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ISBN : 978-2-7381-6381-3
www.centrenationaldulivre.fr
Préface
« Bizarre, Watson ! Très bizarre ! »
Enquête
Quoi qu’en disent certains journaux, les biologistes sont loin de mettre
en doute l’idée fondamentale de la biologie qu’est l’évolution. La façon
dont opèrent ses changements, leur rythme, ont certes fait l’objet de
discussions. Mais le fait même que l’évolution ait eu lieu n’est plus remis
en question. L’idée que les formes variées de la vie sur Terre ont évolué à
partir d’ancêtres communs n’est pas le fruit d’une démonstration donnée,
mais de l’expérience quotidienne des biologistes – elle correspond à
d’innombrables observations tant générales que de détail. La cohérence de
la biologie réside en ce qu’elle procure une vision globale de tout ce qui a
trait à la vie. Et la biologie est tout simplement devenue l’étude des causes
et des effets de l’évolution ; la question de l’origine de la vie se ramène
donc avant tout à celle de l’origine de l’évolution.
En présentant le sujet de cette manière péremptoire, on ne niera pas
pour autant la complexité et le caractère abscons de la question de
l’origine de la vie sur Terre. S’il existe des indices, plus nombreux que les
sept de Holmes, ils ne sont pas tous également importants et, d’ailleurs,
ceux qui paraissent les plus évidents ne sont pas toujours les plus
significatifs. Nous ferons appel à de nombreuses expériences par la
pensée, qui nous permettront de repérer les fausses pistes et de nous
garder des conclusions hâtives. Nous dégagerons ainsi sept indices fort
utiles qui nous fourniront une vision globale de l’origine de la vie.
Mais, tout d’abord, nous devons éclaircir le sens de certains termes et,
surtout, celui du mot « vie ».
Mon dictionnaire usuel m’indique que la vie est la période comprise
entre la naissance et la mort, mais ce n’est pas ce qui m’intéresse ici. Ce
livre traite de la vie en tant que phénomène – comme le phénomène de la
« vie sur Terre ». La vie est une propriété commune aux êtres humains, aux
moules et aux marguerites. Et si le plus souvent cette notion semble aller
de soi, elle est malheureusement floue et difficile à cerner.
Je préfère les usages du mot « vie » qui tiennent compte de son
caractère vague, qui n’essaient pas de le préciser, tout en exprimant son
essence fondamentale. Coleridge écrit : « Je définis la vie comme un tout
qui est présupposé par toutes ses parties. » Ce qu’un être vivant a en effet
de plus remarquable, c’est l’ingéniosité qui a présidé à sa constitution,
c’est-àdire le fait qu’il semble avoir été conçu, pensé, assemblé avec une
visée précise. On peut dire de la vie qu’elle est un type de mécanisme qui
existe dans la nature. Le but d’un être vivant peut être décrit par ces trois
exigences : survivre, entrer en concurrence avec d’autres êtres vivants,
reproduire l’espèce envers et contre tout.
Force est de reconnaître que Coleridge cherchait quelque chose de plus
poétique qu’un mécanisme – une puissance unificatrice profondément
mystérieuse, un principe de vie, quelque pouvoir magique qui s’exercerait
sur les êtres vivants et qui les distinguerait de tout le reste. Cette doctrine,
que nous appelons vitalisme, est officiellement passée de mode ; mais il
existe encore des hommes de science – surtout des physiciens – qui
semblent vouloir considérer la vie comme autre chose qu’un simple
mécanisme, qui recherchent une ligne de profonde démarcation. Il est
tentant de se dire que, si l’origine de la vie n’est pas vraiment surnaturelle,
elle a été pour le moins un événement extraordinaire, de faible
probabilité, un saut statistique accompli par franchissement d’une ligne de
partage, d’où la magie n’est pas absente.
Je penche plutôt pour le point de vue opposé – aujourd’hui majoritaire
– qui affirme que l’exorcisme dont Darwin fut l’initiateur remontera
jusqu’à l’origine même de la vie.
Darwin a démontré que, lorsque des êtres vivants semblent avoir été
conçus en vue d’un but, on peut très souvent – sinon toujours – attribuer
cela à l’effet de la sélection naturelle. Si les êtres dont il s’agit se
reproduisent en tant qu’espèce, si des variations aléatoires affectent leurs
descendants, si ces variations sont transmissibles héréditairement, si
certaines d’entre elles confèrent un avantage à ceux qui les possèdent, si
les entités qui se reproduisent sont en compétition, s’il y a surpopulation
empêchant certains de se reproduire et d’engendrer eux-mêmes une
descendance – alors ces entités n’ont rien de mieux à faire que de
reproduire l’espèce. La nature agit comme un éleveur sélectif : ses
productions ne peuvent aller qu’en s’améliorant.
Toutes ces conditions montrent que la sélection naturelle n’est pas une
simple « survie des mieux adaptés ». La sélection naturelle n’est que l’une
des composantes du mécanisme de l’évolution. Toute théorie qui prétend
expliquer la variété et la complexité des êtres vivants doit aussi prendre en
compte les défis variés et changeants posés par un environnement varié et
changeant. La nature, en tant qu’éleveur et jury de concours, change
continuellement d’avis sur les espèces qui méritent le premier prix : les
pressions exercées par la sélection changeante ont joué un rôle clé dans sa
capacité créatrice.
Il n’en reste pas moins que la sélection naturelle a été l’élément clé de
l’évolution, sa condition sine qua non. Sans elle, les êtres vivants n’auraient
pu rester adaptés à un certain ensemble de conditions, sans même parler
d’adaptation à des conditions nouvelles. Sans la sélection naturelle, toute
l’aventure n’aurait jamais pu démarrer. Cette ingéniosité que nous
appelons « vie » se replace sans aucun mal dans le contexte de l’évolution :
la vie est un produit de l’évolution.
La vie n’est pas une qualité absolue qui serait apparue soudainement,
elle a émergé progressivement au début de l’évolution. Entre les premiers
êtres soumis à l’évolution qui ont commencé à se conformer à ces « si » et
les formes ultérieures qui l’ont fait de manière plus intelligente, il n’existe
pas de ligne de démarcation claire. Mais quelle importance ? Lorsque l’on
considère ce qui se passe au cours d’un tel processus, on perd intérêt à
ériger des barrières. Comme je l’ai dit, la « vie » est une idée floue – et il
vaut mieux qu’il en soit ainsi.
Holà ! direz-vous, pas si vite ! N’avez-vous pas besoin, au départ, d’être
vivants pour engendrer la vie de cette façon ?
Absolument pas. Ce qui est nécessaire à l’évolution est la sélection
naturelle et la sélection naturelle a seulement besoin de choses qui se
conforment à nos « si ». Rien dans ces règles ne nous oblige à considérer
qu’il s’agit de choses « vivantes ». Notre vision est biaisée par le fait que
toutes les choses dont nous savons qu’elles peuvent évoluer sont le
résultat de l’évolution. Ainsi, notre point de départ semble clair : puisque
nous tentons de comprendre l’origine de la vie – qui serait apparue
progressivement – il nous faut d’abord comprendre l’origine de l’évolution.
Nous devons en premier lieu trouver des choses susceptibles d’évoluer
mais qui ne l’ont pas encore fait. S’il en existe et si elles ont été présentes
depuis le début de l’évolution, on devrait encore pouvoir les trouver ou les
fabriquer.
Organisme est un mot qui a également sa place dans le contexte de
l’évolution : les organismes sont ce qui participe à l’évolution. Plus
précisément, en ce qui nous concerne, les organismes sont ce qui est
requis pour qu’il y ait évolution. Ces choses sujettes à l’évolution dont nous
venons de parler – qui n’étaient donc pas « vivantes » – n’en auraient pas
moins été des organismes.
Il peut sembler que les aspects de loin les plus difficiles du problème de
l’origine de la vie se trouvent déjà résolus, dans leur principe, à partir du
moment où l’on comprend dans ses grandes lignes la façon dont les
organismes se reproduisent et transmettent leurs caractéristiques à leurs
descendants. Dès le milieu de notre siècle, des biochimistes et d’autres
chercheurs estimaient qu’il n’existait sans doute guère de différences
entre une petite bactérie, goutte sans structure que l’on observe au
microscope, et un conglomérat encore plus petit de molécules qui avait dû
être l’organisme de départ de l’évolution.
L’optimisme était de mise au début des années 1950. On venait de
découvrir les fondements moléculaires de l’hérédité et les idées qui
dominaient sur les conditions ambiantes de la Terre primitive laissaient
penser que l’on était sur le point d’identifier les constituants de cette
machinerie moléculaire. On pensait que l’atmosphère de la Terre primitive
ressemblait à l’atmosphère actuelle de Jupiter, qu’elle était composée
essentiellement de gaz comme l’hydrogène, le méthane et l’ammoniac. On
montra qu’à partir de ces gaz on pouvait fabriquer facilement certains des
acides aminés que l’on trouve aujourd’hui dans tous les organismes. Avec
ces éléments, le hasard avait fait le reste et, qui sait, on pourrait peut-être
découvrir des effets spéciaux qui auraient réduit l’intervention du hasard.
Cet optimisme persiste dans nombre de manuels élémentaires. La
question y est même parfois abordée avec un certain ennui ; comme si sa
difficulté n’était qu’un simple obscurcissement de la vision, dû à la distance
qui nous sépare des événements historiques d’une époque éloignée.
Il eût été bien triste que le problème se réduise à cela ! Il n’en fut
heureusement rien. Le problème reste un cas d’espèce (ceux dont raffole
Sherlock Holmes) ; il semble bien que l’évolution, loin d’avoir un million de
possibilités pour faire son chemin, n’ait connu aucune voie royale. Ce que
cette histoire a de singulier, c’est le fossé qui sépare le plus simple des
organismes tels que nous les connaissons et les constituants que la Terre a
pu raisonnablement engendrer. Ce fossé apparaît encore plus clairement
aujourd’hui. Il est gigantesque.
Messages, messages
La machinerie intérieure
Ce chapitre est peut-être le plus technique du livre (même s’il n’est pas
très méchant). Certains lecteurs préféreront le survoler (ou se contenter
de lire cette page s’ils y sont forcés), en retenant l’idée principale qui y est
développée, à savoir que les mécanismes de toute la vie sur Terre
s’avèrent fabuleusement complexes et sophistiqués à l’échelle
moléculaire. Les organismes actuels sont manifestement de la « haute
technologie » ; en outre, il semble nécessaire qu’il en soit ainsi.
On peut voir que la séquence des lettres de l’une des chaînes dans une
molécule d’ADN est complémentaire de la séquence de l’autre. Partout où
l’on trouve la lettre A sur un brin, c’est la lettre T qui lui fait face. De la
même façon un G correspond à un C. En examinant soigneusement le
puzzle, on s’aperçoit qu’une grande lettre s’apparie à une petite, tandis
qu’une « prise mâle » va avec une « prise femelle ». (La molécule réelle
n’est pas plate comme dans ce modèle, mais tressée en forme de double
hélice, comme un vieux cordon électrique, les pièces contenant les lettres
étant dirigées vers l’intérieur.)
On peut maintenant se représenter la duplication du message de l’ ADN
à deux brins. Supposons que les brins s’écartent l’un de l’autre à une
extrémité ou se débobinent quelque part au milieu. Dans un cas comme
dans l’autre, les chaînes dissociées vont chacune attirer désormais des
nucléotides amorcés complémentaires. Ces unités à leur tour se lient les
unes aux autres pour former les nouveaux brins d’une double chaîne. Le
déroulement et l’enchaînement se poursuivent jusqu’au résultat final : une
paire de doubles chaînes identiques remplace la chaîne d’origine. (La
réalité est bien plus complexe, mais cette présentation en donne l’idée
générale.)
Les forces qui dictent le choix des nouveaux éléments, qui les font
correspondre, sont des forces secondaires du type de celles que nous
avons brièvement présentées au chapitre précédent. Les liaisons
covalentes qui assurent la cohésion des éléments liés par les connecteurs
se forment en gros une fois pour toutes, mais les forces entre chaque
élément symbolisé par une lettre – dites forces d’appariement « prise
mâle-prise femelle » – sont beaucoup plus faibles. Elles sont moins
contraignantes. Les éléments vont et viennent de nombreuses fois jusqu’à
ce qu’un appariement adéquat se constitue. Voilà donc quel est le rôle des
deux types de forces que nous venons d’évoquer dans la machinerie
biochimique : au départ les forces secondaires, « exploratoires », qui
débouchent sur une configuration où des forces décisives, comme les
forces covalentes, seront formées (ou brisées). Le charpentier doit d’abord
choisir et aligner avec soin les morceaux de bois appropriés avant de
passer à l’étape décisive consistant à les clouer ou les coller ensemble.
Que veulent dire les messages ?
En première approximation, les messages d’E. coli veulent dire
protéines – soit deux à trois mille sortes différentes de molécules
protéiques, chacune ayant une fonction plus ou moins spécifique. Le but
de la plupart des messages dans E. coli (et cela vaut également pour
certains de nos messages centraux) est de spécifier directement un type de
machineoutil.
Une molécule protéique contient un message, mais un message
traduit, provenant d’un extrait du livre situé en un certain endroit de la
Bibliothèque de l’organisme qui l’a fabriqué.
Le langage des protéines est plus intéressant que le langage de l’ ADN,
pour deux raisons. Premièrement, il est constitué par un alphabet de vingt
lettres au lieu de quatre. Deuxièmement, les lettres forment des
arrangements beaucoup plus variés. Au lieu de se ressembler, il y en a des
grandes et des petites, des longues et des grosses, des souples et des
rigides, des rugueuses et des lisses ; certaines ont une charge électrique
négative, d’autres une charge électrique positive…
Les éléments constitutifs des protéines sont appelés des acides aminés.
Ils sont plus petits que les nucléotides ; le plus petit acide aminé ne
contient que dix atomes et le plus grand vingt-sept. (Quelques exemples
sont donnés dans l’appendice 1.) Une fois encore, comme pour les
nucléotides, une partie de chaque acide aminé a une structure de
connexion identique, permettant l’organisation en séquences spécifiques
des vingt sortes de lettres. Et ces acides aminés doivent eux aussi être
amorcés avant de pouvoir se lier les uns aux autres. Une protéine type est
une chaîne particulière d’acides aminés dont le nombre peut aller d’une
centaine à un millier.
Une molécule protéique ressemble à une sorte d’énorme bracelet à
breloques (ouvert), ou à une corde sur laquelle sont accrochées des
centaines de pièces de linge (de vingt types différents). Que peut bien
vouloir dire le message de cette corde à linge ?
Très souvent il veut dire : « Repliez-moi comme ceci ou comme cela. »
Une chaîne d’acides aminés, composée d’éléments plus petits, est plus
compacte qu’une chaîne d’ADN ; la densité et la multiplicité de lettres
favorisent toutes sortes de pliages à la fois riches et complexes. La stabilité
de la molécule pliée est renforcée par la chaîne d’éléments connecteurs,
assez collants en eux-mêmes ; mais la nature du pliage dépend de la
disposition des lettres. Toutes leurs formes bizarroïdes tentent de
s’adapter les unes aux autres par l’action des forces secondaires ; et les
groupes qui ont une forte attraction pour l’eau, en particulier ceux qui ont
une charge électrique, tentent de s’orienter vers l’extérieur, là où se
trouve l’eau. Il est très compliqué de prédire le pliage idéal qui permettrait
d’annuler les nombreuses et diverses forces secondaires pour aboutir à un
ensemble bien ficelé, tout en laissant suffisamment de marge pour
l’agitation thermique. Même nos plus gros ordinateurs n’y suffisent pas
encore. Mais la bandeprogramme donne rapidement la réponse. Le
message, traduit pratiquement sans délai du langage de l’ADN dans le
langage des protéines à partir d’une Bibliothèque centrale, se transforme
en élément opérationnel. En fin de compte, le message dit quelque chose
de la façon la plus directe qui soit : il devient quelque chose.
