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Ouvrage paru sous le titre original

Seven clues to the origin of life©


Cambridge University Press, 1985.

Pour la traduction française

© ODILE JACOB, AVRIL 1990.


15, RUE SOUFFLOT, 75005 PARIS www.odilejacob.fr

ISBN : 978-2-7381-6381-3

Le code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 1225


et 3 a, d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à
l'usage du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d'autre part,
que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, «
toute représentation ou réproduction intégrale ou partielle faite sans le
consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (art.
L. 122-4). Cette représentation ou reproduction donc une contrefaçon
sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété
intellectuelle.

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Préface
« Bizarre, Watson ! Très bizarre ! »

Devant un problème qui semble très ardu, doit-on s’en remettre à


Descartes ou à Sherlock Holmes ? Faut-il procéder par étapes en partant
de ce qui se comprend aisément, comme le conseille Descartes, « en
commençant par le plus simple et le plus accessible, puis en s’élevant petit
à petit vers le plus complexe » ? En général, la science moderne tient
compte de ce conseil en apparence judicieux. Mais la stratégie fondée sur
cette méthode progressive n’assure pas toujours le succès. Les premières
étapes peuvent être semées d’embûches et il faut décider quelle direction
suivre. Il est des cas où il ne faut pas s’en remettre à Descartes, mais à
Sherlock Holmes.
Car Holmes, quand il étudie une affaire, oriente d’abord ses
investigations non pas vers les aspects les plus simples du problème, mais
vers ceux qui paraissent à première vue incompréhensibles – ses traits «
singuliers », pour reprendre ses termes. Ceux-ci peuvent en effet nous
mettre sur la voie, indiquant la catégorie à laquelle se rattache le problème
étudié. Réussit-on à expliquer comment un meurtre a pu être commis alors
que porte et fenêtres sont restées hermétiquement closes, ou à
comprendre ce qui a poussé le voleur à sonner à la porte, signalant par là
sa présence dans la pièce, et on tient peut-être alors le fin mot de
l’énigme.
L’origine de la vie est à mon avis un problème holmésien – car si on
comprend comment il a pu se faire que la vie ait commencé, on sera en
mesure d’établir, dans les grandes lignes du moins, comment elle a
effectivement commencé.
Ce livre est consacré pour une grande part aux difficultés – terme sur
lequel je n’insisterai jamais assez – soulevées par cette énigme que
représente l’origine de la vie sur Terre. Il ne s’agit pas de lever les bras au
ciel en s’exclamant : « Voyez combien c’est impossible ! » Bien au
contraire. A tort ou à raison, nous supposerons que la vie a commencé sur
cette Terre et qu’elle est le résultat de « causes naturelles ». Les difficultés
nous serviront à situer le véritable problème aussi clairement que possible
et à forger une clé permettant de le résoudre.
Ce livre est issu du projet d’écrire une version grand public de mon livre
La Relève génétique (Genetic Takeover) – en beaucoup plus court, avec très
peu de termes techniques ou de schémas et sans références
bibliographiques. Comme l’origine de la vie est une énigme dont la
résolution a tout du travail de détective, j’ai pensé qu’il serait amusant
d’écrire ce nouveau livre dans un style qui le rapprocherait d’un roman
policier. Vous pouvez le lire ainsi si cela vous dit et essayer de deviner
l’étrange conclusion qui commencera à se dessiner vers le chapitre 10.
Bien d’autres questions implicites seront laissées à votre réflexion :
Quelles sont les difficultés réelles ? Qui sont les principaux suspects ?
Quels sont les pièges à éviter ? Quels sont les meilleurs indices ? (Ou plutôt
quels sont les indices dont l’auteur pense qu’ils sont les meilleurs ?) Les
sept meilleurs indices que j’ai trouvés sont livrés au fil des chapitres et
regroupés dans le dernier chapitre.
J’ai choisi de n’inclure aucune référence bibliographique parce que (i)
le fait de savoir qui a fait quoi n’intéresse pas particulièrement les lecteurs,
(ii) les spécialistes le savent déjà et (iii) j’ai déjà écrit un livre bourré de
références. Ne vous attendez donc pas à trouver guère plus qu’un nom
parci, par-là. J’ajoute à l’intention des profanes qu’en aucune façon les
idées présentées ici ne sont originales, car les connaissances qui nous
permettent de spéculer sur nos origines reposent sur d’innombrables
expériences et observations faites par d’autres. Et mes idées se sont
formées, aiguisées – voire ont été abandonnées – à la suite de très
nombreuses discussions avec des amis et des collègues au fil de
nombreuses années.
Je tiens à remercier particulièrement ceux qui m’ont fourni une aide
active pendant la préparation de ce livre, qui ont lu et discuté le manuscrit
: Paul Braterman, Colin Brown, Roger Buick, Jack Cohen, John Freer, Sally
Gibson, Hyman Hartman et Kelvin Tyler, ainsi que ma femme Dorothy
Anne et mon fils Adam. J’exprime également ma reconnaissance à Janet
McIntyre et à ma fille Sarah qui ont doucement pris mes mots pour en
faire un manuscrit par divers moyens électroniques.
A. Graham Cairns-Smith
Glasgow, printemps 1984
CHAPITRE 1

Enquête

« – Voyez-vous un moyen quelconque de résoudre cette énigme,


Monsieur Holmes ? demanda-t-elle avec un soupçon d’âpreté dans le
ton.
– Oh ! l’énigme ? répéta-t-il en revenant brusquement aux réalités de
laterre. Hé bien ! il serait absurde de nier qu’il s’agit d’une affaire très
compliquée, mais je vous promets que je vais m’en occuper. Je vous
tiendrai au courant.
– Voyez-vous un indice ?
– Vous m’en avez fourni sept. Mais naturellement je dois les
vérifieravant de pouvoir me prononcer sur leur valeur.
– Vous soupçonnez quelqu’un ?
– Je soupçonne...
– Qui ?
– ... Que j’ai tiré trop rapidement mes conclusions. »

Quoi qu’en disent certains journaux, les biologistes sont loin de mettre
en doute l’idée fondamentale de la biologie qu’est l’évolution. La façon
dont opèrent ses changements, leur rythme, ont certes fait l’objet de
discussions. Mais le fait même que l’évolution ait eu lieu n’est plus remis
en question. L’idée que les formes variées de la vie sur Terre ont évolué à
partir d’ancêtres communs n’est pas le fruit d’une démonstration donnée,
mais de l’expérience quotidienne des biologistes – elle correspond à
d’innombrables observations tant générales que de détail. La cohérence de
la biologie réside en ce qu’elle procure une vision globale de tout ce qui a
trait à la vie. Et la biologie est tout simplement devenue l’étude des causes
et des effets de l’évolution ; la question de l’origine de la vie se ramène
donc avant tout à celle de l’origine de l’évolution.
En présentant le sujet de cette manière péremptoire, on ne niera pas
pour autant la complexité et le caractère abscons de la question de
l’origine de la vie sur Terre. S’il existe des indices, plus nombreux que les
sept de Holmes, ils ne sont pas tous également importants et, d’ailleurs,
ceux qui paraissent les plus évidents ne sont pas toujours les plus
significatifs. Nous ferons appel à de nombreuses expériences par la
pensée, qui nous permettront de repérer les fausses pistes et de nous
garder des conclusions hâtives. Nous dégagerons ainsi sept indices fort
utiles qui nous fourniront une vision globale de l’origine de la vie.
Mais, tout d’abord, nous devons éclaircir le sens de certains termes et,
surtout, celui du mot « vie ».
Mon dictionnaire usuel m’indique que la vie est la période comprise
entre la naissance et la mort, mais ce n’est pas ce qui m’intéresse ici. Ce
livre traite de la vie en tant que phénomène – comme le phénomène de la
« vie sur Terre ». La vie est une propriété commune aux êtres humains, aux
moules et aux marguerites. Et si le plus souvent cette notion semble aller
de soi, elle est malheureusement floue et difficile à cerner.
Je préfère les usages du mot « vie » qui tiennent compte de son
caractère vague, qui n’essaient pas de le préciser, tout en exprimant son
essence fondamentale. Coleridge écrit : « Je définis la vie comme un tout
qui est présupposé par toutes ses parties. » Ce qu’un être vivant a en effet
de plus remarquable, c’est l’ingéniosité qui a présidé à sa constitution,
c’est-àdire le fait qu’il semble avoir été conçu, pensé, assemblé avec une
visée précise. On peut dire de la vie qu’elle est un type de mécanisme qui
existe dans la nature. Le but d’un être vivant peut être décrit par ces trois
exigences : survivre, entrer en concurrence avec d’autres êtres vivants,
reproduire l’espèce envers et contre tout.
Force est de reconnaître que Coleridge cherchait quelque chose de plus
poétique qu’un mécanisme – une puissance unificatrice profondément
mystérieuse, un principe de vie, quelque pouvoir magique qui s’exercerait
sur les êtres vivants et qui les distinguerait de tout le reste. Cette doctrine,
que nous appelons vitalisme, est officiellement passée de mode ; mais il
existe encore des hommes de science – surtout des physiciens – qui
semblent vouloir considérer la vie comme autre chose qu’un simple
mécanisme, qui recherchent une ligne de profonde démarcation. Il est
tentant de se dire que, si l’origine de la vie n’est pas vraiment surnaturelle,
elle a été pour le moins un événement extraordinaire, de faible
probabilité, un saut statistique accompli par franchissement d’une ligne de
partage, d’où la magie n’est pas absente.
Je penche plutôt pour le point de vue opposé – aujourd’hui majoritaire
– qui affirme que l’exorcisme dont Darwin fut l’initiateur remontera
jusqu’à l’origine même de la vie.
Darwin a démontré que, lorsque des êtres vivants semblent avoir été
conçus en vue d’un but, on peut très souvent – sinon toujours – attribuer
cela à l’effet de la sélection naturelle. Si les êtres dont il s’agit se
reproduisent en tant qu’espèce, si des variations aléatoires affectent leurs
descendants, si ces variations sont transmissibles héréditairement, si
certaines d’entre elles confèrent un avantage à ceux qui les possèdent, si
les entités qui se reproduisent sont en compétition, s’il y a surpopulation
empêchant certains de se reproduire et d’engendrer eux-mêmes une
descendance – alors ces entités n’ont rien de mieux à faire que de
reproduire l’espèce. La nature agit comme un éleveur sélectif : ses
productions ne peuvent aller qu’en s’améliorant.
Toutes ces conditions montrent que la sélection naturelle n’est pas une
simple « survie des mieux adaptés ». La sélection naturelle n’est que l’une
des composantes du mécanisme de l’évolution. Toute théorie qui prétend
expliquer la variété et la complexité des êtres vivants doit aussi prendre en
compte les défis variés et changeants posés par un environnement varié et
changeant. La nature, en tant qu’éleveur et jury de concours, change
continuellement d’avis sur les espèces qui méritent le premier prix : les
pressions exercées par la sélection changeante ont joué un rôle clé dans sa
capacité créatrice.
Il n’en reste pas moins que la sélection naturelle a été l’élément clé de
l’évolution, sa condition sine qua non. Sans elle, les êtres vivants n’auraient
pu rester adaptés à un certain ensemble de conditions, sans même parler
d’adaptation à des conditions nouvelles. Sans la sélection naturelle, toute
l’aventure n’aurait jamais pu démarrer. Cette ingéniosité que nous
appelons « vie » se replace sans aucun mal dans le contexte de l’évolution :
la vie est un produit de l’évolution.
La vie n’est pas une qualité absolue qui serait apparue soudainement,
elle a émergé progressivement au début de l’évolution. Entre les premiers
êtres soumis à l’évolution qui ont commencé à se conformer à ces « si » et
les formes ultérieures qui l’ont fait de manière plus intelligente, il n’existe
pas de ligne de démarcation claire. Mais quelle importance ? Lorsque l’on
considère ce qui se passe au cours d’un tel processus, on perd intérêt à
ériger des barrières. Comme je l’ai dit, la « vie » est une idée floue – et il
vaut mieux qu’il en soit ainsi.
Holà ! direz-vous, pas si vite ! N’avez-vous pas besoin, au départ, d’être
vivants pour engendrer la vie de cette façon ?
Absolument pas. Ce qui est nécessaire à l’évolution est la sélection
naturelle et la sélection naturelle a seulement besoin de choses qui se
conforment à nos « si ». Rien dans ces règles ne nous oblige à considérer
qu’il s’agit de choses « vivantes ». Notre vision est biaisée par le fait que
toutes les choses dont nous savons qu’elles peuvent évoluer sont le
résultat de l’évolution. Ainsi, notre point de départ semble clair : puisque
nous tentons de comprendre l’origine de la vie – qui serait apparue
progressivement – il nous faut d’abord comprendre l’origine de l’évolution.
Nous devons en premier lieu trouver des choses susceptibles d’évoluer
mais qui ne l’ont pas encore fait. S’il en existe et si elles ont été présentes
depuis le début de l’évolution, on devrait encore pouvoir les trouver ou les
fabriquer.
Organisme est un mot qui a également sa place dans le contexte de
l’évolution : les organismes sont ce qui participe à l’évolution. Plus
précisément, en ce qui nous concerne, les organismes sont ce qui est
requis pour qu’il y ait évolution. Ces choses sujettes à l’évolution dont nous
venons de parler – qui n’étaient donc pas « vivantes » – n’en auraient pas
moins été des organismes.
Il peut sembler que les aspects de loin les plus difficiles du problème de
l’origine de la vie se trouvent déjà résolus, dans leur principe, à partir du
moment où l’on comprend dans ses grandes lignes la façon dont les
organismes se reproduisent et transmettent leurs caractéristiques à leurs
descendants. Dès le milieu de notre siècle, des biochimistes et d’autres
chercheurs estimaient qu’il n’existait sans doute guère de différences
entre une petite bactérie, goutte sans structure que l’on observe au
microscope, et un conglomérat encore plus petit de molécules qui avait dû
être l’organisme de départ de l’évolution.
L’optimisme était de mise au début des années 1950. On venait de
découvrir les fondements moléculaires de l’hérédité et les idées qui
dominaient sur les conditions ambiantes de la Terre primitive laissaient
penser que l’on était sur le point d’identifier les constituants de cette
machinerie moléculaire. On pensait que l’atmosphère de la Terre primitive
ressemblait à l’atmosphère actuelle de Jupiter, qu’elle était composée
essentiellement de gaz comme l’hydrogène, le méthane et l’ammoniac. On
montra qu’à partir de ces gaz on pouvait fabriquer facilement certains des
acides aminés que l’on trouve aujourd’hui dans tous les organismes. Avec
ces éléments, le hasard avait fait le reste et, qui sait, on pourrait peut-être
découvrir des effets spéciaux qui auraient réduit l’intervention du hasard.
Cet optimisme persiste dans nombre de manuels élémentaires. La
question y est même parfois abordée avec un certain ennui ; comme si sa
difficulté n’était qu’un simple obscurcissement de la vision, dû à la distance
qui nous sépare des événements historiques d’une époque éloignée.
Il eût été bien triste que le problème se réduise à cela ! Il n’en fut
heureusement rien. Le problème reste un cas d’espèce (ceux dont raffole
Sherlock Holmes) ; il semble bien que l’évolution, loin d’avoir un million de
possibilités pour faire son chemin, n’ait connu aucune voie royale. Ce que
cette histoire a de singulier, c’est le fossé qui sépare le plus simple des
organismes tels que nous les connaissons et les constituants que la Terre a
pu raisonnablement engendrer. Ce fossé apparaît encore plus clairement
aujourd’hui. Il est gigantesque.

Trois faits primordiaux


Le fait caractéristique de loin le plus remarquable de notre enquête est
déjà connu des lecteurs :

Fait no 1 : Il y a de la vie sur Terre


Qu’il y ait une profusion de formes de vie est assez évident ; en
revanche, le caractère plutôt superficiel, biochimiquement parlant, de
cette profusion l’est beaucoup moins. Si on pouvait utiliser un verre
grossissant assez puissant, on s’apercevrait qu’il n’y a en réalité qu’une
forme de vie sur Terre : la machinerie centrale de tous les organismes est
toujours composée de la même série de microcomposants, de la même
série de petites molécules. C’est ainsi que :
Fait no 2 : Au fond, tous les êtres vivants sont
identiques
Mais le fait qui complique tout est le suivant :

Fait no 3 : Tous les êtres vivants sont très


complexes
Voici donc la situation telle qu’elle se présente : nombre de
composants microscopiques sont des molécules assez simples, mais qui se
combinent d’une façon à la fois très organisée et très complexe. On
pourrait écarter cela d’un revers de main en disant qu’il s’agit de
l’aboutissement de l’évolution (« Bien sûr, les choses auraient commencé
de façon bien plus simple »). Mais là où les choses se gâtent véritablement,
c’est quand on s’aperçoit qu’une partie trop grande de cette complexité
semble indispensable pour assurer le fonctionnement des organismes. La
vie que nous connaissons relève de la « haute technologie ». Certains des
microcomposants les plus essentiels ne se fabriquent pas du tout
facilement. Nous reviendrons sur le sentiment de perplexité que nous
inspire ce fait no 3.
Question de temps et de circonstances
La Terre est vieille de 4,5 milliards (mille millions) d’années. Ce nombre
est tout à fait fiable, comme le sont les datations de nombreuses roches
anciennes, malgré leur grand âge : certaines roches du Groenland datent
de 3,8 milliards d’années. Les premiers signes de vie sur les roches
anciennes ne peuvent être aussi facilement datés (c’est-à-dire identifiés),
mais on dispose aujourd’hui de nombreuses données indiquant que
certains microbes vivaient sur Terre il y a 3,5 milliards d’années. Selon
certains, leur existence remonterait à 3,8 milliards d’années.
Les données les plus directes se présentent sous un double aspect : on
trouve d’abord d’étranges structures sur de nombreuses roches anciennes,
en particulier sur des roches australiennes âgées de 3,5 milliards d’années,
et qui ressemblent aux structures (stromatolites) que produisent
aujourd’hui de grandes colonies de microbes. Ensuite, on trouve dans des
roches anciennes des objets qui semblent être les fossiles des microbes
eux-mêmes.
Si l’on considère maintenant l’autre extrémité de la fourchette de
temps pour l’origine de la vie sur Terre, la limite supérieure est l’âge de la
Terre elle-même, mais on a des preuves – qui nous viennent de la Lune et
d’autres planètes – que la Terre a été bombardée par de très grands
météorites jusqu’à 4,0 milliards d’années. Le butoir est donc plus proche
de 4,0 que de 4,5 milliards d’années. Pour la limite inférieure, de nouvelles
données tendent à faire reculer la valeur à 2,8 milliards d’années. Et le
fossé risque de se rétrécir encore. En attendant, nous nous contenterons
d’un intervalle compris entre 4,5 (ou moins) et 2,8 (ou plus) milliards
d’années pour l’origine de la vie sur Terre.
Pour ce qui est des conditions qui régnaient sur Terre à l’origine de la
vie, les meilleures données dont nous disposons nous sont fournies par les
roches du Groenland qui datent de 3,8 milliards d’années. Cette date se
trouve bien dans notre intervalle de temps pour l’origine de la vie. Les
roches elles-mêmes témoignent que la Terre n’était pas
fondamentalement différente de ce qu’elle est aujourd’hui. Ces roches
étaient des sédiments : elles étaient enfouies sous de grandes quantités
d’eau. Et il y avait probablement des terres qui fournissaient les matériaux
à sédimenter. Les roches du Groenland contiennent des carbonates – ce
qui signale la présence probable de dioxyde de carbone dans l’atmosphère
– ainsi que des sédiments composés de fer qui n’auraient eu pratiquement
aucune chance de se former sans la présence d’au moins une infime
quantité d’oxygène à l’état libre dans l’atmosphère. En outre, on s’accorde
pour penser que l’atmosphère primitive contenait également de l’azote,
puisqu’il en est aujourd’hui la principale composante.
De la prétendue atmosphère primitive semblable à celle de Jupiter,
donc riche en méthane, en ammoniac et autres corps similaires, les roches
anciennes n’ont conservé aucune trace ; d’ailleurs cette hypothèse ne
suscite guère d’enthousiasme aujourd’hui, que ce soit chez les géologues,
les géochimistes, ou les planétologues.
Pour finir, passons rapidement en revue quatre attitudes extrêmes qui
constituent autant d’obstacles à la poursuite de notre enquête.

La loi a-t-elle été violée ?


Le stratagème qui consiste à invoquer des miracles pour franchir
l’inconnu est stérile. De nombreux problèmes scientifiques qui ont fini par
trouver une solution étaient souvent déconcertants au départ. Qui aurait
pu imaginer il y a mille ans que l’on découvrirait un jour la taille d’un
atome ou l’âge de la Terre ? Le pauvre Dr Watson était toujours
décontenancé par la tournure des enquêtes de Sherlock Holmes – comme
nous le sommes tous devant un bon spectacle de prestidigitation. Il est sot
de chercher une explication surnaturelle simplement parce que
l’explication naturelle nous échappe. (D’ailleurs, c’est en général une
attitude sotte.) Tant d’énigmes scientifiques ont été résolues par le passé
qu’il faut des raisons très précises pour ne pas rechercher des causes
naturelles. Ne prétendons pas que la loi a été violée.

Un événement rare s’est-il produit ?


Nous avons déjà abordé cette question. L’argument est le suivant : Si
l’Univers est infini dans le temps ou dans l’espace, alors tout événement
de probabilité finie se produira (un nombre infini de fois, par-dessus le
marché). Le premier organisme a donc pu apparaître sur Terre par hasard.
Le fait qu’aucune vie n’ait été détectée ailleurs dans l’Univers peut être
considéré comme étayant cette affirmation. Telle est la version
scientifiquement respectable de la thèse du miracle. Elle est tout aussi
stérile. Si la vie a pu commencer sans que survienne un événement rare,
alors c’est ainsi qu’elle a effectivement commencé.

Y a-t-il eu un coup monté ?


Examinons à présent ce que l’astrophysicien Brandon Carter appelle le
« principe anthropique ». L’Univers dans lequel nous nous trouvons doit
être de ceux qui nous offrent la possibilité de vivre : ainsi il pourrait
parfaitement s’agir d’un Univers rare autosélectionné parmi des myriades
d’autres univers – certains diront spécialement inventé par Dieu. Selon
cette thèse, les lois et les constantes de la Nature, et/ou les conditions
initiales de l’Univers, se seraient effectivement accordées de façon à
produire des êtres conscients. Mais aussi bien conçu que soit notre
Univers, nous devrions étudier la façon la moins improbable dont la vie a
pu commencer dans cet Univers-là.

Y a-t-il eu une intervention extérieure ?


Et si la vie n’avait pas commencé sur Terre ? Si la semence était venue
d’ailleurs ?
Au début de ce siècle, le chimiste suédois Svante Arrhenius fit
l’hypothèse que la pression des ondes lumineuses avait pu transporter des
spores d’un système planétaire à un autre. Une autre possibilité a été
avancée, celle que les météorites aient été les agents de cette
transmission, les spores enterrés étant alors protégés pendant leurs
voyages des rayonnements destructifs.
La question de savoir si les spores survivraient à ces voyages ou s’ils
auraient une chance de trouver un autre lieu pour s’établir soulève des
problèmes d’ordre pratique. On peut en outre y objecter que cela ne fait
que déplacer la difficulté. Comme nous savons au moins que la vie peut
prospérer sur Terre, nous pouvons en déduire que la Terre est un lieu aussi
bon qu’un autre pour avoir été le théâtre de l’origine de la vie.
Plus récemment, Fred Hoyle et Chandra Wickramasinghe ont émis
l’hypothèse que les conditions régnant dans de vastes domaines de
l’espace interstellaire peuvent être particulièrement favorables à l’éclosion
de la vie. L’espace pourrait être rempli de spores n’ayant jamais séjourné
sur une planète. Ces organismes nés dans l’espace ont pu néanmoins
infecter une planète comme la Terre. Cette fois le problème a été déplacé
de manière plus radicale, l’espace étant considéré comme un meilleur lieu
d’initiation d’un processus d’évolution. Mais cela n’a rien d’évident ; et il
n’est pas non plus certain que les organismes ayant évolué dans l’espace
auraient pu survivre dans les conditions très différentes qu’offre la surface
d’une planète. L’hypothèse selon laquelle les comètes ou les météorites
ont pu être les lieux de naissance de l’évolution a les mêmes attraits mais
soulève les mêmes objections.
Francis Crick et Leslie Orgel ont pensé à une troisième idée : la
panspermie directe. Peut-être sommes-nous l’aboutissement d’un projet
de recherche conduit par d’autres êtres intelligents ; peut-être la Terre a-t-
elle été délibérément ensemencée à une époque lointaine. Là encore on
ne fait que déplacer le problème : comment ont évolué ces êtres
intelligents ?
Verdict
A vrai dire, je ne puis réfuter aucune des possibilités évoquées : la vie
sur Terre peut être due à un miracle, à un événement rare ou à une
infection extérieure. Et je reconnais qu’il était optimiste de croire dans les
années 1950 que la solution du problème de l’origine de la vie tiendrait
dans une note de bas de page d’un article sur le fonctionnement des
organismes. Il faut bien davantage que cela. Il faut quelque chose
d’étrange.
En de tels moments, il est difficile de distinguer parmi ces spéculations
lesquelles sont à considérer comme raisonnables et lesquelles à rejeter
comme allant réellement trop loin. Nous avons besoin de savoir dans
quelle direction il faut s’orienter. Nous devons éliminer certains modèles si
nous voulons en étudier un plus sérieusement. Aussi mon verdict sur cette
enquête n’a qu’une valeur pragmatique : la vie a commencé sur Terre il y a
quelque 3 ou 4 milliards d’années à partir de causes naturelles. C’est un
verdict très conventionnel de nos jours, mais l’aspect singulier de cette
affaire, ce fossé qui apparaît au début de l’évolution, nous conduira à une
vision de l’origine de la vie qui n’a rien de conventionnel.
« Certes, si l’hypothèse du docteur Mortimer est correcte et si nous
avons affaire avec des forces débordant les lois ordinaires de la nature,
notre enquête devient inutile. Mais il nous faut épuiser toutes les
autres hypothèses avant de retomber sur celle-là. »
CHAPITRE 2

Messages, messages

« Quel était donc le point de départ de toute cette succession


d’incidents ? Là au moins se trouvait le bout du fil embrouillé. »

Un fil nous relie à nos ancêtres ultimes – ces organismes aujourd’hui


disparus, pas encore « vivants », qui peuplaient la Terre primitive. Il ne fait
aucun doute que ce fil est embrouillé. Mais de quelle sorte d’organismes
s’agissait-il ? Quelle est la nature du lien qui unit entre eux une succession
d’organismes ?
Chaque organisme possède en son sein un stock de ce que l’on appelle
de l’information génétique. Il s’agit d’un jeu d’instructions indiquant la
manière dont le reste de l’organisme, son phénotype, se fabrique et se
conserve. Je nommerai Bibliothèque la réserve d’information génétique
d’un organisme. La Bibliothèque de l’Homme, par exemple, consiste en un
jeu d’instructions et de manuels d’utilisation, livres qui, mis bout à bout,
totalisent environ un million de pages. Des organismes plus simples,
comme les bactéries, contiennent beaucoup moins d’information dans
leurs Bibliothèques. Mais le millier de pages correspondant à une bactérie
constitue tout de même un pesant manuel.
Les pages de ces livres imaginaires sont imprimées de manière dense
dans un alphabet qui n’utilise que quatre lettres. On peut se les
représenter, par exemple, par les quatre lettres a, b, c, d qui se
succéderaient ligne après ligne, page après page, sans rime ni raison
apparente. Bien entendu, leur désordre peut laisser penser que la
séquence de symboles véhicule des messages. Même si l’on subodore que
certaines Bibliothèques, dont celle de l’Homme, pourraient faire l’objet
d’un bon travail éditorial, il ne fait pas de doute que de nombreuses
séquences de lettres – sinon la plupart – véhiculent des messages d’un
certain type. Et de nombreux messages de ce type ont bien été décodés.
Un organisme suffisamment grand pour être visible à l’œil nu est
constitué d’un grand nombre de compartiments, ou cellules – en général
de divers types et correspondant à différentes fonctions. Les substances
qui constituent le corps, la peau, les os, le sang, les nerfs, etc., sont
chacune composées d’un petit nombre de cellules caractéristiques.
Où se trouve la Bibliothèque dans ce genre d’organisme multicellulaire
?
Partout ! A quelques exceptions près, chaque cellule d’un organisme
multicellulaire possède une collection complète de tous les livres de la
Bibliothèque. Lorsqu’un organisme croît, ses cellules se multiplient et au
cours de ce processus la Bibliothèque se trouve recopiée d’innombrables
fois.
En fait, on peut voir les livres de la Bibliothèque au microscope au
moment précis où les cellules se divisent et font en sorte que chacune des
deux nouvelles cellules dispose d’une Bibliothèque complète. Juste avant
que la cellule se divise, des paires de structures trapues semblables à des
cordes apparaissent, qui semblent nouées en un point situé à une certaine
portion de leur longueur. Ensuite, lorsque la cellule se divise, l’une des
cordes de chaque paire se retrouve dans chacune des deux nouvelles
cellules. Chacune de ces deux cordes est un manuel d’instructions, l’un des
énormes livres de la Bibliothèque ; et les paires représentent deux
exemplaires du même manuel. De toute évidence tout cela fait partie d’un
système de partage équitable.
La Bibliothèque humaine contient 46 de ces livres en forme de corde.
On les appelle des chromosomes. Ils n’ont pas tous la même taille, mais un
chromosome moyen équivaut à environ 20 000 pages.
Bien sûr les chromosomes ne sont pas vraiment des livres constitués de
pages. Ils ressemblent davantage à des bandes de papier imprimées en
caractères serrés, composées d’une longue séquence de quatre types de
lettres. Si l’on devait imprimer une bande équivalente de celle qui
caractérise un chromosome humain, elle s’étirerait sur à peu près 150
kilomètres. Ce serait indiscutablement un long livre. (Imaginez-vous en
train d’essayer de lire un tel livre un jour de grand vent…)
Les chromosomes ont la forme d’objets allongés, mais les messages
qu’ils contiennent sont beaucoup, beaucoup plus longs. La bande
extraordinairement fine est enroulée et enroulée encore sur elle-même
avec une précision à peine croyable. Cette précision est indispensable car
des objets aussi légers que ces bandes-messages sont en permanence
violemment ballottés par les molécules de leur entourage. (Pour les
minuscules composants des cellules, c’est toujours un « jour de grand vent
».)
Nous autres êtres humains sommes des animaux ÉNORMES. Nous avons
en nous plusieurs millions de millions de cellules et pratiquement autant
de copies, donc, de toute notre Bibliothèque actuelle. Chaque cellule,
équipée de toute cette information, dispose d’une certaine autonomie. La
cellule est un niveau particulièrement important dans l’organisation des
grands organismes. Elle est en quelque sorte analogue à ce qu’est un
individu dans une société : un organisme multicellulaire peut être comparé
à un ensemble de cellules disposées en rangs serrés. Nous n’avons qu’une
vague idée de la façon dont une telle organisation multicellulaire peut se
construire et se maintenir. Mais nous savons au moins que les messages
qui circulent entre les cellules, pour maintenir leur interaction, doivent
être assez simples en principe – du genre : « Voir page tant et agir selon les
indications données. »
Nous pouvons heureusement laisser de côté les problèmes de
communication entre les cellules lorsque nous nous intéressons à l’origine
de la vie. Car c’est alors l’autonomie des cellules qui importe. La plupart
des organismes qui peuplent aujourd’hui la Terre sont de simples cellules,
visibles seulement au microscope. Ce que nous entendons par la « vie sur
Terre » – ces organismes dont l’existence nous paraît aller de soi et qui
nous sont visibles – est une innovation assez récente. Pourtant, comme
nous l’avons déjà indiqué, on dispose de sérieux indices attestant
l’existence d’organismes unicellulaires sur Terre il y a 2 800 millions
d’années ou plus. Apparemment, ce n’est que depuis 700 millions
d’années que les organismes multicellulaires hautement organisés font
acte de présence.
Certains des organismes unicellulaires eux-mêmes sont plus complexes
que d’autres. Les types les plus simples de formes à l’état libre sont les
bactéries. Il est naturel de se demander si les tout premiers organismes ne
ressemblaient pas à nos bactéries modernes. Après tout, nous pouvons
considérer que, en général, l’évolution tend à produire des créatures
toujours plus complexes. Il est donc justifié de se pencher attentivement
sur les organismes les plus simples que nous connaissons. Nous pourrons
peutêtre alors définir ce fossé dans notre entendement que nous appelons
« le problème de l’origine de la vie ».
L’une des créatures dont on parle le plus volontiers est la dénommée
Escherichia coli. Ce n’est pas la bactérie la plus simple, mais on la connaît
étonnamment bien. Selon J.D. Watson, nous connaissons peut-être le tiers
de toutes les réactions chimiques qui ont lieu dans E. coli, ce qui fait
beaucoup de réactions, comme vous allez le voir. E. coli est un habitant
normal de l’intestin humain, mais elle est parfaitement capable de vivre à
son compte, si on lui fournit les aliments appropriés. Seules quelques
bactéries sont des parasites : elles diffèrent en cela de ces «
semiorganismes » encore plus simples, les virus, qui ne peuvent vivre
qu’en parasitant d’autres organismes et ne peuvent donc avoir été la
première forme de vie.
« Simple » est un terme relatif. Même les virus ne sont pas si simples
et, quel que soit le point de vue que l’on adopte, E. coli n’a rien de simple.
Certes, E. coli est petite à notre échelle – c’est une barre d’un millième
de millimètre de largeur et d’une longueur à peu près double. Elle n’est
certainement pas ÉNORME. Mais en un sens, elle l’est. Elle est beaucoup plus
grande que les constituants qui la composent.
Le fait que la Bibliothèque d’E. Coli ait une taille d’environ mille pages
donne une indication de sa complexité. Si on la transcrivait sur une bande
de papier imprimée en petits caractères, celle-ci ferait 10 kilomètres de
long.
Même si nous comprenions à présent comment fonctionnent les
organismes, cela ne voudrait pas dire pour autant que nous comprendrions
en détail comment les masses d’information contenues dans les
Bibliothèques se déploient en des organismes en état de fonctionnement.
Le livre de E. Coli n’est que partiellement déchiffré et compris, et ce n’est
même pas la peine de parler des livres contenus dans nos Bibliothèques.
Notre compréhension plus complète se situe en réalité à un niveau
plus général. En étudiant la façon dont procèdent les organismes, nous
sommes parvenus à comprendre le principe par lequel une machine peut
se reproduire elle-même. Nous savons à quoi peut ressembler une telle
machine. Nous savons qu’une telle machine, quels que soient sa
conception et ses composants, doit contenir quelque chose qui ressemble
à une bandemessage.
Méditons sur ce point. Comment des caractéristiques des parents
peuvent-elles se reproduire chez leurs descendants ? Comment cela peut-il
avoir lieu, puis se perpétuer pendant des millions d’années ?
Billy a hérité des sourcils de son père. Qu’est-ce que cela veut dire ? La
contribution du père à la fabrication de Billy n’a été qu’un peu de sperme,
et le sperme ne contient pas de sourcils. De quoi Billy a-t-il donc hérité ?
Il faut introduire ici deux distinctions.
Il faut d’abord distinguer les caractéristiques de leurs déterminants.
Aux alentours de 1860, Gregor Mendel découvrit que ce qui se transmet
d’une génération à une autre d’êtres humains, de chats ou de petits pois,
ne peut être les caractéristiques en tant que telles (la taille, la forme des
sourcils, la couleur de fleur, ou autre) mais des entités qui provoquent,
sans qu’on sache comment, le développement de ces caractéristiques au
cours de la croissance de l’organisme à partir d’une « semence » initiale.
Ces entités ont été appelées gènes.
La seconde distinction essentielle est celle entre l’héritage de biens et
l’héritage d’informations. Billy n’a pas hérité des sourcils de son père
comme on hérite d’une montre en or : il a hérité en quelque sorte du
secret de la recette particulière qui permet leur fabrication. En biologie, ce
qui se transmet d’une génération à l’autre, c’est à la fois des biens et des
messages. Mais ce sont les messages qui constituent, et de loin, l’héritage
le plus important : eux seuls sont capables de persister pendant des
millions et des millions d’années.
La distinction entre biens et information est une illustration de la vieille
distinction entre substance et forme. Si le message a besoin d’une
substance matérielle pour s’inscrire, il ne saurait être identifié avec cette
substance. Le message en tant que tel est une forme. Il peut donc être
reproduit sans limitations, être amplifié en principe indéfiniment. Grâce à
des copies de copies de copies… un message peut persister sans qu’aucune
des substances qui le portaient à l’origine ne se soit maintenue.
Les formes capables de se reproduire peuvent se maintenir de manière
remarquablement durable : elles sont dans un certain sens plus stables
que les substances. L’abstraction complexe que nous appelons la
Cinquième Symphonie de Beethoven ne peut être facilement détruite. On
ne pourrait qu’être sceptique en lisant un jour dans un journal : « Le
troisième mouvement de la Cinquième de Beethoven détruit par un
incendie » ou « On a volé les premières mesures de la fameuse symphonie
». Cela tient au fait que la symphonie n’est pas une chose en soi, qu’il en
existe de nombreuses partitions (c’est-à-dire des messages indiquant
comment la jouer), et que ces partitions sont aisément reproductibles, si
besoin est.
Cette façon de persister, par copies continuelles, est sans l’ombre d’un
doute un des facteurs de réussite des organismes. Et la reproduction des
organismes explique comment ils parviennent à être si extraordinairement
complexes. Tôt ou tard quelque chose peut clocher et cela peut être la fin.
Une forme liée à une substance particulière unique est vulnérable, elle
peut subir un accident (La Joconde peut être détruite dans un incendie).
Mais ce proviso ne s’applique pas à la reproduction des êtres. Le processus
de reproduction peut être aussi complexe que l’on veut. La véritable
question est de savoir si cette complexité améliore l’efficacité de la
reproduction ; c’est la seule chose qui compte. La façon dont naît cette
complexité est une autre affaire ; là encore nous pouvons entrevoir
comment cela a pu se produire : par sélection naturelle, un processus qui
s’applique exclusivement à la reproduction des êtres.
Nous commençons seulement à comprendre comment les organismes
doivent se reproduire. Ils le font en copiant les messages qui leur sont
spécifiques, ces mêmes messages qui se transmettent de génération en
génération.
Il est vrai que les messages ne sont pas la seule chose dont on hérite.
On hérite aussi de biens, ne serait-ce que des livres ou des bandes qui
contiennent les messages. En fait, il faut bien plus que cela. Les bandes
doivent pouvoir être lues et il faut agir sur elles : il est nécessaire d’être
équipé d’un matériel qui possède un certain degré d’automatisation. On
peut songer au type de machines que l’on trouve dans des usines
automatisées et qui effectuent une série d’instructions stockées sur des
bandes magnétiques. Ces machines convertissent un message en une
activité spécifique. A partir de là on peut tout faire, du moment que les
instructions à suivre sont en nombre suffisant. Nous devons imaginer,
entre autres choses, que ces machines de production automatique sont
capables d’assembler de nouvelles machines de production… Alors au
moins l’une de ces machines doit transmettre les messages à la génération
suivante.
On voit donc que lorsqu’une cellule se divise, ce qui est divisé n’est pas
simplement les livres d’instructions : un matériau autre que le matériau
chromosomique est contenu dans chacun des deux nouveaux ensembles. Il
est clair que ce matériau supplémentaire doit contenir un dispositif de
lecture et de fabrication.
Mais les messages ne perdent pas pour autant leur suprématie. Tout ce
que contient la cellule, en particulier tout ce qui constitue l’équipement
automatique, doit être écrit quelque part dans la Bibliothèque. Le fait que
certains de ces messages doivent être lus et doivent servir à déclencher
une action avant que la nouvelle cellule se soit formée n’est qu’une simple
question d’organisation du déroulement temporel, qui n’affecte pas le
résultat à long terme. Après plusieurs générations, les seules choses qui
persistent sont les messages. Toutes les choses, tout ensemble particulier
d’atomes, toute pièce d’équipement, toute molécule d’eau particulière,
finissent par être détruits ou égarés. Seuls les messages survivent, parce
qu’ils sont des formes – et des formes d’un type particulier. Ils peuvent
être des copies de copies de copies…
Respectons donc, de grâce, l’humble bactérie qui participe à ce jeu. Elle
peut se reproduire, elle peut évoluer. E. coli doit être dotée d’une
mémoire à long terme sur la façon de se fabriquer elle-même qui doit
survivre à sa substance. Cela signifie qu’une E. coli doit être une usine
automatique contenant quelque chose d’analogue aux bandes
d’instructions et à l’équipement automatique d’une usine. Et ce n’est pas
tout. Cet équipement doit être maîtrisé, organisé, alimenté. Les éléments
pour en assurer le fonctionnement, l’énergie pour l’alimenter, doivent être
fournis par la cellule d’E. coli. En plus du mécanisme de fabrication qui doit
suivre les instructions, il doit également exister un mécanisme qui les
réimprime – analogue en cela à une photocopieuse ou à un duplicateur de
bandes. Tout cela doit être organisé par le mécanisme de fabrication, lui-
même instruit par des unités d’information appropriées sur la bande de la
Bibliothèque.
Il peut sembler fort surprenant que l’on n’ait pas réussi à fabriquer une
machine capable de se reproduire elle-même, bien que le mathématicien
Von Neumann en ait exposé les principes il y a plus de quarante ans. On
pourrait imaginer un robot qui se déplacerait en bringuebalant dans un
magasin de pièces détachées (fils, plaques métalliques, bandes vierges,
etc.) et qui choisirait des pièces pour fabriquer un autre robot semblable à
luimême. On peut montrer que cette idée ne présente aucune
impossibilité logique : demain matin il peut y avoir deux robots
bringuebalant dans le magasin… (Je laisse au lecteur l’initiative d’en
imaginer les détails pendant ses loisirs.)
E. coli n’a rien de bringuebalant ; pourtant elle ressemble à ce robot,
elle peut fonctionner dans un magasin équipé uniquement de pièces
détachées les plus simples. Faut-il s’étonner que la bande contenant le
message d’E. coli soit si longue ? (Souvenez-vous qu’une bande de papier
équivalente aurait environ 10 kilomètres de long.) Faut-il s’étonner de ce
qu’aucun organisme vivant autonome avec des bandes inférieures à 2
kilomètres n’ait été découvert ?
Faut-il s’étonner de ce que Von Neumann lui-même, comme tant
d’autres, ait trouvé l’origine de la vie extrêmement mystérieuse ?
Considérons ce qui suit :
(i)L’évolution par sélection naturelle dépend de l’existence d’une
mémoire héréditaire modifiable – c’est-à-dire de formes du type
particulier qui est capable de survivre en effectuant des copies de copies, –
des formes qui peuvent également être accidentellement modifiées pour
produire des effets modifiés. Seuls des effets ainsi modifiés sont capables
d’avoir un avenir à long terme. Il ne peut y avoir d’accumulation
d’accidents appropriés, ni aucun type de progrès sans moyens de
mémorisation.
(ii) Les successions de machines dotées de ce type de mémoire –
lesorganismes – semblent être par nécessité d’une grande complexité.
Même l’homme en tant qu’ingénieur n’a jamais inventé de tels objets.
Comment la Nature aurait-elle pu le faire avant que son seul ingénieur, la
sélection naturelle, ait eu les moyens de fonctionner ?
Nous sommes devant un raisonnement de type : Si p alors ou bien q,
ou bien r.
Si la vie est vraiment apparue sur Terre « par des causes naturelles »,
alors de deux choses l’une :
ou bien il n’est pas nécessaire, en fin de compte, qu’existe une mémoire
héréditaire à long terme de l’évolution, ou bien il n’est pas nécessaire, en
fin de compte, que les organismes
soient particulièrement complexes.
Comme il s’agit d’une énigme policière, je ne dévoilerai pas
maintenant la façon dont l’argument va être développé – si ce « si » va se
maintenir et, si oui, lequel du premier ou du deuxième « ou bien »
constituera la véritable solution.

