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« L’enfance m’a laissé des marques dont je ne sais que faire. […] Quand je suis au fond de ma
bouteille vide, j’y vois la cause de mon inadaptation au monde », Petit Pays, 2016.
« L’enfant est le père de l’homme », écrit William Wordsworth en 1802 dans son poème « Mon
cœur bondit ». Le poète espère qu’une fois adulte, il ressentira de nouveau des émotions d’enfant comme
le fait d’avoir le cœur qui bondit en apercevant un arc-en-ciel. Mais on peut aussi interpréter d’une autre
manière cette citation, en considérant que les expériences vécues dans l’enfance construisent le futur
adulte. Or, sur ce second point, dans son roman Petit pays, publié en 2016, Gaël Faye retient une leçon
douloureuse de sa propre enfance, notamment lorsqu’il a dû fuir le Burundi pour trouver refuge en France
dans une famille d’accueil : « L’enfance m’a laissé des marques dont je ne sais que faire. […] Quand je
suis au fond de ma bouteille vide, j’y vois la cause de mon inadaptation au monde ».
Gaël Faye analyse son enfance comme un ensemble de stigmates, « des marques », qui se révèlent
un fardeau dans sa vie d’adulte, un poids dont il ne peut se libérer et qu’il peine à comprendre : « dont je
ne sais que faire ». Ses empreintes de sa jeunesse l’empêchent de se confronter au monde, de s’y
épanouir : « j’y vois la cause de mon inadaptation au monde ». Les « marques » laissées par l’enfance sur
le psychisme ou le corps adulte peuvent être variées. Il peut s’agir en un sens concret de marques
physiques, ayant des répercussions psychologiques, telles des cicatrices, à la suite d’accidents ou de
maltraitances, mais aussi des marques seulement psychologiques, comme des traumatismes, des souvenirs
douloureux ayant entraîné des névroses, des frustrations, des phobies, qui entravent tout accomplissement
de soi. Cependant, Gaël Faye porte ce jugement sur son enfance quand il est d’humeur triste : « quand je
suis au fond de ma bouteille vide ». On peut donc supposer qu’avec une humeur joyeuse il verrait d’un
meilleur regard ses années de jeunesse. On peut en effet considérer que l’enfance est une période riche, de
laquelle on tire une force morale, une capacité de résister aux événements difficiles de l’existence mais
aussi une ouverture aux autres avec empathie, émotions. L’enfance peut donner un sens à l’existence du
futur adulte, en approfondissant sa sensibilité, en développant son imagination, en enrichissant ses goûts,
afin de lui donner les moyens de faire des choix et de construire son propre chemin. Mais puisque le
temps de la jeunesse est à la fois une source de cicatrices dont on ne sait que faire et une source de force
et d’ouverture au monde, comment sortir de cette ambivalence pour se réconcilier définitivement avec son
enfance et non la subir comme un fardeau incompréhensible ?
Après avoir constaté dans un premier temps que les traumatismes non surmontés de l’enfance
causent une « inadaptation au monde », nous verrons dans un second temps comment ces « marques »
peuvent orienter la vie de l’adulte de façon constructive puis nous nous interrogerons sur les moyens de
surmonter ces deux rapports à l’enfance. Nous mènerons cette réflexion à la lumière de trois œuvres : les
Contes de Hans Christian Andersen, l’œuvre philosophique Emile ou De l’éducation, publiée en 1762 par
Jean-Jacques Rousseau, et le roman Aké, les années d’enfance, publié en français en 1984.
I. Certes : on prouve et on commente la citation en trouvant des idées et des exemples dans les œuvres du
programme
Saut de ligne
Mais Gaël Faye précise qu’il se trouve inadapté au monde qui l’entoure quand il est « au fond de
[s]a bouteille vide ». Qu’en est-il lorsque sa bouteille est pleine, donc lorsqu’il connaît des moments de
bonheur, qu’il se sent bien ? On peut en effet penser que l’enfance façonne positivement le futur adulte,
qu’elle peut être à l’origine de son adaptation au monde et de sa force d’âme, qu’il peut y puiser une
source de sensibilité, d’émotions, de créativité.
