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Margot Bigorgne

L2 Sanskrit - Sciences du Langage

Devoir de Philosophies Indiennes :


Spéculations sur le langage et étude de la théorie du sphota
dans « The word and the WORLD » de BK Matilal
(chapitres 3, 7, 8 et 11)

I. Introduction

Le sujet qui nous préoccupe prend place au sein dans le contenu immense des spéculations sur le
langage des disciplines philosophiques indiennes. Elles-mêmes se basent sur le langage énigmatique
des Veda, vieux de 2 millénaires au moins -et toujours intact aujourd’hui- dans lesquels (et plus
particulièrement dans le Ṛg-Veda) on trouve les premières spéculations sur la -vāc- ( parole ) dans leur
stade embryonnaire.
Si ce sujet a fait parler nombre de brahmanes, philosophes, grammairiens, poètes et esthéticiens,
c’est non seulement qu’il est pour eux le support sur lequel la transmission de savoirs peut se faire
mais aussi qu’il est l’objet d’un « méta-langage » : c’est par le langage, vecteur de la connaissance,
que nous pouvons comprendre quelle est la nature de la connaissance. En ce sens, nous pourrions
parler de śabda-pramaṇa, en pré-supposant que la parole est une entité « pure », ayant une forme
propre et qui ne varie pas.
Les traditions occidentales peinent à accepter de tels postulats : comment ne pas prendre en
compte les multilinguismes ? Comment expliquer qu’au sein d’une même langue il y aie des
variations, quand ces variations entre « grammaticalité » et usage font l’objet-même de la majorité
des branches de la linguistique moderne ?
Les philosophes-grammairiens, tout influencés qu’ils étaient par la tradition brahmanique, offrent
une réponse interessante quant à la systématisation du langage. En cela, nous pourrions dire que
Bhartṛhari (ev. 400-600 EC) est celui qui, avec la théorie du sphoṭa, permet de rassembler une vision
du langage « divinisée » -śabdabrahman- en l’explicant par une description précise du phénomène
linguistique.
S’il se base, comme l’ont fait la plupart de ses prédécesseurs sur une théorie selon laquelle le langage
est « éternel », il nous donne une véritable épistémologie du śabda qui semble dépasser son ontologie.
Pour comprendre śabda, et en analysant comment il s’articule, nous pourrions percevoir comment les
procédés de signification s’ « organisent » dans -et hors?- de la pensée humaine.
Par ses conclusions, Bhartṛhari permettra aux philosophes lui ayant succédé, et notamment à
ceux du Kaśmir, de bâtir (ou de renforcer) une importante partie de leur métaphysique, au sein de
laquelle la parole -vāc- ne représente qu’une des multiples étapes de la manifestation de la Śakti qui
se déploie en Śiva.
Cependant, il serait préjudiciable à la théorie de Bhartṛhari de comprendre le sphoṭa comme
cette « entité mystique » qui explique, sans les mettre en relief, l’inexplicable des choses. Bhartṛhari
ne nous donne pas de réponse « utilitariste » quant à la valeur du sphoṭa. Il se contente de le décrire,
et nous avons voulu, dans la démarche épistémologique, comprendre son origine et ses modes de
fonctionnement pour voir ce qu’elle peut nous révéler de la nature du langage.
Pour cela, nous nous sommes principalement basés sur le livre de Bimal Krishna Matilal The
word and the WORLD, India’s Contribution to the Study of Language publié en 1990 par la « Oxford
University Press », qui recouvre de manière synthétique la presque totalité des développements
philosophiques sur le langage élaborés en Inde depuis la période post-védique, en s’arrêtant sur la
philosophie de Bhartṛhari en deuxième partie.

Ainsi, nous suivront le plan binaire de son livre en commençant par aborder les premières
théories sur le langage et la tradition grammaticale indienne pour comprendre l’arrière-plan
philosophique et « linguistique » du philosophe qui nous intéresse. Nous donnerons également un
bref exposé de la doctrine de la « quadruple parole » du shivaïsme du Kaśmir, qui, nous l’espérons,
nous permettra de mieux comprendre la théorie du sphoṭa dont nous parlerons dans un second
temps.
Ajoutons finalement que l’objet de cette étude ne peut faire l’état de l’histoire des idées en
Inde, car elle nécessite une précision que nous n’avons pas eu le temps ni les moyens d’acquérir au
cours de nos lectures. Cependant, nous tenterons de répondre aux mêmes questions que ces
grammairiens et que ces philosophes se sont posées, à savoir : Quelle est la nature du langage et
quelles sont ses fonctions ? Quels sont les procédés de la signification et, et comment cette dernière
s’exprime-t-elle ?