« Je passai la main sur mon front.


– J’ai le vertige. Plus on pense à cette affaire, plus elle devient
mystérieuse. »
CHAPITRE 3

Construisez votre propre E. coli

« Cette soudaine chute du général au particulier me détendit. »

A certains niveaux, la structure des organismes atteint une précision


atomique ; leurs éléments fondamentaux sont les atomes. Prenons notre
plus forte loupe imaginaire et voyons ce que nous pouvons comprendre
des principes de construction et du mode de fonctionnement de ces
mécanismes qui comptent parmi les plus complexes qui soient.
Il y a environ une centaine d’éléments chimiques, autrement dit il
existe une centaine d’atomes différents. Plus d’un quart d’entre eux sont
utilisés par les organismes. Parmi eux, six sont les plus fréquents :
Atomes de phosphore Atomes de carbone
Atomes d’hydrogène
Atomes d’oxygène
Atomes d’azote
Atomes de phosphore
Atomes de soufre
Les atomes ci-dessus ont une prédilection pour former des molécules.
Une molécule est une association plus ou moins durable d’atomes, qui
peut contenir n’importe quel nombre d’atomes – aussi bien deux que deux
millions. L’important, c’est que les atomes d’une molécule sont liés d’une
manière particulière. Les molécules ne sont en effet pas de simples
groupements d’atomes : en réalité, il existe dans les organismes quantité
de grandes molécules qui méritent d’être comparées à des machines.
Les atomes eux-mêmes sont des objets complexes, avec une structure
interne compliquée. Ils sont assez mystérieux, même si l’on peut dire que
les différents types d’atomes sont composés de trois entités
fondamentales, en nombre variable : des électrons, des protons et des
neutrons.
Les niveaux profonds de la structure subatomique ne nous concernent
pas ici, si ce n’est pour noter qu’ils expliquent la diversité des types
d’atomes. A l’intérieur des organismes il est tout à fait exceptionnel que
cette structure fine change, c’est-à-dire qu’un type d’atome se transforme
en un autre.
Mais à l’intérieur des atomes il existe un niveau de structure moins
profond qu’on ne peut ignorer. Parmi les particules composant l’atome,
ces étranges particules légères d’électricité que sont les électrons peuvent
souvent et assez facilement s’attacher ou se détacher des atomes ou des
molécules. C’est ainsi que se forment les ions. Ce sont des atomes, ou des
groupes d’atomes, qui ont soit des charges électriques « négatives » parce
qu’ils ont acquis un ou plusieurs électrons supplémentaires, soit des
charges « positives » parce qu’il leur manque un ou plusieurs électrons. Le
chlore, par exemple, existe quasi invariablement dans les cellules sous la
forme d’un ion négatif (Cl-), alors qu’il manque un électron aux atomes de
sodium (Na+). (Cette convention consistant à assigner aux deux types de
charges les qualificatifs « positive » ou « négative » peut sembler bizarre :
ce qu’il faut retenir, c’est que des charges de même type se repoussent
mutuellement tandis que des charges de type opposé s’attirent.)
Les électrons jouent un rôle essentiel dans les liaisons entre atomes –
les liaisons covalentes – qui permettent de construire des molécules
durables. Des paires d’électrons constituent les rivets de cet assemblage,
et un déplacement continuel de paires d’électrons se produit lorsque les
molécules se constituent ou se détruisent, ou lorsque leurs structures se
réorganisent.
Restons, dans l’immédiat, plus terre à terre. Nous pouvons utiliser
comme modèle d’atome une boule d’une couleur particulière avec (pour
ce qui nous préoccupe) un nombre caractéristique de boutons-pression.
(Ce nombre doit être modifié pour les ions, mais peu importe.) Par
exemple, on peut se représenter le plus petit de tous les atomes, l’atome
d’hydrogène, comme une petite boule avec un seul bouton-pression. Deux
de ces boulesH peuvent s’accrocher pour former un modèle de molécule
d’hydrogène :

Ce que l’on représente généralement sur le papier par :

le trait étant la liaison covalente. Les atomes d’oxygène et de soufre, quant


à eux, ont chacun deux boutons-pression ; les atomes d’azote trois, les
atomes de carbone quatre, les atomes de phosphore cinq.
Bien qu’il y ait d’autres règles qui limitent les façons dont les atomes
peuvent se lier pour former des liaisons covalentes, il reste un grand
nombre de façons d’assembler les atomes en des molécules,
particulièrement des molécules organiques, c’est-à-dire qui contiennent
des atomes de carbone. Les atomes de carbone sont d’excellents éléments
de construction ; non seulement ils ont chacun quatre boutons-pression,
mais ils se prêtent particulièrement bien à la formation de chaînes et
d’anneaux. Pour vous donner une idée des possibilités de ce jeu de
construction, voici deux façons de joindre entre eux neuf atomes de
carbone et vingt atomes d’hydrogène :

Mais ce ne sont là que deux possibilités parmi les trente-cinq manières


possibles de relier ces 29 atomes. Chacune de ces possibilités constitue un
modèle différent de connexions, une façon différente de joindre les
atomes de sorte que chaque hydrogène ne soit attaché que par une
liaison, tandis que chaque carbone possède quatre liaisons avec les atomes
adjacents. Chacune de ces configurations correspond à une molécule
différente, à une substance différente. Elles se distinguent entre elles à la
manière des sons, chacune représentant une façon différente d’assembler
des éléments simples.
Plus le nombre d’atomes de ce type de molécule augmente, plus le
nombre de leurs combinaisons augmente, et ce dans une proportion
spectaculaire. Par exemple, il y a plus de 60 millions de millions de façons
de combiner 40 malheureux atomes de carbone avec 82 atomes
d’hydrogène. En utilisant la terminologie de la chimie, on dira qu’il y a plus
de 60 millions de millions de composés dont la formule est C40 H82.
Chacune de ces substances doit être – est – unique. (On trouvera des
exemples de molécules organiques contenant également des atomes
d’oxygène, d’azote et de phosphore dans l’appendice 1.)
Le nombre de toutes les molécules organiques que l’on peut fabriquer
de la sorte dépasse l’imagination. Il est comparable au nombre de
combinaisons possibles définies par les règles de la musique occidentale,
ou à l’ensemble de toutes les parties d’échecs possibles. Malgré l’existence
de règles, il reste un univers de possibilités à explorer. Mais un tel univers
n’est accessible à l’exploration qu’à un certain niveau d’expertise. Il doit
être possible de procéder à des discriminations et de fabriquer des
arrangements particuliers. On ne peut composer de la musique que parce
qu’il est possible, en dernière analyse, de choisir et de combiner entre elles
des notes particulières ; on ne peut jouer aux échecs qu’en choisissant une
pièce à la fois et en la déplaçant. Pour fabriquer des molécules organiques,
pour explorer cet immense univers que les organismes eux-mêmes
explorent, il faut une précision d’ordre atomique. En général il importe de
connaître la position et les types des atomes. La plupart des grandes
molécules des organismes sont identifiées avec cette précision, et, pour ce
qui est des fonctions essentielles, comme l’écriture ou la lecture des
bandesmessages, il doit en être de même.
Si on décide de construire un modèle d’E. coli en puisant dans des sacs
contenant des boules de différentes couleurs, il faudra prendre soin de les
attacher entre elles de façon adéquate.
Si vous décidez de vous lancer dans une telle aventure, j’estime de
mon devoir de vous avertir que vous aurez besoin d’un très grand espace
(disons de la taille de la nef d’une cathédrale) ainsi que de temps et
d’argent.
En supposant que vous soyez malgré tout décidé à poursuivre ce
projet, vous devrez d’abord trouver un marchand de boules qui puisse
vous offrir des variétés de boutons-pression à des prix très compétitifs. Si
vous pouvez les obtenir pour 10 c. l’unité, tant mieux, parce que, vu la
quantité dont vous aurez besoin, il vous en coûtera environ vingt millions
de francs. Peutêtre parviendriez-vous à obtenir une réduction sur les
molécules d’eau qui représentent environ 70 % de l’achat – je ne saurais
d’ailleurs trop vous conseiller d’acheter ces molécules (H-O-H)
préassemblées.
Utilisez des boules aussi petites que possible. Elles doivent avoir moins
d’un centimètre de rayon si vous voulez que votre modèle, une fois
terminé, tienne dans la cathédrale de Salisbury, par exemple. Il vous
faudra penser au moyen de maintenir la forme de cette énorme saucisse.
Et il est possible que le sol ait besoin d’être renforcé car votre E. coli
pèsera plusieurs dizaines de milliers de tonnes.
Il vous faudra vous entourer d’un personnel aussi nombreux
qu’expérimenté. Si chaque ouvrier est capable d’assembler des boules au
rythme d’environ une toutes les cinq secondes, cela huit heures par jour et
cinq jours par semaine, alors une équipe de mille personnes pourra finir le
travail en trente-cinq ans (en supposant que vous utilisiez des molécules
d’eau préassemblées).
Peut-être serez-vous découragé de vous embarquer sur cette galère en
apprenant qu’une E. coli réelle accomplit l’équivalent de cette tâche en
une demi-heure : des quantités comparables de manipulations pures
doivent avoir lieu lors de la synthèse de toutes les molécules nécessaires
pour fabriquer deux cellules à partir d’une. Il est vrai qu’E. coli n’utilise pas
de simples atomes comme matière première. Elle prend souvent des
molécules, telles que les acides aminés, qui peuvent être ensuite utilisées
directement pour fabriquer des molécules plus grandes. Même ainsi, le
nombre de manipulations reste considérable : telle molécule-aliment doit
être reconnue et délibérément transportée par un dispositif dans la paroi
de la bactérie. Et le plus souvent une grande partie de la molécule ainsi
prise doit être démontée pour que soient isolés les composants utilisés par
la suite pour fabriquer les molécules réellement nécessaires. La simple
formation d’une liaison covalente peut nécessiter plusieurs opérations
distinctes, comme par exemple la jonction entre différents acides aminés
pour former des molécules de protéines. C’est un dur travail, quel que soit
l’angle sous lequel on le regarde.
Vous pouvez vous décourager encore plus en vous disant que même si
vous réussissez à persuader l’évêque de vous laisser installer votre
magnifique modèle dans la nef de sa cathédrale, vous ne recueillerez pas
l’unanimité des suffrages. Certains diront qu’il ne s’agit que d’un sac de
boules.
Et ils auront raison sur ce point. Car, à la différence de la véritable E.
coli, votre modèle ne fera rien. Il sera simplement là, comme un grand sac
troué.
Que faudrait-il donc faire, pour avoir un modèle d’E. coli qui marche ?
Une partie du secret du fonctionnement d’E. coli réside dans les forces
qui s’exercent entreles molécules. D’une façon ou d’une autre votre
modèle devra incorporer ces forces secondaires plus faibles, en même
temps que les fortes liaisons covalentes qui permettent aux molécules de
conserver leur intégrité. Ces forces secondaires sont en grande partie
responsables des interactions entre les molécules présentes dans les
organismes. La molécule A, par exemple, peut s’associer à la molécule B
parce que A et B s’entendent bien entre elles, un peu comme si A était une
main et B un gant. Et, raffinement supplémentaire, le gant B peut ne pas
être exactement de la bonne taille pour A. Il faudra que A se torde un peu,
que ses liaisons covalentes soient un peu forcées. Alors certains des
boutons-pression de A peuvent s’ouvrir puis se refermer d’une autre
façon.
C’est ainsi que fonctionnent les enzymes (du moins en partie). Les
enzymes sont des protéines, des molécules suffisamment grandes pour se
saisir d’autres molécules avoisinantes et les transformer en réarrangeant
des liaisons covalentes. Les enzymes sont la principale classe de
machinesoutils spécialisées contenues dans les organismes.
Dieu seul sait comment vous pourrez imiter ces forces entre molécules
dans votre modèle (avec des petits aimants peut-être ?). Cela augmentera
à coup sûr vos dépenses. Supposons que vous y parveniez. (Vous avez
même réussi à éliminer l’effet de la gravité en plaçant votre œuvre en
orbite autour de la Terre.) Vous ne disposerez pas encore pour autant d’un
modèle opérationnel, car les forces qui s’exercent entre atomes et
molécules ne sont pas suffisantes pour produire une activité continue. Il
vous faudra aussi secouer votre énorme sac (en orbite). Et il vous faudra
continuer à le secouer avec une force soigneusement dosée qui devra être
suffisante pour que les molécules-boules se cognent à l’aveuglette d’un
endroit à l’autre du sac. Elle devra être suffisante pour surmonter assez
fréquemment ces forces secondaires qui agissent entre molécules. Mais
l’agitation ne doit pas être trop forte, pour que les liaisons covalentes
entre molécules ne se rompent pas au hasard.
Supposons que vous ayez réussi à résoudre ces problèmes techniques
supplémentaires : maintenant vous allez voir certains phénomènes
commencer à se produire. Les molécules auront une chance de se
rencontrer. Les quelque deux mille types d’enzymes de votre E. coli auront
désormais une chance de rencontrer par hasard les molécules qu’ils ont
été conçus pour transformer. Vous pourrez même voir des enzymes
fonctionner.
Je crains, malgré tout, que votre modèle ne marche toujours pas
vraiment, à moins que votre dispositif d’agitation ne soit capable de
maintenir un niveau d’agitation convenablement réglé. Celui-ci devra
produire toute une gamme d’agitations, des toutes petites jusqu’aux
grandes, dans une proportion appropriée, et ces différents niveaux
d’agitation devront être également répartis entre toutes les molécules par
un moyen restant à inventer. Je doute que vous puissiez jamais atteindre
une agitation parfaitement convenable ; je doute que vous puissiez jamais
imiter l’agitation thermique des molécules réelles.
Vous voyez à présent le défaut qui confère à votre sac de boules dans
la cathédrale cet aspect inanimé : les atomes et molécules doivent bouger,
tournoyer, vibrer, se cogner, et cela sans le moindre apport d’énergie.
Le mouvement perpétuel des atomes a été prédit par les philosophes
grecs, mais il ne fut réellement confirmé qu’au XIXe siècle. Il est tout aussi
important pour comprendre la chimie que les molécules elles-mêmes. Les
molécules se déplacent aussi, d’autant plus lentement qu’elles sont
grandes. Et tous les objets se trouvent dans un état d’agitation thermique
entretenu par les molécules qui les entourent ; ils ne peuvent échapper au
mouvement moléculaire général. Mais si un objet est suffisamment grand
pour être visible, son mouvement thermique propre sera trop minuscule
pour être perceptible, même si la violence de ses vibrations internes, les
vibrations de ses atomes et molécules, peut être évaluée au toucher par la
chaleur qu’il dégage.
Remarquez que tout ce qui a été dit sur les atomes et les molécules, les
forces qui agissent sur eux et leurs mouvements relève de la physique et
de la chimie. Rien de particulier ne distingue les molécules d’E. coli dans
leur frénésie. Elles remuent parce qu’elles sont de très petits objets, et
parce qu’il ne fait pas trop froid. Cette partie-ci de la magie, de toute
façon, n’est pas propre à la vie. Ce qui différencie E. coli de n’importe quel
grain de matière, c’est le comportement détaillé de ses molécules. Dans E.
coli il semble que la frénésie ait un but. Ce but doit être recherché dans les
messages de contrôle (et c’est là le seul endroit où on le trouvera, en
dernière analyse). On peut être tenté de voir dans le mouvement des
molécules d’E. coli la caractéristique la plus proche de la vie, et même la
marque de la vie. Mais c’est en réalité le message et non le mouvement
qui en est le sceau.
« Votre explication ne simplifie pas les choses. Elle les rend plus
bizarres. »
CHAPITRE 4

La machinerie intérieure

« C’est une erreur capitale que de théoriser avant de connaître les


faits. »

Ce chapitre est peut-être le plus technique du livre (même s’il n’est pas
très méchant). Certains lecteurs préféreront le survoler (ou se contenter
de lire cette page s’ils y sont forcés), en retenant l’idée principale qui y est
développée, à savoir que les mécanismes de toute la vie sur Terre
s’avèrent fabuleusement complexes et sophistiqués à l’échelle
moléculaire. Les organismes actuels sont manifestement de la « haute
technologie » ; en outre, il semble nécessaire qu’il en soit ainsi.

Retour aux bandes


De quoi sont faites les bandes qui portent les messages génétiques ?
Qu’est-ce que la substance génétique ?
La substance en question s’appelle ADN. L’ADN ressemble davantage à
une longue chaîne qu’à une bande imprimée. La chaîne d’ADN est faite de
quatre types de maillons ; chaque type de maillon est assez complexe et
contient plus de trente atomes (de carbone, d’hydrogène, d’oxygène,
d’azote et de phosphore) reliés entre eux d’une certaine manière. Ces
maillons sont les nucléotides (dont on trouvera une description détaillée à
l’appendice 1).
On peut représenter les quatre nucléotides de l’ADN par les pièces d’un
puzzle :

On remarquera que ces quatre pièces ont en commun la partie constituée


par le connecteur (à gauche sur la figure ci-dessus), qui permet en principe
de constituer une chaîne sans aucune restriction quant à la séquence des
quatre types de lettres figurant sur les pièces. Pour que les pièces puissent
s’assembler il faut les « amorcer », afin qu’elles contiennent davantage
d’énergie. Leurs structures doivent être modifiées un peu comme on arme
un piège à souris. Elles seront alors capables de s’accrocher les unes aux
autres pour constituer des chaînes. Pour amorcer les pièces, on leur
accroche une pièce supplémentaire, qui se détache ensuite lorsque la
chaîne se forme. (Pour une description plus détaillée, voir l’appendice 1.)
En supposant que l’on dispose des quatre types de maillons, dûment
amorcés, la question suivante est de savoir comment on choisit la
séquence dans laquelle ils sont reliés. On peut imaginer un processus de
copie, qui permet de poser la question en ces termes : comment la
séquence d’une chaîne nouvellement formée est-elle déterminée par la
séquence d’une autre chaîne existant préalablement ?
Je me rappelle l’excitation que provoqua dans les années 1950 la
découverte que l’ADN était constitué d’une double chaîne, la séquence de
l’une des chaînes déterminant de façon univoque celle de l’autre. C’était
pratiquement comme si ces grandes et longues molécules avaient été
prises en flagrant délit de fabrication de copies d’elles-mêmes, comme si
l’on avait découvert toute une série de photographies agrafées avec leurs
négatifs. La technique de reproduction sembla une révélation involontaire.
Pour revenir à notre modèle de puzzle, voici ce à quoi ressemblait la
structure que l’on avait découverte :

On peut voir que la séquence des lettres de l’une des chaînes dans une
molécule d’ADN est complémentaire de la séquence de l’autre. Partout où
l’on trouve la lettre A sur un brin, c’est la lettre T qui lui fait face. De la
même façon un G correspond à un C. En examinant soigneusement le
puzzle, on s’aperçoit qu’une grande lettre s’apparie à une petite, tandis
qu’une « prise mâle » va avec une « prise femelle ». (La molécule réelle
n’est pas plate comme dans ce modèle, mais tressée en forme de double
hélice, comme un vieux cordon électrique, les pièces contenant les lettres
étant dirigées vers l’intérieur.)
On peut maintenant se représenter la duplication du message de l’ ADN
à deux brins. Supposons que les brins s’écartent l’un de l’autre à une
extrémité ou se débobinent quelque part au milieu. Dans un cas comme
dans l’autre, les chaînes dissociées vont chacune attirer désormais des
nucléotides amorcés complémentaires. Ces unités à leur tour se lient les
unes aux autres pour former les nouveaux brins d’une double chaîne. Le
déroulement et l’enchaînement se poursuivent jusqu’au résultat final : une
paire de doubles chaînes identiques remplace la chaîne d’origine. (La
réalité est bien plus complexe, mais cette présentation en donne l’idée
générale.)
Les forces qui dictent le choix des nouveaux éléments, qui les font
correspondre, sont des forces secondaires du type de celles que nous
avons brièvement présentées au chapitre précédent. Les liaisons
covalentes qui assurent la cohésion des éléments liés par les connecteurs
se forment en gros une fois pour toutes, mais les forces entre chaque
élément symbolisé par une lettre – dites forces d’appariement « prise
mâle-prise femelle » – sont beaucoup plus faibles. Elles sont moins
contraignantes. Les éléments vont et viennent de nombreuses fois jusqu’à
ce qu’un appariement adéquat se constitue. Voilà donc quel est le rôle des
deux types de forces que nous venons d’évoquer dans la machinerie
biochimique : au départ les forces secondaires, « exploratoires », qui
débouchent sur une configuration où des forces décisives, comme les
forces covalentes, seront formées (ou brisées). Le charpentier doit d’abord
choisir et aligner avec soin les morceaux de bois appropriés avant de
passer à l’étape décisive consistant à les clouer ou les coller ensemble.
Que veulent dire les messages ?
En première approximation, les messages d’E. coli veulent dire
protéines – soit deux à trois mille sortes différentes de molécules
protéiques, chacune ayant une fonction plus ou moins spécifique. Le but
de la plupart des messages dans E. coli (et cela vaut également pour
certains de nos messages centraux) est de spécifier directement un type de
machineoutil.
Une molécule protéique contient un message, mais un message
traduit, provenant d’un extrait du livre situé en un certain endroit de la
Bibliothèque de l’organisme qui l’a fabriqué.
Le langage des protéines est plus intéressant que le langage de l’ ADN,
pour deux raisons. Premièrement, il est constitué par un alphabet de vingt
lettres au lieu de quatre. Deuxièmement, les lettres forment des
arrangements beaucoup plus variés. Au lieu de se ressembler, il y en a des
grandes et des petites, des longues et des grosses, des souples et des
rigides, des rugueuses et des lisses ; certaines ont une charge électrique
négative, d’autres une charge électrique positive…
Les éléments constitutifs des protéines sont appelés des acides aminés.
Ils sont plus petits que les nucléotides ; le plus petit acide aminé ne
contient que dix atomes et le plus grand vingt-sept. (Quelques exemples
sont donnés dans l’appendice 1.) Une fois encore, comme pour les
nucléotides, une partie de chaque acide aminé a une structure de
connexion identique, permettant l’organisation en séquences spécifiques
des vingt sortes de lettres. Et ces acides aminés doivent eux aussi être
amorcés avant de pouvoir se lier les uns aux autres. Une protéine type est
une chaîne particulière d’acides aminés dont le nombre peut aller d’une
centaine à un millier.
Une molécule protéique ressemble à une sorte d’énorme bracelet à
breloques (ouvert), ou à une corde sur laquelle sont accrochées des
centaines de pièces de linge (de vingt types différents). Que peut bien
vouloir dire le message de cette corde à linge ?
Très souvent il veut dire : « Repliez-moi comme ceci ou comme cela. »
Une chaîne d’acides aminés, composée d’éléments plus petits, est plus
compacte qu’une chaîne d’ADN ; la densité et la multiplicité de lettres
favorisent toutes sortes de pliages à la fois riches et complexes. La stabilité
de la molécule pliée est renforcée par la chaîne d’éléments connecteurs,
assez collants en eux-mêmes ; mais la nature du pliage dépend de la
disposition des lettres. Toutes leurs formes bizarroïdes tentent de
s’adapter les unes aux autres par l’action des forces secondaires ; et les
groupes qui ont une forte attraction pour l’eau, en particulier ceux qui ont
une charge électrique, tentent de s’orienter vers l’extérieur, là où se
trouve l’eau. Il est très compliqué de prédire le pliage idéal qui permettrait
d’annuler les nombreuses et diverses forces secondaires pour aboutir à un
ensemble bien ficelé, tout en laissant suffisamment de marge pour
l’agitation thermique. Même nos plus gros ordinateurs n’y suffisent pas
encore. Mais la bandeprogramme donne rapidement la réponse. Le
message, traduit pratiquement sans délai du langage de l’ADN dans le
langage des protéines à partir d’une Bibliothèque centrale, se transforme
en élément opérationnel. En fin de compte, le message dit quelque chose
de la façon la plus directe qui soit : il devient quelque chose.
Le message des protéines devient très souvent une enzyme, une
machine-outil parmi les milliers qui constituent les molécules de base de
tout l’échafaudage. Les enzymes fabriquent les nucléotides de l’ADN, par
exemple, ainsi que les acides aminés. La fabrication de molécules de ce
type peut nécessiter dix, vingt, voire trente étapes différentes et autant
d’enzymes différentes, conçues pour effectuer une étape spécifique, c’est-
àdire un réarrangement des liaisons covalentes. Bien d’autres types de
molécules sont fabriqués de la sorte.
Parmi celles-ci on trouve les lipides, ces molécules de graisse qui sont
les constituants fondamentaux des membranes cellulaires. Dans E. coli,
elles constituent la couche interne de la paroi bactérienne. La membrane
de la cellule contient en outre de nombreuses protéines qui organisent les
molécules de lipides et créent des canaux sélectifs ou pores. Les
membranes contiennent également des machines protéiques qui pompent
activement des substances sélectionnées de l’extérieur vers l’intérieur de
la cellule, et vice versa.
L’une de ces pompes de la membrane cellulaire d’E. coli est une pompe
à ions hydrogène, une sorte de chargeur de batterie qui maintient une
différence de potentiel (un voltage) entre l’intérieur et l’extérieur de la
cellule. La libération de ce voltage actionne d’autres pompes, ainsi que des
turbines qui font tourner des propulseurs et donnent à E. coli sa mobilité.
Les protéines sont le fondement de la vie. Ce qui, dans la cellule, n’est
pas fait de protéines, est fait par des protéines. Même les éléments
constitutifs des bandes-messages d’ADN sont fabriqués et assemblés par
des enzymes protéiques.

Traduction automatique
Comment se fait la traduction entre l’austère langage de l’ADN des
Bibliothèques centrales et le langage de l’action, qui est celui des protéines
? Comment un message dans une langue qui ne contient que quatre lettres
peut-il être traduit dans une langue qui en comporte vingt ? On peut
imaginer plusieurs solutions à ce problème formel. Les organismes utilisent
l’une des solutions les plus simples : les lettres de l’ADN sont lues par
groupes de trois. Cela donne immédiatement 64 mots : AAA, AAG, etc., dont
chacun correspond à une lettre du langage des protéines (ou à un point
final). Les 64 « mots » possibles sont bien plus nombreux que nécessaire,
et il arrive souvent que deux mots ou plus correspondent à un même acide
aminé.
Le problème suivant n’est pas formel, mais pratique : comment se fait
donc cette traduction automatique, sans intervention de l’esprit ?
Grâce à des « tirés à part », à des adaptateurs, à beaucoup de grosses
enzymes et à une machine géante. Voici ce que cela veut dire.
Les « tirés à part » sont des copies opérationnelles de petites parties de
la Bibliothèque d’ADN : ce sont des bandes copiées à partir d’un brin d’une
molécule d’ADN qui a été en partie débobinée dans ce but. Le tiré à part
luimême est un brin simple d’ARN. L’ARN est une autre variété d’acide
nucléique, dont la structure est similaire à celle de l’ADN (voir l’appendice
1).
Les adaptateurs sont eux aussi faits d’ARN, mais leur fonction est
complètement différente. Ce ne sont pas des bandes porteuses de
messages ; ce sont d’autres pièces de la machinerie, possédant une
fonction bien définie. Chacune d’elles est un brin simple d’ ARN, long
d’environ 80 éléments, enroulé sur lui-même d’une certaine manière. La
forme de l’enroulement est déterminée par la séquence de lettres, dont
beaucoup sont appariées. Le résultat est une sorte de fiche à trois broches
d’un type très sophistiqué. Les broches sont constituées d’un triplet libre,
non apparié, de lettres d’ARN. Tous les adaptateurs ont une forme
semblable mais des triplets libres différents, qui s’enfichent dans des
triplets complémentaires différents sur les bandes portant les messages.
Chacune des grandes enzymes que j’ai mentionnées est capable de
sélectionner dans son voisinage l’acide aminé et l’adaptateur appropriés et
de les relier l’un à l’autre. Par exemple, un adaptateur dont le triplet libre
est CCC, ne pourra s’enficher que sur l’acide aminé appelé glycine. Cela
tient au fait que l’un des mots représentant la glycine dans le langage des
acides aminés est GGG ; un adaptateur CCC se fixera sur ce mot au moment
venu.
La machine géante s’appelle un ribosome ; c’est elle qui crée les «
conditions appropriées ». Elle est constituée à la fois d’ARN et de molécules
protéiques. Les ribosomes d’E. coli, qui sont environ 30 000, contiennent
chacun à peu près 270 000 atomes.
Ce sont les ribosomes qui fabriquent les protéines en organisant, à la
fois dans l’espace et dans le temps, les interactions entre les bandes de
messages d’ARN et les adaptateurs portant l’acide aminé adéquat (ARN de
transfert).
Pour fonctionner, le ribosome se fixe sur la bande portant le message
et se déplace sur toute sa longueur en traduisant le message en une chaîne
protéique qui croît au cours du processus. Lorsque la fin du message est
atteinte, la chaîne se détache et le produit est achevé.
Supposons que nous observions le ribosome à un certain endroit de la
bande-message, disons juste après qu’il a lié le cinquantième acide aminé.
Nous verrons alors que la chaîne longue de 50 éléments est attachée
précisément grâce à l’acide aminé qui vient d’être ajouté. C’est bien ainsi
que se fait la croissance d’une chaîne de protéines, comme un brin
d’herbe, c’est-à-dire par la racine. Un examen plus approfondi révèle que
ce cinquantième acide aminé est attaché à l’adaptateur et que l’autre
extrémité de l’adaptateur est directement fixée sur le mot correspondant
dans le messager – l’adaptateur et la bande-message sont maintenus
ensemble dans le ribosome. Le mot suivant de la bande est engagé dans le
ribosome. Ce mot constitue une prise femelle à trois broches. Supposons
que ce mot soit GGG. Un adaptateur à trois broches mâles CCC pourra donc
s’engager dans la prise femelle. Cet adaptateur transporte une molécule
de glycine.
Bien entendu, personne n’est là pour saisir un adaptateur CCC – porteur
d’une glycine – et le placer où il convient. Seule l’agitation thermique des
molécules permet une démarche aléatoire, et c’est parce que les pièces
bien placées tiennent mieux en place que le processus peut se dérouler.
Divers adaptateurs, comme d’ailleurs bien d’autres molécules, viennent
heurter la prise vide. Arrive enfin un adapteur CCC orienté comme il faut ; il
est accepté et s’enclenche. Ce processus permet d’atteindre l’étape
cruciale, qui semble très précaire : une liaison covalente se rompt tandis
qu’une autre se forme et toute la chaîne sur l’adaptateur du cinquantième
acide aminé est transférée à l’acide aminé de l’adaptateur immédiatement
voisin. L’adaptateur pour le cinquantième acide aminé, désormais vide, est
expulsé. Le ribosome se déplace de trois lettres sur l’ARN pour
recommencer un nouveau cycle d’opérations. Nous retombons alors sur
une situation semblable à la précédente, à cette différence près que c’est
une chaîne de 51 acides aminés qui est reliée à un adaptateur enfiché dans
la bande de messages située dans le ribosome…

Récapitulation : Une complexité essentielle


?
Dans ce chapitre, comme dans les deux précédents, j’ai tenté de passer
en revue les principes sur lesquels repose le fonctionnement des
organismes, de tous les organismes existant sur Terre, pour autant que l’on
sache. Au centre se trouvent les messages d’ADN, seuls maillons reliant la
vie d’aujourd’hui à celle qui existait il y a un million ou un milliard
d’années. Ces messages sont la seule chose qui survit à long terme, parce
qu’ils sont la seule chose qui persiste en fabriquant des copies de copies de
copies…
Voilà donc comment fonctionne la vie que nous connaissons. L’ ADN
fabrique de l’ADN (à condition qu’il y ait des nucléotides d’ADN amorcés et
des enzymes) ; l’ADN fabrique également de l’ARN (à condition qu’il y ait des
nucléotides d’ARN amorcés et d’autres enzymes) ; puis l’ARN, c’est-àdire l’ARN
messager, l’ARN de transfert et l’ARN ribosomique, fabrique des protéines (à
condition qu’il y ait des acides aminés, des conditions pour les amorcer et
encore d’autres enzymes). Les protéines et (surtout) les enzymes font le
reste.
Trop simple ? En effet, c’est un peu trop simple pour correspondre à la
description des organismes actuels ; mais c’est aussi bien trop complexe
pour correspondre à une description du premier organisme. Et le pire,
c’est que cette complexité semble pour une grande part nécessaire ; si l’on
doit construire un modèle de la vie dans lequel les messages duplicables
sont écrits en acides nucléiques (ADN ou ARN) et où l’opération se fait par
l’intermédiaire de protéines, on est assuré d’avoir affaire à un système
d’une grande complexité. C’est un peu comme un enregistrement vidéo : si
on veut utiliser une bande magnétique pour enregistrer des images en
mouvement, il faut y mettre le prix ; il n’y a rien à faire, les caméras vidéo
sont des instruments complexes. E. coli est également une machine
complexe et je pense que toutes les formes de vie à l’état libre basée sur
des acides nucléiques ne le sont pas moins.
Considérons simplement une partie de notre système : le synthétiseur
automatique de protéines. Tout dispositif de ce type, quelle que soit sa
fabrication, risque fort d’être un dispositif astucieux et complexe, parce
qu’il doit accomplir une tâche complexe et difficile.
Demandez à n’importe quel spécialiste de chimie organique combien
de temps il lui faut pour fabriquer une petite protéine, composée disons
de 100 acides aminés. Ou encore allez regarder à quoi ressemble la recette
de cette opération dans les revues scientifiques. Vous trouverez des pages
et des pages d’instructions écrites en tout petits caractères, dans des
termes qui supposent que vous êtes expert dans la manipulation des
appareils de laboratoire et que vous utilisez des réactifs et des solvants
assez spécifiques et parfaitement purifiés. Et pour quel résultat ? Avec de
la chance, vous obtiendrez quelques millièmes de gramme à partir de
plusieurs kilogrammes d’une substance de départ.
Vous pouvez aussi lire tous les détails et examiner les schémas d’une
machine de laboratoire capable de fabriquer automatiquement des
chaînes de protéines. (Si vous voulez vous en acheter une, cela vous
coûtera plus cher qu’une caméra vidéo.) Vous serez impressionné par la
machine, alors que vous ne serez pas ému outre mesure par E. coli, oh
combien plus intelligente !
On remarquera en outre que la fabrication de protéines par les
organismes se fait par l’intermédiaire d’instructions tirées de messages qui
peuvent être dupliqués. Cela n’est pas un gadget de plus dont on aurait pu
faire l’économie dans les modèles antérieurs, plus simples. C’est une
caractéristique essentielle. Les protéines ou substances assimilées qui
auraient été fabriquées par d’autres moyens ne conviendraient pas, car
elles n’auraient pas été soumises au long processus de la sélection
naturelle : rien ne les relierait à la succession des messages qui, seuls,
peuvent maintenir la continuité à long terme. Rien ne peut évoluer qui ne
soit relié à cette succession de messages.
Si les enzymes avaient été le moteur du processus biologique, les
choses ne se seraient pas mieux passées. Une enzyme mal adaptée est pire
qu’une enzyme qui ne marche pas dans la mesure où elle ne transforme
pas les molécules comme il faut, ou bien ne transforme pas les bonnes
molécules. (L’incompétence enthousiaste est ici pire que l’indolence.) Elle
aurait produit un nombre croissant de molécules qui se seraient
assemblées à tort et à travers – parmi lesquelles les composants des
adaptateurs d’ARN, de ribosomes, etc. –, processus qui aurait débouché à
son tour sur des enzymes mal adaptées et, finalement, sur le chaos.
Il n’en faut pas beaucoup pour qu’une enzyme fonctionne mal. La
technique opératoire exige en effet que le message de la protéine se plie
d’une façon qui dépend de la séquence des unités d’acides aminés. S’il se
glisse ne serait-ce qu’une seule erreur dans l’insertion des acides aminés,
cela peut oblitérer toute possibilité d’un pliage correct ; or il est
pratiquement inévitable que quelques erreurs se produisent.
L’utilisation d’une grosse molécule pliée pour fabriquer et cliver
d’autres molécules (comme une bande magnétique qui enregistrerait des
images en mouvement) est une idée merveilleuse, à condition de disposer
de la technologie adaptée.
Finalement, et en reprenant ce qui a été dit au chapitre 2, la difficulté
ne tient pas à la taille des Bibliothèques (aussi petites soient-elles), ni au
fait que les éléments constitutifs des nucléotides sont particulièrement
complexes et s’associent difficilement (la Nature a plutôt tendance à les
maintenir séparés), ni au caractère indispensable des enzymes pour telle
et telle opération, ni au fait que les enzymes sont totalement inutiles si
elles n’ont pas été très soigneusement fabriquées, ni au fait que les
ribosomes sont nécessairement très sophistiqués, ni au fait que ces
questions ont à voir avec la forme particulière de vie à laquelle nous
sommes habitués. La difficulté est bien plus profonde. Un organisme, quel
qu’il soit, doit posséder les messages et l’équipement nécessaire pour lire
et reproduire les messages. Seul un véritable miracle – ou quelque chose
d’approchant – a pu faire apparaître ce premier organisme. Tel est le
problème.

« … Mais cette histoire est plus incompréhensible que jamais. »


CHAPITRE 5

Un cul-de-sac ?