Le message des protéines devient très souvent une enzyme, une
machine-outil parmi les milliers qui constituent les molécules de base de
tout l’échafaudage. Les enzymes fabriquent les nucléotides de l’ADN, par
exemple, ainsi que les acides aminés. La fabrication de molécules de ce
type peut nécessiter dix, vingt, voire trente étapes différentes et autant
d’enzymes différentes, conçues pour effectuer une étape spécifique, c’est-
àdire un réarrangement des liaisons covalentes. Bien d’autres types de
molécules sont fabriqués de la sorte.
Parmi celles-ci on trouve les lipides, ces molécules de graisse qui sont
les constituants fondamentaux des membranes cellulaires. Dans E. coli,
elles constituent la couche interne de la paroi bactérienne. La membrane
de la cellule contient en outre de nombreuses protéines qui organisent les
molécules de lipides et créent des canaux sélectifs ou pores. Les
membranes contiennent également des machines protéiques qui pompent
activement des substances sélectionnées de l’extérieur vers l’intérieur de
la cellule, et vice versa.
L’une de ces pompes de la membrane cellulaire d’E. coli est une pompe
à ions hydrogène, une sorte de chargeur de batterie qui maintient une
différence de potentiel (un voltage) entre l’intérieur et l’extérieur de la
cellule. La libération de ce voltage actionne d’autres pompes, ainsi que des
turbines qui font tourner des propulseurs et donnent à E. coli sa mobilité.
Les protéines sont le fondement de la vie. Ce qui, dans la cellule, n’est
pas fait de protéines, est fait par des protéines. Même les éléments
constitutifs des bandes-messages d’ADN sont fabriqués et assemblés par
des enzymes protéiques.
Traduction automatique
Comment se fait la traduction entre l’austère langage de l’ADN des
Bibliothèques centrales et le langage de l’action, qui est celui des protéines
? Comment un message dans une langue qui ne contient que quatre lettres
peut-il être traduit dans une langue qui en comporte vingt ? On peut
imaginer plusieurs solutions à ce problème formel. Les organismes utilisent
l’une des solutions les plus simples : les lettres de l’ADN sont lues par
groupes de trois. Cela donne immédiatement 64 mots : AAA, AAG, etc., dont
chacun correspond à une lettre du langage des protéines (ou à un point
final). Les 64 « mots » possibles sont bien plus nombreux que nécessaire,
et il arrive souvent que deux mots ou plus correspondent à un même acide
aminé.
Le problème suivant n’est pas formel, mais pratique : comment se fait
donc cette traduction automatique, sans intervention de l’esprit ?
Grâce à des « tirés à part », à des adaptateurs, à beaucoup de grosses
enzymes et à une machine géante. Voici ce que cela veut dire.
Les « tirés à part » sont des copies opérationnelles de petites parties de
la Bibliothèque d’ADN : ce sont des bandes copiées à partir d’un brin d’une
molécule d’ADN qui a été en partie débobinée dans ce but. Le tiré à part
luimême est un brin simple d’ARN. L’ARN est une autre variété d’acide
nucléique, dont la structure est similaire à celle de l’ADN (voir l’appendice
1).
Les adaptateurs sont eux aussi faits d’ARN, mais leur fonction est
complètement différente. Ce ne sont pas des bandes porteuses de
messages ; ce sont d’autres pièces de la machinerie, possédant une
fonction bien définie. Chacune d’elles est un brin simple d’ ARN, long
d’environ 80 éléments, enroulé sur lui-même d’une certaine manière. La
forme de l’enroulement est déterminée par la séquence de lettres, dont
beaucoup sont appariées. Le résultat est une sorte de fiche à trois broches
d’un type très sophistiqué. Les broches sont constituées d’un triplet libre,
non apparié, de lettres d’ARN. Tous les adaptateurs ont une forme
semblable mais des triplets libres différents, qui s’enfichent dans des
triplets complémentaires différents sur les bandes portant les messages.
Chacune des grandes enzymes que j’ai mentionnées est capable de
sélectionner dans son voisinage l’acide aminé et l’adaptateur appropriés et
de les relier l’un à l’autre. Par exemple, un adaptateur dont le triplet libre
est CCC, ne pourra s’enficher que sur l’acide aminé appelé glycine. Cela
tient au fait que l’un des mots représentant la glycine dans le langage des
acides aminés est GGG ; un adaptateur CCC se fixera sur ce mot au moment
venu.
La machine géante s’appelle un ribosome ; c’est elle qui crée les «
conditions appropriées ». Elle est constituée à la fois d’ARN et de molécules
protéiques. Les ribosomes d’E. coli, qui sont environ 30 000, contiennent
chacun à peu près 270 000 atomes.
Ce sont les ribosomes qui fabriquent les protéines en organisant, à la
fois dans l’espace et dans le temps, les interactions entre les bandes de
messages d’ARN et les adaptateurs portant l’acide aminé adéquat (ARN de
transfert).
Pour fonctionner, le ribosome se fixe sur la bande portant le message
et se déplace sur toute sa longueur en traduisant le message en une chaîne
protéique qui croît au cours du processus. Lorsque la fin du message est
atteinte, la chaîne se détache et le produit est achevé.
Supposons que nous observions le ribosome à un certain endroit de la
bande-message, disons juste après qu’il a lié le cinquantième acide aminé.
Nous verrons alors que la chaîne longue de 50 éléments est attachée
précisément grâce à l’acide aminé qui vient d’être ajouté. C’est bien ainsi
que se fait la croissance d’une chaîne de protéines, comme un brin
d’herbe, c’est-à-dire par la racine. Un examen plus approfondi révèle que
ce cinquantième acide aminé est attaché à l’adaptateur et que l’autre
extrémité de l’adaptateur est directement fixée sur le mot correspondant
dans le messager – l’adaptateur et la bande-message sont maintenus
ensemble dans le ribosome. Le mot suivant de la bande est engagé dans le
ribosome. Ce mot constitue une prise femelle à trois broches. Supposons
que ce mot soit GGG. Un adaptateur à trois broches mâles CCC pourra donc
s’engager dans la prise femelle. Cet adaptateur transporte une molécule
de glycine.
Bien entendu, personne n’est là pour saisir un adaptateur CCC – porteur
d’une glycine – et le placer où il convient. Seule l’agitation thermique des
molécules permet une démarche aléatoire, et c’est parce que les pièces
bien placées tiennent mieux en place que le processus peut se dérouler.
Divers adaptateurs, comme d’ailleurs bien d’autres molécules, viennent
heurter la prise vide. Arrive enfin un adapteur CCC orienté comme il faut ; il
est accepté et s’enclenche. Ce processus permet d’atteindre l’étape
cruciale, qui semble très précaire : une liaison covalente se rompt tandis
qu’une autre se forme et toute la chaîne sur l’adaptateur du cinquantième
acide aminé est transférée à l’acide aminé de l’adaptateur immédiatement
voisin. L’adaptateur pour le cinquantième acide aminé, désormais vide, est
expulsé. Le ribosome se déplace de trois lettres sur l’ARN pour
recommencer un nouveau cycle d’opérations. Nous retombons alors sur
une situation semblable à la précédente, à cette différence près que c’est
une chaîne de 51 acides aminés qui est reliée à un adaptateur enfiché dans
la bande de messages située dans le ribosome…
Un cul-de-sac ?
Voir
La perception se fonde habituellement sur des données très limitées,
comme le savent les prestidigitateurs et les artistes. Quelques lignes
tracées au stylo, quelques taches de couleur suffisent parfois à représenter
un objet. Une simple esquisse figure un objet.
Même un objet réel est en général une « simple esquisse », quelles que
soient les données que vous ayez recueillies à son sujet. « Ceci est
évidemment une chaise en bois », dites-vous après avoir jeté un coup
d’œil rapide. En fait, vos yeux n’ont fait que saisir un peu de la lumière
renvoyée par quelques-unes de ses surfaces ; vous avez supposé qu’elle
avait quatre pieds alors que vous n’en voyez que trois dans votre champ de
vision ; vous n’avez pas réussi à savoir si l’objet est solide, ni même s’il est
réellement en bois, comme vous le supposez. Vous ne savez pratiquement
rien sur la chaise. Cela ne vous empêche pas d’avancer et d’aller droit à la
conclusion. Vous vous permettez même d’ajouter « évidemment ».
Tout cela est (bien entendu) fort sensé. La plupart du temps une
indication suffit. Quand cinq ou six imputs disent « chaise », pas la peine
de songer à une perceuse ou à une balance. L’objet ressemble
suffisamment à une chaise, c’est donc une chaise. L’expérience montre
que lorsqu’on devine à partir de données fragmentaires, on a souvent
raison. Mais toute perception reste une spéculation (préconsciente),
même lorsqu’elle semble évidente à notre conscience.
Mais il arrive que les choses ne se passent pas comme prévu. La
perception est mise en échec et il faut en construire une nouvelle. Lorsque
nous voyons deux phares à une certaine distance, nous en déduisons
qu’une voiture approche. Mais si les deux lumières se mettent à se
déplacer l’une par rapport à l’autre de façon inattendue, ce que nous
avions perçu comme une voiture nous apparaît soudain comme deux
motos.
Ce genre de situations (lorsque l’on se dit : « Eh ! minute, que se
passet-il ? Ah oui ! je vois ! ») est fréquent : elles manifestent la force de
notre désir de catégoriser les données, de les convertir en une perception,
de les comprendre, et tout cela aussi vite que possible. Il n’y a rien de
surprenant à cela : pouvoir tirer la (bonne) conclusion est parfois une
question de vie ou de mort. En science aussi nous observons des choses, et
nous spéculons pour accommoder ce que nous observons.
La science nous procure une perception du monde qui va bien au-delà
de ce que nous livrent nos sens. Il ne s’agit pas littéralement de
perception, comme la perception de la chaise dont nous venons de parler ;
mais ce n’est pas très différent, car nous utilisons des données somme
toute limitées pour forger une « vision » cohérente des phénomènes. Nous
aboutissons ainsi à la perception du monde partagée par ce que l’on
appelle la « communauté scientifique ». Il s’agit d’une perception «
multicérébrale ».
Si les hypothèses de notre perception peuvent parfois nous égarer, ce
qui est manifeste lorsque nous assistons à un spectacle de prestidigitation,
il en va de même pour les perceptions de la science. Car même si l’on a
affaire à de nombreux faits qui confirment la perception d’un phénomène,
on ne disposera jamais de la totalité des faits ; nul ne pourra jamais
prétendre avoir tout observé, à tout moment et de toutes les façons
possibles. La chaise dont nous avons parlé parvient à notre entendement à
partir de la plus infime de toutes les preuves concevables : et tout
ensemble de données de ce type pourra correspondre à des
interprétations différentes. Par exemple, le fait que le Soleil se lève chaque
matin, traverse le ciel et se couche chaque soir, est une perception
quotidienne de sens commun. Mais il existe une autre perception, celle de
la science : c’est la Terre qui tourne. C’est une autre façon d’interpréter les
faits immédiats. Comment peut-on savoir qu’il n’existe pas de meilleures
explications, auxquelles on n’a jamais pensé ?
Malgré tout, nous nous fions à nos perceptions scientifiques du
fonctionnement du monde. Cette confiance ressemble à la confiance que
nous avons en nos perceptions quotidiennes, car elle repose sur des
éléments similaires. Nous sommes convaincus que la chaise est réelle. Au
besoin, nous pouvons vérifier qu’il ne s’agit pas d’une illusion ou d’une
hallucination en prenant en compte de nouvelles données, si possible d’un
type différent. Nous regardons la chaise sous un autre angle, nous la
soulevons, nous lui donnons un coup de pied, nous nous asseyons dessus.
Plus les nouvelles données nous semblent être des « données de chaise »,
plus les doutes qui auraient pu subsister s’estompent.
On ne peut au sens propre donner un coup de pied dans les
perceptions scientifiques (concepts et intuitions) pour vérifier si elles sont
réelles ; mais on peut faire quelque chose d’analogue en vérifiant la
validité d’une idée. On recherche d’autres idées dans un domaine aussi
vaste que possible. Les nouvelles données correspondent-elles au modèle
global ?
Il est souvent difficile d’en être certain. Si le modèle est vague, ou si ses
éléments sont trop souples ou trop malléables, on peut continuer à faire
surgir de nouvelles données tout en partant d’une idée fausse, et même si
un sentiment de malaise vous gagne. (Cela ne peut pas être vrai, me
direzvous.) Vous pourrez avoir l’impression que quelque chose ne tourne
pas rond avant de savoir précisément de quoi il s’agit. Il est naturel,
lorsque de nouvelles données scientifiques ne correspondent pas à un
modèle en vigueur, de se demander si on peut le modifier. Dans les faits,
on y parvient souvent. On peut même améliorer le modèle en le
manipulant : il peut en sortir simplifié ou généralisé. En réalité il existe un
petit nombre de cas plus décisifs que celui où une donnée qui, au départ,
semblait infirmer une théorie, s’avère, moyennant quelques ajustements,
s’adapter particulièrement bien (la fameuse « exception qui confirme la
règle »).
Mais il arrive que la perception soit vraiment prise en défaut. Dans ce
cas, elle ne sera pas modifiable et devra être remplacée par quelque chose
de très différent. « Quelque chose qui ne tourne pas rond » devient « Tout
est faux ».
Ceux qui ont une certaine familiarité avec la recherche scientifique (ou
avec les romans policiers) auront compris ce que je veux dire. On émet une
hypothèse qui se fonde sur quelques preuves : on regarde si elle tient la
route lorsqu’on ajoute d’autres données. Si tel n’est pas le cas, on modifie
l’hypothèse. Si cela ne marche toujours pas, on change d’hypothèse, le cas
échéant dans une direction complètement différente. C’est ce type de
démarche qui est continuellement à l’œuvre en science : on dit alors que
l’on essaye d’interpréter comment les choses se passent.
Plus rares et plus spectaculaires sont les cas où une idée fausse émerge
et devient, pendant un certain temps, la doctrine acceptée par la majorité.
En chimie, le cas le plus célèbre a été la théorie du phlogistique. Cette
théorie de la combustion fit fureur pendant tout le XVIIIe siècle. Elle était
basée sur une idée attrayante, de sens commun : lorsque quelque chose
brûle, c’est parce qu’une substance (le phlogistique) s’en échappe. Les
matériaux inflammables se distinguent alors par le fait qu’ils possèdent
cette substance. Lorsqu’un morceau de charbon, de bois ou de papier est
réduit en cendres, il y a quelque chose qui manifestement s’en est
échappé, c’est le matériau combustible, ou phlogistique.
L’idée fut étendue aux métaux. On expliqua la rouille du fer par une
libération de phlogistique, ce même phlogistique contenu dans tous les
métaux. (C’est d’ailleurs pourquoi tous les métaux sont brillants, se
ressemblent et que leurs rouilles présentent elles aussi des similitudes.) On
considérait aussi les organismes vivants comme riches en phlogistique car
le processus de la vie était considéré comme une combustion lente.
C’était une bonne théorie, tout à fait cohérente dans son genre. Le lien
intime ainsi établi entre la combustion, la rouille et la respiration était une
intuition correcte. Nombreux étaient les grands chimistes du XVIIIe siècle qui
croyaient au phlogistique.
La pérennité de la théorie du phlogistique tient en partie à l’étendue
de l’erreur sur laquelle elle était fondée. Le postulat de départ était
pratiquement l’inverse de ce qui se passe en réalité. Il suffit de remplacer «
phlogistique » par « absence d’hydrogène » et on a pratiquement la bonne
explication. Nombre des relations mises en lumière dans le cadre de la
théorie du phlogistique étaient correctes, à ce détail près qu’elles se
présentaient dans le mauvais sens.
