 ; Ep 4,13.16) et du Seigneur Jésus-
Christ (cf. Ep 4,7).

A travers eux, chaque membre participe à sa manière au pouvoir et à la mission du Christ.


Sans porter préjudice à cette unité intérieure fondamentale, face aux différentes situations
historiques l’Eglise doit toujours réagir en fonction du contexte, tout en gardant à l’Esprit
qu’elle a une unique mission152 : révéler le mystère de Dieu et offrir au monde le salut en
Jésus-Christ. Avec tous ses membres, elle doit réaliser sa mission. Si l’on veut parler de
son service au monde, il faut dire que le laïc est l’expert de cette mission.

7.2 ENGAGEMENT & MISSION DU LAIC DANS LE MONDE

C’est, en principe, le caractère séculier même du laïc qui détermine sa spécificité. Il exerce
sa mission chrétienne au milieu du monde, dans les conditions normales de la vie familiale et
de la société. Certes, les clercs et les consacrés sont aussi dans le monde, mais leur mission
chrétienne ne touche pas directement l’édification des réalités terrestres. Les laïcs, en
revanches, ont comme mission spécifique l’existence terrestre. Le rôle des laïcs est par

151
BENOÎT XVI, Lettre Encyclique  Deus caritas est  (25.12.2005), n. 32.
152
Cf. CONCILE OECUMENIQUE VATICAN II, Constitution dogmatique sur l’Eglise  Lumen gentium, n. 41
et le décret sur l’apostolat des laïcs  Apostolicamactuositatem, n. 2.
104

conséquent de réaliser le Règne de Dieu dans l’administration et l’organisation des réalités


terrestres selon le dessein divin.

Guidés par l’esprit de l’Evangile, ils doivent être au sein du monde comme le levain dans la
pâte, sel et lumière (cf. Mt 5, 13-14).

Par conséquent, le service du laïc dans le monde n’est pas purement et simplement un
service terrestre ; c’est un service salvifique qui est, en même temps, un service ecclésial. En
effet, l’Eglise étant une dans le monde et pour le monde, le service terrestre du laïc est en
même temps service ecclésial.

Car, en fait, à travers les laïcs l’Evangile et la réalité salvifique du christianisme deviennent
présents dans le monde de même que les problèmes du monde deviennent présents au sein
de l’Eglise. A travers eux, on devrait arriver à l’intégration entre christianisme et culture, de
même qu’à une incarnation du christianisme dans le monde de notre temps. Le service
séculier du laïc participe donc du caractère sacramental de l’Eglise, qui est sacrement du
salut.

De par cette conception du laïc dans l’Eglise, on peut établir la relation Eglise – monde sur
deux plans : la place du laïc dans l’Eglise et le laïc comme messager de la Bonne Nouvelle
dans le monde : le couple et la famille ; le travail et la profession ; la science et l’économie ;
la culture et la politique.

Il est appelé, justement sur la base de son caractère laïc, à sanctifier le monde et à y insérer
l’esprit de l’Evangile153.

C’est dans ce contexte que s’inscrit l’engagement qu’il doit rendre au nom de l’Evangile au
service de la réconciliation, de la justice et de la paix.

En principe, l’avènement de la réconciliation et de la consolidation de la paix et de la justice


ne saurait faire fi de l’apport des fidèles laïcs eux-mêmes du moment qu’ils en sont en fait les
principaux protagonistes.

Pour gagner ce pari, ils doivent tous s’engager : à combattre toute forme de discrimination, à
bâtir la société sur le principe de l’égalité et de l’équité ; à démystifier l’ethnie, à maintenir
vivante la mémoire de tout ce qui dans les traditions africaines contribuait et contribue
encore à promouvoir la paix, la justice et la réconciliation ; à s’engager dans une dynamique
de réconciliation ; à emprunter la voie de la non-violence.

Cependant, cette mission du laïc dans le monde exige de lui une bonne préparation
scientifique, doctrinale et spirituelle. D’où l’importance de la formation des laïcs.

7.3 LES LAICS, DESTINATAIRES ET PARTICIPANTS DE LA VIE POLITIQUE

En parlant du rapport entre la justice et la miséricorde le Pape Jean-Paul II écrit : «  La charité


qui aime et qui sert la personne ne doit pas se séparer de la justice : l’une et l’autre, chacune à
153
Cf. JEAN-PAUL II, Exhortation Apostolique Post-synodale « Christifideleslaici (30.12-1988), 15-17, in AAS
81 (1989) 413-421.
105

sa manière, exigent la reconnaissance totale et effective des droits de la personne à laquelle


est ordonnée la société avec toutes ses structures et ses institutions ».154

Pour une animation chrétienne de l’ordre temporel, dans le but de servir la personne et la
société, les fidèles laïcs ne peuvent absolument pas renoncer à la participation à la
« politique », à savoir à l’action multiforme, économique, sociale, législative, administrative,
culturelle qui a pour but de promouvoir, organiquement et par institutions, le bien commun
car tous et chacun ont le droit et le devoir de participer à la politique. Cette participation peut
prendre une grande diversité et complémentarité de formes, de niveaux, de tâches et de
responsabilités.

De toute façon, comme l’a bien enseigné le Pape Jean-Paul II, quelles que soient les
accusations, comme par exemple celles d’idolâtrie du pouvoir, l’égoïsme, d’activiste et de
corruption lancées souvent contre les hommes du gouvernement, du parlement, de la classe
dominante, des parties politiques et malgré l’opinion répandue selon laquelle la politique est
nécessairement un lieu de danger moral, tout cela ne justifie pas le moins du monde ni le
scepticisme ni l’absentéisme des chrétiens pour la chose publique155.