« Lestrade sourit avec indulgence :


– Je vois, dit-il, que vous avez déjà tiré vos conclusions d’après les
journaux. L’affaire est claire comme le jour, et plus on y réfléchit, plus
elle est simple. »

Voir
La perception se fonde habituellement sur des données très limitées,
comme le savent les prestidigitateurs et les artistes. Quelques lignes
tracées au stylo, quelques taches de couleur suffisent parfois à représenter
un objet. Une simple esquisse figure un objet.
Même un objet réel est en général une « simple esquisse », quelles que
soient les données que vous ayez recueillies à son sujet. « Ceci est
évidemment une chaise en bois », dites-vous après avoir jeté un coup
d’œil rapide. En fait, vos yeux n’ont fait que saisir un peu de la lumière
renvoyée par quelques-unes de ses surfaces ; vous avez supposé qu’elle
avait quatre pieds alors que vous n’en voyez que trois dans votre champ de
vision ; vous n’avez pas réussi à savoir si l’objet est solide, ni même s’il est
réellement en bois, comme vous le supposez. Vous ne savez pratiquement
rien sur la chaise. Cela ne vous empêche pas d’avancer et d’aller droit à la
conclusion. Vous vous permettez même d’ajouter « évidemment ».
Tout cela est (bien entendu) fort sensé. La plupart du temps une
indication suffit. Quand cinq ou six imputs disent « chaise », pas la peine
de songer à une perceuse ou à une balance. L’objet ressemble
suffisamment à une chaise, c’est donc une chaise. L’expérience montre
que lorsqu’on devine à partir de données fragmentaires, on a souvent
raison. Mais toute perception reste une spéculation (préconsciente),
même lorsqu’elle semble évidente à notre conscience.
Mais il arrive que les choses ne se passent pas comme prévu. La
perception est mise en échec et il faut en construire une nouvelle. Lorsque
nous voyons deux phares à une certaine distance, nous en déduisons
qu’une voiture approche. Mais si les deux lumières se mettent à se
déplacer l’une par rapport à l’autre de façon inattendue, ce que nous
avions perçu comme une voiture nous apparaît soudain comme deux
motos.
Ce genre de situations (lorsque l’on se dit : « Eh ! minute, que se
passet-il ? Ah oui ! je vois ! ») est fréquent : elles manifestent la force de
notre désir de catégoriser les données, de les convertir en une perception,
de les comprendre, et tout cela aussi vite que possible. Il n’y a rien de
surprenant à cela : pouvoir tirer la (bonne) conclusion est parfois une
question de vie ou de mort. En science aussi nous observons des choses, et
nous spéculons pour accommoder ce que nous observons.
La science nous procure une perception du monde qui va bien au-delà
de ce que nous livrent nos sens. Il ne s’agit pas littéralement de
perception, comme la perception de la chaise dont nous venons de parler ;
mais ce n’est pas très différent, car nous utilisons des données somme
toute limitées pour forger une « vision » cohérente des phénomènes. Nous
aboutissons ainsi à la perception du monde partagée par ce que l’on
appelle la « communauté scientifique ». Il s’agit d’une perception «
multicérébrale ».
Si les hypothèses de notre perception peuvent parfois nous égarer, ce
qui est manifeste lorsque nous assistons à un spectacle de prestidigitation,
il en va de même pour les perceptions de la science. Car même si l’on a
affaire à de nombreux faits qui confirment la perception d’un phénomène,
on ne disposera jamais de la totalité des faits ; nul ne pourra jamais
prétendre avoir tout observé, à tout moment et de toutes les façons
possibles. La chaise dont nous avons parlé parvient à notre entendement à
partir de la plus infime de toutes les preuves concevables : et tout
ensemble de données de ce type pourra correspondre à des
interprétations différentes. Par exemple, le fait que le Soleil se lève chaque
matin, traverse le ciel et se couche chaque soir, est une perception
quotidienne de sens commun. Mais il existe une autre perception, celle de
la science : c’est la Terre qui tourne. C’est une autre façon d’interpréter les
faits immédiats. Comment peut-on savoir qu’il n’existe pas de meilleures
explications, auxquelles on n’a jamais pensé ?
Malgré tout, nous nous fions à nos perceptions scientifiques du
fonctionnement du monde. Cette confiance ressemble à la confiance que
nous avons en nos perceptions quotidiennes, car elle repose sur des
éléments similaires. Nous sommes convaincus que la chaise est réelle. Au
besoin, nous pouvons vérifier qu’il ne s’agit pas d’une illusion ou d’une
hallucination en prenant en compte de nouvelles données, si possible d’un
type différent. Nous regardons la chaise sous un autre angle, nous la
soulevons, nous lui donnons un coup de pied, nous nous asseyons dessus.
Plus les nouvelles données nous semblent être des « données de chaise »,
plus les doutes qui auraient pu subsister s’estompent.
On ne peut au sens propre donner un coup de pied dans les
perceptions scientifiques (concepts et intuitions) pour vérifier si elles sont
réelles ; mais on peut faire quelque chose d’analogue en vérifiant la
validité d’une idée. On recherche d’autres idées dans un domaine aussi
vaste que possible. Les nouvelles données correspondent-elles au modèle
global ?
Il est souvent difficile d’en être certain. Si le modèle est vague, ou si ses
éléments sont trop souples ou trop malléables, on peut continuer à faire
surgir de nouvelles données tout en partant d’une idée fausse, et même si
un sentiment de malaise vous gagne. (Cela ne peut pas être vrai, me
direzvous.) Vous pourrez avoir l’impression que quelque chose ne tourne
pas rond avant de savoir précisément de quoi il s’agit. Il est naturel,
lorsque de nouvelles données scientifiques ne correspondent pas à un
modèle en vigueur, de se demander si on peut le modifier. Dans les faits,
on y parvient souvent. On peut même améliorer le modèle en le
manipulant : il peut en sortir simplifié ou généralisé. En réalité il existe un
petit nombre de cas plus décisifs que celui où une donnée qui, au départ,
semblait infirmer une théorie, s’avère, moyennant quelques ajustements,
s’adapter particulièrement bien (la fameuse « exception qui confirme la
règle »).
Mais il arrive que la perception soit vraiment prise en défaut. Dans ce
cas, elle ne sera pas modifiable et devra être remplacée par quelque chose
de très différent. « Quelque chose qui ne tourne pas rond » devient « Tout
est faux ».
Ceux qui ont une certaine familiarité avec la recherche scientifique (ou
avec les romans policiers) auront compris ce que je veux dire. On émet une
hypothèse qui se fonde sur quelques preuves : on regarde si elle tient la
route lorsqu’on ajoute d’autres données. Si tel n’est pas le cas, on modifie
l’hypothèse. Si cela ne marche toujours pas, on change d’hypothèse, le cas
échéant dans une direction complètement différente. C’est ce type de
démarche qui est continuellement à l’œuvre en science : on dit alors que
l’on essaye d’interpréter comment les choses se passent.
Plus rares et plus spectaculaires sont les cas où une idée fausse émerge
et devient, pendant un certain temps, la doctrine acceptée par la majorité.
En chimie, le cas le plus célèbre a été la théorie du phlogistique. Cette
théorie de la combustion fit fureur pendant tout le XVIIIe siècle. Elle était
basée sur une idée attrayante, de sens commun : lorsque quelque chose
brûle, c’est parce qu’une substance (le phlogistique) s’en échappe. Les
matériaux inflammables se distinguent alors par le fait qu’ils possèdent
cette substance. Lorsqu’un morceau de charbon, de bois ou de papier est
réduit en cendres, il y a quelque chose qui manifestement s’en est
échappé, c’est le matériau combustible, ou phlogistique.
L’idée fut étendue aux métaux. On expliqua la rouille du fer par une
libération de phlogistique, ce même phlogistique contenu dans tous les
métaux. (C’est d’ailleurs pourquoi tous les métaux sont brillants, se
ressemblent et que leurs rouilles présentent elles aussi des similitudes.) On
considérait aussi les organismes vivants comme riches en phlogistique car
le processus de la vie était considéré comme une combustion lente.
C’était une bonne théorie, tout à fait cohérente dans son genre. Le lien
intime ainsi établi entre la combustion, la rouille et la respiration était une
intuition correcte. Nombreux étaient les grands chimistes du XVIIIe siècle qui
croyaient au phlogistique.
La pérennité de la théorie du phlogistique tient en partie à l’étendue
de l’erreur sur laquelle elle était fondée. Le postulat de départ était
pratiquement l’inverse de ce qui se passe en réalité. Il suffit de remplacer «
phlogistique » par « absence d’hydrogène » et on a pratiquement la bonne
explication. Nombre des relations mises en lumière dans le cadre de la
théorie du phlogistique étaient correctes, à ce détail près qu’elles se
présentaient dans le mauvais sens.
La plausibilité initiale du phlogistique a sans doute joué un rôle dans la
persistance de cette idée. Parce qu’elle avait déjà pris racine, elle fut
difficile à extirper. Il fallut s’y coller de près pour voir que quelque chose ne
tournait pas rond. On dut peser les corps, reconnaître que les gaz étaient
des substances, etc. C’est par de menus détails que le malaise commença à
s’installer. Le phlogistique donnait une vision générale des phénomènes,
mais il était incapable d’expliquer de manière satisfaisante les effets plus
détaillés. Il fallait créer une nouvelle synthèse de phénomènes, disposer
d’une nouvelle clé : l’oxygène.
Comment aboutit-on à une nouvelle synthèse ?
Par l’analyse. On commence par remettre en question les conceptions
anciennes. La situation se transforme : la quasi-compréhension se mue en
perplexité. Tout semble se dérouler à l’envers : c’est la perception
inversée. On n’a pas le sentiment d’être sur la bonne voie.
Il semble que les idées nouvelles viennent souvent à l’esprit lorsque,
pendant un temps au moins, la tension intellectuelle se relâche. (Comme
en témoigne l’histoire d’Archimède dans son bain.) Alors on peut réfléchir
à la perception d’un problème, le décomposer dans les idées et les
données qui le constituent. L’explosion créatrice qui résulte de cette voie
d’analyse ne provient pas de la compréhension d’un phénomène, mais au
contraire de sa non-compréhension.
Ce qui distingue les penseurs éminents, c’est qu’ils ne comprennent
pas ce que les autres trouvent clair comme le jour. Newton ne comprenait
pas la gravité, qui semblait évidente pour tout le monde. (Pourquoi une
pomme tombe-t-elle vers la Terre ?) Einstein ne comprenait pas la lumière.
(Que se passe-t-il si on voyage à cheval sur un rayon de lumière et que l’on
regarde dans un miroir ?) Et, bien sûr, Sherlock Holmes était toujours
intrigué par des choses en apparence évidentes et triviales. Il est bon de
comprendre, mais il peut être bien plus intéressant de ne pas comprendre.
C’est pourquoi nous avons tant insisté depuis le début de ce livre sur les
gigantesques difficultés que pose le problème de l’origine de la vie.
Aujourd’hui, beaucoup de gens intelligents et cultivés ne comprennent
pas l’origine de la vie, en dépit de la « grande fresque » fournie par une
théorie connue sous le nom d’« évolution chimique ». Comme la théorie
du phlogistique, l’« évolution chimique » semble intéressante vue à une
certaine distance et correspond au sens commun. Mais, à mon avis, tout
comme la théorie du phlogistique, elle ne parvient pas à tenir sa promesse
initiale : elle échoue dès que l’on entre dans les détails.
« L’évolution chimique » :
une version moderne du phlogistique ?
Selon la doctrine de l’évolution chimique, les molécules du type que
l’on trouve dans les organismes actuels ont été fabriquées à l’origine en
l’absence d’organismes. Ces molécules (acides aminés, nucléotides, lipides,
etc.) ont été créées par les processus chimiques et physiques qui se sont
produits sur la Terre primitive. Ensuite, elles se sont organisées (par des
processus chimiques et physiques) pour former les premiers êtres capables
d’évoluer par sélection naturelle. Aussi peut-on considérer l’« évolution
chimique » comme la première phase dans l’évolution qui mène des
atomes à l’homme. L’évolution chimique ne doit pas être confondue avec
l’évolution biologique, mais les deux théories sont liées et se ressemblent
en ce qu’elles progressent du simple au complexe.
Cette vision grandiose m’apparaît comme un mélange de choses vraies
et de choses fausses. Mais imaginons, pendant une page ou deux, que je
sois un fervent partisan de l’évolution chimique. Quelles seraient les
grandes lignes de mon argumentation ?
Je commencerais par l’unité de la biochimie, le second des trois faits
primordiaux de la question qui nous occupe :
« Une vérité profonde réside certainement dans l’observation que
parmi les millions de millions de molécules organiques possibles, toutes les
formes de vie que nous connaissons ne sont fondées que sur un ou deux
cents éléments, des molécules de la taille des acides aminés ou des
nucléotides et composées de 10 à 100 atomes. On appelle ces molécules
les “molécules de la vie”. Or si la vie est universellement basée sur ces
composants, alors elle doit avoir eu ces mêmes composants pour point de
départ ! La Terre doit avoir été la source de ces éléments moléculaires : ou
bien ces molécules ont été fabriquées par des processus terrestres, ou
bien elles sont venues de l’espace (par exemple des météorites). Il est
raisonnable de penser, c’est clair comme de l’eau de roche, que si une
machine est constituée de certains éléments, alors ces éléments ont dû
être fabriqués en premier. »
C’est le moment de passer au point clé suivant, à savoir que « les
molécules de la vie sont faciles à fabriquer » :
« Les molécules organiques pourraient avoir été fabriquées par l’action
des diverses formes d’énergie qui auraient existé sur la Terre primitive – la
lumière solaire ultraviolette et les éclairs – sur les constituants de
l’atmosphère primitive. Des expériences l’ont montré. On peut former des
acides aminés et quelques autres “molécules de la vie” en faisant passer
des étincelles dans des mélanges de gaz qui simulent l’atmosphère
primordiale. On obtient les meilleurs résultats avec des atmosphères
contenant du méthane. Mais bien d’autres mélanges gazeux et sources
d’énergie font également l’affaire. L’essentiel, c’est qu’il n’y ait pas
d’oxygène : mais alors l’oxygène aurait été absent de la Terre primitive,
avant que n’apparaissent des plantes capables de le produire. »
« Le cyanure d’hydrogène est une petite molécule formée par un
atome de carbone, un d’azote et un d’hydrogène. On peut la fabriquer
assez facilement (par exemple avec des étincelles) dans une atmosphère
contenant du méthane et de l’azote sous une forme appropriée (par
exemple de l’azote gazeux et un peu d’ammoniac). Et les molécules de
cyanure d’hydrogène peuvent s’unir pour former de l’adénine, l’une des
lettres des nucléotides, et des molécules apparentées à d’autres lettres.
On peut aussi former des acides aminés à partir du cyanure. »
« Le formaldéhyde est une autre molécule qui joue un rôle clé. Elle est
aussi très petite, ne contenant qu’un atome de carbone, un d’oxygène et
deux d’hydrogène. Elle peut être formée de plusieurs façons, par exemple
en soumettant des minéraux à de la lumière ultraviolette en présence
d’eau et de dioxyde de carbone. Les molécules de formaldéhyde ont ceci
de merveilleux qu’elles peuvent s’unir facilement pour donner naissance à
différentes sortes de molécules de sucre. Plusieurs “molécules de la vie”
sont de simples sucres, qui contiennent des atomes de carbone, d’oxygène
et d’hydrogène dans la même proportion que le formaldéhyde. Le glucose
est une molécule appartenant à cette catégorie. Les molécules de ce type
contiennent souvent un anneau d’atomes, ce qui en fait un élément
relativement rigide qui peut servir à des fins de construction. (Les éléments
qui assurent la solidité des nucléotides contiennent des sucres.) »
« Les acides aminés, les sucres, les lettres de nucléotides ont pu tous se
former sur la Terre primitive. En effet, certains acides aminés semblent
très faciles à fabriquer, si l’on en juge par le fait qu’on les rencontre
partout. Par exemple, on peut les trouver dans les météorites les moins
altérés depuis l’origine du système solaire, avant la naissance de la Terre.
Et ces petits précurseurs des “molécules de la vie”, le cyanure et le
formaldéhyde, sont présents en grandes quantités partout dans l’Univers :
dans les immenses espaces interstellaires, dans les comètes… »
« Vous voyez ce que je veux dire ? Un préambule moléculaire
cosmique, un Univers à qui il démange d’être vivant. »
Et si vous me demandez comment l’étape suivante s’est produite,
comment les quelques « molécules de la vie » ont pu s’unir pour former le
premier être capable de se reproduire par l’évolution, je vous répondrai : «
Avec du temps, encore du temps, et des océans. » Au diable l’étroitesse
d’esprit en la matière !
« Parce que, voyez-vous, en l’absence d’oxygène les océans ont
accumulé “les molécules de la vie”. Les océans étaient de vastes bols de
soupe nutritive. Le hasard a fait le reste. Les combinaisons de molécules
s’en sont allées et venues. Certaines combinaisons étaient plus stables que
d’autres, formant de petites gouttelettes ou des grumeaux dans la soupe.
Et dans certaines de ces gouttelettes se sont produites des réactions
chimiques dont l’effet a été de leur faire absorber de la matière nouvelle
et de les faire croître. Pendant tout ce temps des vagues, en se brisant,
désintégrèrent les gouttelettes en des morceaux plus petits qui
absorbèrent également de la matière nouvelle… Finalement, un groupe de
molécules – un seul sans doute – réussit à se hisser sur l’échelle de
l’évolution darwinienne : ces molécules furent capables de se reproduire
et de transmettre leurs caractéristiques à leurs descendants… »
Bien sûr, cette histoire présente quelques zones d’ombre, mais elle
semble plausible, globalement parlant. « N’est-ce pas ? » Qu’est-ce qui
cloche dans cette histoire ?
Eh bien, c’est qu’elle effleure à peine les difficultés réelles : celles dont
j’ai longuement parlé dans les quatre premiers chapitres.
Je vous accorde que cette voie suivie par l’évolution semble sensée et
paraît aller dans la bonne direction. Il y a bien quelques écueils à éviter et
les repères ne sont peut-être pas tous sur le même plan, mais elle contient
la promesse d’une ascension aisée sur les contreforts de la montagne qui
se dresse devant nous. Or cette promesse n’est pas tenue. Cette voie nous
permet d’avancer, mais elle ne nous prépare pas à la brusque apparition
devant nos yeux d’une falaise abrupte. Car voilà soudain notre pensée
confrontée au besoin, inéluctable semble-t-il, d’une machine en parfait
état de marche, d’une incroyable complexité : une machine dont la
complexité est non seulement une condition de bon fonctionnement, mais
de fonctionnement tout court. Y a-t-il lieu de se plaindre de ce sentier de
randonnée pour touristes ? Ne s’agirait-il pas tout simplement d’une allée
dans un jardin, où l’on se promène facilement, mais qui ne mène nulle part
? C’est ce que je pense. Et je prétends que nous avons été induits en erreur
par nos deux clés apparentes : l’unité de la biochimie et la prétendue
facilité avec laquelle sont fabriquées les « molécules de la vie ». Si l’on
jette un coup d’œil rapide sur les signes de piste, ils semblent nous mener
tout droit vers notre but, visible au loin. Mais cette route droite nous
conduit au pied d’une falaise. Aurions-nous mal lu les signes de piste ?

« Tout cela cadre avec votre hypothèse, Watson. Mais maintenant


nous tombons sur le mauvais angle, sur des bouts de faits qui ne
cadrent plus. »
CHAPITRE 6

Regardons de plus près les signes


de piste

« – Holmes, protestai-je, c’est impossible !


– Admirable, dit-il. Voilà une réflexion qui illumine tout. C’est
impossible, tel que je l’ai décrit. Donc je dois avoir commis une erreur.
Mais laquelle ? Dites-moi laquelle, Watson ! »

Quel type d’unité ?


L’unité de la biochimie, heureusement, ne se laisse pas réduire à
l’affirmation que tous les organismes présents sur Terre se sont constitués
à partir d’un même ensemble de molécules. Une multitude de détails
doivent être examinés de près, ce qui a pour résultat de modifier quelque
peu nos premières impressions. Prenons notre loupe de détective et
concentrons notre attention sur quatre points en particulier.

Premier point. Il existe un SYSTÈME commun à toute la vie sur Terre, qui n’est
pas qu’un ensemble de molécules. L’unité de la biochimie vaut, par
exemple, pour la technique ribosomique de synthèse des protéines, pour
l’idée d’utiliser des protéines comme catalyseurs et de fabriquer des
membranes à partir de protéines et de lipides. Elle vaut également pour
des procédures de fabrication plus spécifiques, par exemple la séquence
d’opérations requise pour fabriquer et détruire des molécules. Ces « voies
du métabolisme central » présentent d’extraordinaires similitudes dans
toutes les formes de vie que nous connaissons. (Et leur structure plus
détaillée est très révélatrice, mais nous laisserons cette question pour le
chapitre suivant.)
Il est désormais clair que l’universalité de ce mode supérieur
d’organisation ne peut s’expliquer par la préexistence d’un même type
d’organisation sur une Terre sans vie. Je pense que personne n’a jamais
suggéré que le ribosome a émergé d’une « soupe prébiotique ». S’il en est
ainsi, on voit encore moins bien quelle molécule aurait pu être
présélectionnée parmi celles qui étaient présentes, pour autant que l’une
d’elles l’ait été. Au moins une partie de cette universalité est le fruit de
l’évolution. Et si tout était le fruit de l’évolution ?
Il est certain qu’il faut des pièces pour fabriquer une machine : les «
molécules de la vie » ont dû exister avant la vie, avant que le système
commence à se former. N’est-ce pas là tout simplement du sens commun ?
Sens commun ? Oui, peut-être. Mais il s’agit d’une confusion. C’est une
fausse intuition qui se fonde sur ce que nous, nous estimons avoir été la
bonne procédure.
Nous, nous savons fabriquer une machine en passant par la phase de
conception, puis en notant les composants nécessaires, puis en achetant
ces composants, puis en la construisant. Ce n’est pas du tout ainsi que
procède l’évolution. L’évolution n’a pas de plan. Elle n’a aucune vision de
ce qu’est un système achevé. Elle ne sait pas par avance quels éléments
interviennent.
Même si les acides aminés (par exemple) s’étaient trouvés dans une «
soupe prébiotique », quel rôle auraient-ils donc pu jouer, bien avant qu’ils
ne remplissent leur rôle clé actuel, à savoir la fabrication de protéines ?
C’est l’ensemble de la machine qui donne un sens aux parties qui la
composent.

Point 2. Les sous-systèmes sont fortement intégrés au système universel.


Par exemple, les protéines sont nécessaires pour fabriquer des catalyseurs,
mais les catalyseurs sont nécessaires pour fabriquer des protéines. Les
acides nucléiques sont nécessaires pour fabriquer des protéines et les
protéines sont nécessaires pour fabriquer des acides nucléiques. Il faut des
protéines et des lipides pour faire des membranes, mais il faut des
membranes pour envelopper les processus chimiques qui ont lieu au sein
d’une cellule. Et ainsi de suite. Les procédures de fabrication des molécules
clés dépendent étroitement des facteurs suivants : il faut sans cesse que
telle chose soit faite avant que telle autre chose puisse être fabriquée –
mais cette chose-ci devait déjà être présente. Le tout est présupposé par
toutes ses parties. L’interdépendance est étroite, elle est cruciale. Au
centre, tout dépend de tout.
Il y a quatre points subsidiaires.
a) Il n’est pas surprenant que notre machinerie biochimique centrale
soità présent si conservatrice : quand tout dépend de tout, il est difficile de
changer quoi que ce soit.
b) Cette interdépendance de fonctions si multiples ne peut qu’être
leproduit de l’évolution. Le centre de notre système est alors devenu fixe ;
mais il ne pouvait pas être fixe au commencement.
c) Cette étroite interdépendance des sous-systèmes se comprend en
tantque produit de l’évolution parce qu’elle est typique des pièces de
machines opérationnelles. Un moteur de voiture, une horloge, un poste de
télévision, un hautbois, un réfrigérateur, une raquette de tennis…, prenez
pratiquement n’importe quel produit manufacturé, vous trouverez que
chacun des composants plus ou moins variés n’est guère utile par lui-
même. Ils ne servent qu’à partir du moment où ils contribuent au
processus d’ensemble.
d) La façon dont une évolution graduelle peut conduire à un système

tout dépend de tout est moins claire.
Le chapitre 8 sera consacré à une étude plus détaillée du point 2. Le
point subsidiaire (d) s’y révélera particulièrement utile.

Point 3. Le système commun est très, très COMPLEXE, indépendamment de


l’imbrication inhérente à cette complexité. Il a donc été le produit d’une
longue évolution. Il est très éloigné, en termes d’évolution, des organismes
originels.

Point 4. Il existe des CONVENTIONS dans le système universel, des


caractéristiques qui auraient très bien pu être différentes. Le choix de
l’alphabet des acides aminés, ou le jeu des rattachements de lettres
d’acides aminés à des mots d’acides nucléiques – le code génétique – en
sont des exemples. On le voit très clairement dans le choix universel
d’acides aminés « gauchers » pour la fabrication des protéines, alors que,
pour autant que l’on sache, les acides aminés « droitiers » auraient aussi
bien pu faire l’affaire. Examinons cela de plus près.
Une molécule un tant soit peu complexe n’est pas superposable, en
général, à son image dans un miroir. Cela n’a rien de surprenant étant
donné que la plupart des objets possèdent cette propriété. Une main
droite, par exemple, est une main gauche dans un miroir. Seuls les objets à
peu près symétriques n’ont pas de version « gauche » et « droite ».
Quand on doit assembler deux objets ou plus, le fait qu’un objet soit «
droit » ou « gauche » peut être important. La main gauche va avec un gant
gauche. Un écrou à pas-de-vis vers la droite ne peut se visser que sur un
boulon de même sens.
C’est pour des raisons de cet ordre que la surface d’une enzyme doit
généralement tenir compte du caractère droit ou gauche de la molécule
qui s’adapte sur elle. Si la surface est gauche, seules les molécules «
gauches » peuvent s’y adapter. Il doit donc exister une sorte de
discrimination en biochimie, comme dans l’ingénierie, entre les objets
gauche et droite. Et on ne s’étonnera pas que les acides aminés destinés
aux protéines se présentent uniformément de ce point de vue. On peut
imaginer qu’il existe une bonne raison pour qu’ils soient plutôt droite que
gauche. Mais ce n’est là qu’une convention, dont on décide à pile ou face.
L’universalité des conventions est l’un des traits les plus frappants de
l’unité de la biochimie. D’où provient cette universalité ? Car les processus
non biologiques n’obéissent à aucune règle de ce genre, qui ferait pencher
la balance d’un côté plutôt que de l’autre et il s’avère particulièrement
difficile de trouver une raison particulière qui explique pourquoi un
ingrédient de la « soupe prébiotique » aurait dû montrer une préférence
pour la droite ou pour la gauche. Il est donc pratiquement exclu de
considérer que cette caractéristique a été imposée par les conditions
initiales. Ici encore il semble que la convention – « droite » ou « gauche » –
se soit imposée en même temps que l’évolution de l’ensemble du système.
De ce point de vue, l’origine de cette convention se rattache au même
problème que toute autre manifestation de l’unité de la biochimie – et il
en existe une explication darwinienne classique, qui s’impose à nous.
On explique souvent l’existence de caractéristiques communes chez
différentes espèces d’organismes par le fait qu’ils descendent d’un ancêtre
commun. Tous les mammifères ont des poils parce que l’espèce unique à
partir de laquelle ont évolué les vaches, les lapins, les baleines, les êtres
humains, les chauves-souris, etc., était poilue et parce que le poil est une
caractéristique qui a été fixée au moment de l’apparition de l’ancêtre
commun.
Mais il arrive que l’on se trompe. Les ailes des oiseaux et celles du
scarabée sont des découvertes indépendantes ; elles ne peuvent, par
conséquent, être attribuées à quelque ancêtre commun. Il faut donc se
montrer prudent. Mais lorsqu’une caractéristique ne correspond pas à une
fonction essentielle, lorsqu’elle apparaît comme une pure convention,
lorsqu’il aurait pu en être tout à fait autrement, on se trouve en terrain
plus solide. Si les caractéristiques de ce genre sont nombreuses, on est en
terrain très solide. La présence de nombreux aspects « conventionnels »
dans notre biochimie centrale nous permet d’affirmer en toute confiance
que l’unité de la biochimie existe parce que les organismes sur Terre
descendent d’un ancêtre commun chez qui certaines caractéristiques
avaient déjà été fixées.
Bien entendu, les caractéristiques fixées dont il s’agit sont précisément
celles qui constituent l’unité de la biochimie. Nous pouvons conjecturer (à
partir du point 2) que ces caractéristiques se sont fixées par une
imbrication des fonctions. En tout cas (point 3) ce dernier ancêtre commun
à toutes les formes de vie sur Terre était déjà très évolué. Ses conventions
ont fini par se transmettre à toutes les formes de vie sur Terre.
Ainsi, en ce qui concerne les acides aminés « droitiers » et « gauchers
», j’affirme qu’il y a eu de nombreux lancers de pièces et de nombreuses
décisions différentes. Mais comme toute la vie actuelle descend d’un
ancêtre commun unique, un seul lancer de pièce a dû être conservé en
mémoire.
La logique de l’arbre de Darwin permet de comprendre facilement le
caractère tardif du dernier ancêtre commun. Étant donné que les
nouvelles espèces ne peuvent provenir que d’espèces préexistantes par
embranchements successifs, et que la grande majorité des espèces
disparaissent, il devient pratiquement inévitable qu’au bout d’un laps de
temps suffisamment long on puisse faire remonter toutes les espèces
vivantes jusqu’à un point situé bien avant le point de branchement initial.
L’arbre de Darwin se présente ainsi :
Tracez vous-même un arbre, en dessinant au hasard branches et
ramifications, et vous verrez qu’il s’agit d’un résultat habituel : toutes les
ramifications supérieures, correspondant aux organismes actuels, sont
reliées à un point situé sur une branche principale ; bien au-dessus du sol.
L’absence apparente de formes de vie réellement primitives sur Terre
n’est pas due au fait que ces formes n’auraient jamais existé. Elle ne
s’explique pas essentiellement par une compétition trop dure qu’auraient
eu à subir les formes primitives (même si, je l’affirme, cela a dû être le cas).
Il suffit, pour la comprendre, de considérer la logique de l’arbre que
Darwin a décrit, dans lequel les processus de ramification et d’élagage,
d’élagage et de ramification, vont de pair.

Pourquoi (certaines) « molécules de la vie


» sont-elles faciles à fabriquer ?
Il est de plus en plus contesté que les océans primitifs aient été remplis
de molécules organiques. Comme nous l’avons dit au chapitre 1, on estime
aujourd’hui que l’atmosphère primitive de la Terre était constituée pour
l’essentiel d’azote et de dioxyde de carbone. En raison de cela, la synthèse
des molécules organiques a dû être beaucoup plus difficile que dans
l’atmosphère dominée par le méthane que nous avons évoquée plus haut.
On s’est également aperçu que la lumière ultraviolette du Soleil détruit
plus qu’elle ne synthétise les molécules organiques de taille moyenne. La
lumière ultraviolette a pour effet général de briser les liaisons covalentes,
ce qui entraîne une nouvelle dispersion de molécules car les liaisons
brisées tendent à se reformer autrement ; mais l’effet global est destructif.
C’est un effet de redistribution aléatoire des atomes. En général, il en
résulte ou bien un mélange (un goudron) très compliqué, ou bien des
molécules simples et plutôt stables, comme le dioxyde de carbone et l’eau
(ou, plus souvent, d’abord l’un et ensuite l’autre).
La sonde Viking qui s’est posée sur Mars a permis d’attirer l’attention
sur le triste rôle joué par la lumière ultraviolette du point de vue de
l’évolution chimique. Il semble qu’il n’y ait aucune molécule organique sur
la surface de Mars, à cause de la lumière ultraviolette. Car les molécules
sont détruites avant d’être fabriquées : la lumière ultraviolette transforme
les minéraux de surface en des matériaux qui détruisent les molécules
organiques de façon encore plus efficace que l’oxygène gazeux.
Même sans lumière ultraviolette ni oxygène, les mélanges de
molécules organiques ne sont pas très stables. (Tout comme le bon vin que
l’on entrepose dans une cave sombre et froide se transforme au bout de
quelques décennies.) Les surfaces minérales complexes peuvent avoir des
effets catalytiques accidentels qui tendent à accélérer les combinaisons
arbitraires de liaisons covalentes, conduisant à des goudrons de plus en
plus complexes. Un bon exemple du traitement que la Terre inflige aux
molécules organiques est le pétrole brut. Les minéraux organiques sont en
général des mélanges excessivement complexes de ce type.
Si les petites molécules actives (« amorcées ») de cyanure et de
formaldéhyde avaient effectivement existé dans les océans primitifs, elles
n’auraient fait qu’empirer les choses. Or elles ont été catapultées dans
l’existence à partir de matériaux plus stables par diverses sources
d’énergie : et ces molécules pures fabriquent quelques-unes des «
molécules de la vie » les plus simples (ainsi que des tas d’autres choses)
sans qu’il soit besoin de leur donner le moindre coup de pouce
supplémentaire. Mais les eaux de la Terre primitive n’étaient pas pures.
Elles devaient contenir des millions de types de molécules organiques si les
molécules actives ont existé. Il y aurait eu des millions de réactions
possibles à partir du cyanure ou du formaldéhyde. Le résultat eût été un
goudron d’un type encore plus épais, encore plus foncé.
Les chimistes organiques ne connaissent que trop bien les goudrons,
les graisses et autres substances visqueuses. Ces mélanges d’une
complexité effroyable ne sont que les produits trop normaux des réactions
chimiques organiques. C’est l’abondance des possibilités qui existent pour
assembler entre eux des atomes de carbone, d’hydrogène et d’oxygène qui
en est responsable. Il faut beaucoup d’ingéniosité et de savoir-faire pour
fabriquer une molécule d’une grande complexité en quantités non
négligeables. Même dans ce cas on n’évite jamais complètement les
mélanges complexes. La partie la plus dure dans la synthèse d’un composé
organique, c’est le travail de « retouche ». On peut le comparer à
l’arrachage des mauvaises herbes ; une fois que la réaction a eu lieu, les
molécules indésirables sont extirpées. La synthèse d’une molécule, quel
que soit son niveau de complexité, exige en général l’enchaînement de
nombreuses réactions, qui demandent à chaque étape une soigneuse
activité de « retouche » car, en règle générale, le produit d’une réaction
doit être purifié avant que l’étape suivante puisse être abordée.
Il est vrai que l’on a découvert certains des acides aminés les plus
simples dans des mélanges complexes obtenus en simulant les conditions
qui ont pu être celles de la Terre primitive. On a même trouvé des
nucléotides dans des mélanges qui sont censés ressembler de manière
plausible aux produits prébiotiques. Mais toutes ces « molécules de la vie »
sont toujours des produits minoritaires et ne sont en général présentes
qu’à l’état de traces. Leur détection est due plus souvent aux talents de
l’expérimentateur qu’à une puissante tendance qui pousserait les «
molécules de la vie » à se former.
Les sucres sont particulièrement problématiques. S’il est vrai que l’on
peut former des sucres à partir de solutions de formaldéhyde, ces
solutions doivent être bien plus concentrées que cela ne devait être le cas
dans les océans primitifs. Et la réaction perd tout intérêt dans la pratique
car tous les sucres possibles ou presque sont fabriqués en même temps
qu’un tas d’autres choses, d’ailleurs. En outre, les conditions de formation
des sucres sont les mêmes que celles de leur destruction. Les sucres
fabriquent rapidement leur propre sorte de goudron – le caramel – et ils
donnent naissance à d’autres mélanges encore plus complexes s’il y a des
acides aminés dans les parages.
En somme, on a grandement exagéré la facilité avec laquelle se ferait la
synthèse des « molécules de la vie ». Seules quelques molécules de la vie,
les plus simples, sont faciles à synthétiser, et on ne voit pas du tout
comment les molécules auraient pu ne pas être gênées par les autres
molécules en interaction ou non avec elles pour permettre au processus
d’organisation de se poursuivre à des niveaux plus élevés, et de donner
naissance aux éléments nécessaires : bandes-messages, structures de
contrôle sélectives, etc.
Finalement, même si je me trompe sur tous ces points, même si la
géochimie de la Terre primitive a contrôlé les réactions organiques d’une
manière tout à fait différente de celle de la géochimie moderne, même si
elle a produit toutes « les molécules de la vie », et rien d’autre, en grandes
quantités, cela permettrait seulement d’atteindre les frontières du
problème esquissé dans les quatre premiers chapitres. Car il aurait encore
fallu que soit fabriquée, d’une façon ou d’une autre, une machine
susceptible d’évoluer.
Mais, me direz-vous peut-être, il y a quelque chose ici qui demande à
être expliqué. Ce n’est sûrement pas un hasard si les sucres se forment
effectivement à partir du formaldéhyde ; si l’adénine se forme
effectivement à partir du cyanure ; si les acides aminés se forment
effectivement mieux lorsqu’on simule un orage, et si on les trouve dans les
météorites. Ne pouvons-nous pas continuer à dire que certaines au moins
des « molécules de la vie » sont omniprésentes ? On les rencontre partout.
C’est vrai ; mais resituons ces points en perspective. Voici les faits bruts
tels qu’ils nous apparaissent aujourd’hui :
1. Seules certaines « molécules de la vie » sont omniprésentes.
2. La plupart des molécules « omniprésentes » ne sont pas des «
molécules de la vie ».
3. Les « molécules de la vie » se fabriquent généralement mieux
dansd’autres conditions que celles de la Terre primitive.
Tout ce qu’on peut en déduire, c’est que certaines classes de molécules
organiques sont plus faciles à faire et/ou plus stables que d’autres et que
notre machine biochimique (hautement évoluée) incorpore de nombreux
membres de ces classes. Cela n’est pas assez surprenant pour être
informatif.
Il n’est pas étonnant que parmi toutes les molécules qui ont fini par
constituer notre système biochimique il y en ait certaines qui ne sont pas
trop difficiles à construire et qui sont raisonnablement stables, une fois
construites. Le fait que ces molécules aient été des conditions nécessaires,
ou alors des produits, de la première phase de l’évolution qui a abouti à
notre biochimie centrale apparaît ainsi comme une politique économique
saine, en tout cas comme un résultat compréhensible.
Il est encore plus révélateur à mes yeux que les nucléotides et les
lipides, dont le rôle dans notre système actuel est crucial, ne fassent pas
partie de la classe des molécules omniprésentes. Les nucléotides et les
lipides ne peuvent pas être fabriqués dans des conditions qui simulent de
manière réaliste les conditions de la Terre primitive. Les nucléotides et les
lipides sont beaucoup trop compliqués et trop particuliers pour que cela
ait de quoi nous surprendre. Ce sont des molécules qui semblent avoir été
conçues pour un but particulier. Elles semblent toutes être, chacune dans
son genre, des produits de l’évolution primitive, et non des conditions
préalables de l’évolution.
Peut-être pensez-vous que c’est grâce « au temps, encore au temps, et
aux océans » qu’ont pu être surmontés les problèmes que pose la
fabrication originelle des « molécules de la vie » complexes. Je tenterai de
dissiper cet optimisme en examinant de manière plus détaillée les plus
importantes parmi toutes les « molécules de la vie ».