II) La pensée indienne sur le langage et la parole

A. Origine védique et invention mythique de la grammaire (-1500 ; -500 AEC)

Dès le premier livre du Rg-Veda, la parole d’emblée, est associée à la lumière « écalante » et à
l’ambroisie qui nourrit et délasse :
Livre I. 164
« Dans l’immarcessible (lieu) de la parole éclatante (Ric) dans l’espace éthérique transcendant, tous
les Dieux ont pris place. Qui ne connaît pas celui-ci (ce lieu), que peut-il faire avec le Verbe
éclatant ? Ceux-là qui nonobstant le connaissent, se réunissent ici ensemble. (39)
La parole fut formée à quatre niveaux. Les chanteurs de la parole de l’âme, les penseurs inspirés, la
connaissent. Trois sont dissimulés dans les cavernes secrètes et ne donnent à l’extérieur aucun signe
d’eux. Au quatrième niveau (matériel) de la parole, les êtres humains parlent. (45)

Ton sein — qui sans cesse ondoie et prépare le charme avec lequel tu nourris de tous les sublimes
dons de la grâce — qui fonde l’extase, découvre le trésor éclatant et se donne grandiose, ô déesse à
l’inspiration ondoyante (Sarasvatî), ici (dans la vie terrestre) donne la nous à boire. (49) »

La Parole est pré-existante aux dieux, qui se regroupent autour d’elle pour créer le monde.
Elle est un lieu qui emplit l’univers, dont elle semble être le centre. Cependant, pour la rencontrer
(en groupe, toujours), il faut la « connaître » et cette connaissance implique la connaissance de
quatre niveaux d’existence dont le niveau humain, celui qui « parle ». Ces quartes niveaux de
connaissance renvoient, en outre, aux quatre niveaux de la parole que la métaphysique
kashmirienne développera plus en profondeur.

Dans l’hymne à Bṛhaspati, Livre IV. 50, les moyens possibles de sa manifestation et de son
enseignement nous sont révélés :

« Le Seigneur du Verbe créateur, Premier-Né de la vaste lumière dans l’espace transcendant de
l’éther, avec sept rayons, se manifestant multiple, par sept bouches — de son cri, il repousse les
ténèbres. (4)

Ô Seigneur du Verbe créateur, ô Esprit divin (Indra) ! En commun, faites croître en nous votre
Penser juste rempli d’âme se révélant en nous. Déployez les ailes des idées (intuitives), éveillez une
riche compréhension. Maîtrisez toute puissance égoïste sans lumière, qui tente de subjuguer ce qui
s’efforce à l’accomplissement. (11) »

La Parole est vue comme un « tout » créateur -viśvakarman-, elle féconde et donne du
mouvement aux choses. D’abord articulée par Bṛhaspati, le seigneur du verbe, elle est comprise par
Indra, le seigneur de l’intellect. Ici, le le signifié ne précède pas le signifiant. C’est du verbe que se
forment les catégories de pensée, comparées à des « ailes » qui s’élèvent à l’esprit. On pourrait
penser que la parole, en tant que substance primaire, est le socle de toute création, sur laquelle on se
repose pour bâtir les étages successif des cours de la pensée. Le système pyramidal de « pensée »
initiatrice de la parole peut ainsi s’inverser. Elle est éternelle -nitya- et c’est le fondement sur lequel
tout l’univers repose.

Il apparait alors nécessaire de s’interroger sur l’ontologie de celle dernière : de quoi est-elle
composée, comment s’assemble-t-elle? En décomposant la parole et en la recomposant grâce à la
buddhi dont Indra est le régisseur, une nouvelle science peut ainsi se créer : la vyākaraṇa, littéralement
la « diquisition ». En effet, si l’acquisistion du langage semble se faire ne manière fluide et instinctive
chez l’homme, la grammaire requiert de se concentrer sur les procédés d’acquisition en
« désarticulant » les constituants du discours pour dénoter des procédés de signification des choses.
La parole n’est alors plus vue comme étant unique et divise l’artha et du śabda.