Saut de ligne
II. Mais : on discute le sujet, on débat en développant les failles que l’on a suggérées en introduction.
L’enfance ne laisse pas seulement des « marques » dont on ne sait que faire. Lieu des premières
expériences, elle peut être une source de chagrins et de douleurs que l’on surmonte pour mieux se
connaître et mener sa vie adulte, ou une source de joies et de découvertes qui permet de s’adapter à toutes
les épreuves que l’on rencontrera.
1er argument :
Les accidents et blessures qui font partie des événements marquants de la vie d’un enfant sont des
étapes nécessaires à sa construction et son développement.
D’autres expériences peuvent constituer des étapes essentielles, comme le fait de s’égarer. Au chapitre III
de Aké, le petit garçon de quatre ans et demi parvient à sortir de chez lui et suit un défilé de la fanfare de
la gendarmerie avec d’autres bandes d’enfants. Il découvre avec plaisir la ville, admire le boucher,
observe avec une fascination mêlée de terreur l’étal de « sorcières » qui vendent des potions et, même,
croit-il, des crânes de jeunes enfants. Il se retrouve perdu, à des kilomètres de sa maison, mais il est
ramené à bicyclette par un militaire. Epuisé, il sombre dans le sommeil, mais il a le sentiment d’avoir
grandi le lendemain : « j’avais le vague sentiment […] d’être maintenant tout différent de ce que j’étais
avant le défilé » (p. 103).
L’Emile :
Rousseau prône une éducation à la douleur : « n’est-ce pas sortir l’homme de sa constitution que de
vouloir l’exempter également de tous les maux de l’espèce ? […] pour sentir les grands biens, il faut qu’il
connaisse les petits maux ; telle est sa nature » (p. 118).
Epargner les douleurs de l’enfance est contre-productif car c’est reculer le temps de l’épreuve qui sera
encore plus difficile à franchir pour l’adulte. Surprotéger l’enfant ne conduit qu’à le rendre sensible,
délicat et incapable d’être armé pour s’adapter au monde : « vous leur préparez de grandes misères ; vous
les rendez délicats, sensibles » (p. 166).
Rousseau lie même blessure et joie : si l’enfant se blesse, c’est qu’on le laisse en liberté et cette liberté est
mille fois plus désirable que l’interdiction et la contrainte : « je serais fort fâché qu’il ne se blessât jamais
et qu’il grandit sans connaître la douleur. Souffrir est la première chose qu’il doit apprendre, et celle qu’il
aura le plus grand besoin de savoir » (p. 146). La blessure devient la condition du bonheur : « Mon élève
aura souvent des contusions, en revanche, il sera toujours gai » (p. 148).
Les Contes :
Les blessures qui marquent le passage de l’enfant à un stade supérieur de développement physique et
psychique sont nombreuses dans les contes. Elles montrent à l’enfant qu’il est normal de souffrir en se
confrontant au monde, que cela permet d’accéder à une vie épanouie. Le conte « La cloche » fait état
d’une mystérieuse cloche qu’on entend parfois, qui semble venir de la forêt, mais que l’on n’a jamais
réussi à trouver. Le jour de la confirmation des enfants, certains refusent de partir à la recherche de la
cloche, manifestant ainsi leur crainte et leur immaturité. Mais un garçon pauvre et le fils d’un roi
entreprennent le trajet initiatique. Chacun des deux garçons suit son propre trajet, plein d’épines et de
difficultés. En cours de route, le pauvre petit garçon n’a pas manqué de se blesser : « les épines
déchirèrent ses pauvres habits et écorchèrent son visage, ses mains et ses pieds » (p. 225). Mais chacun
des deux parvient au bout du trajet où ils se retrouvent dans une dernière étape de contemplation du
monde : « ils coururent l’un vers l’autre et se tinrent par la main dans la grande église de la nature et de la
poésie et au-dessus d’eux retentissait le son de la cloche sacrée invisible » (p. 227). Au terme de ce
parcours initiatique, fait de douleurs, ils ont gagné en maturité et se trouvent plus en harmonie avec le
monde qui les entoure.
Le fantasme de la persécution, voire de l’abandon par une méchante mère ou marâtre, constitue un motif
récurrent des contes. Dans « Le vilain petit canard », la mère cane défend son dernier œuf qui s’ouvre sur
un bébé laid et différent des autres. Mais comme les autres frères s’en prennent toujours à ce bébé laid et
que cela crée des disputes incessantes, elle finit par le rejeter. L’oiseau se retrouve seul, incompris et
rejeté par tous. Mais, une fois parvenu au terme de sa croissance, il trouvera enfin son identité : ce sera
une nouvelle naissance en tant que cygne et il pourra fonder sa propre famille. Ayant surmonté l’épreuve
difficile de son enfance et de son adolescence, il a réussi à s’adapter au monde.