La plausibilité initiale du phlogistique a sans doute joué un rôle dans la
persistance de cette idée. Parce qu’elle avait déjà pris racine, elle fut
difficile à extirper. Il fallut s’y coller de près pour voir que quelque chose ne
tournait pas rond. On dut peser les corps, reconnaître que les gaz étaient
des substances, etc. C’est par de menus détails que le malaise commença à
s’installer. Le phlogistique donnait une vision générale des phénomènes,
mais il était incapable d’expliquer de manière satisfaisante les effets plus
détaillés. Il fallait créer une nouvelle synthèse de phénomènes, disposer
d’une nouvelle clé : l’oxygène.
Comment aboutit-on à une nouvelle synthèse ?
Par l’analyse. On commence par remettre en question les conceptions
anciennes. La situation se transforme : la quasi-compréhension se mue en
perplexité. Tout semble se dérouler à l’envers : c’est la perception
inversée. On n’a pas le sentiment d’être sur la bonne voie.
Il semble que les idées nouvelles viennent souvent à l’esprit lorsque,
pendant un temps au moins, la tension intellectuelle se relâche. (Comme
en témoigne l’histoire d’Archimède dans son bain.) Alors on peut réfléchir
à la perception d’un problème, le décomposer dans les idées et les
données qui le constituent. L’explosion créatrice qui résulte de cette voie
d’analyse ne provient pas de la compréhension d’un phénomène, mais au
contraire de sa non-compréhension.
Ce qui distingue les penseurs éminents, c’est qu’ils ne comprennent
pas ce que les autres trouvent clair comme le jour. Newton ne comprenait
pas la gravité, qui semblait évidente pour tout le monde. (Pourquoi une
pomme tombe-t-elle vers la Terre ?) Einstein ne comprenait pas la lumière.
(Que se passe-t-il si on voyage à cheval sur un rayon de lumière et que l’on
regarde dans un miroir ?) Et, bien sûr, Sherlock Holmes était toujours
intrigué par des choses en apparence évidentes et triviales. Il est bon de
comprendre, mais il peut être bien plus intéressant de ne pas comprendre.
C’est pourquoi nous avons tant insisté depuis le début de ce livre sur les
gigantesques difficultés que pose le problème de l’origine de la vie.
Aujourd’hui, beaucoup de gens intelligents et cultivés ne comprennent
pas l’origine de la vie, en dépit de la « grande fresque » fournie par une
théorie connue sous le nom d’« évolution chimique ». Comme la théorie
du phlogistique, l’« évolution chimique » semble intéressante vue à une
certaine distance et correspond au sens commun. Mais, à mon avis, tout
comme la théorie du phlogistique, elle ne parvient pas à tenir sa promesse
initiale : elle échoue dès que l’on entre dans les détails.
« L’évolution chimique » :
une version moderne du phlogistique ?
Selon la doctrine de l’évolution chimique, les molécules du type que
l’on trouve dans les organismes actuels ont été fabriquées à l’origine en
l’absence d’organismes. Ces molécules (acides aminés, nucléotides, lipides,
etc.) ont été créées par les processus chimiques et physiques qui se sont
produits sur la Terre primitive. Ensuite, elles se sont organisées (par des
processus chimiques et physiques) pour former les premiers êtres capables
d’évoluer par sélection naturelle. Aussi peut-on considérer l’« évolution
chimique » comme la première phase dans l’évolution qui mène des
atomes à l’homme. L’évolution chimique ne doit pas être confondue avec
l’évolution biologique, mais les deux théories sont liées et se ressemblent
en ce qu’elles progressent du simple au complexe.
Cette vision grandiose m’apparaît comme un mélange de choses vraies
et de choses fausses. Mais imaginons, pendant une page ou deux, que je
sois un fervent partisan de l’évolution chimique. Quelles seraient les
grandes lignes de mon argumentation ?
Je commencerais par l’unité de la biochimie, le second des trois faits
primordiaux de la question qui nous occupe :
« Une vérité profonde réside certainement dans l’observation que
parmi les millions de millions de molécules organiques possibles, toutes les
formes de vie que nous connaissons ne sont fondées que sur un ou deux
cents éléments, des molécules de la taille des acides aminés ou des
nucléotides et composées de 10 à 100 atomes. On appelle ces molécules
les “molécules de la vie”. Or si la vie est universellement basée sur ces
composants, alors elle doit avoir eu ces mêmes composants pour point de
départ ! La Terre doit avoir été la source de ces éléments moléculaires : ou
bien ces molécules ont été fabriquées par des processus terrestres, ou
bien elles sont venues de l’espace (par exemple des météorites). Il est
raisonnable de penser, c’est clair comme de l’eau de roche, que si une
machine est constituée de certains éléments, alors ces éléments ont dû
être fabriqués en premier. »
C’est le moment de passer au point clé suivant, à savoir que « les
molécules de la vie sont faciles à fabriquer » :
« Les molécules organiques pourraient avoir été fabriquées par l’action
des diverses formes d’énergie qui auraient existé sur la Terre primitive – la
lumière solaire ultraviolette et les éclairs – sur les constituants de
l’atmosphère primitive. Des expériences l’ont montré. On peut former des
acides aminés et quelques autres “molécules de la vie” en faisant passer
des étincelles dans des mélanges de gaz qui simulent l’atmosphère
primordiale. On obtient les meilleurs résultats avec des atmosphères
contenant du méthane. Mais bien d’autres mélanges gazeux et sources
d’énergie font également l’affaire. L’essentiel, c’est qu’il n’y ait pas
d’oxygène : mais alors l’oxygène aurait été absent de la Terre primitive,
avant que n’apparaissent des plantes capables de le produire. »
« Le cyanure d’hydrogène est une petite molécule formée par un
atome de carbone, un d’azote et un d’hydrogène. On peut la fabriquer
assez facilement (par exemple avec des étincelles) dans une atmosphère
contenant du méthane et de l’azote sous une forme appropriée (par
exemple de l’azote gazeux et un peu d’ammoniac). Et les molécules de
cyanure d’hydrogène peuvent s’unir pour former de l’adénine, l’une des
lettres des nucléotides, et des molécules apparentées à d’autres lettres.
On peut aussi former des acides aminés à partir du cyanure. »
« Le formaldéhyde est une autre molécule qui joue un rôle clé. Elle est
aussi très petite, ne contenant qu’un atome de carbone, un d’oxygène et
deux d’hydrogène. Elle peut être formée de plusieurs façons, par exemple
en soumettant des minéraux à de la lumière ultraviolette en présence
d’eau et de dioxyde de carbone. Les molécules de formaldéhyde ont ceci
de merveilleux qu’elles peuvent s’unir facilement pour donner naissance à
différentes sortes de molécules de sucre. Plusieurs “molécules de la vie”
sont de simples sucres, qui contiennent des atomes de carbone, d’oxygène
et d’hydrogène dans la même proportion que le formaldéhyde. Le glucose
est une molécule appartenant à cette catégorie. Les molécules de ce type
contiennent souvent un anneau d’atomes, ce qui en fait un élément
relativement rigide qui peut servir à des fins de construction. (Les éléments
qui assurent la solidité des nucléotides contiennent des sucres.) »
« Les acides aminés, les sucres, les lettres de nucléotides ont pu tous se
former sur la Terre primitive. En effet, certains acides aminés semblent
très faciles à fabriquer, si l’on en juge par le fait qu’on les rencontre
partout. Par exemple, on peut les trouver dans les météorites les moins
altérés depuis l’origine du système solaire, avant la naissance de la Terre.
Et ces petits précurseurs des “molécules de la vie”, le cyanure et le
formaldéhyde, sont présents en grandes quantités partout dans l’Univers :
dans les immenses espaces interstellaires, dans les comètes… »
« Vous voyez ce que je veux dire ? Un préambule moléculaire
cosmique, un Univers à qui il démange d’être vivant. »
Et si vous me demandez comment l’étape suivante s’est produite,
comment les quelques « molécules de la vie » ont pu s’unir pour former le
premier être capable de se reproduire par l’évolution, je vous répondrai : «
Avec du temps, encore du temps, et des océans. » Au diable l’étroitesse
d’esprit en la matière !
« Parce que, voyez-vous, en l’absence d’oxygène les océans ont
accumulé “les molécules de la vie”. Les océans étaient de vastes bols de
soupe nutritive. Le hasard a fait le reste. Les combinaisons de molécules
s’en sont allées et venues. Certaines combinaisons étaient plus stables que
d’autres, formant de petites gouttelettes ou des grumeaux dans la soupe.
Et dans certaines de ces gouttelettes se sont produites des réactions
chimiques dont l’effet a été de leur faire absorber de la matière nouvelle
et de les faire croître. Pendant tout ce temps des vagues, en se brisant,
désintégrèrent les gouttelettes en des morceaux plus petits qui
absorbèrent également de la matière nouvelle… Finalement, un groupe de
molécules – un seul sans doute – réussit à se hisser sur l’échelle de
l’évolution darwinienne : ces molécules furent capables de se reproduire
et de transmettre leurs caractéristiques à leurs descendants… »
Bien sûr, cette histoire présente quelques zones d’ombre, mais elle
semble plausible, globalement parlant. « N’est-ce pas ? » Qu’est-ce qui
cloche dans cette histoire ?
Eh bien, c’est qu’elle effleure à peine les difficultés réelles : celles dont
j’ai longuement parlé dans les quatre premiers chapitres.
Je vous accorde que cette voie suivie par l’évolution semble sensée et
paraît aller dans la bonne direction. Il y a bien quelques écueils à éviter et
les repères ne sont peut-être pas tous sur le même plan, mais elle contient
la promesse d’une ascension aisée sur les contreforts de la montagne qui
se dresse devant nous. Or cette promesse n’est pas tenue. Cette voie nous
permet d’avancer, mais elle ne nous prépare pas à la brusque apparition
devant nos yeux d’une falaise abrupte. Car voilà soudain notre pensée
confrontée au besoin, inéluctable semble-t-il, d’une machine en parfait
état de marche, d’une incroyable complexité : une machine dont la
complexité est non seulement une condition de bon fonctionnement, mais
de fonctionnement tout court. Y a-t-il lieu de se plaindre de ce sentier de
randonnée pour touristes ? Ne s’agirait-il pas tout simplement d’une allée
dans un jardin, où l’on se promène facilement, mais qui ne mène nulle part
? C’est ce que je pense. Et je prétends que nous avons été induits en erreur
par nos deux clés apparentes : l’unité de la biochimie et la prétendue
facilité avec laquelle sont fabriquées les « molécules de la vie ». Si l’on
jette un coup d’œil rapide sur les signes de piste, ils semblent nous mener
tout droit vers notre but, visible au loin. Mais cette route droite nous
conduit au pied d’une falaise. Aurions-nous mal lu les signes de piste ?
Premier point. Il existe un SYSTÈME commun à toute la vie sur Terre, qui n’est
pas qu’un ensemble de molécules. L’unité de la biochimie vaut, par
exemple, pour la technique ribosomique de synthèse des protéines, pour
l’idée d’utiliser des protéines comme catalyseurs et de fabriquer des
membranes à partir de protéines et de lipides. Elle vaut également pour
des procédures de fabrication plus spécifiques, par exemple la séquence
d’opérations requise pour fabriquer et détruire des molécules. Ces « voies
du métabolisme central » présentent d’extraordinaires similitudes dans
toutes les formes de vie que nous connaissons. (Et leur structure plus
détaillée est très révélatrice, mais nous laisserons cette question pour le
chapitre suivant.)
Il est désormais clair que l’universalité de ce mode supérieur
d’organisation ne peut s’expliquer par la préexistence d’un même type
d’organisation sur une Terre sans vie. Je pense que personne n’a jamais
suggéré que le ribosome a émergé d’une « soupe prébiotique ». S’il en est
ainsi, on voit encore moins bien quelle molécule aurait pu être
présélectionnée parmi celles qui étaient présentes, pour autant que l’une
d’elles l’ait été. Au moins une partie de cette universalité est le fruit de
l’évolution. Et si tout était le fruit de l’évolution ?
Il est certain qu’il faut des pièces pour fabriquer une machine : les «
molécules de la vie » ont dû exister avant la vie, avant que le système
commence à se former. N’est-ce pas là tout simplement du sens commun ?
Sens commun ? Oui, peut-être. Mais il s’agit d’une confusion. C’est une
fausse intuition qui se fonde sur ce que nous, nous estimons avoir été la
bonne procédure.
Nous, nous savons fabriquer une machine en passant par la phase de
conception, puis en notant les composants nécessaires, puis en achetant
ces composants, puis en la construisant. Ce n’est pas du tout ainsi que
procède l’évolution. L’évolution n’a pas de plan. Elle n’a aucune vision de
ce qu’est un système achevé. Elle ne sait pas par avance quels éléments
interviennent.
Même si les acides aminés (par exemple) s’étaient trouvés dans une «
soupe prébiotique », quel rôle auraient-ils donc pu jouer, bien avant qu’ils
ne remplissent leur rôle clé actuel, à savoir la fabrication de protéines ?
C’est l’ensemble de la machine qui donne un sens aux parties qui la
composent.
Dilemme
Le système biochimique central de toute la vie sur Terre présente-t-il
des emboîtements ?
Oui, mais il y a deux types d’emboîtement, ce qui est source de
confusion. Pire, ces deux types suggèrent des séquences d’événements
différentes pour les débuts de l’évolution. Voyons ce dont il s’agit.
Selon le premier point de vue, la poupée la plus proche du noyau est
l’ADN. C’est elle qui renferme la quintessence de l’organisme, le contrôleur
ultime, l’information génétique. Au-dehors de l’ADN se trouve la poupée
d’ARN, puis, encore plus à l’extérieur, la poupée des protéines et celles
correspondant aux produits plus ou moins directs de l’activité des
protéines, des structures de contrôle plus distantes, dont les membranes.
Cette couche est facile à voir à l’intérieur du noyau. On y parvient en se
demandant : « Que faut-il pour contrôler quoi ? » La réponse est toujours,
en dernière analyse, l’ADN, ce qui laisse penser que l’ADN est apparu en
premier.
Mais on peut regarder cette organisation sous un autre angle : non plus
par la lorgnette de la salle du Conseil d’administration, l’instance de
contrôle, mais en étudiant le plan de l’usine. Non plus en se demandant : «
Qu’est-ce qui contrôle quoi ? », mais : « Qu’est-ce qui fabrique quoi ? »
Nous appellerons cela l’instance d’approvisionnement d’une organisation.
L’instance d’approvisionnement d’un noyau central peut se trouver
dans ce que l’on appelle les voies métaboliques primaires. Ce sont les
séquences de procédures utilisées pour assembler et démonter les
microcomposants moléculaires comme les acides aminés, les nucléotides,
les lipides, etc., qui sont aujourd’hui ces « molécules de la vie »
universelles.
L’organisation de ces voies métaboliques primaires ressemble au plan
des rues d’une petite ville. L’instance d’approvisionnement du noyau
central est manifestement emboîtée, au moins à un niveau : le noyau
luimême a un centre, centre commercial ou place du marché, zone
accessible à pied où l’on peut acheter et vendre les marchandises
essentielles. Les axes principaux rayonnent à partir du centre (certains sont
à sens unique vers le centre ou la périphérie, d’autres à double sens).
Dans le centre des centres, sur la place du marché biochimique, on fait
commerce de sous-composants. Il y a de tout petits fragments de
molécules produits par l’éclatement des « molécules de la vie » plus
grandes et qui sont également utilisés pour fabriquer ces molécules. Chez
les animaux supérieurs comme nous-mêmes, un certain nombre de
procédés de fabrication sont tombés en désuétude ; mais globalement
parlant chacune des « molécules de la vie » peut être fabriquée à partir de
n’importe quelle autre, par une série convenable de séparations et de
regroupements, en suivant un chemin qui permet de se rendre à l’intérieur
de la zone centrale et un autre qui permet d’en sortir.