B. Théories grammaticales, positionnements philosophiques des grammairiens de la période


antique (-500 ; 500 )

C’est après une période où le sanskrit, comme nous avons pu l’entrevoir avec les traductions
de vers du Rg-Veda cité plus haut, fut éminemment productif et créatif non seulement sur le plan
poétique mais aussi linguistique, que la grammaire apparut, en même temps que les premières
écoles philosophiques indiennes.
Jusqu’à -500 AEC a en effet été composée presque l’entièreté du corpus des védique de la
« révélation » -śruti- (Caturveda, Brāhmaṇa, Samhita, āraṇyaka, Upaniṣad) et il semble que ce soit
dans le but de « fixer » cette langue des « sages » et des « voyants » qu’il aurait fallut « systématiser »
la langue pour rendre compte des prescriptions « justes » et en faire un usage « méritoire ».
L’étude, donc, de la Langue par la langue, constituerait l’une des voies de salut (śabdamārga)
où l’on devrait se purifier des formes corrompues du langage ; et, en tant que darśana, elle
représenterait la « science de la science », le vedānām vedam.

C’est ainsi que Pāṇini, au 4ème siècle AEC, compose en « huit membres » ce que formeront
4000 vers à propos de la langue sanskrite. Dans son Aṣṭādhyāyī est une donnée une étude descriptive
de la langue, et pour la première fois, le sanskrit sortira du contexte védique et pourra pour ainsi
dire devenir un méta-langage. En décrivant -entre autres…- les degrés vocaliques, les racines
verbales, les principes de flexion nominale, les facteurs de causalité, les voix verbales et les composés
nominaux, Pāṇini pose les fondements de la terminologie linguistique que ses successeurs
commenteront abondamment.

Parmi eux, et c’est le plus fameux, citons Patañjali, qui dans son Mahābhāṣya, fournit le
« grand commentaire » de la grammaire de Pāṇini. Si ce dernier s’était contenté d’une description
systmématique de la langue, Patañjali s’interroge aussi sur la sémantique et donne des règles plus
« générales » quant aux pratiques langagières. Manifestement, il semble vouloir promouvoir un
usage « dharmique » de la langue, puisque, rappelons-le encore, la parole est un « siddha » qui mène
au siddhi.
Dès lors, le lien qui connecte les mots aux choses doit pour lui être stable et éternel, comme
les éléments « universaux » de l’univers existent de manière inchangée dans le temps et l’espace.
L’ « éternité du mot » ne doit pas influencer sur les règles de la grammaire, qui est en mesure de
distinguer l’universel (jāti, ākṛti) et le particulier entre les classes de mots (vyakti, dravya).
Une séparation encore plus importante, et qui sort presque du contexte grammatical, est
celle du langage et du son, dans laquelle la première mention du sphoṭa fait surface.
Le son -dhvani-, par opposition au sphoṭa, est la manifestation d’un motif sonore invariant et il
qualifie ce dernier. Ici la différence entre śabda et sphoṭa n’est pas tellement claire : le sphoṭa, en tant
qu’il exprime l’objet du langage, reste en dehors du moyen de connaissance, et le śabda, qui est
exprimé par la dhvani, peut se différencier en multiples objets de connaissance.

En revanche, le śabda, pour les nyāyayika n’est qu’un produit -kārya- impermanaent bien que
la relation de convention entre le mot et la signification d’une certaine communauté linguistique soit
vue comme éternelle. Ces derniers considèrent que le raisonnement logique est le moyen de
connaissance ultime ; par ce fait, tout doit pouvoir être explicable.
Ainsi, la perception du sens des mots ne résulterait que de l’association entre les différents
varṇa (phonèmes, ou unités sonores minimales) qui forment une unité sonore et significative, où la
perception de cette dernière est qualifiée par le dernier son. Mais les nyāyayika, bien qu’ils aient pu
analyser comment la signification soit rendue manifeste, n’ont pas expliqué comment l’intellect la
comprend.

