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Djidjelli 1871 : Spoliations et dépossessions foncières –

Hosni Kitouni

 Auteur/autrice de la publication :Kotama
 Post published:10 novembre 2022
 Post category:Colonisation et Révoltes / L’insurrection de 1871 à Jijel / Séquestre sur le territoire des
tribus
 Post comments:3 commentaires
[…]En travaillant sur l’histoire de la Kabylie orientale, nous avons mis au jour, au
service des archives de la wilaya de Constantine, des documents rescapés du transfert
des archives coloniales en France. Ils concernent les tribus de la région de Djidjelli
(aujourd’hui Jijel, dans le nord-est du pays).

Accusées d’avoir activement participé à l’insurrection de 1871, celles-ci ont été «


punies » par une confiscation collective de leurs terres, Comme 306 autres collectivités dans le
reste de l’Algérie.
C’est cette documentation, complétée par des archives conservées aux Archives nationales
d’outre-mer (ANOM) d’Aix-en-Provence, que nous avons exploitée pour exposer le cas de trois
tribus de Djidjelli emportées par la tempête des spoliations.

L e m o n d e d ’ a v a n t la d é b â c l e
En avril 1872, le gouverneur général Louis Henri de Gueydon, en visite à Djidjelli,
ordonne d’entamer les travaux de création de deux centres de peuplement, Duquesne et
Strasbourg, destinés à accueillir en urgence des Alsaciens-Lorrains et des immigrés
français.
Le territoire des Ouled Belafou, Bni Amrane et Cheddia est retenu pour ce projet. Les trois
tribus doivent donc immédiatement quitter leurs terres. Mais qui sont ces expulsés ?
 
Une enquête de 1868 présente la tribu des Ouled Belafou comme la plus prospère de la région. Sa
population de 1 588 individus occupe 384 maisons formant plusieurs hameaux ou kharrouba. La
terre est possédée à titre privé, mais elle reste souvent indivise entre les membres d’une même
famille ou de plusieurs familles alliées. Mille sept cent soixante-dix hectares sont réservés aux
cultures, 201 autres aux parcours. On y trouve cinq cimetières, quatre mosquées, une forêt de 43
hectares à usage collectif, etc.
Tirant avantage d’un pays de montagnes, les cultures s’adaptent judicieusement à la
variété du paysage et au climat.
La tribu d’Ouled Belafou possède en outre 86 chevaux, 231 juments, 75 poulains,
27 mulets, 2 479 bœufs, 1 442 moutons, 877 chèvres et 71 ruches. C’est un patrimoine
considérable si on le rapporte au nombre d’habitants. Ils élèvent une race de petits
chevaux très estimés (aujourd’hui disparue), et sont renommés pour leur travail du cuir.
Leurs voisins, les Bni Amrane, tribu de 2 337 individus, possèdent 3 000 hectares de
terres en propriété et habitent 464 gourbis formant 28 hameaux. Leur patrimoine est
constitué de 244 chevaux ou juments, 73 mulets, 2 739 bœufs, 2 430 moutons,
2 222 chèvres et 36 ruches. Manifestation de leur profond et ancien enracinement au sol,
ils possèdent 18 cimetières, dont 11 jouxtent des massala (lieux de prière).
Les Cheddia occupent quant à eux un territoire utile de 2 419 ha, possèdent
3 982 oliviers, 900 arbres fruitiers et 230 maisons.
Dans ce monde plutôt austère, voire ascétique, l’olivier est l’alpha et l’oméga de la vie. Si
l’homme se consacre à son entretien, la femme recueille son fruit, en tire l’huile,
essentielle à la vie. Qui n’a pas d’olivier n’a pas de place dans la djemaa (assemblée du
village). Les trois tribus en possèdent 11 506 plants, soit plus de deux oliviers par
habitant. Issues de la grande confédération des Kutuma, localisée dans ce pays depuis la
haute antiquité, les trois tribus représentent un chainon essentiel de la culture et de
l’histoire de la Kabylie orientale.

