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« EXPLIQUE[R] LE PROBLÈME DE L’HOMME » :

RETOUR SUR LA QUERELLE DE LA PERFECTIBILITÉ

par Stéphanie Genand *

« Vous n’ignorez pas que ma folie à moi est de voir Jésus-Christ partout, comme Mme de Staël la
perfectibilité1 » : chacun aura reconnu, dans cette phrase provocatrice de la Lettre à M. de Fontanes
sur la deuxième édition de l’ouvrage de Madame de Staël, la manière dont Chateaubriand lui-même
résume le violent débat qui l’oppose, en décembre 1800, à l’auteur de De la littérature. L’affaire
n’est que trop célèbre et donne lieu à une telle polémique, par journaux interposés, que Rœderer,
excédé, demande à ses confrères du Journal de Paris, le 17 fructidor an XII, « de mettre fin à cette
querelle de la perfectibilité2 ». La formule, passée à la postérité, expose moins les enjeux de
l’opposition entre Chateaubriand et Staël qu’elle ne souligne, en forgeant un nouveau slogan, le
schématisme des deux blocs idéologiques qui s’affrontent alors. Jésus-Christ versus la perfectibilité :
en réduisant le débat à un duel entre la religion et la philosophie, Chateaubriand transforme sa Lettre
à M. de Fontanes en manifeste contre l’idéologie, l’héritage révolutionnaire et l’architecture
conceptuelle des Lumières. Il en va, outre de sa propre réhabilitation et de la promotion du Génie à
paraître, de la recomposition du paysage politique et esthétique. L’année 1800, offrant un calendrier
stratégique, accentue les clivages et requiert des prises de position tranchées, des clans adverses et
des antagonismes contrastés. Telle est du moins la voie polémique choisie par Chateaubriand : sa
Lettre à M. de Fontanes, saturée de contrastes et d’asyndètes, choisit la langue de la rupture pour
opposer, sans la moindre équivoque, sa réhabilitation du christianisme à la prétendue sacralisation de
la raison : « Mme de Staël donne à la philosophie ce que j’attribue à la religion3 », annonce-t-il en
guise de préambule.
C’est pourtant uniquement la méthode, et pour ainsi dire le paradigme, qui sépare a priori les
deux auteurs. Chateaubriand, refusant catégoriquement l’idée d’un progrès moral4, reproche à la
perfectibilité de jeter une lumière à la fois brutale et obscène sur le mystère de nos origines.
Indissociable de la malédiction qui a condamné le genre humain à une éternelle déchéance – ce que
le Génie du christianisme appellera « notre dégénération primitive5 » –, le principe de notre condition
représente moins, pour Chateaubriand, une énigme qu’une blessure attendant le baume qui en
apaisera la morsure. De la littérature commettrait, dans cette perspective, un double crime, à la fois
intellectuel et moral : prétendant connaître un secret précisément interdit à la connaissance, il
profanerait le sanctuaire de l’âme tout en privant le sujet de la rêverie et du « vague infini6 » qui le
consolent de la perte de son innocence. Il subsiste donc des bornes infranchissables dans le champ du

* CEREdI, Université de Rouen.


1. Chateaubriand, Lettre à M. de Fontanes sur la deuxième édition de l’ouvrage de Mme de Staël [22 décembre 1800], dans Génie du
christianisme, éd. Maurice Regard, Paris, Gallimard, 1978, p. 1266.
2. Œuvres du comte Pierre-Louis Rœderer, publiées par son fils, Paris, Firmin Didot, 1857, t. V, p. 310.
3. Chateaubriand, Lettre à M. de Fontanes…, éd. citée, p. 1266.
4. « Le genre humain a-t-il fait un pas dans les sciences morales ? non » (ibid., p. 1268).
5. Chateaubriand, Génie du christianisme [1802], éd. citée, p. 534.
6. Chateaubriand, Lettre à M. de Fontanes…, éd. citée, p. 1271.

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savoir et qui les outrepasse est aussi sacrilège que l’archéologue violant les tombeaux du passé, pour
reprendre l’une des métaphores du Génie :

Les mystères du cœur sont comme l’antique Égypte ; le profane qui cherchait à les découvrir sans y être initié par la
religion, était subitement frappé de mort7.