Pour les Vaiṣeśika, la notion de convention entre les mots/objets est renforcée, mais cette
fois-ci, elle est retirée de son aspect permanent et quasi-divin. Cette conception du langage
influencera grandement les penseurs du bouddhisme Madhyamika pour qui les mots ne sont que
des produits qui se co-produisent de manière conditionnée, et dont la signification est engendrée par
la négation des autres significations : « apoha ».

Abordons finalement la pensée des Mimamsaka qui apparait comme une synthèse entre
l’autorité des Veda et les prescriptions des grammairiens. Encore une fois, les Mimamsaka, se
fondant sur le śabdabrahman, expliquent que le mot désigne une catégorie d’universaux -jāti, ākṛti-, et
qu’il n’est jamais individuel -dravya-. Il a une valeur injonctive (exprimée par l’optatif) qui amène les
choses à leur existence. En plus d’être effectifs, ils sont causaux, en cela ce sont des entités sans
commencement ni fin.
La relation des mots aux choses, pour eux, est autpattika (naturelle), incréé, et impersonnelle
(apauruṣeya).
Les méthodes pour parvenir a la signification des choses sont donc celles de l’analyse
morphologique des mots -pada-, entités de sens par excellence.

C. Métaphysique du shivaïsme du Kaśmir à la période médiévale

Pour les philosophes du Kaśmir, l’explication des distinctions entre phonèmes, mots et
phrases compte moins que les descriptions de distinctions entre le para, apara et parāpara de la
conscience de Śiva - bien que des analogies soient possibles entre ces deux « moyens de
connaissance ». Pour autant, la langue a une place fondamentale tant dans le culte śivaïte que dans
la philosophie qui en découle, car il est dit dans les Śivasūtra que le « dieu suprême » est représenté
par l’entièreté des phonèmes.
Abhinavagupta, dans le Tantraloka, nous dit que « toutes les valeurs linguistiques sont des
corrélats des forces cosmiques ». Ainsi, il distingue la parole du reste du monde manifesté et non-
manifesté, dont elle est un reflet lumineux. Elle agit dans le processus de manifestation de l’univers
et se comprend sous quatre aspects.
Il y a d’abord la parole transcendentale -paravāc- qui est identifiée à la conscience suprême
d’Īśvara, dans laquelle il n’y a pas de séparation entre les choses et les mots, mais dans laquelle, à
cause de la force -śakti- qui est toujours présente, il y a une volonté -ichhā- d’auto-révélation.
Cette volonté s’actualisant, on accède au stade de paśyantī, la « voyante », qui est ce moment
d’ « eurekâ » prononcé subtilement dans la conscience du yogin. Elle constitue une première
vibration, frottement inconscient entre les phonèmes du śabda et l’objet de connaissance.
Autrement dit, le sujet a pris conscience de la réponse au problème qu’il se posait, mais ne sait pas
encore l’expliquer, car sa compréhension est au stade du manas (« super-intellect ») en tant que
prathibhā (éclair intérieur).
Si il descend au stade de buddhi, alors la parole prend l’aspect madhyamā, c’est à dire
intermédiaire. Ici, le sujet a pleinement conscience de l’objet de connaissance et des moyens pour
l’articuler, cependant la différenciation reste subtile et non manifeste. La pensée est discursive et
conceptuelle mais elle ne peut encore être effective sur le plan empirique car elle n’est pas
prononcée.
On aboutit donc au dernier stade, celui de l’ « étalée » -vaikharī-, de pleine expiration de la
respiration yoguique de Śiva. C’est le stade où la perception de la parole est la plus « grossière »,
puisqu’elle est perçue par l’organe auditif et non plus par l’organe interne. On assiste alors à la
succession d’une articulation de phonèmes, qui forme le langage parlé des humains dans l’univers
phénoménal.
Le jñānārthin doit alors parcourir en sens inverse -samvarta- le chemin de la parole s’il veut
parvenir à la connaissance fondamentale, qui est qualifiée de transcendantale par les śivaïtes.
Comme le dit Nandikeśvara en commentant les Śivasūtra, « tout ce qui est fait pour connaître -jñāpti-
est fait de paravāc (…) ».
Ici, bien que la parole ne soit pas, en tant que telle, un moyen de connaissance, elle est l’un
des moyens par lequel le sadhakā peut se reconnaitre en īśvara, puisqu’il se manifeste, aussi, par la
parole, qui est un stade intermédiaire des 3 étapes fondamentales de manifestation.