L’espoir du retour
En vertu du séquestre apposé à leur terre, les trois tribus sont sommées de quitter les
lieux. Dès septembre 1872, le chef du cercle de Djidjelli commence à réunir les
1 300 mulets pour transporter les déplacés. Il sera nécessaire de faire plusieurs voyages à
travers un pays rude, forestier, montagneux pour atteindre le Ferdjioua (90 kilomètres au
sud de Djidjelli) où les déplacés ont reçu des terres de compensation.
Malgré les ordres formels, les gens espèrent toujours rester sur leurs terres : « Ils se disent
trop pauvres pour aller cultiver dans un pays où ils auront tout à créer, même les abris. Toutes
les raisons données pour les décider à partir n’ont pu vaincre leur résistance  », admet le
colonel chef du cercle de Djdijelli, s’adressant à ses supérieurs de la subdivision de
Constantine. « Ils cèderont évidemment devant la force  », sans aller bien sûr
jusqu’à « l’incendie des gourbis et la destruction des villages  » qu’il faut impérativement
préserver au profit des colons.
Plus la date du départ approche, plus la fièvre s’empare des habitants. Les familles
vendent leurs bestiaux, leur blé, leurs volailles, tentent de placer leurs meubles chez les
voisins des autres tribus. C’est que tous croient dur comme fer qu’ils vont bientôt
revenir. Alors, on cherche à préserver l’essentiel, on entoure le jardin de haies de ronces,
on bouche les issues. D’autres au contraire tentent de tout couper, tout brûler, ne rien
laisser debout derrière eux. Pour échapper à la réquisition, des familles se réfugient dans
la forêt, s’enferment dans leurs maisons et refusent d’en sortir. Le colonel avoue
employer « des manières de rigueur » pour remettre de l’ordre.
En septembre, début de la saison des pluies, dans une ambiance dramatique et en
présence d’un déploiement considérable de forces armées, l’évacuation commence. Elle
s’achèvera quatre mois plus tard.
« Aujourd’hui l’évacuation est aussi complète que possible  », annoncera triomphal le
colonel, « mais sur ce territoire aujourd’hui désert, sauf le petit centre de Duquesne, il est
nécessaire d’avoir une surveillance constante et journalière. Les patrouilles amènent chaque
jour des arrestations, il s’agit de délits spéciaux, tels retour pour s’occuper des récoltes
abandonnées, destruction d’immeubles par les anciens propriétaires, etc.  ».
Faisant le bilan des évacuations, il constate « qu’outre les 800 hectares compris dans le
périmètre de Strasbourg et Duquesne, l’évacuation avait porté sur 1 200 hectares qui ne sont
point compris dans les terrains à affecter immédiatement à la colonisation  ». De plus, « il y a
1 500 gourbis vacants qu’il importe de conserver, conformément aux vœux que vous m’avez
donnés ». Les colons peuvent les occuper, la moitié d’entre eux « sont immédiatement
habitables ».

Zouaves ou caïd, pas d’exception


Dans le désordre général, les évacuations ont également touché des indigènes exemptés
du séquestre. Voici ce qu’écrit à ce propos écrit le colonel Loverey :
La commission d’enquête avait reconnu en principe que les indigènes restés fidèles à notre cause
ne seraient point atteints par le séquestre […]. Néanmoins, conformément aux ordres reçus, j’ai
dû leur faire suivre le mouvement de leur tribu […].

C’est le cas du zouave Salah Ben Ali Ben Kaafous qui a défendu Paris en 1870 1. Fait
prisonnier par les Prussiens, il est amputé d’une jambe à la suite d’une blessure lors de la
bataille de Frœschwiller-Woerth (le 6 août 1870 en Alsace). Libéré après sept mois de
captivité, il rentre dans sa tribu et se retrouve, avec sa famille, parmi les évacués pour
Ferdjioua. En outre, il doit payer à la djemaa 65 francs par an, sa quote-part du tribut de
guerre. Il y a aussi le cas de Ben Si Khalfa, qui écrit au préfet de Constantine pour se
plaindre de l’injustice dont il est l’objet :
Tous les habitants qui se sont révoltés, le gouvernement leur a enlevé leurs terres… Et moi,
monsieur le préfet, je ne me suis pas révolté et qui ai combattu contre ma patrie, le gouvernement
m’a enlevé ma terre.

Même le caïd Salah Ben Sedira, fidèle allié des Français, perd une partie de ses terres à
Cheddia. Au total, plus de 300 indigènes se retrouvent, pour des raisons diverses, logés à
la même enseigne.
D e s p a y s an s s a n s t e r r e
Les déplacés dans la région de Mila reçoivent en compensation un territoire de 5890 ha
d’où d’autres tribus ont été chassées, et que l’administrateur du Ferdjioua décrit en ces
termes :
  Les portions qui ont servi de compensation ont une configuration accidentée et mouvementée. À
de rares exceptions, la déclivité des pentes est telle que la charrue arabe seule peut y fonctionner.
On y compte un certain nombre de sources, mais elles sont éloignées les unes des autres et aucune
d’elle n’offrirait un débit suffisant pour alimenter un centre européen.

