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Revue des études slaves

Freud et Dostoevskij : Vladimir Marinov, Figures du crime chez


Dostoïevski
Monsieur le Professeur Jacques Catteau

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Catteau Jacques. Freud et Dostoevskij : Vladimir Marinov, Figures du crime chez Dostoïevski. In: Revue des études slaves,
tome 63, fascicule 1, 1991. Rus´ de Kiev et Russie moscovite. pp. 261-264;

https://www.persee.fr/doc/slave_0080-2557_1991_num_63_1_5967

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LE POINT SUR LA QUESTION

FREUD ET DOSTOEVSKIJ

VLADIMIR MARINOV, Figures du crime chez Dostoïevski, Paris, 1990, Presses


universitaires de France, 456 p., couv. ill. (Voix nouvelles de la psychanalyse).

En général, ce sont des littéraires frottés de psychanalyse qui traitent de


Dostoevskij, ici c'est un psychanalyste de profession qui nous donne une étude
approfondie sur les rapports entre le romancier russe et Freud, entre l'œuvre
romanesque et la théorie de la psychanalyse, amendée et complétée par les apports
de M. Klein, J. Lacan, J. Laplanche et G. Rosolato. C'est dire l'importance et la
nouveauté de l'entreprise de Vladimir Marinov, enseignant aux universités de
Paris VII et de Paris X.
Freud avait été frappé par la surprenante pénétration psychologique de
Dostoevskij qui « illustrerait la psychanalyse dans chaque caractère de ses
personnages et dans chaque phrase de ses livres », et il n'est pas étonnant qu'il lui ait
consacré un essai en 1929 Dostoïevski et le parricide, qu'on devrait traduire par
« Dostoevskij et la mise à mort du père » (Vatertôtung). VI. Marinov s'interroge
sur cette fascination du père de la psychanalyse par l'auteur des Frères Karamazov,
et l'un de ses premiers mérites est de souligner à plusieurs reprises les rapports de la
théorie et de la vision romanesque. L'un des postulats méthodologiques
fondamentaux de la psychanalyse est la connaissance du normal à travers le pathologique et,
évidemment, l'option de Dostoevskij qui explore le « mystère de l'homme » aussi
bien à travers le normal que le pathologique (Svidrigajlov et ses réflexions sur la
vérité des hallucinations, MySkin et son epilepsie, Ivan Karamazov et sa démence
etc.), et qui valut au romancier de sérieuses critiques en son temps, rejoint la
position des analystes. Curieusement, et c'est « la paille et la poutre » et un signe de
rivalité, Freud, dans une lettre à Th. Reik du 14 avril 1929 citée par l'A.,
reprochera à Dostoevskij de n'avoir étudié que la vie psychique anormale ! Seconde
parenté : la parole. L'outil préféré de l'analyste au cours du dialogue de la cure
psychanalytique est la parole et, là encore, le romancier est un précurseur :
« L'évolution du destin d'Ivan vers la prise de conscience progressive de son désir
parricide (à travers ses dialogues avec Smerdiakov et avec l'hallucination du diable)
ressemble beaucoup plus à la progression d'une cure analytique (nous pensons par
exemple à l'analyse du cas de l'Homme aux rats) que ne le fait l'évolution d'Œdipe
ou d'Hamlet. Ainsi Dostoevskij nous apparaît comme un précurseur plus direct et

Rev. Étud. slaves, Paris, LXHI/1, 1991, p. 261-264.


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plus proche de Freud que Sophocle ou Shakespeare » (p. 299). Enfin, cette parenté
est plus connue, Dostoevskij par ses nombreux rêves qui sont autant de mises en
scène de ce que tait la conscience, par son rapport privilégié au monde de l'onirisme,
semble anticiper les découvertes de Freud dans Y Interprétation des rêves. Et,
précisément, le second mérite de Marinov est de mettre en rapport toute l'œuvre de Freud
avec la création dostoïevskienne, et en particulier, outre les textes déjà cités, Totem
et tabou (1913), l'Homme aux loups (1910-1914), Vue d'ensemble sur des
névroses de transfert (1915), le Tabou de la virginité (1917), Une névrose
démoniaque au XVIIe s. (1923), l'Aveu d'une illusion (1927) etc. L'A. apporte
même une information capitale pour Totem et tabou : « Le livre fut rédigé par Freud
dans l'exaltation du sentiment de faire une grande découverte... Nous irons ainsi
jusqu'à affirmer que le roman tragique de Dostoïevski [les Frères Karamazov] n'a
pas été sans influencer, d'une manière plus ou moins consciente, la construction de
la "tragédie préhistorique" de Freud. » (p., 224-225).