Les enjeux de la querelle, une fois précisés, dépassent ainsi la seule opposition du christianisme et
des Lumières : c’est davantage le savoir, et sa possible application au domaine moral, qui nourrissent
la virulence de Chateaubriand. La perfectibilité le heurte moins comme temporalité dynamique, à
rebours du mythe de la Chute, que comme programme heuristique coupable d’appliquer les règles de
la géométrie au mystère de l’homme. Il faut au contraire respecter le prestige de ces ténèbres tout en
reconnaissant à la religion la faculté, sinon d’éclairer, de révéler et de sublimer les profondeurs du
cœur : « Le christianisme a été si loin en morale, précise-t-il encore, qu’il a, pour ainsi dire, donné les
abstractions ou les règles mathématiques des émotions de l’âme8 ». Chateaubriand partage dès lors
avec Staël un même objectif – « la connaissance des passions9 » – et une même ambition anthropologique :
« Expliqu[er] le problème de l’homme10 ». Cette convergence impose en revanche d’exacerber, en
ces temps de refondation, les différences d’approche qui distinguent les deux auteurs : sans quoi
De la littérature, non content d’en avoir éclipsé la naissance, risque de supplanter le Génie du
christianisme. Chateaubriand fabrique dès lors une interprétation partisane de la perfectibilité. Elle
vise moins à définir ses enjeux qu’à valoriser, a contrario, la richesse du grand « livre futur11 ». Cette
stratégie passe notamment par l’attribution à Staël d’une velléité de savoir exhaustif. Rien ne doit
plus échapper au spectre de l’analyse et le traité de 1800 devient, dès la Lettre à M. de Fontanes, le
bréviaire d’une rationalité abstraite, desséchante et emblématique du siècle qui heureusement s’achève :

Qu’ils me semblent petits la plupart de ces hommes du dix-huitième siècle, qui, au lieu de l’instrument infini dont
les Racine et les Bossuet se servaient pour trouver la note fondamentale de leur éloquence, emploient l’échelle
d’une étroite philosophie, qui subdivise l’âme en degrés et en minutes, et réduit l’univers, Dieu compris, à une
simple soustraction du néant12 !

La méthode staëlienne, non contente de scléroser l’imagination, congédierait le rêve, le souvenir et


ne laisserait derrière elle que la triste carcasse d’un univers « désenchanté, [où] tout est mis à
découvert par l’incrédule13 ».
Cette lecture, outre qu’elle déforme la portée réelle de De la littérature, fige sa réception en lui
associant l’héritage positiviste du « moment idéologique14 ». Staël, soucieuse d’autopsier les
passions, chercherait à en disséquer rationnellement les effets dans une œuvre sourde à l’infini dès
lors qu’elle s’inscrit dans le sillage de Condillac et Condorcet. L’hypothèse est d’autant plus

7. Chateaubriand, Génie du christianisme, éd. citée, p. 688.


8. Chateaubriand, Lettre à M. de Fontanes…, éd. citée, p. 1267.
9. Ibid., p. 1266.
10. Ibid.
11. Ibid.
12. Ibid., p. 1277-1278.
13. Ibid., p. 1278.
14. Nous reprenons ici la formule d’Yves Citton qui donne son titre au collectif consacré à ce chapitre de l’histoire des idées : Le
moment idéologique. Littérature et sciences de l’homme, Yves Citton et Lise Dumasy (dir.), Lyon, ENS Éditions, 2013, p. 21.

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convaincante que plusieurs de ses textes rédigés à la même époque, et notamment Des Circonstances
actuelles, congédient explicitement « la métaphysique du vague15 » au profit de la seule vérité
scientifique. Staël composerait ainsi, au tournant des Lumières, une œuvre philosophique dont De la
littérature constituerait la pièce maîtresse et qui négocierait, tout en l’assumant, l’héritage
rationaliste : « L’empereur a dit que j’étais remplie de la philosophie du dix-huitième siècle, je m’en
glorifie16 », écrit-elle à Suard le 12 août 1806. Soulignée par Axel Blaeschke et par Jean Goldzink
dans leurs éditions respectives17, la filiation entre De la littérature et Des Circonstances actuelles,
inachevé et non publié, accrédite l’existence, en ces années charnières de la carrière de Staël, d’un
cycle dominé par ce qu’elle nomme elle-même « la méthode géométrique18 ». Il faudrait attendre le
déracinement imposé par l’exil, le deuil de Necker et l’obscurcissement prolongé de l’horizon pour
voir émerger un nouveau cycle, cette fois métaphysique, sous le signe de l’incertitude, de l’infini et
de la rupture avec la froide raison. De l’Allemagne en occuperait le centre et la distance prise par
Staël, en 1810, avec la méthode de Condillac, qui prétend « expliqu[er] la nature humaine comme une
science positive19 », explicite l’émergence d’un âge désormais irrationnel de la connaissance de soi :

L’objet auquel on prétend l’appliquer [la méthode mécaniste] n’en reste pas moins d’une immensité inconnue, et
l’énigme de nous-mêmes dévore comme le sphinx les milliers de systèmes qui prétendent à la gloire d’en avoir
deviné le mot20.