Quelles sont ces molécules entremetteuses les plus centrales ? On en
compte à peu près une douzaine : elles contiennent toutes des atomes de
carbone, d’hydrogène et d’oxygène ; quelques-unes possèdent également
un groupe phosphate. L’une d’elles, l’acétyle (il s’agit en réalité d’une
partie de molécule), est accrochée à un atome de soufre.
L’azote est curieusement absent de ces régions. Cela constitue une
différence frappante entre l’instance d’approvisionnement et l’instance de
contrôle. L’azote est omniprésent dans l’instance de contrôle : dans l’ADN,
l’ARN et les protéines.
Au niveau de l’instance d’approvisionnement, les acides aminés sont à
une poupée de distance au moins de la région centrale du noyau. Huit
d’entre eux peuvent être fabriqués assez facilement à partir des
souscomposants essentiels, en ajoutant de l’azote sous forme d’ammoniac
(entre autres manipulations). Ils constituent une couche supplémentaire
dans l’instance d’approvisionnement. Les nucléotides sont situés bien plus
à l’extérieur, et ont besoin, entre autres, de deux des acides aminés
intérieurs pour être fabriqués. Les nucléotides sont vraiment très loin du
centre. Environ dix-huit opérations distinctes, faisant appel à autant
d’enzymes, sont nécessaires pour fabriquer un des nucléotides de l’ADN.
Mais tout cela fait encore partie de l’intérieur de l’instance
d’approvisionnement commune à tous les organismes vivant aujourd’hui
sur Terre.
Parce qu’il est facile de convertir entre eux les sous-composants les
plus centraux, il est difficile de dire où se situe exactement le centre, tout
comme il peut être difficile de décréter où se situe exactement le centre
d’une ville. (Est-ce l’hôtel de ville, le bureau de poste, le monument aux
morts, ou la grand-place ?) Il s’agit le plus souvent d’une question de pure
forme, car le véritable centre est une zone et non un point précis. Si
néanmoins nous cherchons l’équivalent de l’ADN pour l’instance
d’approvisionnement des organismes, si nous voulons qu’une substance
unique trouve sa place exactement au centre des poupées imbriquées,
alors je retiendrai comme candidat le dioxyde de carbone. Il ne représente
pas la source directe de carbone pour tous les organismes, mais pour les
plantes et c’est donc la source ultime de carbone pour tous les organismes
: et s’il n’est pas en réalité situé au centre, même chez les plantes (le
principal lieu d’approvisionnement se trouve légèrement en dehors de
l’axe principal), le dioxyde de carbone est lié d’assez près à toutes ces sous-
composants essentiels, chimiquement parlant. (Ceux-ci contiennent une
proportion relativement élevée d’atomes d’oxygène.)
Nous voici devant un dilemme. L’examen de l’instance de contrôle des
organismes suggère que l’ADN a été la première substance de la vie, alors
que l’examen de l’instance d’approvisionnement conduit à une conclusion
tout à fait différente, à savoir qu’au début il y avait quelque chose d’assez
simple qui ne contenait pas d’azote et qui ressemblait fort au dioxyde de
carbone.
Pièces manquantes
« Je ne dis pas que nous avons résolu l’énigme, loin de là ! Mais quand
nous aurons retrouvé l’haltère manquant… – L’haltère !
– Mon Dieu, Watson, est-il possible que vous n’ayez pas deviné que
toute l’affaire tourne autour de cet haltère absent ! Allons, allons ! Ne
prenez pas une mine de chien battu, car entre nous je ne crois pas que
l’inspecteur MacDonald ou l’excellent spécialiste local aient évalué à sa
juste valeur l’importance exceptionnelle de ce détail. Un haltère,
Watson ! Un seul haltère ! Considérez un athlète avec un seul haltère.
Représentez-vous le développement unilatéral, le risque évident d’une
déviation de la colonne vertébrale ! C’est choquant, Watson :
choquant, voyons ! »
Cette structure pourrait sembler paradoxale si l’on vous disait qu’elle a été
créée par une succession de petites modifications, pierre par pierre.
Comment peut-on construire graduellement une voûte de ce type ?
Grâce à un échafaudage. Dans cet exemple, on aurait pu utiliser un
échafaudage en pierres. On aurait commencé par construire un mur, pierre
par pierre :
Ensuite on aurait enlevé les pierres pour ne conserver que la structure
« paradoxale ». Y a-t-il une autre façon de procéder qu’en utilisant un
échafaudage ? Peut-on expliquer autrement les maillons complexes qui
unissent les sous-systèmes des organismes, qui font que chacune des
parties dépend des autres, sinon en supposant qu’il existait auparavant des
éléments aujourd’hui disparus ?
Nulle part ailleurs qu’en brichimie la collaboration entre composants
n’est aussi étroite. Prenons une molécule – n’importe laquelle. L’acide
aspartique, par exemple, un cas aussi bon qu’un autre. L’acide aspartique
est l’un des vingt acides aminés des protéines. Il entre donc dans la
composition de pratiquement toutes les enzymes. Donc, toutes les
réactions chimiques qui se produisent dans la cellule dépendent de la
présence d’acide aspartique, ce qui signifie que toute molécule fabriquée
par la cellule dépend de cette molécule. Mais, comme cela se produit
souvent, cette molécule est également utilisée comme bloc de
construction pour des tas d’autres molécules, par exemple pour certaines
des lettres de l’alphabet des nucléotides. Et, bien entendu, les lettres de
nucléotides ont une importance cruciale… Prenez une autre molécule,
n’importe laquelle, de la série centrale, et demandez-vous : « A quoi sert-
elle ? » Vous obtiendrez le même résultat : il y aura plusieurs réponses
immédiates et, en tenant compte des effets plus indirects, vous vous
apercevrez que toutes les molécules sont nécessaires, à un degré ou à un
autre, à toutes les autres molécules.
Cette architecture est bien plus complexe qu’une voûte, parce qu’une
« pierre » ne soutient pas deux autres pierres, mais plusieurs : c’est une
voûte à plusieurs dimensions et pour cette raison encore plus immuable. Si
l’on touche à quoi que ce soit, l’édifice s’écroule. Lorsque l’on considère les
interdépendances de la biochimie centrale des organismes, on voit bien
pourquoi la biochimie est désormais si figée et pourquoi cela dure depuis si
longtemps. La question difficile est de savoir comment une voûte d’une
telle complexité a pu évoluer pierre par pierre.
Pensez aux masses d’évolution qui ont dû être mises en =ouvre pour
construire la machinerie indispensable à la fabrication des protéines
(décrite à la fin du chapitre 4). Songez à tout ce qui a été sélectionné et à
tout ce qui a été rejeté par suite de l’incroyable sophistication et de la
complexité de ce qui en a résulté. L’évolution du code n’est qu’un aspect
du problème, même si c’est un des éléments les plus importants. Songez à
ce que présuppose l’existence d’un code convenu. Essayez d’imaginer la
situation qui permettrait l’évolution de cette chose si complexe et si figée,
qui semble, en outre, aussi inévitablement figée et aussi irremplaçable que
notre appareil biochimique central. Quelle qu’ait été la situation, elle a dû
se présenter de façon très différente d’aujourd’hui.
Il est certain qu’il y a eu un « échafaudage ». Avant que les multiples
composants de la biochimie actuelle aient pu s’appuyer les uns sur les
autres, ils ont dû s’appuyer sur quelque chose d’autre.
Nous nous retrouvons en terrain connu. Nous continuons à défendre
l’idée qu’à un stade antérieur de l’évolution, avant la vie telle que nous la
connaissons, d’autres types de systèmes ont évolué, d’autres organismes
ont réussi à inventer notre propre système.
Mais comment le contrôle a-t-il été transmis d’un système ancien à un
système nouveau ? Si nous parvenions à imaginer cela, ne serions-nous pas
tout simplement ramenés au problème précédent (nous l’aurions
simplement déplacé dans le temps, encore plus loin de notre regard) ? La
réponse à la première question est : oui ; la réponse à la seconde est : non.
Commençons par la première.
La longue corde
L’idée essentielle développée au chapitre 2 était que l’évolution est
une élaboration d’information génétique. Si les messages génétiques
peuvent avoir un quelconque effet, c’est qu’ils doivent constituer un
élément d’appareillage : il faut qu’ils donnent naissance à des phénotypes
d’organismes. Mais ceci est à strictement parler la deuxième partie de
l’argumentation : les messages sont venus en premier parce qu’ils sont les
seuls aptes à survivre à long terme ; seuls les messages sont capables
d’exprimer la continuité à long terme des lignées de successions ; ils sont la
seule chose dont on peut dire qu’elle évolue.
Les lignées de successions ne sont pas des monofilaments. Ce qui se
transmet de génération en génération est un groupe de messages, c’est-
àdire un groupe de gènes. Ce qui évolue sont les groupes de gènes et ces
groupes peuvent changer non seulement par suite des modifications
subies par leurs membres, mais aussi par ajouts et effacements.
Une longue lignée est donc une corde constituée, comme la plupart
des cordes, de longues fibres superposées. Il n’est pas nécessaire que
chaque fibre aille d’une extrémité de la corde à l’autre. Les gènes viennent
puis s’en vont.
Le fait que tous les gènes d’un organisme soient constitués du même
matériau et fonctionnent de la même façon représente un avantage
administratif important. Une fois que l’on dispose d’une substance comme
une protéine (on peut pratiquement tout faire à partir d’une protéine)
cette simplicité sophistiquée prend tout son sens. Nous n’avons qu’une
seule forme de vie à étudier et ses organismes sont toujours vraiment
homo-gènes (le jeu de mots est volontaire). Mais il s’agit certainement là
d’un facteur fortuit et non crucial. C’est certainement une bonne idée ;
mais il aurait pu en être tout autrement. Les raisons pour lesquelles un
groupe de gènes peut réussir n’exigent pas comme principe l’uniformité de
la substance génétique ou l’identité des modes d’action des gènes. Il est
nécessaire qu’ensemble ils puissent produire un phénotype qui tourne à
leur avantage mutuel. C’est tout.
Un moyen simple par lequel l’appareil de contrôle central des
organismes aurait pu être remis à jour est la « relève progressive ». Une
corde en fibres de chanvre peut se transformer progressivement en une
corde ne contenant que des fibres de sisal, les fibres de chanvre
disparaissant au profit des fibres de sisal. De la même façon, une lignée
d’organismes dont les gènes sont faits d’une certaine matière peut se
transformer progressivement en une lignée d’organismes basés sur un
matériel génétique tout à fait différent, grâce à une « relève » génétique.
L’idée d’une relève génétique aux débuts de l’évolution ne fait pas que
déplacer le problème de l’origine de la vie, parce que les premiers
systèmes de contrôle génétiques n’avaient évidemment pas – ne
pouvaient pas avoir – cette organisation paradoxale, « en voûte », qui est à
la source de tous nos problèmes. Il s’agit d’un « échafaudage », édifiable
pièce par pièce. L’énigme de l’origine de la vie revient, avant tout, à
rechercher ces pièces manquantes, en commençant par les toutes
premières. De quoi disposonsnous pour aller de l’avant ?
Cristaux
« J’ai pour vieille maxime que, une fois l’impossible exclu, tout le reste,
même l’improbable, est vérité. »
Sous-saturation – saturation –
sursaturation
Commençons par verser du sel dans une éprouvette qui contient de
l’eau. D’abord le sel se dissout et, tant qu’il continue à le faire, on dit que
la solution est sous-saturée en sel. Mais à partir d’un certain point le sel ne
se dissout plus lorsqu’on agite, même si l’on attend. On dit alors que l’eau
est saturée en sel, qu’elle forme une solution saturée. Il est bien connu que
certaines substances sont plus solubles dans l’eau (par exemple) que
d’autres. Autrement dit, les solutions saturées de diverses substances dans
un solvant donné (comme l’eau), à une température donnée contiendront
différentes quantités de ces substances. Le pentahydrate de thiosulfate,
par exemple, est très soluble dans l’eau ; on peut en dissoudre un
kilogramme dans un litre d’eau à température ambiante. Il en va de même
pour le sel de cuisine ; vous pourrez en dissoudre environ 370 grammes
dans un litre à température ambiante. Et la poudre de verre ? Insoluble,
diront la plupart des gens, mais ce n’est pas vrai. La poudre de verre ne se
dissout que lentement, mais un litre de solution saturée en verre de silice
contiendra environ un dixième de gramme de silice dissous, à température
ambiante. Même le sable de quartz pur, une forme cristalline de silice, se
dissout dans une proportion de 6 par million, soit environ 6 milligrammes
(millièmes de gramme) dans un litre d’eau à température ambiante.
La sursaturation signifie qu’il y a plus de matière dissoute qu’il n’en
faut. Il existe différents moyens d’aboutir à cette situation, dont l’un des
plus simples a été mis en œuvre dans l’expérience précédente : porter une
solution à haute température, où la solubilité est plus élevée, puis faire
baisser la température. On obtient facilement les solutions de
pentahydrate de thiosulfate de cette façon : la solution froide sursaturée
ne sait littéralement pas quoi faire. On doit le lui « dire » en lui ajoutant un
morceau de cristal dont les éléments (au nombre de plusieurs milliards)
possèdent déjà la structure caractéristique des cristaux. La solution doit
être ensemencée.
Il est évidemment plus difficile de démarrer de nouveaux cristaux que
d’en ajouter à un cristal déjà existant. Les très petits cristaux ne tiennent
en effet pas très bien ensemble ; car ils sont un peu plus solubles que les
cristaux plus gros. Une solution sursaturée en gros cristaux peut
néanmoins être sous-saturée en cristaux minuscules qui devraient venir en
premier.
Nous allons y revenir dans un moment.
Lorsque nous parlons de la structure d’un cristal, par exemple de la
structure d’un cristal de pentahydrate de thiosulfate, nous faisons allusion
à un arrangement particulier d’éléments en trois dimensions, tels des
caissons superposés en de gigantesques piles dans un entrepôt, qui
rempliraient l’espace de façon économique, tous empilés de façon
identique. Le pentahydrate de thiosulfate est constitué de trois types
d’éléments : des ions sodium, qui sont des atomes de sodium porteurs
d’une charge électrique positive, des ions thiosulfate, molécules formées
de deux atomes de soufre et trois atomes d’hydrogène et portant deux
charges négatives, et enfin des molécules d’eau. Ces trois types d’éléments
se présentent dans la proportion 1:2:5.
Les cristaux se regroupent à une vitesse étourdissante (songez que le
nombre d’éléments dans les cristaux que nous avons fabriqués excède le
nombre de millisecondes depuis la naissance de la Terre). Tout aussi
étonnante est la précision de l’arrangement interne, qui se traduit par la
structure régulière typique des cristaux. Comment peut-elle surgir à partir
de collisions aléatoires de molécules ?
Le secret de cette précision, ainsi que de celle de toutes les formes
d’auto-assemblage, réside dans la réversibilité des forces qui assurent la
cohésion des unités. Même dans un cristal en train de croître, les
processus de croissance et de dissolution ont lieu simultanément. Des
unités s’ajoutent au cristal à partir de la solution ; mais en même temps
des unités qui sont déjà dans le cristal se décrochent sous l’effet de
l’agitation thermique et en raison de leur attraction pour les molécules
d’eau de la solution. Il s’agit d’un équilibre dynamique. Si la solution est
saturée, cela veut simplement dire que les éléments qui s’accrochent au
cristal sont exactement compensés par ceux qui s’en décrochent. Si la
solution est sursaturée, cela veut dire que le processus d’addition se
déroule un peu plus vite que dans une solution sous-saturée où le
processus de soustraction domine. Mais bien entendu les unités n’ont pas
d’yeux. Elles se placeront souvent n’importe comment et le fragment de
cristal ainsi produit s’en trouvera déstabilisé, et dans son voisinage le
processus de dissolution se déroulera un peu plus vite. Si le niveau de
sursaturation n’est pas trop élevé, la dissolution locale du fragment de
cristal mal construit a des chances d’être plus rapide que la vitesse
générale de formation du cristal.