Pour l’administrateur, « sauf sur quelques parties peu étendues, les terres sont de qualité
médiocre ».
Plus grave encore, les terrains ne sont pas lotis. Les évacués cherchent des solutions
individuelles. Un mouvement de dispersion s’engage. Il y a, note le chef militaire, « une
tendance des indigènes qu’on venait d’installer au Ferdjioua à abandonner leurs nouvelles
propriétés pour retourner au cercle de Djidjelli  ». Ce mouvement est total pour les Ouled
Belafou et le douar Bni Amrane : « Presque tous les intéressés ont obstinément refusé de
souscrire tout engagement, malgré les démarches pressantes faites auprès d’eux par les autorités
locales. Ils n’ont du reste jamais occupé effectivement les terrains qui leur étaient accordés dans
le Ferdjioua ».

À la fin de 1879, seules sept familles des Ouled Belafou et quatorze des Bni Amrane sont
demeurées sur place. Mille quarante-quatre familles se sont dispersées à travers la
Kabylie orientale ou ailleurs, sans laisser de traces. De nombreuses familles sont
revenues sur leurs anciens territoires où elles ont pu difficilement se placer chez les
nouveaux colons, ou sur les terres des autres tribus. Devenus des paysans sans terre,
sans bétail, sans abris, n’ayant que la force de leurs bras à vendre, ils vont alimenter la
masse des candidats à toutes les servitudes.
Un futur foyer de résistance
Le centre Duquesne accueille ses premiers colons en 1873. Il occupe 2 500 hectares
répartis en 70 concessions agricoles, et des lots de ferme, concédés à 34 Alsaciens-
Lorrains, deux métropolitains et 30 locaux.

Sa population atteint 180 habitants en 1881, et passe à 184 en 1902. Seulement


766 hectares sont cultivés, le reste des terres est loué à des paysans sans terre. L’enquête
sur les résultats de la colonisation officielle menée par le haut fonctionnaire Henri de
Peyerimhoff explique l’échec de Duquesne par l’inaptitude des Alsaciens-Lorrains à tirer
parti des terres : « la proximité de Djidjelli était une tentation d’abandonner à la première crise.
L’abus du crédit a fait le reste ».
Le sort de Strasbourg n’est pas meilleur : sur les 3 555 hectares attribués à 80 colons,
seuls 410 hectares sont cultivés en 1902. Le même rapport indique que le centre est en
dépérissement jusqu’en 1900. « Les causes de son insuccès sont dues en grande partie à la
qualité assez médiocre des terres et à la petite superficie de chaque attribution  ».
En 1902, il n’y a plus que 325 Européens dans ces centres devenus des communes de
plein droit. Les Algériens sont revenus en masse pour occuper le territoire de la
commune, ils sont passés de 0 à 4 535 habitants, soit presque le niveau de peuplement
de 1871. Locataires chez les colons ou occupants tolérés, ils constituent une source
d’impôt arabe (sur les cultures et le bétail, exclusivement payés par les Algériens),
indispensables pour le budget des communes. Mais dans sa recomposition, la
population n’est plus qu’un rassemblement des « débris » des anciennes tribus que les
hasards des aventures individuelles et familiales ont fait se rencontrer sur un territoire
recomposé. Il est facile d’imaginer le désastre culturel et sociologique accompagnant
cette métamorphose.
En s’attaquant de manière brutale et inconsidérée aux zones montagneuses (Dahra et les
trois Kabylies), région densément peuplée et où l’agriculture s’est adaptée par un travail
long et laborieux à un milieu écologique très particulier, la colonisation a détruit des
équilibres démographiques et sociaux fragiles, et du même coup ruiné un écosystème
vital pour le tiers de la population algérienne. Est-ce un hasard si le nationalisme
libérateur a trouvé dans ces zones le foyer inextinguible de sa résistance  ?
Soixante ans après l’indépendance, et 151 ans après le séquestre des tribus de Djidjelli,
les terres continuent d’être l’objet de très nombreux litiges et de revendications de la part
des descendants des familles spoliées qui veulent se réapproprier un espace plus
symbolique qu’économique.
Mais comment le faire après les chamboulements qu’a connus le pays, et l’absence de
toute trace écrite du changement de propriété  ? Comment le faire en outre quand on a
perdu jusqu’au nom patronymique de ses ancêtres par suite de l’application de la loi sur
l’état civil (23 mars 1882) qui a démembré les anciennes grandes familles en de multiples
branches, auxquelles ont été accolés d’autorité des patronymes inventés de toutes pièces
par les recenseurs ?
En dépit de tout cela, un désir obscur et tenace semble animer ces nostalgiques d’un
monde perdu, celui du temps où les magnifiques chevaux des Ouled Belafou tenaient
encore leur légendaire réputation.

Source : orientxxi . info


Ce que la colonisation doit détruire pour s’imposer – Hosni Kitouni

 
ÉTIQUETTES : HOSNI KITONI, KABYLIE ORIENTALE 1871

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