La formule, devenue célèbre, donne doublement raison à la Lettre à M. de Fontanes : Chateaubriand,


non content d’y sceller la lecture de De la littérature, aurait aussi programmé, à son insu, la
cartographie à venir du massif staëlien. Découpé en deux grandes séquences, alternativement
idéologique et métaphysique, il distinguerait un âge de l’analyse et un âge de l’inquiétude ou de
l’altérité à soi-même. Cette composition en diptyque s’appliquerait aussi bien aux traités qu’aux
romans : De la littérature constituerait le pendant philosophique de De l’Allemagne, tandis que
Delphine, retraçant la trajectoire d’une fille des Lumières, offrirait un miroir rationnel à l’éloge du
désordre et de l’improvisation que se veut Corinne ou l’Italie.
La Lettre à M. de Fontanes aurait ainsi orienté la structuration générale du corpus staëlien. Plus
encore, elle aurait livré les clés décisives de sa lecture critique : la plupart des études consacrées à De
la littérature21 interprètent en effet le traité de 1800 comme un geste avant tout rationaliste.
L’élaboration d’un nouveau champ du savoir, à une date stratégique, suppose d’effacer toute trace

15. Germaine de Staël, Des Circonstances actuelles qui peuvent terminer la Révolution et des principes qui doivent fonder la
République en France [1796], éd. Bronislaw Baczko et Lucia Omacini, dans Œuvres complètes de Madame de Staël, III-1, Paris,
Champion, 2009, p. 442.
16. Lettre inédite (archives de Broglie) citée par Robert de Luppé, Les idées littéraires de Madame de Staël et l’héritage des Lumières,
1795-1800, Paris, Vrin, 1969, p. 7.
17. « […] dans nos notes, nous avons essayé de montrer que Mme de Staël s’inspire étroitement de son ouvrage abandonné pour rédiger
la seconde partie de l’autre », précise Axel Blaeschke dans son « Introduction » (De la littérature, Paris, Garnier, 1998, p. XXXV).
Hypothèse confirmée par Jean Goldzink dans son édition de De la littérature, dans Œuvres complètes de Madame de Staël, I-2,
Paris, Champion, 2013, p. 71. Toutes les citations renverront désormais à cette édition.
18. Germaine de Staël, Des Circonstances actuelles, éd. citée, p. 439.
19. Germaine de Staël, De l’Allemagne [1810], éd. comtesse Jean de Pange, Paris, Hachette, 1959, t. IV, p. 65.
20. Ibid., p. 66.
21. Voir, outre l’édition critique d’Alex Blaeschke, les travaux de Florence Lotterie : « L’année 1800. Perfectibilité, progrès et
Révolution dans De la littérature de Madame de Staël », Romantisme, n° 108, vol. 30, 2000, p. 9-22, et Progrès et perfectibilité : un
dilemme des Lumières françaises (1755-1814), Oxford, Voltaire Foundation, SVEC, 2006.

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des passions au profit d’une dynamique qui intègre la violence dans une perspective apaisée, ne
laissant plus aucune place au surgissement, fût-il thérapeutique, de la douleur :

Il ne s’agit plus tant de se pencher sur les troubles intérieurs de l’âme que d’inscrire l’activité littéraire dans une
réflexion sur les conditions d’exercice de sa souveraineté par un sujet politiquement libre22.

Non que le mal ni l’aveuglement passionnel aient disparu de De la littérature : l’expérience de la