Le niveau de sursaturation est manifestement important pour que ce
type de mécanisme de correction d’erreurs fonctionne convenablement. Si
le niveau est très élevé, la vitesse de formation des nouveaux cristaux par
addition d’unités à partir de la solution surpeuplée sera de loin supérieure
à la vitesse moyenne de dissolution et pourra même dépasser la vitesse de
redissolution d’un morceau de cristal imparfait. On peut l’exprimer d’une
autre façon : pour que le mécanisme de correction d’erreurs puisse opérer,
la solution doit être sursaturée par rapport au cristal parfait, mais
soussaturée par rapport au cristal imparfait. Mais ce qui se gagne d’un côté
se perd de l’autre : un faible niveau de sursaturation produira un taux de
croissance très lent, tandis que des niveaux plus élevés accéléreront le
rythme de croissance du cristal mais augmenteront aussi le nombre des
imperfections qui apparaissent dans les cristaux en croissance.
Un niveau de sursaturation suffisamment élevé donnera également
naissance à une « germination spontanée ». C’est à partir d’ici que peuvent
se développer de très petits et très imparfaits agrégats d’éléments. Ces
agrégats peuvent se produire par hasard, la plupart du temps sur les
surfaces du récipient qui les contient ou sur les particules de poussière,
pour démarrer les processus de croissance de cristaux sans ajout d’aucun
cristal d’ensemencement.
Même si l’on n’a qu’une idée vague de la façon dont un gène cristallin
peut contenir et dupliquer une information complexe, on peut voir à
l’avance qu’une condition sera nécessaire : un niveau de sursaturation
approprié (probablement plutôt bas). La raison en est que l’assemblage de
nouvelles unités dans un cristal nouveau doit être précis et il ne doit avoir
lieu que dans un cristal bien formé déjà présent.
Une autre condition nécessaire (mais insuffisante) est que les gènes
cristallins doivent « se reproduire », dans le sens où les cristallographes
utilisent ce terme : c’est-à-dire que les cristaux doivent se briser lorsqu’ils
croissent de façon à créer de nouvelles semences, comme le montre de
façon particulièrement saisissante l’expérience avec le pentahydrate. En
examinant dans le détail comment cela se produit (préservation et
transmission de l’information) nous obtiendrons un certain nombre
d’exemples qui seront illustrés au chapitre 12. Entretemps, il existe
d’autres indices pour la question des niveaux appropriés de sursaturation.
Cristallisation continue
Comment un faible niveau de sursaturation peut-il se maintenir
(pendant, disons, un million d’années) ?
Pas de la façon dont nous avons procédé avec les cristaux de
pentahydrate. La sursaturation était élevée au moment où nous avons
commencé et a chuté au cours de la cristallisation. Puis le processus s’est
arrêté sous nos yeux. Comment pourrait-on faire durer indéfiniment une
cristallisation ?
Nous aurions pu maintenir la croissance des cristaux de pentahydrate
aussi longtemps que nous l’aurions voulu en remplaçant l’éprouvette par
ce que l’on appelle un système ouvert, c’est-à-dire un récipient avec une
entrée et une sortie. Plus précisément, il nous faut un récipient dans lequel
rentre de manière constante une solution avec un certain degré de
sursaturation et dont les cristaux en suspension sont évacués en
permanence. On appelle ce dispositif un cristallisateur continu et on
l’utilise pour produire commercialement des cristaux selon un processus
de croissance constante.
Si notre but n’est pas de produire des cristaux mais de maintenir
indéfiniment un processus de cristallisation (nous sommes des jardiniers
plutôt que des fermiers), il est raisonnable de réintroduire le matériau
évacué dans le système. Les cristaux en suspension qui s’en vont sont
chauffés puis refroidis, et réintroduits dans le système en tant que solution
sursaturée. (L’ensemble du dispositif constitue alors un cycle fermé, qui
n’a besoin pour fonctionner que d’un apport d’énergie, mais chaque partie
du système reste un système ouvert.)
Nous allons ainsi non seulement obtenir la croissance et la
reproduction (« multiplication ») des cristaux, mais aussi mettre en
évidence leur mortalité. Tout cristal sera tôt ou tard emporté par le tuyau
d’évacuation et l’ensemble du processus ne continuera à fonctionner que
par formation simultanée de nouveaux cristaux – et seulement par
reproduction si le niveau de sursaturation est suffisamment bas.
Ce cristallisateur cyclique continu est une analogie microcosmique de
l’ensemble de la vie sur Terre. Tous les organismes concevables vivent
dans un système ouvert dans une situation similaire à celle des cristaux
dans notre cristallisateur cyclique continu. Il doit y avoir dans chaque cas
apport constant de matière et d’énergie – nourriture ou lumière solaire,
etc. pour des organismes, ou une solution « amorcée » (sursaturée) pour
les cristaux.
On commence peut-être à entr’apercevoir ici le cadre général de la
situation requise pour les organismes simples qui dépendent des processus
de croissance des cristaux. Pour être durables, ils doivent vivre dans un
cristallisateur continu. De nombreuses créatures marines actuelles, par
exemple, dépendent de la sursaturation de l’eau de mer en carbonate de
calcium (chaux). Ces créatures « ensemencent » ensuite ingénieusement la
formation de cristaux de carbonate de calcium pour fabriquer leurs
coquilles, etc.
Il en va de même des organismes récents dont les composants
inorganiques sont situés surtout à leurs limites extérieures (dans les
poupées russes extérieures). Des organismes plus sophistiqués peuvent
utiliser de l’énergie pour obtenir en leur sein les niveaux de sursaturation
convenables (comme nous le faisons sans doute nous-mêmes pour
fabriquer nos os et nos dents). Mais nous pouvons admettre, me semble-t-
il, que le lieu de loin le plus propice à l’éclosion du premier organisme
reposant sur des processus de croissance de cristaux serait un
cristallisateur continu – une solution maintenue (tout juste ?) au bon
niveau de sursaturation au moyen de flux d’entrée et de sortie appropriés.
La mer en est un bon exemple, mais aussi de nombreux autres sites sur
Terre, comme nous allons le voir.
S’il n’est pas absurde de penser qu’un cristal formé d’unités simples
peut représenter l’alternative « basse technologie » à l’ADN ; s’il existe, ou
s’il peut exister, quelque chose qui ressemble à un gène cristallin, alors la
Terre est exactement le genre de lieu où nous pourrions en trouver. Mais,
si nous voulons rendre cette idée plus crédible, il nous faudra être un petit
peu plus précis.
« Cette fois-ci la leçon que vous devez tirer est qu’il ne faut jamais
perdre de vue l’autre hypothèse… »
CHAPITRE 11
Comment ?
Il ne fait aucun doute que les structures argileuses s’auto-assemblent,
au sens où elles ne résultent ni d’un processus spécialement conçu par les
organismes, ni de conditions géochimiques bizarres. Ce sont des matériaux
de « technologie zéro » ; ils représentent des manières dont leurs unités «
veulent » se trouver dans un grand éventail de conditions (d’humidité) à la
surface de la Terre. (En fait il semble que cette forte pulsion dépasse les
frontières de la Terre : on trouve des silicates en couches dans quelques
météorites et on soupçonne fortement leur présence à la surface de
Mars.) Que se passe-t-il lorsqu’un minuscule cristal d’argile s’auto-
assemble ?
Lorsque des soldats se mettent en rangs, ou lorsque le savon et les
molécules d’eau forment des bulles, ou lorsque les molécules de sucre
forment des cristaux, on voit clairement quelles sont les unités. Dans
chacun de ces cas, les unités libres (soldats, molécules), se regroupent
simplement d’une façon ou d’une autre sans subir elles-mêmes
d’altération. Au contraire, lorsqu’une protéine ou une chaîne d’ADN se
forme, les unités de départ ne sont pas exactement celles qui constituent
la chaîne produite par leur assemblage : des morceaux des unités initiales
doivent se briser au cours du processus de fabrication de la chaîne (cf. le
chapitre 4 et l’appendice 1). La formation de couches d’argile ressemble, à
cet égard, à la formation de protéines ou d’ADN. Les unités à partir
desquelles les argiles cristallisent sont de l’acide silicique et des ions
métalliques hydratés (voir l’appendice 2) ; en outre, pour que ces unités
s’assemblent il faut que des molécules d’eau soient éjectées. (C’est
seulement ainsi que les « boutonspression » appropriés peuvent être
ouverts pour qu’une nouvelle structure fermement liée se forme – cela est
expliqué dans l’appendice 2.)
Mais la fabrication d’une couche d’argile ne ressemble pas du tout –
pour ce qui est d’autres aspects essentiels – à celle d’une chaîne de
protéines ou d’ADN, parce que l’argile se forme par auto-assemblage, par
pure cristallisation. En premier lieu le processus est strictement réversible :
le résultat net, assemblage ou désassemblage, comme toujours dans les
processus de cristallisation, dépend de la sursaturation ou non des
solutions qui entourent le cristal. Il n’est donc pas indispensable que les
unités soient amorcées. La seule condition nécessaire est que la solution
soit amorcée (c’est-à-dire sursaturée). La Terre semble exceller à fournir
des solutions convenablement amorcées pour les argiles, si l’on en juge
par les grandes quantités d’argile qui ont été fabriquées depuis le début
des temps. (Regardez simplement une rivière en crue.)
Une autre différence résulte directement du fait que la croissance des
cristaux est une opération de remplissage de l’espace. Il est probable qu’en
se regroupant pour remplir l’espace, les unités doivent faire preuve de plus
de perspicacité qu’en se liant en une chaîne zigzaguante. Imaginez un
cristal tridimensionnel de boules de billard – plusieurs plans serrés empilés
les uns sur les autres – et songez ensuite simplement aux ravages que
provoquerait l’insertion d’une balle de tennis quelque part au milieu. Dans
les cristaux réels, les mécanismes de correction d’erreurs dont nous avons
parlé au dernier chapitre ont peu de mal à détecter les erreurs de ce
genre.
Enfin, au cours de la croissance d’un cristal, quelle que soit la
réversibilité des liaisons à la surface et au contact de l’eau, les liaisons qui
se trouvent enfouies à l’intérieur et loin de l’eau n’ont plus les moyens (ou
les coudées franches) pour se modifier facilement aux températures
ordinaires. Comme les concubines, elles deviennent fidèles par manque
d’opportunités.
« – Je crois, Holmes, que c’est un peu tiré par les cheveux ! murmuraije
en hochant la tête.
Il avait bourré une nouvelle pipe sans avoir prêté la moindre attention
à mon commentaire.
– L’application pratique de ce que je viens de dire touche de très près
le problème sur lequel j’enquête. J’ai affaire avec un écheveau
emmêlé, et je cherche un bout de fil. »
CHAPITRE 12
Gène-1
« Je vais vous dire quelque chose qui pourra vous être utile. Il y a eu
assassinat. Le meurtrier est un homme. Il a plus d’un mètre
quatrevingts ; il est dans la force de l’âge ; pour sa taille, il a de petits
pieds ; il porte des brodequins à talons carrés ; et il fume des cigares de
Trichinopoli. Il est venu ici, avec sa victime, dans un fiacre, tiré par un
cheval qui avait trois vieux fers et un neuf à la patte antérieure droite.
Selon toute probabilité, le meurtrier a un visage haut en couleur ; et les
ongles de sa main droite sont remarquablement longs. Je ne vous
donne que ces quelques indications, mais elles pourront vous être
utiles. »
Je vais vous dire quelque chose qui pourra vous être utile par-dessus
tout pour résoudre l’énigme de l’origine de la vie. Les premiers organismes
contenaient des gènes. Ces gènes étaient, en toute probabilité,
microcristallins, inorganiques et minéraux. Ils se cristallisaient sans cesse à
partir de solutions légèrement sursaturées, maintenues sur de longues
périodes de temps, quelque part au voisinage de la surface de la Terre. Je
ne vous donne que ces quelques indications, mais elles devraient être
utiles.
On obtient des indications supplémentaires en réfléchissant de
manière plus approfondie à la nature du matériel génétique. Le matériel
génétique, même le tout premier, doit être à coup sûr une chose
singulière, puisqu’il doit contenir et reproduire une information
susceptible de mutations qui affectent sa propre survie… Comme je l’ai
déjà dit, un gène cristallin n’est certainement pas n’importe quelle sorte de
cristal.
Le fait qu’un gène cristallin doit contenir de l’information nous dit
immédiatement qu’il ne peut pas avoir une structure entièrement
régulière. Il s’agit d’une remarque d’ordre tout à fait général. Un livre
composé de caractères régulièrement disposés… abcabcabcabcabcabc…
par exemple, ligne après ligne, n’a qu’un maigre contenu, – même si on
pense que l’auteur a décidé d’écrire en code. Au contraire, une séquence
d’allure aléatoire est susceptible de véhiculer de l’information, pour autant
que l’on puisse la déchiffrer. Des « A » éparpillés dans tous les sens sur une
page peuvent être porteurs d’information, à condition bien sûr que les
lettres n’aient pas été disposées au hasard. Les orientations et les positions
des « A » sur une page pourraient fort bien représenter un message codé
d’un type particulier.
Les pages d’un livre sont des exemples typiques de structures
d’information parce qu’elles sont à la fois régulières et irrégulières. Les
lettres sont disposées sur des lignes, elles ont en gros la même taille et
sont toutes orientées vers le haut : en cela, elles présentent des
régularités. Il existe des régularités plus subtiles dans les séquences de
lettres, qui sont plus ou moins régies par les règles de grammaire, etc. :
mais elles ne sont pas complètement rigides et c’est précisément en cela
qu’elles véhiculent de l’information. En général, on peut dire de n’importe
quelle structure d’information que plus elle semblealéatoire, plus elle
contient d’information.
La nécessité de caractéristiques irrégulières fixées apparaît donc
clairement. Mais quel est l’élément commun à cette régularité qui
caractérise à la fois les structures d’information des pages imprimées et
celles des molécules d’ADN ?
C’est sûrement le fait que les régularités facilitent le traitement de
l’information – les pages sont plus faciles à imprimer, les molécules d’ADN à
reproduire, et les deux sont plus faciles à lire.
En réalité, l’ADN n’a qu’une capacité d’information fort limitée puisque
sa structure n’a pas beaucoup de possibilités de variation – il y a tout au
plus une possibilité sur quatre pour chaque série de soixante atomes
environ. Cela peut sembler étrange à première vue pour un tel stockage
d’information, mais on ne tarde pas à s’apercevoir qu’on atteint vite une
capacité d’information tout à fait remarquable. Il est facile d’être
irrégulier. Le problème pour une molécule est de posséder des
irrégularités spécifiques à la fois reproductibles et significatives. Donc, si la
régularité nous est utile ici – par exemple, si la duplication de l’ADN est
facilitée par l’uniformité de ses éléments connecteurs (voir ici) – alors ne
vous tracassez plus : elle contribue tout simplement à résoudre la partie
véritablement difficile du problème.
En conséquence, lorsque l’on s’intéresse à la nature des gènes
primitifs, on devrait peut-être songer à des structures qui présentent une
plus grande régularité que les molécules d’ADN – leurs irrégularités pouvant
n’être que des modulations occasionnelles d’un motif répétitif sous-jacent.
Cela nous ramène aux cristaux, car ils possèdent précisément cette
caractéristique : ils ont une structure cristalline sous-jacente sur laquelle
viennent se greffer des défauts. En gros, la structure cristalline est
caractéristique du matériau ; la structure des défauts est ce qui caractérise
chaque cristal, elle est faite d’irrégularités de différentes sortes. En raison
de leur structure de défauts, on est pratiquement assuré de ne pas trouver
deux grains de sable de quartz identiques sur les plages de la Terre.