Dans « Les cygnes sauvages », une méchante belle-mère épouse un roi veuf et persécute les enfants du
premier lit. Elle les prive de nourriture : au lieu de gâteaux et de pommes cuites au four, ils mangent du
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sable dans une tasse de thé. Elle fait abandonner Elisa, la seule fille du roi, de façon brutale ce qui
correspond à une vérité psychologique pour l’enfant qui grandit et vit le changement de sa mère au
moment où elle commence à le rendre plus autonome. Ce comportement, qui semble cruel, représente
symboliquement la période où les parents veulent que les enfants « quittent le nid familial » et deviennent
plus autonomes ce que le conteur prend le soin d’expliciter par une sentence de la reine : « Envolez-vous
de par le monde et tirez-vous d’affaire tout seuls ! » (p. 96).
2e argument :
Loin de nous affaiblir, les expériences de notre enfance peuvent également nous ouvrir aux autres
et ainsi constituer une force, nous rendant plus humains, plus aptes à vivre en société, et non inadaptés
comme le pense Gaël Faye.
L’Emile :
Rousseau semble indiquer que les légers maux de l’enfance sont l’occasion pour l’enfant de connaître
l’humanité, la sienne et celle des autres, de cultiver la compassion et la douceur : « L’homme qui ne
connaîtrait pas la douleur ne connaîtrait pas l’attendrissement de l’humanité, ni la douceur de la
commisération ; son cœur ne serait ému de rien, il ne serait pas sociable, il serait un monstre parmi ses
semblables » (p. 167).
Les Contes :
Ne se montrent humains, doués de compassion que les êtres qui ont souffert l’humiliation ou le manque
quand ils étaient petits. La bougie de suif dans le conte « Les bougies » se montre heureuse de son sort
humble parce qu’en définitive elle connaît ici la joie vraie du sourire d’un enfant qui mangera « des
pommes de terre chaudes », vrai repas de fête pour l’enfant pauvre.
Dans « les cygnes sauvages », Elisa, en quête de ses frères, se perd dans la forêt hostile, s’y endort, mais
sa foi en Dieu, son courage, son amour pour ses frères la guident et elle les retrouve. Cependant, la féé
Viviane lui inflige une épreuve, afin qu’elle puisse leur redonner une apparence humaine, les faire sortir
de leur monstruosité animale : la jeune fille devra supporter d’atroces douleurs en filant du lin à partir
d’orties afin de confectionner des cottes pour ses frères. Sa foi, sa sensibilité, son amour pour ses frères
lui permettent de réussir et son succès enseigne que, malgré la douleur, la jeune fille accède à une identité
plus riche et une vie plus satisfaisante. Elle gagne l’admiration de tout un peuple témoin de son courage,
l’union avec un beau prince qui l’aime, la compagnie de ses frères qui retrouvent forme humaine. Le plus
jeune, le plus aimé est son double, son jumeau. Il est donc logique qu’il garde une cicatrice de cette
épreuve, une « marque », une aile de cygne, trace que sa métamorphose en humain n’a pas réussi jusqu’au
bout. Cette « marque » est le signe restant de cette épreuve, qui se termine en la création d’une société
harmonieuse et non inadaptée.
Il évoque dans le chapitre VI sa déception de voir madame B., la femme du libraire, mère de substitution
qu’il adore, se livrer à des sévices corporels sur une jeune servante qui mouille encore sa natte la nuit. La
tradition, cruelle, veut que l’on promène la servante fautive dans toute la ville pour l’exposer à une
humiliation publique, qui ne lui donnera plus l’envie de recommencer et la rendra propre. L’enfant
mentionne le caractère traumatique de ce spectacle qu’il n’approuve pas. Mais cette « marque »
développe sa compassion, le rend plus humain et capable d’esprit critique par rapport à certains rites de sa
terre natale : « c’était une jeune femme qui était la victime misérable, humiliée et fatiguée de cette
pratique, et cela m’impressionnait » (p. 172).