Les nucléotides sont trop chers


Sigma est l’une des nombreuses compagnies de produits biochimiques
destinés à la recherche. J’ai constaté qu’un gramme d’ATP, un nucléotide
amorcé « embobiné », coûtait une cinquantaine de francs. L’ATPne coûte
pas très cher uniquement parce qu’il est relativement facile de l’extraire de
substances biologiques abondantes, en l’occurrence de la viande de
cheval. Les trois autres nucléotides amorcés d’ARN que propose Sigma sont
environ dix fois plus chers, et les nucléotides amorcés d’ADN coûtent
environ 3 000 francs le gramme. Mais tous ces produits ne coûtent pas très
cher non plus parce qu’ils sont extraits de substances biologiques
naturelles.
Il en va du prix des nucléotides comme de celui des timbres-poste : ils
s’envolent dès qu’on s’éloigne des modèles ordinaires. La version de l’ATP
dont la partie connectrice contient le sucre arabinose à la place du sucre
ribose coûte environ 60 000 francs le gramme. Ces nucléotides
« anormaux » sont certes synthétiques (fabriqués par l’homme), mais
jamais complètement. Car leur fabrication nécessite des composés comme
le ribose qui, lui, est extrait de sources biologiques. En général, cela vaut
également pour les nucléotides. A 60 000 francs le gramme (ou, si vous
préférez, 60 millions de francs le kilogramme), un tel nucléotide ne coûte
pas très cher, si l’on considère le prix de revient d’un nucléotide amorcé «
dans l’Univers ouvert ». Quel serait le prix de ces matériaux si les chevaux
n’étaient pas là pour faire le plus gros du travail ? Combien coûterait la
fabrication de nucléotides amorcés à partir de roches contenant du
méthane, de l’ammoniac et des phosphates ? J’ose à peine y penser.
Comparons la glycine et l’alanine, les deux acides aminés les plus
simples. On peut dire qu’ils sont faciles à fabriquer – on les a détectés
fréquemment dans des mélanges complexes résultant d’expériences avec
des étincelles, dans les météorites, etc. La glycine coûte environ 1 franc le
gramme, et l’alanine (mélange de formes gauches et droites), environ 8
francs. (Il faut dire que pour ce prix on obtient un matériau pur à 99 % ; les
orages simulés donnent un matériau impur à 99 %.)
En plus d’être difficiles à fabriquer, les nucléotides amorcés ont
tendance à être instables. Sigma recommande d’envelopper les
nucléotides amorcés d’ADN dans de la glace sèche pour éviter leur
décomposition pendant le transport et de conserver les nucléotides en
dessous du point de solidification.
Chers et fragiles, les nucléotides amorcés (ou non amorcés, pour la
question qui nous intéresse), ont, à mon sens, peu de chances de jouer un
rôle significatif sur le plan géochimique, en tant que minéraux, et cela vaut
pour toutes les époques.
Dans mon livre Genetic Takeover, j’ai dressé la liste des quatorze
obstacles majeurs qu’auraient dû franchir les nucléotides amorcés pour
être fabriqués sur la Terre primitive, depuis l’obtention de concentrations
suffisantes de formaldéhyde et de cyanure jusqu’à l’« amorçage » final des
nucléotides. En pratique, chacun de ces processus aurait dû être subdivisé
en opérations élémentaires convenablement espacées.
La synthèse organique en laboratoire se compose d’une série de
dizaines voire de centaines d’opérations élémentaires : soulever, verser,
mélanger, agiter, remplir, décanter, ajuster, etc. Chacune de ces
opérations n’est pas réellement significative prise isolément, mais elles
doivent se dérouler dans le bon ordre. Il y a une procédure de fabrication à
suivre et lorsqu’une procédure est répétitive il devient absurde d’imaginer
qu’elle a pu se produire au hasard. C’est pourquoi les acides aminés
simples sont des produits prébiotiques plausibles, alors que les nucléotides
amorcés ne le sont pas.
Certes, on peut imaginer qu’il s’est produit sur la Terre primitive un
ensemble de processus élémentaires probables, qui, pris dans leur
ensemble, peuvent avoir été à l’origine des nucléotides amorcés, mais cela
est aussi peu probable que de voir une pièce tomber sur le côté « face »
mille fois de suite.
On peut tout à fait imaginer que sur la Terre primitive se produisait le
même genre de réactions que celles qui relèvent de la chimie organique.
Le Soleil aurait pu provoquer l’évaporation de l’eau d’un bassin et faire
qu’une solution se concentre, deux solutions auraient pu se mélanger à la
suite d’une inondation, une poussière de minerai catalytique aurait pu être
emportée par le vent. On peut imaginer des filtrages, des décantations,
des chauffages, des acidifications : on peut imaginer que de nombreuses
opérations de ce genre ont eu lieu à la suite d’accidents géologiques et
météorologiques. Mais il ne suffit pas de montrer que chaque étape d’une
séquence a pu se produire pour montrer que la séquence elle-même est
plausible.
Mais, me direz-vous, puisque le monde existe depuis si longtemps,
puisqu’il est si vaste, les combinaisons correctes de circonstances auraient
bien fini par se produire un jour ? Cela n’est-il pas plausible ?
La réponse est non : le temps qui s’est écoulé n’est pas suffisant, et le
monde n’est pas assez vaste. Voici comment cela peut s’expliquer :
Dire que, parmi les 14 obstacles auxquels j’ai fait allusion pour la
fabrication des nucléotides amorcés, chacun nécessite en moyenne dix
opérations élémentaires, c’est-à-dire qu’il faut qu’au moins 140 petits
événements se trouvent ordonnés de façon appropriée, c’est effectuer une
simplification peu risquée. (Si vous en doutez, allez voir comment travaille
un spécialiste de chimie organique ; regardez toutes les opérations qui
constituent ce qu’il appelle « une étape » d’une synthèse organique.) Et il
faut être d’un grand optimisme pour penser que, sans être guidé, un
événement attendu se produira six fois sur six. Si les événements dont
nous parlons sont guidés par le hasard, alors les chances d’une synthèse
non dirigée d’un échantillon de nucléotides amorcés sur la Terre primitive
sont du même ordre que les chances d’obtenir un six à chaque coup sur
140 lancers de dés. Cette sorte de chose est-elle une trop grande
coïncidence ou non ?
Il y a six possibilités lorsqu’on jette un dé une fois ; 6 × 6 pour deux jets
; 6 × 6 × 6 pour trois jets ; et 6 multiplié par lui-même 140 fois pour 140
jets. C’est un nombre gigantesque, représenté approximativement par un
1 suivi de 109 zéros (soit 10109). C’est l’ordre de grandeur du nombre
d’essais que vous aurez à faire pour avoir une chance raisonnable de
réussite. Si vous lanciez un dé une fois par seconde pendant toute l’histoire
de la Terre vous n’auriez le temps que d’effectuer 1015 lancers ; vous auriez
donc besoin d’environ 1094 dés. C’est beaucoup plus que le nombre
d’électrons dans l’Univers observé (que l’on estime à environ 1080).
Bien sûr vous pourrez objecter qu’en pratique il y a bien des façons de
réaliser une synthèse et vous aurez raison, mais souvenez-vous de la
largesse dont nous avons fait preuve en sous-estimant le savoir-faire pur
que demande une synthèse organique. Et souvenez-vous qu’une
procédure de fabrication ne tolère pas en général les changements
arbitraires : elle peut très facilement sortir de ses rails pour ne plus jamais
s’y remettre. Cela est particulièrement vrai des processus chimiques, où il
ne vaut mieux pas en général ajouter un acide au mauvais moment ou se
débarrasser d’une solution qui ne convient pas, ou encore utiliser une
lampe à ultra-violets mal réglée. Une synthèse organique effectuée de
manière négligente ne marche que lorsque le produit recherché appartient
à cet ensemble inévitablement réduit de molécules très stables, le dioxyde
de carbone et l’eau, ou éventuellement la glycine et l’adénine mais de
manière bien plus limitée. Mais les nucléotides ne rentrent pas dans cette
catégorie, à en juger par leur prix.
L’intuition peut induire en erreur : il suffit en effet de penser au rôle
joué par les vastes étendues de temps et d’espace dans l’engendrement de
structures improbables. La morale est que de vastes étendues de temps et
d’espace ne changent pas grand-chose au niveau de compétence que peut
simuler le hasard pur. Pour obtenir simplement une série de quatorze six,
avec notre dé, il faudrait attendre des dizaines de milliers d’années, alors
que quelques semaines suffiraient à obtenir une série de sept six, et
quelques minutes une série de trois six.
C’est à cela que l’on mesure la hauteur de la falaise qui s’élève devant
nous : on peut sans problème attribuer au hasard le déroulement d’un
processus en trois étapes, mais cela est totalement absurde lorsqu’il s’agit
d’un processus en trente étapes.

Jouer aux dés avec la vie


Intuitivement, on peut penser que le déroulement d’un processus en
30 étapes prendra environ 10 fois plus de temps qu’un processus en trois
étapes. Cela peut être le cas, mais le succès dépend de l’existence d’une
mémoire des succès et échecs passés. En reprenant l’analogie du lancer de
dés, nous lançons le dé jusqu’à obtenir un six ; c’est alors que nous passons
à l’étape suivante, au cours de laquelle nous pouvons accumuler les
succès. On peut ainsi obtenir 140 six avec un dé en 140 × 6 secondes
environ, soit un quart d’heure. Mais ce type de lancer de dés n’est possible
dans la Nature que là où les organismes existent en succession, là où les
messages sont transmis, là où la conception n’est pas gâchée par un
unique échec, là où les réussites passées peuvent encore servir à
construire en dépit des échecs, grâce à l’existence de nombreuses copies
des succès passés. C’est là que la biologie commence. Avec des
organismes, notre jeu de dés change totalement de nature.
Mais comment la Nature a-t-elle commencé à jouer ? En dernière
analyse, tout organisme qui utilise notre type de bande-message doit être
constamment approvisionné en nucléotides amorcés. Il faut donc une
usine de fabrication de nucléotides. N’est-il pas certain que seule la
sélection naturelle a pu engendrer cela au départ ? Y a-t-il donc eu des
organismes primitifs qui n’avaient pas besoin de nucléotides, mais qui
pouvaient évoluer pour les produire ?
La façon de franchir la falaise est de la contourner. Il doit exister un
autre chemin permettant d’atteindre la montagne.

« Contre cette coïncidence, les chances sont énormes, inchiffrables !


»
CHAPITRE 7

Un indice dans une poupée russe

« – Là, c’est un autre raisonnement. Il y a deux raisonnements, et je


vous serais reconnaissant de ne pas les confondre. »

Un caniche, un pékinois, un barzoï, et un terrier du Yorkshire ont tous


un aspect différent, mais nous reconnaissons en eux un même animal sous
des habillages différents. Pour appartenir à la même espèce, il faut
posséder une organisation biologique très semblable : les animaux
capables de procréer ensemble relèvent en essence d’un même modèle
puisque les manuels d’instructions de leurs Bibliothèques sont dans une
large mesure interchangeables.
Même des animaux plus éloignés les uns des autres, comme les
baleines et les chauves-souris par exemple, présentent bien plus de
ressemblances que l’on pourrait penser à première vue. Les baleines et les
chauves-souris sont des mammifères qui descendent d’un ancêtre
commun pas si distant que ça, et elles ont en commun la plupart des
dispositifs qui leur permettent de survivre. Leurs appareils respiratoires,
digestifs, excréteurs, la disposition des nerfs et de la circulation, les
procédures de fabrication de la peau et des os, les types de molécules
protéiques, toutes ces caractéristiques, et d’autres encore, sont davantage
semblables que différentes chez la baleine et la chauve-souris. On peut
dire encore une fois qu’il s’agit du même animal, revêtu d’habits différents,
même s’il faut creuser davantage pour s’en rendre compte. Il faudra
chercher encore plus loin pour trouver ce qu’ont en commun un hareng et
un hamster, mais les ressemblances ne sont plus si frappantes. Malgré
tout, il y a, là encore, plus de points communs que de différences.
Et entre un caniche et un pétunia ? Les caractéristiques de niveau
supérieur présentent à coup sûr quelques différences. Il n’y a rien dans un
pétunia qui ressemble aux poils frisés du caniche, pas plus que le pétunia
n’a de foie, d’os, ou ne manifeste la moindre tendance à l’aboiement. En
creusant un peu plus on trouvera encore des types de cellules assez
semblables et, par exemple, quelques molécules protéiques très voisines.
En creusant encore davantage, on trouvera que tous les êtres vivant sur
notre planète ont des caractéristiques communes, qu’il s’agisse des
éléphants, des edelweiss, ou d’E. coli : la machinerie biochimique centrale
dont nous avons parlé auchapitre 4 sera toujours composée de bandes-
messages faites du même matériau, que l’on trouve dans les livres des
Bibliothèques centrales ; les messages sont imprimés et transmis aux
cellules des générations suivantes de la même façon ; le même code
principal est utilisé pour la traduction et la même série d’acides aminés
constitue les maillons des chaînes de protéines…
La diversité des formes de vie sur Terre est, pour l’essentiel,
superficielle : plus on creuse moins elle est apparente. Lorsqu’on atteint le
centre, elle disparaît complètement.
On emploie souvent le terme « niveau » pour distinguer différents
types d’organisations. Certains aspects sont qualifiés de superficiels,
d’autres de plus profonds, d’autres encore de centraux. Cela ressemble à la
métaphore des poupées russes. L’organisation est considérée comme un
ensemble de poupées imbriquées les unes dans les autres. Les sous-
systèmes extérieurs dépendent de ceux qui sont à l’intérieur et le tout
dépend du noyau central.
Utilisons cette métaphore pour les organismes. Pensons à la Terre
comme à un musée qui abriterait une collection gigantesque et en
apparence très variée de poupées russes emboîtées. Comment cette
collection a-t-elle été construite ? Pourquoi les poupées extérieures
doivent-elles se présenter dans des styles beaucoup plus variés que les
poupées intérieures ? Comment se fait-il qu’en isolant chacune des séries
de poupées emboîtées dans le musée nous tombions toujours sur le même
noyau central ?
Les ensembles de poupées doivent manifestement avoir été construits,
en gros, en ajoutant de nouvelles poupées à l’extérieur. Cela est conforme
à la vision que nous avons des séquences d’événements dans l’évolution
(l’idée d’une conception plus centrale est venue plus tard). Cela relève
aussi du sens commun. Un modèle superficiel se caractérise, pour nous,
par le fait que pratiquement rien d’autre n’en dépend à l’intérieur de
l’organisation. Il est beaucoup plus facile d’effectuer des ajouts ou de
modifier des caractéristiques qui sont à l’extérieur de l’organisation.
Darwin a montré, dans l’Origine des Espèces, que les caractères qui ont
connu une évolution récente chez les organismes sont effectivement ceux
qui, assez souvent, varient plus que les caractéristiques présentes depuis
plus longtemps.
C’est sans doute pourquoi les poupées extérieures sont si différentes.
Et on comprend également pourquoi les poupées intérieures sont bien
plus difficiles à modifier maintenant. Mais cela n’explique toujours pas
pourquoi, plus on creuse, moins les poupées sont variées ni pourquoi les
poupées centrales sont toutes du même type. Car toutes les poupées ont
bien été, à un moment ou à un autre, une poupée extérieure, qui aurait
alors pu être facilement modifiée par l’évolution : on devrait donc trouver
une grande variété de poupées à ce niveau. Pourquoi cette variété ne
s’est-elle pas maintenue ?
L’explication vient de la juxtaposition de trois idées : la première est
que (i) les poupées intérieures se sont fixées lorsque d’autres poupées se
sont construites autour d’elles ; nous pouvons y ajouter, conformément à
ce qui a été dit au chapitre précédent, que (ii) les nouvelles espèces ne
peuvent apparaître que par des processus de branchement sur ce qui
existe déjà (un nouvel ensemble de poupées ne peut qu’être une copie
modifiée d’un ensemble déjà présent au musée) et que (iii) la plupart des
espèces s’éteignent (le musée a déjà été pillé par des voleurs et des
vandales ; des ailes entières ont brûlé ; des poupées entières ont dû être
jetées tous les ans par suite de dégâts occasionnés par la pluie, les
termites, les tremblements de terre, les inondations, etc.).
En raison de l’étouffement par les poupées extérieures de la variabilité
des poupées intérieures, et compte tenu de (ii), il n’existe aucun moyen de
fabriquer de nouveaux modèles du centre. Mais les espèces continuent à
s’éteindre à grande vitesse. Donc, les idées qui sont à la base du modèle
central ne peuvent que se perdre ; plus elles sont centrales, plus elles ont
duré, plus elles courent ce risque. C’est ce qui explique que l’on observe,
dans la collection d’organismes conservés dans ce musée qu’est la Terre,
des éléments extérieurs fortement variables contrastant avec des
éléments intérieurs de plus en plus conservateurs.

Au-delà du dernier ancêtre commun


Étant donné tout ce que nous venons de dire, on ne s’étonnera pas de
ce que le noyau central commun soit si complexe – il suffit de regarder à
nouveau l’arbre. La machinerie biochimique commune dont on peut faire
remonter la trace jusqu’au dernier ancêtre commun sur Terre constitue
précisément le cœur de tous les ensembles de poupées russes du musée.
Comme on l’a vu dans le chapitre précédent, la grande complexité de ce
noyau invariant a nécessité, pour sa fabrication, un long processus
d’évolution, qui a duré depuis la base proprement dite de l’arbre de
l’évolution jusqu’à ce nœud particulier de ramification, loin de la base, qui
représente le plus ancien ancêtre commun de toute la vie actuelle.
A présent, examinons l’arbre de plus près. Vous verrez que la position
du dernier ancêtre commun dans l’arbre est un accident dû à notre point
de vue. Il aurait pu se trouver plus bas pour des organismes qui auraient
vécu il y a suffisamment longtemps. (Il suffit de cacher la moitié supérieure
de l’arbre avec une feuille de papier pour s’apercevoir que les nouveaux
sommets des branches sont liés entre eux en un point situé au-dessous du
nœud de connexion précédent.)
Pendant la première phase de l’évolution de la vie, il y aurait eu toute
une succession de derniers ancêtres communs. La question qui se pose est
celle-ci : les noyaux des premiers étaient-ils plus petits que ceux des
suivants ? Notre cœur commun, d’une incroyable complexité, a-t-il évolué
de la sorte, selon des processus analogues aux processus ultérieurs, par
des couches extérieures qui seraient venues fixer des couches intérieures ?
Si tel a été le cas, la structure de notre noyau biochimique commun devrait
le révéler. On devrait trouver des poupées enchâssées, une structure
d’emboîtement. Et la nature de cet emboîtement devrait nous permettre
de voir une séquence de l’évolution au-delà du dernier ancêtre commun
de toute vie sur Terre. Cela en vaut certainement la peine !

Dilemme
Le système biochimique central de toute la vie sur Terre présente-t-il
des emboîtements ?
Oui, mais il y a deux types d’emboîtement, ce qui est source de
confusion. Pire, ces deux types suggèrent des séquences d’événements
différentes pour les débuts de l’évolution. Voyons ce dont il s’agit.
Selon le premier point de vue, la poupée la plus proche du noyau est
l’ADN. C’est elle qui renferme la quintessence de l’organisme, le contrôleur
ultime, l’information génétique. Au-dehors de l’ADN se trouve la poupée
d’ARN, puis, encore plus à l’extérieur, la poupée des protéines et celles
correspondant aux produits plus ou moins directs de l’activité des
protéines, des structures de contrôle plus distantes, dont les membranes.
Cette couche est facile à voir à l’intérieur du noyau. On y parvient en se
demandant : « Que faut-il pour contrôler quoi ? » La réponse est toujours,
en dernière analyse, l’ADN, ce qui laisse penser que l’ADN est apparu en
premier.
Mais on peut regarder cette organisation sous un autre angle : non plus
par la lorgnette de la salle du Conseil d’administration, l’instance de
contrôle, mais en étudiant le plan de l’usine. Non plus en se demandant : «
Qu’est-ce qui contrôle quoi ? », mais : « Qu’est-ce qui fabrique quoi ? »
Nous appellerons cela l’instance d’approvisionnement d’une organisation.
L’instance d’approvisionnement d’un noyau central peut se trouver
dans ce que l’on appelle les voies métaboliques primaires. Ce sont les
séquences de procédures utilisées pour assembler et démonter les
microcomposants moléculaires comme les acides aminés, les nucléotides,
les lipides, etc., qui sont aujourd’hui ces « molécules de la vie »
universelles.
L’organisation de ces voies métaboliques primaires ressemble au plan
des rues d’une petite ville. L’instance d’approvisionnement du noyau
central est manifestement emboîtée, au moins à un niveau : le noyau
luimême a un centre, centre commercial ou place du marché, zone
accessible à pied où l’on peut acheter et vendre les marchandises
essentielles. Les axes principaux rayonnent à partir du centre (certains sont
à sens unique vers le centre ou la périphérie, d’autres à double sens).
Dans le centre des centres, sur la place du marché biochimique, on fait
commerce de sous-composants. Il y a de tout petits fragments de
molécules produits par l’éclatement des « molécules de la vie » plus
grandes et qui sont également utilisés pour fabriquer ces molécules. Chez
les animaux supérieurs comme nous-mêmes, un certain nombre de
procédés de fabrication sont tombés en désuétude ; mais globalement
parlant chacune des « molécules de la vie » peut être fabriquée à partir de
n’importe quelle autre, par une série convenable de séparations et de
regroupements, en suivant un chemin qui permet de se rendre à l’intérieur
de la zone centrale et un autre qui permet d’en sortir.
Quelles sont ces molécules entremetteuses les plus centrales ? On en
compte à peu près une douzaine : elles contiennent toutes des atomes de
carbone, d’hydrogène et d’oxygène ; quelques-unes possèdent également
un groupe phosphate. L’une d’elles, l’acétyle (il s’agit en réalité d’une
partie de molécule), est accrochée à un atome de soufre.
L’azote est curieusement absent de ces régions. Cela constitue une
différence frappante entre l’instance d’approvisionnement et l’instance de
contrôle. L’azote est omniprésent dans l’instance de contrôle : dans l’ADN,
l’ARN et les protéines.
Au niveau de l’instance d’approvisionnement, les acides aminés sont à
une poupée de distance au moins de la région centrale du noyau. Huit
d’entre eux peuvent être fabriqués assez facilement à partir des
souscomposants essentiels, en ajoutant de l’azote sous forme d’ammoniac
(entre autres manipulations). Ils constituent une couche supplémentaire
dans l’instance d’approvisionnement. Les nucléotides sont situés bien plus
à l’extérieur, et ont besoin, entre autres, de deux des acides aminés
intérieurs pour être fabriqués. Les nucléotides sont vraiment très loin du
centre. Environ dix-huit opérations distinctes, faisant appel à autant
d’enzymes, sont nécessaires pour fabriquer un des nucléotides de l’ADN.
Mais tout cela fait encore partie de l’intérieur de l’instance
d’approvisionnement commune à tous les organismes vivant aujourd’hui
sur Terre.
Parce qu’il est facile de convertir entre eux les sous-composants les
plus centraux, il est difficile de dire où se situe exactement le centre, tout
comme il peut être difficile de décréter où se situe exactement le centre
d’une ville. (Est-ce l’hôtel de ville, le bureau de poste, le monument aux
morts, ou la grand-place ?) Il s’agit le plus souvent d’une question de pure
forme, car le véritable centre est une zone et non un point précis. Si
néanmoins nous cherchons l’équivalent de l’ADN pour l’instance
d’approvisionnement des organismes, si nous voulons qu’une substance
unique trouve sa place exactement au centre des poupées imbriquées,
alors je retiendrai comme candidat le dioxyde de carbone. Il ne représente
pas la source directe de carbone pour tous les organismes, mais pour les
plantes et c’est donc la source ultime de carbone pour tous les organismes
: et s’il n’est pas en réalité situé au centre, même chez les plantes (le
principal lieu d’approvisionnement se trouve légèrement en dehors de
l’axe principal), le dioxyde de carbone est lié d’assez près à toutes ces sous-
composants essentiels, chimiquement parlant. (Ceux-ci contiennent une
proportion relativement élevée d’atomes d’oxygène.)
Nous voici devant un dilemme. L’examen de l’instance de contrôle des
organismes suggère que l’ADN a été la première substance de la vie, alors
que l’examen de l’instance d’approvisionnement conduit à une conclusion
tout à fait différente, à savoir qu’au début il y avait quelque chose d’assez
simple qui ne contenait pas d’azote et qui ressemblait fort au dioxyde de
carbone.

Qui faut-il croire ?


Voici des schémas du « noyau de contrôle » et du « noyau
d’approvisionnement » des organismes aujourd’hui présents sur Terre :
Lequel contient la véritable clé ? Peut-être aucun des deux ? Ou peut-être
les deux, d’une façon ou d’une autre ? Considérons les deux hypothèses.
Selon l’hypothèse C (C pour contrôle) le véritable secret réside dans
l’instance de contrôle du noyau commun des organismes. L’ADN (ou
quelque chose qui lui ressemble) a toujours été au centre, l’appareillage de
contrôle évoluant vers l’extérieur par ajout de poupées nouvelles, et par
adjonction de nouveaux moyens de contrôle plus distants du centre.
Au commencement, les molécules du type de l’ADN ont été
sélectionnées dans l’environnement directement en fonction des
séquences qu’elles contenaient. La sélection fut grossière, et les séquences
exactes des lettres importaient peu. Pourtant certaines séquences se sont
révélées meilleures que d’autres, comme celles qui ont provoqué le
repliement des molécules en des boules compactes qui les protégeaient
contre la destruction en certains lieux. Ces séquences y étaient plus
fréquentes, et on s’est aperçu qu’elles prenaient de plus en plus
d’ampleur.
D’un point de vue logique, il n’y a rien de contestable dans l’idée de
molécules en évolution semblables à l’ADN, dès lors que l’on admet que le
message d’une molécule peut agir sur ses propriétés. Ceci a été démontré
en laboratoire pour une molécule de type de l’ADN, l’ARN. Par l’entremise
d’une grande enzyme, les molécules d’ARN peuvent être fabriquées de
façon à pouvoir se dupliquer dans l’éprouvette et, si les conditions s’y
prêtent, à évoluer.
On peut imaginer d’autres modes d’action des messages contenus dans
les molécules du type de l’ADN : par des voies plus indirectes sur d’autres
molécules, comme les acides aminés, et finalement par leur capacité à les
lier à d’autres acides aminés pour fabriquer des protéines. Par
emboîtements successifs, on peut voir la structure se développer jusqu’à
produire le nouveau noyau central ; et ensuite, à l’extérieur de poupées
supplémentaires pour créer cette immense variété de moyens indirects
par lesquels l’ADN fabrique désormais sa propre transmission.
Tout cela est parfaitement logique. Mais est-ce vrai ? Souvenez-vous
des difficultés effroyables soulevées par l’idée que la Terre a pu fabriquer
des nucléotides. Et que dire alors de l’instance d’approvisionnement ?
Pourquoi est-ce là une histoire différente, avec des nucléotides qui
apparaîtraient tardivement ? Qu’est-ce qui a guidé l’évolution à partir du
dioxyde de carbone (par exemple) vers ces nucléotides essentiels,
compliqués, « amorcés » ?
Il semble qu’il y ait là encore une réponse logique, pour peu que l’on
accorde crédit à l’idée qu’il y a eu approvisionnement en nucléotides sur la
Terre primitive. On peut imaginer que, dès que les ressources en
nucléotides commencèrent à baisser, les organismes capables de les
fabriquer à partir d’objets nettement plus simples s’en trouvèrent
avantagés : puis, lorsque ces unités plus simples commencèrent à
s’épuiser, il se produisit une course pour les fabriquer à partir de
matériaux encore plus simples, plus disponibles. Et ainsi de suite jusqu’à la
source la plus simple et la plus disponible de toutes, le dioxyde de carbone.
Selon cette histoire, l’instance d’approvisionnement du noyau central s’est
construite à l’envers, à partir de l’extérieur.
Une fois encore, est-ce vrai ? L’idée que les nucléotides amorcés
étaient présents dès le départ se heurte à de grands obstacles. Il faut dix-
huit étapes pour fabriquer un nucléotide, avec autant de produits
intermédiaires, dont beaucoup sont tout à fait instables. Il n’est pas du
tout évident que ces intermédiaires auraient été disponibles dans une
soupe primordiale même si les nucléotides amorcés l’avaient été.
L’hypothèse C, malgré sa logique, n’est pas satisfaisante lorsqu’on la
confronte à la pratique.
Considérons alors l’hypothèse A (A pour approvisionnement), selon
laquelle la véritable clé de l’origine de la vie sur Terre doit être trouvée
dans l’autre série de poupées russes, dans l’instance d’approvisionnement
du noyau central commun. C’est une tout autre histoire qui commence.
Le dioxyde de carbone a toujours été au centre de l’approvisionnement
; les nucléotides et les acides nucléiques, ADN et ARN, sont venus plus tard.
L’évolution s’est toujours faite dans le sens normal, de l’intérieur vers
l’extérieur, des substances les plus simples vers les plus complexes.
L’instance de contrôle de l’ADN a été également construite vers l’extérieur,
mais toute cette phase a débuté tardivement, après que les
approvisionnements en nucléotides internes se sont mis en place.
Il ne fait guère de doute qu’une lecture directe de la carte biochimique
place le dioxyde de carbone en premier et fait de l’apparition des
nucléotides un phénomène tardif. Le grand explorateur de la biochimie,
Fritz Lipmann, l’a démontré il y a une vingtaine d’années. Plus récemment
Hyman Hartman a développé l’hypothèse qui est précisément celle que
nous sommes en train de présenter (il l’a appelée l’« heuristique de
l’oignon »). Mais, comme Hartman l’a vu, l’hypothèse A porte en elle un
corollaire essentiel. Comme il ne peut y avoir évolution, qu’il s’agisse de
voies métaboliques ou de quoi que ce soit d’autre, sans messages
duplicables, sans formes pouvant être des copies de copies de copies…,
tout type d’organisme doit contenir un genre de matériau génétique. Si ce
n’est pas par l’acide nucléique qu’il faut commencer, ce doit être autre
chose. Nous devons alors admettre que, avant l’instance de contrôle
centrée sur l’acide nucléique, il devait en exister une d’une autre sorte. Il
nous faut admettre que des organismes antérieurs ont existé qui n’avaient
pas besoin de nucléotides, mais qui pouvaient évoluer pour les produire. Et
c’est à cette conclusion-là que nous sommes parvenus à la fin du chapitre
précédent.

« Quand on suit deux raisonnements distincts, Watson, on finit


toujours par trouver un point d’intersection où se situe
approximativement la vérité. »
CHAPITRE 8

Pièces manquantes

« Je ne dis pas que nous avons résolu l’énigme, loin de là ! Mais quand
nous aurons retrouvé l’haltère manquant… – L’haltère !
– Mon Dieu, Watson, est-il possible que vous n’ayez pas deviné que
toute l’affaire tourne autour de cet haltère absent ! Allons, allons ! Ne
prenez pas une mine de chien battu, car entre nous je ne crois pas que
l’inspecteur MacDonald ou l’excellent spécialiste local aient évalué à sa
juste valeur l’importance exceptionnelle de ce détail. Un haltère,
Watson ! Un seul haltère ! Considérez un athlète avec un seul haltère.
Représentez-vous le développement unilatéral, le risque évident d’une
déviation de la colonne vertébrale ! C’est choquant, Watson :
choquant, voyons ! »

En un sens, l’œil est très facile à comprendre. Il ressemble tellement à


un appareil photographique que l’on se demande pourquoi personne n’a
jamais intenté de procès en contrefaçon. Dans les deux cas, on trouve une
chambre noire, une lentille, un diaphragme et une surface sensible à la
lumière. Un examen plus approfondi révèle d’importantes différences de
conception. La région sensible à la lumière au fond de l’œil ne ressemble
guère à un film. On ne la comprend d’ailleurs pas entièrement, tout
comme d’autres caractéristiques de l’œil. Mais l’œil est facilement
compréhensible en ce qu’il comporte nécessairement des éléments bien
précis qui travaillent ensemble : comme nous l’avons remarqué au chapitre
6 (point 2, auquel nous revenons maintenant), c’est ce qui caractérise les
éléments de tout dispositif efficace.
Ce qui n’est pas clair à propos de l’œil, et c’est ce que l’on mentionne
souvent comme un défi à Darwin, c’est la façon dont ses composants ont
pu évoluer, sachant que toute la machine ne peut fonctionner que
lorsqu’ils sont tous en place et en état de marche.
Ce problème n’est pas propre à l’œil. Les organismes foisonnent de
dispositifs similaires, et on estime en général que les êtres vivants se
caractérisent essentiellement par le fait qu’ils semblent avoir été conçus
dans un but. (Rappelons la définition de la vie par Coleridge : « Un tout
présupposé par ses parties. »)
Comment une collaboration complexe entre constituants peut-elle
évoluer par petites étapes ?
La première chose à noter est qu’une structure interne d’un organisme
a souvent – et habituellement – plusieurs fonctions différentes. Les
mâchoires d’un animal, par exemple, peuvent servir à autre chose qu’à
manger : à lutter, à porter les petits, etc. Il est clair que toutes ces
fonctions ne sont pas apparues d’un seul coup. Certaines sont plus
tardives. De la même façon qu’on peut attribuer de nouvelles fonctions à
des structures anciennes, on peut faire assumer des besoins anciens à des
structures d’évolution récente. Il est possible de découvrir fortuitement de
nouvelles fonctions qui dépendent de deux structures ou plus déjà
présentes. Par exemple, la manière dont le chat conserve la chaleur grâce
à sa fourrure ne serait sans doute pas un bon moyen s’il n’avait la
possibilité de la maintenir propre.
Personne ne soutiendra que tel fut le but de l’évolution de la langue : il
n’empêche qu’elle est tout aussi utile comme pièce clé du Système
d’Isolation de la Fourrure. La langue du chat s’est donc modifiée pour
convenir aux fins de nettoyage en devenant râpeuse, tout en conservant sa
fonction plus ancienne de pièce du Système de Traitement de la
Nourriture. Bien entendu, la langue sert à d’autres choses encore. Elle aide
certains animaux à réguler leur température, d’autres à parler, etc. Cela
illustre parfaitement tous les niveaux d’organisation qui existent des
organes aux molécules. On trouve chez les organismes des éléments aux
fonctions multiples qui ne peuvent avoir toutes été les fonctions d’origine ;
certains éléments dépendent les uns des autres d’une manière qui n’a pu
être originelle, tout en étant essentielle aujourd’hui.
Même des organismes réputés simples comme E. Coli sont des
entreprises fort complexes dans lesquelles de nombreuses choses se
produisent simultanément. Le champ des découvertes fortuites possibles
de nouvelles manières d’agencer des sous-systèmes est vaste. Il est
inévitable que de temps à autre une façon ancienne de procéder soit
remplacée par une nouvelle qui met en jeu une nouvelle série de sous-
systèmes. C’est alors que peuvent apparaître des collaborations qui
semblent paradoxales.
Pour illustrer cela, considérons un modèle très simplifié, une voûte de
pierres :

Cette structure pourrait sembler paradoxale si l’on vous disait qu’elle a été
créée par une succession de petites modifications, pierre par pierre.
Comment peut-on construire graduellement une voûte de ce type ?
Grâce à un échafaudage. Dans cet exemple, on aurait pu utiliser un
échafaudage en pierres. On aurait commencé par construire un mur, pierre
par pierre :
Ensuite on aurait enlevé les pierres pour ne conserver que la structure
« paradoxale ». Y a-t-il une autre façon de procéder qu’en utilisant un
échafaudage ? Peut-on expliquer autrement les maillons complexes qui
unissent les sous-systèmes des organismes, qui font que chacune des
parties dépend des autres, sinon en supposant qu’il existait auparavant des
éléments aujourd’hui disparus ?
Nulle part ailleurs qu’en brichimie la collaboration entre composants
n’est aussi étroite. Prenons une molécule – n’importe laquelle. L’acide
aspartique, par exemple, un cas aussi bon qu’un autre. L’acide aspartique
est l’un des vingt acides aminés des protéines. Il entre donc dans la
composition de pratiquement toutes les enzymes. Donc, toutes les
réactions chimiques qui se produisent dans la cellule dépendent de la
présence d’acide aspartique, ce qui signifie que toute molécule fabriquée
par la cellule dépend de cette molécule. Mais, comme cela se produit
souvent, cette molécule est également utilisée comme bloc de
construction pour des tas d’autres molécules, par exemple pour certaines
des lettres de l’alphabet des nucléotides. Et, bien entendu, les lettres de
nucléotides ont une importance cruciale… Prenez une autre molécule,
n’importe laquelle, de la série centrale, et demandez-vous : « A quoi sert-
elle ? » Vous obtiendrez le même résultat : il y aura plusieurs réponses
immédiates et, en tenant compte des effets plus indirects, vous vous
apercevrez que toutes les molécules sont nécessaires, à un degré ou à un
autre, à toutes les autres molécules.
Cette architecture est bien plus complexe qu’une voûte, parce qu’une
« pierre » ne soutient pas deux autres pierres, mais plusieurs : c’est une
voûte à plusieurs dimensions et pour cette raison encore plus immuable. Si
l’on touche à quoi que ce soit, l’édifice s’écroule. Lorsque l’on considère les
interdépendances de la biochimie centrale des organismes, on voit bien
pourquoi la biochimie est désormais si figée et pourquoi cela dure depuis si
longtemps. La question difficile est de savoir comment une voûte d’une
telle complexité a pu évoluer pierre par pierre.
Pensez aux masses d’évolution qui ont dû être mises en =ouvre pour
construire la machinerie indispensable à la fabrication des protéines
(décrite à la fin du chapitre 4). Songez à tout ce qui a été sélectionné et à
tout ce qui a été rejeté par suite de l’incroyable sophistication et de la
complexité de ce qui en a résulté. L’évolution du code n’est qu’un aspect
du problème, même si c’est un des éléments les plus importants. Songez à
ce que présuppose l’existence d’un code convenu. Essayez d’imaginer la
situation qui permettrait l’évolution de cette chose si complexe et si figée,
qui semble, en outre, aussi inévitablement figée et aussi irremplaçable que
notre appareil biochimique central. Quelle qu’ait été la situation, elle a dû
se présenter de façon très différente d’aujourd’hui.
Il est certain qu’il y a eu un « échafaudage ». Avant que les multiples
composants de la biochimie actuelle aient pu s’appuyer les uns sur les
autres, ils ont dû s’appuyer sur quelque chose d’autre.
Nous nous retrouvons en terrain connu. Nous continuons à défendre
l’idée qu’à un stade antérieur de l’évolution, avant la vie telle que nous la
connaissons, d’autres types de systèmes ont évolué, d’autres organismes
ont réussi à inventer notre propre système.
Mais comment le contrôle a-t-il été transmis d’un système ancien à un
système nouveau ? Si nous parvenions à imaginer cela, ne serions-nous pas
tout simplement ramenés au problème précédent (nous l’aurions
simplement déplacé dans le temps, encore plus loin de notre regard) ? La
réponse à la première question est : oui ; la réponse à la seconde est : non.
Commençons par la première.

La longue corde
L’idée essentielle développée au chapitre 2 était que l’évolution est
une élaboration d’information génétique. Si les messages génétiques
peuvent avoir un quelconque effet, c’est qu’ils doivent constituer un
élément d’appareillage : il faut qu’ils donnent naissance à des phénotypes
d’organismes. Mais ceci est à strictement parler la deuxième partie de
l’argumentation : les messages sont venus en premier parce qu’ils sont les
seuls aptes à survivre à long terme ; seuls les messages sont capables
d’exprimer la continuité à long terme des lignées de successions ; ils sont la
seule chose dont on peut dire qu’elle évolue.
Les lignées de successions ne sont pas des monofilaments. Ce qui se
transmet de génération en génération est un groupe de messages, c’est-
àdire un groupe de gènes. Ce qui évolue sont les groupes de gènes et ces
groupes peuvent changer non seulement par suite des modifications
subies par leurs membres, mais aussi par ajouts et effacements.
Une longue lignée est donc une corde constituée, comme la plupart
des cordes, de longues fibres superposées. Il n’est pas nécessaire que
chaque fibre aille d’une extrémité de la corde à l’autre. Les gènes viennent
puis s’en vont.
Le fait que tous les gènes d’un organisme soient constitués du même
matériau et fonctionnent de la même façon représente un avantage
administratif important. Une fois que l’on dispose d’une substance comme
une protéine (on peut pratiquement tout faire à partir d’une protéine)
cette simplicité sophistiquée prend tout son sens. Nous n’avons qu’une
seule forme de vie à étudier et ses organismes sont toujours vraiment
homo-gènes (le jeu de mots est volontaire). Mais il s’agit certainement là
d’un facteur fortuit et non crucial. C’est certainement une bonne idée ;
mais il aurait pu en être tout autrement. Les raisons pour lesquelles un
groupe de gènes peut réussir n’exigent pas comme principe l’uniformité de
la substance génétique ou l’identité des modes d’action des gènes. Il est
nécessaire qu’ensemble ils puissent produire un phénotype qui tourne à
leur avantage mutuel. C’est tout.
Un moyen simple par lequel l’appareil de contrôle central des
organismes aurait pu être remis à jour est la « relève progressive ». Une
corde en fibres de chanvre peut se transformer progressivement en une
corde ne contenant que des fibres de sisal, les fibres de chanvre
disparaissant au profit des fibres de sisal. De la même façon, une lignée
d’organismes dont les gènes sont faits d’une certaine matière peut se
transformer progressivement en une lignée d’organismes basés sur un
matériel génétique tout à fait différent, grâce à une « relève » génétique.
L’idée d’une relève génétique aux débuts de l’évolution ne fait pas que
déplacer le problème de l’origine de la vie, parce que les premiers
systèmes de contrôle génétiques n’avaient évidemment pas – ne
pouvaient pas avoir – cette organisation paradoxale, « en voûte », qui est à
la source de tous nos problèmes. Il s’agit d’un « échafaudage », édifiable
pièce par pièce. L’énigme de l’origine de la vie revient, avant tout, à
rechercher ces pièces manquantes, en commençant par les toutes
premières. De quoi disposonsnous pour aller de l’avant ?