De son côté le Saint Concile nous enseigne : « L’Eglise tient en grande considération et
estime l’activité de ceux qui se consacrent au bien de la chose publique et en assument les
charges pour le service de tous »156 .

Une politique pour la personne et pour la société trouve son critère fondamental dans la
poursuite du bien commun, en tant que bien de tous les hommes, bien offert et garanti à
l’accueil libre et responsable des personnes individuellement ou en association.

C’est ce que affirme le Concile en ces termes : «  La communauté politique existe pour le
bien commun ; elle trouve en lui sa pleine justification et sa signification, et c’est de lui
qu’elle tire l’origine de son droit propre. Quant au bien commun, il comprend l’ensemble des
conditions de vie sociale qui permettent aux hommes, aux familles et aux groupements de
s’accomplir plus complètement et plus facilement »157.

De plus, une politique pour la personne et pour la société prend comme orientation constante
la défense et la promotion de la justice, comprise comme une « vertu » à laquelle il faut
former tout le monde et comme une « force » morale qui soutient ceux qui s’efforcent de
favoriser les droits et les devoirs de tous et de chacun sur la base de la dignité personnelle de
l’être humain.

De ce fait, il importe de souligner que l’exercice du pouvoir politique doit se baser sur l’esprit
de service qui, joint à la compétence et à l’efficacité nécessaires, est indispensable pour
rendre « transparente » et « propre » l’activité des hommes politiques, comme du reste le
peuple l’exige fort justement.
154
JEAN-PAUL II, Lettre Encyclique  Dives in misericordia , n. 12, in AAS 72(1980), 1215-1217
155
JEAN-PAUL II, Exhortation apostolique post-synodale Christifedeleslaici, n. 42 ».
156
CONCILE ŒCUMÉNIQUE VATICAN II, Constitution pastorale sur l’Eglise dans le monde de ce temps,  Gaudium
et spes, n. 75.
157
Ibid., n. 74.
106

Aussi cela requiert-il la lutte ouverte et la victoire contre certaines tentations, comme le
recours à des manœuvres déloyales, au mensonge, le détournement des fonds publics au
profit de quelques-uns ou des fins de « clientélisme », l’usage de procédés équivoques et
illicites pour conquérir, maintenir et élargir le pouvoir à tout prix.

Les fidèles laïcs engagés dans la politique doivent sans le moindre doute respecter
l’autonomie des réalités terrestres, à comprendre dans le sens où la définit la Constitution
Gaudium et spes  : (…) Il est d’une haute importance que l’on ait une vue juste des rapports
entre la communauté politique et l’Eglise ; et que l’on distingue nettement entre les actions
que les fidèles, isolement ou en groupe, osent en leur nom propre comme citoyens, guidés
par leur conscience chrétienne, et les actions qu’ils mènent au nom de l’Eglise, en union avec
leurs pasteurs.

L’Eglise, qui, en raison de sa charge et de sa compétence, ne se confond d’aucune manière


avec la communauté politique et n’est liée à aucun système politique, est à la fois le signe et
la sauvegarde du caractère transcendant de la personne humaine »158. En même temps, les
fidèles laïcs doivent porter témoignage des valeurs humaines et évangéliques qui sont
intimement liées avec l'activité politique elle-même, comme la liberté et la justice, la
solidarité, le dévouement fidèle et désintéressé au bien de tous, le style de vie simple, l'amour
préférentiel pour les pauvres et les plus petits. Cela exige que les fidèles laïcs trouvent
toujours plus d'élan spirituel grâce à une participation réelle à la vie de l'Eglise et qu'ils soient
éclairés par la doctrine sociale.

Pour réaliser une politique qui veuille atteindre un développement humain véritable, il faut la
solidarité. Cette solidarité requiert, en outre, la participation active et responsable de tous à la
vie politique, de la part de chaque citoyen et des groupements les plus variés, depuis les
syndicats jusqu'aux partis, ensemble, tous et chacun, nous sommes destinataires et
participants actifs de la politique. Aussi faut-il préciser, une fois pour toutes, que cette
solidarité, comme l'a bien souligné le Pape Jean-Paul II, n'est pas un sentiment de vague
compassion ou d'attendrissement superficiel devant les maux de tant de personnes, proches
ou lointaines. Tout au contraire, c'est la détermination ferme et persévérante d'un engagement
pour le bien commun, en d'autres termes, pour le bien de tous et de chacun, afin que tous
nous soyons vraiment responsables de tous159.

La solidarité politique doit aujourd'hui se réaliser à la hauteur d'une ligne d'horizon qui,
dépassant chaque nation ou chaque bloc de nations, se présente avec des dimensions
proprement continentales ou mondiales160.

Le fruit de l'activité politique solidaire, si désiré de tous, mais jusqu'ici loin de son point de
maturité, c'est la paix. Ainsi, les fidèles laïcs ne peuvent rester indifférents, étrangers ou
paresseux devant tout ce qui est négation et compromission de la paix tels que: la violence et
la guerre, les tortures et le terrorisme, les camps de concentration, la militarisation de la
politique, la menace nucléaire etc. Au contraire, en tant que disciples de Jésus Christ, "Prince
158
Ibid. n. 76.
159
Cf. JEAN-PAUL II, Lettre Encyclique Sollicitudo rei socialis, n. 38, in AAS 80 (1988), 568.
160
Cf. Id., Exhortation Apostolique Post-synodale Christifideles laici, n. 42.
107

de la paix" (Is 9,5) et "notre Paix" (Ep 2,14), les fidèles laïcs doivent assumer la tâche d'être
des "artisans de paix" (Mt 5,9), autant par la conversion du cœur que par l'action en faveur de
la vérité, de la liberté, de la justice et de la charité, qui sont les fondements inaliénables de la
paix comme nous l'enseigne le Pape Jean XXIII dans son encyclique Pacem in terris161.