Terreur en témoigne dont Staël, évoquant ses « cruautés sans nombre23 », n’estompe ni la gravité, ni
l’impact déstabilisateur sur le système de la perfectibilité. Mais ces reculs de la civilisation restent
provisoires et ne compromettent jamais la marche générale du progrès : soit que la longue durée
réussisse à leur donner un sens – « Dans les périodes lumineuses, rappelle De la littérature, comme
dans les siècles de ténèbres, la marche graduelle de l’esprit humain n’a point été interrompue24 » –,
soit que le surgissement de la violence devienne, grâce aux vertus du brassage des cultures, une
opportunité. Le modèle en est donné dans le 8e chapitre de la première partie : intitulé « De l’invasion
des peuples du Nord, de l’établissement de la religion chrétienne et de la renaissance des Lettres », il
offre l’exemple, devenu célèbre, d’une séquence historique négative au cours de laquelle le désastre
se convertit fructueusement en profit25. Les peuples du Midi, alanguis, gagnent vigueur et énergie au
contact des populations du Nord, elles-mêmes modérées par la mollesse méridionale, tandis que le
christianisme syncrétise naturellement les différences de caractère : « La religion chrétienne a été le
lien des peuples du Nord et du Midi ; elle a fondu, pour ainsi dire, dans une opinion commune des
mœurs opposées26 », résume Staël. Résorbée, voire régénérée, la violence disparaît et avec elle, comme
le déplore Chateaubriand, la part d’ombre de la geste humaine. Florence Lotterie évoque elle-même,
analysant ce chapitre, « une sorte de ‘miction’ chimique où se sublimeront les caractères négatifs27 ».
Rien n’est pourtant moins sûr : la « querelle de la perfectibilité », et c’est là le nouvel éclairage
proposé par cette communication, mérite surtout d’être déconstruite parce qu’elle occulte
traditionnellement la lettre d’un texte qui non seulement fait la part belle à l’irrationnel, mais livre
la fresque problématique, voire inquiète, de l’esprit humain. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire
la « seconde préface » de De la littérature. Staël y rappelle, non sans paradoxe, la persistance d’une
loi du malheur qui guide, étrangement, les principaux chapitres de l’histoire :

Mais la Saint-Barthélemy commande-t-elle l’athéisme ? Mais les crimes de Charles IX et de Tibère ont-ils à jamais
proscrit le pouvoir d’un seul dans tous les pays ? De quoi les hommes n’ont-ils pas abusé ? L’air et le feu leur
servent à se tuer, et la nature entière est entre leurs mains un moyen de destruction28.

Les passions négatives, loin de se résorber grâce au grand flux temporel, résistent, reviennent et
constituent même la signature de l’âme humaine, si dangereuse qu’il importe de toujours s’en

22. Florence Lotterie, Progrès et perfectibilité…, op. cit., p. 143.


23. Germaine de Staël, De la littérature, p. 202.
24. Ibid., p. 129.
25. « L’invasion des barbares fut sans doute un grand malheur pour les nations contemporaines de cette révolution ; mais les lumières se
propagèrent par cet événement même » (ibid., p. 186).
26. Ibid., p. 190.
27. Florence Lotterie, Progrès et perfectibilité…, op. cit., p. 145.
28. Germaine de Staël, De la littérature, p. 111.

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protéger : « En augmentant la puissance de l’homme, il faut fortifier le frein qui l’empêche d’en
abuser29 ». Staël, loin de congédier les puissances destructrices du caractère et de la nature, les inscrit
donc au frontispice de son traité : De la littérature rêve bien de tout expliquer, sauf la toute-puissance
de cet inexplicable emblématisé par les vers de Young cités comme modèle de la « sombre imagination30 »
anglaise : « Qu’est-ce que la vie ? une guerre, une éternelle guerre avec le malheur31 ». Cette encre
noire contraste avec l’interprétation positiviste de De la littérature : comment le concept de
perfectibilité peut-il cohabiter avec un invariant pessimiste, autrement désigné comme « l’immuable
nature de l’homme32 » ? La question n’a pas échappé à Catherine Dubeau. Analysant, dans un récent
article, la figure de « l’homme féroce33 » dans De la littérature, elle souligne les zones d’ombre qui
lézardent la fresque prétendument lumineuse de l’histoire moderne. Staël y sublimerait moins les
éruptions de la violence qu’elle ne constaterait, par-delà l’éloignement des siècles, la persistance
d’une barbarie réfractaire à toute domestication. L’expérience de la Terreur en témoigne : le
métissage des cultures du Nord et du Midi, comme la modération du christianisme, n’ont pas eu
raison d’une cruauté qui non seulement défie la raison, mais explique la résurgence d’un fanatisme
où s’expriment « ces pulsions agressives que l’on croyait définitivement matées34 ». Et si nous
restions donc, de générations en générations, les bourreaux de nous-mêmes ? L’hypothèse s’écarte
considérablement de la réception programmée par la lecture de Chateaubriand. Elle ouvre cependant
une piste d’autant plus convaincante que les fictions, et en particulier Delphine dont la rédaction est
quasi contemporaine de la « querelle », libèrent, elles aussi, une étrange auto-destruction35 qui
problématise, avant de le condamner, le couple des protagonistes. Quel sens donner dès lors à la
« perfectibilité » ? De la littérature est-il le livre du progrès ou la fresque, bien plus troublante, de
notre archaïque sauvagerie ?
La question engage, outre le sens du traité, la nature même de son architecture conceptuelle. Si une
passion noire, et identique, ressurgit invariablement au fil du temps, De la littérature renoue par
conséquent avec l’histoire déterministe de Montesquieu : rien ne progresse vraiment et chaque
civilisation, comme chaque système politique, reste structurellement condamné à s’éteindre par le
conflit des énergies internes qui le dévorent. Cette loi du système, théorisée dans l’Esprit des lois36,
est familière à Staël qui commente à plusieurs reprises, dans De la littérature37, les Considérations
sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence. Vantant les « sublimes réflexions
de Montesquieu38 » sur le sujet, lorsqu’elle aborde à son tour le siècle d’Auguste, elle a pourtant soin
de s’écarter de sa méthode fixiste : « La décadence des empires, précise-t-elle, n’est pas plus dans
l’ordre naturel, que celle des lettres et des lumières39 ». L’invention de l’imprimerie, présentée comme