La construction d’un modèle


Vous n’êtes pas obligé de rencontrer quelqu’un pour vous faire une
idée de ce à quoi il ressemble, surtout si vous savez d’où il vient et ce qu’il
a fait. Notre ancêtre ultime est un peu comme cela. Nous avons pour le
moins de fortes présomptions sur ce à quoi ressemblait le premier
organisme à la racine de l’arbre de l’évolution.
Nos hypothèses sont les suivantes :
1) notre ancêtre primordial fut un produit de la Terre : il était constitué
de composants fournis par la Terre. Et nous savons par définition (mais
aussi à cause de ce qu’il a fait) que :
2) il a évolué par sélection naturelle. Cela devrait constituer un bon
indice, car ces systèmes ont nécessairement des propriétés très
différentes, conformément à la description abstraite d’un organisme
donnée au chapitre 2. A partir de ce qui a été dit dans ce chapitre, nous
pouvons ajouter deux idées supplémentaires, à savoir que :
3) les sous-systèmes de notre ancêtre ultime ne manifestaient pas une
interdépendance étroite (c’est-à-dire ne formaient pas une voûte) et 4) la
relève génétique a permis de passer au système manifestement « en voûte
» que nous connaissons.
La relève génétique permet en outre que nos ancêtres ultimes aient
été constitués de matériaux autres que ceux des organismes actuels. Cela
parce que nous avons vu (au chapitre 6) qu’au moins un des types des
microconstituants modernes cruciaux – les nucléotides – ne pouvait être
présent dans les tout premiers organismes. Il découle en plus du chapitre
précédent que les nucléotides n’existent pas depuis très longtemps. Mais à
quel point ces premiers organismes étaient-ils chimiquement différents ?
Même s’ils ont eu la possibilité d’être très différents, y a-t-il des raisons de
penser qu’ils l’ont effectivement été ?
Il existe au moins une forte présomption que les premiers matériaux
biochimiques ont été très différents de ce qu’ils sont aujourd’hui. Cela
tient à la distinction entre les approches « basse technologie » et « haute
technologie ». Voici ce que j’entends par ces deux termes.
Les bâtons et les pierres sont des cas typiques de « basse technologie
», lorsqu’on les utilise comme armes, supports, pour faire du feu, etc. Une
lance relève aussi de la « basse technologie » s’il s’agit simplement d’un
bâton modifié, tout comme un briquet, qui n’est autre chose qu’une
version un peu plus sophistiquée de la production d’étincelles en tapant
deux pierres l’une contre l’autre. La question est (en gros) : quel est le
délai nécessaire pour qu’une machine, une fois assemblée, se mette à
marcher ? Si une machine peut fonctionner sous une forme très simple, sa
conception de base relève de la « basse technologie ». Il est clair que les
tout premiers organismes ont dû être de la « basse technologie ».
La « haute technologie », c’est tout à fait autre chose. Une fonction
générale (par exemple le transport des personnes) est assurée grâce au
concours de divers composants (pistons, pneus de caoutchouc, bougies,
réservoir de liquide hautement inflammable, etc.). Cela n’aurait pas de
sens de tenter de faire effectuer la fonction générale par chacun de ces
composants « haute technologie » pris séparément ou combinés de façon
simple, pas plus que de se demander si une version simple de la machine
pourrait fonctionner. Le seul critère c’est l’efficacité. La seule question
sensée est de savoir si, une fois assemblée, la machine peut marcher.
Notre expérience nous démontre que les machines « haute technologie
» sont plus efficaces à tous points de vue que les machines « basse
technologie », même dans des versions très sophistiquées. Cela n’a rien de
surprenant si l’on considère les contraintes qui pèsent sur la conception
d’une machine primitive. Libérés de cette contrainte fonctionnelle non
pertinente, on peut considérer que les concepteurs de machines choisiront
invariablement la « haute technologie » : ils choisiront des modèles qui ne
fonctionneront pas avant d’être complètement assemblés. Comme nous
l’avons montré, l’évolution peut également atteindre des modèles « haute
technologie » : il y a des voies qui mènent à ces modèles (souvenez-vous
de la voûte et de la corde).
Notre expérience nous montre également que les machines « haute
technologie » sont, en général, fabriquées à partir de matériaux différents
de leurs équivalents « basse technologie ». Cela n’est pas étonnant, car
c’est l’approche qui est différente. La subdivision encore plus poussée de la
fonction globale d’une machine en fonctions secondaires modifie
également les fonctions : il n’est nul besoin d’intégrer des composants
capables d’effectuer ce qu’un ou deux composants d’une machine « basse
technologie » peuvent faire. Les parties présupposent maintenant un tout
complexe, elles sont faites pour coopérer, et c’est la raison pour laquelle
elles sont fabriquées autrement. L’ordinateur n’est pas fait des mêmes
composants que l’abaque, pas plus que la mitrailleuse n’est faite des
mêmes matières que l’arc et la flèche. (Exercice à faire à la maison :
imaginez 67 autres exemples.)
Les pièces de ces premiers organismes « basse technologie » auraient
obéi à des contraintes de conception différentes de celles qui pèsent sur
n’importe laquelle de ces pièces étroitement solidaires qui constituent une
machine « haute technologie ». De là la forte présomption que :
5) nos ancêtres ultimes étaient constitués de matériaux tout à fait
différents de ceux qui composent les organismes modernes, bien que
(d’après le dernier chapitre)
6) des formes évoluées de vie « basse technologie » aient été capables
de fabriquer nos constituants biochimiques actuels, et
7) le dioxyde de carbone ait été le pourvoyeur originel de carbone.
De ces Sept Présomptions sur nos ancêtres ultimes, la quatrième et la
cinquième sont certainement les plus scandaleuses. Mais elles ont le
caractère d’une double clé. Prises ensemble, elles ouvrent de nouvelles
possibilités.

« Peut-être l’odeur n’a pas complètement disparu ; les deux vieux


chiens de chasse que nous sommes, Watson et moi, ferions bien d’aller
y renifler. »
CHAPITRE 9

Le problème des molécules

« Il est excessivement important de distinguer entre les faits qui ne


sont que des incidents et les faits essentiels. Sinon l’attention et
l’énergie se dissiperaient au lieu de se concentrer. Pour cette affaire,
depuis le début, je n’ai pas eu le moindre doute : la clé de l’énigme
devait être cherchée dans… »

Mais comment faites-vous la distinction, M. Holmes, entre les faits qui


sont des incidents et ceux qui sont essentiels ? Quels sont vos critères ?
Il n’y a pas de règle du jeu et les mécanismes préconscients que nous
avons discutés au chapitre 5 (dont Holmes a sans doute fait bon usage)
peuvent nous mener sur une fausse piste. Mais pour nous aider dans notre
quête, il y a une règle empirique, qui découle de l’idée que la biologie est
l’étude des causes et des effets de l’évolution. Or, quand on pense à
l’origine de l’évolution, il y a de fortes chances que les causes aient été
essentielles et les effets contingents. D’où notre intérêt (surtout au
chapitre 2) pour la nature abstraite des organismes, pour la recherche des
caractéristiques abstraites qui leur permettent d’être sujets à l’évolution
par sélection naturelle. La capacité de transmettre une information
potentiellement complexe à ses descendants, et de le faire de manière
suffisamment précise, est la plus vitale.
Nous avons vu que l’unité de la biochimie est essentiellement de
l’ordre de l’incident. Elle induit en erreur, car on la considère souvent
comme le produit d’une période tout à fait substantielle de l’évolution.
Jusqu’ici ce livre a été consacré à démêler ce qui relève de l’essentiel et
ce qui relève de l’incident. Voici ce qui nous reste maintenant comme
concentré d’hypothèse :
L’évolution a commencé par des organismes « basse technologie » qui
n’étaient pas forcément, et ne furent probablement pas, des « molécules
de la vie ».
La première partie de cet énoncé pourrait sembler triviale, n’était la
conclusion torve du chapitre 2, à savoir que la conception de tout
organisme qui doit être fabriqué est inévitablement très très complexe (il
faut des machines-robots capables de fabriquer d’autres machines, y
compris des machines du même type qu’elles-mêmes) au moyen
d’instructions stockées dans un magasin d’information et duplicables
moyennant un appareillage supplémentaire dont la construction est
également spécifiée dans un magasin d’information et est exécutable par
les robots…
Mais voici une nouvelle source de confusion. Elle résulte de
l’hypothèse implicite qu’un organisme doit contenir un appareillage. Une
fois que l’on a admis cela, on aura tendance à penser qu’il faut beaucoup
d’appareils. Si, par exemple, l’organisme contient un dispositif
d’impression, lui permettant la duplication de son information génétique, il
lui faudra aussi disposer du matériel pour fabriquer les mécanismes
d’impression. Ces machines à fabriquer, ces robots, doivent aussi être
capables d’en fabriquer d’autres exactement semblables à elles-mêmes. Le
cercle finit par se refermer, mais la boucle est longue, trop longue pour
être praticable par nous et bien trop longue pour que la Nature ait pu le
faire avant que son maître d’œuvre, la Sélection naturelle, ne soit entré en
action.
Par où commencer un tel parcours ? En principe, seuls les messages
sont essentiels pour l’évolution, même si en pratique il faut de la matière
pour les véhiculer et des moyens physiques pour les dupliquer. Mais les
composants qui fabriquent le matériel génétique peuvent être fournis par
l’environnement, ainsi que tout l’appareillage nécessaire pour la
duplication des messages à propos de ses composants. Un organisme n’a
besoin de rien d’autre qu’un gène nu si l’environnement est suffisamment
conciliant.
Or nous avons déjà abordé ce point au chapitre 7, lorsque nous avons
fait remarquer que les molécules d’ARN peuvent évoluer. Car bien que le
succès des gènes actuels dépende de la traduction en une action d’une
partie au moins de l’information qu’ils véhiculent au moyen d’une
machinerie élaborée, ce mode d’action indirect est efficace plutôt
qu’essentiel. C’est là un point capital. Il y a donc de fortes chances que le
succès des gènes soit une conséquence secondaire de l’évolution plutôt
qu’une condition nécessaire. En principe (et, en fait, pour l’ ARN, en
pratique) un message présent dans un gène peut influer directement sur
les propriétés du gène luimême. Par exemple, les tailles et les formes des
particules constituant les gènes peuvent être affectées par leurs messages
internes ; or ces propriétés influent sur les chances de survie, ou la facilité
de duplication ou de diffusion des particules qui les contiennent. On peut
être plus exhaustif et général en rappelant ce qui a été dit au chapitre 1.
Dès lors que l’on dispose de structures quelconques capables de
reproduire des motifs particuliers, que ces motifs subissent de temps en
temps des modifications arbitraires, que ces modifications peuvent être
répliquées et que les motifs existent en d’innombrables variétés, dont
chaque type affecte les chances de survie et/ou la possibilité de
duplication et/ou la propagation des particules qui se répliquent, alors
(respirez profondément), il devient pratiquement impossible d’éviter que
l’évolution par sélection naturelle ait lieu. Il y a beaucoup de « et » (ce qui
est une bonne chose parce qu’ils permettent de restreindre les
possibilités), mais pas le moindre robot.
Mais n’avons-nous pas simplement déplacé la difficulté de l’organisme
vers l’environnement ? Certes, la difficulté a été déplacée, mais nous ne
nous sommes pas contentés de la déplacer. Car la difficulté s’est
transformée, elle a perdu beaucoup de sa gravité. Il n’est nulle part besoin
de robots. Il peut arriver que l’environnement fournisse quelque type de
dispositif d’impression ou de duplication. En réalité il s’agit d’une décision
à prendre : l’environnement doit-il fournir ce que l’on pourrait appeler une
machine de duplication, voire une machine tout court ?
Un environnement ne devrait posséder que trois choses pour être
capable de produire des « gènes nus » :
(i)des éléments de matière à partir desquels les nouveaux gènes
pourraient être fabriqués (par duplication de l’échantillon) ;
(ii) des conditions permettant à cela de se produire (qu’elles soient
ou non incorporées dans quelque machine duplicatrice) ; et
(iii) des raisons expliquant pourquoi certains gènes sont meilleurs
que d’autres (ce que l’on appelle des pressions de sélection).
Il est vrai aujourd’hui, pour ce qui concerne l’ARN, que les unités
matérielles sont probablement trop complexes pour avoir été produits de
la Terre primitive ; c’est comme si une grosse enzyme devait rentrer dans
la catégorie (ii). Mais ce sont toutes des caractéristiques secondaires, non
essentielles. Ce sont des objections qui ne concernent que l’ ARN. Elles
dépendent d’attributs particuliers des molécules d’ARN et, de toute façon,
nous avons vu au chapitre précédent que ni l’ADN ni l’ARN ne peuvent
représenter la substance génétique originelle.
Pour ces premiers gènes nus, nous devons chercher quelque chose qui
soit plus terre à terre, de façon à satisfaire les conditions (i), (ii) et (iii), et
cette recherche va nous occuper de façon intensive pendant les quatre
chapitres suivants. Jusqu’à la fin de ce chapitre nous allons nous pencher
sur une question plus fondamentale et plus générale : comment les
atomes font-ils pour s’organiser ? Les gènes, comme d’autres instances de
contrôle, sont nécessairement constitués d’un très grand nombre
d’atomes assemblés d’une manière précise. Comment les structures de
cette taille s’assemblentelles au sein des organismes et comment s’y
prennent-elles pour s’assembler le plus simplement du monde sans
recourir aux organismes ?

Les systèmes de construction de molécules


La grande diversité des molécules organiques est à la fois une qualité et
un défaut. Il existe un grand nombre de façons d’assembler une simple
dizaine d’atomes. Mais si nous passons à des molécules organiques
constituées d’une centaine d’atomes, le nombre de possibilités atteint des
ordres de grandeur astronomiques, et avec des milliers d’atomes, bien
plus. La plupart des structures de contrôle essentielles dans les organismes
sont encore plus grandes. Une petite enzyme, par exemple, contient
quelque 5 000 atomes assemblés d’une certaine façon, tandis que le
morceau de la bande de message d’ARN qui spécifie l’enzyme est composé
de quelque 30 000 atomes. Une membrane, comme la membrane qui
entoure une cellule, n’est pas un objet aussi strictement spécifié : mais elle
doit aussi être fabriquée avec le plus grand soin. Sa fabrication peut exiger
l’organisation appropriée de quelques milliards d’atomes, à savoir, dans ce
cas, l’association de nombreuses molécules de protéines et de lipides.
Aujourd’hui les organismes sont fabriqués à partir de ce type de
composants. Les organismes peuvent utiliser cette aptitude à fabriquer des
dispositifs parfaitement adaptés à leurs fins, qui est le propre de la
fabuleuse variété de possibilités des molécules organiques. Ils peuvent
faire cela parce qu’ils peuvent surmonter le principal problème que pose
cette variété de choix : il y a tellement de façons de se tromper.
Comment les organismes s’y prennent-ils ? Ils utilisent trois techniques
étroitement imbriquées. Ils font d’abord appel (1) à la manipulation de
molécules, avec des machines-outils spécialement conçues dans ce but,
comme les enzymes ou les ribosomes, (2) ils procèdent par arrangement
préalable en s’organisant pour ne laisser subsister qu’un nombre limité de
possibilités et enfin (3) ils laissent les molécules s’assembler elles-mêmes
en des structures d’ordre supérieur ; c’est ce que l’on appelle
l’autoassemblage.
La première de ces techniques est peut-être la plus facile à
comprendre. C’est celle qui ressemble le plus à nos techniques humaines
normales de fabrication à grande échelle d’objets comme les chaussettes
ou les voitures. Un ribosome ressemble tout à fait à une machine-outil. A
cet égard il est parfaitement compréhensible.
Il peut vous avoir échappé que la seconde de ces techniques s’applique
également aux procédés humains de fabrication. Lorsqu’on tricote une
paire de chaussettes on doit avoir la bonne pelote de laine à portée de
main ; pour construire de façon robotisée une voiture, il est impératif de
fournir aux robots, qualifiés mais stupides, les composants adéquats. Les
enzymes ou les ribosomes sont très qualifiés mais tout à fait stupides. Ils
ne peuvent travailler que dans un environnement bien équipé où seule
une série particulière de molécules est disponible. Les enzymes sont
facilement trompées par des molécules qui ressemblent, mais ne sont pas
tout à fait identiques aux molécules sur lesquelles elles opèrent – et il y a
beaucoup d’autres facteurs qui peuvent empêcher les enzymes de
fonctionner ou qui peuvent provoquer leur destruction. Il faut donc
procéder à un arrangement préalable.
La troisième technique de construction des organismes,
l’autoassemblage, est la plus éloignée des techniques ou procédés de
fabrication utilisés par l’homme. Il s’agit du domaine des objets
suffisamment petits pour que leur agitation thermique soit leur
caractéristique prédominante.
C’est un mode d’assemblage très courant pour les objets constitués de
plusieurs atomes, à la surface de la Terre. Étudions-le donc d’un peu plus
près.
Vous pensez peut-être que lorsque vous soufflez une bulle de savon,
c’est vous qui faites le travail. En réalité, ce sont les molécules de savon qui
en effectuent la plus grande partie. Elles s’« auto-assemblent », par
milliards, pour constituer cet étrange objet qu’est une bulle de savon.
Une molécule de savon ressemble par sa forme à un long têtard, dont
la queue – appelée « pôle » – consiste en une chaîne d’atomes de carbone
et d’hydrogène, et la tête en deux atomes d’oxygène et une charge
électrique négative. Les pôles sont parfaitement collés les uns aux autres
par des forces secondaires faibles (non covalentes), mais ils ne collent pas
bien du tout aux molécules d’eau. Les molécules ou les parties de
molécules qui sont constituées d’atomes de carbone et d’hydrogène de ce
type sont dites hydrophobes, expression savante qui veut dire
littéralement qu’elles détestent l’eau. Les têtes, pour leur part, adorent
l’eau ; on dit qu’elles sont hydrophiles. La charge électrique joue un rôle :
elle contribue à former des liaisons secondaires fortes entre les groupes de
têtes de molécules de savon et les molécules d’eau.
Lorsque l’on dissout du savon dans l’eau, les molécules forment de
petits amas dans lesquels les queues sont tout entortillées les unes contre
les autres vers l’intérieur (loin de l’eau détestée) tandis que les têtes sont
tournées vers l’extérieur (au contact de la délicieuse substance). Ces amas
de molécules de savon sont des objets auto-assemblés. (Et ils sont
également très utiles, car les molécules de matières grasses détestent
aussi l’eau, mais adorent les amas formés par les queues ; ce qui explique
pourquoi l’eau savonneuse dissout la graisse. Tout se fait par
autoassemblage. Elles ne savent rien de la chimie, ces molécules, mais
elles savent ce qu’elles aiment.)
La pellicule de savon est un autre moyen de résoudre le problème des
relations entre les molécules. Les queues sont également ravies de se
regrouper à l’air libre, surtout si elles se trouvent placées côte à côte avec
d’autres queues de façon à pouvoir se coller les unes aux autres. A la
surface de l’eau savonneuse, on trouve toujours une couche de molécules
de savon de ce type ; une pellicule de savon est constituée de deux
couches de ce type, séparées dos à dos par une fine couche d’eau. C’est un
autre type d’auto-assemblage.
Les organismes font grand usage de ces relations d’amour et de haine :
cela est particulièrement flagrant dans les membranes qui entourent les
cellules et celles situées à l’intérieur. Les membranes sont composées en
grande partie de molécules qui ressemblent à des molécules de savon (en
réalité, ce sont des molécules à deux pôles avec des têtes assez élaborées)
appelées lipides de membranes. En raison de leur forme bien dessinée
elles ne se contentent pas de créer des agglomérats dans l’eau mais ont
tendance à s’aligner les unes le long des autres en feuillets bien organisés,
c’est-àdire en membranes. Elles ressemblent un peu à des pellicules de
savon mais s’en distinguent par le fait qu’elles sont au contact de l’eau et
non de l’air à l’extérieur, et que les pôles sont tournés vers l’intérieur et
non vers l’extérieur.
L’objet auto-assemblé de loin le plus courant dans la nature est le
cristal. Les molécules d’un cristal de sucre, d’un morceau de glace, ou d’un
grain de sable en quartz, sont assemblées avec une extraordinaire netteté.
Et cela sans la moindre machinerie de fabrication. Les molécules ont
trouvé elles-mêmes le moyen de s’assembler. Cela est tout à fait courant
et reste étonnant.
Comment se fait-il que les molécules s’assemblent ?
L’auto-assemblage a lieu parce que les molécules sont constamment
en état d’agitation moléculaire. Pas un seul instant, elles ne restent
tranquilles : elles ont aussi tendance à se coller les unes contre les autres,
ce d’autant mieux qu’elles sont disposées selon certaines configurations
(par exemple, si elles sont alignées avec les groupes hydrophobes, ou par
rapprochement des charges électriques positives et négatives, etc.). Le
mouvement perpétuel des molécules leur permet d’essayer toutes sortes
d’arrangements possibles ; il en résulte un arrangement particulier qui a la
plus grande cohésion possible. Une fois qu’il a été adopté, un tel
arrangement aura naturellement tendance à persister.
Cela n’épuise pas, loin s’en faut, tout ce que l’on peut dire de
l’autoassemblage, mais c’est quand même l’idée maîtresse. Voici quelques-
unes des autres conditions requises.
Premièrement, la température ne doit pas être trop élevée –
autrement dit, l’agitation thermique ne doit pas être trop frénétique, faute
de quoi les molécules ne parviendraient jamais à se fixer.
Deuxièmement, la température ne doit pas être trop basse, car il
faudrait trop de temps aux molécules pour trouver l’arrangement le plus
stable.
Troisièmement, la concentration des molécules doit être suffisamment
élevée. Les molécules doivent être suffisamment nombreuses et
suffisamment proches pour pouvoir se rencontrer (et s’auto-assembler)
assez rapidement pour compenser l’éclatement des structures déjà
assemblées, en raison de l’agitation thermique. (Cela se produira toujours,
quelle que soit la température.)
Quatrièmement, les molécules doivent pouvoir se coller suffisamment
bien les unes contre les autres, autrement dit les forces qui agissent entre
elles doivent être raisonnablement fortes.
Cinquièmement, les forces entre molécules doivent néanmoins être
réversibles, elles doivent appartenir à la catégorie décrite au chapitre 4. Les
molécules ne doivent pas se trouver coincées lorsqu’elles sont en contact.
Elles doivent pouvoir continuer à essayer d’adopter divers arrangements.
Certains types de liaisons covalentes (fortes) possèdent cette
caractéristique de réversibilité, comme nous allons le voir plus loin ; mais
dans le domaine de la chimie organique (la chimie des composés du
carbone), les forces réversibles qui conviennent sont presque
invariablement des forces secondaires, des forces entre molécules dont
l’intensité vaut le dixième ou le centième de celle des liaisons covalentes
qui assurent la cohésion des atomes au sein des molécules.
Sixièmement, la diversité des molécules environnantes ne doit pas être
trop grande. Si tel était le cas, il y aurait tant de façons de les assembler
qu’aucune voie privilégiée ne se dégagerait, aucune forme nettement
distincte d’assemblage ne céderait aux forces de cohésion les plus
efficaces ou, si l’on préfère, ne satisferait aux relations amour-haine entre
les molécules qui en sont partie prenante. Même dans le cas du meilleur
arrangement, la vitesse à laquelle les molécules pourraient former le
meilleur d’entre eux peut ne pas être suffisante pour compenser la
désintégration perpétuelle due à l’agitation thermique, s’il y a trop de
combinaisons possibles.
Tout cela contribue à faire de l’« auto-assemblage » un processus qui
n’est pas tout à fait spontané, mais que l’on peut qualifier d’assisté ou de «
préarrangé ». Si l’on s’est placé dans de bonnes conditions, en particulier si
l’on a bien choisi les molécules, celles-ci « s’auto-assembleront ».
Tout se passe donc comme il se doit. Cela ne serait pas le cas si les
molécules n’en faisaient qu’à leur tête, sans contrôle d’aucune sorte. Les
structures d’ordre supérieur – souvent multimoléculaires – peuvent être
mises sur pied précisément dans la mesure où leur « auto-assemblage »
est préarrangé. Ce contrôle avisé et peu contraignant ressemble au laisser-
faire économique : laissons faire, puisque les choses sont ainsi faites que
ce que les molécules aiment faire est précisément ce qu’elles doivent faire.
C’est le pliage des protéines qui constitue le type d’auto-assemblage
préarrangé le plus fin. Le préarrangement résulte essentiellement de
l’ordre dans lequel les liens se sont établis entre les acides aminés de la
chaîne protéique. On se souvient (chapitre 4) que cet ordre est la
traduction directe d’un message génétique.
Le message prend alors la forme la plus extraordinaire qui soit ; il
devient l’objet même qu’il décrit. La chaîne se replie d’une façon
particulière, qui découle de l’ordre des acides aminés, dont les types sont
assez variés, certains étant hydrophiles et d’autres hydrophobes. C’est ce
pliage particulier qui satisfait le mieux les forces de cohésion entre les
différents éléments de la chaîne, les hydrophiles étant rejetés vers
l’extérieur (le plus loin possible) et les hydrophobes vers l’intérieur. C’est
ainsi qu’une chaîne allongée devient une machine complexe, une enzyme
par exemple.
Lorsque vous avez soufflé la bulle de savon, vous avez créé des
conditions assez générales, puis laissé les molécules faire le reste. De la
même manière, le système de production de cet appareil à protéines
dépend de la division du travail qui s’établit entre l’arrangement préalable
et l’autoassemblage. Si les enzymes sont plus difficiles à fabriquer que les
bulles de savon, c’est parce que, entre autres choses, l’arrangement
préalable y occupe une part bien plus importante. Parmi ces autres choses,
il y a le fait qu’une grande partie du préarrangement dans le système de
construction de la protéine dépend de la spécification d’une séquence
particulière d’acides aminés, fabriquée dans une large mesure par
manipulation de molécules (je vous ai dit que les trois techniques de
construction étaient étroitement liées) et la manipulation de molécules est
une technique particulièrement difficile. Les chimistes organiques ne sont
pas particulièrement doués pour la chose. Ils doivent se contenter la
plupart du temps d’arrangements grossiers : ils obtiennent les réactions
recherchées en arrangeant des conditions à grande échelle, en traitant des
milliards de milliards de molécules à la fois, alors que la véritable
manipulation de molécules est un processus individuel comme ceux
qu’effectuent les enzymes ou les ribosomes. Considérez seulement la taille
et la complexité des enzymes et des ribosomes ! Ils ne sont pas gros par
plaisir. Il faut qu’ils soient gros pour accomplir ce qu’ils ont à faire, pour
être capables de sélectionner des molécules particulières à partir de leur
environnement et d’agir ensuite sur elles de certaines manières.
La morale de tout cela est que si l’on veut disposer d’un système de
construction « basse technologie » pour des objets poly-atomiques,
l’autoassemblage doit en être l’élément majeur, l’arrangement préalable
venant après – et si l’on peut se passer de la manipulation de molécules,
c’est d’autant mieux.
Mais cette idée est-elle réaliste ? Souvenez-vous du point épineux que
nous avons évoqué à propos de la chimie organique : il y a des milliers de
façons de se tromper en fabriquant des molécules organiques. La chimie
organique, c’est un peu comme le violon : c’est superbe quand c’est bien
exécuté, mais particulièrement effroyable dans le cas contraire.
Il ne semble pas y avoir de choix. Ou bien on dispose d’un système de
construction souple qui offre une grande richesse de possibilités (un «
violon ») ; ou bien d’un système plus limité, mieux adapté pour un
débutant, comportant moins de risques d’erreurs (un « kazoo »). Il n’est
pas du tout évident que les molécules organiques soient adaptées aux
systèmes débutants « basse technologie ».
Le problème particulier que posent les molécules organiques est
qu’elles ne s’auto-assemblent correctement que si elles sont suffisamment
grandes. C’est seulement dans ce cas que la cohésion est suffisante pour
les molécules, ou entre les parties d’une molécule repliable. (Une molécule
de savon doit avoir un long pôle ; une chaîne de protéines doit être
constituée d’une vingtaine d’unités avant de commencer à se plier
correctement.) Mais les grandes molécules sont difficiles à obtenir, tout
particulièrement lorsqu’on songe aux concentrations et à la pureté
requises par les processus d’auto-assemblage précis. Les objections que
l’on peut opposer à l’idée que de bonnes quantités de nucléotides
pourraient avoir été préarrangées par la Terre primitive (chapitre 6), valent
en fait pour toutes les molécules de cette taille, c’est-à-dire de la taille
minimale pour que les molécules organiques s’auto-assemblent dans l’eau
en structures d’ordre supérieur…
Et ainsi de suite. Existe-t-il un moyen de sortir de ce cercle ? Comment
distinguer ce qui relève des contingences de ce qui est essentiel ?
Revenons à notre point de départ. Les tout premiers organismes
avaient ceci d’essentiel qu’ils étaient capables d’évoluer. Il fallait donc qu’il
y ait des messages, capables de se transmettre de génération en
génération sous forme de copies de copies de copies… Il fallait des gènes.
Et tout gène devait être à coup sûr une structure à plusieurs atomes,
fabriquée avec précision. Comme les premiers gènes ne pouvaient
disposer du moindre appareillage préévolué leur permettant d’assurer leur
propre duplication (par complémentarité), il a fallu que les nouvelles
unités dans ce processus aient été, d’une manière ou d’une autre, auto-
assemblées. S’il faut en déduire que les molécules organiques n’étaient pas
de la partie, tant mieux ! De nombreux signes nous indiquent déjà que la
matière constituant la vie primitive différait de celle de la vie actuelle. La
substance en tant que telle relève de l’incident ; c’est le type de processus
auquel elle a contribué qui est essentiel.

« Mais il me sembla, à moi… qu’une nouvelle hypothèse prenait


soudain corps dans sa tête. »
CHAPITRE 10

Cristaux

« J’ai pour vieille maxime que, une fois l’impossible exclu, tout le reste,
même l’improbable, est vérité. »

Puisque les molécules organiques en tant que classe ne satisfont pas


aux spécifications des gènes « basse technologie », quel type de matériau
nous reste-t-il ?
Commençons par cette réflexion : les unités des premiers gènes
autoassemblés ont dû être petites. Vous vous rappellerez le problème que
posent les structures construites à partir des atomes de carbone : il faut
trop d’activité de construction de molécules précise avant que l’auto-
assemblage puisse démarrer. Il nous faut des substances qui soient
capables de s’autoassembler beaucoup plus tôt, des substances
construites à partir de petites unités, faciles à produire dans les conditions
géochimiques, et qui, en raison de leur simplicité, n’existent qu’en un
nombre limité de types. Cela devrait simplifier les problèmes de
prépurification qui vont généralement de pair avec les processus d’auto-
assemblage, problèmes d’autant plus aigus qu’un gène destiné à contenir
une quantité non négligeable d’information exige un grand nombre
d’unités assemblées avec précision. Et bien entendu les unités doivent être
maintenues ensemble par des forces réversibles, des forces intenses donc,
si les unités sont petites.
De nombreuses petites unités tenues ensemble avec précision par des
forces réversibles ? Cela ressemble fort à la description d’un matériau
cristallin inorganique. Faisons l’hypothèse que les tout premiers gènes ont
été des cristaux, autrement dit que les tout premiers organismes ont été
des cristaux inorganiques et non des assemblages de molécules
organiques, comme le sont les organismes actuels.
Quand on entend parler de cristaux, on pense à un diamant, un flocon
de neige ou un morceau de quartz. Ces choses sont belles, mais bien peu
vivantes. Vous réagiriez sans doute de la même manière si on vous
affirmait que les structures essentielles des organismes vivants sont des
polymères, alors que votre image des polymères organiques se réduit
souvent aux pneus d’automobiles ou aux seaux en plastique. Les gènes
cristallins que nous cherchons ne sauraient être n’importe quel type de
cristal, tout comme les gènes organiques ne sont pas n’importe quel type
de polymère organique. Un gène cristallin doit pouvoir contenir des
quantités importantes d’information et reproduire cette information avec
une grande précision par les processus de croissance et de fracture des
cristaux. Et l’information contenue dans les gènes cristallins doit avoir un
ou plusieurs effets qui permettent aux gènes qui la véhiculent de mieux
survivre, de se reproduire plus vite, ou de se propager encore plus.
Il n’empêche que certains cristaux des plus ordinaires peuvent bel et
bien posséder certains des attributs essentiels que nous recherchons. Voici
par exemple une expérience que vous pouvez faire et qui montre les
cristaux sous leur aspect le plus vivant – ils croissent sous vos yeux,
s’assemblent, et même se reproduisent.
Prenez environ 250 grammes d’un produit bien connu des
photographes, le pentahydrate de thiosulfate de sodium, et mettez-le dans
une éprouvette de 250 millilitres avec 75 millilitres d’eau distillée. Chauffez
au point d’ébullition, en remuant la solution avec un agitateur en verre.
Retirez l’éprouvette du feu, couvrez immédiatement avec un couvercle
pour la protéger de la poussière (l’idéal, c’est un morceau de verre) et
maintenezla dans l’isolement le plus strict pendant plusieurs heures, le
temps que la solution refroidisse. Avec un peu de chance, rien ne se sera
passé. Vous aviez une solution chaude, maintenant vous avez une solution
froide qui doit avoir à peu près le même aspect. Mais en réalité vous
disposez maintenant d’une solution magique, prête à opérer pour vous.
Ôtez soigneusement le couvercle de l’éprouvette, jetez un minuscule
morceau de cristal de pentahydrate sur la surface de la solution et, ô
surprise !, le voilà qui croît sous vos yeux, qui se brise de temps en temps,
les débris continuant également à croître de leur côté… Bientôt votre
éprouvette est pleine de cristaux, dont certains sont longs de plusieurs
centimètres. Au bout de quelques minutes, tout finit par s’arrêter. La
solution magique a perdu son pouvoir – si toutefois il vous prend l’envie de
recommencer, il vous suffira de réchauffer et de refroidir à nouveau
l’éprouvette.
Cette expérience illustre deux conditions requises pour la croissance
des cristaux à partir d’une solution : la sursaturation et la germination.
Considérons-les l’une à la suite de l’autre.

Sous-saturation – saturation –
sursaturation
Commençons par verser du sel dans une éprouvette qui contient de
l’eau. D’abord le sel se dissout et, tant qu’il continue à le faire, on dit que
la solution est sous-saturée en sel. Mais à partir d’un certain point le sel ne
se dissout plus lorsqu’on agite, même si l’on attend. On dit alors que l’eau
est saturée en sel, qu’elle forme une solution saturée. Il est bien connu que
certaines substances sont plus solubles dans l’eau (par exemple) que
d’autres. Autrement dit, les solutions saturées de diverses substances dans
un solvant donné (comme l’eau), à une température donnée contiendront
différentes quantités de ces substances. Le pentahydrate de thiosulfate,
par exemple, est très soluble dans l’eau ; on peut en dissoudre un
kilogramme dans un litre d’eau à température ambiante. Il en va de même
pour le sel de cuisine ; vous pourrez en dissoudre environ 370 grammes
dans un litre à température ambiante. Et la poudre de verre ? Insoluble,
diront la plupart des gens, mais ce n’est pas vrai. La poudre de verre ne se
dissout que lentement, mais un litre de solution saturée en verre de silice
contiendra environ un dixième de gramme de silice dissous, à température
ambiante. Même le sable de quartz pur, une forme cristalline de silice, se
dissout dans une proportion de 6 par million, soit environ 6 milligrammes
(millièmes de gramme) dans un litre d’eau à température ambiante.
La sursaturation signifie qu’il y a plus de matière dissoute qu’il n’en
faut. Il existe différents moyens d’aboutir à cette situation, dont l’un des
plus simples a été mis en œuvre dans l’expérience précédente : porter une
solution à haute température, où la solubilité est plus élevée, puis faire
baisser la température. On obtient facilement les solutions de
pentahydrate de thiosulfate de cette façon : la solution froide sursaturée
ne sait littéralement pas quoi faire. On doit le lui « dire » en lui ajoutant un
morceau de cristal dont les éléments (au nombre de plusieurs milliards)
possèdent déjà la structure caractéristique des cristaux. La solution doit
être ensemencée.
Il est évidemment plus difficile de démarrer de nouveaux cristaux que
d’en ajouter à un cristal déjà existant. Les très petits cristaux ne tiennent
en effet pas très bien ensemble ; car ils sont un peu plus solubles que les
cristaux plus gros. Une solution sursaturée en gros cristaux peut
néanmoins être sous-saturée en cristaux minuscules qui devraient venir en
premier.
Nous allons y revenir dans un moment.
Lorsque nous parlons de la structure d’un cristal, par exemple de la
structure d’un cristal de pentahydrate de thiosulfate, nous faisons allusion
à un arrangement particulier d’éléments en trois dimensions, tels des
caissons superposés en de gigantesques piles dans un entrepôt, qui
rempliraient l’espace de façon économique, tous empilés de façon
identique. Le pentahydrate de thiosulfate est constitué de trois types
d’éléments : des ions sodium, qui sont des atomes de sodium porteurs
d’une charge électrique positive, des ions thiosulfate, molécules formées
de deux atomes de soufre et trois atomes d’hydrogène et portant deux
charges négatives, et enfin des molécules d’eau. Ces trois types d’éléments
se présentent dans la proportion 1:2:5.
Les cristaux se regroupent à une vitesse étourdissante (songez que le
nombre d’éléments dans les cristaux que nous avons fabriqués excède le
nombre de millisecondes depuis la naissance de la Terre). Tout aussi
étonnante est la précision de l’arrangement interne, qui se traduit par la
structure régulière typique des cristaux. Comment peut-elle surgir à partir
de collisions aléatoires de molécules ?
Le secret de cette précision, ainsi que de celle de toutes les formes
d’auto-assemblage, réside dans la réversibilité des forces qui assurent la
cohésion des unités. Même dans un cristal en train de croître, les
processus de croissance et de dissolution ont lieu simultanément. Des
unités s’ajoutent au cristal à partir de la solution ; mais en même temps
des unités qui sont déjà dans le cristal se décrochent sous l’effet de
l’agitation thermique et en raison de leur attraction pour les molécules
d’eau de la solution. Il s’agit d’un équilibre dynamique. Si la solution est
saturée, cela veut simplement dire que les éléments qui s’accrochent au
cristal sont exactement compensés par ceux qui s’en décrochent. Si la
solution est sursaturée, cela veut dire que le processus d’addition se
déroule un peu plus vite que dans une solution sous-saturée où le
processus de soustraction domine. Mais bien entendu les unités n’ont pas
d’yeux. Elles se placeront souvent n’importe comment et le fragment de
cristal ainsi produit s’en trouvera déstabilisé, et dans son voisinage le
processus de dissolution se déroulera un peu plus vite. Si le niveau de
sursaturation n’est pas trop élevé, la dissolution locale du fragment de
cristal mal construit a des chances d’être plus rapide que la vitesse
générale de formation du cristal.
Le niveau de sursaturation est manifestement important pour que ce
type de mécanisme de correction d’erreurs fonctionne convenablement. Si
le niveau est très élevé, la vitesse de formation des nouveaux cristaux par
addition d’unités à partir de la solution surpeuplée sera de loin supérieure
à la vitesse moyenne de dissolution et pourra même dépasser la vitesse de
redissolution d’un morceau de cristal imparfait. On peut l’exprimer d’une
autre façon : pour que le mécanisme de correction d’erreurs puisse opérer,
la solution doit être sursaturée par rapport au cristal parfait, mais
soussaturée par rapport au cristal imparfait. Mais ce qui se gagne d’un côté
se perd de l’autre : un faible niveau de sursaturation produira un taux de
croissance très lent, tandis que des niveaux plus élevés accéléreront le
rythme de croissance du cristal mais augmenteront aussi le nombre des
imperfections qui apparaissent dans les cristaux en croissance.
Un niveau de sursaturation suffisamment élevé donnera également
naissance à une « germination spontanée ». C’est à partir d’ici que peuvent
se développer de très petits et très imparfaits agrégats d’éléments. Ces
agrégats peuvent se produire par hasard, la plupart du temps sur les
surfaces du récipient qui les contient ou sur les particules de poussière,
pour démarrer les processus de croissance de cristaux sans ajout d’aucun
cristal d’ensemencement.
Même si l’on n’a qu’une idée vague de la façon dont un gène cristallin
peut contenir et dupliquer une information complexe, on peut voir à
l’avance qu’une condition sera nécessaire : un niveau de sursaturation
approprié (probablement plutôt bas). La raison en est que l’assemblage de
nouvelles unités dans un cristal nouveau doit être précis et il ne doit avoir
lieu que dans un cristal bien formé déjà présent.
Une autre condition nécessaire (mais insuffisante) est que les gènes
cristallins doivent « se reproduire », dans le sens où les cristallographes
utilisent ce terme : c’est-à-dire que les cristaux doivent se briser lorsqu’ils
croissent de façon à créer de nouvelles semences, comme le montre de
façon particulièrement saisissante l’expérience avec le pentahydrate. En
examinant dans le détail comment cela se produit (préservation et
transmission de l’information) nous obtiendrons un certain nombre
d’exemples qui seront illustrés au chapitre 12. Entretemps, il existe
d’autres indices pour la question des niveaux appropriés de sursaturation.