Cependant, il faut rappeler que cette théorie des 3 stades de manifestation de la parole n’est
pas due aux métaphysiciens de l’école śivaïte mais bien au grammairien Bhartṛhari, dont la pensée
est pleinement imprégnée des modes pensée brahmaniques.
C’est dans une démarche linguistique que Bhartṛhari a fait l’usage de ces concepts, pour expliquer le
sphoṭa qui apparait dès le premier chapitre du Vākyapadiya.
III) Théorie du sphoṭa : crystalisation

Rappelons tout d’abord que Bhartṛhari soutient l’idée selon laquelle le śabda est
indifférencié dans l’univers car il en est sa substance : śabdādvaita. Dans cette acception, chaque
entité linguistique peut être en mesure de « porter » un sphoṭa.
Mieux encore, le locuteur (sujet pensant), lui aussi est en mesure de transporter le sphoṭa.
Voyons donc, dans un premier temps, quelles sont les caractérisations générales que l’on peut
lui attribuer.

A travers les mots et les paroles, une signification se transmet par le besoin de
communication, et cette transmission est soutenue, produite par le sphoṭa. Il n’est donc ni
complètement matériel, ni complètement abstrait.
On le comprends grâce à la parole, qui perçue par les sens, apparait à la conscience. En ce sens, il
entretient un rapport particulièrement intime entre le sujet et l’objet de la connaissance, qui est à la
fois perçu à l’extérieur par pramana et à l’intérieur par pratibhā.

Le langage, se déroulant dans la succession des instants, est pour ainsi dire soumis à la
manière dont le sphoṭa se laisse percevoir : l’illusion séquencée du langage fait place à l’immédiateté
du sphoṭa, qui est éternel et non-séquencé. Pourtant, les deux se produisent en même temps.
Les moyens de cognition sont difficilement différentiables et une confusion apparait ici
entre śabda et sphoṭa.
Il faut voir ici un double aspect des moyens de cognition dans lequel d’une part le śabda est le
fondement ontologique interne de la connaissance et le sphota est le révélateur de celle ci. Par un
mouvement d’interpénétration, la connaissance, qui est une, peut être ainsi formulée.

Dans le chapitre huit de B.K. MATILAL (1990), l’auteur fait une mention rapide de la
« quadruple parole » et nous dit qu’il nous faudrait comprendre le sphota de Bhartṛhari comme la
paravāc des kashmiriens.
Il semble pourtant que les théories linguistiques de Bhartṛhari semblent s’appuyer sur le stade
vaikharī de la parole, car elle analyses les phonèmes, les mots et les phrases produites par la friction
des souffles dans l’air. Il est en effet toujours question de parole sonore et empirique et non pas d’une
sorte de télépathie (bien que la parole soit pour Bhartṛhari une forme de yoga, et donc donne accès
aux siddhi) pour laquelle le sphoṭa serait l’agent de transmission.