Essayons de réfléchir aux défauts d’un cristal qui pourraient se reproduire
au cours de sa croissance.
Un cristal parfait ne peut être qu’une fiction, car c’est une
configuration tridimensionnelle infinie d’unités. Le caractère fini et les
formes particulières des cristaux sont donc déjà des défauts (tant pis si
cette description vous semble bien peu positive). Certes, chaque cristal a
une forme et une taille caractéristiques, qui peuvent être considérées
comme porteuses d’une information spécifique. Pour les minuscules
cristaux d’argile, elles jouent un rôle déterminant dans leurs propriétés à
grande échelle : la forme et la taille ont en quelque sorte une «
signification » directe. L’aspect « sémantique » de l’information génétique
fera l’objet du prochain chapitre ; nous allons maintenant nous intéresser à
une autre caractéristique essentielle : la duplicabilité.
La forme et la taille d’un cristal sont-elles duplicables ? On voit mal
comment une forme tridimensionnelle arbitraire et une certaine taille
peuvent être reproduites au cours de la croissance d’un cristal : mais une
forme et une taille bidimensionnelles – une section transversale – peuvent
parfaitement l’être. Il suffirait que les cristaux croissent suivant une
direction donnée et se brisent (seulement) suivant cette direction :
Très souvent, les cristaux croissent bien plus vite dans certaines
directions, et prennent des formes en aiguille ou en colonne. Très souvent,
les cristaux se brisent dans certaines directions : donc, nous n’avons
vraisemblablement pas besoin d’une combinaison bizarre de propriétés. La
kaolinite, minéral argileux fort répandu, se présente souvent sous la forme
de cristaux en colonnes qui grandissent et se brisent de cette manière. Ces
cristaux possèdent souvent des cannelures et des striures compliquées, et
cela suggère qu’une quantité importante d’« information de forme et de
taille » est reproduite à mesure qu’ils grandissent et se brisent.
Au-delà de cette observation, on peut penser que la complexité des
cannelures et des striures à la surface d’un cristal indique l’existence de
défauts internes dus au fait que des régions à l’intérieur du cristal ne sont
pas convenablement orientées les unes par rapport aux autres. Il s’agit
d’un défaut très courant chez les cristaux et en particulier chez les cristaux
minéraux. La forme la plus simple de ce défaut est appelée hémitropie. Un
cristal hémitrope ressemble à un tapis mal tissé dont on aurait tenté de
raccorder les motifs sans y parvenir correctement. L’absence de
raccordement suggérée par le rainurage de ces cristaux ressemble à la
configuration ci-dessous, où chaque couche de l’empilement en colonne
présente la même mosaïque désordonnée d’orientations :
Ces indices nous sont fournis par l’aspect général de certaines formes
de cristaux de kaolinite, appelées « vermiformes », en particulier lorsqu’on
les observe au microscope électronique. Aux rayons X, on obtient une
image similaire. On se souviendra que la structure d’un petit morceau de
kaolinite est directionnelle – elle possède une sorte de « motif fléché ».
Plus spécifiquement, ce motif peut être orienté selon n’importe laquelle
des trois orientations. (On trouvera plus de détails à ce sujet dans
l’appendice 2.) Dans un grand fragment d’une couche de kaolinite d’un
cristal de kaolinite réel, on trouve les trois orientations possibles : en
réalité, une couche donnée est constituée d’une mosaïque de morceaux
orientés de façons différentes, comme sur la figure ci-dessus.
On sait également, grâce aux études faites aux rayons X, comme nous
l’avons dit au chapitre précédent, qu’une orientation donnée dans un
cristal de kaolinite tend à se répéter dans toutes les couches situées au-
dessus et au-dessous d’elle. Nous disposons ici d’une explication détaillée,
plausible, non seulement des sections transversales compliquées des «
vermiformes » de kaolinite, mais aussi de la raison pour laquelle une
complexité particulière peut se maintenir sur plusieurs milliers de couches
: c’est parce qu’une couche nouvelle reproduit, au cours de sa croissance,
un motif contenant des défauts, une mosaïque d’orientations particulières
dans la couche située au-dessous d’elle.
Cela reste de l’ordre de la conjecture : mais il s’agit d’une conjecture
basée sur le mode de croissance normal des cristaux. Mais que deviennent,
m’objecterez-vous, les mécanismes de correction d’erreurs dont nous
avons tant parlé et qui sont censés agir sur les processus de croissance des
cristaux et les maintenir sur des rails ? Comment supportent-ils tous ces
défauts d’orientation ? Ne s’agit-il pas précisément du type de chose que
les mécanismes de correction d’erreurs sont censés éliminer ?
Dans ce cas particulier, en raison de la nature asymétrique de la
structure des couches de kaolinite, on a de bonnes raisons de penser que
la configuration en mosaïque est plus stable que la configuration où toutes
les flèches seraient orientées dans le même sens. Même ainsi, on pourrait
s’attendre à ce que l’action du mécanisme de correction d’erreurs
produise un motif régulier, idéal, tout ce qu’il y a de plus stable. Pour dire
les choses de manière plus générale, comme une critique de l’idée même
des gènes cristallins, il pourrait sembler que les processus par
tâtonnements qui sont censés permettre une duplication fidèle ne
s’appliquent qu’aux régularités dans les cristaux et non aux irrégularités
qui, seules, contiennent l’information. Du point de vue d’un cristal en train
de croître, toute « information » serait alors une erreur dont il faudrait se
débarrasser. (Vous ai-je fait faire tout ce chemin simplement pour vous
dire que la duplication de l’information par la croissance des cristaux est,
en fin de compte, impossible ?)
Pourtant, cette objection n’est sûrement pas rédhibitoire parce que
nous savons parfaitement en pratique que les cristaux produits à partir de
solutions réelles contiennent une multitude de défauts : de toute
évidence, les mécanismes de correction d’erreurs ne marchent pas à tous
les coups. Et nous en connaissons la raison (voir chapitre 10) : les solutions
n’atteignent pratiquement jamais des niveaux de sursaturation
suffisamment bas pour que le mécanisme de correction d’erreurs détecte
les défauts qui n’ont que peu d’effet sur la stabilité.
Admettons qu’une structure contenant de l’information de n’importe
quel type doive être « métastable », c’est-à-dire qu’elle doive être une
configuration fixe mais précaire, car elle ne constitue pas la configuration
la plus parfaitement stable possible (lorsqu’on parle de perfection, on se
réfère toujours à une chose unique) ; mais – et c’est là la solution du
problème – il n’y a pas de relation entre la quantité d’information que les
structures peuvent contenir et leur instabilité. Tout dépend de la manière
dont elles véhiculent l’information. Une structure un tout petit peu moins
stable que le cas idéal peut très bien contenir de grandes quantités
d’information. Les combinaisons des lettres dans ce livre, par exemple, ou
les séquences d’unités dans les molécules d’ADN, influent à peine sur la
stabilité des structures qui les portent.
On le voit, comme c’est d’ailleurs souvent le cas des « réfutations
fatales » de type théorique, l’objection à la notion de gènes cristallins a
finalement permis de clarifier une condition nécessaire : les défauts
contenant de l’information ne doivent avoir qu’un faible effet sur la
stabilité.
Comment reconnaître les structures de défauts qui sont de ce type ?
Observez la Nature : trouvez les types de défauts cristallins courants dans
les minéraux. Vous pourrez être certain qu’il s’agit de défauts qui affectent
peu la stabilité des structures les contenant. L’hémitropie est un défaut de
ce type : nous allons bientôt en rencontrer quelques autres.
Bien entendu, cette exigence de « métastabilité marginale » n’est
qu’un début. L’exigence suivante est on ne peut plus effrontée. Car non
seulement le défaut ne doit pas être éliminé lors de la croissance du cristal,
mais il doit être reproduit au cours du processus.
En fait, cela n’est pas si inconcevable. Il est souvent plus facile de
reproduire une irrégularité que de l’éliminer. Par exemple, dans un
carrelage, il suffit de placer un carreau trop à gauche pour que toute la
rangée se trouve décalée.
Imaginons un cristal hémitrope dont la surface est une mosaïque
d’orientations d’une certaine structure cristalline, comme sur le dessin,
mais supposons, pour simplifier, que la configuration la plus stable est
vraiment celle qui correspond à une orientation uniforme. Il suffirait alors,
pour éliminer l’irrégularité sur la couche suivante, que les éléments soient
alignés de la même façon. Nous, nous pouvons voir que cela permettrait
de supprimer le défaut pour aboutir à un type de cristal plus stable, mais
les éléments, eux, ne peuvent avoir ce genre d’intuition. Leur marche vers
la perfection peut aller tout à fait à l’encontre d’une stabilisation, car les
deux niveaux d’une série quelconque d’unités commenceraient par se
décaler par rapport à la couche inférieure, quelle que soit la perfection de
leur correspondance avec leurs voisins latéraux… Pour peu que les couches
soient très grandes, le nombre désastreux de décalages verticaux ne
parviendrait jamais à compenser l’amélioration (seulement occasionnelle)
de la correspondance avec les unités situées sur les côtés. « Si vous ne
pouvez les battre, rejoignez-les » semble être un des principes les plus
profonds de la croissance des cristaux.
Quelle leçon tirer de ce qui précède ? Si vous voulez par-dessus tout
que la duplication soit précise, sacrifiez la capacité d’information, utilisez
des zones étendues – écrivez en gros caractères.
Pour le moment nous n’avons parlé que de défauts physiques. Il existe
aussi des défauts chimiques, qui se manifestent par des irrégularités dans
les types d’atomes constituant une structure cristalline donnée. Le « tapis
» est régulier tant que l’on s’en tient aux orientations des motifs qui le
recouvrent, mais certaines des roses ont été remplacées par des
coquelicots. Rien n’empêche, bien entendu, d’écrire des messages sur un
tel tapis. De même, les substitutions d’atomes de métal qui interviennent
dans des argiles du type du mica offrent une multitude de possibilités de
stockage de l’information.
Les substitutions qui créent des charges négatives à l’intérieur des
couches de silicate des argiles sont particulièrement intéressantes. Un
arrangement spécifique de charges négatives dans une couche peut-il se
transmettre à une nouvelle couche qui se développe au-dessus d’elle ?
Cela paraît tout à fait vraisemblable. Souvenez-vous que les couches de
silicate chargées négativement sont séparées par des ions métalliques «
libres » chargés positivement, qui assurent la cohésion des couches. On
peut ainsi imaginer une charge négative dans la couche supérieure d’un
empilement, qui commence par attirer un ion positif « libre », puis attire
une autre charge négative vers cette position dans une nouvelle couche au
moment de sa formation. Pour étayer cette idée, on peut se référer à
plusieurs structures connues de silicates en couches dans lesquelles les
centres des charges positives sont précisément situés entre les centres de
charges négatives dans les couches supérieure et inférieure. Cela se
comprend bien d’un point de vue électrique, mais on ne peut, à partir de
ces cas, tirer la conclusion qu’il y a eu transmission de configurations
particulières de charge au cours de la croissance des cristaux.
Pour y voir plus clair il est nécessaire d’étudier les processus de
croissance des cristaux eux-mêmes. En 1981, Armin Weiss, de l’Université
de Munich, rapporta les résultats de travaux expérimentaux sur la
croissance des cristaux smectiques, où l’on avait fait croître de nouvelles
couches entre les couches des cristaux préexistants. Les nouvelles couches
avaient une densité de charge semblable aux couches entre lesquelles elles
s’étaient développées. En outre, ce type de transmission s’était maintenu
sur plus de vingt « générations ». Bien que les détails n’aient pas encore
été publiés, il est manifeste que les conditions nécessaires pour ces
expériences intéressantes étaient fort ingénieuses et compliquées.
Nous pouvons dire du type de procédé de copie décrit par Weiss qu’il
met la même quantité d’encre sur la copie qu’il y en avait sur l’original.
Cela est au moins une condition sine qua non pour tout procédé de
duplication directe ; une fois cela tenu pour acquis, on peut s’attendre à ce
que les caractéristiques globales – au moins – de la configuration des
charges puissent être reproduites par un procédé similaire. Mais nous ne
savons pas si tel est le cas : nous ne savons même pas quelle netteté peut
atteindre l’impression. Si la netteté est très grande, avec une copie de
chaque motif individuel, de chaque charge, d’une couche à une autre, alors
la faculté de duplication d’information reproductible est tout à fait
comparable à celle de l’ADN. Ce serait là un fascinant mécanisme de
fabrication, aux vastes conséquences ! Mais peut-être devons-nous
restreindre nos ambitions en ce qui concerne les substances génétiques
primitives. Ce qui compte pour le gène-1, c’est la fidélité, ce qui n’est pas
la même chose que la finesse du grain. Les erreurs, comme nous l’avons
vu, sont moins fréquentes avec une impression en grands caractères et les
conditions de fonctionnement sont sans doute moins rigoureuses.
La redondance (le caractère répétitif) de l’information est une autre
forme de prodigalité qui peut contribuer à l’amélioration de la sécurité de
l’information et de la fidélité de la copie : le cristal consisterait alors en une
série de copies multiples du message à imprimer. Le modèle de kaolinite
du gène cristallin, tel que nous l’avons considéré, possède cette
caractéristique : c’est un livre dont les pages contiennent toutes
exactement la même chose – un livre plutôt décevant. Mais bien que le
motif spécifique soit en deux dimensions, cette configuration fait quand
même partie d’un cristal tridimensionnel. Il est bien plus facile d’imaginer
dans ce cas une duplication précise, fondée sur les mécanismes de
correction d’erreurs à l’œuvre dans la croissance des cristaux. Les couches
uniques de silicate seraient, me semble-t-il, beaucoup trop souples pour
être facilement copiées : il serait préférable de disposer de la surface
stable d’un cristal assez épais, rigide, pour la duplication d’un motif sur
cette surface – motif qui présente toutes les garanties de sécurité parce
qu’on le retrouve sur tout le cristal.
Et tout le processus pourrait être plus nonchalant à différents égards.
Puisqu’il existe des copies en grand nombre, quelle importance si des
couches se dissolvent accidentellement ? Et lorsqu’on en vient à la
dernière phase du processus de duplication, la rupture, qu’importe à quel
endroit l’on coupe le jeu de cartes, puisque toutes les cartes sont
identiques ? On notera qu’il n’est nullement nécessaire de produire des
cartes « uniques », c’est-àdire des couches isolées : la rupture n’a jamais
besoin d’aller si loin. Et c’est peut-être mieux ainsi, pour une autre raison :
il est difficile de trouver des conditions qui soient compatibles à la fois avec
la séparation et avec la cristallisation des couches de silicate. Comment des
couches partiellement construites pourraient-elles tenir en place ?
Comment sauraient-elles quand il leur faudrait se séparer ? Les grands
empilements de couches n’auraient pas ce problème car, devenus trop
grands, ils finiraient simplement par se briser mécaniquement.
Poursuivons encore un peu ces réflexions générales avant de passer à
un autre type de gène cristallin. Penchons-nous d’un peu plus près sur la
question des dimensions.
On peut dire de façon informelle qu’une feuille de papier est un objet
bidimensionnel et un bout de ficelle un objet unidimensionnel. Bien sûr, ce
n’est pas tout à fait vrai, car tous les objets réels ont trois dimensions. Mais
quand nous dessinons sur une feuille de papier, nous n’« utilisons » que
deux dimensions, et quand nous froissons un morceau de papier nous
utilisons le fait qu’il reste une dimension dans laquelle nous pouvons le
faire. De même, sauf si vous êtes un tout petit insecte, il n’y a que deux
directions de déplacement sur une ficelle même si (grâce cette fois aux
deux dimensions qui restent) il y a de très nombreuses façons de l’enrouler
ou de la nouer. Nous pouvons désigner ces propriétés grossièrement
définies de « papiérité » et « ficellité » par le terme « dimensions
physiques ».