En vue de bâtir un monde où règne la paix, les fidèles laïcs doivent collaborer avec tous ceux
qui cherchent vraiment la paix. Et se servant des organismes spécifiques et des institutions
nationales et internationales, ils doivent promouvoir une œuvre éducative capillaire, destinée
à vaincre la culture dominatrice de l'égoïsme, de la haine, de la vengeance et l'inimitié, et à
développer la culture de la solidarité à tous les niveaux 162. Selon le Saint Père, cette solidarité
est le chemin de la paix et du développement 163. Les chrétiens doivent donc, pour ce faire,
repousser les formes inacceptables de violence, et promouvoir des attitudes de dialogue et de
paix. Ils doivent aussi pour instaurer un ordre social et international juste.

7.3 SITUER L'HOMME AU CENTRE DE LA VIE ECONOMICO-SOCIALE

Au numéro 43 de son exhortation apostolique post-synodale, Saint Jean-Paul II écrit: "Le


service pour la société de la part des fidèles laïcs trouve un point d'action essentiel dans la
question économico-sociale, dont la clé nous est fournie par l'organisation du travail (...).
Concrètement, le travail de l'homme et de la femme présente l'instrument le plus commun et
le plus immédiat du développement de la vie économique, instrument qui constitue à la fois
un droit et un devoir pour chaque personne humaine164.

Tout cela fait partie de la mission des fidèles laïcs. Le Concile Vatican II définit en ces
termes la fin et le critère de leur présence et de leur action: " Dans la vie économico-sociale
aussi, il faut honorer et promouvoir la dignité de la personne humaine, sa vocation intégrale
et le bien de toute la société. C'est l'homme en effet qui est l'auteur, le centre et le but de toute
la vie économico-sociale"165.

De fait, dans le contexte des transformations qui se produisent dans le monde du travail et de
l'économie et le bouleversent, les fidèles laïcs doivent être parmi les premiers à chercher la
solution des problèmes très graves du chômage croissant, ils doivent lutter pour venir à bout
des nombreuses injustices qui découlent d'organisations incorrectes du travail. Ils
s'efforceront de faire du lieu du travail un lieu où vit une communauté de personnes
respectées dans leur particularité et dans leur droit à la participation, ils doivent aussi
s'efforcer à développer de nouvelles solidarités entre ceux qui participent au travail commun,
ainsi que susciter de nouvelles formes d'entreprise et provoquer une révision des systèmes de
commerce, de finance et d'échanges technologiques.

En vertu de tout ceci, les fidèles laïcs doivent remplir leur tâche avec compétence
professionnelle, avec honnêteté humaine, avec esprit chrétien, comme moyen de leur propre
161
Cf. JEAN XXIII, Lettre Encyclique Pacem in terris, in AAS 55 (1963), 265-266.
162
Cf. JEAN-PAUL II, Exhortation Apostolique post-synodale Christifideleslaici, n. 42.
163
Cf. Id., Lettre Encyclique Sollicitudo rei socialis, n. 39.
164
Id., Exhortation Apostolique post-synodale Christifideleslaici, n.43.
165
CONCILE OECUMENIQUE VATICAN II, Constitution pastorale sur l’Eglise dans le monde de ce temps,
Gaudium et spes, n. 63.
108

sanctification, selon la recommandation du Concile: " Par son travail, l'homme assure
habituellement sa subsistance et celle de sa famille, s'associe à ses frères et leur rend service,
peut pratiquer une vraie charité et coopérer à l'achèvement de la création divine. Bien plus,
par l'hommage de son travail à Dieu, nous tenons que l'homme est associé à l'œuvre
rédemptrice de Jésus Christ qui a donné au travail une dignité éminente en œuvrant de ses
propres mains à Nazareth"166.

Quant à la vie économico-sociale et le travail, il se pose aujourd'hui le problème de l'écologie.


Il est vrai que Dieu a donné à l'homme le pouvoir de dominer le monde et de le transformer,
mais ce pouvoir, qui en dernière analyse n'est qu'une tâche, l'homme doit s'en acquitter dans
le respect de l'image divine qu'il a reçue, et donc avec intelligence et amour. Il doit se sentir
responsable des dons que Dieu lui a prodigués et prodigue sans cesse. L'homme dispose d'un
don qu'il doit bien gérer pour le transmette aux générations futures, car ces dernières aussi
sont destinataires des dons de Dieu167. En fait, la domination accordée par le Créateur à
l'homme n'est pas un pouvoir absolu, et on ne peut parler de liberté d'user et d'abuser, ou de
disposer des choses comme on l'entend. En effet, la limitation imposée symboliquement par
l'interdiction de manger le fruit de l'arbre (cf. Gn 2, 16-17), montre suffisamment que dans le
cadre de la nature visible, nous sommes soumis à des lois non seulement biologiques mais
aussi morales que l'on ne peut transgresser impunément. Pour ce faire, une juste conception
du développement ne peut faire abstraction de ces considérations relatives à l'usage des
éléments de la nature, au renouvellement des ressources et aux conséquences d'une
industrialisation désordonnée. Ces considérations proposent à notre conscience la dimension
morale qui doit marquer le développement168.