Il convient alors de définir la nature du son -nāda- selon Bhartṛhari, car c’est bien lui qui
permet de manifester le sphoṭa. En effet il n’est pas à confondre avec le « nāda de la résonance » que
d’autres écoles philosophiques tantriques on tenté de décrire (cf. Śāradātilaka, Netra Tantra,
Kāmakalāvilāsa) qui est apparait avant l’émanation du bindu, qui est dotée d’un dynamisme illimité.
En réalité, Bhartṛhari ne nous donne pas d’information précise dans le Vākyapadīya, quant à
la nature du son. Nous en déduisions donc que lorsqu’il parle de nāda, il parle d’un son physique
émis par le locuteur ; et non du caractère primordial que l’on peut attribuer à l’ « univers-son »
-nādabrahman-.
Dès lors, Bhartṛhari nous dit que le nāda est le moyen du sphoṭa, et non pas śabda, et que c’est la
combinaison du nāda et du sphoṭa qui crée le śabda.
Autrement dit, les apparitions séquentielles d’éléments sonores -non signifiants- ne sont que le
corrélat d’un sphoṭa non-séquentiel qui prend la forme du nāda pour devenir śabda (cf. VK I.48-49).
Enoncé, la compréhension s’allume grâce au sphoṭa dans l’oreille de l’auditeur à mesure qu’il
reçoit la multiplicité des formes du nāda.
Quant à la chose comprise, l’artha, elle n’est différente du śabda tant qu’elle ne s’actualise pas dans la
parole.
Au stade pré-verbal, artha et śabda forment une unité qui peut être comparée à un oeuf de
paon dans lequel, signifié et signifiant sont contenus dans la même coquille, au stade dormant.
Quand la coquille se brise, quand le sphoṭa éclate, alors artha et śabda se déploient en révélant leurs
couleurs sonores, ils sont rendus « visibles » .
Ce vers tiré du Rig-Veda. X.82.6 nous en donne une saveur particulière : «  Les ondes recèlent
l’Embryon primordial, en qui tous les Dieux s’étaient rencontrés (unis). Dans l’ombilic de ce qui est
« à naître », le Un est fondé, dans lequel séjournent tous les mondes du devenir. »

On voit ainsi que l’artha -tout comme le śabda- sont en devenir, dépendants d’une force
externe, peut être celle du temps, et que l’objet de connaissance ne peut en vérité jamais être pris
pour lui-même.
Dans cette acception, le sphoṭa peut révéler les deux à la fois. Comme le feu, il est le sujet et
l’objet de sa création, svarūpa de la connaissance, qui est constamment mouvante : « De même que
dans la lumière il y a deux pouvoirs, celui d’être perçue et celui de faire percevoir (autre chose), de
même aussi ces deux pouvoirs existent, distincts, dans tous les mots ». VP. I. 55

En percevant sphoṭa en même temps que nāda, comment différencier l’un de l’autre,
comment distinguer l’unité de sens dans la séquentialité des sons ?
Prenons par exemple le mot « gauḥ » (vache au nominatif, en sanskrit) pour illustrer les
procédés de cognition dans la buddhi, à l’étape vaikharī de la parole.
Le mot est constitué de quatre unités sonores : g, a, u et ḥ. Dans l’énonciation, le nāda tout
comme le sphoṭa passe par quatre étapes, mais seul le sphoṭa évolue de manière circulaire et non-
linéraire. Ainsi, g produit sa forme sonore (nāda, ou dhvani) dans l’air, et il porte en même l’entièreté
du mot de manière indifférenciée. A et u sont l’extension sonore et signifiante du g jusqu’à ce que la
signification se précise à l’audition du dernier son. Les trois premières étapes deviennent alors des
impressions mentales -samskāra- dans l’esprit -buddhi- à l’inverse du sphoṭa qui n’a jamais été modifié
et qui est resté le même dans la séquence. Par contre, c’est lui qui a modifié les formes du nāda.
C’est par une série de petits effets sur petits effets que l’on peut comprendre la cause ; c’est
en prenant conscience des petits nombres que l’on peut comprendre les grands nombres. De la
même manière, l’action de cuire du riz, par exemple, est une série de petites actions sur petites
actions qui mènent à la cause finale.
Ce qui est recherché, ainsi, n’est pas l’unité au niveau de la perception (nāda), mais plutôt au
niveau de la cognition, si l’on veut comprendre l’importance du sphoṭa.
À ce sujet, Bhartṛhari fait la remarque selon laquelle celui qui atteint le śabdayoga perçoit le
sphoṭa de l’enoncé dès la première émission phonique, comme on verrait un objet avec précision
alors qu’il est à une grande distance.

Finalement, nous pouvons dire que Bhartṛhari distingue deux types de nāda en partant du
principe que le sphoṭa soit la pakṛti, c’est-à-dire la nature-même du langage.
Ainsi, à l’émission du nāda, on peut distinguer un sa forme prākṛta : originalle, principielle et propre à
l’entité phonique varṇa (idéal et insécable) ; d’un son transformé -vaikṛta- qui a été sujet aux
spécificités du locuteur : son intonation, son accent, la hauteur de sa voix, son débit de parole…
On voit dès lors que la manière de prononcer le son n’influe pas sur la nature du son
primordial. Cette distinction permet ainsi d’affirmer que l’on peut percevoir le varṇa-sphoṭa du
phonème /a/, par exemple, bien qu’il aie été prononcé de manière longue.
De la même manière, on comprendra le pada-sphoṭa d’un mot x même s’il n’a pas été
prononcé entièrement (que ce soir le début ou la fin du mot qui manque), car comme nous l’avons
vu plus haut avec l’exemple du mot « gauḥ », le premier phonème est annonciateur du sphoṭa général
du mot.