La dimension informationnelle est une notion plus abstraite, mais elle
est en général assez claire. L’écriture est une information à une dimension,
le plan d’un architecte une information à deux dimensions et la maquette
d’un bâtiment une information à trois dimensions.
Lorsque nous disons qu’une molécule d’ADNest un magasin
d’information à une dimension, nous voulons dire deux choses différentes
: on exprime ainsi d’abord le fait qu’une molécule d’ADN a le même aspect
physique qu’un morceau de ficelle, ensuite que l’information dans l’ ADN se
présente en une dimension, car il s’agit d’une séquence. D’autres
structures informationnelles sont moins nettes : par exemple cette page à
deux dimensions contient un message unidimensionnel ; une molécule
protéique tridimensionnelle peut aussi ne contenir qu’une séquence
d’information unidimensionnelle.
Et, bien entendu, les gènes cristallins dont nous venons de parler sont
des objets tridimensionnels contenant une information bidimensionnelle.
Toute l’idée, c’est qu’un gène cristallin convenable doit absolument être
un objet tridimensionnel, ses unités remplissant complètement l’espace de
sorte que les exigences de l’empilement constitueront le facteur décisif du
mécanisme de duplication par croissance cristalline. D’un autre côté,
l’information elle-même ne doit pas être tridimensionnelle pour être
facilement reproductible : pour un procédé de copie simple, il doit y avoir
une dimension en réserve dans laquelle l’information pourra être
reproduite.
Il doit être clair à présent que l’on peut concevoir un autre type de
gène de cristal approprié. L’information peut être unidimensionnelle et
être reproduite dans les deux dimensions restantes.
Au lieu de ce livre plutôt décevant dans lequel tout est écrit sur la
première page et dont toutes les autres pages sont identiques, pensez
maintenant à un livre plutôt ennuyeux où pratiquement rien n’est écrit sur
aucune page, un livre qui ne possède que deux ou trois pages standard, et
où l’information consiste en l’ordre d’empilement des pages. Limitons-
nous à deux types de pages : l’une ne contient que des « a » et l’autre des
« b ». Le message se lirait donc selon la direction de l’empilement, par
exemple, aababbaabbbaaabbaba. Si l’on se souvient de ce qui a été dit
plus tôt, les argiles en couches mixtes consistent en différents types de
couches souvent empilées de manière plus ou moins irrégulière.
Or il est tout à fait possible d’obtenir des séquences d’empilement
compliquées même avec un seul type de couche. Souvenez-vous encore
que la différence entre les polytypes ordonnés de kaolinite et de dickite
tient dans la façon dont des couches identiques sont superposées. (Le
motif a toujours la même orientation dans le cas de la kaolinite, alors que
les orientations sont alternées pour la dickite.) Imaginons des pages où ne
figureraient que des « a » mais où les lettres auraient des orientations
différentes, vers le haut ou vers le bas, selon les pages de la pile : par
exemple de la manière suivante aaaaɐɐɐaaaɐɐaaɐaɐɐɐɐaɐaɐɐa. Bien sûr,
une séquence désordonnée de ce type peut aussi contenir de
l’information. Et, comme nous l’avons remarqué plus tôt, les polytypes
désordonnés sont courants, on en rencontre souvent dans les minéraux
argileux, en particulier dans les minéraux argileux du type du mica.
La quantité d’information qui pourrait être stockée de cette façon
austère n’est aucunement triviale. Par exemple, s’il y a six façons
différentes de disposer les couches du type du mica l’une sur l’autre, une
pile de 140 couches pourrait en principe contenir autant d’information
qu’une série de 140 jets de dés – et nous avons vu qu’il faut prendre très
au sérieux ce type de complexité dans un message.
Si vous pensez encore que les séquences d’empilement sont un moyen
excessivement coûteux de stocker de l’information, songez à l’ADN.
Remplacez « page » par « paire de nucléotides » et vous verrez qu’il s’agit
de la même idée. Un insecte imaginaire (très petit), verra que l’ADN est une
double hélice à l’intérieur de laquelle se trouvent de minuscules couches
empilées les unes sur les autres, l’information consistant seulement dans
la séquence d’empilement de ces (quatre sortes de) couches. Dans un gène
cristallin approprié, possédant une information unidimensionnelle, les
couches auraient une grande étendue latérale, et n’auraient pas besoin
d’être tordues pour tenir en place ; le mode de duplication serait aussi plus
nonchalant.
Comme pour le type précédent de gène cristallin, la duplication
reposerait sur la croissance et la fracture des cristaux. Ici aussi, il y aurait
des règles indiquant les directions dans lesquelles se feraient ces
processus. Mais les règles opéreraient de manière inverse : la croissance
aurait lieu seulement latéralement, jamais de couche à couche ; et la
fracture ne doit pas séparer les couches, mais trancher dans l’épaisseur
des couches. Imaginez un livre qui grandit parce que les pages deviennent
de plus en plus grandes (mais qui ne s’épaissit jamais) et qui est ensuite
massicoté en livres plus petits dont les pages continuent de grandir…
Il est curieux qu’avec des exigences si différentes les argiles de silicates
en couches nous fournissent à nouveau des modèles : quelques minéraux
argileux à couches mélangées ont des formes cristallines appropriées.
L’illite-smectite, par exemple, a souvent une structure feuilletée, ce qui
suggère une préférence pour la croissance latérale. Ces structures en
forme d’algues, aussi résistantes et flexibles qu’elles puissent être,
peuvent se déchirer. Quelle rude façon d’achever un cycle de duplication,
par déchirure occasionnelle de petits bouts ! Mais si cela marchait, cela
conviendrait parfaitement au gène-1 qui, je vous l’assure, n’avait rien de
stylé. C’est seulement parce que l’information est très répétitive que la
fracture peut se produire de manière si nonchalante ; le massicot, chose
surprenante, n’est pas indispensable.
Mais n’insistons pas trop sur les silicates en couches pour le (ou les)
gène(s)-1. Nous avons mis ces substances au premier plan parce qu’elles
représentent une grande partie de l’argile sur Terre. Mais il y a de
nombreux autres types de minéraux qui forment de minuscules cristaux à
partir de solutions d’eau – des minéraux argileux dans un sens plus large –
et les caractéristiques comme l’hémitropie, les erreurs d’empilement, les
substitutions de cations, la croissance suivant des directions privilégiées,
ou la fracture selon des plans privilégiés sont courantes chez divers types
de cristaux et se rencontrent chez des minéraux sous diverses
combinaisons.
Nous avons en quelque sorte identifié l’organisation responsable de ce
« crime contre le sens commun » qu’est l’origine de la vie. Et il est vrai que
l’idée que nos ancêtres ultimes étaient des cristaux minéraux n’était pas
attendue. Nous avons même quelques individus sur notre liste de suspects.
Mais nous sommes encore loin de pouvoir procéder à une arrestation.
Cette complication supplémentaire que nous percevons maintenant au
début de l’évolution rend-elle toute la question de l’origine de la vie
encore plus inaccessible ?
Je ne le pense pas.
« Le détail qui semble compliquer un cas devient, pour peu qu’il soit
considéré et manié scientifique[ment], celui qui permet au contraire
de l’élucider plus complètement. »
CHAPITRE 13
« Je vis par contre sur la figure de l’inspecteur l’éveil d’un vif intérêt.
– Vous estimez que c’est important ? demanda-t-il à Holmes.
– Extrêmement important.
– Y a-t-il un autre point sur lequel vous désireriez attirer mon attention
?
– Sur le bizarre incident du chien pendant la nuit.
– Le chien ? Il n’y a eu aucun incident avec lui pendant la nuit.
– Voilà l’incident bizarre, justement, observa Sherlock Holmes. »
La relève
S’il faut retenir quelque chose de l’histoire que je vous ai contée dans
ce livre, c’est que le problème de l’origine de notre système biochimique,
avec ses divers composants moléculaires, doit être distingué du véritable
problème de l’origine de la vie. L’évolution n’a pas commencé avec les
molécules organiques qui sont aujourd’hui les composants universels de la
vie : je doute même que les premiers organismes, y compris les premiers
organismes évolués, aient contenu la moindre molécule organique.
Cela explique l’entrée en scène tardive des molécules organiques dans
ce livre. Mais comment s’est opérée la jonction entre les organismes
minéraux soumis à l’évolution et la forme de vie radicalement différente
qui prédomine aujourd’hui sur Terre ? Nous avons déjà indiqué le
caractère général de cette jonction au chapitre 8. Il y a eu relève ; les
premiers organismes, au cours de leur évolution, ont créé en leur sein les
conditions permettant l’apparition de systèmes génétiques « avancés »,
puis l’accroissement de leur domaine de compétences, avant qu’ils
finissent par prendre leur relève. Les organismes primaires ont été
remplacés par des organismes secondaires, c’est-à-dire des organismes
d’un type qui n’aurait jamais pu être engendré spontanément.
Essayons maintenant d’esquisser ce maillon indispensable de manière
plus détaillée, comme un simple exercice mental, sans prétendre à la
véracité des détails. Procédons en posant quatre questions :
Comment les molécules organiques ont-elles surgi et pourquoi ?
Comment les molécules organiques ont-elles gagné et pourquoi ?
Pour ce qui concerne le premier « Comment ? », on se souvient de
l’indice des poupées russes, qui suggérait l’hypothèse que notre structure
d’alimentation biochimique était bâtie sur le dioxyde de carbone ; et cela
laisse penser que c’est par photosynthèse que les organismes minéraux ont
acquis leurs premières molécules organiques.
Voilà au moins un facteur qui n’aurait pas changé au cours de
l’évolution. Car la photosynthèse est encore – et de loin – le moyen le plus
répandu par lequel les atomes de carbone se retrouvent dans les
organismes. Les plantes ont cette faculté unique qui leur permet d’utiliser
l’énergie solaire pour fabriquer des molécules plus grosses, et même la
plus grande partie de la matière qui les constitue, à partir de deux des
matériaux les plus facilement accessibles : l’eau et le dioxyde de carbone
contenu dans l’air.
Certes, le processus primitif ne devait pas vraiment ressembler à la
sophistication des plantes modernes. Les feuilles vertes contiennent de
minuscules machines, munies d’une fine membrane, qui renferment des
molécules de chlorophylle disposées comme des cristaux. Ces ensembles
captent la lumière solaire, un peu comme une antenne capte les ondes
radio, et créent des perturbations qui séparent les charges électriques et
les renvoient vers les côtés opposés de la membrane. Les charges positives
se dirigent dans un sens et agissent sur l’eau (fabriquant de l’oxygène
gazeux comme sous-produit) tandis que les charges négatives, les
électrons, vont vers le côté opposé où elles contribuent à fabriquer des
molécules de sucre à partir de dioxyde de carbone.
Ce processus est fort complexe, mais il existe des minéraux qui, dans
une certaine mesure, en imitent les effets. Sous l’action de la lumière
ultraviolette, certains sels de fer simples dissous dans l’eau deviennent
capables de « fixer » du dioxyde de carbone dans de petites molécules
organiques telles que l’acide formique. Certains minéraux cristallins se
comportent de la même façon.
Un autre processus essentiel est l’incorporation des atomes d’azote
dans des substances biochimiques à partir de l’azote contenu dans l’air. Ce
processus n’est pas trivial, car les molécules d’azote, à l’instar de celles de
dioxyde de carbone, sont en général stables. Il faut beaucoup d’énergie
pour que se fasse cette fixation de l’azote et seules quelques bactéries
sont capables de l’effectuer. C’est encore un exemple de processus
complexe qui a pour siège les organismes et pour lequel on trouve des
minéraux capables d’un comportement similaire, quoique à une échelle
plus limitée. Un constituant mineur du sable – le dioxyde de titane, auquel
s’est agrégé un peu de fer – est capable de fixer l’azote. Lorsque le Soleil
chauffe des cristaux hydratés de ce minéral, de petites quantités d’azote
sont transformées en ammoniac, composé azoté qui s’intègre plus
facilement à des molécules plus grosses, comme celles qui constituent les
acides aminés.
On peut concevoir que la synthèse de petites molécules a pu se
produire même dans une atmosphère assez inerte, constituée
principalement de dioxyde de carbone, d’azote et de vapeur d’eau –
atmosphère que l’on a tendance à considérer aujourd’hui comme le
modèle de l’atmosphère de la Terre primitive. Certes pas à l’échelle d’un
océan, mais ces productions ont pu avoir lieu localement, par exemple là
où les minéraux hydratés étaient exposés à l’atmosphère et aux rayons du
soleil matinal, riches en lumière ultraviolette. Les quantités de matière
produite ont dû être limitées, car le rendement de ce type de synthèse est
faible, pour autant qu’on le sache, avec les minéraux ordinaires et – voir
chapitre 6 – la lumière ultraviolette détruit aussi les molécules organiques.
La synthèse et la destruction (ainsi que l’enchevêtrement) ont dû se
produire de concert.
On ne peut plus échapper alors aux problèmes plus généraux que pose
la synthèse purement géochimique de molécules organiques bien plus
grandes, comme les nucléotides. Mais il ne s’agit plus d’un obstacle
insurmontable, compte tenu de l’existence des organismes minéraux. La
question n’est plus de savoir comment le hasard a pu produire une longue
suite d’événements. Elle est maintenant de savoir ce qui est faisable
compte tenu des assemblages de cristaux dont les formes, les associations
et les défauts de structure pourraient être inventés par la sélection
naturelle. Quand celle-ci est à l’œuvre – quand le processus conserve une
mémoire des réussites passées – ces jeux de hasard se transforment
radicalement (voir fin du chapitre 6). L’expertise peut se construire
progressivement. L’impossible peut devenir fort probable.
Peut-on imaginer des organismes minéraux évolués créant les
conditions pour la synthèse de molécules difficiles ? Nous reviendrons plus
loin sur la question de savoir pourquoi ils feraient cela. Pour l’instant,
restons dans le domaine du « comment ». L’argile est-elle un matériau
approprié pour cette tâche ? Correspond-elle à ce que nous cherchons ?
La réponse est : oui. Prenez la photosynthèse. Elle dépend surtout d’un
dispositif qui capte la lumière et d’un autre qui maintient séparés de très
petits objets à une très petite échelle. (Il faut empêcher que l’électron et la
charge positive engendrés par la lumière, et les premières molécules
fabriquées par ces agents actifs se rapprochent à nouveau, auquel cas ils
s’annuleraient.) Les atomes de fer sont des constituants ordinaires des
minéraux argileux et des capteurs de lumière idéaux ; la couche d’argile
incroyablement fine et résistante semble constituer un microséparateur
idéal. Le reste est en grande partie une question d’organisation. Les
atomes capteurs de lumière doivent être correctement placés, les
membranes de l’argile convenablement disposées, la forme et la taille des
particules doivent être adéquates, et ainsi de suite.
Les problèmes de séquençage inhérents aux longues synthèses
organiques, peuvent être également résolus en principe par une
organisation spatiale appropriée. Si cela ne paraît pas évident, c’est parce
que l’organisation spatiale n’est pas la principale technique que nous, les
humains, nous utilisons pour ordonner séquentiellement les procédures de
fabrication. Nous utilisons plutôt la capacité de reconnaître les choses. Si
nous faisons cuire un gâteau, nous n’alignons pas tous les ingrédients dans
l’ordre physique de leur utilisation. Il n’est pas non plus nécessaire que les
cuillers, le mixer, le four, etc., soient préalablement alignés. Qui voudrait
d’une cuisine incapable de produire autre chose que des gâteaux ! Une
usine destinée à fabriquer automatiquement un produit unique, en
revanche, est construite pour optimiser la procédure de fabrication : la
capacité de reconnaître y intervient très peu, sinon pas du tout.