Telles sont entre autres les tâches et la mission du fidèle laïc dans l'Eglise et le monde. Ils
sont envoyés dans la vigne du Seigneur qu'est le monde pour le transformer selon le dessein
de Dieu en vue de l'avènement définitif du Royaume de Dieu.

CHAP. VIII. OBJECTIF DE MILLENAIRE POUR LE DEVELOPPEMENT


(Par Marguerite PEETERS)
8.1 Les Objectifs du Millénaire pour le Développement Introduction et processus
historique
Les Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMDs) sont souvent décrits comme la
«feuille de route du développement mondial d'ici 2015 ». Ils incorporent le contenu même
des programmes de développement de la gouvernance mondiale.

Ils sont traités comme le cadre de la coopération internationale au développement. Il n'y


aurait prétendument pas d'alternative. Jusqu'à présent, tous les pays et agents de
développement ont respecté ce cadre, raisonnant et opérant à l'intérieur de ses frontières. Le
cadre des OMDs reste avalable jusqu'au moins 2015, «date limite» fixée pour son application.

166
Ibid., n. 67.
167
Lire à ce propos la lettre encyclique Laudato si du Pape François.
168
Cf. JEAN-PAUL II, Lettre Encyclique Sollicitudo rei socialis, n. 34.
109

Bien qu'il ne soit ni un instrument juridiquement contraignant, ni une résolution formelle de


l'ONU, le cadre des OMDs a en pratique acquis un caractère politiquement et moralement
contraignant.

Origine et histoire des OMDs

Dans les années 1990, les états membres de l'ONU sont passés par un intense processus de
conférences, sans précédents dans l'histoire. L'objectif des conférences était de «construire un
consensus» sur les priorités du développement pour le 21ème siècle. Un consensus a été
proclamé, même si le caractère acrimonieux des débats à certaines des conférences (en
particulier la conférence du Caire sur la population en 1994, et celle de Pékin sur la femme,
en1995) prouve que le consensus n'était pas authentique. A la fin des années l990, les
gouvernements ont commencé à faire preuve d'une certaine «lassitude» à l'égard des
conférences, et les acteurs aux commandes de la gouvernance mondiale craignaient que le
processus lancé par les conférences ne s'essouffle.

L'Année 2000 offrait une opportunité, que l'ONU ne voulait pas laisser échapper, de
renouveler l'engagement des gouvernements. Sous l'influence du Secrétariat de l'ONU, un
Sommet du Millénaire qui a lieu à New-York en septembre2000, 189 pays membres ont
adopté la Déclaration du Millénaire - une déclaration-qui s'inscrivait dans la continuité
idéologique du processus des conférences des années 1990. Cette déclaration, signée par 147
chefs d’états se base principalement sur le –Rapport du Millénaire publié en avril 2000 par le
Secrétaire Général. Mais une question s pose: la Déclaration exprime-t-elle la vision de
gouvernements souverains et la volonté des peuples qu'ils représentent, ou plutôt celle des
experts consultés par le Secrétariat de l’ONU?

Un an plus tard, en août 2001, l'ONU a publié les huit Objectifs du Millénaire pour le
Développement (OMDs). Ces objectifs ont été conçus, non pas par les gouvernements à
travers un débat ouvert(comme cela eut été souhaitable si les objectifs devaient représenter la
volonté des peuples des pays en voie de développement), mais par «un groupe de travail
composé de plusieurs organes onusiens, y compris la Banque Mondiale, le Fonds Monétaire
International, UNICEF, le Fonds pour la Population et l'Organisation Mondiale de la Santé,
ainsi que l'Organisation pour la Coopération et le Développement».

©MargueriteA.Peeters20LoPermissionrequisepourtouteutilisationpubliqueousemipubliquede
cemodule.Sources:l)BarbaraCrossette.ReproductiveHealthandtheMillenniumDevelopmentGo
als.www.ippf.org (2)www.endpoverty2015.org

8.2 Des « cadres» à l'autodétermination

La liberté, le libre choix individuel, la solidarité, l'équité, un sens de responsabilité partagée


dans une ère d'interdépendance, font partie de l'éthique de la nouvelle culture mondiale dans
laquelle nous vivons. La nouvelle culture, si elle était interprétée et dirigée convenablement,
pourrait mener à une véritable autodétermination des pays en voie de développement et à un
développement humain intégral, dont l'amour gratuit est un paramètre essentiel.
110

Deux distinctions s'imposent pour démêler le programme du développement mondial actuel


de celui des minorités occidentales qui l'ont pris en otage:

1. Il convient de distinguer l'approche holistique du cadre des OMDs du développement


humain intégral, qui est le véritable holisme.
2. L'appropriation des OMDs, à laquelle le Secrétariat de l'ONU encourage les
gouvernements, n'équivaut pas à une authentique autodétermination.

Holistique vs. intégral

Le processus des OMD se prétend holistique, intégré, universel. Les OMDs sont reliés entre
eux et interdépendants. Ils abordent les défis de la pauvreté, l'alimentation, l'énergie, la
récession mondiale, le changement climatique, les droits de l'homme, l'égalité des sexes, la
gouvernance, le développement durable, la paix et la sécurité comme faisant partie d'un
même ensemble. « Le fait même qu'ils sont tous reliés entre eux offre à la communauté
mondiale une occasion unique de les aborder ensemble » (1, 64).

Cependant, dans cet ensemble holistique est intégrée une vision anthropologique
réductionniste et erronée, contaminée par une éthique laïciste. L'amour gratuit, le bien et le
mal, l'amour entre époux, la maternité, la paternité, la famille, la foi en Dieu, la révélation
divine en sont absents. Les sujets et les objets du développement sont juste des citoyens
laïques. Le bien-être et la sécurité, et non le bonheur personnel et la plénitude, sont l’objectif
final.