29. Ibid.
30. Ibid., p. 243.
31. « What is life ? a war / Eternal war with woe… » (ibid.).
32. Ibid., p. 276.
33. Catherine Dubeau, « L’homme féroce : passions, violence et limites de l’invention littéraire dans De la littérature », dans La raison
exaltée. Études sur De la littérature, Marc André Bernier (dir.), Paris, Hermann, 2013, p. 107-130.
34. Ibid., p. 118.
35. Voir Gilles Castagnès, « Delphine de Mme de Staël ou la quête du malheur », Revue d’Histoire littéraire de la France, vol. 113,
2013, p. 71-86, et Stéphanie Genand, La Chambre noire. Germaine de Staël et la pensée du négatif, Genève, Droz, 2017, p. 227-268.
36. Voir Jean Goldzink, Montesquieu et les passions, Paris, PUF, 2001, et La solitude de Montesquieu, Paris, Fayard, 2011.
37. Le dialogue avec l’œuvre de Montesquieu occupe notamment le chapitre 7 de la 1re partie, « De la littérature latine, depuis la mort
d’Auguste jusqu’au règne des Antonins » (Germaine de Staël, De la littérature, p. 180-185).
38. Ibid., p. 184.
39. Ibid.

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une étape décisive de la modernité, aurait pu sauver la civilisation latine40, dans sa démonstration, et
rien ne prédestine donc a priori les collectivités à se corrompre. Montesquieu reste ainsi un fascinant
modèle, mais un modèle dépassé puisque l’analyse de l’histoire antique révèle que la plupart des
facteurs qu’il a diagnostiqués « n’existent plus de nos jours41 ». Cette distance n’a cependant qu’un
temps : De la littérature, s’il valorise stratégiquement les séquences les plus spectaculaires du
progrès historique, insiste aussi, régulièrement, sur la loi de l’échec qui menace les individus et les
corps politiques. Le progrès, réel, n’existe donc que sous la forme de fulgurances, à la fois salutaires
et impuissantes à contrebalancer la dégénérescence programmée des sociétés. En témoigne, pour
Staël, la trajectoire inévitable de la démocratie athénienne. Dotés des meilleurs orateurs et du système
politique le plus juste, les Grecs n’ont pas su anticiper la menace structurelle de la démagogie. Le
désir de plaire, subordonnant les élites aux foules, discrédite et dégrade mécaniquement la vertu qui
garantit seule le fonctionnement des institutions :

Dans un état démocratique, il faut craindre sans cesse que le désir de la popularité n’entraîne à l’imitation des
mœurs vulgaires ; bientôt on se persuaderait qu’il est inutile, et presque nuisible, d’avoir une supériorité trop
marquée sur la multitude qu’on veut captiver. Le peuple s’accoutumerait à choisir des magistrats ignorants et
grossiers ; ces magistrats étoufferaient les lumières ; et par un cercle inévitable, la perte des lumières ramènerait
l’asservissement du peuple42.