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3e argument :
A l’inverse, certaines « marques » sont la trace d’expériences positives, qui ont aiguisé la
sensibilité de l’enfant et l’ont rendu plus perméable à ce qui l’entoure, en l’aidant à s’adapter plus
facilement au monde.
Son éducation le rend sensible à différentes cultures : le Christianisme de sa mère alimenté par les récits
bibliques du catéchisme du dimanche, mais aussi la culture traditionnelle nigériane comme les défilés de
masques ou les récits de Bukola capables de traverser le monde des morts ou ceux de son oncle Sanya,
« oro », qui le fascinent et le terrifient en même temps.
Quand il lui arrive des accidents sanglants, il a aussi recours aux croyances traditionnelles : en courant
après son ami Osiki dans la concession, il reçoit accidentellement un coup de machette au coin de l’œil.
Allongé sur une table d’école, il entend les adultes paniqués autour de lui. Mais il n’éprouve aucune peur
car il est convaincu qu’il se réincarnera bientôt sous la forme d’un masque « je me dis que cette fois-ci
j’allais peut-être vraiment mourir […] j’essayais de me rappeler si j’avais jamais vu un masque borgne
parmi les egungun que nous regardions par-dessus le mur » (p. 73).
Cette croyance le soutient dans ce moment de souffrance et d’angoisse, devenant un refuge, un repère ou
une source d’inspiration face aux difficultés qu’il peut rencontrer.
L’Emile :
Rousseau renverse les préjugés éducatifs en valorisant l’éducation des sens, du corps, plutôt que les
études abstraites. En effet, c’est en cultivant les forces du corps qu’on stimule le développement de ses
facultés intellectuelles. Cette éducation par le sensible et l’expérience rendra l’enfant plus robuste et sain.
Elle le guidera et lui apportera des « marques » constructives pour le reste de sa vie.
Le philosophe entreprend l’étude des cinq sens et établit une hiérarchie, certains étant plus intéressants à
solliciter en vue d’une éducation adaptée à la réalité du monde. Il privilégie le sens de la vue, car nous
vivons la moitié de notre vie aveugles puisque nous ne voyons pas la nuit. Il propose d’aiguiser ce sens,
de le renforcer afin d’éliminer la peur du noir qui est une crainte répandue chez l’enfant comme chez
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l’adulte. Sous forme de jeux nocturnes, il convient d’accoutumer les enfants dans la joie à ne plus
craindre le noir et à se libérer de cette angoisse. L’affermissement de l’usage de ce sens rend l’enfant plus
courageux, plus perméable à ce qui l’entoure, même la nuit, ce qui stimule sa connaissance rationnelle.
De façon plus générale, Rousseau invite le gouverneur idéal à éduquer Emile à la campagne car l’air y est
meilleur, les hommes et les mœurs plus simples et plus purs, l’apprentissage du langage plus évident, le
contact avec la nature plus propre à exercer les forces de l’enfant libre de mouvement, autant
d’expériences qui laisseront une empreinte, une « marque » positive sur l’enfant.
Les Contes :
Dans « Une histoire des dunes », le jeune Jorgen aurait dû grandir dans le faste de sa riche famille
d’origine, mais il est recueilli par un couple de pêcheurs après un naufrage qui coûte la vie à ses parents.
Il reçoit une éducation au plus près de la nature, trouvant sur la plage la matière première de ses jeux
apportés par la mer : « Toute la plage, sur des lieues, était remplie de jouets : une mosaïque de galets, […]
une carcasse de poisson desséchée, […] des algues […] tout était fait pour amuser et distraire l’œil et
l’esprit, et le garçon était un garçon éveillé ».
Le conteur insiste sur le caractère sain de son éducation et sur la force éternelle de ses souvenirs de jeux :
« L’enfance a pour tout le monde ses moments lumineux qui, par la suite, illuminent toute la vie » (p.
294).
De même, la famille de Jorgen reçoit deux fois par an l’oncle maternel qui est marchand d’anguilles. Il
raconte toujours la même histoire qui reste dans la mémoire du jeune homme comme une « marque »
positive, qui oriente sa vie : « Et cette histoire devint le fil conducteur de la vie de Jorgen, ce qui
détermina son humeur », notamment son envie de voyager, de découvrir le monde (p. 297).