Le développement humain intégral, quant à lui, est ouvert à la transcendance. Il est orienté
vers la plénitude du bonheur pour chaque être humain. Il intègre la gratuité de l'amour.

La vision anthropologique sous-jacente à la qualité de la vie, la santé reproductive, l'égalité


des sexes, la « santé maternelle » telle que la nouvelle éthique l'interprète, est incompatible
avec un développement humain intégral.

Appropriation vs. Autodétermination

Le processus des OMDs insiste de plus en plus sur l'importance fondamentale de


« l'appropriation nationale des stratégies de développement ». L'ONU reconnaît que « les
politiques et les programmes uniformisés sont voués à l'échec, car il y a d'importantes
différences entre pays en ce qui concerne leurs capacités et leurs circonstances historiques et
géographiques ». Donc, « l'appropriation est primordiale pour que les pays s'engagent envers
les objectifs de développement» (1, 48). Les pays doivent non seulement «s'approprier» les
OMDs, mais aussi diriger le processus, avec le soutien de « programmes, politiques et
mesures mondiaux» qui «s'aligneraient sur les priorités nationales dans le respect de la
souveraineté nationale» (l, 85).

Mais à regarder de près le concept onusien d'appropriation, il s'avère que l'on demande aux
gouvernements de s'approprier un cadre de développement qu'eux-mêmes n'ont pas conçu,
mais qui a été établi par des experts de l'ONU. Cette «appropriation» doit se traduire dans des
politiques nationales se conformant au cadre de l'ONU. Les priorités nationales doivent
111

s'établir à l'intérieur du cadre et non à l'extérieur. Autrement dit, les gouvernements nationaux
sont attachés à un cadre qui peut être idéologiquement différent de leurs cultures et valeurs.
Ils doivent regarder les OMDs à travers le « prisme du genre ». L'appropriation du cadre de
développement de l'ONU leur est imposée. Le respect de leur souveraineté nationale
s'applique uniquement à la détermination de priorités à l'intérieur du cadre. Mais on ne peut
parler de respect de la souveraineté nationale si on demande aux gouvernements de donner
priorité à l'égalité des sexes, la santé reproductive et autres programmes qui sont en conflit
avec leur contrat de société. Il en résulte une espèce d'inculturation de la culture occidentale
laïciste dans les cultures non occidentales. Le système mondial de développement qui est en
place ne tolère pas que l'on pense ou agisse en dehors de son moule: là est le paradoxe de la
culture mondiale du libre choix dans laquelle nous vivons.

Le fait est que les gouvernements, les nations et les individus sont libres et souverains. Ils ont
la possibilité de démêler la nouvelle culture du « libre choix» de l'interprétation de ceux qui
l'ont prise en otage. Dans l'état actuel des choses, le «libre choix» est une caricature de
l'autodétermination. Les gouvernements, les nations et les individus peuvent et doivent
déterminer eux-mêmes qui ils veulent être. C'est uniquement ainsi que « l'appropriation
nationale» sera authentique.

« Cadres », « cibles », « indicateurs », « meilleures pratiques », « leçons apprises », 'conçus


par des experts lointains, sont en grande partie artificiels et ont déjà prouvé qu'ils ne
marchaient pas: non seulement ils étouffent la créativité, la liberté, la responsabilité et
l'autodétermination des peuples, mais en plus ils les rendent victimes de leur ingénierie
sociale et les asservissent à une éthique qu'ils n'auraient pas choisie librement eux-mêmes.

Un regard réaliste sur la situation exige-une .réévaluation radicale des approches du


développement. L'heure est venue de retourner à la réalité-du travail, de la liberté et
l'initiative humaines, de la famille, de l'amour, des cultures locales, de la foi. L'heure est
venue de passer des « cadres mondiaux » à une solidarité mondiale enracinée dans une
autodétermination authentique, d'une approche du développement réductionniste et erronée
au développement humain 'intégral, d'un accord mondial fondé sur des intérêts contractuels à
la civilisation de l'amour.

© Marguerite A. Peeters 2010 - Permission requise pour toute utilisation publique ou semi-
publique de ce module.

Source:

1.- Ban Ki-moon. Keeping the Promise. A forward-looking review to promote an agreed
action agenda to achieve the MDGs by 2015. Version inédite. A/64/xxx. 2010.
112

8.3 OMDs - Où en sommes-nous?


Au-delà de toute considération idéologique, la question est de savoir si le cadre des OMDs
mène à un développement tangible: la pauvreté, la faim, la soif, l'analphabétisme, la maladie,
la dégradation environnementale, augmentent-elles ou diminuent-elles dans le monde?
Cinq ans nous séparent de la ({ date limite» de 2015. Les objectifs seront-ils atteints? Voyons
de quelle manière les statisticiens et experts de l'ONU répondent à cette question. Le
secrétariat de l'ONU reconnaît que « la perspective de ne pas atteindre les Objectifs (...) est
très réelle» (1, 4). Si les OMDs offrent «un cadre historique d'engagement responsable», cette
« structure de responsabilité (...) est actuellement mise à l'épreuve» (1, 6).

En perspective du Sommet qui doit avoir lieu les 20-22 septembre 2010 à New York, Ban Ki-
moon a émis un rapport « Tenir sa promesse» (Keeping the Promise), qui devrait constituer la
base des délibérations des Etats membres en vue de produire un document final orienté vers
l'action. Ce rapport identifie les « succès et les écarts», et prévoit un programme d'action pour
la période 2010-2015.