Ceci dit, Dostoevskij n'est nullement l'inventeur de la psychanalyse. On s'en


aperçoit à chaque page, à la terminologie technique, aux phrases révélatrices du
choix scientiste avec leurs cascades de génitifs1. VI. Marinov œuvre avec son savoir
d'analyste, et il faut jouer honnêtement le jeu de la théorie pour suivre sa
démonstration. Le principe de base de la méthode est l'analyse de la sexualité et, par
conséquent, on parle libido, œdipe, érotismes anal, oral, urétral, ou génital, on
manie la combinatoire métaphorique (bas, haut, plein — le phallus — , creux — la
cavité féminine), on se réfère à la scène originaire, aux névroses, à la mythologie
grecque, aux intuitions vécues par Freud lui-même ou ses patients. Il faut bien le
dire, on y retrouve aussi cet empirisme schématisateur dont se méfiait Jean-Paul
Sartre. On est agacé encore par cette prétention de tout système globaliste — et la
psychanalyse en est un — d'être mieux à même de résoudre les nombreux
problèmes de l'œuvre de Dostoevskij que ne l'ont fait jusqu'ici les meilleurs théoriciens
de la littérature : « Seule l'utilisation des découvertes de la psychanalyse peut
apporter de meilleures réponses », écrit L'A. dans son introduction ! On l'est
d'autant plus que la psychanalyse semble nier ce qui est au cœur de la pensée du
romancier : le mystère de la liberté humaine, et qu'elle effectue une réduction
positiviste qui va à l'encontre de l'interrogation philosophique et métaphysique. Ne
tend-elle à faire de la philosophie du héros littéraire une simple « rationalisation »,
une simple « couverture de ses pensées et de ses désirs inconscients » et à réduire
les grandes constructions métaphysiques aux seules « projections dans les forces
extérieures de ce qui est le propre de l'inconscient ». Bref, passer — comme le
voudrait Freud — de la métaphysique à une métapsychologie (Baxtin a la même
tentation) semble profondément contraire à la vision de Dostoevskij.
Heureusement, VI. Marinov, sans renoncer à son instrumentation freudienne,
n'est pas aussi péremptoire dans sa démonstration. D'abord, il connaît parfaitement

1 . La densité et la scientifïcité terminologique n'entravent nullement la lecture de l'ouvrage


écrit dans une langue claire et ferme. On y déplore néanmoins des négligences : il surenchère
(p. 163) ; non seulement <7м'і1 dévoile (p. 180) ; l'acte de défloraison, pour défloration
(p. 278) ; se métamorphoserait dans un satellite (p. 315) ; vivacité, pour vitalité, ou simplement
vie (p. 396).
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l'œuvre de Dostoevskij et la critique littéraire. Il ne tombe pas, même s'il se reporte


souvent à la scène originaire (mais en général), dans les élucubrations des
biographes psychanalysants de l'écrivain. H se garde bien de réouvrir la querelle des
psychanalystes et des psychiatres sur l'épilepsie, bien qu'apparemment il s'en tienne
à la définition « freudiste » (aurą de béatitude comme « satisfaction prénatale de la
libido » et « sentiment de libération ressenti à la nouvelle de la mort du père » ;
convulsions comme reproduisant « le processus de la naissance » et la cruelle
punition, issue de l'identification de l'écrivain avec la mort effrayante de son père,
p. 33). Il se défend même de faire de la psychanalyse appliquée à la création
littéraire et son ouvrage « se veut davantage questionnement et mise à l'épreuve de la
théorie confrontée à la complexité romanesque en vue de la formulation de nouvelles
hypothèses ». Et il est réconfortant qu'au delà des constructions bâties selon la
théorie de Freud, complétée par les nombreux acquis modernes, et même selon
d'autres systèmes opératoires (la référence à Dumézil et à sa triade indo-européenne
est pertinente pour les trois frères Karamazov), son analyse recoupe celles des
grands spécialistes de Dostoevskij : Vja. Ivanov, M. Baxtin, R. Girard et tant
d'autres. Très souvent — et les notes de bas de page par leurs fines remarques en
témoignent — la démonstration de l'A. enrichit de leur substrat analytique les
découvertes des grands fondateurs, et fourmille de trouvailles précieuses.