La métaphore du « cercle », brisant la ligne de la perfectibilité, inscrit ainsi la régression au cœur des
civilisations. L’histoire humaine, dont la trajectoire chaotique mêle avancées et retours en arrière,
dessine moins un horizon optimiste qu’un mouvement fragile et qui ressemble, par un étrange
paradoxe, à la femme décrite par Montesquieu dans la préface des Lettres persanes : elle « marche
assez bien, mais [elle] boite dès qu’on la regarde43 ».
Ce clair-obscur explique le doute qui ronge De la littérature. Chateaubriand, déplorant le manque
d’éloquence chez Staël, n’a pas entendu les soupirs, les interjections douloureuses ni les exhortations,
nombreuses, à poursuivre coûte que coûte une démonstration dont l’auteur lui-même ne semble pas
convaincu. « Relevons-nous sous le poids de l’existence44 », « Ah ! qu’on a de peine à repousser ces
tristes rapprochements45 », « Eh bien, il faut l’atteindre46 » : les preuves abondent, dans le traité staëlien,
d’un découragement chronique et du besoin de croire à la perfectibilité, qui s’apparente davantage à
un espoir qu’à une certitude mathématique : « Je ne sais si la puissance de la pensée doit détruire un
jour le fléau de la guerre47 », nuance Staël dès son « Discours préliminaire ». Ce pessimisme s’appuie
en outre sur une série de parallèles désespérants. Staël, en plus de renouer avec la fatalité du cycle,
superpose à la dynamique du progrès un système de résonances transhistoriques. De la littérature ne
présente pas, de fait, une succession de siècles se bonifiant graduellement : il tend au contraire, au fil
des époques traversées, une série de miroirs renvoyant tous la même image déformée. Le raisonnement

40. « Si l’imprimerie avait existé, les lumières et l’opinion publique acquérant chaque jour plus de force, le caractère des Romains se
serait conservé, et avec lui la nation et la république » (ibid.).
41. Ibid.
42. Ibid., p. 122.
43. Montesquieu, Lettres persanes [1721], éd. Philip Stewart et Catherine Volpilhac-Auger, dans Œuvres complètes de Montesquieu,
Oxford, Voltaire Foundation, 2004, t. I, p. 137.
44. Germaine de Staël, De la littérature, p. 114.
45. Ibid., p. 202.
46. Ibid., p. 115.
47. Ibid., p. 121.

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staëlien procède dès lors par analogies. Le mot apparaît explicitement à l’occasion d’un parallèle
établi, à plusieurs reprises, entre le siècle d’Auguste et celui de Louis XIV :

Mais tout, dans les poètes [du siècle d’Auguste] rappelle l’influence des cours : la plupart d’entre eux désirant de
plaire à Auguste, vivant auprès de lui, donnèrent à la littérature le caractère qu’elle doit prendre sous l’empire d’un
monarque, qui veut captiver l’attention, sans rien céder à la puissance qu’il possède. Ce seul point d’analogie établit
quelques rapports entre la littérature latine et la littérature française, dans le siècle de Louis XIV, quoique d’ailleurs
ces deux époques ne se ressemblent nullement48.

D’abord prudente, l’association entre l’empire romain et la monarchie absolue permet ensuite à Staël
d’identifier, en lieu et place d’un progrès, un fonctionnement structurel : celui, en l’occurrence, de
l’écriture courtisane, qui bride la création, d’Ovide49 à Racine, au profit d’une parole politiquement
inoffensive. Récurrente50, la similitude entre Auguste et Louis XIV mine donc de l’intérieur le
système de la perfectibilité : comment croire au progrès dès lors que l’histoire de l’esprit humain
procède par répétitions, voire par reproductions ? À situation politico-sociale identique, passions
semblables, pourrait-on dire, ce que Staël résume d’une formule tout aussi explicite au moment de
comparer les cultures grecque et latine : « Je ne m’attacherai donc pas ici à l’analyse des effets
semblables, qui devaient naître des mêmes causes51 ».
Cette analogie n’est pourtant pas encore la plus troublante : Staël, après avoir rapproché les
despotismes antiques et modernes, compare la Révolution française aux invasions barbares52. Au
cœur du chapitre 8 et de plusieurs passages de la seconde partie, le parallèle porte sur deux aspects :
la valeur des événements, tous deux destructeurs, mais vecteurs de progrès à plus long terme53, et la
violence de leurs protagonistes. Là subsiste au contraire un nœud, judicieusement mis en lumière par
C. Dubeau54 et qui tient à la réapparition d’une violence que rien ne justifie, quelle que soit l’échelle
temporelle envisagée. Les révolutionnaires, tels que Staël les dépeint, incarnent en effet une férocité
purement négative. Aucune vertu, ni aucune téléologie ne vient la sublimer et les hommes qui ont
récemment pris le pouvoir ravivent le souvenir des hordes du Nord, ces fils d’Odin hypnotisés par la
vue du sang et dont le chapitre 8 livre un portrait fasciné55 :

Plusieurs des hommes qui ont pris un grand ascendant sur les destinées de la France, étaient dépourvus de toute
apparence de grâce dans l’expression et de brillant dans l’esprit : peut-être même devaient-ils une partie de leur
influence à ce qu’il y avait de sombre, de silencieux, de froidement féroce dans leurs manières comme dans leurs
sentiments56.