Selon ce rapport :
- La réduction de la pauvreté a fait des progrès irréguliers et est menacée
- La faim augmente et reste un défi mondial important
- L'objectif de plein-emploi et d'un travail décent pour tous n'a pas été atteint
- L'accès universel à l'éducation a progressé, mais l'objectif n'a pas encore été atteint
- L'égalité des sexes n'a pas progressé suffisamment
- Certains OMDs liés à la santé ont fait des progrès significatifs
- La réduction de la mortalité maternelle a très peu progressé
- La protection de l'environnement a peu progressé

Le Secrétaire général souligne la nécessité de « fortement accélérer le rythme des


changements sur le terrain» (l, 59). Pourquoi le Secrétariat général considère-t-il nécessaire
d'accélérer les interventions « dans certains domaines clé» (1,86) pour pouvoir atteindre les
OMDs ? Voyons quelques unes des conclusions des statisticiens de l’ONU.

1. « Entre 1990 et 2005, le nombre de personnes vivant dans la pauvreté extrême a augmenté
de 36 millions. En Afrique subsaharienne et certaines zones d’Asie, la pauvreté et la faim
restent élevées. Durant la période 1990-2005, le nombre de pauvres vivant sur un dollar par
jour a augmenté-de 92 millions en Afrique subsaharienne et de 8 millions en Asie occidentale
» (l, 11).

2. « Malgré les premiers progrès réalisés, le nombre de ceux qui souffrent de la faim n'a cessé
de croître depuis 1995, tandis que leur proportion par rapport à la population mondiale
augmente depuis 2004-2006. Plus d'un milliard de personnes souffrent encore de la faim et
plus de deux milliards = ont une alimentation- déficiente en éléments nutritifs (...). Le nombre
de personnes souffrant de la faim dans le monde a augmenté de 842 millions en 1990-92 à
873 millions en 2004-06, et à 1,02 milliards au cours de 2009, le taux le plus élevé de
l'histoire. La plupart des 20 pays où l'on n'observe aucun progrès se trouvent en Afrique
subsaharienne » (1, 12).
113

3. « Depuis 2000, on a remarquablement progressé dans le but d'atteindre


l'éducation primaire universelle dans les pays en voie de développement, et
beaucoup de pays ont dépassé le seuil de 90% d'inscriptions à l'école» (1, 15).
« Autour de 126 millions d'enfants continuent à réaliser des travaux dangereux,
tandis que plus de 72 millions d'enfants en âge d'aller à l'école primaire partout
dans le monde - dont plus ou moins la moitié en Afrique subsaharienne - ne
sont pas encore à l'école» (l, 16).

4. « Corriger l'inégalité des sexes reste un des objectifs les plus difficiles à
atteindre presque partout, avec des implications transversales. Les origines des
désavantages et de l'oppression sexuelle se trouvent dans les attitudes et normes
sociétales, ainsi que dans les structures de pouvoir (...). La proportion de
femmes occupant des sièges parlementaires n'a augmenté que lentement,
atteignant 18% en janvier 2009» (l, 18).

5. « Le taux de mortalité infantile dans les pays en voie de développement a


baissé de 99 morts pour mille naissances en 1990 à 72 en 2008. Ceci est encore
bien loin de l'objectif de réduire la mortalité de deux tiers (à 33 pour mille
naissances) » (l, 24).

6. « L'accès aux services de santé reproductive reste très limité là où les risques
à la santé des femmes sont les plus importants (...). La mortalité maternelle n'a
diminué que faiblement de 480 morts pour 100.000 naissances en 1990 à 450
en 2005» (l, 30). En 2005, une mort maternelle sur huit était due à un
avortement à risques, malgré l'utilisation de contraceptifs par les femmes
mariées ou cohabitant avec un homme. Néanmoins, Il % des femmes dans les
pays en voie de développement (dont 24% en Afrique subsaharienne) qui
souhaitent espacer ou arrêter le nombre d'enfants qu'elles ont n'ont pas recours à
la contraception» (1,32).

7. « Quelques progrès ont été réalisés dans l'objectif de réduire de moitié la


proportion de la population n'ayant pas accès à l'eau potable. Mais la proportion
de la population n'ayant pas accès à un meilleur système d'assainissement a
diminué de 8% seulement entre 1990 et 2006 » (l, 33). « Dans le monde, autour
de 7 millions d'hectares de zones forestières disparaissent chaque année »
(1,34). . « L'objectif de réduire l'appauvrissement de la diversité biologique d'ici
à 2010 n'a pas été atteint » (1,35).

En conclusion: les statistiques de l'ONU révèlent que la communauté internationale


est encore loin d'atteindre les objectifs des OMDs dans la plupart des domaines.
Ceci met en question l'efficacité du cadre des OMDs. Mais l'ONU ne remet pas en
question le cadre lui-même ; elle blâme plutôt le « manque d’engagement » des
114

gouvernements, ainsi que les problèmes et défis émergents comme le réchauffement


climatique et la crise économique, financière et alimentaire. La solution que propose
l'ONU est un engagement accru au cadre des OMDs. D'ailleurs, elle demande « un
nouveau pacte entre toutes les parties prenantes pour accélérer le progrès des OMDs
dans les années à venir » (l, 1), « y compris les gouvernements nationaux, les
gouvernements donateurs et autres gouvernements qui apportent leur soutien, les
entreprises et la société civile dans son ensemble » (1, 7). « Toutes les parties
prenantes » devraient continuer à pense et à agir à l'intérieur du cadre des OMDs,
même si celui-ci a prouvé qu'il est incapable de fournir un développement humain
réel et intégral.