L'ouvrage se divise en deux grandes parties, consacrées la première à Crime et


châtiment, la seconde aux Frères Karamazov. Cette limitation du corpus,
contestable dans son principe, se justifie par le sujet : les figures du crime et, au-
delà, la relation dialectique entre le « sacrifice originaire » et le « sacrifice après-
coup », les figures du crime étant toutes autant de sacrifices dégradés. Dans la
première partie « Crimes, délires et culpabilité », le crime de Raskoľnikov est
analysé comme matricide et sacrifice de fondation. Le meurtre de Raskoľnikov
ressortit à la crainte de l'inceste, il ouvrirait « la voie à partir d'une logique anale
d'expulsion vers une logique phallique d'exclusion "et serait" un passage à l'acte du
fantasme de retranchement », somme toute, c'est un crime sexuel. Quoi qu'il en soit
de cette hypothèse, on demeure quelque peu perplexe devant la méthode de
l'analyste qui rassemble hardiment. un collectif de personnages du roman pour en
extraire un ensemble proprement raskoinikovien, celui des imagos maternelles et
paternelles. On sait bien que Svidrigajlov est une sorte de double de Raskoľnikov,
mais de là à faire basculer le monde intime et même refoulé (la fillette violée) de
celui-là dans celui-ci, il y a subreption. Ainsi les imagos maternelles seraient la
vieille, la vierge, la prostituée et la fillette et les paternelles, le Père idéalisé
(Napoléon), le Père diabolique (Svidrigajlov), le Père mort (Marmeladov), le Père
juge (Porfirij). En ce qui concerne le sacrifice de fondation, l'A. accorde un rôle
excessif, à notre avis, à la pierre sous laquelle Raskoľnikov cache l'argent volé : il
en fait « l'Axis mundi » de la cité, qui serait assise fondée sur le sacrifice. La
cachette est trouvée par hasard et en désespoir de cause, et le romancier ne lui
accorde pas l'importance que l'analyste lui attribue dans sa construction.

En revanche, la seconde partie « La horde de Dostoïevski » est passionnante et


emporte la conviction, car il y a adéquation entre l'hypothèse élaborée par Freud
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dans Totem et tabou et le roman. Ce qui n'était guère vraisemblable pour Crime et
châtiment le devient dans la mesure où les frères Karamazov, à eux tous,
représentent le sang Karamazov. Les glissements de l'un à l'autre ne sont pas seulement
possibles mais voulus par le romancier, ils entrent dans son dessein. La lignée des
trois frères, auxquels Smerdjakov et Цјиба sont judicieusement ajoutés est
admirablement analysée. Dmitrij est le primitif Dionysos et Demeter, Aleša le « Christ »,
Ivan le névrosé, Smerdjakov le bâtard criminel et Пјиба l'enfant sacrifié. L'A., dans
cette seconde partie, reprend l'audacieuse construction de Freud sur la mise à mort
du père de la horde préhistorique par les frères avec son scénario cynégétique, et la
met en parallèle avec le meurtre du père Karamazov. П va même plus loin que Freud
en rétablissant l'antériorité de l'infanticide sur le parricide qui serait alors un
« sacrifice après-coup ». Ce raisonnement résout nombre de questions sur
l'attitude, que d'aucuns ont dite sadique, de Dostoevskij envers l'infanticide et surtout
correspond parfaitement à la construction du roman qui se termine logiquement sur
les enfants réunis autour ď Aleša. Dans un chapitre important « Le statut épisté-
mologique du personnage dostoïevskien », dont nous ne partageons pas toutes les
conclusions, l'A. distingue quatre axes de l'écriture romanesque de Dostoevskij :
l'axe idéalisé, l'axe comique, l'axe compulsionnel, l'axe sacrificiel. Les trois
premiers sont explorés, l'apport de VI. Marinov concerne le quatrième, l'axe
sacrificiel, dont on pourrait approfondir l'analyse : le sacrifice ďlljuša au nom du père
ne serait-il pas la contre-partie du « sacrifice », de l'immolation du père par les fils
coalisés, la métaphysique contre la métapsychologie, l'exploit contre la nature ?

L'A. sent bien les différences d'orientation de Freud et de Dostoevskij, et sa


mise au point finale remet en place les deux conceptions : « Toute l'œuvre de Freud
est centrée sur l'analyse de la sexualité humaine et s'il lui arrive vers la fin de sa vie
de postuler l'ubiquité d'une pulsion de mort, c'est en approfondissant la nature de la
sexualité elle-même. Par contre, Dostoïevski suit en quelque sorte une trajectoire
inversée : toute son œuvre se centre sur la question de la nature criminelle de l'être
humain, et, s'il lui arrive d'avoir l'intuition d'une sexualité infantile et d'un
développement traumatique de la sexualité, c'est en essayant de sonder les racines ultimes de
ce destin criminel » (p. 428). C'est dans cette formule « racines ultimes » que
réside l'ambiguïté. L'analyste entend les « commencements », les origines dans
l'enfance — et il est vrai que Dostoevskij lui-même veut toujours remonter à
l'enfance —, mais le romancier russe sonde aussi les « fins », l'arrachement des
origines par le périlleux exercice de la liberté humaine. En termes kantiens, Freud
traite de la « causalité par nécessité », Dostoevskij pressent — par intuition —
celle-ci et s'étend davantage sur la « causalité par liberté », du moins pour les
figures du crime.

Jacques CATTEAU

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