Cristallisation continue
Comment un faible niveau de sursaturation peut-il se maintenir
(pendant, disons, un million d’années) ?
Pas de la façon dont nous avons procédé avec les cristaux de
pentahydrate. La sursaturation était élevée au moment où nous avons
commencé et a chuté au cours de la cristallisation. Puis le processus s’est
arrêté sous nos yeux. Comment pourrait-on faire durer indéfiniment une
cristallisation ?
Nous aurions pu maintenir la croissance des cristaux de pentahydrate
aussi longtemps que nous l’aurions voulu en remplaçant l’éprouvette par
ce que l’on appelle un système ouvert, c’est-à-dire un récipient avec une
entrée et une sortie. Plus précisément, il nous faut un récipient dans lequel
rentre de manière constante une solution avec un certain degré de
sursaturation et dont les cristaux en suspension sont évacués en
permanence. On appelle ce dispositif un cristallisateur continu et on
l’utilise pour produire commercialement des cristaux selon un processus
de croissance constante.
Si notre but n’est pas de produire des cristaux mais de maintenir
indéfiniment un processus de cristallisation (nous sommes des jardiniers
plutôt que des fermiers), il est raisonnable de réintroduire le matériau
évacué dans le système. Les cristaux en suspension qui s’en vont sont
chauffés puis refroidis, et réintroduits dans le système en tant que solution
sursaturée. (L’ensemble du dispositif constitue alors un cycle fermé, qui
n’a besoin pour fonctionner que d’un apport d’énergie, mais chaque partie
du système reste un système ouvert.)
Nous allons ainsi non seulement obtenir la croissance et la
reproduction (« multiplication ») des cristaux, mais aussi mettre en
évidence leur mortalité. Tout cristal sera tôt ou tard emporté par le tuyau
d’évacuation et l’ensemble du processus ne continuera à fonctionner que
par formation simultanée de nouveaux cristaux – et seulement par
reproduction si le niveau de sursaturation est suffisamment bas.
Ce cristallisateur cyclique continu est une analogie microcosmique de
l’ensemble de la vie sur Terre. Tous les organismes concevables vivent
dans un système ouvert dans une situation similaire à celle des cristaux
dans notre cristallisateur cyclique continu. Il doit y avoir dans chaque cas
apport constant de matière et d’énergie – nourriture ou lumière solaire,
etc. pour des organismes, ou une solution « amorcée » (sursaturée) pour
les cristaux.
On commence peut-être à entr’apercevoir ici le cadre général de la
situation requise pour les organismes simples qui dépendent des processus
de croissance des cristaux. Pour être durables, ils doivent vivre dans un
cristallisateur continu. De nombreuses créatures marines actuelles, par
exemple, dépendent de la sursaturation de l’eau de mer en carbonate de
calcium (chaux). Ces créatures « ensemencent » ensuite ingénieusement la
formation de cristaux de carbonate de calcium pour fabriquer leurs
coquilles, etc.
Il en va de même des organismes récents dont les composants
inorganiques sont situés surtout à leurs limites extérieures (dans les
poupées russes extérieures). Des organismes plus sophistiqués peuvent
utiliser de l’énergie pour obtenir en leur sein les niveaux de sursaturation
convenables (comme nous le faisons sans doute nous-mêmes pour
fabriquer nos os et nos dents). Mais nous pouvons admettre, me semble-t-
il, que le lieu de loin le plus propice à l’éclosion du premier organisme
reposant sur des processus de croissance de cristaux serait un
cristallisateur continu – une solution maintenue (tout juste ?) au bon
niveau de sursaturation au moyen de flux d’entrée et de sortie appropriés.
La mer en est un bon exemple, mais aussi de nombreux autres sites sur
Terre, comme nous allons le voir.
S’il n’est pas absurde de penser qu’un cristal formé d’unités simples
peut représenter l’alternative « basse technologie » à l’ADN ; s’il existe, ou
s’il peut exister, quelque chose qui ressemble à un gène cristallin, alors la
Terre est exactement le genre de lieu où nous pourrions en trouver. Mais,
si nous voulons rendre cette idée plus crédible, il nous faudra être un petit
peu plus précis.

« Cette fois-ci la leçon que vous devez tirer est qu’il ne faut jamais
perdre de vue l’autre hypothèse… »
CHAPITRE 11

La machine à fabriquer de l’argile

« J’écrivis à Holmes pour lui montrer la rapidité et le sérieux avec


lesquels j’étais parvenu jusqu’aux racines de l’affaire. En réponse je
reçus une dépêche me réclamant une description de l’oreille gauche
du docteur Schlesinger. Holmes a toujours eu un sens particulier de
l’humour, parfois offensant ; aussi ne me préoccupai-je nullement de
cette plaisanterie déplacée… »

Vue à grande échelle, en tant que pure consommatrice de matériaux,


la Terre est un cristallisateur continu de minéraux argileux. Ce chapitre
traite des minéraux argileux, de la façon dont ils sont faits et, de manière
un peu détaillée, de ce à quoi ils ressemblent.
On ne pense pas en général aux argiles comme à des substances
cristallines ; pourtant la plupart en sont. Si l’argile semble être dépourvue
de structure, c’est que ses cristaux sont, de notre point de vue,
excessivement minuscules : pour que les cristaux d’une motte d’argile
soient visibles à l’œil nu, il faudrait qu’elle ait la dimension d’une
montagne.
On peut définir en gros l’argile comme une roche molle constituée de
particules n’excédant pas quelques millièmes de millimètres, relativement
insolubles, mais qui peuvent facilement se trouver en suspension dans
l’eau. Cette description vaut pour de nombreux types de matériaux : en
général, un morceau d’argile est constitué de plusieurs minéraux argileux
distincts, chacun constitué d’unités caractéristiques et/ou possédant une
structure cristalline particulière.
Deux grands cycles font tourner la machine à fabriquer de l’argile. Le
premier est le cycle de l’eau, alimenté par le Soleil. L’eau s’évapore de la
mer et d’autres surfaces pour former les nuages, la pluie, les eaux
souterraines, les fleuves et les rivières, qui la ramènent vers la mer. La
formation des argiles résulte de l’action de cette eau, par érosion de
roches comme le granit. Ces roches ont l’air plus stables que les argiles,
mais elles ne le sont pas, chimiquement parlant : elles sont lentement
dissoutes par les eaux qui s’écoulent à leur surface et dans leurs pores et
leurs trous. Tôt ou tard, les solutions dans les sols poreux deviennent
sursaturées : ce sont alors des solutions magiques pour les argiles, dont les
minuscules cristaux croissent sur le sol. Ils sont charriés en grand nombre
par les fleuves et les rivières et certains d’entre eux peuvent atteindre la
mer, où ils forment les sédiments profonds des fonds marins. Les
conditions n’y sont plus tout à fait les mêmes que celles qui ont présidé à
leur naissance. En particulier, il se peut que la concentration des unités en
solution ne corresponde plus à une solution saturée de la structure
argileuse précédente. Les cristaux d’argile peuvent très bien alors se
redissoudre, puis reformer des minéraux argileux d’un type nouveau. En
réalité, il existe, dans l’intervalle qui va de l’érosion à la sédimentation, et
même au-delà, plusieurs recristallisations en des lieux différents, dont
chacun constitue une sorte de cristallisateur continu pour une série
particulière d’argiles, alimenté par des solutions nutritives créées par la
dissolution de l’argile et d’autres minéraux qui sont légèrement plus
solubles dans ces conditions. C’est ainsi que la Terre peut maintenir
indéfiniment le niveau de sursaturation à l’intérieur de limites étroites
dans certaines régions : la concentration des solutions entrantes est
déterminée par la solubilité des substances qui sont un tout petit peu plus
solubles que les substances qui s’y cristallisent.
Même pour les argiles sédimentaires des fonds marins, ce n’est pas la
fin de l’histoire, car un second cycle important entre en jeu, alimenté par la
Terre elle-même, par la chaleur de ses entrailles due à la désintégration
d’atomes radioactifs. Ce moteur déplace latéralement les fonds marins,
provoquant de grandes et lentes collisions catastrophiques aux frontières
des continents ; il en résulte une transformation radicale de certains
dépôts argileux compacts à des pressions et températures très élevées. La
transformation des roches dures en argiles s’inverse alors, parce que ce
sont les minéraux des roches dures qui sont les plus stables, en particulier
les feldspaths, les micas, les quartz de schiste et de granit. Mais les
déplacements et froissements se poursuivent. Les roches dures qui se sont
reformées finissent par refaire surface, se trouvent à nouveau exposées
aux conditions météorologiques et redeviennent paradoxalement instables
dans ces conditions plus sereines. Elles sont lentement dissoutes par les
eaux qui s’écoulent à leurs surfaces et par leurs pores et fissures…
La plupart des substances argileuses ainsi produites sont des silicates
en couches, qui se divisent en deux grandes classes correspondant aux
deux modèles principaux d’assemblage des couches incroyablement fines
et merveilleusement structurées de leurs cristaux.
L’un de ces modèles est présent dans le composé principal du kaolin,
c’est un minéral argileux appelé kaolinite. L’épaisseur des couches est
d’environ trois atomes d’oxygène. Imaginez trois plans d’atomes
d’oxygène empilés l’un sur l’autre (comme trois couches d’oranges dans un
cageot) et solidement maintenus ensemble par deux plans intermédiaires
d’atomes beaucoup plus petits logés dans les crevasses entre les oxygènes
et liés à eux par des liaisons covalentes. L’un de ces plans intermédiaires
est constitué d’atomes d’aluminium, l’autre de silicium. Il y a aussi des
(minuscules) atomes d’hydrogène liés à l’oxygène à l’une des surfaces de la
couche de kaolinite. (La structure détaillée des liaisons est donnée à
l’appendice 2.)
On peut voir que les couches à partir desquelles sont formés les
cristaux de kaolinite sont des structures tout à fait complexes ; elles ont un
« haut » et un « bas », qui sont différents. Vous pouvez y penser comme à
un tapis qui aurait d’un côté un « édifice » et de l’autre un « support ». En
fait le tapis lui-même possède un motif formé de flèches qui pointent
toutes dans la même direction. Ce dessin est dû à une asymétrie subtile
dans l’arrangement des atomes d’aluminium (caractéristique décrite en
détail dans l’appendice 2).
L’exemple idéal d’un cristal de kaolinite consisterait en l’empilement
de plusieurs milliers de ces « tapis », orientés tous vers le haut, l’« édifice »
d’un tapis adhérant fermement au « support » du tapis inférieur. Les
véritables cristaux sont souvent moins nets, de grands tas de tapis se
trouvant inversés dans l’empilement, mais nous laisserons de côté pour
l’instant ce genre de complications.
Le cristal de kaolinite idéal devrait aussi posséder une autre sorte de
régularité dans l’empilement : le motif des flèches du tapis devrait être le
même dans un empilement donné, même si là encore les cristaux réels
présentent des complications qui seront abordées au chapitre suivant.
Parmi les variantes mineures de la kaolinite il en est une appelée
dickite qui ne diffère que par la façon dont les flèches sont assemblées
d’un tapis à l’autre. Dans la dickite un tapis sur deux a la même orientation
des flèches. Cette situation, où les cristaux diffèrent seulement par la façon
dont les couches identiques sont empilées les unes sur les autres, est très
courante dans les minéraux argileux. On la désigne par le terme technique
« polytypisme ». La kaolinite et la dickite, par exemple, sont des polytypes.
Nous aurons aussi l’occasion d’y revenir.
Un autre minéral argileux appelé halloysite est constitué de couches de
kaolinite qui sont beaucoup moins bien collées ensemble : elles sont
souvent séparées par des molécules d’eau. Dans ces minéraux, les couches
peuvent être enroulées, comme des tapis, ou former de petites sphères
creuses, ou prendre des formes encore plus complexes.
Dans d’autres variantes très différentes de la kaolinite, l’architecture
des couches est préservée mais les atomes d’aluminium et de silicium
entre l’oxygène sont partiellement ou complètement remplacés les uns par
les autres. Il existe effectivement de nombreuses variantes sur le thème de
la kaolinite.
La seconde des deux grandes classes de silicates en couches est bien
représentée par le minéral de mica, la muscovite. Ses cristaux sont grands
et bien formés, et faciles à étudier. N’étant pas elle-même un minéral
argileux, ses cristaux étant bien trop grands pour cela, la muscovite
possède néanmoins les traits architecturaux essentiels de plusieurs types
importants de minéraux argileux. Sa structure en couches caractéristique
est une version bien plus épaisse et plus symétrique du « tapis » de la
kaolinite. (Pour une comparaison détaillée, voir l’appendice 2.)
La différence principale entre les deux grands types de silicates en
couches tient à la façon dont les couches adhèrent les unes aux autres. Les
couches de muscovite ont une charge négative assez forte et adhèrent les
unes aux autres grâce aux ions potassium (chargés positivement) des plans
intermédiaires.
Ces charges à l’intérieur des couches de muscovite proviennent de ce
que l’on appelle des substitutions – lorsqu’on trouve, par exemple, des
ions aluminium aux endroits occupés habituellement par des atomes de
silicium. Chaque fois qu’un silicium remplace un aluminium, une charge
négative est introduite. C’est la principale substitution qui a lieu dans la
muscovite et qui est à l’origine de la plupart des charges présentes dans
ses couches, mais d’autres substitutions sont possibles. Par exemple, des
atomes de magnésium peuvent prendre la place d’atomes d’aluminium, ce
qui produira également une charge négative à l’endroit où la substitution a
lieu. Il existe en réalité de nombreuses possibilités de substitution des
divers types d’éléments présents dans les minéraux qui ont une structure
en couches du type de celle du mica. Lorsqu’on analyse ces minéraux, on
trouve habituellement un nombre de types d’atomes plus grand que le
contingent officiel d’atomes de silicium, d’aluminium, etc.
Parmi les minéraux argileux courants qui présentent des couches du
type du mica, les illites ressemblent aux muscovites par leur structure
cristalline, mais s’agissant de minéraux argileux, leurs cristaux sont
beaucoup plus petits. Les cristaux d’illite, ainsi que le démontre
l’observation au microscope électronique, peuvent n’avoir que quelques
couches d’épaisseur. Ce sont des structures feuilletées très flexibles et
manifestement très résistantes. Ces cristaux se forment en général dans
les pores des roches sablonneuses au fond de la mer.
Dans les argiles du type de la smectite, les couches sont moins
chargées négativement que dans les micas ou les illites, et il y a donc
moins d’ions métalliques entre les couches. Il s’agit plus souvent d’ions
sodium ou calcium que de potassium ; ces ions vont et viennent
facilement. Des molécules d’eau plus ou moins mobiles se logent aussi
entre les couches d’une smectite. Il peut aussi arriver que l’eau parvienne
à séparer totalement deux couches d’un cristal. Divers types de molécules
organiques peuvent se comporter de même ; on connaît depuis longtemps
la faculté qu’ont les argiles à adhérer à des molécules organiques, et c’est
là un facteur important de la formation des sols.
Tout comme l’illite, la smectite peut être un cristal très fin, flexible
mais néanmoins résistant. Observée au microscope électronique, elle ne
ressemble pas du tout à l’idée que l’on se fait d’un cristal : elle peut avoir
l’aspect d’un chiffon froissé ou même d’une serviette pliée. Un bloc de
cristaux de smectite, dont les couches adhèrent partiellement les unes aux
autres, tout en étant partiellement séparées, a souvent l’apparence
caractéristique d’une « cellule », avec ses myriades de compartiments
interconnectés. Les cristaux de smectite typiques, comme ceux d’illite, ne
ressemblent en rien aux objets réguliers en forme de blocs qui
correspondent à l’idée que l’on se fait habituellement d’un cristal. Ils
ressemblent plutôt à des membranes.
Souvenez-vous qu’une subtile différence dans le mode d’empilement
des couches est ce qui distingue la kaolinite et la dickite. Les minéraux
argileux du type du mica ont aussi un type de motif fléché ; et là encore les
flèches des couches empilées peuvent ou non pointer toutes dans la même
direction. En fait, il n’existe pas moins de six façons de disposer l’une sur
l’autre deux couches de mica. Pour chacune de ces façons il y a six autres
façons d’ajouter une troisième couche, et ainsi de suite. Les séquences
d’empilement se répètent souvent avec régularité, mais cela n’est en rien
obligatoire. En termes plus techniques, il n’existe pas que des polytypes
ordonnés (comme la kaolinite idéale ou la dickite), mais aussi des polytypes
désordonnés où l’orientation de l’empilement des différentes couches ne
peut être prédite, ou à peine.
Moins subtil, mais très courant tout de même, est le cas où des
couches chimiquement différentes sont empilées les unes sur les autres –
et là encore les séquences d’empilement peuvent être régulières ou
irrégulières. Par exemple les illites et les smectites forment souvent des
argiles à couches mélangées. C’est compliqué, l’argile !

Comment ?
Il ne fait aucun doute que les structures argileuses s’auto-assemblent,
au sens où elles ne résultent ni d’un processus spécialement conçu par les
organismes, ni de conditions géochimiques bizarres. Ce sont des matériaux
de « technologie zéro » ; ils représentent des manières dont leurs unités «
veulent » se trouver dans un grand éventail de conditions (d’humidité) à la
surface de la Terre. (En fait il semble que cette forte pulsion dépasse les
frontières de la Terre : on trouve des silicates en couches dans quelques
météorites et on soupçonne fortement leur présence à la surface de
Mars.) Que se passe-t-il lorsqu’un minuscule cristal d’argile s’auto-
assemble ?
Lorsque des soldats se mettent en rangs, ou lorsque le savon et les
molécules d’eau forment des bulles, ou lorsque les molécules de sucre
forment des cristaux, on voit clairement quelles sont les unités. Dans
chacun de ces cas, les unités libres (soldats, molécules), se regroupent
simplement d’une façon ou d’une autre sans subir elles-mêmes
d’altération. Au contraire, lorsqu’une protéine ou une chaîne d’ADN se
forme, les unités de départ ne sont pas exactement celles qui constituent
la chaîne produite par leur assemblage : des morceaux des unités initiales
doivent se briser au cours du processus de fabrication de la chaîne (cf. le
chapitre 4 et l’appendice 1). La formation de couches d’argile ressemble, à
cet égard, à la formation de protéines ou d’ADN. Les unités à partir
desquelles les argiles cristallisent sont de l’acide silicique et des ions
métalliques hydratés (voir l’appendice 2) ; en outre, pour que ces unités
s’assemblent il faut que des molécules d’eau soient éjectées. (C’est
seulement ainsi que les « boutonspression » appropriés peuvent être
ouverts pour qu’une nouvelle structure fermement liée se forme – cela est
expliqué dans l’appendice 2.)
Mais la fabrication d’une couche d’argile ne ressemble pas du tout –
pour ce qui est d’autres aspects essentiels – à celle d’une chaîne de
protéines ou d’ADN, parce que l’argile se forme par auto-assemblage, par
pure cristallisation. En premier lieu le processus est strictement réversible :
le résultat net, assemblage ou désassemblage, comme toujours dans les
processus de cristallisation, dépend de la sursaturation ou non des
solutions qui entourent le cristal. Il n’est donc pas indispensable que les
unités soient amorcées. La seule condition nécessaire est que la solution
soit amorcée (c’est-à-dire sursaturée). La Terre semble exceller à fournir
des solutions convenablement amorcées pour les argiles, si l’on en juge
par les grandes quantités d’argile qui ont été fabriquées depuis le début
des temps. (Regardez simplement une rivière en crue.)
Une autre différence résulte directement du fait que la croissance des
cristaux est une opération de remplissage de l’espace. Il est probable qu’en
se regroupant pour remplir l’espace, les unités doivent faire preuve de plus
de perspicacité qu’en se liant en une chaîne zigzaguante. Imaginez un
cristal tridimensionnel de boules de billard – plusieurs plans serrés empilés
les uns sur les autres – et songez ensuite simplement aux ravages que
provoquerait l’insertion d’une balle de tennis quelque part au milieu. Dans
les cristaux réels, les mécanismes de correction d’erreurs dont nous avons
parlé au dernier chapitre ont peu de mal à détecter les erreurs de ce
genre.
Enfin, au cours de la croissance d’un cristal, quelle que soit la
réversibilité des liaisons à la surface et au contact de l’eau, les liaisons qui
se trouvent enfouies à l’intérieur et loin de l’eau n’ont plus les moyens (ou
les coudées franches) pour se modifier facilement aux températures
ordinaires. Comme les concubines, elles deviennent fidèles par manque
d’opportunités.

« – Je crois, Holmes, que c’est un peu tiré par les cheveux ! murmuraije
en hochant la tête.
Il avait bourré une nouvelle pipe sans avoir prêté la moindre attention
à mon commentaire.
– L’application pratique de ce que je viens de dire touche de très près
le problème sur lequel j’enquête. J’ai affaire avec un écheveau
emmêlé, et je cherche un bout de fil. »
CHAPITRE 12

Gène-1

« Je vais vous dire quelque chose qui pourra vous être utile. Il y a eu
assassinat. Le meurtrier est un homme. Il a plus d’un mètre
quatrevingts ; il est dans la force de l’âge ; pour sa taille, il a de petits
pieds ; il porte des brodequins à talons carrés ; et il fume des cigares de
Trichinopoli. Il est venu ici, avec sa victime, dans un fiacre, tiré par un
cheval qui avait trois vieux fers et un neuf à la patte antérieure droite.
Selon toute probabilité, le meurtrier a un visage haut en couleur ; et les
ongles de sa main droite sont remarquablement longs. Je ne vous
donne que ces quelques indications, mais elles pourront vous être
utiles. »

Je vais vous dire quelque chose qui pourra vous être utile par-dessus
tout pour résoudre l’énigme de l’origine de la vie. Les premiers organismes
contenaient des gènes. Ces gènes étaient, en toute probabilité,
microcristallins, inorganiques et minéraux. Ils se cristallisaient sans cesse à
partir de solutions légèrement sursaturées, maintenues sur de longues
périodes de temps, quelque part au voisinage de la surface de la Terre. Je
ne vous donne que ces quelques indications, mais elles devraient être
utiles.
On obtient des indications supplémentaires en réfléchissant de
manière plus approfondie à la nature du matériel génétique. Le matériel
génétique, même le tout premier, doit être à coup sûr une chose
singulière, puisqu’il doit contenir et reproduire une information
susceptible de mutations qui affectent sa propre survie… Comme je l’ai
déjà dit, un gène cristallin n’est certainement pas n’importe quelle sorte de
cristal.
Le fait qu’un gène cristallin doit contenir de l’information nous dit
immédiatement qu’il ne peut pas avoir une structure entièrement
régulière. Il s’agit d’une remarque d’ordre tout à fait général. Un livre
composé de caractères régulièrement disposés… abcabcabcabcabcabc…
par exemple, ligne après ligne, n’a qu’un maigre contenu, – même si on
pense que l’auteur a décidé d’écrire en code. Au contraire, une séquence
d’allure aléatoire est susceptible de véhiculer de l’information, pour autant
que l’on puisse la déchiffrer. Des « A » éparpillés dans tous les sens sur une
page peuvent être porteurs d’information, à condition bien sûr que les
lettres n’aient pas été disposées au hasard. Les orientations et les positions
des « A » sur une page pourraient fort bien représenter un message codé
d’un type particulier.
Les pages d’un livre sont des exemples typiques de structures
d’information parce qu’elles sont à la fois régulières et irrégulières. Les
lettres sont disposées sur des lignes, elles ont en gros la même taille et
sont toutes orientées vers le haut : en cela, elles présentent des
régularités. Il existe des régularités plus subtiles dans les séquences de
lettres, qui sont plus ou moins régies par les règles de grammaire, etc. :
mais elles ne sont pas complètement rigides et c’est précisément en cela
qu’elles véhiculent de l’information. En général, on peut dire de n’importe
quelle structure d’information que plus elle semblealéatoire, plus elle
contient d’information.
La nécessité de caractéristiques irrégulières fixées apparaît donc
clairement. Mais quel est l’élément commun à cette régularité qui
caractérise à la fois les structures d’information des pages imprimées et
celles des molécules d’ADN ?
C’est sûrement le fait que les régularités facilitent le traitement de
l’information – les pages sont plus faciles à imprimer, les molécules d’ADN à
reproduire, et les deux sont plus faciles à lire.
En réalité, l’ADN n’a qu’une capacité d’information fort limitée puisque
sa structure n’a pas beaucoup de possibilités de variation – il y a tout au
plus une possibilité sur quatre pour chaque série de soixante atomes
environ. Cela peut sembler étrange à première vue pour un tel stockage
d’information, mais on ne tarde pas à s’apercevoir qu’on atteint vite une
capacité d’information tout à fait remarquable. Il est facile d’être
irrégulier. Le problème pour une molécule est de posséder des
irrégularités spécifiques à la fois reproductibles et significatives. Donc, si la
régularité nous est utile ici – par exemple, si la duplication de l’ADN est
facilitée par l’uniformité de ses éléments connecteurs (voir ici) – alors ne
vous tracassez plus : elle contribue tout simplement à résoudre la partie
véritablement difficile du problème.
En conséquence, lorsque l’on s’intéresse à la nature des gènes
primitifs, on devrait peut-être songer à des structures qui présentent une
plus grande régularité que les molécules d’ADN – leurs irrégularités pouvant
n’être que des modulations occasionnelles d’un motif répétitif sous-jacent.
Cela nous ramène aux cristaux, car ils possèdent précisément cette
caractéristique : ils ont une structure cristalline sous-jacente sur laquelle
viennent se greffer des défauts. En gros, la structure cristalline est
caractéristique du matériau ; la structure des défauts est ce qui caractérise
chaque cristal, elle est faite d’irrégularités de différentes sortes. En raison
de leur structure de défauts, on est pratiquement assuré de ne pas trouver
deux grains de sable de quartz identiques sur les plages de la Terre.
Essayons de réfléchir aux défauts d’un cristal qui pourraient se reproduire
au cours de sa croissance.
Un cristal parfait ne peut être qu’une fiction, car c’est une
configuration tridimensionnelle infinie d’unités. Le caractère fini et les
formes particulières des cristaux sont donc déjà des défauts (tant pis si
cette description vous semble bien peu positive). Certes, chaque cristal a
une forme et une taille caractéristiques, qui peuvent être considérées
comme porteuses d’une information spécifique. Pour les minuscules
cristaux d’argile, elles jouent un rôle déterminant dans leurs propriétés à
grande échelle : la forme et la taille ont en quelque sorte une «
signification » directe. L’aspect « sémantique » de l’information génétique
fera l’objet du prochain chapitre ; nous allons maintenant nous intéresser à
une autre caractéristique essentielle : la duplicabilité.
La forme et la taille d’un cristal sont-elles duplicables ? On voit mal
comment une forme tridimensionnelle arbitraire et une certaine taille
peuvent être reproduites au cours de la croissance d’un cristal : mais une
forme et une taille bidimensionnelles – une section transversale – peuvent
parfaitement l’être. Il suffirait que les cristaux croissent suivant une
direction donnée et se brisent (seulement) suivant cette direction :

Très souvent, les cristaux croissent bien plus vite dans certaines
directions, et prennent des formes en aiguille ou en colonne. Très souvent,
les cristaux se brisent dans certaines directions : donc, nous n’avons
vraisemblablement pas besoin d’une combinaison bizarre de propriétés. La
kaolinite, minéral argileux fort répandu, se présente souvent sous la forme
de cristaux en colonnes qui grandissent et se brisent de cette manière. Ces
cristaux possèdent souvent des cannelures et des striures compliquées, et
cela suggère qu’une quantité importante d’« information de forme et de
taille » est reproduite à mesure qu’ils grandissent et se brisent.
Au-delà de cette observation, on peut penser que la complexité des
cannelures et des striures à la surface d’un cristal indique l’existence de
défauts internes dus au fait que des régions à l’intérieur du cristal ne sont
pas convenablement orientées les unes par rapport aux autres. Il s’agit
d’un défaut très courant chez les cristaux et en particulier chez les cristaux
minéraux. La forme la plus simple de ce défaut est appelée hémitropie. Un
cristal hémitrope ressemble à un tapis mal tissé dont on aurait tenté de
raccorder les motifs sans y parvenir correctement. L’absence de
raccordement suggérée par le rainurage de ces cristaux ressemble à la
configuration ci-dessous, où chaque couche de l’empilement en colonne
présente la même mosaïque désordonnée d’orientations :

Ces indices nous sont fournis par l’aspect général de certaines formes
de cristaux de kaolinite, appelées « vermiformes », en particulier lorsqu’on
les observe au microscope électronique. Aux rayons X, on obtient une
image similaire. On se souviendra que la structure d’un petit morceau de
kaolinite est directionnelle – elle possède une sorte de « motif fléché ».
Plus spécifiquement, ce motif peut être orienté selon n’importe laquelle
des trois orientations. (On trouvera plus de détails à ce sujet dans
l’appendice 2.) Dans un grand fragment d’une couche de kaolinite d’un
cristal de kaolinite réel, on trouve les trois orientations possibles : en
réalité, une couche donnée est constituée d’une mosaïque de morceaux
orientés de façons différentes, comme sur la figure ci-dessus.
On sait également, grâce aux études faites aux rayons X, comme nous
l’avons dit au chapitre précédent, qu’une orientation donnée dans un
cristal de kaolinite tend à se répéter dans toutes les couches situées au-
dessus et au-dessous d’elle. Nous disposons ici d’une explication détaillée,
plausible, non seulement des sections transversales compliquées des «
vermiformes » de kaolinite, mais aussi de la raison pour laquelle une
complexité particulière peut se maintenir sur plusieurs milliers de couches
: c’est parce qu’une couche nouvelle reproduit, au cours de sa croissance,
un motif contenant des défauts, une mosaïque d’orientations particulières
dans la couche située au-dessous d’elle.
Cela reste de l’ordre de la conjecture : mais il s’agit d’une conjecture
basée sur le mode de croissance normal des cristaux. Mais que deviennent,
m’objecterez-vous, les mécanismes de correction d’erreurs dont nous
avons tant parlé et qui sont censés agir sur les processus de croissance des
cristaux et les maintenir sur des rails ? Comment supportent-ils tous ces
défauts d’orientation ? Ne s’agit-il pas précisément du type de chose que
les mécanismes de correction d’erreurs sont censés éliminer ?
Dans ce cas particulier, en raison de la nature asymétrique de la
structure des couches de kaolinite, on a de bonnes raisons de penser que
la configuration en mosaïque est plus stable que la configuration où toutes
les flèches seraient orientées dans le même sens. Même ainsi, on pourrait
s’attendre à ce que l’action du mécanisme de correction d’erreurs
produise un motif régulier, idéal, tout ce qu’il y a de plus stable. Pour dire
les choses de manière plus générale, comme une critique de l’idée même
des gènes cristallins, il pourrait sembler que les processus par
tâtonnements qui sont censés permettre une duplication fidèle ne
s’appliquent qu’aux régularités dans les cristaux et non aux irrégularités
qui, seules, contiennent l’information. Du point de vue d’un cristal en train
de croître, toute « information » serait alors une erreur dont il faudrait se
débarrasser. (Vous ai-je fait faire tout ce chemin simplement pour vous
dire que la duplication de l’information par la croissance des cristaux est,
en fin de compte, impossible ?)
Pourtant, cette objection n’est sûrement pas rédhibitoire parce que
nous savons parfaitement en pratique que les cristaux produits à partir de
solutions réelles contiennent une multitude de défauts : de toute
évidence, les mécanismes de correction d’erreurs ne marchent pas à tous
les coups. Et nous en connaissons la raison (voir chapitre 10) : les solutions
n’atteignent pratiquement jamais des niveaux de sursaturation
suffisamment bas pour que le mécanisme de correction d’erreurs détecte
les défauts qui n’ont que peu d’effet sur la stabilité.
Admettons qu’une structure contenant de l’information de n’importe
quel type doive être « métastable », c’est-à-dire qu’elle doive être une
configuration fixe mais précaire, car elle ne constitue pas la configuration
la plus parfaitement stable possible (lorsqu’on parle de perfection, on se
réfère toujours à une chose unique) ; mais – et c’est là la solution du
problème – il n’y a pas de relation entre la quantité d’information que les
structures peuvent contenir et leur instabilité. Tout dépend de la manière
dont elles véhiculent l’information. Une structure un tout petit peu moins
stable que le cas idéal peut très bien contenir de grandes quantités
d’information. Les combinaisons des lettres dans ce livre, par exemple, ou
les séquences d’unités dans les molécules d’ADN, influent à peine sur la
stabilité des structures qui les portent.
On le voit, comme c’est d’ailleurs souvent le cas des « réfutations
fatales » de type théorique, l’objection à la notion de gènes cristallins a
finalement permis de clarifier une condition nécessaire : les défauts
contenant de l’information ne doivent avoir qu’un faible effet sur la
stabilité.
Comment reconnaître les structures de défauts qui sont de ce type ?
Observez la Nature : trouvez les types de défauts cristallins courants dans
les minéraux. Vous pourrez être certain qu’il s’agit de défauts qui affectent
peu la stabilité des structures les contenant. L’hémitropie est un défaut de
ce type : nous allons bientôt en rencontrer quelques autres.
Bien entendu, cette exigence de « métastabilité marginale » n’est
qu’un début. L’exigence suivante est on ne peut plus effrontée. Car non
seulement le défaut ne doit pas être éliminé lors de la croissance du cristal,
mais il doit être reproduit au cours du processus.
En fait, cela n’est pas si inconcevable. Il est souvent plus facile de
reproduire une irrégularité que de l’éliminer. Par exemple, dans un
carrelage, il suffit de placer un carreau trop à gauche pour que toute la
rangée se trouve décalée.
Imaginons un cristal hémitrope dont la surface est une mosaïque
d’orientations d’une certaine structure cristalline, comme sur le dessin,
mais supposons, pour simplifier, que la configuration la plus stable est
vraiment celle qui correspond à une orientation uniforme. Il suffirait alors,
pour éliminer l’irrégularité sur la couche suivante, que les éléments soient
alignés de la même façon. Nous, nous pouvons voir que cela permettrait
de supprimer le défaut pour aboutir à un type de cristal plus stable, mais
les éléments, eux, ne peuvent avoir ce genre d’intuition. Leur marche vers
la perfection peut aller tout à fait à l’encontre d’une stabilisation, car les
deux niveaux d’une série quelconque d’unités commenceraient par se
décaler par rapport à la couche inférieure, quelle que soit la perfection de
leur correspondance avec leurs voisins latéraux… Pour peu que les couches
soient très grandes, le nombre désastreux de décalages verticaux ne
parviendrait jamais à compenser l’amélioration (seulement occasionnelle)
de la correspondance avec les unités situées sur les côtés. « Si vous ne
pouvez les battre, rejoignez-les » semble être un des principes les plus
profonds de la croissance des cristaux.
Quelle leçon tirer de ce qui précède ? Si vous voulez par-dessus tout
que la duplication soit précise, sacrifiez la capacité d’information, utilisez
des zones étendues – écrivez en gros caractères.
Pour le moment nous n’avons parlé que de défauts physiques. Il existe
aussi des défauts chimiques, qui se manifestent par des irrégularités dans
les types d’atomes constituant une structure cristalline donnée. Le « tapis
» est régulier tant que l’on s’en tient aux orientations des motifs qui le
recouvrent, mais certaines des roses ont été remplacées par des
coquelicots. Rien n’empêche, bien entendu, d’écrire des messages sur un
tel tapis. De même, les substitutions d’atomes de métal qui interviennent
dans des argiles du type du mica offrent une multitude de possibilités de
stockage de l’information.
Les substitutions qui créent des charges négatives à l’intérieur des
couches de silicate des argiles sont particulièrement intéressantes. Un
arrangement spécifique de charges négatives dans une couche peut-il se
transmettre à une nouvelle couche qui se développe au-dessus d’elle ?
Cela paraît tout à fait vraisemblable. Souvenez-vous que les couches de
silicate chargées négativement sont séparées par des ions métalliques «
libres » chargés positivement, qui assurent la cohésion des couches. On
peut ainsi imaginer une charge négative dans la couche supérieure d’un
empilement, qui commence par attirer un ion positif « libre », puis attire
une autre charge négative vers cette position dans une nouvelle couche au
moment de sa formation. Pour étayer cette idée, on peut se référer à
plusieurs structures connues de silicates en couches dans lesquelles les
centres des charges positives sont précisément situés entre les centres de
charges négatives dans les couches supérieure et inférieure. Cela se
comprend bien d’un point de vue électrique, mais on ne peut, à partir de
ces cas, tirer la conclusion qu’il y a eu transmission de configurations
particulières de charge au cours de la croissance des cristaux.
Pour y voir plus clair il est nécessaire d’étudier les processus de
croissance des cristaux eux-mêmes. En 1981, Armin Weiss, de l’Université
de Munich, rapporta les résultats de travaux expérimentaux sur la
croissance des cristaux smectiques, où l’on avait fait croître de nouvelles
couches entre les couches des cristaux préexistants. Les nouvelles couches
avaient une densité de charge semblable aux couches entre lesquelles elles
s’étaient développées. En outre, ce type de transmission s’était maintenu
sur plus de vingt « générations ». Bien que les détails n’aient pas encore
été publiés, il est manifeste que les conditions nécessaires pour ces
expériences intéressantes étaient fort ingénieuses et compliquées.
Nous pouvons dire du type de procédé de copie décrit par Weiss qu’il
met la même quantité d’encre sur la copie qu’il y en avait sur l’original.
Cela est au moins une condition sine qua non pour tout procédé de
duplication directe ; une fois cela tenu pour acquis, on peut s’attendre à ce
que les caractéristiques globales – au moins – de la configuration des
charges puissent être reproduites par un procédé similaire. Mais nous ne
savons pas si tel est le cas : nous ne savons même pas quelle netteté peut
atteindre l’impression. Si la netteté est très grande, avec une copie de
chaque motif individuel, de chaque charge, d’une couche à une autre, alors
la faculté de duplication d’information reproductible est tout à fait
comparable à celle de l’ADN. Ce serait là un fascinant mécanisme de
fabrication, aux vastes conséquences ! Mais peut-être devons-nous
restreindre nos ambitions en ce qui concerne les substances génétiques
primitives. Ce qui compte pour le gène-1, c’est la fidélité, ce qui n’est pas
la même chose que la finesse du grain. Les erreurs, comme nous l’avons
vu, sont moins fréquentes avec une impression en grands caractères et les
conditions de fonctionnement sont sans doute moins rigoureuses.
La redondance (le caractère répétitif) de l’information est une autre
forme de prodigalité qui peut contribuer à l’amélioration de la sécurité de
l’information et de la fidélité de la copie : le cristal consisterait alors en une
série de copies multiples du message à imprimer. Le modèle de kaolinite
du gène cristallin, tel que nous l’avons considéré, possède cette
caractéristique : c’est un livre dont les pages contiennent toutes
exactement la même chose – un livre plutôt décevant. Mais bien que le
motif spécifique soit en deux dimensions, cette configuration fait quand
même partie d’un cristal tridimensionnel. Il est bien plus facile d’imaginer
dans ce cas une duplication précise, fondée sur les mécanismes de
correction d’erreurs à l’œuvre dans la croissance des cristaux. Les couches
uniques de silicate seraient, me semble-t-il, beaucoup trop souples pour
être facilement copiées : il serait préférable de disposer de la surface
stable d’un cristal assez épais, rigide, pour la duplication d’un motif sur
cette surface – motif qui présente toutes les garanties de sécurité parce
qu’on le retrouve sur tout le cristal.
Et tout le processus pourrait être plus nonchalant à différents égards.
Puisqu’il existe des copies en grand nombre, quelle importance si des
couches se dissolvent accidentellement ? Et lorsqu’on en vient à la
dernière phase du processus de duplication, la rupture, qu’importe à quel
endroit l’on coupe le jeu de cartes, puisque toutes les cartes sont
identiques ? On notera qu’il n’est nullement nécessaire de produire des
cartes « uniques », c’est-àdire des couches isolées : la rupture n’a jamais
besoin d’aller si loin. Et c’est peut-être mieux ainsi, pour une autre raison :
il est difficile de trouver des conditions qui soient compatibles à la fois avec
la séparation et avec la cristallisation des couches de silicate. Comment des
couches partiellement construites pourraient-elles tenir en place ?
Comment sauraient-elles quand il leur faudrait se séparer ? Les grands
empilements de couches n’auraient pas ce problème car, devenus trop
grands, ils finiraient simplement par se briser mécaniquement.
Poursuivons encore un peu ces réflexions générales avant de passer à
un autre type de gène cristallin. Penchons-nous d’un peu plus près sur la
question des dimensions.
On peut dire de façon informelle qu’une feuille de papier est un objet
bidimensionnel et un bout de ficelle un objet unidimensionnel. Bien sûr, ce
n’est pas tout à fait vrai, car tous les objets réels ont trois dimensions. Mais
quand nous dessinons sur une feuille de papier, nous n’« utilisons » que
deux dimensions, et quand nous froissons un morceau de papier nous
utilisons le fait qu’il reste une dimension dans laquelle nous pouvons le
faire. De même, sauf si vous êtes un tout petit insecte, il n’y a que deux
directions de déplacement sur une ficelle même si (grâce cette fois aux
deux dimensions qui restent) il y a de très nombreuses façons de l’enrouler
ou de la nouer. Nous pouvons désigner ces propriétés grossièrement
définies de « papiérité » et « ficellité » par le terme « dimensions
physiques ».
La dimension informationnelle est une notion plus abstraite, mais elle
est en général assez claire. L’écriture est une information à une dimension,
le plan d’un architecte une information à deux dimensions et la maquette
d’un bâtiment une information à trois dimensions.
Lorsque nous disons qu’une molécule d’ADNest un magasin
d’information à une dimension, nous voulons dire deux choses différentes
: on exprime ainsi d’abord le fait qu’une molécule d’ADN a le même aspect
physique qu’un morceau de ficelle, ensuite que l’information dans l’ ADN se
présente en une dimension, car il s’agit d’une séquence. D’autres
structures informationnelles sont moins nettes : par exemple cette page à
deux dimensions contient un message unidimensionnel ; une molécule
protéique tridimensionnelle peut aussi ne contenir qu’une séquence
d’information unidimensionnelle.
Et, bien entendu, les gènes cristallins dont nous venons de parler sont
des objets tridimensionnels contenant une information bidimensionnelle.
Toute l’idée, c’est qu’un gène cristallin convenable doit absolument être
un objet tridimensionnel, ses unités remplissant complètement l’espace de
sorte que les exigences de l’empilement constitueront le facteur décisif du
mécanisme de duplication par croissance cristalline. D’un autre côté,
l’information elle-même ne doit pas être tridimensionnelle pour être
facilement reproductible : pour un procédé de copie simple, il doit y avoir
une dimension en réserve dans laquelle l’information pourra être
reproduite.
Il doit être clair à présent que l’on peut concevoir un autre type de
gène de cristal approprié. L’information peut être unidimensionnelle et
être reproduite dans les deux dimensions restantes.
Au lieu de ce livre plutôt décevant dans lequel tout est écrit sur la
première page et dont toutes les autres pages sont identiques, pensez
maintenant à un livre plutôt ennuyeux où pratiquement rien n’est écrit sur
aucune page, un livre qui ne possède que deux ou trois pages standard, et
où l’information consiste en l’ordre d’empilement des pages. Limitons-
nous à deux types de pages : l’une ne contient que des « a » et l’autre des
« b ». Le message se lirait donc selon la direction de l’empilement, par
exemple, aababbaabbbaaabbaba. Si l’on se souvient de ce qui a été dit
plus tôt, les argiles en couches mixtes consistent en différents types de
couches souvent empilées de manière plus ou moins irrégulière.
Or il est tout à fait possible d’obtenir des séquences d’empilement
compliquées même avec un seul type de couche. Souvenez-vous encore
que la différence entre les polytypes ordonnés de kaolinite et de dickite
tient dans la façon dont des couches identiques sont superposées. (Le
motif a toujours la même orientation dans le cas de la kaolinite, alors que
les orientations sont alternées pour la dickite.) Imaginons des pages où ne
figureraient que des « a » mais où les lettres auraient des orientations
différentes, vers le haut ou vers le bas, selon les pages de la pile : par
exemple de la manière suivante aaaaɐɐɐaaaɐɐaaɐaɐɐɐɐaɐaɐɐa. Bien sûr,
une séquence désordonnée de ce type peut aussi contenir de
l’information. Et, comme nous l’avons remarqué plus tôt, les polytypes
désordonnés sont courants, on en rencontre souvent dans les minéraux
argileux, en particulier dans les minéraux argileux du type du mica.
La quantité d’information qui pourrait être stockée de cette façon
austère n’est aucunement triviale. Par exemple, s’il y a six façons
différentes de disposer les couches du type du mica l’une sur l’autre, une
pile de 140 couches pourrait en principe contenir autant d’information
qu’une série de 140 jets de dés – et nous avons vu qu’il faut prendre très
au sérieux ce type de complexité dans un message.
Si vous pensez encore que les séquences d’empilement sont un moyen
excessivement coûteux de stocker de l’information, songez à l’ADN.
Remplacez « page » par « paire de nucléotides » et vous verrez qu’il s’agit
de la même idée. Un insecte imaginaire (très petit), verra que l’ADN est une
double hélice à l’intérieur de laquelle se trouvent de minuscules couches
empilées les unes sur les autres, l’information consistant seulement dans
la séquence d’empilement de ces (quatre sortes de) couches. Dans un gène
cristallin approprié, possédant une information unidimensionnelle, les
couches auraient une grande étendue latérale, et n’auraient pas besoin
d’être tordues pour tenir en place ; le mode de duplication serait aussi plus
nonchalant.
Comme pour le type précédent de gène cristallin, la duplication
reposerait sur la croissance et la fracture des cristaux. Ici aussi, il y aurait
des règles indiquant les directions dans lesquelles se feraient ces
processus. Mais les règles opéreraient de manière inverse : la croissance
aurait lieu seulement latéralement, jamais de couche à couche ; et la
fracture ne doit pas séparer les couches, mais trancher dans l’épaisseur
des couches. Imaginez un livre qui grandit parce que les pages deviennent
de plus en plus grandes (mais qui ne s’épaissit jamais) et qui est ensuite
massicoté en livres plus petits dont les pages continuent de grandir…
Il est curieux qu’avec des exigences si différentes les argiles de silicates
en couches nous fournissent à nouveau des modèles : quelques minéraux
argileux à couches mélangées ont des formes cristallines appropriées.
L’illite-smectite, par exemple, a souvent une structure feuilletée, ce qui
suggère une préférence pour la croissance latérale. Ces structures en
forme d’algues, aussi résistantes et flexibles qu’elles puissent être,
peuvent se déchirer. Quelle rude façon d’achever un cycle de duplication,
par déchirure occasionnelle de petits bouts ! Mais si cela marchait, cela
conviendrait parfaitement au gène-1 qui, je vous l’assure, n’avait rien de
stylé. C’est seulement parce que l’information est très répétitive que la
fracture peut se produire de manière si nonchalante ; le massicot, chose
surprenante, n’est pas indispensable.
Mais n’insistons pas trop sur les silicates en couches pour le (ou les)
gène(s)-1. Nous avons mis ces substances au premier plan parce qu’elles
représentent une grande partie de l’argile sur Terre. Mais il y a de
nombreux autres types de minéraux qui forment de minuscules cristaux à
partir de solutions d’eau – des minéraux argileux dans un sens plus large –
et les caractéristiques comme l’hémitropie, les erreurs d’empilement, les
substitutions de cations, la croissance suivant des directions privilégiées,
ou la fracture selon des plans privilégiés sont courantes chez divers types
de cristaux et se rencontrent chez des minéraux sous diverses
combinaisons.
Nous avons en quelque sorte identifié l’organisation responsable de ce
« crime contre le sens commun » qu’est l’origine de la vie. Et il est vrai que
l’idée que nos ancêtres ultimes étaient des cristaux minéraux n’était pas
attendue. Nous avons même quelques individus sur notre liste de suspects.
Mais nous sommes encore loin de pouvoir procéder à une arrestation.
Cette complication supplémentaire que nous percevons maintenant au
début de l’évolution rend-elle toute la question de l’origine de la vie
encore plus inaccessible ?
Je ne le pense pas.