© Marguerite A. Peeters 2010 - Permission requise pour toute utilisation publique


ou semi-publique de ce module.

Source:
1. - Ban Ki-moon. Keeping the Promise. A forward-looking review to promote an agreed
action agenda to achieve the MDGs by 2015. Version inédite. A/64/xxx. 2010.

8.4 Les mécanismes de financement des OMDs

L'architecture financière de l'aide au développement est si complexe qu'il est difficile pour les
non-initiés de comprendre le fonctionnement concret et pratique du processus des OMDs.

Qui finance quel OMD ? Dans quelle mesure les nations souveraines des pays en voie de
développement peuvent-elles établir librement leurs priorités de développement? Sont-elles
libres de dire non à des objectifs et à des programmes auxquels elles s'opposent
idéologiquement ou sont-elles, dans la pratique, tenues par le cadre des OMDs, même si
celui-ci est informel? Les donations sont-elles affectées à un but précis? Qui coordonne et
détermine les priorités réelles? Existe-t-il des mécanismes de contrôle?

Le développement est financé principalement par les agences des gouvernements donateurs,
soit bilatéralement, soit par le biais d'agences multilatérales (FMI, Banque Mondiale,
Agences Arabes), des banques régionales de développement ou l'Union européenne
(Europaid).

De plus, les ONGs, entreprises et certains pays en voie de développement deviennent des
sources d'aide au développement de plus en plus significatives. Des fonds d'intérêt spécial,
comme le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme, l'Alliance
mondiale pour les vaccins et l'immunisation (GAVI Alliance, dont la Fondation Bill et
Melinda Gates est membre), le Partenariat International pour la Santé (International Health
Partnership+) et son Groupe de Travail pour un Financement Innovateur du Renforcement
des Systèmes de Santé (Tesk Force on Innovative Financing for Health Systems
Strengthening), UNITAID, le MDG Achievement Fund sont devenus des moyens importants
de canalisation de certaines ressources.
115

A plusieurs reprises ces dernières décennies, les pays développés ont convenu d'accorder 0,7~ de
leur produit national brut à l'aide publique au développement (APD). Mais en 2008, ils n'en étaient
qu'à 0,3%. Voyons le montant total d'APD accordé par les gouvernements donateurs dans les
dernières années:

Année Montant total de l'aide


2005 $ 107,1 milliards
2006 $ 104,4 milliards
2007 $ 103,7 milliards
2008 $ 119,8 milliards

Selon l'OGDE, en 2010 l'aide atteindra des niveaux record (en dollars), avec une
augmentation de 35% depuis 2004. Mais selon le rapport 2009 du Groupe de réflexion sur le
retard pris dans la réalisation des OMD, il manque encore 35 milliards de dollars par an aux
contributions des donateurs par rapport à leur promesse faite en 2005 quant aux flux annuels
d'aide par le Groupe des Huit à Gleneagles, et 20 milliards de dollars par an manquent à l'aide
à l'Afrique.

Le lobby de la santé reproductive est déterminé à mettre l'OMO 5 au centre des mécanismes
de financement. Ce faisant, il reçoit le soutien explicite des nations occidentales, en
particulier de l'Union européenne et des États-Unis sous l'administration Obama.

Dans son discours à l'occasion du 15ème anniversaire de la conférence du Caire, le 8 janvier


2010, la secrétaire d'État américaine, Hillary Clinton, a déclaré que le gouvernement Obama
avait « promis de nouveaux fonds, de nouveaux programmes et un nouvel engagement pour
atteindre l'Objectif du Millénaire pour le Développement cinq, c'est-à-dire (...) l'accès
universel à la santé reproductive. (...) Cette année, les États-Unis ont renouvelé leur
financement de la santé reproductive à travers le Fonds des Nations Unies pour la Population,
et il y aura bientôt encore plus de financement. Le Congrès américain a récemment affecté
plus de 648 millions de dollars à l'aide internationale pour des programmes de planifications
familiale et de santé reproductive dans le monde entier. C'est l'allocation la plus importante
depuis plus d'une décennie. En plus des nouveaux fonds, nous avons lancé un nouveau
programme qui se trouvera au cœur de notre politique étrangère, la Global health Initiative,
qui nous engage à consacrer 63 milliards de dollars en six ans à l'amélioration de la santé
globale en soutenant les efforts destinés à réduire la mortalité maternelle et infantile, à éviter
des millions de grossesses non désirées et des millions de nouvelles infections VIH, entre
autres objectifs. Cette initiative adoptera une nouvelle approche envers la lutte contre la
maladie et la promotion de la santé. Elle abordera ensemble les différents défis de la santé qui
sont reliés entre eux, en intégrant, par exemple, la planification familiale, les soins de santé
maternelle, et le dépistage et traitement du SIDA, afin que les femmes qui reçoivent des soins
reproductifs reçoivent également des conseils en ce qui concerne le VIH et soient dirigées
vers une clinique VIH si elles en ont besoin» (1).
116

Il n'y a absolument aucun doute que la santé reproductive et l'égalité des genres sont des
priorités pour la gouvernance mondiale aujourd'hui et qu'un financement énorme et prioritaire
est affecté à leurs programmes.

© Marguerite A. Peeters 2010 - Permission requise pour toute utilisation publique ou semi-
publique de ce module. Source : 1.- Hillary Clinton. Remarks on the Fifteenth Anniversary of
the Cairo Conference. 8 janvier 2010.