48. Ibid., p. 175 (nous soulignons).


49. « Ovide […] rappelle, à cet égard, le mauvais goût du siècle de Louis XIV » (ibid., p. 178).
50. Ibid., p. 175-178 et 180.
51. Ibid., p. 161.
52. Elle va même plus loin et relie le moment 1800 au crépuscule de tous les empires : « Nous sommes arrivés à une période qui
ressemble, sous quelques rapports, à l’état des esprits au moment de la chute de l’empire romain et de l’invasion des peuples du
Nord » (ibid., p. 332).
53. Voir ibid., p. 186 (note 25) et p. 286 : « […] il est dans la nature même de la révolution d’arrêter, pendant quelques années, les
progrès des lumières, et de leur donner ensuite une impulsion nouvelle ».
54. Voir « L’homme féroce », art. cité.
55. « Les géants de la gelée présidaient à leurs exploits. Le déluge, dans leurs traditions, c’était la terre inondée de sang » (Germaine de
Staël, De la littérature, p. 187-188).
56. Ibid., p. 265.

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Cette résurgence, qui dépasse le « temps horrible57 » de la Terreur, ne problématise pas seulement la
dynamique du progrès : elle interroge aussi, plus profondément, la conception staëlienne de la nature
humaine. Est-elle vraiment perfectible ? La question se pose d’autant plus que l’analyse des œuvres,
et plus précisément celle des richesses de « la littérature du Nord58 », met en lumière l’impressionnante
réussite des textes qui prennent cette férocité gratuite, et pour ainsi dire structurelle, comme objet. La
sidération qu’ils provoquent plonge en effet lecteurs et spectateurs dans une aventure anthropologique
d’autant plus forte qu’elle résiste au processus cathartique et laisse voir, en lieu et place d’un
caractère purgé, le surgissement intact des passions. C’est Shakespeare qui incarne, aux yeux de
Staël, le modèle de cet imaginaire brut. L’analyse de ses tragédies, au cœur du chapitre 13 59, prend
une telle ampleur dans le tableau de la littérature anglaise qu’elle cristallise, à elle seule, le pouvoir et
la nouveauté de ces créations. Qu’y découvre-t-on ? La passion du crime, la raison aveugle et
l’extinction de la conscience dont Richard III pourrait bien être le nom :

Il nous l’a peint cependant plus criminel encore que Macbeth ; mais il voulait montrer ce caractère sans remords,
sans combats, sans mouvements involontaires, cruel comme un animal féroce, non comme un homme coupable,
dont les premiers sentiments avaient été vertueux. Les profondeurs du crime s’ouvrent aux regards de Shakespeare ;
et c’est dans ce Ténare qu’il sait descendre pour en observer les tourments60.

Shakespeare, représentant la violence humaine sans masques ni tabous, lève donc le voile sur un
territoire moral aussi effrayant qu’immuable : l’âme moderne, comme jadis l’espace de la mythologie,
a son « Ténare », autrement dit son enfer intérieur qu’il ne s’agit pas de résorber, mais de donner à
voir. La réussite de ces pièces repose ainsi sur la décision, inouïe, d’inscrire au cœur de l’intrigue un
irrationnel non sublimé. Cette folie, magistralement portée par les héros shakespeariens, n’a plus
aucun rapport avec les « institutions sociales » qui servent pourtant d’étalon, dès le titre, à l’analyse
des productions culturelles. Elle constitue au contraire un invariant moral et témoigne, par-delà la
différence des siècles et des continents, du persistant travail en nous de la déraison :

Mais Hamlet, Ophélie, le roi Lear, avec des situations et des caractères différents, ont un même caractère
d’égarement. La douleur parle seule en eux ; l’idée dominante a fait disparaître toutes les idées communes de la vie ;
tous les organes sont dérangés, hors ceux de la souffrance61.

Rien d’étonnant, dès lors, à ce que Shakespeare introduise une rupture dans la perfectibilité :
révélant l’éternelle part d’ombre de l’individu, il déroge à tous les modèles et s’affranchit
nécessairement de la continuité temporelle à laquelle Staël prête le pouvoir d’élucider progressivement
le caractère de l’homme :

Depuis les Grecs jusqu’à lui, nous voyons toutes les littératures dériver les unes des autres, en partant de la même
source. Shakespeare commence une littérature nouvelle ; il est empreint, sans doute, de l’esprit et de la couleur

57. Ibid., p. 286.


58. Ibid., p. 215.
59. Ibid., p. 224-233.
60. Ibid., p. 228.
61. Ibid., p. 232.

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générale des poésies du Nord : mais c’est lui qui a donné à la littérature des Anglais son impulsion, et à leur art
dramatique son caractère62.