En étendant cette analyse à la largeur de la phrase -vyakti-, il est possible de distinguer deux
modes de compréhension du sens de la phrase : soit par atomisme, soit par contextualisme.
On a d’un côté la succession de pada-sphoṭa (unités lexicales -et autonomes- de signification)
qui additionnés un à un forment la signification totale de la phrase ; et de l’autre côté nous avons
l’organisation générale de la phrase qui s’articule autour d’un seul pada dans laquelle les mots pris
uns à uns ne peuvent avoir de sens.
On parlera de connexion syntactique -abhihitānvaya- dans un premier temps et de
signification connectée, -anvitābhidhāna-, dépendante du contexte, dans un second temps.

Pour Bhartṛhari, les deux vues sont valides, mais il va plus loin en affirmant que la
signification de la phrase est en fait permise par le sphoṭa de la phrase en elle-même. Elle est donc
indivisible, et on ne la « sépare » que pour faciliter l’acquisition du langage.
Le vyakti-sphoṭa étant externalisé dans le nāda, apparait divisé mais ne l’est pas, et apparait à
la conscience de manière instantanée et également dans le temps que la perception du nāda se fait
dans l’oreille.
Une fois encore, ceci pourrait expliquer comment certaines personnes pourraient
comprendre la signification entière d’une phrase avant la fin de celle ci. On ne parle pas
d’anticipation permise par le contexte, d’une mise en relation des mots précédents dont on déduit
un sens par un procédé analytique, mais bel et bien d’éclair d’intuition -pratibhā- qui englobe les
temporalités.

Nous pouvons donc dire que pour Bhartṛhari, la distinction entre moyen d’expression et
cause d’expression ne peut pas être valable sur le plan ontologique. C’est une « illusion » qui facilite
la compréhension d’un phénomène dont les attributs dépassent la virmarśa, l’examen logique de
« décorticage » grammatical. Comprendre le sphoṭa nous permet ainsi de dépasser cet « espoir »
lexical -qui est vain- de trouver un sens transcendantal aux choses, une universalité du signifié et du
signifiant.
Autrement dit, les deux sont apparaissent identiques dans le langage : chaque pensée est
déja couverte de sa forme verbale, chaque forme verbale est déja recouverte de la pensée.

IV. Conclusions

À la question de savoir comment la signification - et en allant plus loin, la réalité suprême


-brahman- des Veda, des mimamsaka et des nyayika se révèle-t-elle, la réponse du sphoṭa nous éclaire
quant à la nature de notre pensée, dont le langue est une extension.

La question d’antérioté de l’une par rapport à l’autre est ainsi évincée parce qu’elles se
« co-produisent ».

Le langage est avant tout une activité un mouvement, tout comme la pensée créatrice,
productive, ne peut pas être figée si l’on veut qu’elle soit efficiente.
Dans cette perspective, la connaissance se « réverbère » comme une vibration -spanda- de la
conscience, en se réactualisant sans cesse avec les éléments -vivants- du monde phénoménal, dont
elle dépend de fait.
Parallèlement, et de manière plus dilatée, la parole se transforme et transforme le monde à
mesure qu’elle interagit avec celui-ci.

Bibliographie secondaire :

RENOU, Louis, L’Inde classique : manuel des études indiennes (avec Jean Filliozat) Tome II avec le
concours de Paul Demiéville, Olivier Lacombe [et] Pierre Meile, Paris : Imprimerie Nationale, 1953
AUROBINDO, Ghose, Le Secret du Veda, éd. Fayard, 1983
BIARDEAU, Madeleine, Théorie de la connaissance et philosophie de la parole dans le Brahmanisme classique,
éd. Ecole Des Hautes Etudes En Sciences Sociales, 1995

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