« Le détail qui semble compliquer un cas devient, pour peu qu’il soit
considéré et manié scientifique[ment], celui qui permet au contraire
de l’élucider plus complètement. »
CHAPITRE 13

L’évolution par action directe

« Je vis par contre sur la figure de l’inspecteur l’éveil d’un vif intérêt.
– Vous estimez que c’est important ? demanda-t-il à Holmes.
– Extrêmement important.
– Y a-t-il un autre point sur lequel vous désireriez attirer mon attention
?
– Sur le bizarre incident du chien pendant la nuit.
– Le chien ? Il n’y a eu aucun incident avec lui pendant la nuit.
– Voilà l’incident bizarre, justement, observa Sherlock Holmes. »

On pensait autrefois que les organismes naissaient directement par des


transformations de la matière qui n’exigeaient pas la reproduction
d’organismes préexistants. On considérait que cette génération spontanée
était un phénomène courant ; par exemple, on pensait que les grenouilles
surgissaient de la boue et les asticots de la viande en décomposition.
Je souhaite maintenant attirer votre attention sur l’occurrence actuelle
de la génération spontanée. Il semble ne pas y en avoir.
N’est-ce pas étrange ? Il était une fois un processus d’évolution : il a
commencé une fois, mais une seule. L’arbre de la vie pousse : mais tout se
passe comme s’il n’y avait qu’un arbre unique sans le moindre jeune plant
autour. Pourquoi ne trouve-t-on plus aujourd’hui la moindre trace, passée
ou récente, de génération spontanée ?
La première réponse qui vous viendra peut-être à l’esprit est que les
organismes sont bien trop compliqués. On perçoit sans peine l’absurdité
de la génération spontanée des grenouilles et des asticots, une fois que
l’on comprend leur sophistication technologique. On pourrait en dire
autant des bactéries ; E. coli n’est pas vraiment non plus un objet simple.
Et comme les bactéries comptent parmi les organismes vivants les plus
simples que nous connaissons, la génération spontanée nous semble
aujourd’hui une absurdité.
Mais pas si vite ! Cette façon de voir les choses passe à côté de la
question. La question est que nous aurions pu nous attendre, sur la base
des hypothèses que nous avons émises, à l’existence d’au moins quelques
organismes réellement simples dans notre environnement. Nous avons en
effet supposé (chapitre 1) que les premiers organismes sont vraiment
apparus spontanément sur Terre (sans miracles, catastrophes,
machinations ou infections étrangères). Il a donc dû exister des organismes
d’un type capable de s’engendrer spontanément. En tenant compte des
limitations du hasard pur en tant qu’ingénieur (chapitre 6), ces organismes
ont dû être, chimiquement parlant, d’une simplicité enfantine. Il est
probable que les lois de la Nature n’étaient pas, il y a quatre milliards
d’années, fondamentalement différentes de ce qu’elles sont aujourd’hui.
Alors, pourquoi ne trouve-t-on plus aujourd’hui d’organismes de ce type
autoengendrant, que j’appellerai organismes primaires ? Comment se fait-
il que nous ne sachions pas tout sur eux ?
Est-ce parce que les conditions générales qui règnent sur Terre ont
changé ? Est-ce parce que les conditions requises pour l’apparition et le
maintien des premières étincelles de la vie ne conviennent plus ? C’est la
réponse habituelle. Mais nous avons vu que cette réponse est insuffisante.
Le fait de disposer de bonnes conditions générales n’aurait vraiment pas
suffi. Même dans les meilleures conditions que l’on puisse imaginer, rien
n’aurait pu permettre de créer les molécules essentielles (même celles
dont la complexité est relativement modeste) – les nucléotides par
exemple. Leur fabrication nécessite l’intervention de multiples facteurs,
une procédure de fabrication élaborée que seule l’action prolongée de la
sélection naturelle (ou d’un chimiste expérimenté) aurait pu
raisonnablement produire.
De toute façon, nous, nous devrions pouvoir faire bien mieux que créer
des conditions générales appropriées. Nous pouvons mettre au point les
procédés de fabrication et les machines automatiques pour les effectuer.
Nous pouvons truquer les dés : nous pouvons inventer des situations et
des dispositifs qui ne peuvent, même en faisant un gros effort
d’imagination, avoir surgi à partir de rien, par hasard. Ainsi, si le Grand
Architecte, par un pur hasard, avait réuni les premiers acteurs de
l’évolution sous les règles de la chimie et de la physique, pourquoi diantre
ne pourrions-nous pas le faire nous-mêmes ? Si, comme cela semble être
le cas, la difficulté n’est pas purement technique, il doit s’agir plutôt de
savoir quel domaine de possiblités il faut explorer, et comment il convient
d’aborder les problèmes de conception. Peut-être la recherche s’est-elle
focalisée sur les mauvaises substances et sur les mauvais phénomènes
naturels ? (Les nouvelles étincelles seraient-elles trop faibles pour être
aisément perceptibles dans le flamboiement actuel ?)
Mais si, comme je n’ai cessé de le dire, les constituants essentiels des
organismes primaires sont des cristaux inorganiques (ce qui revient à dire
que la question de l’origine de la vie sur Terre relève de la minéralogie)
alors la question posée dans ce chapitre est cruciale – d’autant plus que
l’on pense à présent que la Terre avant l’apparition de la vie était plus «
normale » qu’on ne le pensait.
On ne peut davantage éviter d’expliquer pourquoi l’unique ancêtre
commun à toute vie sur Terre était nécessairement aussi évolué. Ce type
d’explication présuppose l’absence de génération spontanée récente. Elle
nous dit que si il n’y avait qu’un arbre, pratiquement toute combinaison
arbitraire de ramifications et d’élagages aurait mené à un ancêtre ultime
commun tardif. Mais, avec la génération spontanée, il aurait dû y avoir non
pas un arbre mais une véritable petite forêt d’arbres de différents âges, et
donc pas d’ancêtre commun unique.
Bien entendu, ce modèle de la croissance des arbres d’évolution par
ramifications et élagages aléatoires est trop simple. D’autres facteurs
auraient joué un rôle. L’un de ceux-ci a été souligné par Darwin : les
organismes ne peuvent plus émerger à partir de rien car, si tel était le cas,
toute forme de vie nouvelle serait aussitôt mangée par les formes
évoluées. Cela ne fait pas l’ombre d’un doute. Mais à quelle vitesse serait-
elle mangée ? Si les toutes premières formes de vie avaient été des gènes
cristallins inorganiques, elles n’auraient pas été du goût d’un organisme de
type moderne. Ce que dit Darwin explique peut-être pourquoi il n’y a pas
trace de jeunes plants autour de l’arbre de la vie. Mais pour ce qui
concerne le gène cristallin, ne devrait-on pas avoir des myriades de toutes
petites pousses, des organismes pratiquement en train de démarrer mais
pas suffisamment développés pour interagir avec les organismes
modernes parce qu’ils ne leur ressemblent pas assez ?
C’est peut-être la raison pour laquelle les organismes primaires n’ont
pas été reconnus jusqu’ici : parce qu’ils sont constitués de « mauvais »
matériaux qui ne leur donnent pas l’apparence de la vie. Il ne me paraît
pas du tout impossible que nous soyons entourés de ces organismes
primaires.
Au chapitre 9 nous sommes parvenus à la conclusion que les premiers
organismes étaient fort probablement constitués de matériaux très
différents des substances biochimiques actuelles, et nous avons examiné
l’hypothèse que ces organismes étaient des « gènes nus ». Nous avons vu
que les cristaux semblaient être les meilleurs candidats.
Mais le mot organisme n’est-il pas trop prétentieux pour cet
agglomérat rudimentaire de minuscules cristaux ? Certains exigeront peut-
être la présence de caractéristiques plus intéressantes avant de recourir au
mot organisme.
Mais ce serait un pur préjugé. Nous ne trouverons (ou ne fabriquerons)
jamais des organismes primitifs tant que nous aurons des idées trop
arrêtées sur ce à quoi ils doivent ressembler. On n’en resterait qu’aux
spéculations, sans aboutir à un résultat concret. Bien sûr il faut s’attendre
à ce que ces organismes n’aient rien de particulièrement excitant, les
pauvres. Car si notre ancêtre ultime a bien été produit par la Terre, les
objets semblables que nous pourrions rencontrer à présent devraient
avant tout être des minéraux.
Par exemple, les cristaux d’argile qui se développent dans les pores
d’un morceau de grès peuvent fort bien s’avérer être des organismes
primaires. Les cristaux d’argile qui croissent dans ces conditions ont
souvent des formes typiques et sophistiquées (voir les vermiformes de
kaolinite striée décrits au chapitre précédent) – et il n’est pas très difficile
d’imaginer des circonstances dans lesquelles la forme et la taille des
cristaux pourraient influer sur leur croissance, leur mode de fracture, leur
capacité à rester au bon endroit, à survivre dans un environnement hostile,
bref à réussir. Quelques erreurs peuvent se produire au cours de la
duplication mais, du moment qu’un aspect de la forme et de la taille (par
exemple une section transversale) est reproductible, il est soumis à la
sélection naturelle : il tendra à s’optimiser, d’un point de vue formel, tout
comme les parties des plantes et des animaux deviennent optimales par
sélection naturelle. La différence entre les gènes cristallins et, disons, les
arbres ou les girafes, est que l’information génétique spécifie plus
directement, dans le premier cas, la forme et la taille. Pour les organismes
véritablement primitifs, les messages des gènes cristallins pourraient être
simplement des aspects de la forme et de la taille. Les gènes nus sont des
gènes à action directe et participent à l’évolution d’une manière plus
simple.
La forme et la taille des cristaux d’argile contenus dans un grès peuvent
grandement affecter sa porosité. On peut ainsi imaginer un processus de
sélection naturelle agissant à un niveau très simple. Prenons un morceau
de grès qui contient au départ deux gènes cristallins différents. Chacun
d’eux constitue rapidement une petite zone qui contient bientôt des
milliers de cristaux minuscules, tous les cristaux d’une zone présentant les
mêmes caractéristiques de forme et de taille et donnant à la zone une
porosité caractéristique. Les cristaux de l’une de ces zones ont une forme
telle qu’ils obstruent complètement les pores. Le flux de solutions
nutritives (sursaturées) s’y arrête puis est dévié vers d’autres régions. La
croissance des cristaux cesse. Ceux de l’autre zone ont une forme
caractéristique différente – il peut s’agir d’une forme fuselée – qui leur
permet de croître sans remplir complètement l’espace dans lequel ils se
trouvent, de sorte que les solutions nutritives continuent de s’y écouler.
C’est cette seconde forme qui tendra à diffuser et à occuper tout le grès
avec sa masse caractéristique de cristaux peu serrés. Des morceaux de
cette structure se brisent parfois et transportent le secret de la croissance
vers d’autres morceaux de grès, qui deviennent alors infectés. Les
inévitables erreurs de duplication sont responsables de la diffusion de
différents types. J’ose affirmer que le détail précis des formes n’affecte
guère le résultat : mais celles qui créent des bouchons seront mises hors
jeu, tout comme les cristaux trop petits et donc très facilement expulsés de
la région de croissance… En fin de compte, on n’obtiendrait pas une même
forme chez tous les grès d’une région donnée, mais plutôt une certaine
unité de style – ou un petit nombre de styles – s’il y avait diffusion des
types de grès, ou encore une diffusion des vitesses d’écoulement, ou plus
généralement une diffusion de niches différant légèrement par les formes
optimales qu’elles exigeraient.
Imaginons maintenant une situation un petit peu plus complexe.
Supposons que l’écoulement des solutions dans le grès s’accélère. Dans
ces conditions, les eaux sont généralement sous-saturées, car elles n’ont
pas eu le temps de dissoudre les roches dures sur lesquelles elles ont coulé
avant d’arriver au grès. Un nouveau problème se pose aux cristaux d’argile
: ils doivent éviter de se redissoudre. Une solution pour eux consiste à
devenir impavides. Cette combinaison de propriétés paraît délicate à
obtenir, mais lorsque l’écoulement devient trop rapide et turbulent, les
couches feuilletées forment un enchevêtrement qui réduit la vitesse de
l’écoulement local.
Cela n’est qu’une autre histoire plausible (je l’espère), qui a pour seul
intérêt d’illustrer à quel point il est facile d’imaginer des conditions
particulières qui exercent des pressions de sélection favorisant des cristaux
relativement simples dans leurs caractéristiques et susceptibles de se
reproduire. Je reconnais avoir pensé, pour le dernier point, aux illites. Ces
argiles poussent en grandes quantités dans les grès marins et se
développent en structures fines, flexibles, à l’aspect d’algues, qui ont de
curieux effets sur la porosité des grès qui les contiennent. (Et elles
constituent une grande nuisance pour l’extraction du pétrole sous-marin,
car elles ont tendance à obstruer les grès contenant du pétrole.)
Ces illites, pour autant qu’on puisse les décrire comme des organismes,
se situent certainement tout en bas de l’échelle de l’évolution : en tant que
gènes cristallins, leur capacité d’information, unidimensionnelle, est très
limitée en raison de leur faible nombre de couches – souvent pas plus de
trois ou quatre. (Souvenez-vous que dans les gènes cristallins de ce type
l’information est stockée sous forme de séquence de couches.) Mais la très
faible capacité d’information contenue dans les gènes cristallins compte
moins que le fait que cette information est (1) reproductible, (2)
adaptative (elle affecte les chances de survie du matériel génétique qui la
contient) et (3) qu’elle peut être encore élaborée dans l’avenir.
Certes (1) et (2) sont bien plus que concevables, comme j’ai essayé de
le montrer dans ce chapitre et au chapitre précédent ; et (3) ne présente
en principe aucune difficulté, même pour d’humbles illites. Si au lieu de
quatre couches, on en considérait cent, on aurait là une capacité
d’information fort substantielle, bien au-delà de ce que l’on peut
raisonnablement attendre des jeux de dés. Il s’agirait alors en partie de
savoir si les cristaux épais peuvent se révéler meilleurs dans certaines
circonstances que les cristaux très fins ; la question suivante serait de
déterminer les particularités de l’empilement des couches susceptibles de
modifier leurs propriétés – flexibilité, modes de fracture, ou vitesses de
croissance latérale. Là encore, il n’y a rien d’inconcevable.
Nous n’en sommes plus à essayer de deviner ce qui a dû se passer. Le
cours réel de l’évolution dépend tellement des conditions particulières que
le long terme est aussi prévisible que la formation des méandres d’une
rivière ou la forme exacte des nuages dans le ciel : on ne peut qu’évoquer
certaines possibilités et émettre des prévisions générales. Bien entendu,
nous ne pouvons pas savoir quelles furent les circonstances qui
présidèrent aux toutes premières phases de l’évolution. Mais nous savons
que le monde réel est riche en particularités – structures, événements,
situations – qui peuvent être d’une importance cruciale dans la
détermination du cours de l’évolution. Les organismes ne se contentent
pas d’évoluer, ils y sont conduits par leur environnement, qui tour à tour
les menace et leur fournit des opportunités.
Voici un exemple de ce que je veux dire. A un moment de l’évolution
des plantes a été inventé le méristème, capable d’engendrer le tissu
ligneux. Cela était lié à la découverte d’une substance renforçante assez
complexe appelée lignine – qui peut être fabriquée en plusieurs étapes à
partir de l’un des acides aminés des protéines. Les plantes capables de
fabriquer de la lignine pouvaient grandir davantage que les autres et leur
cacher la lumière du Soleil. La forme et la taille caractéristique d’un arbre,
avec ses branches hautes et déployées, dépendent sans aucun doute de
l’apparition d’une substance renforçante adaptée. Mais l’arbre a créé des
menaces et des opportunités nouvelles pour d’autres organismes.
Promenez-vous dans les bois et voyez vous-mêmes. Ou pensez à nos
ancêtres qui ressemblaient à des singes. Non tant parce qu’ils avaient
choisi de vivre au milieu des arbres, mais parce que leur existence même a
été rendue possible, entre autres facteurs, par celle des arbres : cette
espèce animale a été en partie produite par les arbres. Et donc nous-
mêmes. Il est plausible, pour ne pas dire plus, que nos yeux voient vers
l’avant parce que nos ancêtres acrobates avaient besoin de jauger
correctement les petites distances, que nos mains performantes furent
d’abord conçues pour saisir des branches assez épaisses, capables de
supporter le poids du corps, que notre sens de l’équilibre qui nous permet
de skier et de faire du vélo remonte aussi à un mode de vie acrobatique
par nécessité. (Qui aurait pu penser que la lignine avait un quelconque
rapport avec le cyclisme ? Et pourtant je suis convaincu que si la lignine
n’avait pas été inventée, l’homme, cet ensemble d’aptitudes curieuses,
n’existerait pas.)
Telles sont les conséquences imprévisibles de l’évolution – même pour
les étapes du processus relativement proches de nous. Comment
pouvonsnous dire quoi que ce soit de ses stades les plus primitifs ? Nous
ne pouvons certainement pas décrire exactement ce qui s’est passé, parce
que nous ne connaissons pas toutes sortes de détails. Mais on peut le
comprendre au niveau des principes, connaître les situations qui ont pu
favoriser l’évolution et les tendances que l’évolution pourrait suivre.
Dans la recherche des organismes primitifs, ici et maintenant, il est de
la plus haute importance de penser aux situations qui ont pu encourager
activement l’évolution, précisément parce que les organismes primitifs, à
la différence des autres types d’organismes, se présentent parfois sous la
forme d’états non évolués, difficiles à reconnaître. Si les organismes
primitifs se révèlent, ils doivent être exposés à des menaces ou à des
opportunités. Nous pouvons chercher les organismes primitifs évolués en
des lieux proches de ceux qui favorisent le développement des argiles, en
particulier là où seules les argiles dotées de certaines particularités
réussissent à survivre. On peut imaginer des organismes primitifs naissant
(tout le temps et partout) dans des régions favorables et évoluant (parfois)
dans des régions plus défavorables.
Pourquoi faut-il qu’il en soit ainsi ? Pourquoi ne restent-ils pas
cantonnés aux régions qui leur sont favorables ? Pourquoi ne se
contententils pas de se maintenir dans un état non évolué ?
C’est ce qu’ont fait la plupart d’entre eux, à mon avis. La question est
de savoir pourquoi certains ont emprunté une voie plus difficile. On
pourrait d’ailleurs se demander tout autant pourquoi certains animaux ont
quitté la mer pour la terre ferme (où la vie est bien plus difficile) ; pourquoi
les ancêtres des oiseaux se sont lancés à la conquête des airs ; pourquoi
nos propres ancêtres se sont lancés à l’assaut des arbres ; ou pourquoi
nous allons – tôt ou tard – coloniser Mars. Rien de cela ne vise
précisément à simplifier la vie, puisque chaque cas exige le déploiement
d’une intense activité technologique, en outre difficile. Mais, une fois la
technique disponible, les organismes qui l’utilisent voient s’ouvrir à eux de
nouvelles opportunités. Le fait que les organismes en viennent
progressivement à occuper des niches de plus en plus difficiles, qu’ils
acquièrent les moyens de survivre là où d’autres ne le pouvaient pas,
reflète manifestement une tendance puissante de l’évolution. Ce n’est pas
une question d’ambition innée, mais une conséquence de l’opération de la
sélection naturelle dans un monde complexe et hétérogène.
Un autre principe, qui va de pair avec une maîtrise de plus en plus
poussée de l’environnement, consiste à passer de l’action génétique
directe à une action génétique plus indirecte. Au chapitre 7, nous avons vu
comment les conséquences de ce glissement ont été intégrées dans
l’instance de contrôle de tous les organismes connus. L’action indirecte
joue en effet un rôle essentiel. C’est grâce à elle, par l’intermédiaire de
l’ARN, des protéines, des cellules et des structures d’ordre supérieur, que
les messages bruts d’ADN acquièrent des significations riches et variées :
une partition plutôt ennuyeuse est orchestrée puis exécutée.
Les gènes cristallins primitifs ont bien commencé à évoluer par action
directe, mais ne sont-ils pas aussi passés à un mode de contrôle plus
indirect ? Une substance génétique a déjà fort à faire pour conserver et
reproduire avec précision ses messages. On ne saurait donc
raisonnablement s’attendre à ce qu’elle constitue en plus, le nec plus ultra
en matière de constituant de membrane ou de catalyseur, par exemple. Le
fait que l’on dispose d’une substance, l’ADN, spécialisée dans la
reproduction de l’information et d’une autre substance tout à fait
différente, les protéines, les bonnes à tout faire, se comprend aisément en
tant que résultat final de l’évolution. De très nombreuses propriétés
peuvent être contrôlées en agissant de cette manière indirecte. Les
organismes primaires en évolution n’auraient pas utilisé les protéines ni
quoi que ce soit de semblable. Mais ils ont dû avoir recours à une stratégie
globale semblable, car la logique est la même pour tous les organismes,
quel que soit leur stade d’évolution. L’action indirecte risque toujours de
mener à une plus grande diversité de moyens de contrôle, et dans un
monde complexe et hétérogène, cela veut dire un plus grand nombre
d’endroits où prospérer.
Souvenez-vous que les premiers organismes n’avaient pas la moindre
idée de l’ADN à venir ; on peut alors se demander par quel biais le gène-1 a
pu étendre son contrôle. Quelles sortes de phénotypes a-t-il pu donc
inventer le plus facilement et dans quel but ?
Différents types de minéraux argileux peuvent se développer
conjointement, chacun influant sur les conditions de développement des
autres. Cela peut se produire lors de la formation de nouveaux cristaux sur
les surfaces de cristaux déjà présents, une sorte d’ensemencement. Le
processus peut être plus indirect, par exemple lorsqu’une argile modifie les
conditions générales comme l’écoulement ou l’acidité locale, ce qui
favorise alors la formation d’autres argiles qui n’auraient pu se former
autrement. Dans la mesure où ces caractéristiques reproductibles (formes,
tailles et motifs structurels) des gènes cristallins argileux peuvent affecter
la formation d’autres argiles qui ne sont pas des gènes et dans la mesure
où ces argiles qui ne sont pas des gènes peuvent servir aux argiles qui en
sont, alors il ne serait pas abusif de décrire ces argiles qui ne sont pas des
gènes comme les phénotypes des gènes cristallins argileux.
Représentez-vous ces organismes désormais plutôt évolués comme
formés de nombreux gènes cristallins insérés dans une matrice aqueuse
constituée d’autres substances argileuses ou de type argileux. Il n’est pas
difficile d’imaginer des utilisations pour cette substance-matrice. Elle
pourrait fournir une protection mécanique (rappelez-vous que les gènes
cristallins doivent se briser d’une seule manière) ; ou elle pourrait aider les
gènes à rester en place. Ou bien la matrice pourrait protéger les gènes
contre les variations de concentration de la solution nutritive : si les
substances auxiliaires croissent et se dissolvent plus rapidement que les
substances du gène, les substances auxiliaires pourront avoir un effet
stabilisateur sur les eaux environnantes. Ou encore la substance-matrice
peut tendre à s’attacher aux ions métalliques qui interfèrent avec la
croissance des gènes cristallins.
Il est presque trop facile d’imaginer des utilisations possibles pour les
structures phénotypiques car les spécifications d’un phénotype sont très
floues. Un phénotype doit rendre la vie plus facile ou moins dangereuse
aux gènes qui lui ont donné vie. Il n’y a pas de règles stipulant comment il
doit s’y prendre.
Nous nous éloignons désormais de la sécurité relative qu’offrent les
gènes primitifs non évolués, dont les possibilités sont limitées par les
caractéristiques plus ou moins bien connues des matériaux – cristaux et
molécules. Nous quittons le domaine des gènes à action directe pour un
autre terrain, celui des complexités en apparence illimitées du contrôle
génétique indirect.

« Ah, mon cher Watson, là nous entrons dans le domaine des


conjectures où l’esprit le plus logique peut être pris en défaut ! »
CHAPITRE 14

La relève

« Et cependant aucune combinaison d’événements n’échappe à


l’explication humaine. Une sorte d’exercice mental, sans aucune
garantie de vérité, m’indique une ligne possible qui correspond aux
faits. C’est, je le confesse, un travail de pure imagination ; mais
combien de fois l’imagination ne s’est-elle pas révélée mère de la
vérité ? »

S’il faut retenir quelque chose de l’histoire que je vous ai contée dans
ce livre, c’est que le problème de l’origine de notre système biochimique,
avec ses divers composants moléculaires, doit être distingué du véritable
problème de l’origine de la vie. L’évolution n’a pas commencé avec les
molécules organiques qui sont aujourd’hui les composants universels de la
vie : je doute même que les premiers organismes, y compris les premiers
organismes évolués, aient contenu la moindre molécule organique.
Cela explique l’entrée en scène tardive des molécules organiques dans
ce livre. Mais comment s’est opérée la jonction entre les organismes
minéraux soumis à l’évolution et la forme de vie radicalement différente
qui prédomine aujourd’hui sur Terre ? Nous avons déjà indiqué le
caractère général de cette jonction au chapitre 8. Il y a eu relève ; les
premiers organismes, au cours de leur évolution, ont créé en leur sein les
conditions permettant l’apparition de systèmes génétiques « avancés »,
puis l’accroissement de leur domaine de compétences, avant qu’ils
finissent par prendre leur relève. Les organismes primaires ont été
remplacés par des organismes secondaires, c’est-à-dire des organismes
d’un type qui n’aurait jamais pu être engendré spontanément.
Essayons maintenant d’esquisser ce maillon indispensable de manière
plus détaillée, comme un simple exercice mental, sans prétendre à la
véracité des détails. Procédons en posant quatre questions :
Comment les molécules organiques ont-elles surgi et pourquoi ?
Comment les molécules organiques ont-elles gagné et pourquoi ?
Pour ce qui concerne le premier « Comment ? », on se souvient de
l’indice des poupées russes, qui suggérait l’hypothèse que notre structure
d’alimentation biochimique était bâtie sur le dioxyde de carbone ; et cela
laisse penser que c’est par photosynthèse que les organismes minéraux ont
acquis leurs premières molécules organiques.
Voilà au moins un facteur qui n’aurait pas changé au cours de
l’évolution. Car la photosynthèse est encore – et de loin – le moyen le plus
répandu par lequel les atomes de carbone se retrouvent dans les
organismes. Les plantes ont cette faculté unique qui leur permet d’utiliser
l’énergie solaire pour fabriquer des molécules plus grosses, et même la
plus grande partie de la matière qui les constitue, à partir de deux des
matériaux les plus facilement accessibles : l’eau et le dioxyde de carbone
contenu dans l’air.
Certes, le processus primitif ne devait pas vraiment ressembler à la
sophistication des plantes modernes. Les feuilles vertes contiennent de
minuscules machines, munies d’une fine membrane, qui renferment des
molécules de chlorophylle disposées comme des cristaux. Ces ensembles
captent la lumière solaire, un peu comme une antenne capte les ondes
radio, et créent des perturbations qui séparent les charges électriques et
les renvoient vers les côtés opposés de la membrane. Les charges positives
se dirigent dans un sens et agissent sur l’eau (fabriquant de l’oxygène
gazeux comme sous-produit) tandis que les charges négatives, les
électrons, vont vers le côté opposé où elles contribuent à fabriquer des
molécules de sucre à partir de dioxyde de carbone.
Ce processus est fort complexe, mais il existe des minéraux qui, dans
une certaine mesure, en imitent les effets. Sous l’action de la lumière
ultraviolette, certains sels de fer simples dissous dans l’eau deviennent
capables de « fixer » du dioxyde de carbone dans de petites molécules
organiques telles que l’acide formique. Certains minéraux cristallins se
comportent de la même façon.
Un autre processus essentiel est l’incorporation des atomes d’azote
dans des substances biochimiques à partir de l’azote contenu dans l’air. Ce
processus n’est pas trivial, car les molécules d’azote, à l’instar de celles de
dioxyde de carbone, sont en général stables. Il faut beaucoup d’énergie
pour que se fasse cette fixation de l’azote et seules quelques bactéries
sont capables de l’effectuer. C’est encore un exemple de processus
complexe qui a pour siège les organismes et pour lequel on trouve des
minéraux capables d’un comportement similaire, quoique à une échelle
plus limitée. Un constituant mineur du sable – le dioxyde de titane, auquel
s’est agrégé un peu de fer – est capable de fixer l’azote. Lorsque le Soleil
chauffe des cristaux hydratés de ce minéral, de petites quantités d’azote
sont transformées en ammoniac, composé azoté qui s’intègre plus
facilement à des molécules plus grosses, comme celles qui constituent les
acides aminés.
On peut concevoir que la synthèse de petites molécules a pu se
produire même dans une atmosphère assez inerte, constituée
principalement de dioxyde de carbone, d’azote et de vapeur d’eau –
atmosphère que l’on a tendance à considérer aujourd’hui comme le
modèle de l’atmosphère de la Terre primitive. Certes pas à l’échelle d’un
océan, mais ces productions ont pu avoir lieu localement, par exemple là
où les minéraux hydratés étaient exposés à l’atmosphère et aux rayons du
soleil matinal, riches en lumière ultraviolette. Les quantités de matière
produite ont dû être limitées, car le rendement de ce type de synthèse est
faible, pour autant qu’on le sache, avec les minéraux ordinaires et – voir
chapitre 6 – la lumière ultraviolette détruit aussi les molécules organiques.
La synthèse et la destruction (ainsi que l’enchevêtrement) ont dû se
produire de concert.
On ne peut plus échapper alors aux problèmes plus généraux que pose
la synthèse purement géochimique de molécules organiques bien plus
grandes, comme les nucléotides. Mais il ne s’agit plus d’un obstacle
insurmontable, compte tenu de l’existence des organismes minéraux. La
question n’est plus de savoir comment le hasard a pu produire une longue
suite d’événements. Elle est maintenant de savoir ce qui est faisable
compte tenu des assemblages de cristaux dont les formes, les associations
et les défauts de structure pourraient être inventés par la sélection
naturelle. Quand celle-ci est à l’œuvre – quand le processus conserve une
mémoire des réussites passées – ces jeux de hasard se transforment
radicalement (voir fin du chapitre 6). L’expertise peut se construire
progressivement. L’impossible peut devenir fort probable.
Peut-on imaginer des organismes minéraux évolués créant les
conditions pour la synthèse de molécules difficiles ? Nous reviendrons plus
loin sur la question de savoir pourquoi ils feraient cela. Pour l’instant,
restons dans le domaine du « comment ». L’argile est-elle un matériau
approprié pour cette tâche ? Correspond-elle à ce que nous cherchons ?
La réponse est : oui. Prenez la photosynthèse. Elle dépend surtout d’un
dispositif qui capte la lumière et d’un autre qui maintient séparés de très
petits objets à une très petite échelle. (Il faut empêcher que l’électron et la
charge positive engendrés par la lumière, et les premières molécules
fabriquées par ces agents actifs se rapprochent à nouveau, auquel cas ils
s’annuleraient.) Les atomes de fer sont des constituants ordinaires des
minéraux argileux et des capteurs de lumière idéaux ; la couche d’argile
incroyablement fine et résistante semble constituer un microséparateur
idéal. Le reste est en grande partie une question d’organisation. Les
atomes capteurs de lumière doivent être correctement placés, les
membranes de l’argile convenablement disposées, la forme et la taille des
particules doivent être adéquates, et ainsi de suite.
Les problèmes de séquençage inhérents aux longues synthèses
organiques, peuvent être également résolus en principe par une
organisation spatiale appropriée. Si cela ne paraît pas évident, c’est parce
que l’organisation spatiale n’est pas la principale technique que nous, les
humains, nous utilisons pour ordonner séquentiellement les procédures de
fabrication. Nous utilisons plutôt la capacité de reconnaître les choses. Si
nous faisons cuire un gâteau, nous n’alignons pas tous les ingrédients dans
l’ordre physique de leur utilisation. Il n’est pas non plus nécessaire que les
cuillers, le mixer, le four, etc., soient préalablement alignés. Qui voudrait
d’une cuisine incapable de produire autre chose que des gâteaux ! Une
usine destinée à fabriquer automatiquement un produit unique, en
revanche, est construite pour optimiser la procédure de fabrication : la
capacité de reconnaître y intervient très peu, sinon pas du tout.
A bien des égards, la bactérie moderne ressemble plus à une cuisine
qu’à une usine automatisée fabriquant un produit unique, car elle utilise
très largement la capacité des enzymes à reconnaître d’autres molécules.
Cette capacité n’est pas aussi sophistiquée que la nôtre, mais elle est tout
de même très évoluée. Les premiers organismes n’auraient pu ressembler
à cela. Ils devaient ressembler bien plus à des usines qu’à des cuisines.
Ceux qui ont été capables de fabriquer des molécules comme les
nucléotides ont dû avoir une machinerie bien plus complexe que celle des
bactéries modernes, dont la disposition dans l’espace définissait leurs
procédures de fabrication.
Être complexe, ce n’est pas être sophistiqué. Je vous demande
d’imaginer quelque chose qui ressemble à une verrerie compliquée de
laboratoire, un assemblage de fioles, de tubes, de pompes, etc., reliés de
manière à définir une séquence particulière d’opérations. (Heath Robinson
a eu ce genre d’idée, ainsi que Rube Goldberg en Amérique du Nord.)
Dès que l’on se met à penser en ces termes, au type de « verrerie »
dont auraient besoin les organismes qui s’embarqueraient dans le
domaine délicat de la synthèse organique, les minéraux argileux sont des
candidats idéaux. Ils peuvent agir comme des catalyseurs, mais ne sont pas
trop réactifs ; même sans le moindre contrôle génétique, bien des argiles
peuvent former des tubes ou des récipients. Et nombre d’entre elles
peuvent se fixer sur des molécules organiques – aux extrémités des
couches, ou, très souvent, s’empiler entre elles.
Comment un tel appareillage a-t-il pu s’assembler sous contrôle
génétique ? On peut imaginer des systèmes de construction analogues au
pliage des protéines. Les couches souples d’argile sur lesquelles sont
inscrites des distributions de charges spécifiques pourraient se froisser ou
s’assembler selon des configurations particulières, et définiraient ainsi des
éléments particulièrement compliqués de l’appareillage. Ou peut-être les
surfaces striées pourraient se regrouper en créant entre elles un réseau de
fissures compliqué mais ingénieux ? Peut-être serons-nous capables, après
avoir fabriqué différentes sortes de gènes cristallins en laboratoire, de
répondre plus précisément aux questions commençant par « Comment ?
».
Passons maintenant au « Pourquoi ? ». En quoi les molécules
organiques peuvent-elles être utiles aux organismes minéraux soumis à
l’évolution ?
On peut imaginer des utilisations à tous les niveaux, depuis des
mélanges simples peu contrôlés qui pourraient agir comme de la colle, ou
servir de boucliers anti-ultraviolets ou tout simplement de barrières,
jusqu’à des polymères compliqués à fermeture automatique pour des
utilisations plus sophistiquées. Et il y a bien des manières dont les
molécules organiques pourraient participer aux processus de fabrication
des argiles.
Prenez l’une des molécules organiques les plus simples et les plus
faciles à fabriquer : l’acide formique. Elle peut servir à stabiliser l’acidité
des solutions et participer au contrôle de la cristallisation de l’argile. La
molécule légèrement plus complexe d’acide oxalique est elle aussi assez
facile à synthétiser, et on sait qu’elle facilite la synthèse de l’argile, tout
comme plusieurs des sous-unités moléculaires essentielles que nous avons
décrites au chapitre 7. Les molécules de ce type contribuent à la synthèse
de l’argile en maintenant les ions aluminium en solution.
Les acides aminés et les petites chaînes d’acides aminés comptent
parmi les autres types de molécules qui se fixent particulièrement bien sur
les ions métalliques en solution. C’est peut-être la raison pour laquelle les
acides aminés sont apparus dans un système biochimique où les quantités
et les concentrations d’ions métalliques en solution jouent un rôle crucial.
Lorsqu’on passe au niveau suivant de l’instance d’approvisionnement,
les nucléotides sont des types de molécules qui s’accrochent facilement
entre les couches d’argile, tandis que la triple chaîne d’unités de
phosphate présente dans les nucléotides « amorcés » (voir appendice 1)
s’accroche particulièrement bien aux bords des argiles. Peut-être des
molécules comme les nucléotides ont-elles été conçues en premier lieu
pour interagir avec les argiles ; leur utilisation première aurait pu être
d’attacher entre eux les cristaux d’argile d’une certaine manière.
Lorsqu’on passe aux molécules plus grosses, on peut imaginer encore
d’autres utilisations. Les polysaccharides sont constitués de plusieurs
sucres reliés entre eux ; ils ont des utilisations variées dans les organismes
modernes. Correctement fabriqués, ils contrôlent parfaitement la
consistance des solutions, produisant des glus à la viscosité voulue, ainsi
que des gelées qui s’amollissent ou se durcissent dans les conditions
appropriées. C’est le type même d’expertise que les organismes d’argile
sujets à l’évolution pourraient trouver fort utile, en particulier lorsque la
réussite dépend de leur capacité à rester au soleil sans sécher ou à ne pas
être emportés par l’eau…
Peut-être les précurseurs de l’ADN et de l’ARNont-ils été des
polysaccharides sophistiqués. Il est certain en tout cas qu’ils n’ont pas
commencé par jouer un rôle génétique. La découverte de leur capacité à
reproduire de l’information a dû être plus tardive, et due au hasard.
Mais la découverte fortuite de molécules organiques capables de se
reproduire serait rendue bien plus vraisemblable par l’existence préalable
d’organismes parfaitement opérationnels qui utiliseraient de telles
molécules organiques et posséderaient une expertise progressivement
acquise pour la réalisation des synthèses organiques.
Mon intuition est que les raisons pour lesquelles les chaînes du type de
l’ARN sont apparues les premières, sont des raisons purement structurelles,
qui tiennent à la capacité des différents segments de chaîne de s’attacher
les uns aux autres. Cela permettait de fabriquer des objets compliqués,
comme avec un jeu de construction. Mais, une fois cette technique établie,
la possibilité de duplication aurait soudainement été là.
Nous avons discuté ce genre de situation au chapitre 8. Cela se produit
sans cesse au cours de l’évolution : quelque chose qui a évolué dans un but
donné s’avère souvent – en général – avoir d’autres usages (rappelez-vous
l’histoire de la langue du chat). Cela n’a rien à voir avec de la prescience ; il
s’agit seulement d’une forme d’opportunisme.
Dès lors qu’il existait une autre série de structures capables de contenir
et de transmettre de l’information, l’évolution a pu avoir lieu par
l’entremise de changements (reproductibles) de cette nouvelle substance
aussi bien que de l’ancienne. Cela a pu se produire dans la mesure où la
séquence d’information dans les molécules de type ARN agissait sur une
propriété utile aux organismes argileux dans leur ensemble. Par exemple,
la séquence reproductible a pu déterminer la façon dont les molécules se
repliaient sur elles-mêmes pour former des pièces utiles de la machinerie,
ou s’accrochaient les unes aux autres pour produire un matériau de
construction bien ajusté.
Certains acides aminés au moins devaient déjà se trouver à l’intérieur
des organismes en évolution et il faut supposer que des molécules bien
organisées semblables à l’ARN ont aidé, d’une façon ou d’une autre, les
acides aminés à former des chaînes. Le processus a dû être long et graduel
(et n’a pu se produire qu’à l’intérieur d’organismes complètement
opérationnels, soumis à l’évolution). C’est seulement lorsque notre
machine centrale de contrôle a été achevée, avec le code génétique et
tout le reste, que des organismes basés sur ce nouveau et merveilleux
système ont pu devenir une perspective possible.
Il restait encore beaucoup à faire : les enzymes ont dû évoluer en
même temps que les nouveaux types de membranes, etc., pour remplacer
la machinerie un peu lourde de l’argile. Celle-ci finit par tomber peu à peu
en désuétude et le système prit l’aspect global que nous connaissons
aujourd’hui. Rien ne pouvait concurrencer cette super-vie faite
essentiellement d’air et de soleil. Une certaine espèce de cette vie devint
l’ancêtre commun de toute la vie sur Terre aujourd’hui.
Pourquoi les molécules organiques ont-elles remporté une victoire
aussi éclatante ? Nous avons abordé cette question au chapitre 9. Les
molécules organiques conviennent mieux à des systèmes « haute
technologie », surtout parce que les liaisons entre atomes sont plus
solides. Ces atomes ne s’autoassemblent pas bien du tout : il est bien plus
difficile de construire des structures multi-atomiques ordonnées de façon
cohérente que des structures de ce type à base de silicium et d’oxygène :
mais, une fois construites, ces structures à base de carbone peuvent
maintenir indéfiniment leur complexité individuelle. En revanche, une
structure cristalline formée à partir de solutions aqueuses risque à tout
moment d’être à nouveau dissoute par l’eau ; et les tout petits cristaux ou
les petits fragments d’objets cristallins peuvent facilement se disloquer ou
se réorganiser. C’est le revers de la médaille : si l’auto-assemblage est une
chose facile, l’« autodésassemblage » l’est également. Cela convient sans
doute pour la « basse technologie », mais c’est limité. Il faut plus que de la
ficelle et des bouts de bois pour faire sérieusement de l’ingénierie.
On voit finalement que la suprématie des biosubstances organiques est
liée à une question d’échelle. La machinerie organique peut être très
petite. Il devient possible de fabriquer des choses astucieuses comme ces
connecteurs capables de reconnaître, de contenir et de manipuler d’autres
molécules ; et dans toute compétition pour le contrôle moléculaire, c’est le
système avec les plus petits doigts qui l’emportera.