4e argument :
Mais afin de comprendre la portée de son enfance sur sa vie, il convient de mener un travail
d’introspection, à la manière de Gaël Faye. Ce retour en arrière, « j’y vois », élaboré par sa mémoire et
l’écriture de son roman, lui permet de mieux comprendre son sentiment d’inadaptation. Raconter son
enfance permet de l’organiser, de la réaménager, de lui donner du sens pour mieux cerner l’origine de sa
personnalité ou de ses idées.
L’Emile :
Rousseau raconte des épisodes de sa propre enfance auxquels il donne le sens qui lui convient, après tant
d’années, pour convaincre son lecteur du bien-fondé de sa méthode éducative : « En vieillissant, je
redeviens enfant, et je me rappelle plus volontiers ce que j’ai fait à dix ans qu’à trente. Lecteurs,
pardonnez-moi donc de tirer quelques fois mes exemples de moi-même ; car pour bien faire ce livre, il
faut que je le fasse avec plaisir » (p. 268).
Ainsi raconte-t-il l’épreuve à laquelle M. de Lambercier l’a soumis pour éprouver son courage quand il
était enfant : aller chercher de nuit une bible dans la chaire où on l’avait laissée. Il avoue sa terreur
nocturne : « la frayeur me reprit, mais si fortement, que je perdis la tête » (p. 269). Revenu à la maison
sans la bible, il entend M. de Lambercier s’apprêter à aller le chercher, escorté de son cousin qui aurait
alors reçu toutes les félicitations. Il repart en courant à l’église, prend la bible et la ramène, sans aucune
frayeur. Le philosophe se rappelle cet épisode pour aguerrir l’enfant à l’obscurité. Il recommande non pas
de le laisser seul dans la nuit, mais de lui faire affronter l’obscurité en petits groupes et avec des jeux.
Les Contes :
Le conte « Ce qu’on peut inventer » met en scène un poète sans inspiration qui se désespère de son
époque sans poésie. La guérisseuse qu’il va consulter le gronde : « Il y a des quantités de choses de toutes
sortes sur lesquelles ont peut écrire et raconter des histoires, à condition qu’on sache les raconter ». Elle
l’invite à regarder le monde avec de nouveaux yeux, à retrouver la nature. Elle lui donne des lunettes et
un cornet acoustique à mettre sur son oreille. Elle lui place dans la main une pomme de terre qui émet un
chant avec des paroles. Or la pomme de terre raconte l’histoire de sa famille, donc son enfance. Aussi
faut-il retrouver un regard simple sur le monde et les choses, une certaine naïveté, son regard d’enfant
pour découvrir son origine dans ses souvenirs, et pour leur donner du sens.
Ainsi, par un travail de mémoire et de réécriture, les « marques » de l’enfance trouvent leur sens.
Ce ne sont plus des marques dont on ne sait que faire : elles expliquent un sentiment d’inadaptation, lui
donnent au moins une origine ou bien elles fondent, cette fois positivement, notre rapport au monde et nos
idées à l’âge adulte. Ces « marques » expliquent l’adulte que l’on est devenu, ou plutôt l’adulte s’explique
ce qu’il est ou ce qu’il ressent, en cherchant un sens à sa vie présente dans les souvenirs recomposés de
son enfance.
Saut de ligne
Conclusion :
Nous avons pu prendre la mesure du rapport ambivalent que l’on entretient avec sa propre
enfance. Suspendu entre deux pays, deux cultures, Gaël Faye évoque sa difficulté à envisager de manière
apaisée son passé dont il tire une inadaptation au monde. Telle est bien l’enfance dans nos œuvres : une
source de traumatismes, de blessures mal cicatrisées que l’adulte traîne comme un fardeau. Mais l’enfant
est aussi capable de surmonter ses expériences, aussi difficiles soient-elles, d’y puiser une force, une
créativité, une sensibilité, une vitalité. Et bien que Gaël Faye reconnaisse son inadaptation, il lui donne un
fondement par la recréation de son enfance dans son roman. L’enfance n’est qu’une interprétation de
l’adulte, selon le regard qu’il porte sur elle et le besoin de sens qu’il y cherche.
C’est ce qu’explique Gaston Bachelard, dans Poétique de la rêverie, en 1960 : « L’histoire de
notre enfance n’est pas psychiquement datée. Les dates, on les remet après coup ; elles viennent d’autrui,
d’ailleurs, d’un autre temps que le temps vécu. Les dates viennent du temps où précisément l’on
raconte ».