A bien des égards, la bactérie moderne ressemble plus à une cuisine
qu’à une usine automatisée fabriquant un produit unique, car elle utilise
très largement la capacité des enzymes à reconnaître d’autres molécules.
Cette capacité n’est pas aussi sophistiquée que la nôtre, mais elle est tout
de même très évoluée. Les premiers organismes n’auraient pu ressembler
à cela. Ils devaient ressembler bien plus à des usines qu’à des cuisines.
Ceux qui ont été capables de fabriquer des molécules comme les
nucléotides ont dû avoir une machinerie bien plus complexe que celle des
bactéries modernes, dont la disposition dans l’espace définissait leurs
procédures de fabrication.
Être complexe, ce n’est pas être sophistiqué. Je vous demande
d’imaginer quelque chose qui ressemble à une verrerie compliquée de
laboratoire, un assemblage de fioles, de tubes, de pompes, etc., reliés de
manière à définir une séquence particulière d’opérations. (Heath Robinson
a eu ce genre d’idée, ainsi que Rube Goldberg en Amérique du Nord.)
Dès que l’on se met à penser en ces termes, au type de « verrerie »
dont auraient besoin les organismes qui s’embarqueraient dans le
domaine délicat de la synthèse organique, les minéraux argileux sont des
candidats idéaux. Ils peuvent agir comme des catalyseurs, mais ne sont pas
trop réactifs ; même sans le moindre contrôle génétique, bien des argiles
peuvent former des tubes ou des récipients. Et nombre d’entre elles
peuvent se fixer sur des molécules organiques – aux extrémités des
couches, ou, très souvent, s’empiler entre elles.
Comment un tel appareillage a-t-il pu s’assembler sous contrôle
génétique ? On peut imaginer des systèmes de construction analogues au
pliage des protéines. Les couches souples d’argile sur lesquelles sont
inscrites des distributions de charges spécifiques pourraient se froisser ou
s’assembler selon des configurations particulières, et définiraient ainsi des
éléments particulièrement compliqués de l’appareillage. Ou peut-être les
surfaces striées pourraient se regrouper en créant entre elles un réseau de
fissures compliqué mais ingénieux ? Peut-être serons-nous capables, après
avoir fabriqué différentes sortes de gènes cristallins en laboratoire, de
répondre plus précisément aux questions commençant par « Comment ?
».
Passons maintenant au « Pourquoi ? ». En quoi les molécules
organiques peuvent-elles être utiles aux organismes minéraux soumis à
l’évolution ?
On peut imaginer des utilisations à tous les niveaux, depuis des
mélanges simples peu contrôlés qui pourraient agir comme de la colle, ou
servir de boucliers anti-ultraviolets ou tout simplement de barrières,
jusqu’à des polymères compliqués à fermeture automatique pour des
utilisations plus sophistiquées. Et il y a bien des manières dont les
molécules organiques pourraient participer aux processus de fabrication
des argiles.
Prenez l’une des molécules organiques les plus simples et les plus
faciles à fabriquer : l’acide formique. Elle peut servir à stabiliser l’acidité
des solutions et participer au contrôle de la cristallisation de l’argile. La
molécule légèrement plus complexe d’acide oxalique est elle aussi assez
facile à synthétiser, et on sait qu’elle facilite la synthèse de l’argile, tout
comme plusieurs des sous-unités moléculaires essentielles que nous avons
décrites au chapitre 7. Les molécules de ce type contribuent à la synthèse
de l’argile en maintenant les ions aluminium en solution.
Les acides aminés et les petites chaînes d’acides aminés comptent
parmi les autres types de molécules qui se fixent particulièrement bien sur
les ions métalliques en solution. C’est peut-être la raison pour laquelle les
acides aminés sont apparus dans un système biochimique où les quantités
et les concentrations d’ions métalliques en solution jouent un rôle crucial.
Lorsqu’on passe au niveau suivant de l’instance d’approvisionnement,
les nucléotides sont des types de molécules qui s’accrochent facilement
entre les couches d’argile, tandis que la triple chaîne d’unités de
phosphate présente dans les nucléotides « amorcés » (voir appendice 1)
s’accroche particulièrement bien aux bords des argiles. Peut-être des
molécules comme les nucléotides ont-elles été conçues en premier lieu
pour interagir avec les argiles ; leur utilisation première aurait pu être
d’attacher entre eux les cristaux d’argile d’une certaine manière.
Lorsqu’on passe aux molécules plus grosses, on peut imaginer encore
d’autres utilisations. Les polysaccharides sont constitués de plusieurs
sucres reliés entre eux ; ils ont des utilisations variées dans les organismes
modernes. Correctement fabriqués, ils contrôlent parfaitement la
consistance des solutions, produisant des glus à la viscosité voulue, ainsi
que des gelées qui s’amollissent ou se durcissent dans les conditions
appropriées. C’est le type même d’expertise que les organismes d’argile
sujets à l’évolution pourraient trouver fort utile, en particulier lorsque la
réussite dépend de leur capacité à rester au soleil sans sécher ou à ne pas
être emportés par l’eau…
Peut-être les précurseurs de l’ADN et de l’ARNont-ils été des
polysaccharides sophistiqués. Il est certain en tout cas qu’ils n’ont pas
commencé par jouer un rôle génétique. La découverte de leur capacité à
reproduire de l’information a dû être plus tardive, et due au hasard.
Mais la découverte fortuite de molécules organiques capables de se
reproduire serait rendue bien plus vraisemblable par l’existence préalable
d’organismes parfaitement opérationnels qui utiliseraient de telles
molécules organiques et posséderaient une expertise progressivement
acquise pour la réalisation des synthèses organiques.
Mon intuition est que les raisons pour lesquelles les chaînes du type de
l’ARN sont apparues les premières, sont des raisons purement structurelles,
qui tiennent à la capacité des différents segments de chaîne de s’attacher
les uns aux autres. Cela permettait de fabriquer des objets compliqués,
comme avec un jeu de construction. Mais, une fois cette technique établie,
la possibilité de duplication aurait soudainement été là.
Nous avons discuté ce genre de situation au chapitre 8. Cela se produit
sans cesse au cours de l’évolution : quelque chose qui a évolué dans un but
donné s’avère souvent – en général – avoir d’autres usages (rappelez-vous
l’histoire de la langue du chat). Cela n’a rien à voir avec de la prescience ; il
s’agit seulement d’une forme d’opportunisme.
Dès lors qu’il existait une autre série de structures capables de contenir
et de transmettre de l’information, l’évolution a pu avoir lieu par
l’entremise de changements (reproductibles) de cette nouvelle substance
aussi bien que de l’ancienne. Cela a pu se produire dans la mesure où la
séquence d’information dans les molécules de type ARN agissait sur une
propriété utile aux organismes argileux dans leur ensemble. Par exemple,
la séquence reproductible a pu déterminer la façon dont les molécules se
repliaient sur elles-mêmes pour former des pièces utiles de la machinerie,
ou s’accrochaient les unes aux autres pour produire un matériau de
construction bien ajusté.
Certains acides aminés au moins devaient déjà se trouver à l’intérieur
des organismes en évolution et il faut supposer que des molécules bien
organisées semblables à l’ARN ont aidé, d’une façon ou d’une autre, les
acides aminés à former des chaînes. Le processus a dû être long et graduel
(et n’a pu se produire qu’à l’intérieur d’organismes complètement
opérationnels, soumis à l’évolution). C’est seulement lorsque notre
machine centrale de contrôle a été achevée, avec le code génétique et
tout le reste, que des organismes basés sur ce nouveau et merveilleux
système ont pu devenir une perspective possible.
Il restait encore beaucoup à faire : les enzymes ont dû évoluer en
même temps que les nouveaux types de membranes, etc., pour remplacer
la machinerie un peu lourde de l’argile. Celle-ci finit par tomber peu à peu
en désuétude et le système prit l’aspect global que nous connaissons
aujourd’hui. Rien ne pouvait concurrencer cette super-vie faite
essentiellement d’air et de soleil. Une certaine espèce de cette vie devint
l’ancêtre commun de toute la vie sur Terre aujourd’hui.
Pourquoi les molécules organiques ont-elles remporté une victoire
aussi éclatante ? Nous avons abordé cette question au chapitre 9. Les
molécules organiques conviennent mieux à des systèmes « haute
technologie », surtout parce que les liaisons entre atomes sont plus
solides. Ces atomes ne s’autoassemblent pas bien du tout : il est bien plus
difficile de construire des structures multi-atomiques ordonnées de façon
cohérente que des structures de ce type à base de silicium et d’oxygène :
mais, une fois construites, ces structures à base de carbone peuvent
maintenir indéfiniment leur complexité individuelle. En revanche, une
structure cristalline formée à partir de solutions aqueuses risque à tout
moment d’être à nouveau dissoute par l’eau ; et les tout petits cristaux ou
les petits fragments d’objets cristallins peuvent facilement se disloquer ou
se réorganiser. C’est le revers de la médaille : si l’auto-assemblage est une
chose facile, l’« autodésassemblage » l’est également. Cela convient sans
doute pour la « basse technologie », mais c’est limité. Il faut plus que de la
ficelle et des bouts de bois pour faire sérieusement de l’ingénierie.
On voit finalement que la suprématie des biosubstances organiques est
liée à une question d’échelle. La machinerie organique peut être très
petite. Il devient possible de fabriquer des choses astucieuses comme ces
connecteurs capables de reconnaître, de contenir et de manipuler d’autres
molécules ; et dans toute compétition pour le contrôle moléculaire, c’est le
système avec les plus petits doigts qui l’emportera.
La couche de kaolinite
La figure ci-contre représente une infime partie (environ un
millionième) d’une seule couche (parmi des milliers) qui constituent un
cristal de kaolinite (qui serait quand même une centaine de fois trop petit
pour être visible à l’œil nu).
Pour que l’on puisse distinguer quelque chose dans cette structure, on
a représenté les atomes en bien plus petit que les distances qui les
séparent. Les lignes correspondent aux liaisons covalentes. La couche est
dessinée horizontalement sur la page et consiste en cinq plans d’atomes
(non compris ceux d’hydrogène) sur cinq niveaux différents. Le plan
supérieur est celui des groupes hydroxyle symbolisés par un cercle en
forme de cible. Le plan immédiatement inférieur est celui des atomes
d’aluminium (les très petits cercles blancs), au-dessous duquel se trouve
un plan contenant des atomes d’oxygène simples (cercles blancs plus
grands) mélangés à quelques groupes hydroxyle supplémentaires. Au
niveau immédiatement inférieur se trouvent les atomes de silicium (les
tout petits cercles noirs) et enfin au niveau le plus bas les atomes
d’oxygène seuls (les cercles blancs les plus pâles sur le schéma).
Un examen attentif révèle que, si un atome de silicium est toujours
entouré de quatre atomes d’oxygène, un atome d’aluminium est entouré,
lui, de six atomes d’oxygène. On dit que les atomes de silicium occupent
des sites à quatre liaisons et ceux d’aluminium des sites à six liaisons. Si on
regarde d’encore plus près, on s’aperçoit que seuls deux tiers des sites
potentiels de l’aluminium sont occupés (l’un des sites vacants à six liaisons
est visualisé par des pointillés) et que les sites vacants sont tous disposés
dans le même angle par rapport au motif de fond hexagonal créé par les
atomes de silicium et d’oxygène qui se trouvent en dessous. Si cet examen
ne vous fait pas encore loucher, vous pourrez voir qu’ils se trouvent dans la
direction d’« une heure ». Ils auraient tout aussi bien pu se trouver à « cinq
heures » ou à « neuf heures ». Ce qui importe est qu’il y a une direction
dans cette disposition complexe d’atomes, une asymétrie subtile dans la
couche de kaolinite, ce que j’ai appelé une « flèche ». Cette flèche qui peut
pointer dans trois directions différentes.
On peut résumer les caractéristiques structurelles de la couche de
kaolinite de la façon suivante :
PLAN
1 Groupes hydroxyle
2 (sites à six liaisons) Atomes d’aluminium et sites vacants (2:1)
3 Atomes d’oxygène et groupes hydroxyle
(2:1)
4 (sites à quatre liaisons) Atomes de silicium
5 Atomes d’oxygène
Il s’agit en réalité d’une vue latérale. Ces couches d’un cristal de
kaolinite ont une forte cohésion, due à un type particulièrement intense de
force secondaire qui peut agir entre les surfaces supérieures, portant les
groupes hydroxyle et les surfaces inférieures contenant des atomes
d’oxygène.
PLAN
1 Atomes d’oxygène
2 (sites à quatre liaisons) Atomes de silicium et d’aluminium (3:1)
3 Atomes d’oxygène et groupes hydroxyle
(2:1)
4 (sites à six liaisons) Atomes d’aluminium et sites vacants (2:1)
5 Atomes d’oxygène et groupes hydroxyle
(2:1)
6 (sites à quatre liaisons) Atomes de silicium et d’aluminium (3:1)
7 Atomes d’oxygène
Comme nous l’avons vu dans le texte, les atomes d’aluminium qui ont
pris la place de ceux de silicium dans les sites à quatre liaisons sont
responsables de la charge négative élevée de ces couches. Un cristal de
mica consiste en une pile de ces couches maintenues fermement ensemble
par des plans d’ions potassium (chargés positivement) qui se trouvent
entre eux.
Les autres unités requises pour fabriquer des cristaux d’argile sont des
ions métalliques hydratés. Ce sont des atomes métalliques chargés
positivement entourés de molécules d’eau (en général au nombre de six).
En ignorant les charges, on peut les représenter comme suit :
Ils peuvent également se lier de façon réversible pour former des
structures plus grandes et plus solides :
Ou encore, les unités d’acide silicique peuvent se lier avec des ions
métalliques hydratés :
Première partie
Un organisme est ce qui participe au processus de l’évolution par
sélection naturelle. Pour cela il doit avoir une double organisation, à savoir
: un lieu de stockage de l’information génétique ou, pour reprendre le
terme que nous avons utilisé, une Bibliothèque. Cet aspect d’un
organisme, sa constitution génétique, peut comprendre des éléments
d’information plus ou moins individualisés, que l’on appelle des gènes –
terme que nous avons utilisé à plusieurs reprises, de manière tout à fait
informelle. L’autre aspect d’un organisme est son phénotype, c’est-à-dire
ses parties extérieures et visibles, l’effet ou l’expression de son
information génétique.
La vie est un terme informel qui désigne le fait que les organismes
évolués ont l’air d’avoir été conçus dans un but. Si les organismes sont des
conditions nécessaires de l’évolution, la « vie » est plutôt un produit de ce
processus.
Deuxième partie
Un gène nu est un organisme minimal hypothétique qui n’a pas de
phénotype propre.
Nous avons supposé que les premiers organismes sont apparus sur
terre non pas à partir d’organismes pré-existants, mais par génération
spontanée. Étant capables d’apparaître de cette façon, ce sont des
organismes primaires non évolués et donc non vivants qui ont existé au
début. La vie aurait donc émergé progressivement et celle que nous
connaissons, fondée sur des organismes secondaires, aurait été encore
plus tardive. Ces organismes secondaires de « technologie avancée »
auraient évolué à partir des organismes primaires par remplacement
continuel des gènes constitués d’un matériau donné par des gènes d’une
composition tout à fait différente, c’est-à-dire par une relève génétique
(voir ici et chapitre 14).
Index
Copyright
Préface
Chapitre 1 - Enquête
Verdict
Traduction automatique
Chapitre 5 - Un cul-de-sac ?
Voir
Dilemme
La longue corde
Chapitre 10 - Cristaux
Cristallisation continue
Comment ?
Chapitre 12 - Gène-1
Chapitre 14 - La relève
Appendice 1
Appendice 2
La couche de kaolinite
Glossaire Première
partie
Deuxième partie
Index
Éditions Odile Jacob Des idées qui
font avancer les idées