« Une affaire simple ? Oh ! non. A moi, elle me semble terriblement


complexe. »
CHAPITRE 15

En bref : les sept indices pour


l’origine de la vie

« …les points particuliers autour desquels tourne tout le mystère. »

Premier indice : tiré de la biologie


L’information génétique est la seule chose qui peut évoluer par
sélection naturelle parce que c’est la seule chose qui puisse se transmettre
à long terme, de génération en génération. Bien que portée par une
substance génétique, l’information génétique n’est pas elle-même une
substance. C’est une forme. Elle est plus durable que la substance, parce
qu’elle est reproductible. L’évolution ne peut démarrer que lorsqu’une
telle forme existe, c’est-à-dire lorsque les conditions sont réunies pour que
la duplication de l’information génétique puisse avoir lieu.
Ce premier indice est de loin le plus important. C’est lui qui a attiré
notre attention sur le véritable problème : il a permis de formuler la
question. Et il a suggéré une réponse, même si elle était formulée en
termes vagues, à la question de savoir à quoi ressemblaient les organismes
primitifs. Il a dû s’agir de « gènes nus » ou de quelque chose de cet ordre.
Cet indice est apparu assez tôt, au chapitre 2.
Deuxième indice : tiré de la biochimie
L’ADN est une molécule périphérique, située loin du centre des grandes
voies biochimiques actuelles. On peut en dire autant de l’ARN. Tant sur le
plan biochimique que sur le plan chimique, elles sont de toute évidence
difficiles à fabriquer : la simple fabrication des nucléotides qui les
composent à partir des molécules centrales plus simples de la biochimie
nécessite de nombreuses étapes. Tout cela suggère que ces vainqueurs
aujourd’hui incontestés sont apparus à un moment assez tardif.
Le deuxième indice semble contredire le premier, qui présupposait
manifestement l’existence au départ d’une substance génétique
opérationnelle. (La résolution de ce conflit est ce qui nous a permis
d’avancer.) Le second indice a été long à venir ; il a d’abord fallu examiner
de près de nombreux faits et il a fallu éviter deux pièges. Esquissé au
chapitre 6, cet indice est apparu vers la fin du chapitre 7.

Troisième indice : tiré de la technologie du


bâtiment
La fabrication d’une voûte de pierres nécessite un échafaudage ; il faut
quelque chose pour soutenir les pierres avant qu’elles soient toutes en
place et se soutiennent les unes les autres. Il arrive souvent qu’une
procédure de construction mette en jeu des éléments qui ne sont plus
visibles dans le résultat final. C’est ainsi qu’au cours de l’évolution des
choses peuvent avoir été enlevées. Cela peut conduire à l’interdépendance
des constituants, caractéristique si étonnante de la machinerie centrale de
contrôle biochimique.
Le troisième indice nous a montré qu’il manquait sans doute un agent,
un « échafaudage » primitif, une structure primitive d’organisme au début
de l’évolution. Et il semble très possible que ces premiers organismes aient
été constitués d’une substance génétique qui n’est plus présente du tout
dans notre biochimie. Les indices s’épaississent et leur rythme d’apparition
s’accélère : celui-ci est apparu au début du chapitre 8.

Quatrième indice : tiré de la nature d’une


corde
Rien n’oblige les fibres d’une corde à courir d’une extrémité à l’autre de
la corde, car il suffit qu’elles soient entrelacées pour tenir ensemble
latéralement. Les longues lignées qui à elles seules nous relient à nos
ancêtres distants ressemblent à des cordes à plusieurs fibres dans
lesquelles ce qui est transmis d’une génération à une autre est un
ensemble de gènes (« entrelacés », parce qu’ils correspondent à des
organismes viables et ont donc intérêt à rester liés). Mais on peut ajouter
de nouvelles « fibres de gènes » et en enlever d’autres sans briser la
continuité globale.
Ce quatrième indice concerne les voies et les moyens. Il nous montre
comment des organismes fondés sur une substance génétique peuvent
évoluer graduellement vers d’autres organismes basés sur une substance
génétique complètement différente. Cela était l’indice central, à plus d’un
titre. Il est apparu au milieu du chapitre 8.

Cinquième indice : tiré de l’histoire de


la technologie
Une machine primitive diffère en général dans sa conception (et donc
dans ses matériaux de construction) de ses versions ultérieures, plus
sophistiquées. La machine primitive a dû être facile à fabriquer à partir de
substances immédiatement disponibles ; elle a dû fonctionner sans trop
d’histoires. La seule chose qu’on demande à une machine
technologiquement avancée est de bien fonctionner ; on n’exige pas d’elle
qu’elle soit facile à fabriquer ; elle doit être construite à partir d’éléments
spécialisés œuvrant en collaboration, et c’est bien ainsi qu’elle se présente
généralement.
Ce cinquième indice nous a conduits à soupçonner que les premiers
organismes non évolués (nécessairement de « basse technologie ») étaient
très différents des organismes actuels (qui sont manifestement de la «
haute technologie »). Il est très probable que leurs matériaux de
construction aient été également très différents. Cet indice est apparu à la
fin du chapitre 8.

Sixième indice : tiré de la chimie


Les cristaux s’auto-assemblentet le font d’une manière qui pourrait fort
bien convenir aux substances génétiques « basse technologie ». Même la
procédure la plus primitive de copie d’un gène doit être précise et
concernera un nombre respectable d’atomes. Les grosses molécules
organiques ne possèdent manifestement pas les procédures
d’autocontrôle appropriées. En outre, il existe de nombreux cas où la
duplication d’informations complexes se fait par des processus analogues à
la croissance des cristaux.
Le sixième indice nous a indiqué dans quelle direction il nous fallait
chercher les substances biochimiques primitives. L’importance de cet
indice est apparue progressivement au cours du chapitre 9, et elle a été
développée tout au long des chapitres suivants. Il est devenu notre
principal centre d’intérêt à partir du début du chapitre 10.
Septième indice : tiré de la géologie
La Terre passe son temps à produire de l’argile, comme en témoignent
les grandes quantités d’argile que charrient les rivières. Les minéraux
d’argile sont de minuscules cristaux qui croissent à partir de solutions
aqueuses produites par l’érosion des roches dures. Ces types de cristaux
inorganiques semblent, bien plus que les grosses molécules organiques,
non seulement pouvoir être les gènes primitifs, mais aussi d’autres
instances de contrôle primitif comme les catalyseurs « basse technologie »
et les membranes.
L’importance du septième indice dépend de tous les autres. Que cette
substance des plus terrestres, l’argile, ait pu être l’ingrédient du début de
la vie n’est certainement pas une idée neuve – on la trouve dans la Bible.
Ce qui est véritablement nouveau, c’est notre compréhension de l’intérêt,
de la variété et de la complexité de ce type d’ingrédient lorsqu’on
l’observe à travers un verre à très fort grossissement. Le septième indice
est apparu au chapitre 11.

Tels sont mes meilleurs indices pour l’origine de la vie. On peut


seulement dire du premier qu’il représente une intuition importante en soi
(et en aucun cas nouvelle), et que seul le second est technique. Les autres
sont des lieux communs. Mais, comme le dit Sherlock Holmes :
« L’effet réciproque des idées et l’usage indirect des connaissances
sont souvent d’un intérêt extraordinaire. »
Appendice 1

Les unités de l’ADN et de l’ARN


Voici comment les atomes sont reliés entre eux dans l’un des quatre
nucléotides de l’ADN :

On peut considérer cette molécule comme constituée de deux parties :


il y a une partie « lettre » (en caractères gras à droite) et une partie «
connectrice » (à gauche). Les nucléotides d’ADN ont tous le même élément
de connexion, mais les lettres peuvent être de l’adénine (A), comme sur la
figure ci-dessus ou de la guanine (G), ou de la thymine (T) ou de la cytosine
(C) :
Pour former une chaîne d’ADNles atomes de phosphore (en haut à
gauche) dans les éléments de connexion doivent se lier à des atomes
d’oxygène (en bas à gauche) appartenant à d’autres nucléotides. En effet,
les molécules d’eau doivent être expulsées – en deux fragments, OH
partant vers le haut et H vers le bas, comme le montre la figure. (Cela
permet d’ouvrir les « boutons-pression ».)
En pratique, les unités de nucléotides ne sont pas capables de se lier de
la sorte si elles n’ont pas été préalablement « amorcées ». Cela se fait en
remplaçant la partie OH (trop stable) par quelque chose qui peut se casser
beaucoup plus facilement : une courte chaîne d’atomes de phosphore et
d’oxygène supplémentaires. Voici donc les structures des quatre
nucléotides amorcés d’ADN :
Les quatre nucléotides de l’ARN diffèrent de ceux de l’ADN par une légère
différence dans la partie connectrice (qui contient un atome d’oxygène
supplémentaire) et par une autre version de la lettre thymine (privée du
groupe CH3) que l’on appelle l’uracile (U).

Les unités des protéines


Voici trois des vingt types d’acides aminés qui entrent dans la
constitution des protéines :
Comme les nucléotides, les acides aminés peuvent être considérés
comme comportant un élément connecteur (plutôt petit, cette fois) et une
lettre (fort variée). Leur mode de liaison est similaire, en ceci que le
processus formel nécessite la brisure en OH et en H (comme cela a été
expliqué plus haut). Là encore, en pratique, ces maillons doivent avoir été
d’abord amorcés, même si la procédure d’amorçage est plus compliquée
que dans le cas précédent.
Appendice 2

La couche de kaolinite
La figure ci-contre représente une infime partie (environ un
millionième) d’une seule couche (parmi des milliers) qui constituent un
cristal de kaolinite (qui serait quand même une centaine de fois trop petit
pour être visible à l’œil nu).
Pour que l’on puisse distinguer quelque chose dans cette structure, on
a représenté les atomes en bien plus petit que les distances qui les
séparent. Les lignes correspondent aux liaisons covalentes. La couche est
dessinée horizontalement sur la page et consiste en cinq plans d’atomes
(non compris ceux d’hydrogène) sur cinq niveaux différents. Le plan
supérieur est celui des groupes hydroxyle symbolisés par un cercle en
forme de cible. Le plan immédiatement inférieur est celui des atomes
d’aluminium (les très petits cercles blancs), au-dessous duquel se trouve
un plan contenant des atomes d’oxygène simples (cercles blancs plus
grands) mélangés à quelques groupes hydroxyle supplémentaires. Au
niveau immédiatement inférieur se trouvent les atomes de silicium (les
tout petits cercles noirs) et enfin au niveau le plus bas les atomes
d’oxygène seuls (les cercles blancs les plus pâles sur le schéma).
Un examen attentif révèle que, si un atome de silicium est toujours
entouré de quatre atomes d’oxygène, un atome d’aluminium est entouré,
lui, de six atomes d’oxygène. On dit que les atomes de silicium occupent
des sites à quatre liaisons et ceux d’aluminium des sites à six liaisons. Si on
regarde d’encore plus près, on s’aperçoit que seuls deux tiers des sites
potentiels de l’aluminium sont occupés (l’un des sites vacants à six liaisons
est visualisé par des pointillés) et que les sites vacants sont tous disposés
dans le même angle par rapport au motif de fond hexagonal créé par les
atomes de silicium et d’oxygène qui se trouvent en dessous. Si cet examen
ne vous fait pas encore loucher, vous pourrez voir qu’ils se trouvent dans la
direction d’« une heure ». Ils auraient tout aussi bien pu se trouver à « cinq
heures » ou à « neuf heures ». Ce qui importe est qu’il y a une direction
dans cette disposition complexe d’atomes, une asymétrie subtile dans la
couche de kaolinite, ce que j’ai appelé une « flèche ». Cette flèche qui peut
pointer dans trois directions différentes.
On peut résumer les caractéristiques structurelles de la couche de
kaolinite de la façon suivante :
PLAN
1 Groupes hydroxyle
2 (sites à six liaisons) Atomes d’aluminium et sites vacants (2:1)
3 Atomes d’oxygène et groupes hydroxyle
(2:1)
4 (sites à quatre liaisons) Atomes de silicium
5 Atomes d’oxygène
Il s’agit en réalité d’une vue latérale. Ces couches d’un cristal de
kaolinite ont une forte cohésion, due à un type particulièrement intense de
force secondaire qui peut agir entre les surfaces supérieures, portant les
groupes hydroxyle et les surfaces inférieures contenant des atomes
d’oxygène.

La couche de mica muscovite (idéale)


Dans ce cas, la vue latérale est la suivante :

PLAN
1 Atomes d’oxygène
2 (sites à quatre liaisons) Atomes de silicium et d’aluminium (3:1)
3 Atomes d’oxygène et groupes hydroxyle
(2:1)
4 (sites à six liaisons) Atomes d’aluminium et sites vacants (2:1)
5 Atomes d’oxygène et groupes hydroxyle
(2:1)
6 (sites à quatre liaisons) Atomes de silicium et d’aluminium (3:1)
7 Atomes d’oxygène
Comme nous l’avons vu dans le texte, les atomes d’aluminium qui ont
pris la place de ceux de silicium dans les sites à quatre liaisons sont
responsables de la charge négative élevée de ces couches. Un cristal de
mica consiste en une pile de ces couches maintenues fermement ensemble
par des plans d’ions potassium (chargés positivement) qui se trouvent
entre eux.

Les unités des cristaux d’argile


Les cristaux d’argile sont formés de solutions très diluées d’unités dont
l’acide silicique fait toujours partie :

En laissant de côté les atomes d’hydrogène, on peut le représenter


ainsi :

Ces unités peuvent se lier, en expulsant les molécules d’eau :


De telles liaisons se forment – et se brisent – facilement ; autrement
dit, ces processus sont réversibles. Les liaisons qui se forment et se brisent
ne sont jamais des liaisons covalentes fortes. Le secret qui gît derrière ces
affirmations apparemment contradictoires est l’échange. Si une liaison
forte peut s’échanger contre une autre par des allers et retours appropriés
de molécules d’eau, ces liaisons seront tout à fait instables. Mais une fois
loin de l’eau, profondément enfouies à l’intérieur du cristal, les liaisons de
ce type ne peuvent plus être facilement établies ou brisées.

Les autres unités requises pour fabriquer des cristaux d’argile sont des
ions métalliques hydratés. Ce sont des atomes métalliques chargés
positivement entourés de molécules d’eau (en général au nombre de six).
En ignorant les charges, on peut les représenter comme suit :
Ils peuvent également se lier de façon réversible pour former des
structures plus grandes et plus solides :

Ou encore, les unités d’acide silicique peuvent se lier avec des ions
métalliques hydratés :

Toutes ces allées et venues permettent de trouver des arrangements


particulièrement stables – et ceux-ci tendent ensuite à durer. (Cela est
typique de tout processus de cristallisation.) Les couches de kaolinite et de
minéraux du type du mica représentent de tels arrangements
particulièrement stables. Il faut des milliards de liaisons (et de ruptures)
pour que se forme ne serait-ce que le plus petit cristal d’argile.
SOURCES DES CITATIONS

Les citations au début et à la fin de chaque chapitre sont tirées de la


série des aventures de Sherlock Holmes par Sir Arthur Conan Doyle.
Av : Les Aventures de Sherlock Holmes.
Ar : Les Archives de Sherlock Holmes.
S : Son dernier coup d’archet.
M : Les Mémoires de Sherlock Holmes. R
: Le Retour de Sherlock Holmes.

Provenance des citations

Le Cycliste solitaire (R).


Le Traité naval (M).
Le Chien des Baskerville (ch. 3).
Le Rituel des Musgrave (M).
Étude en rouge (ch. 4).
La Disparition de Lady Frances Carfax (S).
Les Plans du Bruce-Partington (S).
La Deuxième Tache (R).
Le Signe des Quatre (ch. 6).
Le Mystère du Val Boscombe (Av).
La Vallée de la Peur (1re partie, ch. 6).
L’École du Prieuré (R).
La Deuxième Tache (R).
L’Aventure de Shoscome Old Place (Ar).
La Disparition de Lady Frances Carfax (S).
La Vallée de la Peur (1re partie, ch. 6).
L’École du Prieuré (R).
Les Propriétaires de Reigate (M).
Le Traité naval (M).
Le Diadème de Beryls (Av).
Peter le Noir (R).
La Disparition de Lady Frances Carfax (S).
L’Aventure de Shoscome Old Place (Ar).
Étude en Rouge (ch. 4).
Le Chien des Baskerville (ch. 15).
« Flamme d’Argent » (M).
La Maison vide (R).
La Vallée de la Peur (1re partie, ch. 4).
Le Diadème de Beryls (Av).
« Flamme d’Argent » (M).
La Vallée de la Peur (1re partie, ch. 7).
Glossaire

Ce glossaire a pour but d’aider le lecteur à retrouver la signification des


termes donnée plus ou moins explicitement dans le texte. Le glossaire est
constitué de deux parties. La première traite de la nature du problème de
l’origine de la vie. Elle récapitule les mots clés introduits au cours des
quatre premiers chapitres. Cette partie peut être lue assez tôt. La seconde
partie livre dans une certaine mesure les clés de l’énigme, de sorte que si
vous avez envie de deviner vous-même où mènent les arguments exposés,
vous feriez mieux de garder cette seconde partie pour plus tard. Quoi qu’il
en soit, cette seconde partie récapitule les termes qui apparaissent après
le chapitre 8 et qui ont trait à la nature de la solution du problème de
l’origine de la vie, tel qu’il est exposé ici.

Première partie
Un organisme est ce qui participe au processus de l’évolution par
sélection naturelle. Pour cela il doit avoir une double organisation, à savoir
: un lieu de stockage de l’information génétique ou, pour reprendre le
terme que nous avons utilisé, une Bibliothèque. Cet aspect d’un
organisme, sa constitution génétique, peut comprendre des éléments
d’information plus ou moins individualisés, que l’on appelle des gènes –
terme que nous avons utilisé à plusieurs reprises, de manière tout à fait
informelle. L’autre aspect d’un organisme est son phénotype, c’est-à-dire
ses parties extérieures et visibles, l’effet ou l’expression de son
information génétique.

La vie est un terme informel qui désigne le fait que les organismes
évolués ont l’air d’avoir été conçus dans un but. Si les organismes sont des
conditions nécessaires de l’évolution, la « vie » est plutôt un produit de ce
processus.

Les atomes peuvent être considérés comme les briques constitutives


des substances sur Terre. Une molécule est un groupe d’atomes liés par ce
que l’on appelle des liaisons covalentes. Un ion est un atome ou une
molécule possédant une charge électrique. Les molécules organiques sont
celles qui contiennent des atomes de carbone. Les forces moins intenses
que les liaisons covalentes, dites forces secondaires, s’exercent entre les
molécules qui, comme tous les objets très petits, sont animées d’un
mouvement aléatoire continuel, ce que nous appelons l’agitation
thermique.

Les protéines sont de grandes molécules organiques et les constituants


essentiels des phénotypes des organismes modernes. Parmi elles, il en est
beaucoup, comme les enzymes, qui sont capables de manipuler d’autres
molécules organiques. Les protéines sont construites à partir d’une
vingtaine de molécules relativement petites, que l’on appelle les acides
aminés (voir ici et ici) sous le contrôle de l’information génétique dans la
substance génétique) qui est (aujourd’hui) de l’ADN (voir ici et ici). L’ARN
(voir ici et ici) est un autre acide nucléique, très semblable à l’ADN qui
contribue à la fabrication des protéines. L’ADN et l’ARN sont constitués
d’unités moléculaires plus grandes et plus complexes que les acides
aminés, et que l’on appelle les nucléotides (voir ici et ici) ; celles-ci doivent,
en outre, comme les acides aminés, être amorcés (voir ici et ici) avant de
pouvoir se lier.

Deuxième partie
Un gène nu est un organisme minimal hypothétique qui n’a pas de
phénotype propre.

Les atomes et les molécules procèdent souvent par auto-assemblage


(voir ici et ici) pour former des structures d’ordre supérieur sous l’effet
combiné de l’agitation thermique et des liaisons réversibles, qui
s’établissent entre eux. Ce sont des maillons qui peuvent facilement être
faits ou défaits selon les circonstances. Les cristaux (voir ici et chapitre 10)
sont la classe la plus courante d’objets auto-assemblés. Les gènes
cristallins (voir ici et chapitre 12), sont d’hypothétiques gènes primitifs qui
se reproduisent des processus de croissance cristallins. Les cristaux
ordinaires peuvent croître dans des solutions suffisamment riches en
éléments appropriés – qui sont dites sursaturées – même si souvent elles
doivent être d’abord ensemencées avec un morceau du cristal à former.

En général, un cristal est constitué d’un grand nombre d’unités (des


atomes ou des molécules, et souvent des ions) assemblés pour la plus
grande part selon un ordre régulier que l’on appelle sa structure
cristalline. Mais il y a toujours des irrégularités dans la structure des
cristaux réels – que l’on appelle des imperfections ou des défauts – et qui
donnent à un cristal donné une structure particulière, sa structure de
défauts. L’hémitropie est une forme fréquente de défaut, qui se produit
lorsque les différentes régions d’un cristal ne sont pas alignées. Les
substitutions sont une forme de défaut où des éléments inadéquats ont
été intégrés dans une structure cristalline d’une façon plus ou moins
aléatoire.

Les minéraux argileux (voir chapitre 11 et ici) sont constitués de


cristaux excessivement minuscules, en général des silicates en couches,
dont la kaolinite (voir ici et ici), la dickite et l’halloysite contiennent un
type de couche, et les illites et les smectites un autre type semblable aux
couches que l’on trouve chez la muscovite (voir ici et ici), un mica minéral.
Les polytypes sont des cristaux qui diffèrent par la façon dont des couches
identiques sont empilées les unes sur les autres. Ces modes d’empilement
peuvent être ordonnés, mais il existe aussi des polytypes désordonnés.
Différents types de couches peuvent également être empilés les uns sur les
autres pour former ce que l’on appelle un cristal à couches mixtes.

Nous avons supposé que les premiers organismes sont apparus sur
terre non pas à partir d’organismes pré-existants, mais par génération
spontanée. Étant capables d’apparaître de cette façon, ce sont des
organismes primaires non évolués et donc non vivants qui ont existé au
début. La vie aurait donc émergé progressivement et celle que nous
connaissons, fondée sur des organismes secondaires, aurait été encore
plus tardive. Ces organismes secondaires de « technologie avancée »
auraient évolué à partir des organismes primaires par remplacement
continuel des gènes constitués d’un matériau donné par des gènes d’une
composition tout à fait différente, c’est-à-dire par une relève génétique
(voir ici et chapitre 14).
Index

acétyle, 91. acide


aspartique, 100. acide
formique, 175. acide
glutamique, 187. acide
oxalique, 175. acide
silicique, 191.
acides aminés, 38, 65, 77, 80, 91, 116, 175.
structure moléculaire, 187.
unités de protéines, 47.
acides nucléiques, 50, 51, 95.
adénine, 78, 83, 185.
ADN, 43, 49, 50, 92, 93, 110, 185-186.

capacité d’information, 88. origines,


176-177.
structure moléculaire, 44, 185-186.
âge de la Terre, 17.
agitation thermique, 40, 115. alanine,
80, 187.
ammoniac, 15, 18, 64, 171.
amorçage, 138.
acides aminés, 187.
nucléotides, 44, 52, 187.
ancêtre commun des organismes, 73-74, 88.
arabinose, 80.
argiles, 131-139, 175.
couches mélangées, 138.
ARN, 50, 93, 110, 177, 180, 185-186.

évolution, 93-94. origines,


176-177.
structure moléculaire, 185-186.
atomes, 33-37.
mouvement, 40.
atomes d’aluminium dans les argiles, 133-135, 189, 190. atomes
d’azote, 33.
atomes d’hydrogène, 33, 91, 190-191.
atomes d’oxygène, 33-35, 91, 189. atomes
de carbone, 33, 35, 91. atomes de
phosphore, 33, 186. atomes de silicium dans
les argiles, 189-190.
atomes de soufre, 33-35.
ATP,79.
auto-assemblage, 178. cristaux
d’argile, 137-139.
molécules, 113-119.
azote, 18, 64, 91, 92. fixation,
171.

bactéries, 23, 26, 30, 158.


bibliothèque, stockage d’information génétique, 23-25, 30.
biochimie, unité de la, 63, 66, 69-74. biologie, 11.
caractéristiques, héritées, 28.
caramel, 77. Carter, Brandon,
20.
cellules, 24-25. division,
30-31.
isolée, 26. chlorophylle, 170.
chromosomes, 25. code
génétique, 72, 101, 177.
Coleridge, S.T., 12, 98. copie
de messages, 29.
couches de silicate, 133-137, 189-191.
Crick, Francis, 21, 98.
cristaux, 115, 159. argile, 160-
163, 167-168.
croissance, 122-123.
duplication, 144, 161-164. en
colonnes, 144-145.
structure de défauts, 143-145.
cristaux d’argile, 160-165, 167-168. effet des
molécules organiques, 172-175.
cristaux striés, 144-145. cyanure
d’hydrogène, 64, 76.
cytosine, 185.

Darwin, Charles, 13, 87, 98.


défauts chimiques dans les cristaux, 148-149.
défauts des cristaux, 143. dickite, 134, 153.
dioxyde de carbone, 18, 83, 92, 106, 170-171.
dioxyde de titane, 171. distinction forme-
substance, 28-30.
électrons, 34.
éléments chimiques, 33.
empilement :
couches de kaolinite, 134. couches
de type mica, 137.
séquences, 149-152.
enzymes, 39, 48, 54, 91-92, 111, 117.
Escherichia coli,26, 30, 46, 49, 53, 99, 158. modèle, 37-39.
espace, origine de la vie dans l’, 20-21.
évolution, 11-15, 31-32, 179. avant l’ancêtre
commun, 88-95. des organisations
coopératives, 71, 97-101.
des organismes « basse technologie », 108-109.
évolution chimique, 63-67.
explications surnaturelles de l’origine de la vie, 20-21.

feu, théorie phlogistique, 60. fondements moléculaires de


l’hérédité, 15. forces entre molécules, 115, 125. forces
secondaires entre molécules, 39, 46, 113, 115-116.
formaldéhyde, 65, 76. formes de vie primitives, 74.
gène-1, 141-155.
génération spontanée, 157-158. gènes, 12,
28. gènes cristallins, 122, 126, 141-155, 160.
duplication, 137-155. gènes nus, 109-110,
160, 161, 179. Genetic Takeover (Relève
génétique), 8, 81. glucose, 65.
glycine, 50-51, 80, 83.
goudrons, 76.
groupes phosphate, 91.
guanine, 185.
halloysite, 134.
Hartman, Hyman, 95. hasard,
19. origine de la vie et –, 81-83.
synthèse organique et –, 15, 19, 158.
hémitropie dans les cristaux, 145.
hérédité, fondement moléculaire de l’, 15.
heuristique de l’oignon, 95.
Hoyle, Fred, 21. hypothèse
A, 94-95. hypothèse C, 93-
94.

illite, 136. croissance des


cristaux, 163. illite-
smectique, 154.
information :
dimensionnalité, 151.
héritage, 28-29.
duplication, 146-147. information génétique,
23, 89, 108, 141-142. instance
d’approvisionnement des organismes, 90. instance
de contrôle des organismes, 90. ions, 34, 149, 175,
192. fixation de l’azote, 171.
fixation du dioxyde de carbone, 171.
ions potassium, 135, 191. ions
hydrogène, 49. ions sodium, 136.

kaolinite, 133-135, 153-155, 189.


cristaux, 145. structure,
145, 190.
langue, fonctions de la, 98.
lettres de nucléotides, 68, 100.
liaisons covalentes, 35, 38, 116. entre atomes,
116. liaisons réversibles, 115, 125, 138, 190-
193. lignine, 165.
lipides, 48, 79. formation de
membranes, 114.
Lipmann, Fritz, 95.
lumière ultraviolette, 112. effet sur les
molécules organiques, 75-76.

Mars, molécules organiques sur, 75-76.


matériau génétique, 43-55.
matériaux biochimiques, premiers, 104.
Mendel, Gregor, 28.
messages, 23-32. chromosomes, 25.
essentiels pour l’évolution, 109.
bande-message, 51-52.
duplication, 109. métaboliques,
voies, 90. métastabilité des cristaux,
147-148. météorites, origine de la vie
sur les, 21. méthane, 15, 18, 64.
mica, argiles de type, 135.
structure en couches, 190.
substitution, 149.
minéraux argileux, 131-139.
cristallisation, 131-134, 137-139.
structure, 133-135. molécules : de la
vie, 34-35, 64-65, 75. forces
secondaires, 39. manipulation, 111,
117. mouvement,39-40.
organiques, 36, 64-66, 169-178.
molécules de protéines, 38.
fabrication, 49-53, 100-101.
pliage, 116. molécules
hydrophiles, 113. molécules
hydrophobes, 113.
muscovite, 135, 190. structure
en couches, 110.
Neumann, J. von, 31. neutrons,
34.
nucléotides, 43-45, 65, 79-81, 84, 91, 94, 95.
amorçage, 52. structure, 185-187.
synthèse, 79-83.

œil, constituants de l’, 97.


organismes, 13-15, 34. ancêtre
commun, 58-59, 73-75.
constituants, 98-99.
multicellulaires, 23-25. primaires,
159-166. ressemblances, 85-87.
secondaires, 170.
technologie avancée et basse technologie, 104-105.
unicellulaires, 26.
Orgel, Leslie, 21.
Origine des Espèces (L’),87.
oxygène, 61, 170.
panspermie directe, 21.
perception, 58-60. phénotype,
23, 103, 168. phlogistique,
théorie du, 60-64.
photosynthèse, 170.
plantes ligneuses, 104, 170. polysaccharides,
175.
polytypes, 134.
désordonnés, 137.
à couches de silicate, 151. polytypis, 134.
principe anthropique de l’origine de la vie, 20.
protéines, 167, 179. messages, 46-49.
structure moléculaire, 187. protons, 34.

relève génétique, 104, 113, 169-178.


reproduction, 29. ribosomes, 50, 112.

savon, molécules, 113. science, perceptions,


58-59. sélection naturelle, 14-15, 31-32, 103-
104. smectite, 136, 150. croissance des
cristaux, 150.
solutions d’ensemencement, 124-125, 167.
solutions saturées, 123-125. solutions sous-
saturées, 123-125. solutions sursaturées,
123-125.
sous-systèmes : biochimiques, 70-71.
interdépendance, 98-101, 181-182. spores
extraterrestres, origine de la vie dans, 21.
structure cristalline, 24-25, 124, 142-143.
structures d’information, 142-143. substance
génétique, 43. substitutions, 135. sucres, 65, 77.
photosynthèse, 171. synthèses organiques,
séquençage des, 173-176. système biochimique,
69, 89-95, 169. complexité, 73. convention, 72.
interdépendance, 71.

température d’auto-assemblage, 115.


Terre, âge de la, 17.
théories scientifiques, 59-62.
thymine, 185. tyrosine, 187.

vermiformes, cristaux de kaolinite, 146.


vie, 11-15. comme produit de
l’évolution, 14. conditions pour la,
17-21.
définition, 11-13.
formes primitives, 74-75.
origine de la, 15-16.

Watson, J.D., 26.


Weiss, Armin, 150.
Wickramasinghe, Chandra, 21.
TABLE
Titre

Copyright

Préface

Chapitre 1 - Enquête

Trois faits primordiaux

Question de temps et de circonstances La

loi a-t-elle été violée ?

Un événement rare s’est-il produit ?

Y a-t-il eu un coup monté ?

Y a-t-il eu une intervention extérieure ?

Verdict

Chapitre 2 - Messages, messages

Chapitre 3 - Construisez votre propre E. coli

Chapitre 4 - La machinerie intérieure

Retour aux bandes

Que veulent dire les messages ?

Traduction automatique

Récapitulation : Une complexité essentielle ?

Chapitre 5 - Un cul-de-sac ?

Voir

« L’évolution chimique » : une version moderne du phlogistique ?

Chapitre 6 - Regardons de plus près les signes de piste


Quel type d’unité ?

Pourquoi (certaines) « molécules de la vie » sont-elles faciles à fabriquer ?

Les nucléotides sont trop chers

Jouer aux dés avec la vie

Chapitre 7 - Un indice dans une poupée russe

Au-delà du dernier ancêtre commun

Dilemme

Qui faut-il croire ?

Chapitre 8 - Pièces manquantes

La longue corde

La construction d’un modèle

Chapitre 9 - Le problème des molécules

Les systèmes de construction de molécules

Chapitre 10 - Cristaux

Sous-saturation – saturation – sursaturation

Cristallisation continue

Chapitre 11 - La machine à fabriquer de l’argile

Comment ?

Chapitre 12 - Gène-1

Chapitre 13 - L’évolution par action directe

Chapitre 14 - La relève

Chapitre 15 - En bref : les sept indices pour l’origine de la vie

Premier indice : tiré de la biologie

Deuxième indice : tiré de la biochimie


Troisième indice : tiré de la technologie du bâtiment

Quatrième indice : tiré de la nature d’une corde

Cinquième indice : tiré de l’histoire de la technologie

Sixième indice : tiré de la chimie

Septième indice : tiré de la géologie

Appendice 1

Les unités de l’adn et de l’arn

Les unités des protéines

Appendice 2

La couche de kaolinite

La couche de mica muscovite (idéale)

Les unités des cristaux d’argile

Sources des citations

Glossaire Première

partie

Deuxième partie

Index
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