CONCLUSION GENERALE

L'objet de la Doctrine Sociale de l'Eglise est beaucoup plus large que l'établissement de
rapports économiques justes, il porte sur tout ce qui conditionne la recherche et la découverte
de la vérité par l'homme.

Cette vérité chrétienne est d'ordre anthropologico-théologique169 et elle sert de base à toute la
Doctrine Sociale de l'Eglise170 : l'homme, créé par Dieu à son image ne devient
authentiquement lui-même que par le libre don de soi 171. C'est dans l'accueil ou le refus de
cette vérité que la liberté de l'homme s'accomplit ou s'aliène. Mais l'homme « est aussi
conditionné par la structure sociale dans laquelle il vit, par l'éducation reçue et par son milieu
(cf. les « structures de péché »).

Le rôle de l'Eglise et de la Doctrine Sociale s'inscrit dans cette perspective. Pour Jean-Paul II,
comme pour Léon XIII, ({ il n'existe pas de véritable solution de la "question sociale" hors de
l'Evangile » (CA §5).

Jean-Paul II donne aussi des indications sur la forme que doit prendre l'action de l'Eglise,
dans sa lutte pour la vérité. Il s'appuie pour cela sur l'exemple de Solidarnosc: il s'agit d'une «
lutte pacifique » qui utilise « les seules armes de la vérité et de la justice », qui opère par les
voies de « la négociation, du dialogue, du témoignage de la vérité, faisant appel à la

169
La conception de la société dérive de la conception de la personne : «  de la conception chrétienne de la
personne résulte nécessairement une vision juste de la société » (CA § 13).
170
«Ce qui sert de trame et, d'une certaine manière, de guide à l'encyclique et à toute la doctrine sociale de
l'Eglise, c'est la juste conception de la personne humaine, de sa valeur unique, dans la mesure où "l'homme est
sur la terre la seule créature que Dieu ait voulue pour elle-même" » (CA § Il).
171
« C'est par le libre don de soi que l'homme devient authentiquement lui-même ... En tant que personne, il peut
se donner à une autre personne ou à d'autres personnes et, finalement, à Dieu qui est l'auteur de son être et qui,
seul, peut accueillir pleinement ce don» (CA §41).
117

conscience de l'adversaire et cherchant à réveiller en lui le sens commun de la dignité


humaine » (CA §23).

En guise de conclusion, nous osons reprendre ces quelques éléments tirés du document de la
Congrégation pour l'Education catholique, sur les « Orientations pour l'étude et
l'enseignement de la doctrine sociale de l'Eglise dans la formation sacerdotale », aux numéros
11, 12 et 13.

N. 11 : « A cause de son caractère de médiation entre l'Evangile et la réalité concrète de


l'homme et de la société, a besoin d'être continuellement mise à -jour et rendue apte à
répondre aux nouvelles situations du monde et de l'histoire. De fait, dans les décennies qui se
sont succédées, elle a connu une évolution considérable ».

« L'objet initial de cette doctrine fut ce qu'on appelait la ( "question sociale", à savoir
l'ensemble des problèmes socio-économiques apparus en des zones déterminées du monde
européen et américain à la suite de la révolution industrielle) ».

«Aujourd'hui, « la question sociale » n'est plus limitée à des zones géographiques
particulières, mais elle a une dimension mondiale (…), et elle embrasse de nombreux aspects,
y compris politiques, en lien avec les rapports de classes et avec la transformation de la
société déjà advenue et encore en voie de réalisation. De toute façon « question sociale » et «
doctrine sociale » restent des termes corrélatifs.

« Il est important de souligner dans le développement de la doctrine sociale que, tout en étant
« un corps» de doctrine de grande cohérence, elle ne se réduit pas à un système clos mais se
montre attentive à l'évolution des situations et capable de répondre adéquatement aux
nombreux problèmes et à la nouvelle manière dont ils se posent. Ceci résulte d'un examen
objectif des documents des Pontifes qui se sont succédés - depuis Léon XIII jusqu'à Benoît
XVI (...).

N. 12 « Les différences de présentation, de procédé méthodologique et de style que l'on note


dans les divers documents ne compromettent pas cependant l'identité substantielle et l'unité
de la doctrine sociale de l'Eglise ».

« C'est justement pour cette raison que l'on utilise le terme de la continuité pour exprimer la
relation des documents entre eux, bien que chacun réponde de manière spécifique aux
problèmes de son temps. »

« A titre d'exemple, les « pauvres» dont parlent quelques documents plus récents ne sont pas
les « prolétaires» auxquels se réfèrent Léon XIII dans son encyclique Rerum Novarum, ou les
« chômeurs» qui étaient au centre de l'attention de Pie XI dans l'encyclique Quadragesimo
Anno. Aujourd'hui leur nombre apparaît immensément plus grand, et en font partie tous ceux
qui, dans la société de bien être, sont exclus de l'usage libre, digne et assuré des biens de la
terre. Le problème est d'autant plus grave qu'en certaines parties de la terre, et spécialement
dans le Tiers Monde, cette situation est devenue systématique et quasi institutionnalisée. »
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« De plus, le problème ne concerne plus seulement les différences injustes entre les classes
sociales, mais aussi les énormes déséquilibres entre nations riches et nations pauvres ».

N. 13 « L'Eglise face à la communauté politique, dans le respect et l'affirmation de


l'autonomie réciproque dans leur domaine propre, puisque toutes les deux sont au service de
la vocation individuelle et sociale des personnes humaines, affirme sa propre compétence en
matière de doctrine sociale et son droit de l'enseigner pour le bien et le salut des hommes ; à
cette fin, elle utilise' tous les moyens, selon la diversité des situations et des temps ».

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