Deux failles inextricablement liées compromettent ainsi l’architecture théorique de De la littérature :


l’hapax temporel, dont Shakespeare et Rousseau63 offrent l’exemple et qui déjoue la gradation des
littératures, et le « naufrage de la nature morale64 », ou surgissement d’une passion rétive à toute
domestication. Ce génie renoue avec la sauvagerie du Nord : Shakespeare, fils des brouillards et des
landes de bruyère, ne compose qu’à condition de laisser monter en lui la férocité primitive de ses
ancêtres. Il « conserve encore des traces de ces souvenirs65 », précise en effet Staël, explicitant l’origine
irrationnelle ou inconsciente de la création littéraire. La tragédie n’a pas, en outre, le monopole de cet
invariant66 : il caractérise aussi l’autre versant du corpus dramatique, le comique, auquel De la
littérature consacre plusieurs pages décisives et qui problématise lui aussi le concept de perfectibilité.
Staël, comme on l’ignore encore trop souvent67, s’y intéresse à toutes les étapes de sa carrière. De la
littérature passe ainsi en revue les différents ressorts du rire – la gaieté, l’humour, le ridicule – avant
de diagnostiquer, dans la réussite de Molière, une humanité universelle :

Parmi les pièces de Molière, il en est qui se fondent uniquement sur des préjugés établis, telles que le Bourgeois
gentilhomme, Georges Dandin, etc., mais il en est aussi, telles que L’Avare, le Tartuffe, etc. qui peignent l’homme
de tous les pays et de tous les temps. […] Le comique qui porte sur les vices du cœur humain est plus frappant, mais
plus amer que celui qui retrace de simples ridicules ou de bizarres institutions. On éprouve un sentiment confus de
tristesse dans les scènes les plus comiques du Tartuffe, parce qu’elles rappellent la méchanceté naturelle à l’homme68.

La comédie révèle ainsi, au cœur de ses personnages, une noirceur inexpugnable et qui transcende les
époques. Non que Molière se nourrisse des mêmes cauchemars69 ni des mêmes hallucinations que
Shakespeare. Mais cherchant le rire, il explore une matière humaine dont les passions constituent la
structure et qui offrent aux anthropologues, autrement appelés « moralistes » dans De la littérature,
le tableau de l’homme immuable :

Les moralistes découvrent des faiblesses, qui sont les ressemblances cachées de tous les hommes entre eux :
l’historien doit prononcer fortement leurs différences70.

Les lumières de la raison pâlissent ainsi au fur et à mesure que se déploie De la littérature. Non
seulement l’énigme de l’homme, loin de livrer tous ses secrets, ressurgit intacte au fil des ans, mais
sa noirceur est précisément ce qui nous bouleverse à la lecture du texte. Pas d’imagination ni de
fascination esthétique sans une folie irréductible ou un vice im-perfectible, semble nous dire Staël.

62. Ibid., p. 225.


63. « Rousseau vint ensuite. Il n’a rien découvert, mais il a tout enflammé » (ibid., p. 277).
64. Ibid., p. 233.
65. Ibid., p. 230.
66. La tragédie atteint une résonance universelle : « Les caractères tragiques de l’amour maternel ont tous une analogie quelconque avec
la douleur de Clytemnestre » (ibid., p. 149).
67. Voir sur ce sujet Stéphanie Genand, La Chambre noire…, op. cit., p. 315-348.
68. Germaine de Staël, De la littérature, p. 320-321.
69. Les cauchemars de Lady Macbeth marquent l’imagination de Staël : « Et les Euménides poursuivant Oreste, sont moins terribles que
le sommeil de Lady Macbeth » (ibid., p. 221).
70. Ibid., p. 179.

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Chateaubriand l’avait sans doute compris, qui semble choisir plutôt de ne pas voir le programme
audacieux, à la fois lucide et douloureux, auquel convie Staël en 1800. « Je n’ai jamais cherché à me
démontrer mon cœur71 », prévient-il dans sa Lettre à M. de Fontanes, tandis que Staël, refusant le
mystère chrétien, nous rend seuls responsables de ce qui nous agite et détermine notre histoire,
éternel cortège de bruits et de fureurs : « Persécutions, calomnies, douleurs, voilà le partage des
penseurs courageux et des moralistes éclairés72 », rappelle De la littérature.

*
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71. Chateaubriand, Lettre à M. de Fontanes…, éd. citée, p. 1269.


72. Germaine de Staël, De la littérature, p. 130.

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